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Catharsis et transformation sociale dans la th?eorie politique de Gramsci

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Page 4: Catharsis et transformation sociale dans la th?eorie politique de Gramsci

1990 Presses de l’Université du Québec

Case postale 250, Sillery, Québec G1T 2R1

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Page 5: Catharsis et transformation sociale dans la th?eorie politique de Gramsci

Composition et mise en pages : Catherine Dugré Révision des textes et correction : Julie Martel

ISBN 2-7605-0576-6

Tous droits de reproduction, de traductionet d’adaptation réservés © 1990

Presses de l’Université du Québec

Dépôt légal – 30 trimestre 1990 Bibliothèque nationale du Québec Bibliothèque nationale du Canada

Imprimé au Canada

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Page 6: Catharsis et transformation sociale dans la th?eorie politique de Gramsci

Il faut attirer violemment l’attention sur le présent tel qu’il est si on veut le transformer. Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté...

Le seul enthousiasme justifiable est celui qui accompagne la volonté intelligente, l’activité intelligente, la richesse d’invention en initiatives concrètes qui modifient la réalité existante.

Gramsci

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Remerciements....................................................................................................... ix

Avant-propos..........................................................................................................xi

Introduction

Le sujet de la recherche ................................................................................... 1 Sur le terrain des idéologies............................................................................. 3 État de la question............................................................................................ 5 Hypothèse ...................................................................................................... 11 Objectifs et limites......................................................................................... 12 Méthodologie................................................................................................. 13 Plan................................................................................................................ 14

Chapitre 1

Thématique de la catharsis dans la Città futura

Introduction ................................................................................................... 17 Le mouvement des jeunes militants socialistes.............................................. 18 La discipline purificatrice et libératrice ......................................................... 18 Les exigences du travail culturel et politique................................................. 23 Conclusion ..................................................................................................... 26

Table des matières

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Chapitre 2

Prémisses pour une définition du concept de catharsis

Introduction ................................................................................................... 27 Lettre de Gramsci à Tania, le 9 mai 1932...................................................... 28 Lettre de Gramsci à sa femme Julia, le 8 août 1933 ...................................... 29 L’origine grecque du terme catharsis............................................................. 31 Critique de la conception crocienne de la catharsis ....................................... 34 Conclusion..................................................................................................... 41

Chapitre 3

Définition du concept de catharsis à partir du texte du Cahier de prison 10 II 6, note I

Présentation du texte ....................................................................................... 43 Situation du texte .................................................................................. 43 Terminologie : mots clés et concepts clés............................................. 44 Construction grammaticale et logique du texte .................................... 45 Intérêts du texte .................................................................................... 46 Plan d’analyse...................................................................................... 47

Analyse du texte.............................................................................................. 48 Le moment purement économique :

point de départ de la catharsis......................................................... 48 Les concepts de la science économique :

homo economicus, marché déterminé, valeur.................................. 49 Les éléments constitutifs du procès de travail ...................................... 52 La subordination du procès de travail par le capital :

américanisme et fordisme ................................................................ 54 Révolution passive : intervention de l’État dans l’économie................ 57 Crise de civilisation.............................................................................. 61 Rapports structure/superstructure........................................................ 66 Trois moments ou degrés fondamentaux du rapport de forces ............ 68 Passage de la structure à la sphère complexe

des superstructures .......................................................................... 69 Valeur concrète des superstructures et des idéologies ......................... 71 Le « syllogisme de l’agir » :

dialectique de l’objectif et du subjectif ............................................ 76 Créativité historique :

dialectique de la nécessité et de la liberté........................................ 79 La philosophie de la praxis :

pleine conscience des contradictions historiques............................. 81 Les éléments constitutifs de la philosophie de la praxis ....................... 83

vi Table des matières

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Rapports entre homme-individu et homme-masse dans la création d’une nouvelle forme éthico-politique ................. 84

L’essence humaine est dans l’ensemble des rapports sociaux, et non dans l’individu isolé ............................................................ 88

Formation de la personnalité et transformation sociale ...................... 93 Catharsis et praxis ............................................................................... 96 Unité de la théorie et de la pratique..................................................... 97 Les exigences fondamentales de la formation

de l’esprit scientifique .................................................................. 103 Catharsis et transformation sociale dans la perspective

de la Préface de 1859................................................................... 114 Société civile et société politique........................................................ 119 Critères méthodologiques pour l’étude de l’histoire

des classes subalternes................................................................. 128 Chapitre 4 Pour une théorie de la médiation .......................................................................... 133

Conclusion Au-delà de Gramsci.............................................................................................. 139

Bibliographie

Écrits de Gramsci.......................................................................................... 145 Écrits portant principalement sur Gramsci et son œuvre .............................. 146 Écrits comportant des références critiques à l’œuvre de Gramsci ................ 150 Écrits connexes ............................................................................................. 151

Table des matières vii

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Remerciements

Mes premiers remerciements s’adressent à Jean-Marc Piotte, professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, dont les avis discrets, judicieux et pertinents m’ont permis de mener à terme cette recherche.

Je remercie également Elsa Fubini, Antonio Santucci et Antonio Di Meo, qui, au cours de nos conversations à l’Institut Gramsci à Rome, m’ont encouragé à poursuivre ce travail sur le concept de catharsis, un concept très peu étudié jusqu’à maintenant par les interprètes de l’œuvre de Gramsci.

Cette recherche n’aurait pas été possible sans les manifestations d’encou-ragement, de soutien et d’intérêt de mes collègues du Département de travail social. Les préoccupations et les questions qui sous-tendent cette étude ont été mûries en grande partie grâce aux nombreux échanges que j’ai eus avec eux et avec elles au cours de mes onze années d’expérience dans la formation des travailleurs sociaux.

Un remerciement tout spécial à ma femme et à mes enfants qui ont partagé avec moi les moments d’impatience et d’inquiétude, de privation et d’isolement, tout autant que les moments de satisfaction et de joie, qui ont ponctué ces longues années de recherche...

E. J.

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Ce livre a pour objet d’étude les rapports entre catharsis et transformation sociale dans la théorie politique d’Antonio Gramsci. De prime abord, le terme catharsis est associé aux domaines aussi différents que la médecine, la religion, la psychologie, la psychanalyse, l’esthétique. L’idée d’une association entre catharsis et transformation sociale peut étonner au départ. Pourtant, la lecture attentive de l’œuvre de Gramsci nous a amené à formuler l’hypothèse selon laquelle le concept de catharsis, retraduit dans le cadre d’un « exposé élémentaire de science et d’art politiques », est tout à fait original, pertinent et efficace pour définir les conditions nécessaires à la formation de nouveaux sujets socio-historiques capables d’intervenir de façon délibérée, critique et ordonnée, dans le processus de transformation des rapports sociaux.

L’origine du terme catharsis remonte à Aristote, qui l’a employé la première fois dans sa Poétique pour désigner l’effet produit sur les spectateurs par la tragédie. La définition de la tragédie par Aristote comporte en effet l’idée d’une épuration (Katharsis) des émotions de frayeur et de pitié suscitées chez les spectateurs par la représentation dramatique d’actions humaines. Au-delà de cette définition, la signification exacte de la catharsis dans l’esthétique d’Aristote demeure encore aujourd’hui l’objet d’interprétations multiples et contradictoires. Parmi ces interprétations, la critique bretchtienne de la dramaturgie aristotélicienne est incontournable : je réfère, en particulier, à la dialectique identifi-cation/distanciation qui occupe une partie importante des ouvrages théoriques

Avant-propos

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de Bretcht sur le théâtre. Les pistes entrouvertes par les travaux plus récents de Dominique Barrucand et de Dupont-Lallot suggèrent un élargissement de la signification originelle du terme catharsis pour inclure les enjeux d’un processus d’épuration libératrice.

Au plan esthétique, l’épuration comporte, d’une part, l’identification des spectateurs avec les personnages qui représentent par leurs actions une histoire tragique suscitant les émotions de frayeur et de pitié, et, d’autre part, une distanciation qui permet aux spectateurs de se libérer de ces émotions immédiates. Identification et distanciation sont ainsi deux dimensions d’un même processus dialectique, dont la visée fondamentale consiste dans la transformation des rapports entre les spectateurs et les acteurs par la représentation dramatique des inextricables contradictions de l’histoire humaine et de la vie quotidienne. Cette épuration libératrice ne peut se produire que si les spectateurs exercent leur jugement critique vis-à-vis des différentes formes de représentation de la réalité, lesquelles sont imprégnées de la culture, des valeurs, des croyances, des normes sociales, bref des idéologies omniprésentes dans une société déterminée.

Gramsci, de par ses connaissances philologiques, ne pouvait pas ne pas entrevoir toutes les richesses contenues dans le terme catharsis. À l’occasion de ses travaux de critique littéraire, de ses activités journalistiques, de son expérience politique dans le mouvement des jeunes militants socialistes, de ses années consacrées à l’organisation du mouvement ordinoviste et à la direction du parti politique, jusqu’à ses dernières années de réflexion dans l’isolement de la prison, il n’a cessé de méditer sur la thématique de la catharsis.

Grâce à une analyse minutieuse des principaux écrits de Gramsci, nous sommes venu à la conclusion que celui-ci accorde au concept de catharsis un statut épistémologique particulier dans sa refondation de la « philosophie de la praxis » à partir de sa relecture de Marx, de Machiavel et de Croce. C’est ainsi que nous avons reconstruit, autour des concepts de catharsis, de praxis et d’autonomie, une théorie de la médiation sociale et une méthodologie de la transformation sociale qui débouchent sur des pistes de recherche absolument fécondes pour le renouvellement des pratiques sociales aujourd’hui.

Ce livre s’inscrit au cœur d’une réflexion très actuelle sur la crise des pratiques sociales professionnelles et militantes. Nous ne prétendons nullement clore la réflexion sur ce sujet ; nous avons voulu plutôt l’amener sur un terrain où l’on consent à s’interroger sur les fondements épistémologiques, théoriques et méthodologiques de ces pratiques. Considérant, d’une part, les inégalités structurelles persistantes qui caractérisent notre société de consommation, et, d’autre part, l’idéologie néo-libérale qui entraîne tout un chambardement dans les rapports entre la société politique et la société civile, aux plans national et international, c’est avec un certain pessimisme de l’intelligence que nous envisageons l’avenir immédiat des pratiques sociales au tournant des années 90. L’histoire des « révolutions passives », relue à travers les analyses historiques de Gramsci, permet de comprendre, derrière l’ordre néo-libéral, le système de forteresses et de « casemates » que les classes dirigeantes ont érigées pendant des

xii Avant-propos

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Avant-propos xiii

décennies, sous la surveillance de l’État-veilleur de nuit, pour contenir les mouvements sociaux porteurs de changement. Cette même histoire, relue à travers les problématiques de cette fin de siècle, est susceptible d’apporter aussi quelques éclairages stimulants sur les analyses et stratégies que les classes subalternes et leurs intellectuels organiques devraient adopter pour sortir de la morosité qui tend à les paralyser dans leur recherche d’une nouvelle forme éthique-politique.

S’inspirant du paradigme éthique-politique élaboré par Gramsci, ce livre est en somme une plaidoirie pour un nouveau regard critique sur les rapports sociaux, regard lucide qui n’est possible qu’au prix d’un long et douloureux passage à travers les multiples médiations et contradictions de la vie quotidienne. Ce rite de passage, qui constitue la quintessence du concept de catharsis, est aussi le laboratoire où se forgent les sujets socio-historiques susceptibles de s’engager avec un certain optimisme de la volonté dans la recherche de nouvelles stratégies de transformation sociale.

Ernst Jouthe

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Introduction

Le sujet de la recherche

Un des aspects les plus intéressants de l’œuvre de Gramsci consiste dans les matériaux qu’on y trouve pour une méthodologie de la transformation sociale. Il va sans dire, pour un lecteur attentif de ses Écrits politiques1 de 1914 à 1926, de ses Lettres de prison2 et de ses Cahiers de prison3, que Gramsci, même en abordant explicitement les questions de méthode, ne s’était jamais donné comme objectif d’écrire un traité de méthodologie, qui serait l’équivalent d’un « discours de la méthode » ou « des règles de la méthode sociologique ». Toutefois, la critique systématique et rigoureuse des œuvres de ses prédécesseurs et de ses contempo- rains l’a amené à identifier et à exprimer la nécessité d’une science politique

1. Antonio GRAMSCI, Écrits politiques (1914-1926). Textes choisis, présentés et annotés par

Robert PARIS. Traduction de l’italien par Marie G. MARTIN, en collaboration. Paris, Gallimard, 3 volumes : vol.1,1974, 461 pages ; vol. 2,1975, 374 pages ; vol. 3,1980, 441 pages. Nous désignerons cet ouvrage par EP.

2. AntonioGRAMSCI,Lettres de prison. Traduction de l’italien par Hélène DEPUYER et Georges SARA. Paris, Gallimard, 1971, 620 pages. Nous désignerons cet ouvrage par LP.

3. Cahiers de prison. Introduction, notices et notes de Robert PARIS. Traduction de l’italien par Monique AYMARD et Paolo FULCHIGNONI. Gallimard, 5 volumes : Cahiers 6, 7, 8, 9 (1983), 715 pages ; Cahiers 10, 11, 12, 13 (1978), 549 pages. Dans cette recherche, nous utiliserons principalement les Quaderni del carcere. Torino, Einaudi, 1977, 3 370 pages, édition critique en 4 volumes établie par V. GERRATANA (Istituto Gramsci). Nous désignerons cette édition par Q pour Quaderni. Nous désignerons par C les Cahiers de prison édités en 5 volumes par Gallimard ; nous indiquerons nos propres traductions par E. J.

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nouvelle et autonome4. Cette science politique, Gramsci la concevait sur une base autre que celle des courants dominants de son époque : matérialisme mécaniste et déterministe, positivisme et empirisme, économisme et idéologisme, etc. Il fallait opérer une « révolution scientifique » pour libérer la praxis de ces courants de pensée qui avaient tendance à stériliser tant la réflexion théorique que l’engagement dans l’action concrète. C’est dans cette perspective que Gramsci a accumulé un ensemble de matériaux pour un « exposé élémentaire de science et d’art politiques compris comme un ensemble de canons pratiques pour la recherche et d’observations particulières, dont l’utilité est de réveiller l’intérêt pour la réalité effective et de susciter des intuitions politiques plus rigoureuses et plus vigoureuses5 ». Selon lui, un exposé élémentaire d’art et de science politiques devrait partir du fait primordial qu’il existe des dirigeants et des dirigés :

Le premier élément, c’est qu’il existe réellement des gouvernés et des gouvernants, des dirigeants et des dirigés. Toute la science et l’art politiques se fondent sur ce fait primordial, irréductible (dans certaines conditions générales)6.

Ce fait étant acquis, le problème qui se pose est celui de la formation des dirigeants : « [...] comment on peut diriger de la manière la plus efficace (une fois définis certains buts) ; comment, en conséquence, assurer la meilleure préparation aux dirigeants7 » ? À ce propos, la question fondamentale est de savoir si l’on veut qu’il y ait toujours des gouvernés et des gouvernants, des dirigeants et des dirigés, ou si l’on veut créer les conditions qui permettront la disparition de la nécessité de cette division. La réponse à cette question a des répercussions méthodologiques importantes. Elle varie selon que l’on conçoit la division entre dirigeants et dirigés comme étant liée au principe universel de la division du genre humain, ou bien comme un fait historique, par conséquent, sujet au changement dans des conditions déterminées. Si l’on présuppose que le rapport entre dirigeants et dirigés, gouvernants et gouvernés, comme il se manifeste dans une société particulière, n’est pas une donnée naturelle et irréversible mais un rapport historique, on peut formuler l’hypothèse que ce rapport remonte, en dernière analyse, à une division de la société en groupes sociaux, en classes dirigeantes et en classes subalternes, et se retrouve même dans un groupe socialement homogène. Dans cette problématique, il s’agit donc d’un rapport social et non d’un rapport entre individus isolés. C’est également un rapport dialectique, en ce sens que les termes interagissent l’un sur l’autre, moyennant des médiations.

4. Q 13 10, vol. III, p. 1568 (C, vol. III, p. 366). 5. Q 13 2, vol. III, p. 1561 (C, vol. III, p. 359). 6. Q 13 20, vol. III, p. 1599 (C 13, vol. El, p. 396). Nous nous en tenons pour le moment à la

terminologie gramscienne qui ne semble pas distinguer clairement dans ce texte les rapports dirigeants/dirigés des rapports gouvernants/gouvernés. Pourtant ces rapports ne se recouvrent pas nécessairement. Il faudra les examiner de plus près en tenant compte des liens dialectiques qui existent entre la plupart des couples conceptuels typiquement gramsciens : hégémonie et coercition, direction et domination, société politique et société civile, etc.

7. Ibid.

2 Introduction

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Dans des situations déterminées, à l’intérieur de différents groupes, les acteurs occupent, par rapport à un but recherché, tantôt la position de dirigeants, tantôt la position de dirigés. Le passage d’une position de dirigés à celle de dirigeants dépend, entre autres, de la capacité de distance critique vis-à-vis des idéologies8 par lesquelles les uns et les autres tentent de s’influencer mutuellement, pour les situer dans l’espace et dans le temps, pour les expliquer dans une perspective historique. Car les idéologies sont omniprésentes : dans nos sentiments, nos passions, nos croyances religieuses, nos représentations spontanées et nos connaissances scientifiques, nos valeurs et nos comportements, nos discours et nos pratiques, et dans les institutions de la société civile et politique. Le problème de la formation des dirigeants se pose alors dans les termes suivants : Quelles sont les conditions nécessaires à la formation de nouveaux sujets socio-historiques capables d’intervenir de façon délibérée, critique et ordonnée dans le processus de transformation des rapports sociaux au sein d’une société historiquement déterminée ?

Sur le terrain des idéologies

Or ce problème de la formation de nouveaux sujets socio-historiques9 est au cœur des réflexions actuelles sur la crise des pratiques sociales, professionnelles et militantes10, et sur les conditions de renouvellement de ces pratiques. Certains courants de pensée ont tendance à associer cette crise des pratiques sociales à la « fin des idéologies », à l’éclatement des grands « modèles » d’explication des problèmes sociaux et de transformation sociale. Plus récemment, on a observé

8. Le terme idéologie est loin d’être un terme univoque. Il revêt plusieurs significations différentes,

parfois contradictoires, selon les auteurs. Dans notre recherche, il ne se réduit pas au sens courant de « système d’idées », ni au sens péjoratif de « conscience inconsciemment inversée des rapports réels » (Lucien SÈVE, 1980, p. 683) ou de « rapports imaginaires aux conditions matérielles d’existence ». Pour le moment, nous nous référons principalement au sens le plus général du tenue comme on le trouve chez Gramsci : « [...] une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l’art, dans le droit, dans l’activité économique, dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective » (Q 11 12, vol. II, p. 1380 [C, vol. III, p. 180]). Pour une analyse critique de la signification du concept d’idéologie chez Marx, Gramsci et Althusser, voir AUMÈIRE et AYOUB, 1982.

9. Nous sommes conscient du fait qu’il existe un débat très actuel sur le « retour de l’individu » et le « retour du sujet ». Notre recherche, tout en reconnaissant la pertinence et l’importance de ce débat, ne s’inscrit cependant pas dans la problématique philosophique du choix pour ou contre le sujet individuel. Par contre, elle prend nettement position en faveur de toutes les formes de subjectivité par lesquelles les hommes et les femmes, comme individus singuliers, groupes, mouvements, organisations de masses, pèsent de tout leur poids spécifique dans le processus de transformation sociale. En ce sens, nous pouvons parler d’un ensemble de sujets socio-historiques constituant l’homme collectif en formation, qui est au centre des réflexions politiques de Gramsci.

10. Cf. Jean-Marc PIOTTE, La communauté perdue : petite histoire des militantismes. Montréal, VLB éditeur, 1987, 140 pages. Voir aussi l’analyse très intéressante du lien entre la crise des pratiques sociales et l’idéologie, faite parle groupe de recherche sur les pratiques sociales en collaboration avec F. MISPELBLOOM : « Pratiques socio-historiques en travail social », article paru dans la Revue internationale d’action communautaire, n° 8/48, automne 1982, pp. 177-188.

Introduction 3

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une internationalisation de la tendance néolibérale à évacuer systématiquement tout débat idéologique d’importance sur la place publique : c’est le règne de la « soft-idéologie »11. Et cette omniprésence de la « soft-idéologie » se manifeste, entre autres, par une tendance très courante, qui consiste à expérimenter çà et là des pratiques à la mode sans critiquer les idéologies contradictoires à l’œuvre dans ces pratiques. Contrairement à cette banalisation des idéologies, notre recherche repose sur le postulat suivant : la crise des pratiques sociales est très intimement liée au grand chambardement qui s’est produit au cours des dernières années dans le domaine des idéologies12. D’où la nécessité d’une connaissance approfondie du terrain des idéologies, terrain incontournable où les hommes et les femmes prennent conscience des conflits liés au bouleversement des conditions matérielles d’existence et les mènent jusqu’au bout. Gramsci rappelle en effet avec une insistance frappante, principalement dans ses Cahiers de prison, cette proposition contenue dans la Préface de K. Marx à sa Contribution à la critique de l’économie politique (1859) :

Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout13.

Cette recherche, en nous situant sur le terrain des idéologies, s’inscrit ainsi dans le prolongement des réflexions de Gramsci sur la valeur concrète des superstructures et la matérialité spécifique des idéologies, problématique qu’on ne saurait appréhender efficacement sans la situer dans la théorie générale des rapports entre la structure et la sphère complexe des superstructures. En tant que « théoricien des superstructures »14, Gramsci a produit un certain nombre de concepts qui constituent des prémisses originales, utiles et pertinentes pour renouveler la méthodologie de la transformation sociale.

Parmi ces concepts, celui de catharsis15 occupe, selon nous, une place déterminante. De ce concept, la présente recherche analyse l’origine, la signification et l’efficacité, de façon à mettre en évidence l’apport original de Gramsci à l’élaboration d’une méthodologie de la transformation sociale.

11. François-Bemard HUYGHE et Pierre BARBÈS, La soft-idéologie, Paris, Laffont, 1987, 214

pages. 12. Cf. Magazine littéraire, « Idéologies. Le grand chambardement. » Introduction par Dominique

GRISONI. Numéro spécial double, 239-240, mars 1987. 13. Karl MARX, Contribution à la critique de l’économie politique. Préface de 1859. Paris,

Éditions sociales, 1957, pp. 4-5. (Dans les citations, sauf indication contraire, l’italique est de nous.)

14. Cf. Jacques TEXIER, « Gramsci, théoricien des superstructures ». Article paru dans La Pensée, n° 139, juin 1968.

15. Étymologiquement, CATHARSIS est un mot grec formé d’une préposition, qui signifie EN VUE DE et du verbe AIRO, qui a trois sens : ENLEVER, LEVER ou ÉLEVER, EXALTER ou METTRE HORS DE SOI. La principale référence de Gramsci au terme catharsis se trouve dans le Q 10 H 6 note I, vol. II, p. 1244 (C, vol. II, p. 50). Ce fragment est au centre de notre recherche et fera, plus loin, l’objet d’une analyse détaillée.

4 Introduction

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État de la question La bibliographie concernant la vie et l’œuvre de Gramsci est surabondante et déconcertante : il s’agit bien d’un labyrinthe, selon l’expression utilisée par Maurice A. Finocchiaro (1984)16 à propos des écrits sur Gramsci. La première bibliographie complète compilée par Elsa Fubini pour l’Institut Gramsci (1969) et parue dans l’ouvrage collectif Gramsci e la cultura contemporanea (Istituto Gramsci, 1969) comportait déjà 1 100 titres s’échelonnant sur la période de 1922 à 1967 ; la deuxième bibliographie générale parue dans Politica e storia in Gramsci, un autre ouvrage collectif publié par F. Ferri pour l’Istituto Gramsci (1977), faisait état de 1 500 titres couvrant la période de 1967 à 1977. Plus récemment, Harvey J. Kaye (1981) recensait 120 titres dans une bibliographie des études sur Gramsci en anglais. Les œuvres pionnières de Piotte (1970), Portelli (1972, 1974), Texier (1973, 1974), Paris (1974, 1979), Ricci (1975), Guibal (1976) et de tant d’autres suffisent à montrer comment, après certaines hésitations non étrangères au protectionnisme culturel de certains milieux intellectuels français, l’œuvre de Gramsci a finalement été largement diffusée et accueillie en France, surtout à partir des années 70.

Au cours des 10 dernières années, on n’a pas arrêté de lire Gramsci, de déchiffrer ses Lettres de prison et ses Cahiers de prison, de remonter aux sources de ses Écrits de jeunesse, pour mieux comprendre pourquoi il était le penseur et l’homme d’action si près de son temps et des problèmes spécifiques de son pays, et à la fois le visionnaire génial qui a su pressentir, dans la solitude et l’échec, la plupart des grands problèmes du monde contemporain. Bien sûr, cet engouement pour Gramsci ne lui a pas fait que du bien : la mainmise de P. Togliatti et du Parti communiste italien sur l’héritage de celui qu’on a voulu obstinément faire passer pour le Lénine italien17 a pendant longtemps freiné les possibilités d’une critique rigoureuse et systématique de l’œuvre gramscienne, au-delà du dogmatisme et du parti pris politique.

Nous n’entrerons pas dans les interminables débats sur l’historicisme absolu de Gramsci, ni dans les querelles d’interprétation autour de la supposée « coupure épistémologique »18 entre ses écrits de jeunesse et ses œuvres de maturité. Nous tenterons d’éviter les pièges de la récupération de sa pensée par

16. Pour éviter d’alourdir les notes infrapaginales, nous nous contenterons d’indiquer, entre parenthèses à côté du nom de l’auteur, l’année de publication de l’écrit auquel nous faisons référence, le reste des indications se trouvant au complet dans la bibliographie. Quand il s’agit par contre d’une citation ou d’une référence à un aspect spécifique de la pensée d’un auteur, nous donnerons les indications complètes sur le document utilisé.

17. Cf., entre autres, Robert PARIS (1974), dans son introduction aux Écrits politiques de Gramsci ; V. GERRATANA (1977), dans son introduction à l’édition critique des Quaderni en 4 volumes.

18. Au lieu d’introduire de l’extérieur une coupure artificielle entre les « écrits de jeunesse » et les « écrits de la maturité » de Gramsci, nous pensons qu’une méthode dialectique de lecture de l’ensemble de son œuvre, comme celle préconisée par F. RICCI (1975), dans son introduction à Gramsci dans le texte, est plus susceptible de faire ressortir la profonde unité entre la pensée et l’action de celui qui a refondé la philosophie de la praxis.

Introduction 5

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divers courants idéologiques contemporains, entre autres, l’eurocommunisme et les réformismes de tout acabit, lesquels tendent à occulter certaines questions fondamentales posées par Gramsci plutôt qu’à les approfondir en tant qu’axes de recherche encore très pertinents pour le renouvellement des pratiques sociales actuelles. En effet, pensons-nous, malgré la critique supposément « définitive » de l’œuvre de Gramsci par le courant « marxiste autonome » en Italie19, plusieurs dimensions de cette pensée aussi riche sont encore à peine inexplorées.

Nous nous engageons dans cette voie de recherche à la suite de Christine B.-Glucksman, qui nous invite à chercher, au-delà du « gramscisme »20, un Gramsci original. Celui qui était préoccupé par la mise en place des matériaux pour une nouvelle science de la politique, et qui a entrouvert des pistes de réflexion absolument fécondes pour comprendre l’idéologie de la révolution passive, en expliquer les mécanismes de fonctionnement et rechercher les moyens de la subvertir.

La liste des ouvrages portant sur les multiples formes qu’ont prises les stratégies des classes dirigeantes pour imposer leur révolution passive et contenir les revendications et les luttes des classes subalternes est de beaucoup la plus impressionnante : depuis les jalons posés par Gramsci pour une analyse spécifique du fascisme en Italie, du taylorisme et du fordisme comme signes d’expansion internationale d’une nouvelle civiltà américaine, l’essentiel a été dit sur les thèmes reliés à la problématique générale de l’élargissement de l’État21 : nature et fonctionnement des appareils idéologiques ou hégémoniques d’État ; rapports entre la société politique et la société civile ; coercition et consensus comme formes différenciées et complémentaires de gouvernement ; naissance, développement et mort de l’État-providence ; rôle des intellectuels dans l’organisation de la culture dominante et la recherche active de l’adhésion des masses populaires à cette culture pour assurer le maintien et la cohésion du bloc au pouvoir. En d’autres termes, ces problématiques, interreliées entre elles, ont été largement explorées ; il reste sans doute plusieurs questions sans réponse, cependant il nous semble difficile de tenir des propos originaux et pertinents sur ces questions, à moins de changer de terrain et d’introduire de nouveaux paradigmes de recherche. En cohérence avec le but de notre recherche, nous porterons notre attention principalement aux auteurs qui ont abordé la question de la méthodologie de la transformation sociale en y intégrant de façon plus ou moins explicite le concept de catharsis.

L’étude la plus récente dont nous avons pris connaissance est celle de Maria Galanaki (1986) : elle a pour objet le concept d’hégémonie chez Gramsci. En

19. C’est du moins ce qu’avance F. PIPERNO dans un texte intitulé « Au-delà de Marx : Zénon »

paru dans l’ouvrage collectif Les autres marxismes réels, publié sous la direction d’André CORTEN. Christian Bourgois éditeur, 1985, p. 165, note 5.

20. Voir l’article sous ce mot, dans Dictionnaire critique du marxisme, publié sous la direction de G. LABICA et al., Paris, PUF, 1983, pp. 398-403.

21. Cf. Christine B.-GLUCKSMAN, Gramsci et l’État, Paris, Fayard, 1975, pp. 87-138.

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commentant un fragment des Cahiers de prison intitulé « Passage du savoir au comprendre et au sentir, et vice-versa », l’auteure souligne une dimension psychologique dans la conception gramscienne des rapports entre les intellectuels et les masses. Elle rappelle, en se reportant explicitement au concept de catharsis, une préoccupation centrale dans les réflexions de Gramsci : l’intellectuel ne saurait assumer véritablement son rôle d’organisateur de la culture et de l’hégémonie en se plaçant, comme un étranger, à l’extérieur du vécu des masses populaires ; au contraire, il doit s’engager concrètement dans toutes les sphères de la société civile et politique :

Il existe alors, entre les intellectuels et les masses, un rapport « psychologique » et éducatif. Le rapport psychologique sous-tend le concept gramscien de « catharsis », c’est-à-dire le moment où les travailleurs deviennent des êtres humains autonomes, capables d’analyser des situations historiques concrètes ; et les intellectuels, contrairement à la conception idéaliste selon laquelle ils seraient étrangers à la réalité objective, jouent un rôle à tous les échelons de la société, pas seulement dans les sphères qui sont explicitement culturelles, mais dans la base économique, dans la société civile aussi bien que dans la société politique22.

Par ces observations, Galanaki rejoint J. Femia (1981) qui, lui aussi dans son ouvrage majeur sur la pensée politique de Gramsci, établit un lien très étroit entre le concept de catharsis et celui de l’autonomie des êtres humains comme sujets conscients et actifs, engagés dans la conquête et l’organisation de l’hégé-monie23. En mettant l’accent sur la dimension psychologique de la catharsis, l’auteure indique à la fois une piste de recherche intéressante et le lieu d’un piège. Piste intéressante, car elle invite à explorer plus en profondeur les matériaux, que l’on peut retracer dans les recherches gramsciennes, pour une théorie de la personnalité. Le piège consisterait à « psychologiser » une pensée qui est essentiellement politique et arc-boutée sur les rapports sociaux. Pour éviter ce piège, il nous apparaît nécessaire de confronter les prémisses d’une théorie de la personnalité chez Gramsci avec les études plus récentes et plus systématiques sur les lois de la formation et du développement de la personnalité autonome. Les balises pour explorer cette problématique ont été définies de façon intéressante par Bogdan Suchodolski (1969). Dans sa communication présentée au Congrès des études gramsciennes tenu à Cagliari du 23 au 27 avril 1967, et publiée par la suite dans Gramsci e la cultura contemporanea (ISTITUTO GRAMSCI, 1969), il introduisait une distinction entre les différents courants de pensée qui avaient abordé jusqu’alors la question de l’homme : le courant antihumaniste qui pourrait s’identifier à une « philosophie du monde sans l’homme » ; un courant personnaliste qui pourrait se définir comme une « philosophie de l’homme détaché du monde » ; un courant humaniste révolutionnaire ou historiciste, qui s’inscrit dans une

22. Maria GALANAKI, Gramsci’s Concept of Proletarian Hegemony : Political and

Philosophical Roots. Montréal, Université McGill, août 1986, pp. 81-82 (traduction : E. J.). 23. Cf. J. FEMIA, Gramsci’s Political Thought : Hegemony Consciousness, and the Revolutionary

Process. Oxford, Clarendon Press, 1981, pp. 119-120, 177 et passim.

