Castoriadis ~ Entretiens 1973-1996

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  • 8/6/2019 Castoriadis ~ Entretiens 1973-1996

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    Cornelius Castoriadis (1922 - 1997)

    Pas de grands discoursmais des discours vrais

    E n t r e t i e n s ( 1 9 7 3 - 1 9 9 6 )

    Entre le libralisme et la pseudo-dmocratie

    1996, Daniel Mermet

    Lre de limitation, du rafistolage, du syncrtisme, du contre-plaqu

    1997

    Il ne peut y avoir de solution sans changements radicaux dans la socit

    Dcembre 1995

    Dire voix haute la socit ce quils pensent,

    mme sils sont peu entendus

    1987

    Lauto-institution explicite et permanente de la socit

    par la socit entire

    1973

    Le problme de la dgnerescence sera toujours l

    1974

    Brochure n 5 Fvrier 2009

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    Cornelius Castoriadis est mort le 25 dcembre 1997. N en Grce, il sinstalle en1945 Paris o il cre la revue, aujourdhui mythique, Socialisme ou barba-rie . En 1968, avec Edgar Morin et Claude Lefort, il publie Mai 68, la Brche..En 1975, il publie Linstitution imaginaire de la socit, sans doute son ouvragele plus important. En 1978, il entreprend la srie Les carrefours du labyrinthe.

    Cest la suite de cette publication surLa monte de linsignifiance, quil nous areus en novembre 1996.

    Corneille dissident essentiel par Daniel Mermet (7 fvrier 1998)

    Il manque la voix de Cornelius Castoriadis, il manque cette jubilation dans savoix en rptantNous qui dsirons ou nous qui dlirons ?, il manque par la fe-ntre le pont Bir Hakeim et le mtro arien, il manque la lumire sur la Seine ce

    matin de novembre 1996.Ce quil disait tombe pic en ces temps trotsko-balladuriens , lui qui ren-voyait dos--dos le communisme anti-rvolutionnaire , et le nolibralismeavec sa pense unique, sa non-pense . Pas question dabdiquer pour autant.Il na pas sombr dans le renoncement esthte, ni dans le cynisme mitterrandien,ni dans cette apathie repue qui dit : tout se vaut, tout est vu, tout est vain.

    Cette monte de linsignifiance, il la voit dans une lite politique rduite ap-pliquer lintgrisme nolibral, mais aussi - voie de consquence - du ct du

    citoyen que le chmage et la prcarit gnralise dsengagent de la vie dela Cit. Le chmage qui entrane la dsinsertion, la prcarit qui entrane lasoumission. Do la dislocation de la communaut de destin. Silencieusement,nous avons consenti, nous avons collabor cette formidable rgression, unenon-pense produisant cette non-socit, cette monte de linsignifiance, ce ra-cisme social. Le problme majeur nest pas le chmage, cest dabord et toujoursle profit, rptait Corneille. Face aux brouilleurs de piste et la fausse com-plexit, esprant tout de limaginaire social, jusquau bout il recherche une radi-calit. Je suis un rvolutionnaire favorable des changements radicaux disait-ilquelques semaines avant sa mort. Je ne pense pas que lon puisse faire marcherdune manire libre, galitaire et juste le systme franais capitaliste tel quil est.Rvolutionnaire qui sa vie durant allait rptant : nous ne philosophons pas poursauver la Rvolution mais pour sauver notre pense et notre cohrence.

    Mais on ne peut rduire Cornelius Castoriadis un seul registre. Philosophe,sociologue, historien, il fut aussi conomiste et psychanalyste.Un titan de la pen-se, norme, hors-norme, dit Edgar Morin. Une pense encyclopdique, une ju-bilation de vivre et de lutter, lutte charnelle, spirituelle, infinie, mais en mouve-ment et qui nous laisse du grain moudre et du pain sur la planche...

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    ENTRE LE LIBERALISME ET LA PSEUDO-DEMOCRATIE

    Entretien accord par C.Castoriadis lmission L-bas si jy suis

    de Daniel Mermet en novembre 1996

    Daniel MERMET - Pourquoi la Monte de linsignifiance ?Cornlius CASTORIADIS - Ce qui caractrise le monde contemporain, cest

    bien sr les crises, les contradictions, les oppositions, les fractures, etc... mais cequi me frappe surtout, cest linsignifiance. Prenons la querelle entre la droite et lagauche. Actuellement elle a perdu son sens. Non pas parce quil ny a pas de quoinourrir une querelle politique et mme une trs grande querelle politique, maisparce que les uns et les autres disent la mme chose. Depuis 1983, les socialistesont fait une politique, puis Balladur est venu, il a fait la mme politique, puis lessocialistes sont revenus, ils ont fait avec Brgovoy la mme politique, Balladurest revenu, il a fait la mme politique, Chirac a gagn les lections en disant : Je

    vais faire autre chose et il fait la mme politique.

    D. M. - Par quels mcanismes cette classe politique est-elle rduite cette impuissance ? Cest le grand mot aujourdhui, impuissance.

    C. C. - Ils sont impuissants, a cest certain. La seule chose quils peuventfaire cest suivre le courant, cest--dire appliquer la politique ultra librale qui est la mode. Les socialistes nont pas fait autre chose et je ne crois pas quils fe-raient autre chose sils taient au pouvoir. Ce ne sont pas des politiques mon

    avis, mais des politiciens au sens de micropoliticiens. Des gens qui chassent lessuffrages par nimporte quel moyen.

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    D. M. - Le marketing politique ?C. C. - Le marketing, oui. Ils nont aucun programme. Leur but est de rester

    au pouvoir ou de revenir au pouvoir et pour a ils sont capables de tout. Clinton afait sa campagne lectorale en suivant uniquement les sondages : Si je dis ceci,est-ce que a va passer ? . En prenant chaque fois loption gagnante pour

    lopinion publique. Comme disait lautre : Je suis leur chef, DONC je les suis .Il y a un lien intrinsque entre cette espce de nullit de la politique, ce devenirnul de la politique et cette insignifiance dans les autres domaines, dans les arts,dans la philosophie ou dans la littrature. Cest a lesprit du temps. Tout cons-pire dans le mme sens, pour les mmes rsultats, cest--dire linsignifiance.

    D. M. - Comment faire de la politique ?C. C - La politique est un mtier bizarre. Mme cette politique-l. Pour-

    quoi ? Parce quelle prsuppose deux capacits qui nont aucun rapport intrins-

    que. La premire, cest daccder au pouvoir. Si on naccde pas au pouvoir, onpeut avoir les meilleures ides du monde a ne sert rien, ce qui implique doncun art de laccession au pouvoir. La deuxime capacit, cest une fois quon estau pouvoir, den faire quelque chose, cest--dire de gouverner. Napolon savaitgouverner, Clemenceau savait gouverner, Churchill savait gouverner, des per-sonnes qui ne sont pas dans mes cordes politiques, mais je dcris l un type histo-rique. Rien ne garantit que quelquun qui sache gouverner, sache pour autant ac-cder au pouvoir. Dans la monarchie absolue, accder au pouvoir ctait quoi ?

    Ctait flatter le roi, ctait tre dans les bonnes grces de Madame Pompa-dour. Aujourdhui dans notre pseudo-dmocratie, accder au pouvoir signifie tretlgnique, flairer lopinion publique...

    D. M. - Vous dites pseudo-dmocratie ?C. C. - Jai toujours pens que la dmocratie dite reprsentative nest pas

    une vraie dmocratie. Ses reprsentants ne reprsentent que trs peu les gens quiles lisent. Dabord, ils se reprsentent eux-mmes ou reprsentent des intrtsparticuliers, les lobbies, etc... Et, mme si cela ntait pas le cas, dire : quelquunva me reprsenter pendant cinq ans de faon irrvocable, a revient dire que jeme dvts de ma souverainet en tant que peuple. Rousseau le disait dj : lesAnglais croient quils sont libres parce quils lisent des reprsentants tous lescinq ans mais, disait-il, ils sont libres un jour pendant cinq ans, le jour dellection, cest tout. Non pas que llection soit pipe, non pas quon triche dansles urnes. Elle est pipe parce que les options sont dfinies davance. Personnena demand au peuple sur quoi il veut voter. On lui dit Votez pour ou contreMaastricht par exemple. Mais qui a fait Maastricht ? Cest pas nous qui avons

    fait Maastricht. Il y a la merveilleuse phrase dAristote : Qui est citoyen ? Estcitoyen quelquun qui est capable de gouverner et dtre gouvern . Il y a 60

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    millions de citoyens en France en ce moment. Pourquoi ne seraient ils pas capa-bles de gouverner ? Parce que toute la vie politique vise prcisment leur ds-apprendre gouverner. Elle vise les convaincre quil y a des experts qui il fautconfier les affaires. Il y a donc une contre-ducation politique. Alors que les gensdevraient shabituer exercer toutes sortes de responsabilits et prendre des ini-

    tiatives ils shabituent suivre ou voter pour des options que dautres leur pr-sentent. Et comme les gens sont loin dtre idiots, le rsultat, cest quils y croientde moins en moins et quils deviennent cyniques.

    D. M. - Responsabilit citoyenne, exercice dmocratique, est-ce quevous pensez quautrefois ctait mieux ? Quailleurs, aujourdhui, cestmieux par rapport la France ?

    C. C. - Non, ailleurs, aujourdhui, ce nest certainement pas mieux, a peut

    mme tre pire. Encore une fois les lections amricaines le montrent. Mais au-trefois ctait mieux de deux points de vue. Dans les socits modernes, disons partir des rvolutions amricaine et franaise jusqu la deuxime guerre mon-diale environ, il y avait un conflit social et politique vivant. Les genssopposaient. Les gens manifestaient. Ils ne manifestaient pas pour telle ligne dela SNCF. Je ne dis pas que cest mprisable, cest quand mme un objectif, maisils manifestaient pour des causes politiques o les ouvriers faisaient grve. Ils nefaisaient pas toujours grve pour des petits intrts corporatistes. Il y avait desgrandes questions qui concernaient tous les salaris. Ces luttes ont marqu cesdeux derniers sicles. Or ce quon observe maintenant, cest un recul de lactivitdes gens. Et, voil un cercle vicieux. Plus les gens se retirent de lactivit, plusquelques bureaucrates, politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas. Ils ontune bonne justification : Je prends linitiative parce que les gens ne font rien .Et plus ces gens-l dominent, plus les autres se disent : Cest pas la peine de semler, il y en a assez qui sen occupent et puis, de toute faon, on ny peut rien .Ca, cest la premire raison.