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perspective de transformation sociale du monde et qui pourrait se définir comme une « philosophie de l’homme dans ce monde » :

Le problème de la personnalité concerne aujourd’hui la place et le rôle de l’homme dans le monde social que les hommes construisent, à travers fatigues et erreurs, et toutefois en s’efforçant toujours de poursuivre une activité planifiée et rationnelle. Le problème de la personnalité concerne donc, aujourd’hui, toutes les contradictions existantes entre notre passé et le présent, de même qu’entre le présent qui nous limite et le futur que nous construisons24.

Par rapport à cette problématique de la personnalité humaine, deux références plus récentes revêtent une grande importance pour l’orientation de la présente recherche. La première référence est une étude critique de l’œuvre du psychologue français Henri Wallon, publiée par Emile Jalley (1981). Dans cette étude, l’auteur démontre comment Wallon, connu pour la rigueur et la profondeur de ses analyses, était très proche de Freud et de Piaget relativement à certaines observations cliniques sur le développement de l’enfant (psychogénèse), et en même temps très différent d’eux par sa conception des rapports entre le développement de l’individu social (psychogénèse) et le développement d’une société historiquement déterminée (sociogénèse), dans l’unité dialectique du développement historique de l’espèce humaine (phylogénèse). L’autre référence est un ouvrage de Lucien Sève (1975) sur les rapports, au plan épistémologique, entre le matérialisme historique et la psychologie moderne : l’essentiel de la thèse de Sève est un plaidoyer en faveur de la reconnaissance de la place de l’individu dans la théorie marxiste, et conséquemment en faveur de la légitimité d’une théorie de la personnalité construite à partir des concepts fondamentaux du matérialisme historique. La démonstration de l’auteur pivote autour de la fameuse VIe Thèse sur Feuerbach qui définit l’essence humaine par l’ensemble des rapports sociaux25. Sève se positionne explicitement à contre-courant de « l’antihumanisme théorique » d’Althusser, et dans le prolongement des recherches de Politzer pour jeter les bases d’une psychologie concrète. Il reprend, sous des formulations quelque peu différentes, des éléments qui se trouvent chez Gramsci, et qui, intégrés dans une perspective de transformation sociale, sont susceptibles d’apporter un éclairage original sur la formation de l’homme dans le monde. Et pourtant, il prend rapidement ses distances par rapport à Gramsci : par souci de 24. B. SUCHODOLSKI : « Gramsci e la problematica attuale della personalità umana », dans

Gramsci e la cultura contemporanea, Rome, Riuniti, 1969, vol. 2, p. 55 (traduction : E. J.). 25. Cf. K. MARX, Thèses sur Feuerbach, publiées en annexe dans K. MARX et F. ENGELS,

L’idéologie allemande, Première partie : Feuerbach, traduction de Renée DE CARTEILE et Gilbert BADIA, Paris, Éditions sociales, 1970, 155 pages. La VIe thèse se trouve à la page 140 et s’énonce comme suit : « Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé : 1) de faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé ; 2) de considérer, par conséquent, l’être humain uniquement en tant que “genre”, en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle les nombreux individus. »

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« fidélité » à Marx, et surtout par crainte de dépasser les frontières de l’orthodoxie, il évite de s’engager sur la pente « historiciste » et « idéaliste » de Gramsci26. Le mérite de Tosel (1984) est précisément d’avoir montré à quel point les recherches très stimulantes de Sève ont été entravées par l’angle objectiviste sous lequel il aborde la problématique du matérialisme historique. A. Tosel a pris le risque de sortir des frontières culturelles de la France pour regarder du côté de l’Italie : il a découvert un autre Gramsci, celui qui a refondé la philosophie de la praxis en remontant certes aux sources des concepts du matérialisme historique, mais surtout en transformant profondément des problématiques qu’on aurait pu croire définitivement réglées en vertu des canons du Dia-Mat27.

Tosel (1983) identifie le fil rouge qui traverse l’œuvre de Gramsci comme étant celui de la recherche de la conquête de l’hégémonie par les masses constituées en sujet historique ayant une part active et consciente dans la transformation du monde. Cette conquête de l’hégémonie n’est en rien une entreprise spontanée ou volontariste : elle relève de la science politique, science de l’analyse et de la transformation des rapports sociaux. Cette science de la praxis humaine ne peut s’édifier sans intégrer les concepts fondamentaux de l’économie, de la morale, de la philosophie, de la psychologie, en somme, de tout l’équipement intellectuel dont l’homme a besoin pour se connaître comme sujet socio-historique situé dans un monde en devenir (homo sapiens), et se forger en transformant ce monde (homo faber). Tosel crédite Gramsci pour avoir conféré au terme catharsis le statut d’un concept central dans la théorie de la médiation que constitue la philosophie de la praxis :

La philosophie de la praxis est la théorie de la médiation, de la catharsis économie-politique ; elle a pour fonction d’éviter la répétition du mouvement historique dans l’identité des rapports de production, et positivement, de construire l’émergence du nouveau. Elle s’ouvre intérieurement sur la science de la politique comme capacité d’analyser, choisir politiquement et intellectuellement les tendances issues de la base, susceptibles d’être intégrées dans la construction de l’hégémonie28.

S’il est vrai que la catharsis comporte une dimension psychologique, cette dimension ne trouve sa signification originale que dans l’unité constitutive de

26. Cette critique de Gramsci par Sève est selon nous peu approfondie dans Marxisme et théorie de

la personnalité (1975), pp. 379-381. Elle est reprise de façon plus élaborée dans Une in-troduction à la philosophie marxiste (1980) ; bien que plus ouverte à l’ensemble de la pensée gramscienne, elle demeure alourdie par l’obsession du matérialisme objectif encore très présente chez Sève. D’où la critique très pertinente de Tosel vis-à-vis de Sève et Althusser, critique qui tente de réintégrer la question de la subjectivité dans la problématique de la transformation des rapports sociaux.

27. Abréviation russe de matérialisme dialectique. « Le Dia-Mat est la forme prise par le matérialisme dialectique en URSS et dans le mouvement communiste international, durant la période stalinienne, et au-delà. » Sur le Dia-Mat constitué en idéologie justificatrice du Parti-État stalinien, voir ce mot dans le Dictionnaire critique du marxisme (1983), pp. 264-265.

28. André TOSEL., introduction à Gramsci. Textes traduits par Jean BRABANT et al. Paris, Éditions sociales, 1983, p. 33.

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la philosophie de la praxis, dans laquelle économie, philosophie et politique s’interpénètrent comme dans un mouvement de cercles concentriques pour constituer une totalité dialectique.

Au centre de ce mouvement circulaire se trouve, comme le soulignait Suchodolski (1969) dans sa communication, cette capacité de poursuivre une activité planifiée et rationnelle, laquelle ne va pas sans efforts, sans fatigue ni erreurs, vu les multiples contradictions inhérentes aux rapports entre le passé, le présent et le futur. En d’autres termes, une solide formation humaine nécessite une rigoureuse discipline morale et intellectuelle, une discipline à la fois purificatrice et libératrice, en un mot une catharsis. Cette catharsis fait partie d’une pédagogie dont on peut trouver les caractéristiques spécifiques dans l’œuvre de Gramsci relue, entre autres, par Urbani (1969), Manacorda (1970), Lombardi (1971), Entwistle (1979), et plus récemment par Galanaki (1986). Celle-ci en particulier a bien souligné la nature dialectique des rapports intellectuels-masses, assimilés à des rapports entre éducateurs et éduqués. Elle fait un rapprochement tout a fait justifié entre la conception gramscienne des rapports politico-pédagogiques et la IIIe Thèse sur Feuerbach29 :

Le rapport éducatif entre les intellectuels et les masses prend la forme d’un rapport élève–maître d’une façon nouvelle et dialectique. Pour Gramsci, le rapport élève-maître, intellectuels–masses, est de fait à la fois actif et réciproque, de telle sorte que chaque maître est toujours un élève et chaque élève un maître30.

Il va sans dire que cette réciprocité n’a rien de mécanique ni de spontané. Elle est traversée par de multiples contradictions inhérentes aux rapports de force en présence entre dirigeants et dirigés. Ces contradictions, source de tensions et de crises idéologiques, ne peuvent trouver leur résolution que par la discipline et l’autonomie, conditions du développement intégral de la personnalité. Ce lien interne entre pédagogie et politique est un thème central dans le livre de Lombardi (1971) sur la Pédagogie marxiste d’Antonio Gramsci. Toutefois, là aussi, il y avait un double piège à éviter. On pourrait être tenté en effet de récupérer les écrits pédagogiques de Gramsci dans deux directions opposées : ou bien dans le sens d’une pédagogie individualiste, réformiste, sans prise sur la réalité effective ; ou bien dans le sens d’une pédagogie collectiviste, surpolitisée, sans prise de considération réelle de la discipline intérieure, des sentiments-passions, de l’imagination et de la volonté. Or au lieu d’emprunter l’une ou l’autre de ces deux directions d’interprétation, Entwistle a préféré respecter et mettre en relief un 29. Cf. K. MARX, op. cit., pp. 138-139 : « La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient

des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société... La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire. »

30. M. GALANAKI, op. cit., pp. 81-82 (traduction : E. J.).

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paradoxe qui s’inscrit au cœur même de la problématique politico-pédagogique de Gramsci. En fait, ce que celui-ci préconise, d’après Entwistle, c’est une éducation conservatrice au service d’une politique radicale, plutôt qu’un détournement de l’éducation vers des fins politiques externes ou partisanes. L’éducation même du dirigeant politique ne peut faire l’économie d’une « grammaire de la pensée » ni d’un « code d’éthique », dans lesquels est condensé l’héritage culturel de l’homme collectif en marche vers son autonomie. Cette éducation, axée sur l’autodiscipline et l’autoconscience, est à proprement parler une éducation militante, tout a fait aux antipodes d’une éducation militaire, axée sur l’ordre et la discipline extérieurs.

Finalement, les auteurs qui ont mis en relief les dimensions psychologiques et pédagogiques de la pensée de Gramsci ont posé des jalons très intéressants, selon nous, pour aborder les questions touchant la méthodologie de la transformation sociale. Cependant, nous sommes très conscient des multiples pièges dans lesquels risque de tomber tout auteur qui serait tenté d’isoler ces dimensions de leur base matérielle et historique. Nous avons tendance à nous associer plutôt aux auteurs qui, comme Tosel31, par exemple, se préoccupent d’approfondir la question morale, la question des sujets socio-historiques à la recherche de leur autonomie et de leur développement intégral, dans le cadre d’une praxis axée sur l’analyse et la transformation des rapports sociaux.

Tosel souligne à juste titre la pertinence et la nécessité d’une réévaluation des éléments de la sphère éthico-politique. Cette réévaluation s’inscrit précisément, selon nous, à l’intérieur du nouveau paradigme d’histoire éthico-politique que Gramsci a pris soin de construire fragment par fragment, par retouches successives, avec la préoccupation d’édifier, comme il le disait, une œuvre fur ewig32.

Hypothèse

L’hypothèse centrale qui sous-tend notre recherche est la suivante : le concept de catharsis retraduit par Gramsci est tout à fait original, pertinent et efficace pour définir les conditions nécessaires à la formation de nouveaux sujets socio-historiques capables d’intervenir de façon délibérée, critique et ordonnée dans

31. Nous trouvons particulièrement stimulantes pour notre recherche les réflexions proposées par

Tosel, « En guise d’épilogue », à la fin de son livre (voir A. TOSEL, 1984), sous le titre : Cons-truire la praxis, aujourd’hui, pp. 296 et sqq. L’auteur souligne des convergences intéressantes entre certaines questions abordées par Gramsci et certaines problématiques travaillées plus récemment par J. HABERMAS, entre autres dans sa Théorie de l’agir communicationnel, dans le cadre général d’une critique de la politique.

32. Voir à ce sujet les commentaires très éclairants de V. GERRATANA (cf. l’Introduction à l’édition critique des Quaderni del carcere, Torino, Einaudi, 1977, pp. XV-XVI) sur les conditions physiques et psychologiques dans lesquelles Gramsci a tenté de résoudre le profond dilemme entre le travail intellectuel pour soi, comme autothérapie, et le travail intellectuel comme investissement désintéressé, fur ewig. Gerratana souligne bien que l’idée des Quaderni est un produit de cette tension intérieure. Nous ajouterons que c’était pour Gramsci la manière de réaliser sa propre catharsis.

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12 Introduction

le processus de transformation des rapports sociaux au sein d’une société historiquement déterminée.

Cette hypothèse établit un lien interne entre les trois éléments du processus de transformation sociale : 1) l’objet à transformer : l’ensemble des rapports sociaux au sein d’une société historiquement déterminée ; 2) les sujets socio-historiques qui se forment eux-mêmes en transformant cet ensemble de rapports ; 3) le processus d’intervention qui comporte un ensemble de conditions objectives et subjectives à l’intérieur desquelles les sujets investissent une somme d’énergies individuelles et collectives en vue de la transformation de l’objet visé. Nous cherchons à déterminer dans quelle mesure le concept de catharsis permet de représenter l’ensemble des conditions objectives et subjectives qui rendent possible la liaison interne entre les trois éléments du processus de transformation sociale. Le concept de catharsis serait ainsi un concept clé dans la méthodologie de la transformation sociale chez Gramsci.

Objectifs et limites

L’objectif principal de cette recherche consiste donc à analyser dans toutes ses déterminations le concept de catharsis retraduit par Gramsci. Cette analyse conceptuelle a inévitablement une portée théorique. Il ne s’agit pas toutefois de construire une définition sur une base spéculative. Ce qui importe avant tout c’est de voir comment Gramsci a utilisé une catégorie simple et abstraite, disponible sur le marché des outils intellectuels33 de son temps, pour en faire un concept heuristique ouvrant des pistes de recherche pour le renouvellement de la praxis. Dans une perspective praxéologique, les concepts ne sont pas des objets théoriques figés et clos sur eux-mêmes, mais des instruments dont la pensée vivante se sert pour aller aux choses mêmes et les saisir dans leur essence et dans la complexité de leurs rapports internes. En ce sens, le concept de catharsis appartient à la catégorie des concepts opératoires « qui ne nous disent pas concrètement comment est la chose en général, mais comment en général il faut s’y prendre pour étudier ce que la chose est concrètement34 ».

Le caractère opératoire du concept de catharsis repose sur le lien dialectique entre un ensemble d’opérations suggérées implicitement par l’étymologie du terme grec : purification, élévation, exaltation-libération. Dans quelle mesure ces opérations correspondent-elles aux différentes manières dont les sujets entrent en rapport avec la réalité effective pour la connaître et la transformer ? Question de méthode qui se pose au point d’intersection de l’histoire, de la philosophie et de l’éthico-politique.

33. Normand LACHARITÉ, Problématique de la construction de l’objet, Montréal, UQAM, 1986,

pp. 30-31. 34. Lucien SÈVE, Une introduction à la philosophie marxiste, Paris, Éditions sociales, coll.

Terrains, 1980, p. 91.

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Cette question de méthode constitue le focus de notre recherche et en précise en même temps les limites. Nous explorons principalement dans les écrits de Gramsci les textes qui abordent les problèmes reliés à la méthodologie de la transformation sociale. Le point de vue à partir duquel ces textes sont étudiés ne se limite pas à celui d’une discipline particulière, mais s’appuie sur le principe gramscien de la « traduisibilité des langages » scientifiques pour aller chercher dans les disciplines connexes les éléments par lesquels elles se fécondent mutuellement pour produire une conception du monde unificatrice et créatrice. Nous évitons toutefois de tomber dans le « fétichisme de la méthode » ou dans une illusoire « multidisciplinarité ». Notre recherche s’inscrit d’emblée dans le prolongement du projet gramscien d’une science politique autonome, et, à ce titre, elle est située et orientée dans un axe théorique précis : Comment lire les matériaux laissés en plan par Gramsci pour renouveler la science de l’analyse et de la transformation des rapports sociaux ? C’est cet axe théorique qui délimite le corpus de textes choisis comme objet préalable35 de notre recherche.

Méthodologie

Pour constituer ce corpus de textes, nous avons parcouru les étapes suivantes :

1. Nous avons effectué une lecture cursive des principaux écrits de Gramsci qui nous étaient accessibles en français et en italien. Cette lecture cursive nous a permis de repérer la présence d’une thématique de la catharsis dans les Écrits de jeunesse36, dans les Écrits politiques extraits de l’0rdine nuovo, dans les Lettres de prison et dans les Cahiers de prison.

2. Nous avons relu plus attentivement l’ensemble d’articles du numéro unique de la Città futura37 dans lesquels la thématique de la catharsis nous semblait exprimée d’une manière particulièrement dramatique et emphatique par le jeune socialiste Gramsci. Cette relecture nous a incité à chercher à déterminer si, dans ses « œuvres de maturité », Gramsci était revenu plus systématiquement sur cette thématique inspirée par ses premières années de militantisme, pour la critiquer, la rejeter ou l’approfondir.

3. En relisant les Lettres de prison, nous avons repéré au moins deux occurrences explicites38 du terme catharsis, avec renvois aux Cahiers de prison pour des explications plus élaborées.

35. Pour une clarification des différentes déterminations de la notion d’objet, d’objet concret,

d’objet préalable, d’objet de pensée, dans la problématique de la construction de l’objet de recherche, voir Normand LACHARITÉ, op. cit.

36. Antonio GRAMSCI, Scritti giovanili (1914-1918), Einaudi, 1972, 392 pages. 37. Cf. EP, vol. I, pp. 95-115. 38. Cf. Lettre du 9 mai 1932 à Tania : LC 264 (LP, p. 424) et Lettre du 8 août 1933 à Julia : LC 364

(LP, p. 543).

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14 Introduction

4. En regroupant tous les textes des Cahiers où le terme catharsis est utilisé expressément, nous avons identifié un texte en particulier39 où Gramsci élabore systématiquement une retraduction du terme catharsis pour en faire un concept à part entière dans sa théorie politique.

5. Nous servant de ce texte comme paramètre, nous avons cherché à déterminer en quoi le concept de catharsis, associé aux autres concepts clés de la pensée politique de Gramsci, pouvait permettre de représenter adéquatement les conditions nécessaires à la formation des nouveaux sujets socio-historiques capables d’intervenir efficacement dans le processus de transformation sociale.

6. Nous avons constitué pour cela un échantillon d’environ 300 textes d’une dizaine de lignes en moyenne, extraits principalement des Cahiers de prison : ces textes ont été retenus sur la base de leur pertinence par rapport aux déterminations du concept de catharsis identifiées dans le texte choisi comme paramètre, et sur la base de leur représentativité par rapport à l’ensemble des Cahiers de prison, en tenant compte évidemment des habitudes épistolaires de Gramsci. Celui-ci, on le sait, avait tendance à laisser ses premières formulations ouvertes, pour les reprendre ultérieurement et les restructurer en fonction des matériaux disponibles en prison et en tenant compte de l’évolution de ses propres réflexions sur les problématiques abordées40.

L’essentiel de notre démarche consiste donc dans une analyse comparée de textes à partir d’une grille de catégories suggérée par l’étymologie du terme grec catharsis. Comme procédure de traitement de textes, nous adoptons la méthode générale d’analyse de texte exposée entre autres par J. L. Sourioux et P. Lerat41. Ces auteurs reprennent d’ailleurs les principes d’analyse de contenu élaborés dans les traités de méthodologie des sciences sociales42, qui nous ont servi à articuler l’ensemble de notre démarche de recherche.

Plan

Notre plan d’exposition comporte quatre chapitres. Le premier chapitre est une relecture des articles de la Città futura, pour repérer l’émergence des éléments de la thématique de la catharsis dans un échantillon de la pensée de Gramsci au 39. Cf. Q 10 II 6 note I, vol. H, p. 1244 (C, vol. III, p. 50). 40. Surla rédaction des Quaderni, voir V. GERRATANA, op. cit., Introduction. Sur la forme

« tubulaire » de l’écriture de Gramsci, voir Christine B.-GLUCKSMAN, op. cit. 41. Cf. J. L. SOURIOUX et P. LERAT, L’analyse de texte. Méthode générale et application aux

droits. Paris, Dalloz, 1980. 42. Cf. Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales. Paris, Dalloz, 1979, 1 102 pages ;

L. FESTINGER et al. Les méthodes de recherche dans les sciences sociales. Traduit par Honoré LE SAGE. Paris, PUF, 1963. En particulier, le chapitre 10, sur l’analyse du matériel qualitatif, pp. 482-537.

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moment de sa formation. Le deuxième chapitre consiste dans l’inventaire des occurrences du terme catharsis dans les Lettres de prison et les Cahiers de prison. Le troisième chapitre est l’analyse des déterminations du concept de catharsis à travers un corpus de textes constitué autour du texte-paramètre des Quaderni, 10 II 6, note I. Le quatrième chapitre expose le concept de catharsis dans une nouvelle synthèse qui met en relief les liens internes entre catharsis, praxis et autonomie, trois concepts fondamentaux liés à la problématique gramscienne de la formation des nouveaux sujets socio-historiques.

Introduction 15

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Introduction

L’objet de cette partie consiste à retracer dans un « écrit de jeunesse » de Gramsci la thématique de la catharsis qui deviendra le fil conducteur de ses réflexions théoriques avant et après son incarcération. Il est à noter que le terme catharsis n’apparaît pas tel quel sous la plume de Gramsci à cette époque (1914-1918), du moins dans les textes qui nous sont accessibles. On ne peut exclure la possibilité que le terme ait été employé dans les nombreux écrits de critique littéraire rédigés pendant ses premières années d’activités journalistiques. Une recherche qui serait sans doute des plus intéressante, mais qui n’entre pas directement dans le cadre de la présente étude. Nous nous limitons donc à un « écrit de jeunesse » que nous avons choisi expressément parce qu’il représentait pour Gramsci lui-même une œuvre d’une très grande importance, à laquelle il faisait référence plus tard avec enthousiasme comme « un échantillon de sa pensée »1.

1. Voici les propos de Gennanetto, le coiffeur de Gramsci, rapportant en quels termes celui-ci lui

parlait de ce numéro unique de la Città futura (11 février 1917) : « Il [Gramsci] me parlait avec beaucoup d’enthousiasme d’un journal de culture ouvrière, la Città futura, numéro unique, qui fut publié à cette époque comme un échantillon de sa pensée. » Cf. G. GERMANEITO, Memorie di un barberie, Rome, 1962, cité dans l’Introduction de Robert PARIS aux Écrits politiques de GRAMSCI, tome I, de 1914-1920, Gallimard, 1974, p. 21.

CHAPITRE 1

Thématique de la catharsisdans la Città futura

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Le mouvement des jeunes militants socialistes

Cet échantillon est constitué par un ensemble de sept articles2 portant sur des sujets qui tournent autour d’une thématique centrale : la solidité de la formation des jeunes militants socialistes repose sur une discipline morale et intellectuelle à la fois purificatrice et libératrice. Ces sujets, Gramsci ne les aborde pas à partir de principes abstraits, mais bien à partir de questions suscitées par une expérience concrète située et datée : sa participation aux luttes politiques du mouvement des jeunesses socialistes qui cherchaient en tâtonnant à transformer la société italienne soumise à l’ordre capitaliste et à la discipline bourgeoise. Âgé alors de 26 ans, membre du Parti socialiste depuis à peine 3 ans, le jeune militant fondait beaucoup d’espoirs sur la capacité d’innovation et de créativité historique de ce mouvement :

En Italie le mouvement des jeunesses [socialistes] a commencé de se former en 1898. Et c’est 1à une grande date dans l’histoire d’Italie. C’est une force neuve qui fait son entrée dans le jeu des luttes politiques. Force désintéressée, pleine d’une profonde énergie morale, qui se fera singulièrement agissante pour transformer l’esprit public italien, le rendre plus sérieux, plus grave, plus réfléchi3.

Cette réforme intellectuelle et morale, dont les termes seront précisés plus tard, était alors conçue par Gramsci comme la meilleure garantie pour passer à travers le « tournant décisif » qu’allait connaître le monde à la naissance du XXe siècle, et pour résister à la secousse qui allait secouer le vieux bâtiment de la société italienne.

Le mouvement des jeunesses [socialistes] accomplit un travail d’éducation riche d’inspiration. Un nombre toujours plus grand de jeunes sentent le besoin de se former, de se doter d’une conscience qui sache appréhender et résoudre convenablement tous les problèmes que pose la vie. On sent dans l’air un souffle nouveau. Le monde est à la veille d’un tournant décisif. Tout le monde sent qu’il faut être solidement planté sur ses pieds pour résister à la secousse et qu’il faut être prêt à mettre à la place du vieux bâtiment un nouvel édifice, qu’éclaire le soleil et qu’aère l’idéal immortel4.

La discipline purificatrice et libératrice

Le point d’ancrage dans un monde déchiré par la guerre, la base solide pour construire le nouvel édifice de la société italienne, Gramsci les trouve dans un

2. Cf. EP, vol. I, pp. 95-115. 3. Ibid., pp. 113-114. 4. Ibid., p. 115.

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mouvement social plein d’énergie et d’idéal, et, à l’intérieur de ce mouvement, dans une discipline purificatrice et libératrice :

Un jeune qui s’inscrit au mouvement des jeunesses socialistes accomplit un acte d’indépendance et de libération. Sa discipline, c’est de se rendre indépendant et libre5.

Cette thématique de la discipline purificatrice et libératrice est introduite par le truchement d’une puissante métaphore, celle de l’eau pure et libre qui coule dans une direction déterminée entre deux rives. Métaphore qui en dit long sur les sources profondément religieuses auxquelles s’est alimentée la pensée de Gramsci dans les premières années de sa formation. Car la symbolique de l’eau est au centre du rite baptismal, qui est essentiellement un rite de passage de la mort à la vie, un rite de renaissance :

L’eau est pure et libre quand elle coule entre les deux rives d’un ruisseau ou d’un fleuve, non pas quand elle est répandue au hasard sur le sol, ou quand, raréfiée elle flâne dans l’atmosphère. L’homme qui ne suit pas une discipline politique est précisément matière à l’état gazeux ou matière polluée par les éléments étrangers : par conséquent inutile et nuisible. La discipline politique fait « précipiter » ces impuretés et donne à l’esprit son meilleur métal, à la vie un but, sans lequel la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue6.

En fait, cette suite de métaphores est le lieu d’émergence d’un concept qui cherche à s’exprimer à travers les intuitions de la connaissance sensible et l’élan idéaliste d’une expérience politique encore toute fraîche. Néanmoins, par delà ces premières approximations, Gramsci donne déjà, croyons-nous, des indications précieuses et précises sur le sens profond du concept à l’œuvre. Relisons de plus près les textes où affleurent ces quelques indications.

Une première indication se trouve dans le premier article intitulé « Trois principes, trois ordres », dans lequel Gramsci analyse « l’ordre en vigueur » et les mécanismes par lesquels cet ordre s’impose à l’ensemble de la société. Il rappelle les deux termes qui reviennent le plus souvent dans les polémiques de caractère politique, l’ordre et le désordre. Puis il propose une définition de l’ordre comme un pouvoir thaumaturgique qui maintient les institutions en place par la peur et la crainte entretenues dans la multitude des citoyens :

Le mot ordre a un pouvoir thaumaturgique ; la conservation des Institutions politiques est en grande partie confiée à ce pouvoir. L’ordre en vigueur se présente comme quelque chose d’ harmonieusement coordonné, de solidement coordonné ; et la multitude des citoyens hésite et s’épouvante à l’idée de l’incertitude qu’un changement radical pourrait apporter7.

Ce pouvoir thaumaturgique plonge ses racines au plus profond du sens commun et de la culture populaire, enferme les esprits dans une vision unilatérale 5. Ibid. 6. EP, vol. I, p. 104. 7. Ibid., p. 95.

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de la réalité, pour les empêcher d’entrevoir les possibilités d’un ordre nouveau. L’idée d’un changement est complètement occultée sous prétexte que les con-tradictions et les déchirements qui accompagnent tout changement sont une menace pour l’existence des institutions. Et le sens commun, « négrier des esprits », se fait complice de ce pouvoir aveuglant :

En fait, le sens commun est un terrible « négrier des esprits ». [...] Il se forme dans les esprits l’image de quelque chose de violemment déchiré ; on ne voit pas l’ordre nouveau possible, mieux organisé que l’ancien, plus vital que l’ancien, parce qu’il oppose au dualisme l’unité, à l’immobilité statique de l’inertie la dynamique de la vie qui porte en elle le mouvement. On ne voit que le déchirement violent et l’esprit craintif recule, redoutant de tout perdre, d’avoir devant lui le chaos, le désordre inéluctable8.

On ne pourrait donc comprendre la dialectique de la purification-libération, si on faisait abstraction de l’efficacité et de l’omniprésence de cet ordre en vigueur dans la réalité effective. Cet ordre impose une discipline extérieure, instrument de mort, qui alourdit les esprits et les prémunit contre le changement. Et pourtant cet ordre est-il irréversible ? Cette discipline mortifère est-elle sans faille ? À en croire certaines « prophéties utopiques », on pourrait passer outre et construire l’avenir sur une autre base. Mais Gramsci n’est pas dupe : il se rend bien compte du danger que représentent ces « prophéties utopiques ». C’est pourquoi il en fait une critique radicale et en profite pour analyser les mécanismes par lesquels les gouvernements imposent leur discipline aux gouvernés et les stratégies que ces derniers devraient mettre en œuvre pour renverser les rapports de force existants. La principale erreur commise par les utopistes, selon Gramsci, consiste à éviter la confrontation sur la base des principes, et à adopter une solution apparemment plus sécurisante en projetant dans le futur des constructions sociales bien ordonnées à partir d’une analyse fragmentaire des faits singuliers :

Les prophéties utopistes étaient conçues précisément en fonction de cette peur. L’utopie visait à projeter dans le futur un ensemble bien coordonné, soigneusement poli, propre à faire oublier l’impression du saut dans le noir. Mais les constructions sociales utopiques se sont toutes écroulées parce que polies comme elles l’étaient et bien rangées, il suffisait de démontrer qu’un détail n’était pas fondé pour faire crouler l’ensemble9.

Pour remplacer les vieilles constructions solidement établies, il ne suffit pas de construire des châteaux en Espagne ni d’échafauder des systèmes logiques, parfaitement cohérents. Il faut d’autres fondations, il faut surtout un principe directeur qui permette de dépasser l’infinité des faits pour travailler au plan des buts à atteindre :

Ces constructions sociales utopiques se sont écroulées parce qu’elles n’avaient pas de bases [...] parce que trop analytiques, parce que fondées sur une infinité de faits et non sur un principe moral unique. Or les faits concrets

8. Ibid., p. 96. 9. Ibid., p. 96.

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dépendent de tant de causes qu’ils finissent par n’avoir plus de cause, et par être imprévisibles10.

L’antidote de la peur inculquée dans les esprits par le pouvoir de l’ordre, ce n’est donc pas l’utopie, mais la prévision, la capacité d’orienter l’action à partir des principes qui ont une prise sur la réalité effective, et vers des buts déterminés en fonction des possibilités réelles de transformation :

Pour agir l’homme a besoin de pouvoir au moins en partie, prévoir. On ne conçoit pas une volonté qui ne soit pas concrète, autrement dit qui n’a pas un but. On ne conçoit pas une volonté collective qui n’ait pas un but universel concret. Mais celui-ci ne peut être un fait singulier ou une série de faits singuliers. Ce ne peut être qu’une idée ou un principe moral11.