    La deuxime raison, qui est lie la premire, cest la dissolution des gran-des idologies politiques. Idologies soit rvolutionnaires, soit rformistes, quivoulaient vraiment changer des choses dans la socit. Pour mille et une raisons,ces idologies ont t dconsidres, elles ont cess de correspondre au temps, decorrespondre aux aspirations des gens, la situation de la socit, lexpriencehistorique. Il y a eu cet norme vnement qui est leffondrement de lURSS etdu communisme. Est-ce que vous pouvez me donner une seule personne parmiles politiciens - pour ne pas dire les politicards - de gauche, qui a vraiment rfl-chi sur ce qui sest pass, pourquoi a sest pass et qui a, comme on dit bte-

    ment, tir des leons ?. Alors quune volution de ce type, dabord dans sa pre-mire phase - laccession la monstruosit, le totalitarisme, le goulag, etc... - et

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    ensuite dans leffondrement, mritait une rflexion trs approfondie et une con-clusion sur ce quun mouvement qui veut changer la socit peut faire, doit faire,ne doit pas faire, ne peut pas faire. Or, zro ! Bien sr, ce quon appelle le peuple,les masses, tire les conclusions quil peut tirer mais il nest pas vraiment clair.

    Vous me parliez du rle des intellectuels : que font ces intellectuels ?Quest-ce quils ont fait avec Reagan, Thatcher et avec le socialisme franais ? Ilsont ressorti le libralisme pur et dur du dbut du XIXme sicle quon avait com-battu pendant cent cinquante ans et qui aurait conduit la socit la catastropheparce que, finalement, le vieux Marx navait pas entirement tort. Si le capita-lisme avait t laiss lui-mme, il se serait effondr cent fois. Il y aurait eu unecrise de surproduction tous les ans. Pourquoi il ne sest pas effondr ? Parce queles travailleurs ont lutt. Ils ont impos des augmentations de salaire, donc ils ont

    cr dnormes marchs de consommation interne. Ils ont impos des rductionsdu temps de travail, ce qui a absorb tout le chmage technologique. On stonnemaintenant quil y ait du chmage. Mais depuis 1940 le temps de travail na pasdiminu. On dit trente neuf heures , trente huit et demie , trente sept troisquarts , cest grotesque ! ... Donc il y a eu ce retour du libralisme, je ne vois pascomment lEurope pourra sortir de cette crise. Les libraux nous disent : Il fautfaire confiance aux marchs . Mais ce que disent aujourdhui ces no-libraux,les conomistes acadmiques eux-mmes lont rfut dans les annes trente. Ilsont montr quil ne peut pas y avoir dquilibre dans les socits capitalistes. Cesconomistes ntaient pas des rvolutionnaires, ni des marxistes ! Ils ont montrque tout ce que racontent les libraux sur les vertus du march qui garantirait uneallocation, la meilleure allocation possible, qui garantirait des ressources, la dis-tribution des revenus la plus quitable possible, cest des foutaises ! Tout a, a at dmontr, a na jamais t rfut. Mais il y a cette grande offensive cono-mico-politique des couches gouvernantes et dominantes quon peut symboliserpar les noms de Reagan, et de Thatcher, et mme de Mitterrand, dailleurs ! Il adit : Bon, vous avez assez rigol. Maintenant, on va vous licencier, on va d-graisser lindustrie - on va liminer la mauvaise graisse , comme dit monsieurJupp !- et puis vous verrez que le march la longue vous garantit le bien-tre .A la longue. En attendant il y a 12,5% de chmage officiel en France !

    D. M. - Pourquoi ny a-t-il pas dopposition ce libralisme-l ?C. C. - Je ne sais pas, cest extraordinaire. On a parl dune sorte de terro-

    risme de la pense unique, cest--dire une non-pense. Elle est unique en ce sensque cest la premire pense qui est une non-pense intgrale. Pense unique li-

    brale laquelle personne nose sopposer. Qutait lidologie librale sagrande poque ? Vers 1850, ctait une grande idologie parce quon croyait au

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    progrs. Ces libraux-l pensaient quavec le progrs il y aurait llvation dubien-tre conomique. Mais, mme quand on ne senrichissait pas, dans les clas-ses exploites, on allait vers moins de travail, vers des travaux moins pnibles, onserait moins abruti par lindustrie : ctait le grand thme de lpoque. BenjaminConstant le dit : Les ouvriers ne peuvent pas voter parce quils sont abrutis par

    lindustrie (il le dit carrment, les gens taient honntes lpoque !), donc il fautun suffrage censitaire. Mais par la suite, le temps de travail a diminu, il y a eulalphabtisation, il y a eu lducation, il y a eu des espces de lumires qui nesont plus les lumires subversives du XVlIIme sicle mais des lumires qui sediffusent tout de mme dans la socit. La science se dveloppe, lhumanitshumanise, les socits se civilisent et petit petit, asymptotiquement, on arrive-ra une socit o il ny aura pratiquement plus dexploitation, o cette dmo-cratie reprsentative tendra devenir une vraie dmocratie.

    D. M. - Pas mal ?C. C. - Pas mal. Sauf que a na pas march ! Le reste sest ralis mais les

    hommes ne se sont pas humaniss, la socit ne sest pas civilise pour autant, lescapitalistes ne se sont pas adoucis, on le voit maintenant. Ca fait que delintrieur, les gens ne croient plus cette ide. Aujourdhui ce qui domine cestla rsignation mme chez les reprsentants du libralisme. Quel est le grand ar-gument, en ce moment ? Cest peut-tre mauvais mais lautre terme delalternative tait pire . Ca se rsume a. Et cest vrai que a a glac pas mal lesgens. Ils se disent : si on bouge trop, on va vers un nouveau goulag. Voil ce quily a derrire cet puisement idologique de notre poque et je crois quon nensortira que si vraiment, il y a... il faut attendre. il faut esprer il faut travailler pourune rsurgence dune critique puissante du systme et aussi dune renaissance delactivit des gens, dune participation des gens.

    D. M. - Elite politique rduite servir de larbin la World Company,intellos chiens de garde, mdias qui ont trahi leur rle de contre pouvoir,voil quelques causes et quelques symptmes de cette monte delinsignifiance .

    C. C. - Mais en ce moment, on sent frmir un regain dactivit civique. ca etl, on commence quand mme comprendre que la crise nest pas une fatalitde la modernit laquelle il faudrait se soumettre, sadapter sous peinedarchasme. Alors se pose le problme du rle des citoyens et de la comptencede chacun pour exercer les droits et les devoirs dmocratiques dans le but - douceet belle utopie - de sortir du conformisme gnralis.

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    D. M. - Votre confrre et compre Edgar Morin parle du gnraliste etdu spcialiste. La politique exige les deux. Le gnraliste qui sait peu prsrien sur un peu tout et le spcialiste qui sait tout sur une seule chose maispas le reste. Comment faire un bon citoyen ?

    C. C.- Ce dilemme est pos depuis Platon. Platon disait que les philosophes

    doivent rgner, eux qui sont au-dessus des spcialistes. Dans la thorie de Platon,ils ont une vue du tout. Lautre terme de lalternative ctait la dmocratie ath-nienne. Quest-ce quils faisaient, les Athniens ? Voil quelque chose de trsintressant. Ce sont les Grecs qui ont invent les lections. Ca cest un fait histo-riquement attest. Ils ont peut-tre eu tort, mais ils ont invent les lections ! Quiest-ce quon lisait Athnes ? On nlisait pas les magistrats. Les magistratstaient dsigns par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous,un citoyen cest celui qui est capable de gouverner et dtre gouvern. Tout le

    monde est capable de gouverner donc on tire au sort. Pourquoi ? Parce que la po-litique nest pas une affaire de spcialiste. Il ny a pas de science de la politique. Ily a une opinion, la doxa

    1des Grecs, il ny a pas dpistm

    2.

    Je vous fais remarquer dailleurs que lide quil ny a pas de spcialiste dela politique et que les opinions se valent cest la seule justification raisonnable duprincipe majoritaire. Donc chez les Grecs le peuple dcide et les magistrats sonttirs au sort ou dsigns par rotation. Il y a des activits spcialises parce que lesathniens ntaient pas fous, ils ont quand mme fait des choses assez considra-bles, ils ont fait le Parthnon, etc... Pour ces activits spcialises, la constructiondes chantiers navals, la construction des temples, la conduite de la guerre, il fautdes spcialistes. Donc, ceux-l, on les lit. Cest a, llection. Parce quellection, a veut dire llection des meilleurs. Et sur quoi on se base pour lireles meilleurs ? Eh bien l, intervient lducation du peuple car il est amen choisir. On fait une premire lection, on se trompe, on constate que par exemplePricls est un dplorable stratge, eh bien on ne le rlit pas, ou mme on le r-voque. Mais cette doxa, cette opinion dont on peut postuler quelle est galementpartage, cest bien sr un postulat tout fait thorique. Pour quil ait un peu dechair il faut que cette doxa soit cultive. Et comment peut tre cultive une doxaconcernant le gouvernement ? Eh bien en gouvernant. Donc la dmocratie - cesta limportant - est une affaire ducationnelle des citoyens, ce qui nexiste pas dutout aujourdhui.

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    Ensemble des opinions reues sans discussion comme une vidence naturelle dans une

    civilisation donne.2 Ensemble des connaissance rgles (conception du monde, sciences et philosophie) pro-

    pres un groupe social et une poque.

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    Rcemment, un magazine a publi une statistique indiquant que 60% desdputs avouent quils ne comprennent rien lconomie. Des dputs en Francequi vont dcider, qui dcident tout le temps ! Ils votent, ils augmentent les im-pts, ils les diminuent, etc.. En vrit, ces dputs, tout comme les ministres, sontasservis leurs techniciens. Ils ont leurs experts mais ils ont aussi des prjugs ou

    des prfrences. Et si vous suivez de prs le fonctionnement dun gouvernement,dune grande bureaucratie - moi je lai suivi dans dautres circonstances - vousvoyez que ceux qui dirigent se fient aux experts, mais ils choisissent les expertsqui partagent leurs opinions. Vous trouverez toujours un conomiste pour vousdire : Oui, oui, il faut faire a . Ou un expert militaire qui vous dira : Oui, ilfaut larmement nuclaire ou il ne faut pas darmement nuclaire .Nimporte quoi. Cest un jeu compltement stupide et cest ainsi que nous som-mes gouverns actuellement. Donc dilemme de Morin et de Platon, spcialiste ou

    gnraliste. Les spcialistes au service des gens, cest a la question. Pas au ser-vice de quelques politiciens. Et les gens apprenant gouverner en gouvernant.

    D.M. - Educationnel , vous avez dit et vous dites : Ce nest pas le cas au- jourdhui. Plus gnralement, quel mode dducation vous voyez ? Quelmode de partage de la connaissance ?

    C. C. - Il y a beaucoup de choses quil faudrait changer avant quon puisseparler de vritable activit ducatrice sur le plan politique. La principale duca-tion dans la politique cest la participation active aux affaires ce qui implique unetransformation des institutions qui permette et qui incite cette participation alorsque les institutions actuelles repoussent, loignent, dissuadent les gens de partici-per aux affaires. Mais cela ne suffit pas. Il faut que les gens soient duqus etsoient duqus pour le gouvernement de la socit. Il faut quils soient duqusdans la chose publique. Or si vous prenez lducation actuelle, a na strictementrien voir avec a. On apprend des choses spcialises. Certes on apprend lireet crire. Cest trs bien, il faut que tout le monde sache lire et crire, dailleurschez les Athniens, il ny avait pas danalphabtes. A peu prs tous savaient lireet cest pour a quon inscrivait les lois sur le marbre. Tout le monde pouvait leslire et donc le fameux adage, personne nest cens ignorer la loi , avait un sens.Aujourdhui on peut vous condamner parce que vous avez commis une infrac-tion alors que vous ne connaissez pas la loi alors quon vous dit : vous tes censne pas lignorer . Donc lducation devrait tre beaucoup plus axe vers la chosecommune. Il faudrait comprendre les mcanismes de lconomie, les mcanis-mes de la socit, de la politique, etc... On nest pas capable denseignerlhistoire. Les enfants semmerdent en apprenant lhistoire alors que cest pas-

    sionnant. Il faudrait enseigner une vritable anatomie de la socit contempo-raine, comment elle est, comment elle fonctionne.

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    ou bien, en rflchissant, ils arrivent ne rien faire parce quils se disent : il y a lediscours et il y a le discours contraire. Or actuellement on traverse aussi unephase dinhibition, cest sr. Mais il faut comprendre, chat chaud craint leaufroide. Ils ont got tout a, ils se disent : les grands discours et tout le reste, bof !.Effectivement, il ne faut pas de grands discours, mais il faut des discours vrais.

    D. M. - Ce qui fait la richesse de votre pense, cest aussi ce regard dupsychanalyste sur le monde. Il nest pas si frquent davoir ainsi plusieursclairages. Raoul Vaneigem a publi un livre dont le titre est : Nous quidsirons sans fin .

    C.C. - Nous qui dlirons ? Oh a, oui ! Nous qui dlirons ! (rire)

    D. M. - Quest-ce que vous pensez de cet irrductible dsir qui fait que

    lhistoire continue ?C. C. - Mais, de toute faon il y a un irrductible dsir. Enfin et encore !(silence) L alors, vraiment ... cest un gros chapitre. Si vous prenez les socitsarchaques ou les socits traditionnelles, il ny a pas un irrductible dsir. On neparle pas l du dsir du point de vue psychanalytique. On parle du dsir tel quilest transform par la socialisation. Et ces socits sont des socits de rptition.Or dans lpoque moderne, il y a une libration dans tous les sens du terme, parrapport aux contraintes de la socialisation des individus. On dit par exemple : Tu prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femmedans ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera unetransgression. Tu auras un statut social, ce sera a et pas autre chose . Mais au-jourdhui on est entr dans une poque dillimitation dans tous les domaines etcest en a que nous avons le dsir dinfini. Or cette libration est en un sens unegrande conqute. Il nest pas question de revenir aux socits de rptition. Maisil faut aussi apprendre - et a cest un trs grand thme - apprendre sautolimiter, individuellement et collectivement. Et la socit capitaliste au-jourdhui est une socit qui mes yeux court labme tous points de vue carcest une socit qui ne sait pas sautolimiter. Et une socit vraiment libre, unesocit autonome, doit savoir sautolimiter.

    D. M. - Limiter cest interdire. Comment interdire ?C. C. - Non, pas interdire au sens rpressif. Mais savoir quil y a des choses

    quon ne peut pas faire ou quil ne faut mme pas essayer de faire ou quil ne fautpas dsirer. Par exemple lenvironnement. Nous vivons sur cette plante quenous sommes en train de dtruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux

    merveilles, je pense la mer Ege, je pense aux montagnes enneiges, je pense la vue du Pacifique depuis un coin dAustralie, je pense Bali, aux Indes, la

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    campagne franaise quon est en train de dsertifier. Autant de merveilles en voiede dmolition. Je pense que nous devrions tre les jardiniers de cette plante. Ilfaudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-mme. Et trouver no-tre vie, notre place relativement cela. Voil une norme tche. Et a pourrait ab-sorber une grande partie des loisirs des gens, librs dun travail stupide, produc-

    tif, rptitif, etc... Or cela, videmment, cest trs loin non seulement du systmeactuel mais de limagination dominante actuelle. Limaginaire de notre poque,cest limaginaire de lexpansion illimite, cest laccumulation de la camelote...une tl dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre, cesta quil faut dtruire. Le systme sappuie sur cet imaginaire qui est l et quifonctionne.

    D. M. - Ce dont vous parlez l, sans cesse, cest de la libert ?

    C. C. - Oui.D. M. - Derrire a, il y a la libert ?C. C. - Oui.D. M. - Difficile libert ?C. C. - Ah oui ! La libert, cest trs difficile.

    D. M. - Difficile dmocratie ?C. C. - Dmocratie difficile parce que libert, et libert difficile parce que

    dmocratie, oui, absolument. Parce que cest trs facile de se laisser aller,lhomme est un animal paresseux, on la dit. L encore je reviens mes anctres,il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : Il faut choisir se reposer ou tre li-bre. Je crois que cest Pricls qui dit a aux Athniens : Si vous voulez tre li-bres, il faut travailler. Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pasvous asseoir devant la tl. Vous ntes pas libres quand vous tes devant la tl.Vous croyez tre libres en zappant comme un imbcile, vous ntes pas libres,cest une fausse libert. Ce nest pas seulement lne de Buridan qui choisit entredeux tas de foin. La libert, cest lactivit. Et la libert, cest une activit qui enmme temps sautolimite, cest--dire sait quelle peut tout faire mais quelle nedoit pas tout faire. Cest a le grand problme, pour moi, de la dmocratie et delindividualisme.

    D. M. - La libert, cest les limites ? Philosopher, cest tablir les limi-tes ?

    C. C. - Non, la libert, cest lactivit et lactivit qui sait poser ses propreslimites. Philosopher, cest la pense. Cest la pense qui sait reconnatre quil y a

    des choses que nous ne savons pas et que nous ne connatrons jamais..._

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    NOUS SOMMES DANS LERE DE LIMITATION,

    DU RAFISTOLAGE, DU SYNCRETISME,

    DU CONTRE-PLAQUE

    Entretien accord par C.Castoriadis lEvnement du jeudi en 1997Propos recueillis par Isabelle GIRARD

    Comment expliquez-vous la sclrose de lensemble des socits occiden-tales ?

    Elle est la consquence de trois facteurs. Dabord, lamre dcouverte quetoute rforme de la socit est impossible. A un moment donn de leur histoire,les socits occidentales ont imagin quelles parviendraient samender, samliorer, shumaniser. Ce fut un chec. Le dernier espoir - la mise en placedun rgime socialiste en Russie aprs la rvolution de fvrier 1917 - sest, luiaussi, embourb cause du coup dEtat bolchevique doctobre 1917 qui a trans-form lempire des tsars en rgime totalitaire. LURSS : ctait quatre lettres et

    quatre mensonges. Ce ntait pas lunion, mais la subordination des autres peu-ples la nation russe. Ce ntaient pas des rpubliques mais des dictatures. Centait pas un rgime socialiste, mais un systme fond sur lexploitation. Centait mme pas une organisation sovitique, car les soviets navaient pas depouvoir. Cette mystification a dur une cinquantaine dannes, puis sest effon-dre sous le poids de ses contradictions. Ce monolithe granitique est soudain ap-paru sous son jour vritable : tiss dhorreurs, de mensonges et dabsurdits. Enmme temps que svanouissaient ces bolcheviks pour lesquels il ny avait pas

    de forteresse imprenable , partait en fume la nbuleuse du marxisme-lninisme qui, depuis prs dun demi-sicle, avait jou le rle didologie do-minante.

    Aujourdhui, que reste-t-il de cette utopie-l ? La Chine ? Elle est devenue unedictature capitaliste. La consquence de cet chec est un norme dsenchante-ment qui, paralllement, a permis un fantastique renforcement de toutlargumentaire de la droite. Vous voulez changer la socit ? demandent sesthurifraires. Alors, vous aurez le goulag , rpondent-ils. Aprs tout, vous vi-

    vez dans des pays riches, en paix. De quoi vous plaignez-vous ? Ne faites rien etpetit petit, si vous votez correctement (Chirac, Balladur ou Jospin), on amlio-rera votre situation. Voil le discours en vigueur qui nous endort, nous paralyse

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    et russit nous convaincre quil est draisonnable dimaginer quune socitmeilleure puisse tre difie, quun projet collectif puisse se mettre en place.

    Voil la premire raison de cette sclrose.

    Plus despoir donc. Et les autres raisons ?

    Il y en a une vidente : nous avons accouch dune envahissante socit deconsommation. On aurait pu penser que les pays occidentaux, aprs la SecondeGuerre mondiale allaient grer correctement leur conomie en acceptant une re-distribution des richesses (comme le suggraient les syndicats) et une participa-tion des travailleurs aux progrs conomiques. Pas du tout. Au contraire, nousavons assist au dveloppement effrn dune socit qui a rduit lindividu ltat de consommateur. Pour ce faire, il fallait des marchs intrieurs importants.On se mit donc faciliter laccs aux crdits de consommation, pour satisfaire le

    dsir, quon avait provoqu, dachat de tlviseurs, dautomobiles, de vacances,de dparts la campagne, de week-ends... Cest ainsi quon a privatis lhomme,ce qui est pour moi, le contraire du civisme. Il ny a plus dintrt pour la res pu-blica, la chose publique. Il ny a plus que mes affaires qui comptent, celles dema femme et de mes enfants. Voil qui conditionne la lthargie ambiante.

    Autre raison enfin, la mise en vigueur, en 1980, de lune des plus grandescontre-offensives librales de lhistoire mene conjointement par Ronald Reagan,Margaret Thatcher, et Franois Mitterrand qui, sans mollir, a introduit le libralisme dans lconomie franaise au moment du fameux tournant de1983. Il a pu imposer la socit franaise ce que Valry Giscard dEstaingnaurait pas pu se permettre. Tout un arsenal fut dploy dans ce sens : libert desmouvements de capitaux, mesures fiscales favorables au grand capital, possibilitde licencier. Bref, la mise en marche des outils imposs, dit-on, par la mondiali-sation et qui permet aux entreprises dexercer un chantage ignoble : si vous de-mandez trop de choses, disent en substance les patrons, je prends mon usine et jevais minstaller en Malaisie ou ailleurs. Cest a la ralit de la mondialisation : ladlocalisation.

    Mais peut-on faire quelque chose contre cette ralit ?Bien entendu. Mais les gouvernements se sont autoconvaincus quil ny avait

    rien faire. De leur propre initiative, ils ont abandonn les moyens dont ils dispo-saient pour rgler lconomie : le contrle du taux de change, des changes ext-rieurs, de la demande interne... LEtat sest ainsi dgag de ses obligations, pourse mettre sous la coupe des marchs financiers.