En mettant ses lecteurs en garde contre les pièges des prophéties utopiques, Gramsci ne tombe-t-il pas lui-même dans un autre piège, celui du volontarisme ? On le lui a reproché très tôt, et, c’est sans doute pour dissiper certains malentendus qu’il a pris soin d’appuyer son argumentation sur une analyse historique de la Révolution française de 1789. Cette analyse tend à démontrer que les projections utopistes ne se sont pas réalisées parce que leur démarche « positiviste » était trop axée sur les faits singuliers. Les révolutionnaires français ont au contraire posé de façon durable les fondements de l’ordre actuel, incluant l’État libéral et ses institutions, parce que ce qu’ils visaient c’était la réalisation d’un principe moral et d’une maxime juridique : ils voulaient mettre en acte les droits de l’homme, les faire reconnaître et respecter par l’ensemble de la société civile. L’ordre bourgeois instauré par la Révolution française s’est concentré dans l’État, synthèse de l’éthique et du politique. Mais sur quoi repose la force de cet État et de l’ordre bourgeois qu’il représente ? Sur le fait qu’il est « plus une aspiration politique qu’une réalité politique » ; un « modèle utopique » qui, contrairement à une « prophétie utopique », a une prise sur la réalité effective ici et maintenant, rejoint de l’intérieur certains sentiments et aspirations populaires, au point d’entretenir une certaine complicité entre les gouvernants et les gouvernés pour empêcher le changement :

Cet État n’existe que comme modèle utopique, mais c’est précisément le fait qu’il est un mirage qui le rend robuste et en fait une force de conservation. Dans l’espoir qu’il se réalise un jour dans sa perfection achevée, nombreux sont ceux qui trouvent la force de ne pas le renier, donc de ne pas chercher à le remplacer12.

De cette complicité entre gouvernants et gouvernés, qui rend le changement difficile à opérer, Gramsci donne deux exemples historiques : d’une part, le « libérisme » qui, sous l’effet d’un mirage, inclinait les mouvements révolu-tionnaires, en lutte pour la conquête de libertés déterminées, à percevoir l’État anglais comme une forme socialiste sans contenu socialiste13 ; d’autre part, le 10. Ibid. 11. Ibid. 12. Ibid. 13. Cf. Ibid., pp. 98-99.

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protectionnisme de l’État allemand, qui a pu induire chez les classes subalternes « la conviction d’une administration exemplaire, d’une rigoureuse justice distributive », et la conviction que « leurs droits à la vie sont pris à charge ». Deux types d’États, deux types d’ordres qui ont en commun la puissance d’un mirage laissant croire que tout est mis en place pour la réalisation d’un principe universel, d’une maxime juridique à laquelle l’ensemble des citoyens auraient tort de se soustraire. Or après ce détour par la France, l’Angleterre et l’Allemagne, Gramsci revient à la situation italienne pour mieux cerner les rapports de force et les enjeux auxquels sont confrontées les jeunesses socialistes, dans leurs luttes pour créer un ordre nouveau. Alors, les libéraux et les nationalistes sont tellement séduits par les modèles anglais et allemand qu’ils veulent les reproduire, mécaniquement, sans se rendre compte que l’Italie n’avait pas connu le développement historique nécessaire qui aurait rendu possible la mise en place de mécanismes de contrôle social analogues à ceux des États anglais et germanique. Dans leur raisonnement, la réalisation en Italie d’un État de type germanique ou anglais nécessiterait de la part du « prolétariat », « le sacrifice de ses propres besoins, sacrifice de sa propre personnalité, de sa propre combativité pour que les temps mûrissent, pour permettre que la richesse se multiplie, pour permettre que l’administration se purifie ». Cette complicité entre État et « prolétariat » serait possible dans la mesure où les socialistes n’entravent pas l’ordre.

Face à un pouvoir thaumaturgique omniprésent et omnipotent, grâce auquel l’ordre bourgeois s’internationalise en prenant des formes nationales spécifiques, les jeunesses socialistes italiennes ont une tâche immense. Elles doivent contrer l’offensive des libéraux et des nationalistes non pas sur le terrain choisi par ces derniers, lequel est piégé au départ, mais sur le terrain de l’éthique-politique. Sur ce terrain-là, la tâche ne consiste pas à substituer un ordre déterminé à un autre ordre déterminé, mais à instaurer « l’ordre en soi », « l’universel concret », qui peut être réalisé dans les faits par la volonté collective. En d’autres termes, les socialistes doivent reprendre la lutte initiale des révolutionnaires français et mener jusqu’au bout cette lutte au nom du principe moral unique qui sous-tendait leur action révolutionnaire. Mener jusqu’au bout cette lutte, c’est chercher à réaliser totalement la maxime juridique suivante : « Possibilité de la réalisation intégrale de sa propre personnalité humaine accordée à tous les citoyens. »

En somme, la première indication donnée par Gramsci pour saisir la signification et l’importance de la dialectique de la purification-libération se trouve dans l’analyse de la contradiction antagonique entre deux ordres : d’une part, l’ordre ancien, l’universel abstrait, qui impose sa discipline à la multitude des citoyens par la peur et l’obscurantisme, et qui, pour se maintenir, exige des citoyens le sacrifice de leurs intérêts, de leurs besoins et de leur personnalité ; d’autre part, l’ordre nouveau, l’universel concret, qui comporte, au contraire, la possibilité pour tous les citoyens de réaliser intégralement leur personnalité.

Pour résoudre cette contradiction entre les deux ordres, il faut un moyen terme, une médiation. Or la nécessité de cette médiation pose un problème de méthode : Comment réaliser dans les faits l’ordre nouveau, alors que la multitude

22 Chapitre 1

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des citoyens, qui devrait en être le premier bénéficiaire, est précisément celle qui, par sa complicité avec l’ordre en vigueur et par peur du changement, risque d’empêcher l’avènement de cet ordre nouveau ? Difficulté de taille, dont Gramsci était pleinement conscient. Et c’est en l’examinant en toute lucidité qu’il nous donne la deuxième indication pour saisir la dialectique de la purification-libération. Cette indication se trouve passim dans les autres articles précités, et plus particulièrement dans celui intitulé « Les indifférents14 ».

Dans cet article, Gramsci déplore l’absentéisme, la démission, l’indifférence de la multitude. La haine et le pessimisme avec lesquels il condamne cette indifférence, « poids mort de l’histoire », n’ont d’égale que la proclamation de sa foi et de son optimisme dans le mouvement de la vie et dans l’intelligence créatrice des citoyens, bâtisseurs de la cité future :

Je suis partisan, je vis, je sens déjà palpiter dans la conscience virile des miens l’activité de la cité future que les miens sont en train de construire. Et dans cette cité la chaîne sociale ne pèse pas seulement sur quelques-uns, les événements ne sont pas dûs au hasard, à la fatalité, mais sont l’œuvre intelligente des citoyens15.

Mais quelle distance, quel déséquilibre entre cette énergie morale et intellectuelle disponible et l’inertie paralysante de la masse ! Le plus déconcertant pour le jeune militant socialiste, c’est de constater que le « boulet que doit traîner le novateur » est vissé dans le rapport de complicité, voire de collusion, entre quelques petits groupes agissant au nom de leurs passions personnelles, et la masse qui ne s’en préoccupe guère, qui se soumet aveuglément à une certaine fatalité historique :

La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est en fait rien d’autre que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des événements mûrissent dans l’ombre, quelques mains, sans surveillance et sans contrôle, tissent la toile de la vie collective, et la masse l’ignore, qui ne s’en préoccupe pas. Les destinées d’une époque sont manipulées au gré des visions limitées, des objectifs immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes agissants, et la masse des hommes l’ignore, qui ne s’en préoccupe pas16.

Les exigences du travail culturel et politique

D’où l’exigence d’un travail ardu auprès de la multitude pour la sortir de cette indifférence qui la rend complice de sa propre domination. C’est à ce prix qu’il faut mener la lutte, si l’on ne veut pas s’enliser dans cette « matière inerte dans laquelle il n’est pas rare que se noient les plus beaux enthousiasmes ». En quoi

14. Ibid., pp. 102-104. 15. Ibid. 16. Ibid.

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24 Chapitre 1

consiste précisément ce travail et sur quel terrain doit-il s’effectuer ? Il s’agit, de prime abord, selon Gramsci, d’un travail culturel. Les grandes orientations de ce travail sont exposées dans un texte concernant les tâches des socialistes face à l’analphabétisme des masses. Ce travail s’étend du « besoin d’apprendre à lire, de connaître l’alphabet et la langue, qui ne peut naître que dans le climat d’une vie collective plus chaleureuse » jusqu’à « l’amour du savoir, qui seul peut faire sortir les individus du cercle étroit des intérêts immédiats (ceux de la commune et de la famille) pour occuper pleinement leur place de citoyens d’un monde plus vaste et être capables avec les autres citoyens de ce monde d’échanger des idées, de partager des espoirs et des souffrances »17.

Travail culturel qui est ainsi en même temps un travail politique, puisqu’il vise à former un homme nouveau, qui ne soit pas un individu isolé perdu dans l’indifférence de la multitude, mais un « animal politique », un sujet historique de l’ordre nouveau, bâtisseur de la cité future. Ce travail culturel et politique doit s’effectuer précisément sur le terrain de l’éthique-politique, dans le cadre d’un affrontement entre deux ordres, entre deux disciplines :

La discipline bourgeoise est la seule force qui maintienne solidement l’agrégat bourgeois. À discipline il faut opposer discipline18.

Toutefois, dans cet affrontement, le rapport des forces est inégal. Inégales aussi sont les armes, car à la discipline bourgeoise, qui est mécanique et autoritaire, s’oppose une « discipline qui est autonome et spontanée, c’est-à-dire qui est la vie elle-même, la pensée même de la personne qui s’y soumet ». Nous touchons ici au cœur de la dialectique de la purification-libération : le développement intégral de la personnalité exige un « processus d’intériorisation », un « passage de l’objectif au subjectif ». Ce processus d’intériorisation, de nature dialectique, oscille entre deux pôles : d’une part, un pôle de distanciation critique, de rébellion vis-à-vis d’un monde où la personnalité du citoyen est « entravée et ne peut s’affirmer librement » à cause de sa soumission à la discipline de l’État bourgeois ; d’autre part, un pôle où la « volonté tenace de l’homme » se substitue « au fatal cours des choses ». Or ce processus d’intériorisation était étranger à la science « positiviste et objectiviste » qui dominait à l’époque. Selon l’évaluation de Gramsci, cette science a subi une débâcle et « on a perdu la confiance aveugle que l’on avait dans ses déductions ; ce fut alors le crépuscule du mythe de la société modèle qu’elle avait puissamment contribué à susciter »19. Pour rendre compte de ce processus d’intériorisation, il faut alors recourir à une autre science, dans laquelle le statut épistémologique de l’élément subjectif, c’est-à-dire de la volonté, de l’imagination créatrice et de la sympathie humaine, soit pleinement reconnu. Car, pour Gramsci, le dénominateur commun de l’activité scientifique

17. Ibid., p. 105. 18. Ibid., p. 106. 19. Ibid., p. 109.

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et de l’activité politique effective consiste dans les efforts d’imagination pour construire des hypothèses novatrices :

L’activité scientifique est en très grande partie faite d’efforts d’imagination : si l’on est incapable de construire des hypothèses, on ne sera jamais un savant. Dans l’activité politique également, l’imagination a une très grande part, mais en matière d’activité politique l’hypothèse ne concerne pas les faits inertes, une matière sourde à la vie ; en politique, l’imagination a pour éléments les hommes, la société des hommes, les douleurs, les sentiments, les nécessités vitales des hommes20.

L’objet de l’activité et de la science politiques étant la société des hommes, les rapports sociaux entre les hommes, le politicien ne peut se permettre une marge d’erreur qui aurait des conséquences sociales intolérables :

Si le politicien se trompe dans son hypothèse, c’est la vie des hommes qui est en danger, c’est une affaire de famine, de révolte, de révolution, pour ne pas mourir de faim. Dans la vie politique l’activité de l’imagination doit être éclairée par une force morale : la sympathie humaine, et l’amateurisme l’étiole comme il étiole la science21.

Pour réduire le plus possible la marge d’erreur et vérifier la justesse des hypothèses dans la réalité effective, il faut planifier et évaluer l’activité politique selon deux critères méthodologiques : le pouvoir de dramatisation de la vie et la force de prévision. Le pouvoir de dramatisation de la vie consiste dans la capacité de « sentir les besoins d’une ville, d’une région, d’une nation, pour y pourvoir de façon adéquate », capacité de « se représenter concrètement, par l’imagination, ces hommes, dans tout ce qu’ils vivent, dans tout ce qu’ils font quotidiennement [...] capacité de se représenter leurs souffrances, leurs douleurs, les tristesses de la vie qu’il sont en train de mener22 ». La force de prévision consiste non seulement à pressentir les mesures générales et particulières qui pourront réussir à harmoniser les nécessités de la vie et les possibilités d’action dont dispose l’État, mais aussi à anticiper, pour chaque mesure prise, les réactions et les contre-coups. C’est ainsi que l’activité politique, axée sur l’avènement d’un ordre nouveau et la formation d’un homme nouveau, s’apparente, selon Gramsci, à une expérimentation scientifique, à un processus dans lequel l’imagination, la prévision, les hypothèses, les mesures prises pour transformer la réalité existante sont d’autant plus efficientes qu’elles sont soumises à l’épreuve de la représentation dramatique :

Toute mesure prise est une anticipation sur la réalité, une prévision implicite. La mesure prise est d’autant plus utile qu’elle adhère davantage à la réalité. Et pour que cela puisse être, il est nécessaire que l’intense activité préparatoire soit complète, que dans cette activité préparatoire, aucune hypothèse ne soit négligée et que parmi les hypothèses possibles, soient écartées celles qui ne résistent pas à l’épreuve de la représentation dramatique23.

20. Ibid., p. 115. 21. Ibid. 22. Ibid., p. 116. 23. Ibid.

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Conclusion

L’examen d’un « échantillon » de la pensée de Gramsci nous a permis d’identifier une thématique qui est présente comme une idée-force dans ses écrits de jeunesse : une discipline politique purificatrice et libératrice est la condition nécessaire à la formation des jeunes socialistes, si ces derniers veulent que leur mouvement social arrive à instaurer une société nouvelle où chaque citoyen ait la possibilité de réaliser intégralement sa personnalité. Cette société nouvelle n’est pas conçue comme une « prophétie utopique », mais comme un projet à réaliser sur le terrain de la réalité effective. Or la réalité effective, au début du XXe siècle, était incontestablement soumise à la discipline bourgeoise, matérialisée dans l’État libéral, ses institutions juridico-politiques et ses mécanismes de contrôle social. Le principal obstacle au renversement de cette discipline bourgeoise venait du fait que, bien qu’imposée de l’extérieur, elle avait été intériorisée dans une large mesure par la multitude des citoyens qui s’y soumettaient dans la passivité et l’indifférence, par crainte des déchirements associés à l’idée d’un changement radical. La tâche des jeunes socialistes, appelés à être les dirigeants d’un nouveau mouvement social, devait consister à épurer les passions égoïstes et libérer les énergies latentes dans la multitude des citoyens pour instaurer un ordre nouveau.

Cette idée-force porte indéniablement la marque de plusieurs penseurs et hommes politiques qui ont influencé la formation de la pensée politique de Gramsci. À cette époque, comme il le dira plus tard, il n’avait pas encore assimilé les concepts élémentaires du matérialisme historique, notamment le concept de l’unité de la théorie et de la pratique. Il était par contre nourri des idées de Bergson, de Hegel, de Sorel et de Croce. Et pourtant, ce qui fait l’originalité de ces réflexions de jeunesse, au-delà de leur éclectisme apparent, c’est qu’elles constituaient déjà une synthèse personnelle qui témoignait d’une remarquable capacité d’assimilation critique chez un jeune militant qui avait appris à lier la réflexion philosophique, l’analyse historique et l’engagement politique dans la réalité effective.

Reste à savoir si cette idée-force va se renforcer au cours des années ou perdre de sa vigueur au fur à mesure qu’elle subira le test de la pratique politique. Que restera-t-il de cet enthousiasme néophyte et partisan du jeune militant socialiste, après qu’il aura vécu la dure expérience de la direction d’un parti divisé qui n’a pas réussi à se constituer en une force suffisamment organisée pour empêcher l’avènement de l’Ordre fasciste ?...

26 Chapitre 1

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Prémisses pour une définitiondu concept de catharsis

CHAPITRE 2

Introduction

L’objet de ce chapitre consiste à circonscrire un corpus de textes où Gramsci emploie explicitement le terme catharsis pour y déceler les prémisses d’une définition du concept de catharsis. Le terme est utilisé au moins deux fois dans les Lettres de prison et cinq fois dans les Cahiers de prison pour désigner :

– un moment d’équilibre, faisant suite à un moment de lutte entre des forces déchaînées : « [...] le moment suivant, celui où les forces précé-demment déchaînées se sont équilibrées, le moment pour ainsi dire de leur catharsis[...]1 » ;

– une épuration esthétique des sentiments : « [...] une catharsis [...] grâce à laquelle les sentiments sont ressentis “artistiquement” en tant que beauté, et non plus en tant que passion partagée et encore agissante2 » ;

– synthèse du processus dialectique : « [...] incarnation de la “catharsis” du moment économique au moment éthico-politique, autrement dit la synthèse du processus dialectique même3 » ;

1. Cf. Lettre du 9 mai 1932 à Tania : LC 264 (LP, p. 424). 2. Cf. Lettre du 8 août 1933 à Julia : LC 364 (LP, p. 543). 3. Cf. Q 10 16, vol. H, p. 1222 (C, vol. III, p. 29).

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– une métaphore, empruntée à l’Esthétique, pour désigner le rapport entre l’éthico-politique et l’histoire, comme le conçoit Croce : « [...] l’éthico-politique joue dans l’histoire le rôle que la “forme” occupe dans l’art ; c’est le “lyrisme” de l’histoire, la “catharsis” de l’histoire [...]4 » ;

− la conception du monde d’un groupe social en mouvement : « [...] la conception du monde qui représente la vie intellectuelle et morale (catharsis d’une vie pratique donnée) de tout un groupe social conçu en mouvement [...]5 » ;

− « [...] le passage du moment purement économique (ou égoïstico-passionnel) au moment éthico-politique : l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes6 » ;

− un objectif vers lequel devrait être orientée l’étude des sentiments populaires et que De Man n’a pas su réaliser : « De Man “étudie” les sentiments populaires, il ne sympathise pas avec eux pour les guider et les conduire à une catharsis de la civilisation moderne [...]7. »

Le lien entre ces indications n’est pas évident, de prime abord. Chacune d’elles est située dans un contexte spécifique, lequel tend à donner au terme une connotation particulière non négligeable. Nous examinerons d’abord les passages des Lettres de prison et des Cahiers de prison où le terme apparaît de façon ponctuelle ou incidente. Nous analyserons ensuite de façon plus détaillée le texte du Q 10 II 6, note I, où le terme apparaît nettement comme un concept clé pour comprendre la méthodologie de la transformation sociale dans le cadre de la théorie politique de Gramsci.

Lettre de Gramsci à Tania, le 9 mai 1932

La plupart des commentateurs soulignent l’importance capitale de cette lettre pour comprendre le fil conducteur des cahiers rédigés à cette époque. Le passage qui nous intéresse ici comporte une allusion à un important ouvrage de Croce, l’Histoire de l’Europe au XIXe siècle récemment publié, et dont Gramsci se propose de faire la critique. Il indique à Tania sa réaction aux grandes lignes de l’ouvrage, présentées dans des comptes rendus qu’on lui avait fait parvenir en prison. La pointe de la critique se dirige essentiellement contre la tendance spéculative de l’historiographie crocienne, dans laquelle le moment de la catharsis, le moment éthico-politique est traité de façon privilégiée sans référence au moment de la lutte entre les forces opposées, qui devrait lui être présupposé. Tout le paradigme d’histoire éthico-politique de Croce est profondément marqué par

4. Cf. Q 10 I 7, vol. II, p. 1222 (C, vol. III, p. 29). 5. Cf. Q 10 I 10, vol. II, p. 1231 (C, vol. III, p. 37). 6. Cf. Q 10 II 6, note I, vol. II, p. 1244 (C, vol. III, p. 50). 7. Cf. Q 11 67, vol. III, p. 1506 (C, vol. III, p. 300).

28 Chapitre 2

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Prémisses pour une définition du concept de catharsis 29

cette tendance. D’où la question de départ que Gramsci confie à Tania et qu’il se propose d’examiner plus à fond, après une lecture exhaustive de l’ouvrage :

Est-il permis de concevoir une histoire unitaire de l’Europe commençant en 1815, c’est-à-dire, avec la Restauration ? Si une histoire de l’Europe peut être envisagée comme la formation d’un bloc historique, elle ne peut exclure la Révolution française et les guerres napoléoniennes qui sont le préalable économique et juridique de ce bloc historique européen, le moment de la force et de la lutte. Croce prend en compte le moment suivant, celui où les forces précédemment déchaînées se sont équilibrées, le moment pour ainsi dire de leur catharsis, il l’isole et construit autour de lui son paradigme historique8.

Lettre de Gramsci à sa femme Julia, le 8 août 1933

Préoccupé de la formation de la personnalité de son fils Delio, Gramsci suggère à sa femme de faire en sorte que le jeune garçon, alors âgé de 9 ans, soit initié à une méthode de lecture des œuvres littéraires appropriées à son âge. Pour que la lecture d’un roman, comme celui de La case de l’oncle Tom, lui soit le plus profitable, il faudrait trouver « quelqu’un qui le lui expliquera dans une perspective historique, en replaçant les sentiments et la religiosité dont le livre est imprégné, dans le temps et l’espace ». Gramsci est conscient de la difficulté de cette tâche pédagogique. Toutefois, selon lui, Julia ne paraît pas très bien convenir pour l’assumer, vu sa tendance à adopter, vis-à-vis des idéologies contenues dans les œuvres littéraires, comme La guerre et la paix de Tolstoï, « une position de subalterne », au lieu d’adopter une « position de dirigeant » :

En général, il me semble que tu te mets (et pas seulement quand il s’agit de littérature) dans la position du subalterne et non du dirigeant, c’est-à-dire non pas de celui qui est en mesure de critiquer historiquement les idéologies, en les dominant, en les expliquant, en les justifiant comme une nécessité historique du passé, mais de celui qui, mis en contact avec un monde donné de sentiments, en subit l’attraction ou la répulsion, mais en restant toujours au niveau du sentiment ou de la passion immédiate9.

Ce qui préoccupe le plus Gramsci c’est cette attitude de soumission de Julia vis-à-vis des sentiments, des passions que suscite en elle la lecture des œuvres littéraires. Pour passer de cette position de subalterne à une position de dirigeant et être capable de critiquer historiquement les idéologies contenues dans ces œuvres littéraires, il faut s’élever au-dessus du niveau du sentiment et de la passion immédiate, et il faut que se produise chez le lecteur une catharsis :

Il me semble, lui confie-t-il dans la même lettre, qu’il doit se produire en nous une catharsis, comme disaient les Grecs, grâce à laquelle les sentiments

8. LP, p. 424. 9. Ibid, p. 543.

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sont ressentis « artistiquement » en tant que beauté, et non plus en tant que passion partagée et encore agissante10.

Remarquons une différence de connotation entre les deux références à la catharsis dans les lettres à Tania et à Julia. On a l’impression que, paradoxalement, Gramsci recommande à Julia ce qu’il semble critiquer chez Croce : la capacité de s’élever à un niveau intellectuel et esthétique supérieur, au-dessus des passions immédiates, pour mieux critiquer les idéologies opérant dans les œuvres littéraires, d’une part, et dans l’histoire, d’autre part. Quel rapport entre la catharsis qui doit se produire chez le lecteur des œuvres littéraires et la catharsis que pratique Croce dans sa relecture de l’histoire de l’Europe ? S’agit-il de la même catharsis, et alors Gramsci pourrait être critiqué pour son incohérence ? S’agit-il de deux formes différentes de catharsis, et alors Gramsci pourrait être critiqué pour son manque de rigueur dans l’utilisation d’une métaphore aussi chargée de sens ? Cette apparente contradiction mérite d’être élucidée, car ses conséquences, bien au-delà d’une question de terminologie, renvoient à une question d’épistémologie et de méthodologie.

Pour élucider cette contradiction, nous examinerons un indice fourni dans la lettre à Julia. Il s’agit de cette allusion aux Grecs (« comme disaient les Grecs ») qui représente, selon nous, plus qu’une simple coquetterie littéraire. D’ailleurs, Gramsci souligne assez clairement que le sujet abordé succinctement dans cette lettre mériterait de plus longues explications :

C’est peut-être quelque chose qu’il faudrait expliquer longuement, mais je pense que tu comprendras quand même par ces quelques remarques11.

Sans préjuger du fait que Julia ait effectivement compris ou non, ces remarques nous suggèrent de continuer la recherche du côté des Grecs, pour retracer le modèle à partir duquel Gramsci a effectué sa retraduction de la catharsis. Ce faisant, nous suivons d’ailleurs une méthode de recherche souvent pratiquée et fortement recommandée par Gramsci lui-même, à propos de l’étude de l’origine linguistico-culturelle d’une métaphore :

L’étude de l’origine linguistico-culturelle d’une métaphore employée pour indiquer un concept, ou un rapport nouvellement découvert, peut aider à comprendre mieux le concept lui-même, dans la mesure où celui-ci est référé au monde culturel historiquement déterminé dans lequel il est apparu, de même qu’elle est utile pour préciser la limite de la métaphore elle-même, c’est-à-dire pour empêcher qu’elle ne se matérialise et ne se mécanise12.

10. Ibid. 11. Ibid. 12. Q 11 50, vol. I, pp. 1473-1474 (C, vol. III, pp. 270-271).

30 Chapitre 2

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L’origine grecque du terme catharsis

Historiquement, la fortune philosophique de la notion de catharsis est liée essentiellement à une phrase de La poétique d’Aristote à propos de l’effet produit chez les spectateurs par la tragédie :

La tragédie est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisés séparément selon les parties de l’œuvre ; la représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration (catharsis) de ce genre d’émotions13.

Dans ce passage, le mot grec sur lequel achoppent les traductions est précisément le mot catharsis, et l’ambiguïté persistante de la traduction du terme par épuration, purification ou purgation est l’indice d’un problème réel d’interprétation. Le choix, justifié ou non, de l’une ou l’autre de ces traductions a orienté différentes théories de l’esthétique, liées aux diverses façons de comprendre La poétique d’Aristote.

Dominique Barrucand a retracé l’évolution des significations de la catharsis depuis l’Antiquité grecque : le sens médical de purgation, le sens moral de soulagement par la purification, et le sens religieux de purification et d’initiation dans les rites sacrés. Ces trois sens, souligne Barrucand, ne sont jamais séparés, mais se combinent dans des contextes différents pour désigner en général un changement, un passage vécu à la fois comme douloureux et libérateur. Cette notion de passage est capitale, selon l’auteur, pour comprendre le noyau essentiel de toutes les significations attribuées au terme catharsis. « S’il nous fallait résumer en une formule l’essence de la catharsis, nous dirions qu’elle est un rite de passage14. »

Une autre lecture intéressante de La poétique d’Aristote a été proposée par Roselyne Dupont-Duroc et Jean Lallot15. Dans cette lecture, les auteurs soulignent les liens internes entre un ensemble de concepts clés appartenant à la théorie aristotélicienne de l’esthétique : katharsis, mimèsis et poièsis. Pour eux, le propos central de la Poétique est la mimèsis poétique, définie non pas comme imitation mais comme représentation d’actions humaines (praxis) par le langage (lexis). Cette représentation repose sur un double travail de production-création, un double poiein :

− le premier, et principal, est la construction d’une histoire, comme arrangement systématique (cf. chap. 8, 51 a 32) de faits enchaînés selon le nécessaire ou le

13. ARISTOTE, La poétique, chapitre 6, 49 b 24, cité dans La poétique. Texte, traduction, notes par

Roselyne DUPONT-Roc et Jean LALLOT. Pans, Seuil, 1980, p. 53. 14. Dominique BARRUCAND, La catharsis dans le théâtre, la psychanalyse et la psychothérapie

de groupe. Paris, Épi, 1970, p. 33. 15. ARISTOTE, op. cit., p. 50.

Prémisses pour une définition du concept de catharsis 31

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vraisemblable ; cette construction, qui est celle d’une épure, met en évidence la composante « kathartique » de la mimèsis ;

− le second, et subordonné, est le travail de l’expression (lexis), production du texte par la mise en mots (chap. 6, 50 b 14) et en mètres de l’histoire16.

Aristote a-t-il donné des indications claires sur la signification de cette composante « kathartique » de la mimèsis poétique ? Les auteurs reconnaissent qu’il s’agit là d’une question controversée et que toute interprétation de la katharsis tragique, à partir du texte même d’Aristote, garde nécessairement un caractère hypothétique. Toutefois, dans l’hypothèse d’interprétation qu’ils proposent, retenons quelques éléments qui nous apparaissent originaux et pertinents par rapport à notre objet d’étude.

Un premier élément concerne l’effet « kathartique » de la tragédie sur les spectateurs. Si l’on se reporte à la définition de la tragédie, « [...] une représentation [...] qui, par la mise en œuvre de la pitié (eleos) et de la frayeur (phobos), opère l’épuration (katharsis) de ce genre d’émotions », même si cette pitié et cette frayeur sont en elles-mêmes des émotions pénibles, des troubles inconfortables suscités chez les spectateurs par la façon d’agencer l’histoire des faits et des événements, l’épuration de ces troubles, l’effet « kathartique », consiste précisément dans un processus qui substitue le plaisir à la peine. Ce paradoxe est énoncé par Aristote lui-même : « [...] ce que le poète doit procurer, c’est le plaisir qui, par la représentation, provient de la pitié et de la frayeur » (53 b 12 ).

Un deuxième élément concerne précisément le travail mimétique par lequel s’opère cette substitution du plaisir à la peine, un procédé décrit par Aristote en ces termes étonnants : « [...] nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité [...] » (48 b 10). La substitution du plaisir à la peine repose donc sur une transformation du regard que permet le travail mimétique d’épuration de la forme : de la simple vision des choses mêmes – pénible lorsque le spectacle est repoussant –, on passe, en face du produit de la mimèsis, à un regard (theôrein) qui s’accompagne d’intellection (manthanein), et, partant de plaisir. Soulignons ici le lien dialectique entre deux dimensions essentielles, bien qu’apparemment contradictoires, du travail mimétique : d’une part, la dimension passive qui consiste à éprouver les sentiments et les émotions suscités par la connaissance sensible d’un drame, en s’identifiant avec les acteurs ou héros de ce drame ; d’autre part, la dimension active qui consiste à prendre une distance critique par rapport à ce qui se passe ici et maintenant, à regarder les choses au-delà des apparences et des impressions immédiates, pour aller à l’essentiel. Identification et distance critique ne sont-elles pas les éléments d’une théorie de la connaissance implicite dans la théorie aristotélicienne de la tragédie, dont le concept de catharsis constituerait le pivot ?

Mis en présence d’une histoire (muthos) où il reconnaît les formes, savam- ment élaborées par le poète, qui définissent l’essence du pitoyable et de

16. Ibid.

32 Chapitre 2

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Prémisses pour une définition du concept de catharsis 33

l’effrayant, le spectateur éprouve lui-même la pitié et la frayeur, mais sous une forme quintessenciée, et l’émotion épurée qui le saisit alors et que nous qualifierons d’esthétique s’accompagne de plaisir17.