    Et ceux-ci sont sans piti : si une politique keynsienne de grands travaux est

    lance, si le mot socialisme est prononc, on sait que le franc va fiche le camp ltranger, quil sera dvalu... Est-ce que vous vous rendez compte du poids que

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    cela fait peser sur les salaris ? On les a conditionns en leur disant que sils ne setenaient pas tranquilles, ils iraient augmenter la file des chmeurs. Pour rsumer,labsence de perspective politique, linstallation dun consumrisme forcen, ladisparition de lintrt pour la chose publique font que la France et lEurope nebougent plus. Il ny a plus que des attitudes lectorales cyniques. On lit les

    moins mauvais car lhumanit moderne a du mal se politiser, dcider desoccuper de ses affaires collectives.

    Votre diagnostic est svre. Vous nauriez pas un peu de mansutudepour un Jospin qui tente quand mme de faire quelque chose ?

    Il mnage la chvre et le chou. Il pargne les classes moyennes et les PME,sous le prtexte que ce sont les principales cratrices demplois, mais taxe lesgrosses entreprises. Il vite les mouvements sociaux. Mais nvite sans doute pas

    lvasion des capitaux. Mais quoi quil dise et quoi quon en dise, cest toujoursle grand capital qui gouverne, et la question essentielle, dans nos socits, restecelle du profit et non pas celle du chmage. Comme tout le monde peut le cons-tater, chaque fois quune grande firme a annonc des licenciements, les Boursesont mont. Autrefois, on aurait considr que ctait le signe dune mauvaisesant de lconomie et des entreprises. Aujourdhui, cest le contraire. Cest lavictoire des multinationales qui ont russi imposer une politique dont le seulobjectif est laugmentation de leurs profits.

    Cela semble vous rvolter...Je ne pense pas que lon puisse faire marcher dune manire libre, galitaire et

    juste le systme franais capitaliste, tel quen ltat. Je suis un rvolutionnaire, fa-vorable des changements radicaux.

    Mais comment faire pour redonner aux gens lespoir et le got du com-bat ?

    Je nai pas de rponse. Je ne suis ni Jsus ni Mahomet. Tout cela sinscrit dansun mouvement gnral dont les consquences sont la crise et le dlabrement dessocits occidentales. Tous les domaines sont mutils. Pas seulement le domainepolitique. Il y a aussi la culture. Je crois que la grande cration sest arrte dansles annes 60. Pour le reste, cest soit une resuce de ce qui a dj t fait, soit unphnomne commercial. Il y a encore de trs bons romanciers, comme MilanKundera, de trs bons potes comme Octavio Paz au Mexique. Mais ce nest pasce chaudron bouillonnant do sortent des gnies comme Cervants ou Palestri-na. Maintenant il y a le rap. Mais cest quoi le rap ?

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    Peut-tre la culture populaire ?Cest ce quimaginait Jack Lang, quand il voulait montrer quil croyait au

    peuple. Le rap et toutes ces modes ne sont pas des phnomnes de cration maisde consommation. La encore, je le rpte, la culture est sinistre. Mme la philo-sophie.

    Vous tes dur avec vos collgues...Il y a deux catgories.Les monstres sacrs du structuralisme - Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jac-

    ques Derrida -, avec qui je nai jamais t daccord mais qui ont invent quelquechose, essay de faire une uvre.

    Et puis la gnration des quadras, o les meilleurs, au mieux, font du travailsrieux. La philosophie, cest comprendre et rendre compte de lexprience hu-

    maine. Pourquoi Bach, Mozart, Debussy sont-ils de trs grands musiciens etpourquoi Saint-Saens nest quun petit musicien ? La philosophie, cest com-prendre lessence de la grande oeuvre.

    Aujourdhui, nous sommes dans lre de limitation, du rafistolage, du syn-crtisme, du contre-plaqu. Il y a dexcellents historiens de la philosophie, maispas de philosophes.

    Pourquoi selon vous ?Sans doute que lappt de la notorit facile a dtourn certains du droit che-

    min. Pour nombre dentre eux, il ny a rien regretter : de toute faon, ilsnauraient pas pu faire grand-chose de mieux. Je considre que lhistoire humaineest cration et que la cration est, en mme temps, destruction. Il y a des phasesdascension, dexpansion, de cration trs dense, des explosions et puis, sans ex-plication, le courant sinverse ou se rarfie.

    Prenez la posie franaise. Il y a eu les potes de la Pliade. Puis il y eut Cor-neille, Racine. Puis, peu de choses. On a pens que le gnie franais tait us etpuis, miracle, il y a Chateaubriand, les romantiques, Baudelaire, Rimbaud, Mal-larm. Maintenant, nouveau, on a limpression que le langage potique sest ta-ri. Tout comme la veine romanesque. Comme il tait impossible de refaire Proustou Cline, on a invent le Nouveau Roman. Si jtais romancier, il me semblepourtant que a ne maurait pas dcourag darriver aprs les grands. Jaurais es-say. Cest ce que jai fait avec la philosophie. Je pense que je fais de la philoso-phie et que ce que jcris, cest nouveau. Cette phrase peut paratre trs prten-tieuse, mais si je ne le pensais pas je cesserais dcrire. Je ferais de lanalyse detexte ou de la biographie philosophique. Oui, je dis je et je le revendique._

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    IL NE PEUT Y AVOIR DE SOLUTION SANS

    CHANGEMENTS RADICAUX DANS LA SOCIETE

    Entretien accord par C.Castoriadis en Dcembre 1995

    lEvnement du jeudi

    Vous navez sign aucun des deux textes qui ont circul propos du planJupp. Pourquoi ?

    Le premier (celui propos par Esprit) approuvait le plan Jupp, en dpit de quel-ques rserves thoriques, et tait inacceptable pour moi. Le second (connu comme liste Bourdieu ) tait imprgn de la langue de bois de la gauche traditionnelle etinvoquait la Rpublique - laquelle ? - comme sil y avait une solution simplement rpublicaine aux immenses problmes poss actuellement. Un mlange

    darchasme et de fuite.Comment jugez-vous alors les positions de la gauche traditionnelle face cemouvement social ?

    Aussi bien la gauche politique que les organisations syndicales ont encore une foisexhib leur vide. Elles navaient rien dire sur la substance des questions. Le Parti so-cialiste, grant loyal du systme tabli, a demand de vagues ngociations. Les deuxdirections syndicales, C.G.T. et F.O., ont saut dans le train du mouvement aprs sondclenchement, en essayant de redorer leur blason. A cet gard, rien de nouveau. Cequi est neuf, en revanche, et trs important, cest le rveil social auquel on vient

    dassister.Rveil ou retour des formes de lutte anciennes ?En surface, les revendications taient catgorielles et le mouvement semblait se

    dsintresser de la situation gnrale de la socit. Mais il tait vident, considrerles ractions des grvistes aussi bien que lattitude de la population dans sa majorit,quau cour de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de ltat de chosesexistant en gnral. Ce rejet, les grvistes nont pu lexprimer que par des revendica-tions particulires. Comme celles-ci, par leur nature mme, ne tiennent pas compte dela situation gnrale, on aboutit forcment une impasse.

    Comment expliquez-vous que les salaris du priv naient pas rejoint ceuxdu public ?

    Ils ont sympathis, mais il y a lnorme peur du chmage et des licenciements.Laccroissement du chmage est dsormais inscrit dans la logique de la mondialisa-tion du capitalisme, et ce ne sont pas les minuscules et ridicules mesures du gouver-nement franais qui vont y changer quelque chose. Il est, du reste, favorablement ac-cueilli par les couches dirigeantes, qui, dans la phase actuelle, prfrent lexistencedun volant important de chmage pour discipliner les salaris. Mais lessentiel est

    quune entreprise bien gre na aucune raison dinvestir en France, alors quelle peutle faire en Chine ou ailleurs pour des salaires qui reprsentent le vingtime ou le qua-rantime des salaires franais et europens en gnral. Or, partir du moment o les

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    mouvements de capitaux ont t librs, grce notamment, aussi, lUnion euro-penne, il ny a plus aucun frein ce processus. A part deux ou trois exceptions onrisque daller vers une dsertification des vieux pays industrialiss - semblable, unechelle infiniment plus vaste, celle qui a frapp les rgions minires et sidrurgiquesdEurope occidentale depuis 1960. Dautre part, les grvistes - part les tudiants, etencore - nont pas su crer des formes dauto-organisation leur permettant dchapper

    au chapeautage syndical. Depuis longtemps, je parle de la privatisation des individus,de leur retrait sur la sphre prive, de leur dsintrt de la chose publique. Cest la ten-dance dominante des socits contemporaines. Elle nest pas la seule, nous ne vivonspas encore dans une socit morte, zombifie. Les mouvements de novembre-dcembre le montrent. Hommes et femmes sont encore prts agir pour dfendre leurcondition. Mais cela sopposent deux obstacles normes. Dune part, les effets de ladouble banqueroute frauduleuse de la gauche communiste et socialiste : dmorali-sation et dsorientation profondes, qui ne seront pas surmontes de sitt. Dautre part,le fait que la survie dun capitalisme rform devient de plus en plus improbable. Unpeu partout, le systme sattaque aux rformes partielles quil avait d concder pen-dant le sicle prcdent, et son volution (mondialisation sauvage sous le signe du libralisme ) rend de moins en moins possible le maintien de situations nationalestrs diffrentes. Limmensit, la complexit et linterdpendance des questions qui enrsultent font que les demandes partielles apparaissent comme irralistes, quelles sontle plus souvent voues lchec. Le dcouragement sen trouve augment et la priva-tisation renforce.

    Vous ne pensez pas que Maastricht puisse tre un facteur de progrs social ?

    Vous le savez, je suis depuis toujours un internationaliste, et comme tel aussi parti-san dune runion des peuples europens. Mais cela na rien voir avec ce qui sepasse avec la Communaut europenne. Cette runion naurait vraiment un sens, et neserait par ailleurs possible dun point de vue raliste que si elle tait dabord politique.Or il est clair que, prsentement, peu prs personne ne dsire vraiment une unionpolitique, ni les peuples ni les oligarchies dirigeantes. Face cette ralit, on a inventune fausse bonne ide, une astuce subalterne de technocrate, lUnion montaire. Maiscomment une union montaire pourrait-elle fonctionner sans politique conomiquecommune ? Et qui pourrait imposer une politique conomique commune sinon une

    autorit politique ? En fait, cest ce qui est en train de se passer en catimini. La volontallemande dhgmonie conomique et politique long terme fraye graduellementson chemin. LEurope est en fait une zone mark depuis 1980, et cet tat se consolideavec les dispositions de Maastricht. M. Trichet se vante de lindpendance de la Ban-que de France - qui nose pas se moucher sans regarder la Bundesbank. Et celle-ci suitavec constance une politique oriente uniquement vers la stabilit de la valeur de lamonnaie ; brivement parlant, une politique dflationniste. Or, si un capitalisme peutmarcher avec une inflation zro, il ne peut le faire quen produisant du chmage.

    Et quelle serait la solution, daprs vous ?