Un dernier élément concerne la mise en garde des auteurs contre certaines interprétations tendant à lire La poétique à partir d’un passage bien connu de La politique (VIII, 7, 1341 b 32 sqq.). Dans ce dernier texte, Aristote semble donner à la catharsis musicale un sens médical en évoquant une comparaison entre, d’une part le soulagement accompagné de plaisir esthétique que procure l’audition des mélodies et des chants sacrés, et, d’autre part, le caractère homéopathique d’un traitement médical et d’une purgation. Sans entrer dans les détails d’exégèse sur lesquels Dupont et Jallot appuient leur argumentation, il n’est pas sans intérêt de souligner la rectification qu’ils proposent d’une erreur commune et persistante chez les principaux interprètes d’Aristote. Retenons, aux fins de notre recherche, que la catharsis théâtrale et la catharsis musicale ont chez Aristote la même signification : elles sont toutes deux de nature esthétique et hédonique. Le plaisir qui est associé au processus cathartique n’est pas quelque chose d’extrinsèque, encore moins l’effet secondaire d’un processus purement physiologique, mais quelque chose d’intrinsèque, c’est-à-dire un plaisir propre lié à l’expérience émotive épurée que procure au spectateur ou à l’auditeur la contemplation des formes représentées dans la tragédie ou par la musique18.

Ce retour rapide aux sources grecques, même limité à quelques indications sommaires à partir de l’une des œuvres importantes d’Aristote, permet de voir plus nettement le contour du modèle grec auquel Gramsci faisait allusion. De ce modèle, il retient au moins une dimension essentielle : celle de l’épuration esthétique, comportant un passage libérateur de la position du spectateur qui éprouve passivement les sentiments immédiats (de pitié et de frayeur) à la position du sujet actif et conscient capable de modifier, par une épuration de ces émotions, sa façon de vivre et de se représenter le drame de la praxis humaine. Ce rapprochement entre le contenu de la Lettre de prison et la source grecque de la métaphore de la catharsis permet de mieux voir les liens établis par Gramsci entre esthétique, idéologie et politique. Théâtre, musique, poésie, discours et œuvres littéraires, par delà leur objet et leur structure spécifiques, ne sont-ils pas des formes différentes de représentation de la praxis humaine ? Ces formes esthétiques sont elles-mêmes porteuses d’idéologies, c’est-à-dire de conceptions du monde, de croyances, de valeurs, de normes de conduite. Elles interpellent le spectateur, l’auditeur, le lecteur... dans ce qu’ils ont de plus intime et suscitent en eux des sentiments et des passions contradictoires. Quelle attitude adopter vis-à-vis de ces idéologies ? Il faut que se produise en eux, tôt au tard, une saine catharsis s’ils ne veulent pas être submergés indéfiniment sous le poids des idéologies dominantes omniprésentes. Dans cette perspective, il s’agit d’une catharsis du sujet, un état d’équilibre intellectuel et affectif qui le dispose à établir de nouveaux rapports avec son objet de connaissance. 17. Ibid., pp. 189 sqq. 18. Ibid., pp. 191-193.

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Critique de la conception crocienne de la catharsis

Cette catharsis subjective, Gramsci la souhaite pour Delio, pour Julia, après en avoir fait lui-même l’expérience. Si nous considérons maintenant sa critique adressée à Croce, pourquoi lui reproche-t-il d’isoler le moment de la catharsis et d’en faire le fondement de son paradigme historique ? Les passages des Cahiers identifiés plus haut apportent un certain éclairage sur le sens et la portée de cette critique anticrocienne. Nous en soulignerons les éléments les plus pertinents.

Les trois passages des Q 10 I 6, Q 10 I 7 et Q 11 67 s’inscrivent dans le contexte d’une critique qui s’adresse à tout un groupe d’intellectuels contemporains, parmi lesquels Croce, évidemment, et Henri de Man, dont le nom est fréquemment associé à celui de Croce. Ce que Gramsci leur reproche essentiellement c’est de s’enfermer dans une conception spéculative de la dialectique, au-dessus des contingences de la praxis. Cette conception spéculative équivaut à une mutilation de la dialectique hégélienne, dans la mesure où elle sacrifie le moment de l’antithèse, le moment de la lutte politique entre les forces opposées, au profit du moment de la synthèse, le moment de l’équilibre des forces. En d’autres termes, au lieu de concevoir la dialectique comme un processus inhérent au mouvement réel de l’histoire, ces intellectuels se prennent pour l’incarnation de la « catharsis » du moment économique au moment éthico-politique, catharsis signifiant ici la synthèse du processus dialectique même :

On peut remarquer qu’une telle conception de la dialectique est typique des intellectuels qui se considèrent comme les arbitres et les médiateurs des luttes politiques réelles, comme l’incarnation de la « catharsis » du moment économique au moment éthico-politique, autrement dit la synthèse du processus dialectique même, synthèse qu’eux-mêmes « manipulent » de manière spéculative dans leur cerveau en en dosant les éléments de manière arbitraire (passionnelle). Cette position justifie le non-engagement total dans l’action historique réelle et elle est sans aucun doute confortable19.

Cette manipulation intellectuelle et arbitraire de la catharsis, pour justifier une position confortable, au-dessus de la mêlée, en dehors du terrain de la praxis, ne correspond nullement à la vocation des grands intellectuels qui devraient, selon Gramsci, être les organisateurs de la culture, les artisans d’une nouvelle conception du monde, les promoteurs d’une catharsis de la civilisation. Dans le cas de Henri de Man, la critique est particulièrement claire et sans ambiguïté : sa façon d’étudier les sentiments populaires n’est pas une méthode appropriée pour promouvoir une « catharsis de la civilisation ».

De Man « étudie » les sentiments populaires, il ne sympathise pas avec eux pour les guider et les conduire à une catharsis de la civilisation moderne : sa position est celle du spécialiste du folklore, qui a continuellement peur que la modernité ne détruise l’objet de sa science. Cela dit, il y a dans son livre le reflet pédant d’une exigence réelle : que les sentiments populaires soient connus et étudiés comme ils se présentent objectivement, et non pas tenus

19. Q 10 I 6, vol. II, p. 1222 (C, vol. III, p. 29).

34 Chapitre 2

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Prémisses pour une définition du concept de catharsis 35

pour quelque chose de négligeable et d’inerte dans le mouvement historique20.

En fait, De Man, en dépit de ses intentions fort louables, passe à côté des sentiments populaires plutôt que de les considérer comme une réalité concrète faisant partie intégrante du mouvement historique. Il se penche sur le peuple non pour le comprendre de façon désintéressée, mais pour « théoriser » ses sentiments, pour construire des schémas pseudo-scientifiques. Dans cette exercice de spéculation, il n’y a pas de place pour cette « passion », pour ce « lien sentimental » qui devrait exister entre les intellectuels et le peuple-nation. En l’absence d’un tel lien, les rapports de l’intellectuel avec le peuple-nation sont, ou se réduisent à des rapports d’ordre purement bureaucratique, formel : les intellectuels deviennent une caste ou un sacerdoce. Il faut préciser toutefois que ce lien sentimental n’a rien d’un rapport exclusif entre des individus isolés, qui se limiteraient à échanger leurs sentiments personnels et leurs passions immédiates. Ce lien sentimental est au contraire une des conditions primordiales pour que le rapport intellectuels-peuple devienne un rapport de représentation entre dirigeants et dirigés à l’intérieur d’un nouveau bloc historique :

Si le rapport entre les intellectuels et le peuple-nation, entre les dirigeants et les dirigés, les gouvernants et les gouvernés, est fourni par une adhésion organique, dans laquelle le sentiment-passion devient compréhension, et de là savoir (non pas mécaniquement, mais de façon vivante), alors et alors seulement il s’agit d’un rapport de représentation, et se produit l’échange des éléments individuels entre gouvernés et gouvernants, dirigés et dirigeants, c’est-à-dire se réalise la vie de l’ensemble qui seule est la force sociale, se crée le « bloc historique »21.

La cohésion sociale, « la vie de l’ensemble qui seule est la force sociale », est donc impossible sans la prise en considération des sentiments populaires, qui font partie de la vie quotidienne, non pour rester à leur stade, mais pour les assumer, les élever au stade d’une conception du monde unificatrice et libératrice. C’est alors, et alors seulement que peut se produire une catharsis de la civilisation. L’erreur de De Man, c’est de ne pas avoir compris la nécessité de ce « passage dialectique du sentir, au comprendre, au savoir et vice versa », qui revient avec insistance dans les réflexions de Gramsci sur le rôle politico-pédagogique des intellectuels :

L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’il puisse « savoir » sans comprendre, et spécialement sans sentir, et sans être passionné (non seulement du savoir en soi, mais de l’objet de ce savoir), autrement dit cette erreur consiste à croire que l’intellectuel puisse être tel (et non un pur pédant) s’il est séparé et détaché du peuple-nation, c’est-à-dire sans sentir les passions élémentaires du peuple, en les comprenant, et donc les expliquant et les justifiant dans la situation historique déterminée, et en les rattachant dialectique- ment aux lois de l’histoire, à une conception supérieure du monde

20. Q 11 67, vol. II, p. 1506 (C, vol. III, p. 300). 21. Ibid.

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élaborée scientifiquement et d’une façon cohérente : le « savoir » ; on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation22.

Contrairement à De Man, Sorel souligne, en s’appuyant sur Proudhon, l’importance de prendre en considération les sentiments populaires comme une réalité concrète dans la situation du peuple confronté aux structures économicoétatiques. Dans cette approche, psychologie et politique sont intimement interreliées : il s’agit de s’immerger dans les sentiments populaires pour les comprendre, mais aussi pour les expliquer et leur donner une forme juridique et rationnelle. Nous retrouvons ici deux éléments du processus cathartique : l’identification (« fusionner » avec les sentiments populaires) et la distanciation critique (pour les expliquer et leur donner une forme rationnelle) :

Ce qui compte pour Sorel dans Proudhon [...] est cette orientation psychologique [qui consiste dans le fait de] « fusionner » avec les sentiments populaires (ceux des paysans et des artisans), qui concrètement pullulent dans la situation réelle faite au peuple par les structures économico-étatiques, [...] de « s’immerger » en eux pour les comprendre et les exprimer dans une forme juridique, rationnelle [...]23.

Cette attitude comporte un certain nombre de risques d’erreur au plan de l’interprétation des sentiments populaires. Mais comme attitude générale, elle est susceptible de « produire des conséquences précieuses », et en cela, elle est de beaucoup préférable à l’approche positiviste et scientiste qui caractérise l’ouvrage polémique de Henri de Man contre la philosophie de la praxis24.

Et pourtant, Croce n’hésite pas à faire les éloges de cet ouvrage de De Man25. Ces éloges ont quelque peu agacé Gramsci, qui en profite d’ailleurs pour faire une critique radicale, aux accents parfois très polémiques, contre les écrits de De Man. Pour Gramsci en effet, De Man est un médiocre vulgarisateur de Freud : à partir d’une connaissance superficielle de certaines « découvertes » de la psychanalyse26, il croit pouvoir mettre en question les fondements mêmes de la philosophie de la praxis, puisque cette dernière exclurait de l’analyse de la société toute considération des sentiments populaires. Or Croce, lui aussi, croit pouvoir mettre en question les fondements mêmes du matérialisme historique 22. Ibid. 23. Q 11 66, note III, vol. II, p. 1501 (C, vol. III, p. 295). 24. Cf. Henri De MAN, Au-delà du marxisme, Paris, 1929. 25. Cf. Q 7 I, vol. II, p. 851 (C, vol. II, p. 169) ; Q 10 I 11, vol. II, p. 1324. 26. Cf. Q 10II 26, vol. II, p. 1264 (C, vol. III, p. 69). Nous ne tenons pas nécessairement pour

acquise la justesse de cette critique gramscienne de De Man en ce qui concerne les influences freudiennes sur la pensée de ce dernier. La connaissance très limitée que Gramsci avait des écrits de Freud (connaissance d’ailleurs plutôt indirecte) ne l’autorisait sans doute pas à porter un jugement péremptoire sur l’utilisation des concepts de la psychanalyse par De Man. Sans préjuger de cette filiation Freud-De Man, nous retenons, aux fins de cette recherche, l’essentiel de la critique de Gramsci : contrairement aux prétentions de De Man, le matérialisme historique, dans ce qu’il a de plus authentique, reconnaît pleinement la réalité des sentiments populaires, individuels et collectifs, comme partie intégrante de la praxis sociale.

36 Chapitre 2

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diffusé à l’époque, avec ses déviations positivistes et économistes. Se pourrait-il que les deux auteurs aient manqué leur cible en commettant, sur des terrains différents, la même erreur de visée ? Le matérialisme historique vulgaire qu’ils visaient à l’époque était-il vraiment représentatif des éléments constitutifs de la philosophie de la praxis conçue par ses fondateurs eux-mêmes ? Pour dissiper ce doute, il faut remonter aux fondements mêmes de la philosophie de la praxis. Pour Gramsci, la route qui mène à ces fondements ne peut-être que celle de l’historicisme. Or en dépit d’une lecture historiciste de Marx, qui leur est apparemment commune, Gramsci récuse radicalement la façon dont Croce aborde les problèmes d’historiographie. Il lui reproche précisément de poser les problèmes d’historiographie comme il pose les problèmes d’esthétique, c’est-à-dire d’établir, entre le moment éthico-politique et le moment économique, une séparation semblable à celle qu’il établit entre l’art et la réalité effective.

Dans la façon dont Croce pose ici le problème historiographique, on retrouve sa manière de poser le problème esthétique ; l’éthico-politique joue dans l’histoire le rôle que la « forme » occupe dans l’art ; c’est le « lyrisme » de l’histoire, la « catharsis » de l’histoire. Mais les choses ne sont pas aussi simples dans l’histoire que dans l’art27.

Cette remarque sur la façon de poser le problème esthétique nous rapproche de la ligne de démarcation la plus décisive entre Gramsci et Croce sur le terrain de la critique littéraire. Bien que cette dimension de l’œuvre gramscienne ne soit pas au centre de notre recherche, nous devons faire un bref excursus sur ce terrain pour mieux saisir les transitions entre l’esthétique, l’idéologie et la politique, qui ont permis à Gramsci de retravailler le concept de catharsis à partir de son sens originel, pour l’intégrer dans un nouveau champ sémantique.

Gramsci et Croce ont produit tous les deux, dès le début de leur carrière d’écrivain, un nombre important de travaux de critique littéraire. Les indications suivantes, tirées de quelques-unes des œuvres de Croce que Gramsci a connues et critiquées, pourraient constituer des pistes de recherche intéressantes sur les usages respectifs que les deux auteurs ont faits du concept de catharsis.

Dans le Bréviaire d’esthétique, un des livres de Croce que Gramsci avait à Rome avant son arrestation, l’auteur livre en quelques lignes la quintessence de sa théorie de l’esthétique. Dans une perspective explicitement hégélienne, la forme artistique y est définie comme expression de la totalité, de l’universalité :

[...] donner au contenu sentimental la forme artistique, c’est lui donner aussi l’empreinte de la totalité, le souffle cosmique et, dans ce sens, universalité et forme artistique ne sont pas deux choses, mais une seule [...] La forme artistique, en individualisant, harmonise l’individualité avec l’universalité, et par là-même, du même coup, universalise [...]28.

27. Q 10 I 7, vol. II, p. 1222 (C, vol. III, p. 29). 28. Benedetto CROCE, Bréviaire d’esthétique. Traduit de l’italien (Breviario diestetica) par

G.BOURGIN, Paris, 1923. Le passage sur « la totalité de l’expression artistique » est cité par Sergio ROMANO, dans un recueil de textes de CROCE intitulé La philosophie comme histoire de la liberté, Paris, Seuil, 1983, p. 126.

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La suite du texte fait référence à l’« obscure théorie aristotélicienne de la catharsis », comme une contribution lointaine aux théories de l’esthétique moderne. Curieusement, c’est sous l’éclairage d’un concept kantien que Croce comprend la catharsis comme « désintéressement total de l’art » :

De même, d’autre part, les théories qui ont pointé à l’aube de l’esthétique moderne, et qui ont été annoncées chez les anciens par l’obscure théorie aristotélicienne de la catharsis, du désintéressement total de l’art (l’Interresselosigkeit, selon la formule de Kant), c’est-à-dire sur son désintéressement pratique, peuvent être interprétées comme autant de défenses contre la tendance à introduire ou à laisser demeurer dans l’art le sentiment immédiat [...] non pas comme une affirmation d’indifférence à l’égard du contenu de l’art et comme une tentative pour réduire l’art à un jeu simple et frivole29.

Cet accent sur le contenu de l’art, dans une perspective de désintéressement et d’universalisation, semble s’inscrire dans un courant de pensée qui tend à privilégier la théorie en tant que contemplation. C’est cette orientation sous-jacente aux travaux de critique littéraire de Croce que Gramsci a mise à nu et critiquée, dans un important fragment du sixième Cahier de prison intitulé Croce et la critique littéraire. Gramsci se demande précisément si l’esthétique de Croce n’est pas une rhétorique. D’un autre ouvrage de Croce, Aesthetica in nuce30, paru dans Encyclopædia Britannica, il relève une affirmation à l’effet que le devoir principal de l’esthétique moderne est d’être « la restauration et la défense du classicisme contre le romantisme, du “moment synthétique”, formel et théorique, qui est le propre de l’art, contre le “moment affectif” que l’art a pour mission de résoudre en soi ». Dans ce passage, Gramsci voit une contradiction inhérente au projet crocien : « Ce passage montre quelles sont les préoccupations “morales” de l’auteur – à côté de ses préoccupations esthétiques – : c’est-à-dire ses préoccupations “culturelles” et politiques. » Croce, selon Gramsci, mêle esthétique, éthique et politique, sous les apparences d’un désintéressement théorique. Sa réthorique est porteuse d’idéologies normatives. La théorie de l’art pour l’art masque une pratique fondamentalement conservatrice et liée aux idéologies traditionnelles. Dans ce fragment peu élaboré, Gramsci trace une ligne de démarcation entre sa conception de l’esthétique et celle de Croce. Paradoxalement, et contrairement à ce dernier, il tend à privilégier une définition radicale de l’esthétique comme théorie de l’art et de la beauté, mais une théorie qui est essentiellement une « critique en acte », une critique « concrète », ayant sa base matérielle et spécifique dans l’histoire des « expressions artistiques individuelles ». En somme, Gramsci partage avec Croce un point important : la nécessité de la distance critique par rapport aux sentiments immédiats, au lieu de rester à leur niveau et de se laisser dominer par eux. D’où le besoin d’une catharsis orientée vers l’esthétique (« ressentir les sentiments artistiquement en tant que beau-té »). Mais cette esthétique, qui est en quelque sorte un « acte théorétique », est loin

29. Ibid. 30. B. CROCE, Aesthetica in nuce, Bari, 1962 (4e édition), p. 72. Article paru dans Encyclopœdia

Britannica (XIVe édition), sous la rubrique « Aesthetics ».

38 Chapitre 2

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Prémisses pour une définition du concept de catharsis 39

d’être une théorie spéculative, détachée de toute pratique. Réduire la catharsis à une pure théorie spéculative, sans prise sur la réalité effective, c’est la mutiler, c’est la vider de son potentiel subversif, c’est en faire un instrument d’intégration plutôt que de transformation sociale.

À propos de cette conception de la catharsis, au plan esthétique, il est intéressant de noter ici une différence entre les lectures crocienne et gramscienne des œuvres de Goethe. Pour Croce, la catharsis est vécue par Goethe comme un « acte théorétique » grâce auquel il « se libérait et se purifiait » de ses passions immédiates :

Il [Goethe] dit qu’il se libérait et se purifiait de tout ce qui le réjouissait, le tourmentait ou l’occupait de quelque façon, en le transformant en « image », ceci grâce à cet acte théorétique qui, dans le rapport de la poésie avec la passion, a été désigné par le nom de catharsis [...]31.

Cette forme de catharsis, vécue d’abord par l’auteur ou l’acteur plutôt que par le public, est un travail difficile et nécessaire qui transforme l’être tout entier dans le processus de création poétique. Cette forme de catharsis, Goethe la désigne lui-même par le terme « sublimation », très proche de la notion hégélienne de « dépassement » :

[...] les états d’âme, les sentiments, les événements ne sauraient être rapportés au théâtre avec leur naturel originaire ; ils doivent être « travaillés », accommodés, « sublimés » (verarbeitet, zubereitet, sublimereit)32.

Pour Gramsci, la catharsis chez Goethe est orientée principalement vers l’action. Action qui est avant tout création artistique, certes, mais une création visant la formation des hommes qui doivent compter sur leurs seules forces, des hommes « forgerons d’eux-mêmes ». Cette lecture s’appuie principalement sur l’analyse minutieuse de deux écrits de Goethe, Prométhée, Poésie et Vérité.

Parmi les nombreuses références à Goethe, arrêtons-nous brièvement sur ce long fragment du huitième Cahier, où Gramsci résume quelques éléments d’interprétation de Prométhée. Passons sur les subtilités de critique littéraire concernant les rapports apparemment contradictoires entre l’ode et le fragment dramatique portant le même titre de Prométhée. Gramsci lit le fragment sous l’éclairage de l’aphorisme « Au commencement était l’action », attribué à Goethe :

Selon moi, le fragment dramatique montre que le titanisme de Goethe doit précisément être situé dans la sphère littéraire et relié à cet aphorisme : « Au commencement était l’action », si par action on entend l’activité propre de Goethe, la création artistique33.

C’est à la lumière de cet aphorisme qu’il tente d’élucider les contradictions que Croce a pu relever entre le « Goethe rebelle » et le « Goethe critique ». Des rapports tumultueux entre le Titan et les dieux, Goethe semble retenir surtout

31. B. CROCE, cité pas Sergio ROMANO dans op. cit. p. 141. 32. Cf. article intitulé « Sublimation » dans Encyclopædia universalis, 1984, vol. 17, pp. 310-314. 33. Q 8, vol. II, pp. 1071-1075 (C 8, vol. II, pp. 380-384).

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l’image de « Prométhée qui, s’étant séparé des dieux, peupla un monde depuis son atelier ». La figure mythologique de Prométhée est porteuse d’une féconde contradiction qui se résoud dans une « révolte constructive » ou dans une « résistance pacifique » :

La révolte de Prométhée est « constructive », il n’apparaît pas seulement sous son aspect de Titan révolté, mais surtout comme « homo faber », conscient de soi et de la signification de son œuvre [...] (Déçu par les dieux incapables de lui rendre l’amour qu’il en attendait), Prométhée [...] ne peut plus se contenter de cette unité qui l’embrasse de l’extérieur, et doit s’en créer une qui surgisse de l’intérieur. Et celle-ci ne peut surgir que du « cercle rempli par son activité »34.

En relisant Prométhée dans la perspective de ce que Goethe dit de lui-même dans Poésie et Vérité, il apparaît clairement à Gramsci que l’auteur se sert de l’antique figure mythologique de Prométhée pour « ressentir artistiquement » ses propres états psychologiques et les contradictions qui traversent sa propre situation de poète à la recherche d’une base d’autonomie :

La base d’autonomie la plus sûre m’a toujours paru être mon talent créateur [...]. Je retaillai l’antique habit du Titan à la mesure de mes épaules, et sans y réfléchir plus longtemps je commençai à écrire un drame où l’on représente quelle inimitié s’attire Prométhée de la part des dieux en forgeant des hommes de sa propre main et en leur donnant vie grâce à la faveur de Minerve35.

À ce point, nous croyons voir une très grande cohérence entre le souhait, exprimé par Gramsci dans sa lettre à Julia, que se produise en nous une catharsis, et la critique récurrente adressée à l’historiographie et à l’esthétique de Croce. La catharsis du sujet, qui est essentiellement un processus d’identification-distanciation vis-à-vis des sentiments et des passions suscités par la représentation dramatique de la praxis humaine, n’est pas une fin en soi. Elle est un mode de connaissance caractérisé ni par la soumission totale du sujet à l’objet ni par le désintéressement total du sujet vis-à-vis de l’objet, mais par un rapport d’assimilation critique et de transformation réciproque entre le sujet et l’objet. La catharsis, dans cette perspective, n’est pas un exercice de contemplation narcissique, mais une ascèse auto-formatrice pour et par une action transformatrice.

Cette catharsis subjective est-elle exclusive à l’individu comme tel ou peut-on concevoir une catharsis collective qui s’étendrait à tout un groupe, voire à tout un peuple ? C’est cette perspective que laisse sans doute entrevoir le passage du Q 10 I 10, auquel nous avons fait référence plus haut. Ce passage, qui s’inscrit lui-aussi dans la mouvance de la critique anticrocienne, met l’accent sur une conception unitaire du monde comme facteur d’unité et de cohésion d’un groupe social en mouvement :

C’est bien une philosophie que la conception du monde qui représente la vie intellectuelle et morale (catharsis d’une vie pratique donnée) de tout un

34. Ibid. 35. Ibid.

40 Chapitre 2

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Prémisses pour une définition du concept de catharsis 41

groupe social conçu en mouvement et donc vu, non seulement dans ses intérêts actuels et immédiats, mais aussi dans ses intérêts futurs et médiats [...136. Ce texte retraduit en effet sur le plan collectif, la dialectique inhérente au

processus cathartique : élaboration d’une conception critique du monde qui représente une pratique (une vie intellectuelle et morale) axée non plus sur la satisfaction des intérêts actuels et immédiats, mais sur la poursuite des intérêts futurs et médiats.

Conclusion

Les sept occurrences du terme catharsis que nous venons d’examiner nous ramènent essentiellement, par delà leurs connotations particulières, à l’idée d’une épuration des émotions au plan esthétique. Cette idée, que Gramsci cherche à préciser, en pleine période de maturité intellectuelle et dans la solitude de sa prison, remonte à la thématique que nous avons identifiée dans ses premiers écrits, alors que, jeune militant socialiste, il évoquait la nécessité d’une discipline purificatrice et libératrice comme condition d’émergence d’un ordre social nouveau. Nous avons pu déceler dans les Lettres de prison et les Cahiers de prison des indications qui permettent de penser, à partir de la signification originelle de la catharsis au plan esthétique, les transitions d’une catharsis individuelle (micro-catharsis) à une catharsis collective (macro-catharsis) au plan éthique-politique. Ces prémisses sont-elles suffisamment éclairantes pour nous permettre de saisir le concept de catharsis utilisé dans le texte du Q 10 II 6, note I ? Le chapitre suivant constitue précisément une analyse spécifique et détaillée de ce texte. Dans cette analyse, nous tenterons de repérer les matériaux à partir desquels Gramsci opère une retraduction du terme catharsis pour lui conférer le statut épistémologique d’un concept clé autour duquel s’articulent les dimensions esthétique, idéologique et éthique-politique du processus de transformation sociale.

36. Q 10 I 10, vol. II, p. 1231 (C, vol. III, p. 37).

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CHAPITRE 3

Définition du concept de catharsis à partir du texte

du Cahier de prison 10 II 6, note I

Présentation du texte

Situation du texte

Le texte que nous nous proposons d’analyser dans ce chapitre fait partie du dixième Cahier de prison. D’après les notes critiques établies par V. Gerratana1

et reprises substantiellement par R. Paris aux Éditions Gallimard, on peut situer entre avril 1932 et mars 1933 la période de rédaction des 94 textes qui constituent l’ensemble du dixième Cahier. Ces textes sont regroupés en deux parties : la première partie, comprenant 14 textes rédigés sous le titre Points de repère pour un essai sur B. Croce, constitue un condensé des thèmes qui seront développés dans le reste du Cahier ; la deuxième partie, comprenant 80 textes, s’organise autour de trois grands thèmes : Points pour un essai sur Croce2, Introduction à l’étude de la philosophie, Points de méditation sur l’économie. Comme on peut s’en rendre compte, l’ensemble du dixième Cahier de prison porte la marque prédominante de la préoccupation qu’avait Gramsci, en prison, de régler ses comptes avec Croce, en particulier avec la conception crocienne des rapports entre histoire, philosophie et politique. Le système de Croce est construit à partir de quatrecatégories3 : la « Logique » et l’« Éthique », considérées comme catégories 1. Q vol. IV, pp. 2404-2405, (C, vol. III, pp. 13-14). 2. Q 10 111, vol. II, p. 1234 (C, vol. III, p. 40). 3. Cf. GT note 48, p. 194.

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universelles subsumant les catégories particulières, l’« Esthétique » et l’« Econo- mie ». Gramsci fait de temps en temps un usage instrumental de cette classification, mais la plupart du temps pour la critiquer dans une perspective de refondation de la « philosophie de la praxis ». Le sixième fragment, intitulé Introduction à l’étude de la philosophie, est en fait un point de repère essentiel pour comprendre la perspective dans laquelle Gramsci se place pour écrire son anti-Croce : il s’agit pour lui de montrer comment la philosophie de la praxis intègre les éléments historicistes, antimécanicistes et antipositivistes de la philosophie crocienne, tout en dépassant cette dernière dans une conception renouvelée des rapports entre la philosophie et la politique. Dans la perspective de la philosophie de la praxis, la philosophie perd le caractère fondamentalement spéculatif, dont elle est entachée dans le système de Croce4 pour devenir philosophie en acte, ou politique ; la philosophie de la praxis conçoit la réalité des rapports de connaissance humains comme un élément d’« hégémonie » politique.

C’est dans cette problématique des rapports entre philosophie et politique que prend toute sa signification le sixième fragment sur l’Introduction à l’étude de la philosophie. Le fragment est divisé en quatre notes sur : 1) le terme catharsis ; 2) la conception subjective de la praxis et philosophie de la praxis ; 3) la réalité du monde extérieur ; 4) la traduisibilité des langages scientifiques. Nous focalisons notre analyse sur la première note, dont voici le texte intégral :

On peut employer le terme de « catharsis » pour désigner le passage du moment purement économique (ou égoïstico-passionnel) au moment éthicopolitique : l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes. Cela signifie aussi le passage de l’« objectif au subjectif », de la « nécessité à la liberté ». La structure, force extérieure qui écrase l’homme, l’assimile, le rend passif ; se transforme en moyen de liberté, en instrument pour créer une nouvelle forme éthico-politique, en source de nouvelles initiatives. La détermination du moment « cathartique » devient ainsi, me semble-t-il, le point de départ de toute la philosophie de la praxis ; le processus cathartique coïncide avec la chaîne de synthèses qui sont le résultat du développement dialectique. (Rappeler les deux points entre lesquels ce processus oscille : – aucune société ne se propose des tâches pour lesquelles n’existent pas ou ne sont pas en train d’apparaître les conditions nécessaires et suffisantes à leur résolution et aucune société ne meurt avant d’avoir exprimé tout son contenu potentiel)5.

Terminologie : mots clés et concepts clés La terminologie gramscienne renvoie à un univers culturel pluriel, ouvert, où les connaissances économiques, philosophiques et politiques sont utilisées comme matière première à transformer, par un long travail d’assimilation critique, en objets théoriques originaux et rigoureux, au-delà des barrières rigides des

4. Cf. Q 10 I 7, vol. II, p. 1222 (C, vol. III, p. 29). 5. Q 10 II 6, note I, vol. II, p. 1244 (C, vol. III, p. 50).

44 Chapitre 3

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disciplines scientifiques conventionnelles. Dans le présent texte, le mot clé à souligner est celui de passage. Gramsci utilise très fréquemment ce terme pour désigner les rapports entre les éléments d’un processus dialectique, dont le développement peut être représenté par un syllogisme à trois moments : thèse, antithèse, synthèse. L’auteur propose d’employer le terme catharsis, supposé connu de ses lecteurs, pour désigner la synthèse du processus dialectique qui est au centre de ses réflexions théoriques. Il s’agit donc, non pas d’une définition stricto sensu, mais d’une retraduction. Et toute retraduction s’appuie sur le principe de l’analogie : le terme utilisé pour comparer deux réalités permet d’établir à la fois un rapport de similitude et un rapport de différence entre ces deux réalités. Nous avons déjà trouvé dans les textes analysés plus haut des indications suffisantes pour avancer que Gramsci connaissait le sens originel du terme, en référence à la théorie aristotélicienne de la tragédie. Nous avons également entrevu quelques pistes conduisant au travail théorique effectué par Gramsci sur ce terme pour le retraduire et l’intégrer dans un nouveau champ sémantique. À partir de ces pistes, nous tenterons de repérer les principales déterminations du concept de catharsis dans ce texte, qui constitue une synthèse d’une richesse et d’une densité déconcertantes.

Construction grammaticale et logique du texte

Du point de vue de sa logique interne, ce texte se divise en quatre propositions, dont les trois premières sont agencées comme les éléments d’un syllogisme, deux prémisses et une conséquence.

La première proposition présente le terme catharsis dans son sens le plus général : il peut être employé pour désigner un passage entre les moments d’un processus dialectique : du moment purement économique au moment éthicopolitique, de la structure à la superstructure, de la nécessité à la liberté, de l’objectif au subjectif.

La deuxième proposition souligne une dimension particulière de ce processus dialectique : il comporte une transformation profonde des rapports entre l’homme et la structure. La structure, de puissance extérieure opprimante et aliénante devient instrument d’initiatives nouvelles. L’homme, d’objet passif, soumis au poids écrasant des structures, devient sujet historique capable de participer de façon active et consciente à la création d’une nouvelle forme éthicopolitique.

La troisième proposition indique des points de repère pour situer la catharsis par rapport à l’ensemble de la philosophie de la praxis : la détermination du moment cathartique est le point de départ de toute la philosophie de la praxis ; le processus cathartique coïncide avec la chaîne de synthèses qui sont le résultat du développement dialectique.

La quatrième proposition, s’appuyant sur les deux principes méthodologiques contenus dans la Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique, généralise le processus cathartique à toute formation

Définition du concept de catharsis 45

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sociale, dont la transformation profonde n’est possible que dans la mesure où elle assume jusqu’au bout le développement de son contenu potentiel.

Intérêts du texte

L’intérêt de ce texte se trouve principalement dans le fait qu’il contient les éléments d’une théorie de la médiation sociale caractérisée, d’une part, par une représentation circulaire des processus sociaux, et, d’autre part, par la place centrale assignée à l’homme dans la détermination de ces processus.

Dans cette théorie, l’ensemble des rapports sociaux est représenté non pas comme une structure rigide, compartimentée, statique, mais comme un mouvement différencié de rapports et de procès à l’intérieur d’un cercle homogène. En vain chercherait-on dans les recherches gramsciennes un traitement isolé de ce qu’on a appelé les « instances ». Tout en reconnaissant l’autonomie relative des « moments » économique, philosophique et politique, il rappelle avec insistance le paradigme à partir duquel il a entrepris la refondation de l’ensemble de la philosophie de la praxis : ces trois moments sont les éléments constitutifs d’une même conception praxéologique du monde. Ce sont, plutôt que des « instances », des sphères concentriques formant une unité dialectique. Les langages scientifiques et les principes théoriques utilisés pour conceptualiser ces trois sphères d’activités, tout en étant spécifiques, n’en sont pas moins traduisibles de l’un à l’autre :

Si ces trois activités (philosophie, politique et économie) sont les éléments constitutifs nécessaires d’une même conception du monde, nécessairement il doit y avoir, dans leurs principes théoriques, convertibilité de l’une à l’autre, traduction réciproque dans le langage spécifique de chaque élément constitutif : l’un est implicite dans l’autre et tous ensemble forment un cercle homogène6.

Cette représentation circulaire de l’ensemble des rapports sociaux tente d’éviter deux pièges : l’un, qui consisterait à diluer le social dans un tout indéterminé, indifférencié ; l’autre, qui consisterait à compartimenter le social dans des fragments séparés, isolés du mouvement réel. Pour éviter ce double piège, Gramsci propose d’examiner les rapports et procès spécifiques à chacune des sphères concentriques à partir de certains concepts clés qui constituent des « centres unitaires », des points d’ancrage pour l’analyse : dans la sphère économie, le concept de valeur, dans la sphère philosophie, le concept de praxis, dans la sphère politique, le concept d’éducation.

L’unité vient du développement dialectique des contradictions entre l’homme et la matière (– nature – forces matérielles de production). Dans l’économie, le centre unitaire est la valeur, soit le rapport entre le travailleur et les forces industrielles de production [...]. Dans la philosophie, la praxis, rapport entre la volonté humaine (superstructure) et la structure économique. Dans la politique – rapport entre l’État et la société civile – à savoir intervention de

6. Cf. Q 11 65, pp. 1492-1993 (C, vol. III, p. 288).

46 Chapitre 3

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Définition du concept de catharsis 47

l’État (volonté centralisée) pour éduquer l’éducateur, le milieu social en général [... ]7.

Dans le cadre de cette théorie, le processus de transformation sociale ne se déroule pas dans l’abstrait, mais dans l’histoire concrète d’une société qui cherche, à travers contradictions, luttes et déchirements, à exprimer tout son contenu potentiel, et dans les biographies concrètes d’individus qui cherchent, à travers contradictions, luttes et déchirements, à se réaliser intégralement comme sujets socio-historiques à part entière. En d’autres termes, ce processus de transformation sociale comporte un lien indissociable entre une macrocatharsis et une micro-catharsis.

Il s’agit de repérer et d’élucider au fil du texte les concepts clés qui permettent de penser les possibilités et les limites de cette transformation sociale.

Plan d’analyse

Pour faciliter le repérage et l’élucidation des mots clés liés au concept de catharsis, nous découpons le texte en 10 unités d’analyse :

1. On peut employer le terme « catharsis » pour désigner le passage du moment purement économique (ou égoïstico-passionnel) au moment éthico-politique :

2. l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes.

3. Cela signifie aussi le passage de l’« objectif au subjectif »,

4. de la « nécessité à la liberté ».

5. La structure, force extérieure qui écrase l’homme, l’assimile, le rend passif,

6. se transforme en moyen de liberté, en instrument pour créer une nouvelle forme éthico-politique, en source de nouvelles initiatives.

7. La détermination du moment « cathartique » devient ainsi, nous semble-t-il, le point de départ de toute la philosophie de la praxis ;

8. le processus cathartique coïncide avec la chaîne de synthèses qui sont le résultat du développement dialectique.

9. (Rappeler les deux points entre lesquels ce processus oscille : aucune société ne se propose des tâches pour lesquelles n’existent pas ou ne sont pas en train d’apparaître les conditions nécessaires et suffisantes à leur résolution,

10. et aucune société ne meurt avant d’avoir exprimé tout son contenu potentiel.)

7. Q 7 18, vol. II, p. 868 (C, vol. II, p. 185).

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48 Chapitre 3

Analyse du texte

1. « On peut employer le terme de “catharsis” pour désigner le passage du moment purement économique (ou égoïstico-passionnel) au moment éthico-politique [...] »

Le moment purement économique : point de départ de la catharsis

Ce fragment de texte établit un rapport entre un signifiant, le terme catharsis, et un signifié, le passage du moment purement économique au moment éthico-politique. Le signifié est un processus polarisé, dont les deux moments sont à la fois distincts et reliés entre eux. Pour exprimer cette liaison interne, on a recours à un terme dont la signification est loin d’être univoque. Ce terme, n’est-il qu’une métaphore, une prénotion, un élément susceptible d’entrer dans la définition d’un concept ? Ou bien s’agit-il, à proprement parler, d’un concept adéquat pour signifier un processus qui a un fondement matériel dans la réalité effective ? En d’autres termes, quel lien interne y a-t-il entre la signification originelle de la catharsis, comme nous l’avons précisée antérieurement, et l’ensemble des médiations contenues dans le passage du moment purement économique au moment éthico-politique ? Analysons tout d’abord le moment économique, comme point de départ du processus cathartique.

On sait que la plus grande partie des réflexions théoriques de Gramsci sur l’économie constitue une critique de l’ouvrage principal de Croce, Matérialisme historique et économie marxiste8. Il reproche à Croce, entre autres, de diluer l’objet de la science économique pour lui faire signifier tout autre chose que le fait déterminé de la production et de la distribution des marchandises :

[...] le fait déterminé de la science économique moderne ne peut être que celui de marchandise, de production et de distribution des marchandises et nullement un concept philosophique comme le voudrait Croce, pour qui même l’amour est un fait économique et toute « nature » est réduite au concept d’économie9.

Les raccourcis théoriques que Croce s’est permis, dans sa critique du matérialisme historique lu à travers le filtre du libéralisme économique, ont suscité chez Gramsci des doutes sérieux qu’il va tenter de dissiper en explorant la filiation Marx-Ricardo. La fameuse équation : « La philosophie de la praxis = Hegel + David Ricardo »10 suggère que, dans la remontée aux sources du matérialisme historique, avant de s’engager résolument dans la voie hégélienne avec Croce, il faut s’attarder à la croisée des chemins, pour bien méditer les

8. Matérialisme historique et économie marxiste. Essais critiques. Traduit par Alfred

BONNET.Genève, Paris, Slatkine, 1981, 326 pages. 9. Q 10 II 41, note VI, vol. II, pp. 1310-1311 (C, vol. III, p. 111). 10. Q 10 II 9, vol. II, p. 1247 (C, vol. III, p. 53).

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concepts de la science économique ricardienne, toutefois dans une perspective qui dépasse le plan strictement économique. Car s’il est vrai qu’il faut partir de la problématique des lois économiques de Ricardo pour étudier ses concepts majeurs, valeur-travail, homo economgcus, marché déterminé, régularité, déterminisme, automatisme, rationalité, etc., il n’en demeure pas moins, selon Gramsci, que la contribution de Ricardo à la fondation de la philosophie de la praxis est aussi d’ordre philosophique et méthodologique :

Il s’agit de voir que l’importance de Ricardo dans la fondation de la philosophie de la praxis ne tient pas seulement au concept de « valeur » en économie, mais que Ricardo a eu une importance « philosophique », qu’il a suggéré une façon de penser et de regarder la vie et l’histoire. La méthode du « posé que », de la prémisse qui donne certaines conséquences, semble devoir être identifiée comme l’un des points de départ (des stimuli intellectuels) des expériences philosophiques des fondateurs de la philosophie de la praxis11.

Les concepts de la science économique : homo economicus, marché déterminé, valeur

Toute la théorie économique de Ricardo est basée suri’ hypothèse de l’homo econo-micus. Gramsci rappelle la nécessité d’étudier attentivement cette théorie, pour en critiquer les présupposés et analyser ce qui entre et n’entre pas dans la définition du concept d’homo economicus.

Dans la science économique ricardienne le concept d’« homo economicus » est une abstraction déterminée. Il faudrait étudier attentivement la théorie de Ricardo [...] [Il s’agit] d’une théorie résultant de la réduction de la société économique à la pure « économicité » – à la détermination maximale du « libre jeu » des forces économiques – où, une fois posée l’hypothèse de l’« homo economicus », on ne pouvait pas ne pas faire abstraction de la force de l’ensemble d’une classe organisée dans l’État, d’une classe dont le Trade-Union était le Parlement, alors que les salariés ne pouvaient pas se grouper et faire valoir la force que la collectivité conférait à chaque individu [...]12.

Ce dont on fait abstraction c’est l’ensemble des rapports sociaux entre les travailleurs salariés non regroupés, non organisés, et les détenteurs du mono- pole des moyens de production, qui constituent une classe organisée ayant l’appui de l’État comme agent économique. Si l’économie critique reprend à son compte le concept de l’homo economicus c’est pour l’historiciser, tout en lui conservant son caractère d’abstraction déterminée. Ce que Gramsci rappelle avec insistance, pour souligner la ligne de démarcation entre Ricardo et les fondateurs de la philosophie de la praxis : l’homo economicus est l’abstraction de l’activité économique d’une forme de société donnée. Chaque forme sociale a son homo

11. Q 11 52, vol. II, p. 1479 (C, vol. III, p. 275). 12. Q 10 II 41, note VI, vol. II, pp. 1310-1311 (C, vol. III, p. 111).

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economicus, sa propre activité économique13. L’homo economicus est l’abstraction des besoins et des opérations économiques d’une forme de société donnée14. Ce qu’il faut rejeter, par conséquent, ce n’est pas tant le concept d’homo economicus, c’est l’hypothèse d’un homme en général, d’une nature humaine homogène, d’un homme biologique abstrait des rapports sociaux historiques.

C’est ainsi que l’homo economicus en général ne peut pas exister ; on peut cependant abstraire le type de chacun des agents ou des protagonistes de l’activité économique qui se sont succédés au cours de l’histoire : le capitaliste, le travailleur, l’esclave, le propriétaire d’esclaves, le baron féodal, le serf de la glèbe. Ce n’est pas par hasard que la science économique est née à l’époque moderne, lorsque la diffusion du système capitaliste a répandu un type d’homme économique relativement homogène, créant ainsi les conditions réelles qui ont fait qu’une abstraction scientifique devenait relativement moins arbitraire et moins vide de sens qu’auparavant15.

L’autre concept clé de la théorie de Ricardo est celui de « marché déterminé ». Tout comme l’homo economicus, le « marché déterminé » a dans la problématique de l’économie classique le statut d’une abstraction déterminée. Dans l’économie critique, le concept est repris, certes à titre d’outil théorique d’analyse, pour signifier l’ensemble des activités économiques concrètes d’une formation sociale déterminée, prises dans leurs lois d’uniformité, c’est-à-dire « abstraites », mais sans que l’abstraction cesse d’être historiquement déterminée. Une abstraction scientifique qui, à partir de l’observation et de l’analyse scientifiques de l’automatisme des forces du marché permet une certaine mesure de prévisibilité et de certitude pour l’avenir des initiatives individuelles.

Concept et fait de « marché déterminé », c’est-à-dire observation scientifique que des forces déterminées, décisives et permanentes sont apparues historiquement, forces dont l’action se présente comme un certain « automatisme », qui permet une certaine mesure de « prévisibilité » et de certitude pour l’avenir des initiatives individuelles qui se soumettent à de telles forces après en avoir eu l’intuition, ou en avoir fait l’observation scientifiquement. « Marché déterminé », cela revient donc à dire : « rapport déterminé des forces sociales dans une structure déterminée de l’appareil de production », rapport garanti (c’est-à-dire permanent) par une superstructure politique, juridique et morale déterminée16.

L’homo economicus et le « marché déterminé » renvoient fondamentalement à la théorie de la valeur, qui comme on le sait est centrale aussi bien dans l’écono-mie classique de Ricardo, que dans la critique de l’économie politique de Marx. Selon la lecture gramscienne, Marx aurait traité ce concept de valeur de la même manière que les deux précédents : le concept de valeur, qui fonctionne dans l’économie classique comme une abstraction scientifique, un outil d’analyse 13. Q 10 H 15, vol. II, pp. 1253-1254 (C, vol. III, pp. 58-59). 14. Q 10 II 27, vol. II, p. 1265 (C, vol. III, p. 69). 15. Q 10 II 37, vol. II, pp. 1284-1285 (C, vol. III, p. 87). 16. Q 11 52, vol. II, p. 1477 (C, vol. III, p. 273).

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des processus économiques objectifs, devient dans l’économie critique un concept stratégique ayant une portée d’éducation morale et politique :

Lorsqu’elle fut énoncée, la théoriericardienne de la valeur-travail ne provoqua pas de scandale, car, à l’époque, elle ne représentait aucun danger, elle apparaissait seulement comme ce qu’elle était : une constatation purement objective et scientifique. Ce n’est qu’avec l’Économie critique que, sans perdre de son objectivité, cette théorie acquit une signification polémique et une valeur d’éducation morale et politique17.

Sur le plan strictement économique, les concepts clés du système ricardien constituent donc des points de repère incontournables pour comprendre la spécificité du « moment purement économique ». Toutefois ces concepts repères, s’ils sont employés comme de simples abstractions scientifiques peuvent conduire à une impasse théorique. Gramsci, en nous indiquant les possibilités de cette impasse, nous indique aussi comment la contourner. Dans l’examen du moment économique, il faut remonter des conséquences aux prémisses, des phénomènes ou faits économiques à leurs présupposés matériels et historiques. Une mise en garde, toutefois : il ne s’agit pas de « découvrir » une loi métaphysique de « déterminisme » ni d’établir une loi « générale » de causalité. Gramsci, rappelons-le, écarte toute tendance positiviste et déterministe, qui chercherait l’explication des faits historiques dans la loi des grands nombres. La problématique des lois économiques qu’employa Ricardo peut aider certes à comprendre la réalité effective et l’« automatisme » des forces du marché déterminé ; toutefois, pour comprendre ces lois, il faut étudier comment ces forces se sont constituées au cours du développement historique :

Il s’agit d’observer comment, dans le développement historique, se constituent des forces relativement « permanentes » qui opèrent avec une certaine régularité et un certain automatisme [...]18.

Et c’est précisément cette prise en considération de l’historicité des faits, des rapports et des lois économiques qui constitue la caractéristique déterminante par laquelle l’économie critique se démarque de l’économie classique. Cette ligne de démarcation est particulièrement tranchante par la façon dont le concept de valeur est traité dans les deux paradigmes. Du point de vue de l’économie critique, le concept de valeur dérive du concept de « travail socialement nécessaire », et sert d’outil théorique pour analyser la place et la fonction des travailleurs dans l’ensemble des rapports de production capitalistes. Du point de vue de l’économie classique, l’importance du concept de valeur lui vient du fait que comme outil théorique il est employé dans une perspective utilitariste, pour analyser les mécanismes du profit individuel ou d’entreprise :

Il semble que pour l’économie critique, il suffise de définir le concept de « travail socialement nécessaire », pour arriver au concept de valeur, car on veut partir du travail de tous les travailleurs pour arriver à déterminer leur

17. Q 10 II 41-VI, vol. II, pp. 1310-1311 (C, vol. III, p. 111). 18. Q 11 52, vol. II, p. 1479 (C, vol. III, p. 275).

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fonction dans la production économique et à déterminer le concept scientifique de valeur et de plus-value et la fonction de tous les capitalistes en tant qu’ensemble. Pour l’économie classique, au contraire, ce n’est pas le concept abstrait et scientifique de la valeur qui a de l’importance [...], mais un concept plus concret et plus immédiat : celui du profit individuel ou d’entreprise [...]19.

Les éléments constitutifs du procès de travail Pour comprendre la portée du concept de valeur, il faut donc analyser toutes les contradictions inhérentes au travail socialement nécessaire. C’est la démarche qu’a suivie Marx dans ses recherches économiques. Sans refaire cette démarche, nous aimerions toutefois vérifier la convergence entre certaines avenues ouvertes par Gramsci dans les Cahiers et quelques concepts élaborés par Marx dans son analyse du procès de travail. Nous comparerons, d’une part, le chapitre vu de la troisième section du premier livre du Capital, intitulé « La production de valeurs d’usage et la production de la plus-value », et, d’autre part, quelques notes des Cahiers à propos de l’américanisme et du fordisme.

Le texte du Capital débute par une analyse élémentaire du procès de travail en général. Sans décomposer ce procès en ses éléments constitutifs, on ne saurait en effet comprendre la production de valeurs d’usage et la production de la plus-value, procès de valorisation qui est la clé de voûte de tout l’édifice capitaliste. Ce qui intéresse Marx au départ, c’est « le mouvement du travail utile en général, abstraction faite de tout cachet particulier que peut lui imprimer telle ou telle phase du progrès économique de la société20 ». D’un point de vue anthropologique, le travail pourrait être considéré comme un acte qui se passe entre l’homme, dans son rôle de puissance naturelle, et la nature extérieure, considérée comme matière première à transformer pour répondre aux besoins humains essentiels. De ce point de vue, les rapports de l’homme avec la nature sont fondamentalement dialectiques, car « en même temps qu’il agit par ce mouvement [de ses forces physiques] sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent21 ». Toutefois, pour aborder la problématique de la production de la valeur, Marx ne s’arrête pas à ce point de vue anthropologique ; il choisit comme point de départ le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Dans la définition de cette forme spécifiquement humaine du travail, il met l’accent sur un ensemble de dispositions subjectives d’ordre intellectuel, motivationnel et physique, sans lesquelles le procès de travail ne peut se réaliser de façon durable. Relisons ce texte bien connu, dont on n’a pas encore épuisé toute la richesse sémantique :

Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un

19. Q 10 II 23, vol. II, p. 1261 (C, vol. III, p. 66). 20. K. MARX, Le Capital, Éditions sociales, 1976, vol. I, p. 136. 21. Ibid.

52 Chapitre 3

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architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté22.

C’est cette praxis humaine, activité sensible, délibérée et déterminée, que Marx conceptualise en décomposant le procès de travail dans ses éléments les plus simples et les plus abstraits : 1) l’activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit ; 2) l’objet sur lequel le travail agit, la matière première à transformer ; 3) les moyens par lesquels il agit sur cet objet pour le transformer23. Tous ces éléments subjectifs et objectifs entrent dans des rapports déterminés pour réaliser un produit, c’est-à-dire une valeur d’usage. Toutefois, à cette étape du travail productif, le produit porte la marque spécifique de l’activité personnelle de l’homme et de ses besoins :

Dans le procès de travail l’activité de l’homme effectue donc à l’aide des moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s’éteint dans le produit, c’est-à-dire dans une valeur d’usage, une matière naturelle assimilée aux besoins par un changement de forme. Le travail, en se combinant avec son objet, s’est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et le produit est un tissu24.

Mais il ne s’agit là que d’une abstraction, d’une manière de représenter la condition générale des échanges matériels entre l’homme et la nature comme « une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes ». Cette abstraction devait servir de point de départ pour aborder la question de la production de la plus-value. En effet, après avoir rappelé ces généralités, Marx examine le procès de travail non plus sous l’angle des rapports entre l’homme et la nature, mais désormais sous l’angle des rapports entre le travailleur et le « capitaliste en herbe ». Ce dernier se présente sur le marché pour « acheter tous les facteurs nécessaires à l’accomplissement du travail, les facteurs objectifs – moyens de production – et le facteur subjectif – force de travail ». Ici, un point tournant dans la problématique : le capitaliste achète la marchandise force de travail comme il la trouve sur le marché, sans modifier la nature du procès de travail, comme il a été défini dans son mouvement général :

La nature générale du travail n’est évidemment point du tout modifiée, parce que l’ouvrier accomplit son travail non pour lui-même, mais pour le

22. Ibid., p. 137. 23. Ibid. 24. Ibid., p. 138.

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capitaliste. De même, l’intervention de celui-ci ne saurait non plus changer soudainement les procédés particuliers par lesquels on fait des bottes ou des filés. L’acheteur de la force de travail doit la prendre telle qu’il la trouve sur le marché, et, par conséquent, aussi le travail tel qu’il s’est développé dans une période où il n’y avait pas encore de capitalistes25.

La subordination du procès de travail par le capital : américanisme et fordisme

Ce qui est modifié, ce n’est pas le procès de travail en lui-même, mais le mode de production qui consacre la subordination du travail au capital. Cette subordination se traduit par deux phénomènes particuliers : 1) l’ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient ; 2) le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur26. La suite des recherches de Marx concerne la formation et l’expansion du système capitaliste à partir du lien inextricable entre les processus suivants : la séparation originelle du travailleur d’avec le produit de son travail, la scission de la valeur en valeur d’usage et valeur d’échange, la soumission de l’ensemble des travailleurs envers cette « puissance sociale totalement étrangère » qui fait prévaloir les rapports entre les choses sur les rapports entre les hommes. L’expansion du système capitaliste a pris au cours du développement historique différentes formes selon les particularités nationales ou régionales. À ce propos, on peut noter une certaine convergence entre les réflexions marxiennes et gramsciennes : bien qu’écrivant à des époques différentes et à partir d’un contexte différent, les deux auteurs ont ciblé les États-Unis d’Amérique comme le lieu de concentration des phénomènes liés à la subordination du travail au capital et le centre par excellence de diffusion du capitalisme mondial.

Deux textes nous serviront de transition pour aller à l’essentiel de cette problématique. Le premier texte est tiré de l’Introduction de 1857 aux Grundrisse, dans lequel, à propos de la méthode de l’économie politique, Marx utilise l’exemple du travail en général pour illustrer comment l’abstraction la plus simple peut devenir une vérité pratique, dans un contexte socio-historique déterminé :

L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. Là, le travail est devenu, non seulement comme catégorie, dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux États-Unis. C’est là seulement, en effet, que l’abstraction de la catégorie « travail », « travail

25. Ibid., p. 141. 26. Ibid.

54 Chapitre 3

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en général », travail sans phrase, point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique27.

L’autre texte est une note avec laquelle Gramsci introduit un ensemble de réflexions concernant l’américanisme et le fordisme. De prime abord, selon lui, l’américanisme et le fordisme peuvent être considérés dans leur acception générique comme le passage de l’individualisme économique à l’économie programmée :

On peut dire en général que l’américanisme et le fordisme résultent de la nécessité immanente de parvenir à l’organisation d’une économie planifiée (economia programmatica) et que les divers problèmes examinés devraient être les maillons de la chaîne indiquant précisément le passage du vieil individualisme économique à l’économie planifiée28.

La lecture des deux textes souligne que l’avènement de l’économie dans la société moderne, notamment dans la forme qu’elle a prise aux États-Unis, signifie le passage du stade où « le travail en tant que détermination ne fait qu’un avec les individus au sein d’une particularité », et où règne encore « le vieil individualisme économique » (égoïstico-passionnel), au stade de l’économie planifiée, rationalisée, collectivisée. Pour que le travail devienne ce « moyen de créer la richesse en général », il faut qu’il cesse d’être un travail concret, particulier, vivant, pour devenir un travail abstrait, universel, à la limite un travail mort, disponible pour entrer dans la circulation du marché déterminé au même titre que n’importe quelle autre marchandise. Planifier, rationaliser l’économie exige cette indifférence à l’égard de tout travail déterminé, et la soumission du travail objectivé à la logique du capital et à l’automatisme du marché. L’économie programmée, rationalisée consacre le règne de la nécessité.

Si l’américanisme, le taylorisme et le fordisme permettent de comprendre les orientations fondamentales de l’économie moderne dans les sociétés bourgeoises, ils ne sont pas sans susciter une certain nombre de problèmes. Les observations de Gramsci sur les formes modernes du développement industriel datent certes ; toutefois, il nous apparaît intéressant de les souligner ici, tant à cause de l’ouverture d’esprit avec laquelle il les a formulées qu’à cause des questions que continue de nous poser encore aujourd’hui la diffusion de cette civiltà américaine bien au-delà de la sphère spécifiquement économique. Dans une note des Cahiers, Gramsci énumère explicitement neuf types de problèmes reliés à l’américanisme et au fordisme. Parmi ces problèmes, nous retrouvons des thèmes qui reviennent souvent dans l’ensemble des Quaderni : la question sexuelle et la discipline de l’organisation du travail, la question des hauts salaires et la rationalisation fordiste du travail, l’énorme diffusion de la psychanalyse, dans la période d’après-guerre, comme moyen de gérer les crises morales dans les rapports entre l’État et les individus29.

27. K. MARX, Grundrisse. Manuscrit de 1857-1858, Éditions sociales, Paris, 1980, tome 1, p. 39. 28. Q 22 1, vol. III, pp. 2139-2140 (traduction : E. J). 29. Cf. Q 22 1, vol. III, pp. 2139-2140.

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Quand on regarde cet ensemble de problèmes reliés à l’américanisme, on serait porté à trouver leur origine commune dans les différentes formes de résistance des forces subalternes, dans la société des choses et la société des hommes, à la tentative des forces dirigeantes d’imposer leur ordre socio-économique :

Ces problèmes naissent des diverses formes de résistance au développement du processus, résistances qui viennent des difficultés inhérentes à la « société des choses » et à la « société des hommes ». Le fait qu’une tentative progressiste soit initiée par l’une ou l’autre force sociale n’est pas sans conséquences fondamentales : les forces subalternes, qui devraient être « manipulées » et rationalisées pour les fins nouvelles, résistent nécessairement30.

En fait, pour poser ces problèmes dans toute leur ampleur, Gramsci nous invite à les aborder dans une perspective historique globale, au-delà d’une époque particulière, pour saisir les orientations fondamentales de l’histoire de l’industrialisme, avec tout ce qu’elle a comporté de violence, de brutalité, de répression, pour discipliner et domestiquer les instincts naturels de l’homme et tirer le maximum de rendement de sa force de travail physique, affective et intellectuelle :

L’histoire de l’industrialisme a toujours été [...] une lutte continue contre l’élément « animal » de l’homme, un processus ininterrompu, souvent douloureux et sanglant, de la soumission des instincts (instincts naturels, c’est-à-dire animaux et primitifs) à des règles toujours nouvelles, toujours plus complexes et plus rigides, et à des habitudes d’ordre, d’exactitude et de précision qui rendent possibles les formes toujours plus complexes de la vie collective, conséquences nécessaires du développement de l’ industrialisme31.

Les enjeux sociaux sous-jacents au développement de l’industrialisme sont ceux qui caractérisent les luttes et les formes de domination de même que l’avènement de toute nouvelle civilisation. Les porteurs de cette nouvelle civiltà, mesurant tout à l’aune de leurs intérêts, prennent tous les moyens pour sélectionner le type d’homme conforme aux nouvelles normes et conditions de production.

Sélection négative, par le rejet brutal et la marginalisation des faibles, des réfractaires, des non « éducables », des « a-normaux », en somme, de tous ceux qui constituaient des obstacles aux changements sociaux planifiés unilatéralement par les forces dominantes :

Jusqu’ici tous les changements dans la façon d’être et de vivre se sont produits par coercition brutale, par la domination d’un groupe social sur toutes les forces productives de la société ; la sélection ou « l’éducation » de l’homme adaptée aux nouveaux types de civilisation c’est-à-dire aux nouvelles formes de production et de travail, s’est réalisée au moyen de brutalités inouïes, en jetant dans l’enfer des sous-classes les faibles et les réfractaires, ou en les éliminant complètement32.

30. Q 22 1, vol. III, pp. 2139-2140 (traduction : E. J.). 31. Q 22 10, vol. III, pp. 2160-2161 (GT, p. 693). 32. Ibid.

56 Chapitre 3

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Définition du concept de catharsis 57

Sélection positive, par une discipline extérieure imposée aux travailleurs pour les « éduquer » et les intégrer totalement dans le nouvel ordre socio-économique et, s’il était possible, changer leur nature. Mais selon l’évaluation de Gramsci, cette tentative de dénaturation n’a pas produit tous les résultats escomptés :

Cette lutte est imposée de l’extérieur et les résultats obtenus jusqu’ici, malgré leur grande valeur pratique immédiate, sont en grande partie purement mécaniques et ne sont pas devenus une « seconde nature »33.

Cette évaluation démontre, à notre avis, une lucidité d’autant plus profonde qu’elle allait à contre-courant de l’idéologie dominante de l’époque. Elle attirait l’attention sur le fait que, malgré toutes les subtilités du système mis en place par les classes dominantes pour sélectionner et « éduquer » les hommes selon les exigences de la productivité, les luttes et les crises liées à la résistance des travailleurs rendaient nécessaire l’intervention juridico-politique de l’État dans l’économie. Cette intervention a pris différentes formes que Gramsci propose d’expliquer par l’hypothèse de la « révolution passive » :

On pourrait présenter l’hypothèse idéologique dans les termes suivants : la révolution passive résiderait en ce que, en vue d’accentuer l’élément « plan de production », l’intervention législative de l’État et l’organisation corporative introduiraient des modifications plus ou moins profondes dans la structure économique du pays. On accentuerait ainsi la socialisation et la coopération de la production sans toucher (en se limitant seulement à la régler et à la contrôler) à l’appropriation individuelle et de groupe du profit [...]34.

Révolution passive : intervention de l’État dans l’économie

L’expression « révolution passive » remonte à Vincenzo Cuoco, qui l’a utilisée dans un contexte historique bien déterminé : il faisait référence à la première tentative de luttes de libération nationale en Italie à l’aube du siècle : « Lorsqu’elle fut énoncée (après la tragique expérience de la République parthénopéenne de 1799) la formule critique de Vincenzo Cuoco sur les “révolutions passives” avait une valeur d’avertissement et elle aurait dû créer une morale nationale plus forte et plus riche d’initiative révolutionnaire populaire35. » Cependant, par la suite, l’expression a perdu sa signification originelle critique et subversive, pour devenir un programme de récupération morale et politique, destiné à renforcer l’intervention de l’État dans l’économie et à désamorcer toute menace de la part des masses populaires. Les indices de cette récupération se trouvent principalement dans les écrits de l’écrivain français Quinet, lequel a traduit « révolution passive » par « révolution-restauration » en lui attribuant une signification positive très proche de celle des « modérés italiens » comme Gioberti36. Par delà les nuances 33. Ibid. 34. Q 10 I, vol. H, pp. 1220-1221 (C, vol. II, p. 28). 35. Q 10 I 6, vol. H, pp. 1219-1220 (C, vol. III, pp. 27-29). 36. Ibid.