    Il ne peut y avoir de solution sans changements radicaux dans lorganisation de lasocit. Mais, de cela, nous pourrons parler une autre fois, si vous le voulez bien._

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    DIRE A VOIX HAUTE A LA SOCIETE CE QUILS

    PENSENT, MEME SILS SONT PEU ENTENDUS

    Entretien accord par C.Castoriadis lEvnement du jeudi en 1987,

    propos recueillis par Michel DEPRACONTAL

    Le mot avant-garde est associ des mouvements artistiques ou poli-tiques. Dans un autre ordre dides, on parle de recherche scientifique depointe , de techniques davant-garde . Quels liens entre ces diffrentesacceptions ? Quest-ce quune avant-garde ?

    Dabord, une remarque historique : je ne pense pas que Sophocle, Shakespea-re ou Bach taient des avant-gardes de leur poque. Non pas que leurs uvresaient fait lunanimit : il y avait certes des querelles dopinion, de got, des luttesentre coles. Mais on navait pas lide davant-garde. Cette ide, cette mtaphoremilitaire dun corps dtach lavant de la socit qui explore le terrain et doitavoir les premiers contacts avec lennemi, est une invention relativement rcente.Elle implique que lhistoire est et doit tre marche en avant , progression .Au mieux, lide sappuie sur des prsupposs de philosophie de lhistoire nor-mes. Au pire, lide est franchement absurde : le plus rcent serait le meilleur, leplus beau, etc. Cest du reste cette dernire ide qui prvaut actuellement.

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    O et quand est ne lavant-garde ?

    Les premires manifestations du phnomne ont lieu probablement en France, la fin de la Restauration et surtout sous le second Empire : Baudelaire, avec lacondamnation des Fleurs du mal, soi-disant pour des raisons de moralit publi-

    que, en fait plus encore pour des raisons esthtiques ; le scandale cr parlOlympia de Manet ; Rimbaud, etc. Presque aussitt cela se rpand dans les au-tres pays europens (Wagner proclame quil crit la musique de lavenir). EnRussie avant la rvolution, partir de 1900, on observe un fantastique bouillon-nement dans la peinture, la sculpture, la posie.

    Entre 1860 et 1930 les grands crateurs se dtachent de la socit etsopposent elle. Ce quils font est jug subversif et (ou) incomprhensible - eteux-mmes sont, la plupart du temps, des ennemis de lordre tabli. Cest aussi

    lpoque o apparat, comme type et non comme cas individuel, le gnie incom-pris et lartiste maudit. Van Gogh meurt dans le dnuement, quatre-vingts ansplus tard un de ses tableaux bat le record absolu de prix de vente dun tableau.

    Comment expliquez-vous cette marginalisation des crateurs ?

    Dans la socit bourgeoise, aprs sa maturit, sopre, pour la premire foisdans lhistoire, que je sache, une dissociation culturelle. La bourgeoisie capitalisteperd sa crativit historique, sa culture senfonce dans le rptitif. Ses grands ar-tistes sont alors les pompiers, que lon redcouvre aujourdhui au muse dOrsay.La socit officielle, les riches, lEtat qui passe des commandes, nacceptentquun art tout fait conventionnel. Presque ncessairement, les crateurs authen-tiques sont alors des marginaux, qui ne jouissent que dune reconnaissance tar-dive ou posthume.

    Aprs 1930 et, plus encore, 1945, cette histoire se rpte mais sur le modecomique : il y a une course la novation pour la novation, mais qui se fait main-tenant sous les applaudissements (et avec largent) du public averti qui a faitsien ce jugement stupide : a doit tre bon puisque cest nouveau, ce qui vientaprs est forcment meilleur que ce qui venait avant. Les rvolutions et les subversions qui rapportent beaucoup et vite se succdent un rythme accl-r. Finalement, cette course absurde vers le nouveau pour le nouveau spuise etse vide, et lon aboutit - en commenant par larchitecture - au fameux postmodernisme , proclamation ostentatoire quon na plus rien dire, si cenest en recombinant ce qui a dj t dit. Comme le dclarait firement un desporte-parole du postmodernisme aux Etats-Unis, nous sommes enfin dlivrs de

    la tyrannie du style . Aveu de strilit - la rptition de ce qui a t dj faitcomme programme - mais aussi, dclaration dune profonde vrit : la

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    modernit tait grande et ouverte (voir les influences japonaises, africai-nes, amrindiennes sur les impressionnistes, sur Picasso, etc.). Le post-modernisme est plat et invertbr. Son principal mrite est davoir fait com-prendre, par contraste, combien la priode moderne tait sublime.

    En bref : lapparition et la valeur dune avant-garde dans lart et la littrature a

    t un phnomne li aux caractres spcifiques et transitoires dune poque his-torique.

    Si lavant-garde artistique aboutit une impasse, nest-ce pas linversepour le domaine scientifique, ou la course la nouveaut semble aller depair avec le progrs des connaissances ?

    Depuis que nous sommes entrs dans le dveloppement scientifique, dabord

    avec les Grecs, ensuite avec la Renaissance, nous pensons juste titre que ce quenous avons vu jusquici nest que provisoirement correct.En science, il y a toujours aller plus loin. Alors que lide daller plus loin est

    prive de sens dans le domaine de lart. Personne nira jamais plus loinquEschyle, que Beethoven, que Rimbaud. Personne nira jamais plus loin que leChteau de Kafka. On pourra aller ailleurs, on pourra aller autrement, on nirapas plus loin. En ce sens, il existe un dveloppement scientifique, alors quon nepeut pas parler de dveloppement dans le domaine de la littrature ou des arts.Mais il faut faire attention : ce dveloppement nest pas une simple accumulationde connaissances sajoutant les unes aux autres, il est travaill par des rvolutionstrs importantes. Le rapport entre le nouveau quon trouve et ce qui tait djadmis est plus qutrange. Le passage de la physique de Newton celledEinstein pose, du point de vue de sa signification philosophique, des questionsimmenses.

    Ne peut-on pas dire que la premire sembote dans la seconde ?

    Non. Les questions graves rsultent prcisment du non-embotement. Lescientifique moyen croit que Newton fournit une premire approximation et Ein-stein une seconde, meilleure approximation. Mais il nen est pas ainsi, il y a unproblme de la compatibilit thorique (et non simplement numrique) des deuxconceptions. En un sens, Newton est purement et simplement faux. En un autresens, il ne lest pas, il couvre en premire approximation 99 % des phnomnes.

    Donc, il y a de vraies rvolutions scientifiques. A certains moments mergentde nouveaux grands schmes imaginaires qui rendent mieux compte du rel que

    les schmes prcdents. Cest le cas avec la relativit ou avec la physique quanti-que.

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    Comment est accueillie la nouveaut ? La thorie newtonienne na pas t ac-cepte tout de suite ; en France, par exemple, les cartsiens sy sont opposs pen-dant des dcennies. La thorie dEinstein, plus exactement la relativit restreinte,na pas soulev de trs grandes temptes ; on a pu dire delle quelle tait despritclassique - et pourtant, ce nest pas pour elle quEinstein a reu le prix Nobel. La

    relativit gnrale, qui, elle, dtruit totalement le cadre classique, a sembl long-temps aux physiciens une curiosit thorique sans grande porte relle ; et encoreaujourdhui, on a limpression quils ne ralisent pas ses trs profondes implica-tions philosophiques et les apories quelles soulvent. Au contraire, la thoriequantique dtruisait quelque chose dimmdiatement essentiel pour la physiqueclassique, une ide que les physiciens autant que lesprit commun avaient bueavec le lait de leur mre : lide du dterminisme, la catgorie de la causalit.Cest pourquoi Einstein lui-mme, Louis de Brooglie, Schrodinger ne lont ja-

    mais admise.Aujourdhui, la thorie quantique est presque universellement accepte. Toutse passe comme si lon avait pris le pli des novations importantes. Malgr les dif-ficults thoriques immenses de la physique contemporaine - la situation y estproprement chaotique - les scientifiques mettent en avant les thories les plus folles et les discutent. On a compris que la ralit est moins logique ausens de notre logique familire du deux et deux font quatre - quon ne le pen-sait jusqualors. Un physicien clbre a pu dire dune thorie nouvelle : Ellenest pas assez folle pour tre vraie .

    Mais cette tolrance vis--vis de la nouveaut nest-elle pas lie une atti-tude troitement pragmatique ? Les physiciens ne se servent-ils pas de laphysique quantique sans chercher vraiment savoir ce quelle signifie ?

    Cest tout fait vrai dans le cas gnral. Les physiciens ont abandonn la ten-tative de faire sens de ce quils disent, de le raccorder au monde quotidiencomme aux grandes interrogations philosophiques qui sont lorigine de lascience. Ils ne se soucient mme plus dtre cohrents au niveau des catgoriesquils utilisent. Ainsi, des catgories encore plus fondamentales que la causalit,celles de la localit et de la sparabilit, sont remises en cause par la thoriequantique. On ne peut plus dire, dans tous les cas, quune chose est distincte dune autre, ou que cette chose se trouve en un endroit prcis et non pas la foispresque partout et presque nulle part. Eh bien, les physiciens continuent tranquil-lement travailler. Ils admettent quau niveau le plus profond - le plus profondactuellement atteint ! - les choses ne sont pas ncessairement localisables ni spa-

    rables. Quest-ce que cela veut dire ? Mystre. Ce dsintrt par rapport au senset la signification, mon avis trs grave, marque la physique contemporaine,

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    comme il marque lpoque en gnral. A long terme, cela aura peut-tre des r-sultats critiques.

    Peut-on parler dune avant-garde scientifique ? Je ne crois pas quelexpression ait ici un sens. Certains scientifiques font un travail plus original quedautres, mais il ne sagit pas davant-garde. La distinction serait plutt entre ceux

    qui travaillent aux frontires des problmes et ceux qui continuent labourer unchamp dj balis de la science.

    Quen est-il des avant-gardes politiques ?

    Au dpart, on trouve surtout lidologie lniniste du Parti comme avant-garde de la classe ouvrire. Lide est toujours celle de la conception vulgaire :il existe une vrit politique, en loccurrence une ide ou thorie sur la socit

    future et sur la voie qui y conduit, et cette vrit est dj dans la possession dunecatgorie particulire, le Parti et ses dirigeants, en vertu de leur rapport avec lathorie rvolutionnaire. Ceux-ci ont donc le devoir de guider la classe ouvrire,de la conduire la terre promise. Lnine disait que le Parti doit tre toujours lavant des masses, mais dun pas seulement. Il faut comprendre ce que cela veutdire. Sil tait au mme niveau que les masses, il ne serait plus une avant-garde,et sil tait trois kilomtres lavant, il se trouverait tout fait isol et se casseraitla figure. Il ne faut pas que le Parti sisole des masses, donc quil prsente toutson programme comme immdiatement ralisable. Il faut montrer aux massesque lon adopte leurs revendications immdiates et quon ne veut pas les entra-ner trop loin, alors quen fait ces revendications sont lappt destin leur faireavaler toute la ligne du Parti.