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sémantiques, ce qui nous intéresse surtout dans l’examen de cette expression est de voir comment il a servi à Gramsci d’outil pour démasquer, une fois de plus, les tendances mystificatrices de certaines catégories d’intellectuels qui usent de leur savoir spéculatif pour consolider l’hégémonie culturelle et politique des classes dominantes sur les classes subalternes :

Elle [l’expression « révolution passive »] se transforma, en passant par le cerveau et la panique sociale des néo-guelfes modérés, en une conception positive, en un programme politique et en une morale qui [...] dissimulait l’inquiétude de l’« apprenti sorcier » et l’intention d’abdiquer et de capituler devant la première menace sérieuse d’une révolution italienne profondément populaire, c’est-à-dire radicalement nationale37.

Ce qui nous ramène à coup sûr à l’historiographie de Croce, cible privilégiée de la critique de Gramsci. Nous avons déjà vu les enjeux méthodologiques de la façon dont Croce pose les problèmes esthétiques. À propos d’une critique de la catégorie de l’Esthétique, nous avons pu entrevoir la ligne de démarcation entre la conception crocienne et la conception gramscienne de la catharsis. Le concept de « révolution passive » constitue un autre jalon pour préciser davantage les déterminations du concept de catharsis et ses enjeux méthodologiques. La lecture de l’Histoire de l’Europe de Croce n’a fait que confirmer les premières interrogations formulées par Gramsci dans sa lettre du 9 mai 1932 à Tania. L’historiographie de Croce s’inscrit dans la tradition historiographique italienne qui remonte au courant idéologique néo-guelfe, et à celui des modérés italiens responsables du détournement de sens de la « révolution passive ». Gramsci va même jusqu’à lire l’Histoire de l’Europe de Croce comme un « traité des révolutions passives »38.

Mais ce traité, qui escamote le moment de la force, de la lutte, des antagonismes au profit du moment de la synthèse, de l’unité, de l’équilibre, est marqué par une tendance profonde (critiquée chez Gioberti, en Italie, et Proudhon, en France) à mutiler la dialectique hégélienne, pour occulter ou désavouer l’importance des masses populaires dans le développement historique :

On peut dire que l’historiographie de Croce fait renaître celle de la Restauration mais adaptée aux nécessités et aux intérêts de la période contemporaine [...]. Cette historiographie (celle du courant néo-guelfe d’avant 1848 et, après eux, celui des modérés italiens tels que Gioberti [...] ) est un hégélianisme dégénéré et mutilé caractérisé essentiellement par une peur panique des mouvements jacobins et de toute intervention active des grandes masses populaires en tant que facteur de progrès historique39.

En quoi consiste précisément cette mutilation de la dialectique ? Qu’est-ce qui dans le processus dialectique risquerait d’être dérangeant ou menaçant, si on le laissait suivre son cours ? Pour Gramsci, le choix philosophique fait par

37. Q 10 I 6, vol. II, pp. 1219-1220 (C, vol. III, pp. 27-29). 38. Q 8 236, pp. 1088-1089 (C, vol. II, p. 397). 39. Ibid.

58 Chapitre 3

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les tenants de la révolution-restauration est d’occulter l’antithèse au profit de la synthèse, de tronquer donc le processus dialectique pour lui enlever tout son potentiel subversif :

L’erreur philosophique (d’origine pratique) d’une telle conception réside dans le fait que l’on présuppose « de manière mécanique » que, dans le processus dialectique, l’antithèse doit « conserver » la thèse pour ne pas détruire le processus lui-même, qui est donc « prévu » comme une répétition à l’infini, mécanique, fixée à l’avance arbitrairement. En réalité il s’agit d’une des nombreuses façons d’« habiller le monde sur mesure », d’une des nombreuses formes du rationalisme antihistoriciste [...]. Dans 1’histoire réelle l’antithèse tend à détruire la thèse, la synthèse sera un dépassement, mais sans que l’on puisse « compter » a priori ce qui, de la thèse, sera conservé dans la synthèse, sans que l’on puisse compter a priori les coups comme sur un « ring » réglé de manière conventionnelle40.

Toutefois on se gardera bien de ne voir dans cette mutilation qu’un enjeu purement philosophique. Il s’agit bien d’une stratégie concertée pour renforcer l’intervention de l’État dans l’économie, tout en occultant le caractère de classe de cette intervention. Regardons de plus près comment fonctionne cet « opérateur idéologique », au plan de ses effets sur l’ensemble des rapports sociaux.

Si on se place du point de vue des rapports sociaux de production, la conception de la révolution passive correspondrait à une théorie de l’intervention de l’État dans l’économie pour assurer l’avènement d’une économie moyenne entre l’économie individualiste pure et l’économie intégralement planifiée. Il ne s’agirait pas seulement d’une théorie descriptive ou analytique, mais d’une théorie prescriptive ou normative, comportant des orientations sur la façon de gérer les crises actuelles ou anticipées au plan des rapports entre les classes dirigeantes et les classes laborieuses. Car, nous l’avons vu, le passage du moment purement économique au moment éthico-politique ne se fait pas mécaniquement, spontanément, mais à travers une multitude de contradictions qui menacent toujours de se transformer en antagonismes structurels. Comment récupérer la somme considérable « d’énergie pratique des hommes » contenue dans le bouillonnement anarchique de forces individuelles, égoïstes-passionnelles ? À mi-chemin entre une économie intégralement planifiée et une économie individuelle, n’y a-t-il pas place pour une économie moyenne, intermédiaire, libérale et tranquille ?

La révolution passive se vérifierait dans la transformation « réformiste » de la structure économique, en partant d’une économie individuelle pour arriver à une économie planifiée (économie dirigée) ; l’avènement d’une « économie moyenne », entre l’économie individualiste pure et celle qui est intégralement planifiée, permettrait le passage à des formes politiques et culturelles plus avancées, sans cataclysmes radicaux et sans destructions de masse. Le « corporatisme » pourrait être ou devenir, en se développant, cette forme économique moyenne de caractère « passif »41.

40. Q 10 I 6, pp. 1220-1221 (C, vol. III, p. 28). 41. Q 8 236, vol. II, p. 1089 (C, vol. II, p. 397).

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60 Chapitre 3

Cette hypothèse est basée sur une analyse très approfondie du Risorgimento42 italien et des luttes politico-idéologiques liées à cette période historique. Hypothèse basée aussi sur l’analyse originale des causes du fascisme italien comme une forme de « révolution passive » au XXe siècle, laquelle correspondrait à la révolution-restauration liée au libéralisme économique du XIXe siècle. Les limites de notre recherche ne nous permettent pas d’entrer dans les détails de cette analyse de l’histoire concrète d’Italie. Cependant, Gramsci a bien pris soin de souligner que ces hypothèses liées à la conception de la révolution passive pouvaient servir de points de repère pour interpréter non seulement le Risorgimento, en tant que période historique particulière d’un pays déterminé, mais, en général, toute époque traversée par des bouleversements historiques. On pourrait ainsi élaborer une théorie de la « révolution passive », qui ne devrait pas être utilisée comme un programme, mais comme un critère d’interprétation. Interprétation non pas fataliste ou défaitiste, mais interprétation basée sur une conception qui tient compte du rôle historique de l’antithèse dans le développement du processus de transformation sociale43.

Cette généralisation du concept de la révolution passive, au-delà du lien historique avec la question du Risorgimento, pourrait ainsi permettre d’aborder deux problématiques interreliées que nous retrouvons à propos de l’analyse du concept de catharsis : la problématique des rapports entre les conditions objectives et les conditions subjectives de l’événement historique, et la problématique des rapports entre structure et superstructure :

Toujours à propos du concept de « révolution passive » ou « révolution-restauration » il faut noter que, dans le Risorgimento italien, il convient de poser en termes exacts le problème qui, dans certaines tendances historiographiques, est appelé le problème des rapports entre conditions objectives et conditions subjectives de l’événement historique [...] c’est [...] sur la mesure des forces subjectives et de leur intensité que peut tourner la discussion, et par conséquent sur le rapport dialectique entre les forces subjectives qui s’opposent44.

Reconnaître ce facteur subjectif comme faisant objectivement partie du développement historique, c’est prendre en considération les possibilités de bouleversements matériels, de crises idéologiques, politiques et morales, inévitables dans le processus de transformation sociale, tant au plan individuel qu’au plan collectif. Ces crises structurelles s’inscrivent au cœur même du passage du moment économique au moment éthico-politique, et constituent d’ailleurs le creuset à travers lequel s’élaborent les nouvelles médiations, sans lesquelles ce passage est impensable. Arrêtons-nous sur cette notion de crise qui occupe une place centrale dans la méthodologie historique de Gramsci45.

42. Cf. Q 19, vol. III, pp. 1957-2078 (GT, pp. 536-547). 43. Cf. Q 15 62, vol. III, p. 1827. 44. Q 15 25, vol. III, p. 1781 (GT, 545). 45. Cf. Alessandro PIZZORNO, « À propos de la méthode de Gramsci. De l’historiographie à la

science politique », L’homme et la société, n° 8, avril 1968, pp. 161-171.

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Crise de civilisation Pour Gramsci, toute crise de civilisation est fondamentalement une crise d’autorité des classes dominantes. Elle se manifeste à travers une crise des idéologies : les masses populaires se détournent des idéologies traditionnelles, n’y croyant plus :

Si la classe a perdu le consentement, c’est-à-dire n’est plus « dirigeante », mais uniquement dominante, détentrice de la pure force coercitive, cela signifie justement que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant etc. La crise consiste précisément dans le fait que le vieux meurt et le nouveau ne peut naître : dans cet interrègne se manifestent les phénomènes les plus variés46.

Il y a précisément crise quand les forces traditionnelles sont évanescentes et que les forces progressistes n’arrivent pas à émerger. D’où la méfiance réciproque qui existe entre les dirigeants et les dirigés, méfiance d’autant plus grande que les classes dirigeantes se montrent incapables d’assumer les tâches de direction et d’organisation qui leur incombent, et que, par ailleurs, les classes subalternes ne sont pas encore prêtes à assurer la relève :

Méfiance réciproque : le dirigeant soupçonne (dubita) que le « dirigé » le trompe ; [il manifeste ce doute] en exagérant les données positives et favorables à l’action et il doit tenir compte pour cela dans ses calculs de cette inconnue qui complique l’équation. Le « dirigé » doute de l’énergie et de l’esprit de décision et pour cela il est aussi porté inconsciemment à exagérer les données positives et à cacher ou diminuer les données négatives. C’est une tromperie réciproque, qui suscite de nouvelles hésitations, de nouvelles marques de méfiance, de nouvelles questions personnelles. Quand cela se produit, cela signifie que : 1) il y a crise de commandement ; 2) l’organisation, le bloc social du groupe dont il s’agit, n’a pas encore eu le temps de se souder par une confiance et une loyauté réciproques ; 3) mais il y a un troisième élément : l’incapacité du « dirigé » à remplir son devoir, ce qui signifie ensuite l’incapacité du « dirigeant » à choisir, contrôler et diriger son personnel47.

Crise d’autorité, crise d’organisation, crise de compétence, autant d’expres- sions pour désigner l’interrelation entre l’économie, la psychologie, l’idéologie et la politique : car, à travers cette crise de confiance des dirigés envers les dirigeants, on peut diagnostiquer une crise de l’ensemble de la société, qui se montre incapable de produire dans son sein des dirigeants suffisamment compétents pour résoudre les problèmes sociaux inhérents à son développement, et qui ne s’est pas encore donné les conditions suffisantes pour exprimer pleinement tout son contenu potentiel. Cette interrelation est d’autant plus apparente à l’occasion des crises financières et économiques. Voici à ce propos, un texte qui illustre très bien la préoccupation de Gramsci de prendre en considération, 46. Q 3 33, vol. I, p. 311 (traduction : E. J.). 47. Q 3 157, vol. I, p. 410 (traduction : E. J.).

Définition du concept de catharsis 61

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dans ses analyses, le lien inextricable entre toutes les dimensions de la vie quotidienne :

C’est surtout pendant les périodes de crise financière que l’on entend beaucoup parler de la « psychologie » comme d’une cause efficace de phénomènes marginaux déterminés. Psychologie (défiance), panique, etc. Mais que signifie dans ce cas « psychologie » ? C’est une pudique feuille de vigne pour désigner la « politique » : une situation politique déterminée. Puisque, d’habitude, on entend par « politique » l’action des groupes parlementaires, des partis, des journaux, et, en général, toute action qui s’exerce selon une ligne directrice évidente et prédéterminée, on donne le nom de « psychologie » aux phénomènes élémentaires de masse, non prédéterminés, non organisés, non dirigés de façon évidente, qui traduisent une fracture de l’unité sociale entre gouvernés et gouvernants. À travers ces « pressions psychologiques » les gouvernés expriment leur défiance vis-à-vis des dirigeants, et demandent que soient changées les personnes et les orientations de l’activité financière et donc économique [...] La répétition fréquente de telles crises psychologiques indique qu’un organisme est malade, que le corps social n’est plus en mesure de fournir des dirigeants capables. Il s’agit de crises politiques et même de crises politico-sociales du groupe dirigeant48.

Il ne s’agit donc pas d’expliquer les phénomènes économiques et politiques par la psychologie, mais au contraire d’apprendre à diagnostiquer correctement les crises psychologiques comme les manifestations dramatiques de crises plus profondes au plan économique, politique. Donc pas d’explication psychologiste. Pas d’explication économiste non plus, selon laquelle toute fluctuation de la politique (et de l’idéologie) serait présentée comme une expression immédiate de la structure, sous-entendant ainsi que les crises économiques immédiates puissent produire par elles-mêmes des événements fondamentaux. Tout en évitant cette déviation économiste, que Gramsci invite à combattre comme un « infantilisme primaire », ce qu’il faut ne pas perdre de vue, cependant, c’est le fait que les crises économiques « peuvent créer un terrain plus favorable à la diffusion de certaines façons de penser, de poser et de résoudre les questions qui supposent tout le développement ultérieur de la vie de 1’État49 ». Car s’il est vrai que les crises économiques affectent en premier lieu la situation matérielle du peuple, c’est la responsabilité première de l’État de créer les conditions qui permettent d’élever le niveau de vie des masses. Gramsci n’hésite pas à voir dans ce principe un critère d’évaluation de la puissance réelle d’un État-gouvernement. Il en fait même une maxime, à portée non seulement morale ou humanitaire, mais proprement politique :

Ce devrait être une maxime de gouvernement que de chercher à élever le niveau de vie matériel du peuple au-delà d’un certain niveau. [...] Aucun gouvernement ne peut faire abstraction de l’hypothèse d’une crise économique [...] Et puisque toute crise signifie une régression du niveau de vie populaire, il est évident que la préexistence d’une marge de régression

48. Q 6 90, vol. II, pp. 767-768 (C, vol. III, p. 86). 49. Q 7 24, vol. II, pp. 871-873 (C, vol. II, pp. 188-189).

62 Chapitre 3

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Définition du concept de catharsis 63

suffisante est nécessaire afin que la résistance « biologique » et donc psycho-logique du peuple ne s’effondre pas dans le choc avec la nouvelle réalité. Le degré de puissance réelle d’un État doit donc être aussi mesuré d’après cet élément qu’il faut coordonner avec les autres éléments qui permettent de juger de la solidité structurelle du pays [...]50.

Toutefois, dans cette crise qui bouleverse l’ensemble de la société, qui affecte les rapports entre la société civile et la société politique, l’État n’a pas toujours la marge de manœuvre voulue pour assumer ces responsabilités sociales envers les masses populaires. Car il est partie prenante d’une lutte d’hégémonie entre deux « conformismes » : celui, d’une part, des vieux dirigeants intellectuels et moraux qui représentent l’ancienne forme de civilisation, et, d’autre part, le conformisme des représentants d’un nouvel ordre socio-économique et d’un nouveau monde en gestation. L’État est toujours traversé par les tendances contradictoires qui le poussent tantôt à user de la violence coercitive pour protéger les intérêts des classes dirigeantes, tantôt à rechercher le consensus des masses pour assurer une base durable à son hégémonie sur l’ensemble de la société civile. Cette crise de la société civile est d’autant plus dramatique que les représentants de la tradition ont le sentiment que leur forme de civilisation est décadente :

Les vieux dirigeants intellectuels et moraux de la société sentent qu’ils perdent pied, ils se rendent compte que leurs « sermons » sont justement devenus des « sermons », des choses étrangères à la réalité, une forme sans contenu, un spectre ; d’où leurs tendances réactionnaires et conservatrices : puisque la forme de civilisation, de culture et de morale, qu’ils ont représentée se décompose ils crient à la mort de toute civilisation, de toute culture, de toute moralité et ils demandent à l’État des mesures répressives ou ils se constituent en groupe de résistance séparé du processus historique réel, en prolongeant ainsi la crise puisque le déclin d’une manière de vivre et de penser ne peut survenir sans crise51.

Une des formes que peut prendre cette offensive de la classe dirigeante traditionnelle pour sauvegarder ses intérêts et ses privilèges, c’est de donner à leur groupe de résistance le statut d’un parti politique. Les espoirs fondés sur ce parti sont d’autant plus grands que les classes subalternes, à cause de leur désorganisation et de leurs propres contradictions internes liées à la crise, s’avèrent incapables de prendre aucune initiative révolutionnaire. Le parti politique est alors utilisé autant comme une mystification que comme un épouvantail, pour conjurer le danger pressenti comme imminent :

La crise crée des situations immédiates dangereuses, parce que les différentes couches de la population ne possèdent pas la même capacité à s’orienter rapidement et à se réorganiser selon le même rythme. La classe dirigeante traditionnelle, qui possède un personnel qualifié nombreux, change d’hommes et de programmes et retrouve le contrôle qui était en train de lui échapper plus rapidement qu’on n’y parvient au sein des classes subalternes ; elle fait, au besoin des sacrifices [voir « révolution passive »], elle s’expose, par des

50. Q 6 75, vol. II, p. 743 (C, vol. II, p. 63). 51. Q 7 12, vol. II, pp. 862-863 (C, vol. II, p. 180).

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promesses démagogiques, à un avenir sombre, mais elle conserve le pouvoir, le renforce sur le moment et s’en sert pour écraser l’adversaire et pour en disperser le personnel dirigeant, qui ne peut être ni très nombreux ni très qualifié. [Elle confie toute cette tâche à un parti unique, à une] direction unique, considérée comme la seule capable de résoudre un problème majeur de son existence et d’éloigner un danger mortel52.

Mais là aussi les espoirs ne tardent pas à se transformer en amères illusions, car le parti n’est pas à l’abri des contradictions internes et des scissions politico-idéologiques. Les intérêts de classes qui ont servi de base commune et de catalyseur pour la formation du parti se sont révélés, dans la confrontation, avec toute leur force « égoïstico-passionnelle » et corporatiste. Si bien que l’énergie de départ, au lieu de se renforcer, est menacée par les forces d’inertie qui font partie intégrante de toute organisation en développement. On ne peut s’empêcher de réaliser, à la lecture du texte suivant, combien les réflexions de Gramsci sur la vie des partis politiques, sur leur tendance invétérée à l’anachronisme et à la bureaucratie sont réalistes et actuelles :

Les partis naissent et se constituent en organisations pour diriger la situation dans des moments historiquement vitaux pour leurs classes ; mais ils ne savent pas toujours s’adapter aux tâches nouvelles et aux époques nouvelles, ils ne savent pas toujours se développer parallèlement au développement des rapports globaux de force (et donc à la position relative de leurs classes) dans le pays concerné ou dans le domaine international. Quand on analyse ces développements des partis, il faut distinguer : le groupe social ; la masse du parti ; la bureaucratie et l’état-major du parti. La bureaucratie est la force routinière et conservatrice la plus dangereuse ; si elle finit par constituer un corps solidaire, qui existe pour lui-même et se sent indépendant de la masse, le parti finit par devenir anachronique et, dans les moments de crise aiguë, il se vide de son contenu social et demeure comme perché dans les nuages53. Il y a donc, dans le développement des partis, une logique de la domination

qui les conduit tôt ou tard à l’autodestruction, à l’entropie. Ce que Gramsci critique le plus dans le développement des partis, ce n’est donc pas la nécessité de traduire une passion politique en organisation permanente : c’est d’ailleurs sur cette conception du lien entre passion et politique qu’il se démarque de Sorel et de Croce54. Ce qu’il critique c’est le centralisme bureaucratique, l’élément le plus dangereux et le plus mortel dans la vie d’un parti, parce que précisément il empêche la masse du parti d’effectuer le passage du moment purement économique au moment éthico-politique, de vivre, en d’autres termes, une vraie catharsis. La passion politique qui constitue l’énergie de départ d’un groupe social est susceptible de devenir une force organisationnelle permanente et effective, à la seule condition de ne pas sacrifier la dynamique propre de l’ensemble du groupe social, qui constitue la base et la masse du parti. Les dirigeants du parti ont pour tâche principale de créer les conditions nécessaires et suffisantes pour que le 52. Q 13 23, p. 1603 (C, vol. III, p. 400). 53. Q 13 23, p. 1604 (C, vol. III, p. 401). 54. Q 10 I 7, vol. II, p. 1222 (C, vol. III, p. 29).

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Définition du concept de catharsis 65

groupe social tout entier s’élève au-dessus du niveau immédiat des passions individuelles : ces passions doivent être épurées, critiquées, « ressenties » à un niveau supérieur pour être transformées en énergie collective et créatrice.

En somme, la crise de civilisation ne peut être résolue de façon réelle et durable ni par la domination ni par la violence. L’histoire de l’industrialisme l’a montré : il faut toujours composer avec les facteurs de résistance dans la « société des choses et dans la société des hommes ». Les différentes formes de « révolution passive », en Europe et en Amérique, ont montré elles aussi leurs lacunes : au lieu de conjurer une fois pour toutes l’élément de résistance, elles ont contribué à porter les effets de la crise sur un terrain extrêmement fragile, au risque de déclencher des phénomènes de civilisation encore plus imprévisibles que ceux que les classes dirigeantes voulaient contrôler dans les limites du « plan de production ». Ce côté plus dramatique de la crise de civilisation a fait l’objet d’un ensemble de notes que Gramsci a rédigées vers la fin de sa vie, avec une étonnante lucidité sur les signes de décadence de la civilisation occidentale, quelque temps avant la crise de la Deuxième Guerre mondiale, et longtemps avant les crises successives qui allaient secouer les fondements du capitalisme mondial. Ce qui frappe dans ce côté dramatique décrit par Gramsci, c’est l’originalité de sa façon d’analyser les effets différents de la crise sur les éléments de la société civile. Relisons, à ce propos, ses notes sur les « crises de libertinisme », qui ponctuent de façon récurrente l’évolution des sociétés :

À chaque apparition de nouveaux types de civilisation, ou au cours du processus de leur développement, des crises se sont produites. Mais qui a été entraîné dans ces crises ? Pas les masse travailleuses, mais les classes moyennes et une partie de la classe dominante elle-même, qui avaient éprouvé elles aussi la pression coercitive, qui s’était nécessairement exercée sur toute l’étendue de la société. Les crises de libertinisme ont été nombreuses : chaque époque historique a eu la sienne55.

Nous soulignons donc que les classes moyennes et une partie de la classe dominante elle-même sont les plus directement touchées par l’effet boomerang de leur propre logique de domination. Toutefois les classes laborieuses, même si elles le sont secondairement, n’en éprouvent pas moins les effets dans leurs conditions matérielles d’existence, jusque dans leur sexualité :

Il faut insister sur le fait que, dans le domaine de la sexualité, le facteur idéologique le plus dépravant et le plus « régressif » est la conception « illuministe » et libertaire propre aux classes qui ne sont pas liées étroitement au travail producteur, et qui se propage de ces classes à celle des travailleurs56.

Cette insistance de Gramsci sur le lien entre sexualité et discipline corporelle dans les formes d’organisation du travail imposées par les classes dominantes s’explique sans doute par le fait qu’il avait une vision très pénétrante

55. Q 22 10, vol. III, p. 2161 (GT, p. 693). 56. Ibid., p. 2163 (Ibid., pp. 695-696).

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de la situation « d’hypocrisie sociale totalitaire », qui peut résulter des rapports ambigus entre les classes dominantes et les classes laborieuses dans un État libéral : les travailleurs sont amenés à s’adapter aux nouvelles méthodes de production non plus ouvertement par le biais d’une pression coercitive exercée sur l’ensemble de la société, mais par voie de persuasion réciproque ou de conviction proposée à l’individu et acceptée par lui. Il s’agit d’une « double contrainte », à l’échelle macro-sociale, susceptible d’entraîner une situation à double fond. Situation paradoxale ou contradictoire vécue au plan individuel comme un conflit intime et un profond déchirement existentiel :

Cet élément, poursuit-il à propos de l’idéologie libertaire, devient d’autant plus important lorsque, dans un État, les classes travailleuses ne subissent plus la pression coercitive d’une classe supérieure, lorsque les nouvelles habitudes et aptitudes psycho-physiques liées aux nouvelles méthodes de production et de travail doivent être acquises par voie de persuasion réciproque ou de conviction proposée à l’individu et acceptée par lui. Il peut ainsi se créer peu à peu une situation à double fond, un conflit intime entre l’idéologie « verbale » qui reconnaît la nécessité nouvelle, et la pratique réelle, « animale », qui empêche les corps physiques d’acquérir effectivement de nouvelles aptitudes. Il se forme dans ce cas ce que l’on peut appeler une situation d’hypocrisie sociale totalitaire57.

Les crises liées à cette situation d’hypocrisie sociale totalitaire et les principes de leur résolution nous placent d’emblée sur le terrain de 1’éthico-politique, le terrain où se jouent les rapports entre les individus, la société civile et la société politique.

2. « [...] l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes. »

Rapports structure/superstructure

De prime abord, nous pouvons identifier dans cet énoncé quatre indicateurs permettant de préciser la définition du concept de catharsis : 1) l’élaboration supérieure 2) de la structure 3) en superstructure 4) dans la conscience des hommes. Ces éléments sont reliés entre eux par une forme syntaxique qui évoque la structure élémentaire d’un procès de travail : 1) un travail d’assimilation et de transformation comportant ascèse, discipline, effort, bref une « épuration » en vue d’une élévation à un niveau supérieur58 ; 2) un travail sur un objet, une structure

57. Ibid. 58. Cf. Paul ROBERT, (le Petit Robert) Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue

française, édition de 1974, p. 547 et le Petit Larousse illustré, 1982, p. 346. Les deux diction-naires soulignent en effet, à partir de l’étymologie (elaborare : perfectionner, préparer mûre-ment), l’aspect « épuration » dans le processus d’élaboration : que ce soit au plan naturel (élaboration de la sève), physiologique (assimilation et transformation des aliments par l’orga-nisme vivant), au plan physique (extraction du métal brut de son minerai pour l’affiner et le

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déterminée, qui se présente comme une « réalité têtue »59 avec une matérialité spécifique « indépendante de la volonté », et qui n’en est pas moins une réalité sociale historique, sujet à changement ; 3) un travail qui vise à transformer cette structure en superstructure, donc un travail orienté vers un but déterminé, un processus qui a une direction et une finalité ; 4) un travail qui se passe dans la conscience des hommes, un travail spécifiquement humain du fait qu’il comporte une dimension intellectuelle et morale.

Considérons le rapport entre ces quatre éléments de manière à mieux saisir en quoi ils permettent d’expliquer le sens du passage du moment purement économique au moment éthico-politique. Nous examinerons ces éléments sous l’éclairage d’une proposition de principe formulée par Gramsci dans l’un de ses textes les plus importants sur la méthode d’analyse en science politique :

C’est le problème des rapports entre structure et superstructure qu’il est nécessaire de poser avec exactitude et de résoudre si l’on veut parvenir à une juste analyse des forces qui agissent dans l’histoire d’une période déterminée et de déterminer leur rapport60.

Notons au départ une similitude frappante entre les deux textes : similitude évidente des termes du rapport structure/superstructure ; similitude, moins apparente il est vrai, entre le processus d’analyse du rapport des forces qui agissent dans l’histoire et le processus d’élaboration supérieure. La similitude est plus profonde si on établit un lien d’inclusion logique entre les deux processus : l’élaboration supérieure inclut à la fois le travail scientifique et rigoureux d’analyse du rapport des forces existant dans la réalité effective, et le travail proprement créatif (poiein) qui met en œuvre l’imagination, l’intelligence et la volonté des hommes dans la recherche d’une forme supérieure de sentir, de penser et d’agir. Il nous paraît raisonnable d’identifier dans cette élaboration supérieure deux dimensions fondamentales du processus cathartique : rôle actif et conscient dans le drame quotidien de la praxis humaine ; distance critique par rapport aux forces en présence dans cette praxis pour les analyser, les situer historiquement et s’élever à un niveau supérieur de rapports au monde. À partir de cette piste de lecture, nous utiliserons le Q 13 17 comme commentaire du Q 10 II 6.1 pour mieux faire ressortir les médiations contenues dans le passage du moment purement économique au moment éthico-politique. Cette méthode de contrepoint intertextuel nous semble justifiée par le fait que Gramsci lui-même a établi un lien de parenté méthodologique entre les deux textes, en incluant dans l’un et l’autre une parenthèse renvoyant aux canons de méthodologie historique contenus dans la Préface de 1859.

transformer en métal pur). Le terme est utilisé métaphoriquement pour désigner le travail intellectuel, ainsi que l’élaboration psychique (remaniement effectué par l’appareil psychique de l’énergie pulsionnelle qu’il reçoit, et dont l’accumulation serait pathogène). On sait que la catharsis est aussi désignée en psychanalyse par le terme « perlaboration », qui évoque fondamentalement le même sens d’un travail autobiographique épurateur et libérateur (Cf. J. LAPLANCHE et J. B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967).

59. Q 13 17, vol. III, p. 1583 (C, vol. III, p. 380). 60. Q 13 17, vol. III, p. 1578 (C, vol. III, p. 376).

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Trois moments ou degrés fondamentaux du rapport de forces

Rappelons, à titre de points de repère, les trois moments ou degrés fondamentaux du rapport des forces, qui doivent être pris en considération dans toute analyse de situation : le moment économique, le moment politico-idéologique, le moment politico-militaire. On sait que l’ensemble du Q 13 17 est articulé autour de ces trois degrés du rapport des forces, dont Gramsci définit minutieusement les enjeux théoriques et méthodologiques en science politique61. Chacun de ces trois degrés se subdivise à son tour en plusieurs degrés qui peuvent faire l’objet d’analyse spécifique : sans entrer dans ce dédale, remarquons que toutes ces divisions et ces subdivisions en degrés ont la même importance méthodologique que les multiples médiations ou passages dont il faut tenir compte dans la définition du processus cathartique. Prenons, à titre d’illustration, le texte où Gramsci décrit le premier degré du rapport de forces sociales, celui qui « est étroitement lié à la structure, objectif, indépendant de la volonté des hommes, qui peut être mesuré à l’aide des systèmes de mesure des sciences exactes ou physiques ». Il s’agit bien du moment économique, qui s’inscrit lui-même dans un processus dialectique à trois temps, du singulier au particulier et à l’universel. Nous rappelons ici ce texte parce qu’il récapitule et clarifie en même temps ce qui a été avancé jusqu’ici pour expliquer les médiations contenues dans le « passage du moment purement économique au moment éthico-politique ».

Premier temps : l’individu singulier, le commerçant, centré sur ses besoins purement économiques, peut tout au plus se sentir solidaire d’un autre individu commerçant chez qui il identifie les mêmes intérêts professionnels. On est au stade élémentaire de l’économico-corporatif très proche des sentiments personnels et des passions immédiates :

Le premier moment, le plus élémentaire, est le moment économico-corporatif : un commerçant sent qu’il doit être solidaire d’un autre commerçant, un fabricant d’un autre fabricant etc. mais le commerçant ne se sent pas encore solidaire du fabricant, ce qui veut dire que l’on ressent l’unité et l’homogénéité du groupe professionnel, ainsi que le devoir de l’organiser, mais pas encore du groupe social plus vaste62.

Deuxième temps : début d’une phase de prise de conscience collective des enjeux politiques-juridiques et sociaux qui sous-tendent les rapports de production. On n’est plus centré sur soi, ni sur les intérêts strictement corporatistes ; on est prêt à se solidariser avec l’ensemble du groupe particulier d’appartenance pour défendre les intérêts économiques communs, en utilisant les moyens juridiques et politiques disponibles à l’intérieur des cadres établis :

Le second moment est celui où tous les membres du groupe social prennent conscience de leur solidarité d’intérêts, mais encore dans les limites du champ purement économique. Dès ce moment-là se pose la question de l’État, mais seulement en tant qu’il s’agit d’obtenir l’égalité politico-

61. Cf. Q 13 17, vol. III, pp. 1583-1589 (C, vol. III, pp. 380 sqq.). 62. Q 13 17, vol. III, p. 1583 (C, vol. III, pp. 380-381).

68 Chapitre 3

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Définition du concept de catharsis 69

juridique avec les groupes dominants, puisque l’on revendique le droit de participer à la législation et à l’administration, et au besoin de les modifier, de les réformer, mais dans les cadres fondamentaux existants63.

Troisième temps : phase d’universalisation, d’ouverture aux autres subor-donnés, au-delà des intérêts corporatifs, pour développer une solidarité politique.

Le troisième moment est marqué par la conscience que les intérêts corporatifs propres, dans leur développement présent et futur, dépassent la sphère corporative, celle du groupe purement économique, qu’ils peuvent et doivent devenir les intérêts d’autres groupes subordonnés. C’est la phase la plus franchement politique ; elle marque nettement le passage de la structure à la sphère des superstructures complexes ; c’est la phase dans laquelle les idéologies qui avaient germé antérieurement deviennent « parti » [...] (Ibid.)

Nous remarquons que c’est ce troisième moment qui est désigné explicitement comme le « passage de la structure à la sphère des superstructures complexes » et qui nous rapproche du texte du Q 10 II 6.I, que nous examinerons plus en détail.

Passage de la structure à la sphère complexe des superstructures

Nous relevons certes un certain flottement dans la terminologie gramscienne : les termes structure et superstructure ne sont pas employés de façon consistante. Le terme structure est employé dans des expressions telles que « structure écono-mique »64, « structure sociale », « crise structurelle » par opposition à crise conjoncturelle, « le cadre général de la structure se transforme quantitativement »65, « structure de la société civile ». Le terme superstructure est encore plus déroutant : tantôt il est un équivalent pour l’idéologie, la science, la philosophie, la qualité par opposition à la quantité, la volonté humaine par opposition à la réalité extérieure, la théorie par opposition à la pratique ; il est souvent utilisé au pluriel dans les expressions telles que « l’ensemble des superstructures », la « valeur concrète des superstructures », la « sphère des superstructures »... Quoi qu’il en soit de ce flottement terminologique, nous nous accommoderons de l’acception la plus générale des deux termes en question, comme elle apparaît dans la formu- lation utilisée par Gramsci, « le passage de la structure à la sphère des super-structures complexes » : il s’agit, d’une part, de la structure économique désignant l’ensemble des rapports sociaux de production et, d’autre part, d’un ensemble complexe et contradictoire de rapports sociaux juridiques, politiques, idéologiques et culturels qui recouvrent le champ multidimensionnel de la praxis humaine. Il apparaît clairement que la problématique gramscienne des rapports structure/superstructure est beaucoup plus ouverte que celle suggérée par les

63. Ibid. 64. Q 10 II 15, vol. II, pp. 1253-1254 (C, vol. III, p. 59). 65. Q 10 12, note IV, vol. II, p. 1386 (C, vol. III, p. 186).

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métaphores classiques qui ont causé tant de tort dans les interprétations du matérialisme historique, la plus fameuse étant celle de la base/superstructure. La problématique gramscienne va au-delà de l’affirmation d’une simple interdépendance entre structure et superstructure, d’une action en retour de la superstructure sur la structure, d’une détermination en dernière instance de la superstructure par la structure économique. Nous retenons l’essentiel de cette problématique, à savoir : « la structure et les superstructures forment un “bloc historique”, c’est-à-dire l’ensemble complexe et contradictoire des superstructures est le reflet des rapports sociaux de production66 », en se gardant toutefois de considérer ce reflet comme quelque chose de mécanique. Les glissements de problématique attribuables à l’utilisation de la métaphore du reflet sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’en discuter ici. Soulignons toutefois que, pour éviter précisément de tomber dans le piège d’une interprétation mécaniste et positiviste du matérialisme historique, inspirée par cette métaphore, Gramsci prend soin de rappeler que toute fluctuation superstructurelle (idéologique, politique et culturelle) n’est pas nécessairement l’expression directe et immédiate de la structure :

Il faut combattre au niveau théorique comme un infantilisme primaire la prétention (avancée comme postulat essentiel du matérialisme historique) de présenter et d’exposer toute fluctuation de la politique [et de l’idéologie] comme une expression immédiate de la structure, ou la combattre pratiquement avec le témoignage authentique de Marx, auteur d’œuvres politiques et historiques concrètes (telles que : le 18 Brumaire, La révolution et Contre-Révolution en Allemagne (Engels), La Guerre civile en France)67.

Dans la description du troisième moment, nous avons souligné deux traits marquants : « c’est la phase la plus franchement politique », c’est aussi « la phase dans laquelle les idéologies qui avaient germé antérieurement deviennent “parti” [...] ». Si nous rapprochons ces deux traits d’une caractéristique fondamentale du rapport de forces économique, nous aurons une indication très intéressante pour comprendre la transition entre l’économie, l’idéologie et la politique : c’est une « réalité têtue », dont il faut tenir compte pour évaluer rigoureusement les conditions nécessaires et suffisantes de la transformation des rapports sociaux :

Ce rapport est ce qu’il est, une réalité têtue : [...] Cette organisation fondamentale (nombre d’entreprises et d’employés, nombre de villes avec une population urbaine etc.) permet d’étudier s’il existe dans la société les conditions nécessaires et suffisantes pour sa transformation ; elle permet, autrement dit, de contrôler le degré de réalisme et d’actualisation possible des diverses idéologies qui sont nées sur le terrain même de cette organisation, le terrain des contradictions qu’elle a engendrées au cours de son développement68.

La représentation du processus de transformation sociale peut être faussée dans deux directions : celle de l’économisme, qui aurait tendance à réduire 66. Q 8 182, vol. H, pp. 1051-1052. 67. Q 7 24, vol. II, p. 871 (C, vol. H, p. 188). 68. Q 13 17, vol. III, p. 1583 (C, vol. III, p. 380).

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l’ensemble des rapports sociaux au libre jeu des forces économiques, aux mécanismes du marché déterminé ; celle de l’idéologisme, qui attribuerait le changement dans les rapports sociaux au libre jeu des spéculations et des volontés individuelles. Ce texte remet les choses dans une perspective dialectique : le processus de transformation des rapports sociaux est fondamentalement le processus de production d’une société par elle-même. Il s’agit en d’autres termes d’un processus d’autoproduction qui a sa dynamique propre. Pour réaliser cette autoproduction, la société met en branle l’ensemble complexe et contradictoire de ses forces matérielles et spirituelles à l’intérieur de certaines limites objectives et subjectives. Toute la question de la transformation sociale se concentre dans ce mouvement des forces sociales qu’il faut apprendre à analyser correctement si l’on veut intervenir de façon délibérée, critique et ordonnée dans le cours des événements historiques et si l’on veut parvenir à déterminer le changement du rapport des forces. Or l’erreur commise souvent dans l’analyse des événements historiques est précisément de ne pas savoir distinguer entre les mouvements organiques (nécessaires) et les mouvements conjoncturels (occasionnels). Cette confusion au plan de l’analyse peut avoir des conséquences irréparables au plan de la stratégie politique, au plan où s’effectue le passage de la structure à la sphère des superstructures. Gramsci ne met pas seulement en garde contre les déviations de l’économisme et l’idéologisme, et contre les erreurs de méthode dans l’analyse des différents mouvements organiques et conjoncturels. Il propose des balises très précieuses pour une méthodologie axée sur le lien indissociable entre l’analyse et la transformation des rapports sociaux. Le fil conducteur de cette méthodologie consiste dans la prise de conscience sur le terrain des idéologies des contradictions inhérentes aux rapports sociaux de production et au développement de l’ensemble de la société. Cette prise de conscience est la formulation équivalente pour « l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes ».

Valeur concrète des superstructures et des idéologies

Or des deux pôles entre lesquels est tendu le fil conducteur de la méthodologie, le pôle structurel, nous l’avons vu, est plus communément et plus facilement reconnu parce que, réalité têtue, il est plus susceptible d’être analysé empiriquement, encore que les tendances profondes de l’économie échappent à la vérification et à la prévision sur une base purement empirique. Le danger, du point de vue méthodologique, serait de voir dans ce pôle une quasi-substance, par opposition à la superstructure qui serait réduite à une pure apparence. Contre cette bévue, d’ailleurs très répandue, Gramsci revendique pour le pôle superstructurel, au même titre que pour le pôle structurel, une valeur concrète, une matérialité spécifique, un statut de réalité objective et agissante, absolument incontournable, si l’on veut que le passage de la structure à la sphère des superstructures ne soit pas qu’un tour de passe-passe :

Pour la philosophie de la praxis les superstructures sont une réalité (ou elles le deviennent, quand elles ne sont pas de pures élucubrations individuelles)

Définition du concept de catharsis 71

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objective et agissante ; elle affirme explicitement que les hommes prennent conscience de leur position sociale et donc de leurs tâches dans le domaine des idéologies, ce qui n’est pas une mince affirmation quant à leur réalité ; la philosophie de la praxis elle-même est une superstructure ; elle est le terrain où des groupes sociaux déterminés prennent conscience de leur être social, de leur force, de leurs tâches, de leur devenir. En ce sens, l’affirmation de Croce (MSEM, 4e édition, p. 118) que la philosophie de la praxis « est une histoire faite ou in fieri » est juste69.

Nous remarquons dans ce texte que Gramsci associe les deux termes superstructure et idéologie, à tel point que l’on pourrait se demander si pour lui, dans l’ensemble complexe et contradictoire que constitue la sphère des superstructures, l’idéologie ne constituerait pas le noyau fondamental. Deux textes, parmi d’autres, à l’appui de cette lecture : le premier, en évoquant le concept sorélien70 de bloc historique pour définir le lien nécessaire et vital entre structure et superstructure, établit une nette équivalence entre « le domaine des superstructures » et « le domaine des idéologies » où les hommes prennent conscience de leur position sociale :

On doit approfondir le concept de la valeur concrète (historique) des superstructures dans la philosophie de la praxis en le rapprochant du concept sorélien de « bloc historique ». Si les hommes prennent conscience de leur position sociale et de leurs tâches dans le domaine des superstructures, cela signifie qu’il existe un lien nécessaire et vital entre la structure et les superstructures71.

L’autre texte est encore plus explicite sur l’équivalence superstructure/ idéologie. Le lien est d’autant plus fort qu’il survient dans un fragment où Gramsci s’applique à faire l’analyse historique du concept d’idéologie, pour bien faire ressortir une ligne de démarcation entre les idéologies au sens péjoratif d’élucubrations arbitraires individuelles (ou de « système dogmatique de vérités absolues ») et les idéologies historiquement organiques qui constituent le domaine où les hommes prennent conscience de leur position sociale :

Un élément d’erreur dans l’estimation de la valeur des idéologies est dû, me semble-t-il, au fait (fait qui n’est pas un hasard) que l’on donne le nom d’idéologie aussi bien à la superstructure nécessaire d’une structure déterminée qu’aux élucubrations arbitraires d’individus déterminés. Le sens péjoratif du mot est devenu extensif et cela a modifié et dénaturé l’analyse théorique du concept d’idéologie [...] Il faut donc faire une distinction entre les idéologies historiquement organiques, qui sont nécessaires à une structure donnée, et des idéologies arbitraires, rationalistes, « voulues ». En tant qu’ historiquement nécessaires elles ont une valeur qui ont une valeur

69. Q 10 II 41-XII, vol. II, p. 319 (C, vol. IIl, p. 119). 70. Bien que la paternité sorélienne de l’expression « bloc historique » ne soit pas clairement

établie, il n’en demeure pas moins que c’est aux écrits de Sorel que Gramsci se reporte quand il emploie le concept de « bloc historique ». On a ici un exemple typique de la méthode gramscienne de retraduction : il s’agit moins de reproduire un terme que de partir de l’idée suggérée par le terme pour élaborer un concept nouveau et original.

71. Q 10II 41-XII, vol. II, p. 1321 (C, vol. III, p. 20).

72 Chapitre 3

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« psychologique », elles organisent les masses humaines, elles forment le terrain où les hommes évoluent, prennent conscience de leur position, luttent etc. En tant qu’ « arbitraires », elles ne créent rien d’autres que des mouvements individuels, des polémiques, etc. (même celles-ci ne sont pas complètement inutiles, car elles sont comme l’erreur qui s’oppose à la vérité et la confirme)72.

À l’intention du lecteur qui serait porté à penser qu’il a détourné par inadvertance le sens du concept d’idéologie comme on le trouve chez les fondateurs de la philosophie de la praxis, Gramsci prend soin d’apporter les précisions suivantes : par delà le sens péjoratif, qui prédomine certes dans les textes dirigés contre l’idéologie allemande et la spéculation hégélienne, les fondateurs de la philosophie de la praxis ont eux-mêmes proposé des pistes intéressantes : d’une part, pour se démarquer de la conception de l’idéologie qui prévalait chez les matérialistes sensualistes73 :

La signification même que le terme d’ « idéologie » a pris dans la philosophie de la praxis contient implicitement un jugement de valeur défavorable et il exclut que pour ses fondateurs il eût fallu chercher l’origine des idées dans les sensations, et par conséquent en dernière analyse dans la physiologie : cette « idéologie » elle-même doit être analysée historiquement selon la philosophie de la praxis, comme une superstructure74.

Et, d’autre part, pour introduire une conception différente des idéologies comme une réalité ayant une solidité et une densité non négligeables dans la vie des masses populaires :

Se rappeler la fréquente affirmation de Marx sur « la solidité des croyances populaires » comme élément nécessaire d’une situation déterminée : il dit à peu près, « quand ce mode de pensée aura acquis la force des croyances populaires » etc. Une autre affirmation de Marx est qu’une conviction populaire a souvent la même énergie qu’une force matérielle75.

Ces affirmations sur la solidité des idéologies dans les masses populaires, Gramsci en saisit toute la portée en les ramenant à un texte encore plus fondamental qui revient dans les Cahiers comme un principe méthodologique d’une importance égale à celle des deux principes fondamentaux de science politique déjà mentionnés à plusieurs reprises :

La question de l’« objectivité » de la connaissance d’après la philosophie de la praxis peut être élaborée en partant de la proposition (contenue dans la

72. Q 7 19, vol. II, pp. 868-869 (C, vol. II, p. 18). 73. Cf. Q 11 63, vol. H, p. 1491 (C, vol. III, pp. 286-287). 74. Q 11 63, p. 1491 (C, vol. III, pp. 286-287). 75. Q 7 21, vol. II, p. 869 (C, vol. HI, p. 186). Rappelons la fameuse formulation de Marx : « Sans

doute, l’arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle, mais la théorie aussi, dès qu’elle s’empare des masses, devient une puissance matérielle » (Cf. K. MARX, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » [1844], dans Critique du droit politique hégélien, traduction et introduction de A. BARAQUIN, Paris, 1975, p. 205).

Définition du concept de catharsis 73

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Préface à la Critique de l’économie politique) que les « hommes deviennent conscients (du conflit entre les forces matérielles de production) sur le terrain idéologique » des formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques76.

Or à propos de ce texte, Gramsci ouvre, sous forme d’une question qu’il estime centrale pour « l’ensemble de la doctrine philosophique de la valeur des superstructures », une perspective de recherche des plus stimulante au plan de l’épistémologie. Quelle est la valeur de la prise de conscience sur le terrain des idéologies (des superstructures) des conflits entre les forces matérielles ? S’agit-il d’une connaissance ponctuelle, limitée aux conflits dans les rapports de production ou s’agit-il de toute connaissance humaine en général, y compris la connaissance populaire ?

Mais une telle conscience est-elle limitée au conflit entre les forces matérielles de production et les rapports de production – selon la lettre du texte – ou se réfère-t-elle à toute connaissance consciente ? C’est là le point à élaborer et il peut l’être avec tout l’ensemble de la doctrine philosophique de la valeur des superstructures77.

Ce point a été élaboré par Gramsci, comme on le sait, dans de multiples directions : la doctrine de la valeur des superstructures se ramènerait au fond à trois dimensions, qu’il faudrait inventorier dans leur spécificité et leur complémentarité pour comprendre toutes les médiations contenues dans le passage de la structure à la sphère complexe des superstructures : dans ce complexe, les idéologies ont une triple valeur psychologique, gnoséologique et stratégique. La première dimension, la valeur « psychologique », correspondrait à cette solidité des croyances populaires qui constitue la force de cohésion des masses, l’énergie qui leur permet de lutter pour assurer leur poids et leur place spécifiques dans le développement de la société. Mais cet élément psychologique est fragile, éphémère, dans la mesure où elle est diffuse, très proche des sentiments personnels, des passions immédiates et de la spontanéité des volontés et des pulsions individuelles. Élément d’autant plus fragile qu’il est traversé par les contradictions liées aux divisions et aux luttes économiques, idéologiques, politiques et culturelles présentes dans l’ensemble de la société. La conscience de l’homme de masse est une conscience contradictoire :

L’homme actif de la masse agit pratiquement, mais il n’a pas une claire conscience théorique de cette activité qui est la sienne, qui pourtant est une connaissance du monde dans la mesure où elle le transforme. Sa conscience théorique peut même être historiquement en contradiction avec son activité. On peut presque dire qu’il a deux consciences théoriques (ou une conscience contradictoire), l’une qui est implicite dans son activité et qui réellement l’unit à tous ceux qui travaillent avec lui dans la transformation pratique de la réalité, et l’autre qui est superficiellement explicite ou verbale qu’il a héritée du passé et accueille sans critique78.

76. Q 11 64, vol. II, p. 1492 (C, vol. III, p. 287). 77. Ibid. 78. Q 11 12, note IV, p. 1385 (C, vol. III, pp. 184-185).

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Définition du concept de catharsis 75

Autant la conscience théorique implicite dans la transformation pratique de la réalité est un mode de connaissance nécessaire, autant il faut être critique vis-à-vis de la conscience théorique qui s’exprime superficiellement dans un discours imprégné par les idéologies dominantes passées ou actuelles. À la limite, cette contradiction interne que vit l’homme de la masse, sous l’influence de l’idéologie dominante, peut entraîner l’indécision et la passivité, si elle n’est pas travaillée en profondeur :

Toutefois cette conception « verbale » n’est pas sans conséquences : elle fait le lien avec un groupe social déterminé, elle influe sur la conduite morale, sur la direction de la volonté, d’une façon plus ou moins puissante qui peut aller jusqu’au point où la nature contradictoire de la volonté ne permet aucune action, aucune décision, aucun choix, et produit un état de passivité morale et politique79.

D’où la deuxième dimension de la valeur des superstructures, la valeur « gnoséologique » : c’est ce travail « d’élaboration supérieure [...] dans la conscience des hommes », comportant une distance critique vis-à-vis des idéologies dominantes qui sont omniprésentes dans la vie quotidienne des masses populaires, qui les mystifient et les maintiennent dans une position de subalternes. Tant que la vie sociale est sous l’emprise de ce nuage mystique, la prise en charge par les hommes de leur propre mouvement pour assurer le développement autonome de leur société est compromise :

La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voilent l’aspect, que le jour où s’y manifestera 1’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement80.

Comment ne pas faire le lien entre ce texte de Marx et le sens profond de la retraduction gramscienne du concept de catharsis. Chez l’un et l’autre, l’insistance est mise sur la démystification, sur la critique de toute dialectique spéculative qui tend à occulter les contradictions de la vie réelle au nom d’une liberté illusoire. Critique qui doit se généraliser à tous les aspects de la vie sociale représentée dans la sphère complexe et contradictoire des superstructures, pour se constituer en critique historique des idéologies :

Dans la philosophie de la praxis, la critique des idéologies recouvre l’ensemble des superstructures et affirme leur caducité rapide dans la mesure où elles tendent à cacher la réalité, c’est-à-dire la lutte et la contradiction, même lorsqu’elles sont « formellement » dialectiques (comme le crocisme) et développent une dialectique spéculative et conceptuelle sans voir la dialectique dans le devenir historique lui-même81.

79. Ibid. 80. K. MARK, Le Capital, vol. I, p. 74. 81. Q 10 II 41-XII, p. 1320 (C, vol. III, p. 20).

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Critique des idéologies, qui n’a elle-même de sens que si elle est liée à la troisième dimension de la valeur des superstructures, la valeur stratégique ou éthico-politique. Car la critique des idéologies ne saurait être une fin en soi, elle est un élément du processus cathartique, que la société doit précisément vivre dans toutes ses exigences douloureuses pour acquérir la vraie liberté (la manifestation d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement). Cette valeur stratégique de la critique des idéologies est au cœur de la problématique de la formation des nouveaux sujets historiques et nous situe d’emblée sur le terrain de l’art et de la science politiques nécessaires pour créer une nouvelle forme éthico-politique et une nouvelle civiltà. Cet aspect de la thématique de la catharsis sera analysé plus loin sous les unités 5 et 6.

Pour le moment, en suivant de près la structure logique de l’ensemble du texte, nous devons faire un bref détour par les unités 3 et 4, qui sont en fait des reformulations des unités 1 et 2.

3. et 4. « Cela signifie aussi le passage de 1’ “objectif au subjectif ”, de la “nécessité à la liberté”. »

Le « syllogisme de l’agir » : dialectique de l’objectif et du subjectif Les catégories philosophiques, objectif, subjectif, nécessité, liberté, appartiennent, comme on le sait, à la terminologie hégélienne, reprise largement par Marx, Engels, Lénine, Croce, pas toujours il est vrai dans le même sens, ni à partir des mêmes problématiques. Gramsci, pour sa part, tout en puisant à la même source hégélienne, a utilisé ces catégories dans une perspective déterminée qui leur donne une portée non seulement gnoséologique mais stratégique. Elles s’inscrivent fondamentalement dans la problématique de l’humanisme historiciste, dans laquelle la dialectique de l’objectif/subjectif, de la nécessité/liberté, est conçue clairement comme une dialectique orientée vers le primat du subjectif sur l’objectif, de la liberté sur la nécessité. En d’autres termes, nous retrouvons sous cette formulation, les deux pôles structurel et superstructurel entre lesquels oscille la réalité effective, lesquels renvoient fondamentalement au rapport entre, d’une part, l’homme avec ses capacités physiques, intellectuelles et morales, et, d’autre part, l’ensemble complexe et contradictoire des rapports sociaux dont il est partie prenante, et qu’il est appelé à interpréter et à transformer.

À propos de la dialectique objectif/subjectif, il serait très intéressant de retracer les indices d’une filiation Hegel-Lénine-Gramsci à partir de la lecture que Lénine fait de Hegel dans les Cahiers philosophiques82. Cette piste suggérée 82. V. LÉNINE, Œuvres, tome 38, Cahiers philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1976,

607 pages.

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Définition du concept de catharsis 77

par André Tosel83 ferait ressortir un point commun entre Gramsci et Lénine dans leur entreprise de refondation de la philosophie de la praxis. Cette piste nous entraînerait toutefois bien au-delà des limites de notre recherche. Nous nous contenterons de souligner, dans le cadre de la présente analyse, ce point commun qui consiste dans l’importance accordée au « syllogisme de l’agir » exposé dans la Science de la logique de Hegel et que Lénine a repris avec insistance en faisant ressortir les « géniales idées-semences qui existent en germe chez Hegel » pour le développement du matérialisme historique. Rappelons d’abord les deux principales références. La première fait partie du résumé du troisième livre de la Science de la logique : Lénine y voit un lien interne entre les catégories de la logique et la pratique humaine. L’activité humaine est proprement un syllogisme, dont l’homme en tant que sujet joue le rôle de terme. Cependant, Lénine ne va pas jusqu’à faire dire à Hegel ce que ce dernier ne veut pas dire : chez celui-ci, c’est la « figure logique » qui prime et l’homme est un des termes de cette figure ; pour Lénine, au contraire, c’est l’activité humaine qui prime et qui constitue la base matérielle à partir de laquelle les figures logiques sont élaborées dans la conscience humaine jusqu’à devenir des axiomes, des principes d’action :

Quand Hegel s’efforce – parfois même il s’évertue et s’escrime – de faire entrer l’activité humaine se proposant une fin dans les catégories de la logique, en disant que cette activité est un « syllogisme », que le sujet (l’homme) joue le rôle d’un « terme » de la « figure » logique du « syllogisme », etc. ce n’est pas seulement forcé, pas seulement un jeu. Il y a ici un contenu très profond, purement matérialiste. Il faut renverser : il a fallu que l’activité pratique de l’homme amène la conscience humaine à répéter des milliards de fois les différentes figures logiques, pour que ces figures puissent prendre la valeur d’axiomes. Ceci nota bene84.

Nous ne discuterons pas ici la justesse de la lecture de Lénine qui attribue à l’activité pratique une place stratégique dans la construction du système hégélien, au point d’affirmer que c’est « par l’activité pratique de l’homme orientée vers une fin, que Hegel est parvenu à l’idée en tant que coïncidence du concept et de l’objet, à l’idée en tant que vérité ». Quoi qu’il en soit, l’essentiel pour Lénine c’est de récupérer un outil intellectuel extrêmement précieux élaboré par Hegel pour penser le rapport dialectique objectif/subjectif. En cela il prend Hegel au mot, quand ce dernier affirme qu’« il est vicieux de regarder l’objectif et le subjectif comme une opposition solide et abstraite ; les deux sont dialectiques85 ».

La deuxième référence est un commentaire de Lénine à propos d’un autre texte de la Science de la logique concernant le passage de l’Idée du vrai à l’Idée du Bien, de la théorie à la pratique et vice versa, texte dans lequel Hegel décrit explicitement les prémisses du syllogisme de l’agir de manière à mettre en relief 83. Cf. A. TOSEL, op. cit., pp. 293 sqq. 84. V. LÉNINE, op. cit., pp. 180-181. 85. Cité par Henri LEFEBVRE, Logique formelle, logique dialectique, Paris, Éditions sociales, col-

lection Terrains, 1982, p. 283.

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l’opposition dialectique entre les fins subjectives de l’homme et la réalité extérieure86. Lénine commente ce texte dans les mêmes termes que précédemment et reconstruit le syllogisme en termes plus explicites, en précisant le lien entre les deux prémisses et la conclusion :

« Le syllogisme de l’agir »... Pour Hegel, l’action, la pratique est un « syllogi- sme » logique, une figure logique. Et c’est vrai ! Bien entendu, pas en ce sens que la figure logique a pour être-autre la pratique humaine (= idéalisme absolu), mais vice versa : la pratique humaine, en se répétant des milliards de fois, se fixe dans la conscience humaine en figures logiques. C’est précisément (et seulement) en vertu de ces milliards de répétitions que ces figures ont la solidité du préjugé et possèdent le caractère d’axiomes. Majeure : une fin bonne (fin subjective) versus la réalité (« réalité extérieure »). Mineure : le moyen extérieur (instrument) (objectif). Troisième terme : c’est-à-dire conclusion : coïncidence du subjectif et de l’objectif, vérité des idées subjectives, critère de la vérité objective87.

Il serait sans doute risqué de forcer une filiation Lénine-Gramsci sur la base d’un humanisme historiciste. Car bien que le Lénine des Cahiers de philosophie, très imprégné de la dialectique hégélienne, ait pu atténuer la tendance nettement objectiviste de sa conception du matérialisme historique exposée dans Matérialisme et empiriocriticisme, il n’en demeure pas moins que, dans sa théorie de la connaissance, c’est l’objectivité de la réalité extérieure qui demeure le critère par excellence de la vérité. Toutefois, une relecture des Cahiers de philosophie sous l’éclairage de la thématique de la catharsis permet de voir que le concept d’hégémonie, commun à Gramsci et à Lénine, est impensable sans une prise en considération du rôle actif et conscient des hommes comme sujets socio-historiques dans le processus de transformation de la réalité effective. Soulignons dans ce sens certaines formulations passées sous silence, mais qui sont des pistes entrouvertes pour repenser le matérialisme historique en fonction du primat de la subjectivité sans tomber dans le piège de l’idéalisme subjectif. Dans le même contexte du résumé de la Science de la logique Lénine souligne : « La conscience humaine non seulement reflète le monde objectif, mais aussi le crée88. » La conscience est bien opposée sur le plan théorique au monde, mais cherche à se réaliser, à se donner objectivité dans le monde en exploitant sa structure et le mouvement de ses objets. Sur le plan pratique, les hommes sont insatisfaits des objets et les transforment. Et dans cette pratique transformatrice, la réalité effective subit un réel changement qualitatif :

L’activité de l’homme qui s’est fait un tableau objectif du monde change la réalité extérieure, abolit sa détermination (= change tel ou tel de ses aspects,

86. Voici le texte exact de Hegel reproduit dans le tome 38 des Œuvres de Lénine (op. cit., p. 205) : « Dans le syllogisme de l’agir une des prémisses est la relation immédiate de la bonne fin à la réalité dont la fin se saisit et qu’elle tourne, dans la deuxième prémisse, en tant que moyen extérieur, contre la réalité extérieure. »

87. Ibid., pp. 205-206. 88. Ibid., p. 201.

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de ses qualités) et ainsi lui enlève les traits d’apparence, d’extériorité et de nullité, la rend existante en soi et pour soi89.

En somme, nous avons bel et bien là des indices d’une filiation Lénine-Gramsci, qui ne peuvent que s’accentuer s’ils sont placés dans une problématique où l’homme n’est pas seulement soumis aux nécessités de la réalité extérieure, mais fait appel à toutes ses énergies créatrices pour transformer cette réalité par la médiation de l’ensemble des rapports sociaux.

Nous nous approcherons du centre de cette problématique en examinant quelques textes où Gramsci apporte des précisions intéressantes sur le passage de la nécessité à la liberté.

Créativité historique : dialectique de la nécessité et de la liberté

Pour situer dans sa juste perspective la dialectique nécessité/liberté, il faudrait la rattacher à la critique gramscienne de l’interprétation mécaniste du matérialisme historique. Selon cette interprétation, en effet, la relation de cause à effet est posée de façon unilatérale de manière à exclure toute possibilité réelle de renversement de la praxis. Cette rigidité de la loi de causalité est aux antipodes de la dialectique historique :

La loi de causalité, la recherche de la régularité, de la normalité, de l’uniformité sont substituées à la dialectique historique. Mais comment de cette façon de concevoir les choses, peut-on déduire le dépassement, le « renversement de la praxis » ? L’effet, mécaniquement, ne peut jamais dépasser la cause ou le système de causes, et on ne peut donc avoir d’autres perspectives que le développement plat et vulgaire de l’évolutionnisme90.

À cette conception mécaniste de la nécessité, Gramsci oppose une conception plus riche et plus féconde, dont nous résumerons les principales dimensions en nous appuyant sur un article de Jean Texier91. Ce dernier a inventorié, à partir des textes de Gramsci, cinq connotations différentes du concept de nécessité.

Dans un premier sens, le terme nécessité correspond à un état de fait, produit de l’histoire antérieure, qui est ce qu’il est et qui s’impose aux hommes comme une réalité « rebelle ». C’est le cas des rapports sociaux liés à la structure économique dont il faut absolument tenir compte si l’on veut évaluer les possibilités réelles de transformation du rapport de forces à une période historique déterminée. Dans un deuxième sens, nécessité signifie rationalité. Dans l’histoire, une réalité est « rationnelle » ou « nécessaire » lorsqu’elle correspond aux 89. Ibid., p. 207. 90. GRAMSCI, Œuvres choisies. Traduction de G. MOGET et A. MONJO, Paris, Éditions

sociales, 1959, p. 167. 91. Cf. J. TEXIER, « Gramsci : nécessité et créativité historique », article paru dans La nouvelle

critique, n° 69, décembre 1973, pp. 61-68.