    Si lon refuse la notion dun parti, dun groupe minoritaire dtenant lavrit, comment penser le rle politique de lavant-garde ?

    Pour ma part, jai rcus la notion davant-garde depuis longtemps. Mais jereste toujours, plus que jamais, profondment convaincu que la socit actuellene sortira pas de sa crise si elle nopre pas, sur elle-mme, une transformationradicale - en ce sens, je suis toujours un rvolutionnaire. Et je pense que cettetransformation ne peut tre que louvre de limmense majorit des hommes et desfemmes qui vivent dans cette socit.

    La question surgit alors : comment concevoir le rapport entre une population -franaise, ou anglaise, ou amricaine - et ceux qui pensent - ou croient penser -un peu plus, et surtout de manire continue, les grandes questions politiques et

    veulent agir partir de cette pense ?Ce rapport passe invitablement par des phases tout fait opposes. Par

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    exemple, dans la phase actuelle, la population se trouve dans une apathie politi-que totale, dans la privatisation la plus complte (cest ce quon glorifie sous letitre dindividualisme). Etat rarement perturb par des petites rides de surface(comme le mouvement tudiant de novembre-dcembre 1986). Si lon consid-rait que tout ce qui est rel est rationnel, que ce qui se passe est ce qui doit se pas-

    ser - ide proprement monstrueuse - on dirait quil n y a rien faire. Chacun va-que ses affaires, crit ses pomes, achte sa vido, part en vacances, etc. Je croisque pendant une priode comme celle-ci le rle de ceux qui pensent la politiqueet qui ont une passion politique (une passion pour la chose commune) est de dire voix haute, mme sils sont peu entendus, la population ce quils pensent. Decritiquer ce qui est, de rappeler aussi au peuple quil y a eu des phases dans sonhistoire o il a lui-mme t autrement, o il a agi dune faon historiquementcrative, o il a agi comme instituant.

    Supposons maintenant que soudain, alors que lon croit que rien ne peut plusarriver, partir dun incident mineur, une partie de la population se mette in-venter des demandes, des revendications, des formes daction et dorganisation.Cest exactement ce qui sest pass en Mai 68. Un mois avant Mai cet analystepolitique clairvoyant qui sappelait Pierre Viansson-Pont crivait dans le Mondeson fameux article La France sennuie. En effet, la France sennuyait maispersonne naurait pu penser que la consquence de cet ennui allait tre une tenta-tive de rvolution.

    Dans une phase de ce type, la vritable cration historique est en train de sefaire et il faut comprendre que ce quon a apprendre du mouvement en cours estprobablement beaucoup plus important que ce quon pourrait lui enseigner, supposer quon puisse lui enseigner quelque chose. Par consquent, ceux qui, au-paravant, essayaient de parler ou dagir en tant trs minoritaires - lavant-garde - ne peuvent plus se considrer que comme une des composantes de toutce mouvement.

    Finalement, donc, on peut dire non pas quun individu ou un groupe formentune avant-garde , mais quils reprsentent un ferment positif relativement ltat de la masse de la socit pendant une certaine priode. Mais cela nest ja-mais dfinitif. Au moment o lhistoire se remet vraiment au travail, o la socitredevient instituante, ces individus ou ces groupes rentrent dans le rang ou, dansle cas le plus heureux, deviennent le porte-parole, le porte-voix du mouvementcollectif. Cest un peu le rle que Dany Cohn-Bendit a jou pendant les vingtpremires journes de Mai. Mais on trouvera aussi dans lhistoire des personnes

    qui ont pu jouer de manire plus durable ce rle heureux de porte-parole dunmouvement collectif.

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    La notion de leader nest donc pas rcuser ?

    Il est de bon ton dans la tradition gauchiste, ou de gauche de condamner (maisen paroles seulement) la notion de leader qui parat une ide de droite . Cestune position hypocrite et fausse. Certains individus ont, conjoncturellement, par-

    fois durablement, la capacit dexprimer beaucoup mieux que dautres ce quetous ressentent ou mme dinventer des choses dans lesquelles les autres se re-connaissent. Ce sont des leaders.

    Comment voyez-vous le rle des leaders dans l socit actuelle ?

    Aussi longtemps que nous restons dans lapathie, la privatisation, le pseudo-individualisme, il ne peut tre question de mouvement crateur de la collectivit,

    et pas davantage dun individu politiquement crateur dont le rle ferait surgirdes questions par rapport aux autres. Banalit, mais en mme temps, comme laplupart des banalits, vrit profonde : une socit a les leaders quelle mrite.

    Que voit-on actuellement ? Un monsieur que je ne connais ni des lvres ni desdents, dont je dcouvre lexistence un matin dans mon journal, vient en troisimeou quatrime position dans les sondages des opinions positives des Franais surles hommes dits politiques . Ce monsieur sappelle Franois Lotard. Qui estM. Lotard ? Je ne sais pas. Quest-ce quil a fait ? Je nen sais rien. A-t-il dcou-vert lAmrique, invent un thorme mathmatique, gagn le Tour de France,prsent un truc au concours Lpine, fond une entreprise qui a russi, escaladlHimalaya ? Non. A-t-il jamais eu la plus petite ide personnelle ? Sil la fait, illa cache soigneusement dans son journal intime ; il se garde bien de dire autrechose que les plus inoffensives banalits. Mais, daprs ce que je comprends, il asu se constituer un petit appareil (apparat, comme on dit lEst) . Cest un appa-ratchik qui a bien compris lre des mdias, et russi persuader les hommes dela tl de le rendre tlgnique. Moyennant quoi, M. Lotard est un leader politi-que - et un leader tout fait appropri pour la France de 1987, prcisment parcequil na pas une ide dans sa tte, une ide qui soit neuve, qui soit lui. M. Lo-tard est lexpression adquate de la France telle quelle est. Du point de vue h-glien, il devrait tre lu prsident de l Rpublique en 1988. Il ne le sera pas, cequi prouve une fois de plus, et heureusement, que lhistoire nest pas tout faitrationnelle.

    Heureusement le peuple franais nest pas seulement ce quil est, commedailleurs chacun de nous. Cest le propre de lhomme de ne pas tre ce quil estet dtre ce quil nest pas (Hegel, encore), il y a plus, et autre chose. Seulement,

    pour linstant, ce plus, cette autre chose, dort._

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    LAUTO-INSTITUTION EXPLICITE ET PERMANENTE

    DE LA SOCIETE PAR LA SOCIETE ENTIERE

    Entretien accord par C.Castoriadis La Quinzaine littraire

    le 1er

    dcembre 1973, propos recueillis par Christian DESCAMPS

    En 1948, avec une poigne de militants en rupture avec le trotskisme,C.Castoriadis et C.Lefort fondent le groupe et la revue Socialisme ou bar-barie. On est en pleine guerre froide les intellectuels franais collent au

    PC ; il nest que de relire les textes de J.P.Sartre ou de M.Merleau-Pontypour comprendre leur isolement. Le point de clivage essentiel entre eux ettoute la gauche et lultra-gauche de lpoque, cest lanalyse de lURSS.

    Tu refuses la notion trotskiste dEtat ouvrier dgnr, comme celledEtat bourgeois ou de capitalisme dEtat, et tu essaies de construire,en utilisant la mthodologie marxiste, la notion dune nouvelle classeconomico-sociale : la bureaucratie.

    Le concept de bureaucratie est. comme on sait, assez ancien ; et lidedune nouvelle classe, comme on le sait maintenant, avait t mise en avantpar des opposants en URSS mme ds les annes 20 ; ctait, en un sens,une conclusion invitable pour un marxiste ds quil constataitquexploitation et oppression taient restaures. Trotsky na gure parl deceux-ci ; il a toujours prfr (Naville aussi, sa suite) se rfrer unmystrieux Bruno Rizzi ; lorsque jai pu enfin avoir le livre de ce dernierentre les mains, il est tomb tout seul. Cest un tel amas de platitudes etdincohrences, quil impose le soupon que Trotsky sen servait pour dis-crditer lopinion contraire la sienne.

    Quant la conception que jai essay dlaborer, lessentiel mes yeuxest dabord que la bureaucratie ny est considre ni comme un accident, nicomme couche politique parasitaire, mais comme une catgorie sociale quia des racines profondes, aussi bien dans la production moderne que dansltatisation de la socit et dans le mouvement ouvrier lui-mme

    Ensuite (et prcisment de ce fait), quelle sinsre dans lvolutionhistorique du capitalisme et en procde (laccidentel cet gard est prci-sment que sa premire forme pleinement acheve se ralise par la dgn-

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    rescence dune rvolution proltarienne). La bureaucratisation, lpoquecontemporaine, est un processus social total ; do le terme de capitalismebureaucratique, qui englobe pays de lEst aussi bien que pays de lOuest.

    Quant ceux qui parlent de capitalisme dEtat, ils sont dans la confu-sion, car ils prtendent que les lois conomiques du capitalisme continuent

    de valoir, en URSS, par exemple, ce qui est absurde, et ils laissent danslombre laspect sociologique et politique de la question. Le terme capita-lisme dEtat ne dit rien sur la catgorie sociale au profit de laquelle le sys-tme fonctionne. La rvolution doit pouvoir nommer son ennemi.

    Le problme nest plus alors celui de la dgnrescence ; il sagit decomprendre comment le parti bolchevique permit la rvolution, maistout autant la cration dune situation qui na plus rien voir avec le

    socialisme.

    Il nest pas tout fait exact de dire que le problme nest plus celui de ladgnrescence. Il y a eu en Russie, en 1917, une rvolution et crationdorganes autonomes des masses ; et il y a, au bout dune rvolution, Sta-line, Khrouchtchev, Brejnev, et un rgime dexploitation et doppressiontotalitaire. Comprendre ce qui sest pass, et pourquoi, est capital ; le rlenfaste du trotskisme est quil invoque des facteurs accidentels (arriration,isolement etc.) pour cacher ce qui sest pass : en bref, lexpropriation dupouvoir embryonnaire des masses par le parti bolchevique son propreprofit. Cela renvoie des facteurs profonds, permanents, pleins de signifi-cation pour nous et pour tous aujourdhui. Si les masses ne comprennentpas quelles doivent prendre en mains la gestion de leur vie sous tous sesaspects, ou ne peuvent pas le faire (cest peu prs la mme chose), la d-gnrescence de la rvolution est inluctable. En Russie, elles ont souventessay de le faire entre 1917 et 1921, mais elles ont trouv sur leur chemincomme obstacle le Parti - auquel en mme temps elles faisaient confiance.Or, le pouvoir du Parti, cest dj pratiquement le pouvoir de la bureaucra-tie. Dautant que tout dans le parti bolchevique - structure organisationnelleautant quidologie profonde - le prparait jouer ce rle.

    Pourtant, tu es rest longtemps un marxiste classique.

    De 1950 1963, jessaie de donner une forme rigoureuse la substancedes ides du Capital ; Je constate finalement que cest impossible. La va-

    riable centrale du systme, le taux dexploitation, est indtermine et ind-terminable - et pour cause : elle exprime la lutte entre capitalistes et prol-

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    taires qui, comme telle, est absente du Capital et qui, plus profondment,ne se laisse pas saisir dans et par une thorie quantifie. La pleine trans-formation de la force de travail en marchandise est certes lobjectif contra-dictoirement vis par le capitalisme, mais dont la ralisation est radicale-ment impossible (elle signifierait lcroulement immdiat du systme) ; or,

    Marx en fait laxiome de base de son systme conomique. Finalement,Marx vise effectivement produire une science conomique - ce qui estune chimre, et un rejeton de lidologie capitaliste. Dautre part, je naijamais pu partager le tant pis pour la ralit qui est la devise inavoue desmarxistes de tout acabit aujourdhui. Ceux qui nous invitent lire le Capi-tal ny ont probablement pas vu que Marx, lui, lisait de temps en temps lesstatistiques. Ds le dbut des annes 50, il devenait clair que le fonction-nement effectif du capitalisme navait plus de rapport avec ce que Marx en

    avait pens ; et lexpansion sans prcdent du systme depuis vingt-cinqans la massivement confirm.

    A partir de la rflexion sur la bureaucratie et sur la gestion collec-tive de la production, tu commences parler du contenu du socialismeet tendre la critique lensemble des activits humaines, vie quoti-dienne, culture, etc. Quelle est la logique de ce dveloppement ?

    Lorsquon reprend lanalyse non pas de lconomie mais de la produc-tion capitaliste, on dcouvre que la contradiction fondamentale du capita-lisme se trouve dans la ncessit simultane dexclure les ouvriers de lagestion de leur travail et de les y faire participer. Et elle conditionne unelutte constante des ouvriers non seulement pour des salaires plus levs,mais contre lorganisation de lentreprise contemporaine. Le mme type decontradiction et de lutte se retrouve, mutatis mutandis, dans les autres sph-res de la vie. Les exemples de la politique et de lducation sont vidents etImmdiats. Comment pourrait-on viser liminer lalination dans un do-maine, en la laissant intacte dans les autres ? Parler de gestion collectiveimplique un dveloppement continu de la capacit des gens de grer leursaffaires collectivement, qui serait impossible si lessence et la forme op-pressives de lducation, de la vie familiale, de la culture capitalistestaient maintenues (ou simplement peintes en rouge). De mme quil estabsurde de penser, comme le faisait peu prs Lnine, que les ouvrierspeuvent tre des esclaves productifs six jours par semaine et matres politi-ques les dimanches sovitiques, de mme il est absurde de croire quune

    nouvelle organisation du travail de lconomie du pouvoir serait possiblesans un bouleversement profond de toutes les formes de vie sociale, pour-

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    rait mme se maintenir tant soit peu longtemps sans un tel bouleversement.

    Usage ou abus ? Je pense lusage de Bachelard par Althusser.

    Usage ou abus ? Bachelard connaissait la science de son temps, et tait

    conscient des problmes philosophiques immenses quelle soulevait. Lesalthussriens parlent de la science comme une vieille paysanne parle de laMadone. La seule explication possible est quils lignorent. Prise commethorie (non pas comme bricolage), la science contemporaine est un amasde contradictions et dapories insolubles. Lide de coupure pistmologi-que, conue comme passage dun tat philosophique pr-scientifique une scientificit essentiellement assure et acquise, est une aberration quiremonte au matrialisme vulgaire du XIXme sicle (et Engels). Jai

    crit en 1964 que lvolution de la physique contemporaine est comparable un western ; aujourdhui, lexpression me parat faible.

    Je pense aussi la critique pratique des valeurs tablies, et de lavaleur dchange conomique, que mnent actuellement de larges cou-ches : freinage de la production, boycott, squatterisation, critique pra-tique des prisons et des asiles - bref, le dsenfermement.

    Evidemment, le rejet de lconomie marxiste allait de pair pour moiavec la critique des formes de vie tablies, et surtout de la rationalit capi-taliste (essentiellement prserve dans le marxisme). Mais il y a deux l-ments ne pas oublier. Dabord il existe une antinomie brutale entrelensemble des phnomnes dont tu parles, et auxquels jattribue moi aussidepuis longtemps une grande importance, et lattitude la fois effective,psychique et idologique de la majorit de la population, toutes classesconfondues, lgard des valeurs capitalistes, notamment conomiques,toujours acceptes. Cest l, du reste, une tautologie ; sans cette accepta-tion, le systme seffondrerait. Lrosion de cette acceptation progresse,mais la privatisation aussi. Dun autre ct, il existe des utopies incoh-rentes : on ne peut pas vacuer purement et simplement le problme de laproduction, pas plus que celui de la coordination des activits collectives.On a parfois limpression quon assiste actuellement un renouveau de lamythologie du bon sauvage, de retour des tats naturels, qui sont descomportements de fuite et dimpuissance.

    Pour Socialisme ou Barbarie, la politique traditionnelle est morte.Activit spare, quand elle nest pas pure mystification, elle ne laisse

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    mme pas de belles ruines. Tu penses que la critique de la spcialisa-tion, de la hirarchie, devrait amener les individus rapprendre lavie collective. Cette problmatique a explos en Mai 68 - et au-jourdhui on parle beaucoup dautogestion.

    Mai 68 a pos avec clat lensemble des problmes que nous discutons ;mais il a aussi fait apparatre les difficults normes que rencontre la priseen charge collective et non bureaucratise par les hommes de leurs propresactivits. En un sens Mai 68 nest sorti du stade de la fte rvolutionnaireque pour entrer dans la dcomposition. Cette constatation conduit linterrogation, la plus grave de toutes aujourdhui, sur le dsir et la capa-cit des hommes de prendre en main leur propre existence sociale.

    Quant lautogestion, il faut dire clairement que, quelles que soient les

    intentions de ceux qui aujourdhui reprennent cette ide, elle devient ab-surdit ou mystification lorsquelle est spare du reste. Une autogestion delusine qui ne serait quautogestion de lusine ne serait mme pas autoges-tion de lusine. De mme, il est impossible de parler srieusementdautogestion si la hirarchie est maintenue ; qui dit autogestion doit direaussi - je lcris depuis vingt ans - galit absolue de tous les revenus. Maisde cela, on nentend point parler - et pour cause.

    Tu cris que la vision sillusionne sur son propre compte lorsquellese prend pour une vision, puisquelle est essentiellement un faire.Quest-ce que le faire ?

    Quest-ce qutre ? Notre aire historique a t domine par lide depense, elle-mme interprte comme theoria, contemplation dun tredonn. Marx jeune disait que le ct actif a t dvelopp, en opposition aumatrialisme, par lidalisme, mais de faon abstraite ; rapidement il estlui-mme retomb dans labstraction, cest--dire dans une thorisation detype traditionnel. Mme dans lopposition thorie/pratique, il reste finale-ment sous lemprise aristotlicienne theoria /praxis /poesis qui est fina-lement en cause ; visiblement tributaire dune ontologie dtermine etdune interprtation de lousia comme substance subsistante, que lon re-trouve jusques et y compris dans ce que Marx inclut dans la production et ce quil en exclut, cette division est seconde. Il nexiste pas de theoriacomme instance indpendante et souveraine. Il existe un faire humaincrateur, un faire-tre, et un mode spcifique de ce faire, le faire thorique,

    comportant des critres quen un sens il produit lui-mme, et quil boule-verse du reste constamment.

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    Tu sembles aujourdhui penser lhistoire comme production dunimaginaire radical qui nest pas plus la Raison louvre (comme chezHegel et Marx) que le simple arbitraire des structuralistes - bref, pen-ser lhistoire sur le modle de linvention, comme auto-institution per-

    ptuelle et explicite.

    Prcisment, je refuse de penser lhistoire, et la socit, partir dunmodle quel quil soit. Cette expression rsume parfaitement toutes les im-possibilits de la pense hrite (et contemporaine). Comment ne pas voirlabsurdit quil y a penser lhistoire comme discours, ducation, d-chance - ou la socit comme contrat, guerre, machine, systme combi-natoire lorsque toutes ces entits, ces objets et ces notions ne sont que des

    produits de la socit et de lhistoire ? On ne peut penser le social-historique qu partir de lui-mme. Les catgories les plus lmentaires dela pense hrite seffondrent son contact ; il est immdiat, par exemple,que la socit ne tombe pas sous des catgories comme partie/tout,un/plusieurs, etc. sauf nominalement et vide, comme disait prcismentAristote. Une question ma toujours obsd : quest-ce qui produit du nou-veau dans lhistoire ? Je parle, bien entendu, de nouveau absolu - car mesyeux il est clair quil y a dans lhistoire cration ex nihilo (aussi bien au ni-veau individuel quau niveau collectif). Or, cela, la pense hrite est orga-niquement incapable, non pas de lexpliquer (toute tentative dexplicationserait videmment contradictoire), mais mme de le prendre en considra-tion ; elle a toujours purement et simplement refus de le voir. Ce refus estpour elle essentiel et invitable. Si penser nest que logon didonai, rendrecompte et raison, alors cest ncessairement un ramener - quelque chosequi tait dj l, en fait ou en ide (donc finalement depuis un toujours in-temporel, aei). De l lobsession perptuelle de lorigine - aussi bien histo-rique que logique ou ontologique, du fondement. Mais ce qui est penserdans lhistoire, cest prcisment ce qui ne se laisse pas ramener - cest leGrundlos, lorigination perptuellement recommence. Pour le penser, ilny a ni catgories, ni langage disponibles, il faut essayer de les forger.Lhistoire est donc essentiellement auto-institution de la socit. Mais ellena t auto-institution explicite qu de rares moments et certains gardsseulement. Aujourdhui le projet rvolutionnaire ne peut avoir dautrecontenu que lauto-institution explicite et permanente de la socit par lasocit entire._

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    LE PROBLEME DE LA DEGENERESCENCE

    SERA TOUJOURS LA

    Entretien accord par C.Castoriadis Politique - Hebdo le 14 fvrier 1974

    Cest la suite dun dsaccord thorique et politique sur la nature de lasocit sovitique que tu as rompu avec le trotskisme pour dvelopper tonanalyse de La socit bureaucratique . En quoi consiste ce dsaccord ?

    Pour Trotsky, malgr laccession au pouvoir de la bureaucratie staliniennelEtat russe reste un Etat ouvrier. Il invoque comme fondement de cette thse lestransformations conomiques quavait amenes la rvolution dOctobre cest--dire la nationalisation et la planification. Avant 1930 et mme jusquen 1934 ilconserve lillusion que laile rvolutionnaire du parti bolchevik peut reprendre lepouvoir par une simple lutte politique pacifique lintrieur du parti. Par la suite,Trotsky reconnat quil faut une rvolution violente pour dloger la bureaucratiestalinienne mais il sentte parler de rvolution politique et non de rvolution sociale . A cette poque dailleurs la bureaucratie nest au pouvoirquen Russie et Trotsky se basant sur ce fait la traite en quelque sorte comme unaccident historique. Cela se relie son apprciation selon laquelle les partis stali-niens seraient passs dfinitivement du ct de lordre bourgeois, un peu de lamme manire que la social-dmocratie en 1914 et la IIe internationale. Il consi-dre par exemple que les partis staliniens subordonneront toujours leur ligne ladfense de la patrie capitaliste, etc.

    A cela se rattache aussi lide que la deuxime guerre mondiale allait trancherla question de savoir qui lemporterait entre le capitalisme international et la r-volution mondiale. Il crit en 1940 : Si cette guerre se terminait sans rvolu-

    tion, nous devrions rviser notre conception et conclure que le nazisme dun c-t, la bureaucratie stalinienne de lautre, esquissaient dj les formes politiqueset sociales dune nouvelle barbarie .

    Cette argumentation est intenable - je lai critique depuis 1945 - aussi bien dupoint de vue intrinsque que par rapport la ralit. Du point de vue intrinsque :largument selon lequel la Russie est un Etat ouvrier - mme dgnr, mme trsdgnr - ne peut tenir que dans la mesure o lon considre que le capitalismesidentifie strictement la proprit prive (au sens troit du terme) des moyens

    de production, et que la simple suppression de cette proprit prive concideavec la suppression du capitalisme.

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    Or si, sur un plan thorique, on envisage la limite du processus de concentra-tion du capital, dont Marx disait quil ne sarrte pas avant que tous les moyensde production soient entre les mains dun seul capitaliste ou dun groupe de ca-pitalistes, cest--dire si lon envisage le cas dune concentration totale du capi-tal - qui entranerait videmment une fusion ou une quasi-identification du capital

    avec lEtat -, ce moment-l cela na vraiment plus de sens de parler de produc-tion par un capitaliste. Il est bien vident quun seul capitaliste ne peut exploiter lui tout seul toute la socit. La pluralit des propritaires privs serait abolie,mais le rgime dexploitation subsisterait. Lanarchie du march se trouveraitabolie elle aussi, puisque dans le cas de la concentration totale, les rapports entreles diverses firmes ou secteurs de la production ne seraient pas diffrents des rap-ports existant entre les ateliers dune seule entreprise capitaliste. Ils seraient doncdes rapports planifis... Mais que serait cette planification ? Exactement ce

    quelle est dans lusine capitaliste, cest--dire une planification dcide denhaut. Et il y aurait une couche sociale qui, sans tre elle-mme propritaire desmoyens de production, en assurerait la gestion et serait donc lincarnation hu-maine et le bnficiaire de ce rgime dexploitation : la bureaucratie dirigeante.Et prcisment, une bureaucratie de ce type, sans quon en arrive cette limite dela concentration totale, sest dveloppe et a prolifr dans les pays occidentauxdepuis maintenant trois quarts de sicle. Je veux parler de la bureaucratie indus-trielle et tatique moderne, et non de la bureaucratie de type ancien, du vieuxfonctionnariat dEtat ou de la hirarchie militaire.

    Donc, sur ce plan, largumentation est intenable. Elle lest galement par rap-port la Russie.

    Trotsky et les trotskistes senttent rpter que puisque la proprit est natio-nalise, puisquil ny a plus de propritaires privs, la proprit est donc sociali-se, cest--dire que la socit dispose des moyens de production. Largument estfallacieux, et cela transparat dans ce que Trotsky lui-mme disait dans La rvo-lution trahie : les moyens de production appartiennent lEtat. LEtat appartienten quelque sorte, dit-il, la bureaucratie. Mais il ne tire pas la conclusion que tire-rait nimporte qui : donc les moyens de production appartiennent en quelquesorte la bureaucratie. Que veut dire ici en quelque sorte ? Simplement, que labureaucratie nexerce pas sa domination sur les moyens de production, de lamme faon et par les mmes mcanismes conomiques que la bourgeoisie pri-ve. Il y a dans largumentation trotskiste confusion entre la suppression formelle,juridique, de la proprit prive, et la substance relle des rapports de productionqui, en Russie, restent des rapports dexploitation : la population y est toujours

    fondamentalement divise en deux catgories - ceux qui travaillent, les excu-tants et les dirigeants, la bureaucratie.

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    Comment le mouvement trotskiste a-t-il adapt son analyse la situationcre aprs la deuxime guerre mondiale ?

    Aprs la deuxime guerre mondiale, on a assist une extraordinaire expan-sion du rgime russe. Cette expansion ne sest pas faite par annexion pure et sim-ple dautres pays, cest une assimilation structurelle, une transformation du r-

    gime interne des socits concernes, de telle sorte quelles sont devenues socio-logiquement identiques la socit russe.Les trotskistes ont soutenu pendant trs longtemps que laccession au pouvoir

    des partis communistes dans les pays dEurope orientale sexpliquait surtout parla prsence de larme russe et ne changeait rien au rgime social de ces pays,qui, selon eux, restaient pour lessentiel capitalistes. Aujourdhui, tout le mondepeut constater lidentit essentielle du rgime social de ces pays et du rgimerusse. Or, si dans ces pays les PC au pouvoir sont parvenus au bout de quelques

    annes installer un rgime de capitalisme bureaucratique, il serait risible denchercher lexplication dans la seule prsence de larme russe. Il y a la un proces-sus daccession au pouvoir dune bureaucratie locale. Dailleurs, dans plusieurscas, une bureaucratie autochtone sest empare du pouvoir par ses propresmoyens : en Yougoslavie, en Chine, au Nord-Vitnam

    Ces rgimes nont pu sinstaurer que parce que dans la socit contemporaineles possibilits dune telle volution couvent dans tous les pays. Cest ce que letrotskisme ne peut et ne veut pas voir. Parce quil semprisonne dans le di-lemme : il ny a que deux classes fondamentales : les capitalistes et le proltariat.Or, ce que nous montre lpoque contemporaine, et singulirement lpoquedaprs-guerre, cest prcisment lmergence dune catgorie sociale nouvelle.la bureaucratie, qui, pour parler largement, prend en charge le fonctionnement ducapitalisme.

    En Chine par exemple, peut-on parler de rvolution socialiste ? Il y a eu unetransformation norme, qui naurait jamais pu avoir lieu, videmment, sans uneimportante participation de couches trs vastes de la population. Mais la questionnest pas l. La question est : quel a t le sens de cette transformation ? Les mas-ses ont-elles jamais pu agir de faon autonome ? Je rponds : non, elles ont tou-jours t tenues en laisse par le PC. La bureaucratie maoste sy est peut-tre priseplus gentiment que la bureaucratie russe, mais jamais elle na cd le contrle ef-fectif des affaires qui que ce soit. Dans ces conditions, comment pourrions-nousjamais dire quil sagit dune rvolution proltarienne ? Nous avons affaire ici un pays plong dans une crise extrmement profonde et extrmement longue, ola bourgeoisie traditionnelle narrive pas oprer la modernisation impose par lasituation historique mondiale. Ici comme cest le cas pour dautres pays sous-

    dvelopps la bureaucratie nmerge pas comme un produit organique du dve-loppement antrieur de la socit. Elle merge si je puis dire partir de lavenir :

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    partir de lincapacit de cette socit de donner une rponse sa crise. Elle estla couche sociale qui se forme en prenant sur ses paules les transformations n-cessaires.

    Cest en ce sens que la bureaucratie chinoise a ses racines dans lavenir, danslindustrialisation quelle va effectuer, et non dans une industrialisation qui a dj

    t effectue et qui, au fur et mesure que le capital se concentrait, suscitaitlapparition de couches gestionnaires de lindustrie.

    Et les partis communistes qui ne sont pas au pouvoir ?La position trotskiste a toujours consist dire que les PC staliniens taient

    passs dfinitivement du ct de lordre bourgeois. En fait, ce nest pas ce quenous observons.

    En France, par exemple, pendant la guerre, la direction du PC ne prne la lutte

    nationale quaprs lattaque de lAllemagne contre la Russie. Ensuite passeune courte priode de collaboration au lendemain de la guerre - collaboration quitait dicte par la politique russe de lpoque -, le PC se remet combattre labourgeoisie. En Grce, en 1944, le PC stalinien a essay de prendre le pouvoirpar les armes, il a rompu la coalition avec la bourgeoisie. Ds que la guerre froidesinstalle, les PC ont partout purement et simplement une attitude dallis de lapolitique extrieure russe et absolument pas dorganes de la bourgeoisie natio-nale. Il faut tre aveugle pour continuer soutenir que les PC nationaux jouentvis--vis de leur capitalisme national le mme rle que le rformisme tradition-nel.

    Ce qui embrouille la situation, cest que dans la plupart des cas et la plupart dutemps, ces PC sont en porte--faux dans leur pays. La vie du P.C.F., par exemple,depuis 1945 est un long calvaire. Parce quil ne peut rien faire. Il na de puissanceque dans la mesure o il a une certaine influence sur les masses. Pour avoir cetteinfluence, il devait mener une politique qui, dune faon ou dune autre, sert lesintrts des masses : or, une telle politique ne peut tre que rvolutionnaire. Cettepolitique, il ne peut lavoir, non seulement parce quil nest pas rvolutionnaire,mais parce que sil laissait une crise aigu se dvelopper en France, il se heurte-rait tout de suite des impratifs internationaux : pour parler trs sommairement,la Russie na pas la volont actuellement de crer une situation de troisimeguerre mondiale. Or, il est vident quil ny a pas daccession possible du PC aupouvoir en France tant que les Etats-Unis existent. Dans ces conditions, que peutfaire ce pauvre Marchais ? Il peut faire le Programme commun...

    La contradiction du P.C.F. est quil ne peut exister quen visant le pouvoir - etquactuellement et pour un long avenir, il est exclu quil y accde. En mme

    temps, il ne peut rester sans rien faire.

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    La difficult de la discussion et la confusion rsultent de ce quon applique auPC des concepts qui nont pas de prise sur lui. On dit par exemple : le PC em- pche la radicalisation des luttes, cest la preuve quil n est pas rvolution-naire . Mais sil les radicalisait sa faon, il nen serait pas davantage rvolu-tionnaire, il estimerait simplement que le moment est venu d utiliser ces luttes

    pour accder au pouvoir et instaurer sa dictature.

    Tout ceci nous amne au thme du troisime volume que tu viens de pu-blier - et qui sera poursuivi dans le quatrime : le problme de lorga-nisation rvolutionnaire.

    Oui, mais avant den venir l, il y a un chanon quil faut mettre en vidence.Ce chanon, cest la nature du stalinisme, aussi bien en Russie que dans les PC. Ilsagit de comprendre pourquoi la rvolution dOctobre a dgnr ...

    Comment se fait-il que cette rvolution, qui a commenc comme un mouve-ment autonome des masses ouvrires et paysannes, pendant laquelle ces massesont cr leu