Définition du concept de catharsis 79

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besoins et aux possibilités d’une société. Elle permet de satisfaire des besoins historiques en actualisant les possibilités également historiques. Dans un troisième sens, est « nécessaire » ce qui correspond à un manque, à un besoin non satisfait, à une possibilité non réalisée. Il s’agit donc d’un projet ou d’un programme correspondant à des tâches historiques. Dans un quatrième sens, nécessité est synonyme « d’obligation morale ». Le devenir historique engendre des tâches, les hommes ont le devoir d’œuvrer à la solution rationnelle de ces tâches. Il s’agit d’un devoir-être qui relève alors de la sphère de l’éthique-politique. Enfin, dans un cinquième sens, le mot « nécessaire » correspond au caractère inévitable d’un événement lorsque les conditions de son existence sont réunies. Est nécessaire en ce cas ce qui ne peut pas ne pas être et être autrement qu’il est, étant donné certaines conditions.

Il faut bien se garder, comme le souligne Texier, de considérer ces cinq déterminations in abstracto. Bien au contraire, elles sont intimement interreliées si on les situe précisément dans une dialectique historique qui peut être représentée comme un syllogisme et dans laquelle les prémisses matérielles, liées à la nécessité de la réalité effective, sont intimement reliées aux possibilités de transformation de cette réalité par l’élan de la volonté collective. Le texte suivant de Gramsci peut être lu comme une des formulations les plus explicites à propos de cette dialectique nécessité/liberté :

Il y a nécessité quand il y a une prémisse efficiente et active, dont la conscience chez les hommes est devenue active, posant des fins concrètes à la conscience collective et constituant un ensemble de convictions et de croyances puissamment agissantes, comme les « croyances populaires ». Dans la prémisse doivent êtres contenues, déjà développées ou en voie de développement, les conditions matérielles nécessaires et suffisantes pour la réalisation de l’élan de la volonté collective, mais il est clair que de cette prémisse « matérielle », calculable quantitativement, ne peut être disjoint un certain niveau de culture, autrement dit un ensemble d’actes intellectuels, et de ceux-ci (en tant que leur produit et leur conséquence) un certain ensemble de passions et de sentiments impérieux, c’est-à-dire tels qu’ils aient la force de conduire à l’action « à tout prix »92.

Dans le développement d’une société déterminée, cette relation entre nécessité et liberté se traduit concrètement par la relation entre l’économie, l’ensemble des rapports sociaux liés à la structure, et l’histoire des initiatives des hommes pour effectuer dans cet ensemble de rapports sociaux des changements qualitatifs. Pour Gramsci, la dialectique nécessité/liberté recouvre celle de la quantité/qualité :

L’économie étudie les lois de tendance en tant qu’expressions quantitatives des phénomènes ; dans le passage de l’économie à l’histoire générale, le concept de quantité absorbé par celui de qualité et par la dialectique de la quantité qui devient qualité (quantité = nécessité ; qualité = liberté). La dialectique quantité-qualité est identique à celle de nécessité-liberté93.

92. Q 11 52, vol. II, pp. 1479-1480 (C, vol. III, pp. 275-276). 93. Q 10 II 9, vol. II, p. 1248 (C, vol. III, pp. 53-54 ).

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Définition du concept de catharsis 81

La philosophie de la praxis : pleine conscience des contradictions historiques Tenir compte de l’économie dans l’histoire, c’est, du point de vue méthodologique, éviter les généralisations hâtives non fondées sur l’analyse empirique, c’est éviter de sauter aux conclusions sans tenir compte des prémisses matérielles existantes dans la réalité effective. D’un autre côté, le passage des prémisses aux conclusions ne se fait pas dans l’abstrait ou en vertu des seules lois de tendances inscrites dans la nature. Ce passage requiert l’intervention consciente et active du sujet humain, avec toute la gamme des ressources physiques, émotives et intellectuelles dont l’homme a besoin pour agir sur ces prémisses. Encore faut-il, pour cela, que l’homme trouve dans les prémisses les conditions matérielles nécessaires et suffisantes pour appuyer son action. Toutefois, l’intervention consciente et active des hommes pour transformer les rapports sociaux de production ne portent pas directement sur ces rapports eux-mêmes : le croire serait tomber dans le piège de l’idéologisme ou du volontarisme mentionné plus haut. Cette intervention se fait par la médiation d’une philosophie qui devient idéologie, c’est-à-dire « instrument pratique d’action » ou de gouvernement. Mais pas n’importe quelle philosophie : pas une philosophie spéculative qui se limiterait à interpréter le monde, mais une philosophie à la fois enracinée dans les contradictions historiques et capable de s’élever au-dessus de ces contradictions pour les exprimer et les transformer. Pour Gramsci, l’historicité de la philosophie de la praxis est attribuable au fait qu’elle est liée aux contradictions historiques inhérentes au passage de la nécessité à la liberté, qu’elle est la pleine conscience de ces contradictions et « élève la contradiction au rang d’un principe de connaissance et par conséquent d’action » :

[La philosophie de la praxis] est la pleine conscience des contradictions, dans laquelle le philosophe lui-même, entendu individuellement ou comme l’ensemble d’un groupe social, non seulement comprend les contradictions, mais se pose soi-même comme élément de la contradiction, élève cet élément au rang d’un principe de connaissance et par conséquent d’action [...] Mais si même la philosophie de la praxis est une expression des contradictions historiques, bien plus : si elle en est l’expression la plus achevée parce que consciente, cela signifie qu’elle aussi est liée à la « nécessité » et non à la « liberté », qui n’existe pas et ne peut encore exister historiquement. Donc si l’on démontre que les contradictions disparaîtront, on démontre implicitement que la philosophie de la praxis également disparaîtra, c’est-à-dire sera surmontée ; dans le règne de la « liberté », la pensée, les idées ne pourront plus naître sur le terrain des contradictions et de la nécessité de la lutte94.

Ce diagnostic radical et réaliste de Gramsci sur le destin historique de la philosophie de la praxis en a scandalisé plus d’un. Et pour cause. Car pour s’élever à ce point de vue « désintéressé », sans se laisser enfermer dans l’indétermination spéculative, il faut que se produise en nous une catharsis, c’est-à-dire que nous soyons capables à la fois d’entretenir en nous les passions et les 94. Q 11 62, vol. II, pp. 1487-1488 (C, vol. III, p. 283).

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convictions nécessaires à l’action et, en même temps, avoir suffisamment de distance critique par rapport à ces convictions-passions pour les situer dans une perspective historique plus large qui nous fasse voir leur relativité, leur caducité, comme pour toute conception du monde et de la vie. Catharsis difficile à réaliser et qui s’accompagne de profonds « drames de conscience » :

Si la philosophie de la praxis affirme théoriquement que toute « vérité » que l’on a crue éternelle et absolue a eu des origines pratiques et a représenté une valeur « provisoire » (historicité de toute conception du monde et de la vie), il est fort difficile de faire comprendre « pratiquement » qu’une telle interprétation est valable pour la philosophie de la praxis elle-même, sans ébranler les convictions qui sont nécessaires pour l’action. C’est là, du reste, une difficulté qui se représente pour toute philosophie historiciste [...] De cette difficulté naissent de nombreux « drames de conscience » chez les petits hommes, et, chez les grands, les attitudes « olympiques » à la Wolfgang Goethe95.

Instruit sans doute par ses propres échecs, et préoccupé par l’obstination de ses propres compagnons d’arme dans leurs erreurs théoriques et pratiques dans l’évaluation du rapport de forces en présence (à l’apogée du fascisme en Italie), Gramsci a fait preuve d’une lucidité (quasi prophétique) concernant les tendances au dogmatisme d’un certain marxisme triomphant. Pour éviter le piège du dogmatisme, du volontarisme et de l’idéologisme, un principe méthodologique à garder toujours présent à l’esprit : analyser avec beaucoup de finesse et de délicatesse les enjeux du passage de la nécessité à la liberté, pas de manière spéculative, mais dans le mouvement réel de l’histoire :

C’est la raison pour laquelle la proposition du passage du règne de la nécessité à celui de la liberté doit être analysée et élaborée avec beaucoup de finesse et de délicatesse. C’est pourquoi il arrive également que la philosophie de la praxis elle-même tend à devenir une idéologie, dans le sens le plus mauvais, c’est-à-dire un système dogmatique de vérités absolues et éternelles96.

Or tout dogmatisme, qu’il soit de tendance objectiviste ou subjectiviste, mécaniste ou volontariste, se caractérise par le fait d’isoler un aspect de la réalité effective, au lieu de la voir dans sa multidimensionnalité et sa contradictoire complexité. Il est plus commode pour l’entendement, et combien plus dommageable pour la connaissance scientifique, d’exclure de son champ de vision l’aspect ou les aspects gênants de la réalité. S’il y a un aspect de la réalité qui fait échec aux tendances totalitaires de certaines interprétations de la philosophie de la praxis, c’est la place et le rôle de l’individu singulier dans la transformation des rapports sociaux. Poser le problème, c’est déjà faire preuve d’ouverture. Offrir des paramètres pour approcher le problème en tenant compte des multiples médiations contenues dans le passage du singulier, au particulier et à l’universel, c’est redonner un cadre de recherche stimulant pour une question 95. Q 11 62, vol. II, p. 1489 (C, vol. III, pp. 284-285). 96. Ibid.

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si souvent mal posée : la question du rapport entre l’homme en tant qu’individu singulier et l’homme en tant que collectif, entre l’homme en tant qu’être potentiellement libre et l’homme soumis à la nécessité d’un conformisme social qui définit sa place et son rôle dans l’ensemble des rapports sociaux. Cette question des rapports de l’homme avec la structure est au cœur de l’analyse suivante, portant sur les unités 5 et 6.

5. et 6. « La structure, force extérieure qui écrase l’homme, l’assimile, le rend passif, se transforme en moyen de liberté, en instrument pour créer une nouvelle forme éthico-politique, en source de nouvelles initiatives. »

Les éléments constitutifs de la philosophie de la praxis Cette proposition nous situe au cœur de la conception gramscienne de la transformation sociale et constitue la détermination la plus fondamentale du concept de catharsis. Pour expliciter ce lien entre catharsis et transformation sociale, il faut replacer cette proposition dans son cadre théorique approprié. La quintessence de ce cadre théorique est formulée dans un texte qui synthétise les éléments constitutifs de la philosophie de la praxie. Nous avons déjà utilisé ce texte comme perspective générale pour 1’analyse des unités 1 à 4. En rétrospective, nous pouvons y retrouver les éléments permettant de focaliser davantage sur l’élément dynamique qui sous-tend le « développement dialectique des contradictions entre l’homme et la matière ». Cet élément dynamique est exprimé par le concept de volonté, très présent dans la structure du texte, lequel comprend quatre phrases : 1) La première phrase est l’énoncé de principe concernant l’origine de l’unité des éléments constitutifs de la philosophie de la praxis. Les trois autres phrases explicitent ces trois éléments, lesquels correspondent aux trois moments que nous avons déjà identifiés et qui sont reliés entre eux comme dans un processus dialectique à trois temps : la thèse, l’antithèse et la synthèse ; 2) La deuxième phrase renvoie au moment de l’économie, dont le centre unitaire est la valeur, produit de l’activité voulue et consciente par laquelle l’homme transforme la nature. Ce moment est marqué par la subordination du travail au capital ; c’est le moment de la thèse, le primat de la nécessité sur la liberté, de l’objectif sur le subjectif, de la quantité sur la qualité, le moment du conformisme par le haut, de l’ordre et de la discipline imposés de l’extérieur, en somme, le moment où « la structure est la force extérieure qui écrase l’homme, l’assimile et le rend passif » ; 3) La troisième phrase correspond au moment de la praxis, le moment où la volonté humaine tente de s’opposer à la structure économique ; c’est le moment de l’antithèse, qui prend les formes idéologiques, philosophiques, juridiques, religieuses, culturelles, en somme, toutes les formes de résistance possibles par lesquelles la superstructure impose ses limites à l’expansion du capital. Pas toujours avec succès, car ces différentes formes de luttes recouvrent 97. Q 7 18, vol. II, p. 868 (C, vol. II, p. 185).

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des enjeux politiques qui amènent tôt ou tard l’intervention directe ou indirecte de l’État dans l’économie ; 4) La quatrième phrase renvoie précisément au terrain politique, où l’État tente d’opérer une nouvelle synthèse universelle, au-delà des intérêts particuliers. Mais à quel prix et dans quelles conditions ? Les intérêts économiques des classes dominantes, les réflexes corporatistes profondément invétérés dans les groupes sociaux, l’anarchie des volontés individuelles et la spontanéité (totalitaire, oppressive) des volontés collectives, le conservatisme et le dogmatisme de certains intellectuels liés aux valeurs de la civilisation décadente, en somme, toute cette matière sociale complexe et contradictoire se plie difficilement à la « volonté centralisée » de l’État. Ce dernier, dans son rôle d’éducateur, pratique l’art de la « double contrainte », une autre formulation pour désigner le « bâton et la carotte », la coercition et le consensus, la violence et la persuasion, la domination et la direction, etc.

L’analyse des différents moments du rapport des forces dans une société particulière devrait permettre d’élaborer un diagnostic approprié sur les raisons spécifiques de l’échec de tel ou tel État-gouvernement dans l’exécution de sa tâche éducative. Au-delà d’une époque et d’un pays en particulier, les raisons de l’échec sur le terrain proprement politique peuvent se ramener en général à une mauvaise appréciation des crises de civilisation et des ressources disponibles pour résoudre ces crises. Cette mauvaise appréciation est attribuable à une sous-estimation du facteur humain, plus précisément du rôle de la volonté humaine individuelle et collective dans le processus de transformation sociale. Voilà pourquoi il est impérieux de montrer, sous l’éclairage du concept de catharsis, qu’aucune transformation sociale significative n’est possible sans le procès de développement du rapport des forces d’un moment à l’autre, un procès qui a pour acteurs les hommes avec leur volonté et l’ensemble de leurs capacités :

Si ce procès de développement d’un moment à un autre fait défaut, – et c’est essentiellement un procès qui a pour acteurs les hommes et la volonté, la capacité des hommes –, la situation reste inopérante et des conclusions contradictoires peuvent s’ensuivre : ou bien la vieille société résiste ou s’assure un moment pour « souffler », en exterminant physiquement l’élite ennemie et en terrorisant les masses de réserve, ou encore c’est la destruction réciproque des forces en conflit avec l’instauration de la paix des cimetières, au besoin sous la surveillance d’une sentinelle étrangère98.

Rapports entre homme-individu et homme-masse dans la création d’une nouvelle forme éthico-politique

Nous tenterons de suivre le plus près possible les recherches de Gramsci dans ses différents Cahiers, pour voir comment il introduit, pose, examine et résoud théoriquement le problème des rapports entre l’homme-individu et l’homme-masse dans le travail de création d’une nouvelle forme éthico-politique. 98. Q 13 17, vol. III, p. 1588 (C, vol. III, p. 385).

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Le problème est introduit dès le Cahier 7 par une observation à caractère psycho-sociologique concernant le comportement des foules. Toutes les foules ne se ressemblent pas. Une observation minutieuse des phénomènes de grands groupes, au-delà des apparences, permet de noter des différences importantes dans les processus de décision collective, en fonction de la présence ou de l’absence d’ordre, de discipline, d’esprit critique parmi les personnes engagées dans ces groupes. Le comportement d’une foule peut être la manifestation d’un individualisme collectif, ou, au contraire, d’une solidarité collective. Le passage de l’individualisme à la solidarité correspond au passage de la quantité à la qualité : ce qui suppose dans le groupe le développement de la capacité de prendre des décisions collectives basées sur une maturité et une responsabilité qui dépassent la moyenne individuelle :

Une foule de personnes dominées par des intérêts immédiats ou en proie à la passion suscitée par les impressions du moment et transmises sans esprit critique de bouche à oreille, s’unit dans la pire décision collective, celle qui correspond aux instincts bestiaux les plus bas. L’observation est juste dans la mesure où elle se réfère aux foules quelconques, rassemblées comme une « multitude sous un hangar pendant une averse », foules composées d’hommes qui ne sont pas tenus par des liens de responsabilité envers d’autres hommes ou d’autres groupes d’hommes ou envers une réalité économique concrète. On peut donc dire que dans ces foules, non seulement l’individualisme n’est pas dépassé, mais il est même exacerbé par la certitude de l’impunité et de l’irresponsabilité. Mais on remarque fréquemment qu’un rassemblement « bien ordonné » d’éléments rebelles et indisciplinés peut s’unir dans des décisions collectives supérieures à la moyenne individuelle : la quantité devient qualité99.

La fin du texte est paradoxale. Ce paradoxe tient dans l’unité contradictoire de deux termes, apparemment incompatibles : d’un côté, la rébellion, l’indiscipline, l’irresponsabilité, l’anarchie des impressions du moment transmises sans esprit critique de bouche à oreille, en somme tout ce qu’il faut pour la pire décision collective ; de l’autre côté, un rassemblement « bien ordonné » capable de s’unir pour prendre des décisions collectives. Question : Comment est-il possible de transformer une matière humaine vouée à l’entropie, en un groupe de sujets humains susceptibles de mobiliser leur énergie dans les processus collectifs de prise de décision et de prise en charge ? Plus fondamentalement, comment une multitude d’individus singuliers peut se transformer en homme collectif, sans perdre leur identité, leur autonomie et leur droit ? C’est le problème que Gramsci pose tout au long de ses Cahiers et qui trouvera dans le Cahier 13 sa formulation la plus concise et la plus claire :

Mais comment chaque individu singulier parviendra-t-il à se fondre dans le corps de l’homme collectif et comment la pression éducative sur les individus s’y prendra-t-elle pour en obtenir le consentement et la collaboration, en transformant la nécessité et la coercition en liberté ? Question du « droit », dont le concept devra être élargi en y incluant aussi ces activités qui tombent aujourd’hui sous la formule : « indifférent du point du vue juridique » et qui

99. Q 7 12, vol. II, p. 861 (C, vol. II, pp. 178-179).

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sont du domaine de la société civile, laquelle opère sans avoir recours à des « sanctions » ou à des « obligations » formelles, mais exerce néanmoins une pression collective et obtient des résultats objectifs en ce qui concerne l’élaboration des coutumes, des façons de penser et d’agir, de la moralité etc.100

Une autre observation permet de préciser le problème : elle concerne l’historicité de la formation de l’homme collectif. On pourrait repérer deux profils d’homme collectif, selon la période historique que l’on considère. Avant l’avènement de l’économie capitaliste, l’homme collectif était le produit d’une « direction charismatique » exercée par un « héros », un « homme représentatif » dont l’influence sur l’ensemble de la société était extérieure et unilatérale. Avec l’instauration du nouvel ordre socio-économique, basé sur l’organisation scientifique du travail et l’internationalisation de la division du travail, l’homme collectif des temps modernes est défini essentiellement par la position occupée dans le monde de la production. La base de la formation de l’homme collectif est incontestablement économique. Quelle est la solidité de cette construction sociale ?

La tendance au conformisme est plus répandue et plus profonde dans le monde contemporain qu’autrefois : la standardisation de la manière de penser et d’agir prend une extension nationale, voire continentale. La base économique de l’homme collectif : grandes usines, taylorisation, rationalisation, etc. Mais, dans le passé, l’homme collectif existait-il ou non ? Il existait sous la forme d’une direction charismatique [...] : on obtenait une volonté collective sous l’impulsion ou l’influence immédiate d’un « héros », d’un homme représentatif, mais cette volonté collective se faisait et se défaisait continuellement car elle était due à des facteurs externes. Aujourd’hui, par contre, l’homme collectif se forme essentiellement de bas en haut, sur la base de la position occupée par la collectivité dans le monde de la production : de nos jours aussi, l’homme représentatif remplit une fonction dans la formation de l’homme collectif, mais bien moindre que celle qu’il avait dans le passé, à tel point qu’il peut disparaître sans que le ciment collectif se disloque et sans que s’écroule la construction sociale101.

La disparition ou la moins grande importance politique des chefs charismatiques dans la formation de l’homme collectif pourrait donner l’illusion d’une construction sociale solide, sans fissure. Ce parfait équilibre n’est pourtant qu’apparent. Il suffit de dépasser l’observation purement empirique, pour découvrir la fragilité structurelle de l’homme collectif standardisé. Dans les catacombes d’un édifice social bien ordonné et bien discipliné se trouvent des forces vives non organisées et non disciplinées, mais prêtes à sortir de leur état de refoulement et à émerger à la surface, au moindre signe de bouleversement structurel.

Ces signes de bouleversement structurel ne s’observent pas à l’œil nu. Pour les lire et en évaluer l’importance, il faut mettre au point de nouveaux outils et

100. Q 13 7, vol. III, p. 1566 (C, vol. III, p. 363). 101. Q 7 12, vol. II, p. 862 (C, vol. II, pp. 179-180).

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techniques d’analyse. Car les outils intellectuels existant sur le marché du savoir ont été principalement fabriqués pour colmater les brèches et les fissures du système en place, et, s’il était possible, de neutraliser les forces subversives. En d’autres termes, selon leur conception du monde et la position sociale qu’ils occupent dans le monde de la production, les intellectuels auront tendance à développer des outils, des arguments, des recettes pour consolider l’ordre existant, ou à forger de nouveaux instruments et de nouvelles techniques de la pensée pour inventorier les énergies nouvelles, actuelles et potentielles, nécessaires à la formation d’un nouveau type d’homme collectif. Cette lutte entre architectes de la consolidation et architectes de la reconstruction est une lutte d’hégémonie entre deux conformismes orientés vers deux profils différents d’homme collectif. Elle peut prendre des proportions dramatiques dans des périodes de crise ouverte, comme celle que décrivait Gramsci, du fond de sa prison, déjà au début du siècle :

Le conformisme a toujours existé : Il s’agit aujourd’hui d’une lutte entre « deux conformismes », c’est-à-dire d’une lutte d’hégémonie, d’une crise de la société civile. Les vieux dirigeants intellectuels et moraux de la société sentent qu’ils perdent pied, ils se rendent compte que leurs « sermons » sont justement devenus des « sermons », des choses étrangères à la réalité, une forme sans contenu, un spectre ; d’où leurs tendances réactionnaires et conservatrices : puisque la forme de civilisation, de culture et de morale, qu’ils ont représentée, se décompose, ils crient à la mort de toute civilisation, de toute culture, de toute moralité, et ils demandent à l’État des mesures répressives ou ils se constituent en groupe de résistance séparé du processus historique réel, en prolongeant ainsi la crise puisque le déclin d’une manière de vivre et de penser ne peut survenir sans crise102.

Cette lutte politico-idéologique entre intellectuels au sein de la société civile est une donnée observable, analysable et explicable. Elle n’est pas simplement conjoncturelle. Elle renvoie fondamentalement aux différentes manières dont les intellectuels vivent leurs rapports au savoir, au pouvoir et à l’avoir. Ces rapports ont ceci de commun qu’ils sont contradictoires, qu’il divisent les hommes entre eux au point de mettre en question toute unité illusoire d’un Esprit humain universel. Il n’y a donc ni Savoir absolu ni Vérité absolue ni Nature humaine générique, dont chaque individu devrait reproduire le modèle pour être conforme à la vraie Civilisation. Gramsci est catégorique là-dessus. Et pourtant, s’il prend la peine de revenir avec insistance sur cette thématique de la nature humaine, c’est parce qu’il s’en trouvait plus d’un intellectuel, parmi ses contemporains, pour poser le problème de l’homme à partir de catégories métaphysiques, au lieu de le situer dans une perspective historique et concrète :

Le problème de ce qu’est l’homme est donc toujours le prétendu problème de la « nature humaine » ou celui du prétendu « homme en général » ; c’est donc la tentative de créer une science de l’homme (une philosophie) qui part d’un concept initialement « unitaire », d’une abstraction qui puisse contenir tout 1’« humain ». Mais l’« humain », en tant que concept et fait unitaire, est-il un point de départ ou un aboutissement ? Et cette recherche n’est-elle pas plutôt un résidu « théologique » et « métaphysique » dans la mesure où on le pose

102. Ibid.

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comme point de départ ? La philosophie ne peut être réduite à une « anthropo-logie » naturaliste ; l’unité du genre humain, autrement dit, n’est pas donnée par la nature « biologique » de l’homme ; les différences entre les hommes qui comptent dans l’histoire ne sont pas les différences biologiques [...], et même 1’« unité biologique » n’a jamais beaucoup pesé dans l’histoire [...]. La faculté de « raisonner » ou « l’esprit » n’a pas non plus créé d’unité et ne peut être reconnue comme un facteur unitaire parce qu’il s’agit d’un concept purement formel, catégorique. Ce n’est pas la « pensée., mais ce qu’on pense réellement, qui unit ou différencie les hommes103.

Si ce qui unit ou différencie les hommes, ce n’est pas la « pensée », en tant qu’abstraction métaphysique, mais la réalité effective représentée par le langage et la pensée, c’est du côté de cette réalité effective qu’il faut chercher la réponse au problème de l’homme. Or la réalité effective n’est autre que l’ensemble des rapports sociaux, lieu de déploiement de la praxis humaine, lieu du développement des contradictions entre les hommes, la nature et la société. L’unité et la différence entre les hommes renvoient fondamentalement à leurs différentes manières de concevoir et de vivre les contradictions inhérentes aux rapports sociaux. Le problème de l’homme n’est plus formulé dans les termes métaphysiques : « Qu’est-ce que l’homme ? », mais dans une perspective historique et existentielle : « Qu’est ce que l’homme devient ? » C’est dans cette direction que Gramsci va développer la problématique de l’autoformation de l’homme par la transformation des rapports sociaux :

La réponse la plus satisfaisante est que la « nature humaine » est l’« ensemble des rapports sociaux » parce qu’elle inclut l’idée du devenir : l’homme devient, il se transforme continuellement avec la transformation des rapports sociaux, et parce qu’il nie l’« homme en général » : en effet, les rapports sociaux sont exprimés par divers groupes d’hommes qui se présupposent, dont l’unité est dialectique et non formelle104.

L’essence humaine est dans l’ensemble des rapports sociaux, et non dans l’individu isolé

Un des premiers éléments à prendre en considération dans l’autoformation de l’homme est que les rapports sociaux qui constituent l’essence humaine dans la réalité effective ne sont pas exprimés seulement par divers groupes d’hommes, mais aussi à travers les différentes formes que prennent les conditions matérielles d’existence de chaque homme en particulier : l’alimentation, le logement, la reproduction de la force de travail dans la famille, etc. C’est ce que souligne Gramsci en interprétant à sa manière un aphorisme de Feuerbach :

L’affirmation de Feuerbach : « L’homme est ce qu’il mange », prise isolément peut être interprétée de diverses manières. Interprétation étroite et stupide : l’homme est à chaque fois ce qu’il mange matériellement et les aliments ont

103. Q 7 35, p. 884 (C, vol. II, pp. 200-201). 104. Q 7 35, vol. H, p. 885 (C, vol. II, p. 201).

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donc une influence immédiate et déterminante sur le mode de pensée [...] D’un autre côté il est vrai aussi que « l’homme est ce qu’il mange », dans la mesure où l’alimentation est une des expressions des rapports sociaux dans leur ensemble, et où chaque groupement social a son alimentation fondamentale ; mais on peut aussi dire que « l’homme est son appartement », « l’homme est son mode de reproduction particulier, donc sa famille », puisque 1’alimentation, l’habillement, la maison, la reproduction sont des éléments de la vie sociale où se manifeste de la manière la plus évidente et la plus répandue (avec une extension de masse) l’ensemble complexe des rapports sociaux105.

Chaque biographie individuelle reproduit d’une manière unique l’ensemble des rapports sociaux, et le développement d’une personnalité humaine est impensable sans référence à cette insertion historique dans l’ensemble des rapports sociaux. Car cette insertion sociale est le point de départ à partir duquel chaque individu peut apprendre à se connaître, non pas dans une contemplation narcissique, mais dans l’action, selon l’aphorisme de Goethe repris par Gramsci :

Comment un homme peut-il atteindre la connaissance de soi ? Par la contemplation ? Certainement non, mais par l’action. Essayez de faire votre devoir et vous trouverez pour quoi vous êtes faits. Mais quel est votre devoir ? Ce que demande l’heure106.

Cette insertion sociale est aussi nécessaire pour que chaque individu fasse une évaluation réaliste de ses possibilités d’autonomie par rapport à l’État :

L’affirmation selon laquelle l’État s’identifie avec les individus (avec les individus d’une groupe social), en tant qu’élément de culture active (donc comme un mouvement pour la création d’une nouvelle civilisation, un nouveau type d’homme et de citoyen), doit servir à déterminer la volonté de construction, dans l’enveloppe de la société politique, d’une société civile complexe et bien articulée, où chaque individu se gouverne lui-même mais sans que cet autogouvernement entre en conflit avec la société politique, en devenant au contraire le prolongement normal, le complément organique107.

Cette marge de manœuvre et d’autonomie que recherche chaque individu dans ses rapports avec la société politique et la société civile est loin d’être une donnée de fait. Elle est bien plus l’objet d’une lutte. Et comme dans toute lutte, les tendances extrêmes et les déviations qui accompagnent les revendications légitimes risquent de susciter des préjugés défavorables, voire le rejet pur et simple de la part de ceux qui se croient menacés dans leur position établie. Dans le sens commun et dans le langage courant, on a tendance à confondre les notions d’individualisme, d’individualité et de personnalité, et à rejeter toute recherche d’affirmation de la personnalité comme une déviation individualiste. Pour éviter cette confusion, Gramsci nous invite à tracer une ligne de démarcation entre deux types d’individualisme et à les évaluer dans leur contexte historique particulier.

105. Q 7 35, vol. II, pp. 883-884 (C, vol. II, pp. 199-200). 106. Q 7 37, vol. II, p. 887 (C, vol. II, p. 203). Ce texte attribué à Goethe est cité dans MAUROIS,

La vie de Disraeli, Paris, 1927, p. 134. 107. Q 8 130, p. 1020 (C, vol. II, p. 332).

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Dans la lutte contre l’individualisme, il faut distinguer deux aspects : l’aspect négatif, qui correspond à un individualisme économique lié à un conformisme autoritaire et rétrograde, et l’aspect positif, qui correspond au développement de l’individualité et de la personnalité, comme une phase normale dans la formation d’un nouveau type d’homme collectif.

Il faut voir ce qu’il y a de juste et ce qu’il y a d’erroné et de dangereux dans la tendance opposée à l’individualisme [...] Il y a deux aspects de l’individualisme, un positif et un négatif. Ce sont des questions qu’il faut poser de manière historique, et non de manière abstraite et schématique [...] La lutte contre l’individualisme est la lutte contre un individualisme bien déterminé, avec un contenu social donné, et plus précisément contre l’individualisme économique dans une période où il est devenu anachronique et anti-historique [...] Que l’on lutte pour détruire un conformisme autoritaire, devenu rétrograde et encombrant, et qu’à travers une phase de développement de l’individualité et de la personnalité critique on parvienne à l’homme-collectif, c’est là une conception dialectique que les mentalités schématiques et abstraites comprennent avec difficulté108.

Cette note du Cahier 9 constitue une transition entre le Cahier 7, où nous avons identifié une première approche de la question des rapports entre l’homme-individu et l’homme-masse dans la formation de l’homme collectif, et le Cahier 10, où Gramsci aborde à nouveau la même question avec une insistance particulière sur l’homme conçu comme « bloc historique ». Ce concept de « bloc historique », retraduit par Gramsci pour désigner tantôt les rapports dialectiques entre la structure et la superstructure, tantôt les rapports entre les éléments constitutifs de l’homme, apporte un éclairage très intéressant pour comprendre les liens internes entre la macro-catharsis et la micro-catharsis comme les deux faces d’un même processus de transformation sociale. Aussi nous arrêterons-nous sur les enjeux de ce concept, exposés principalement dans la deuxième partie du Cahier 10.

Plusieurs des observations du Cahier 10 sont des reformulations et des rappels de l’essentiel de la problématique esquissée dans les Cahiers antérieurs, notamment les Cahiers 7, 8 et 9. Le fil conducteur de la recherche demeure le même : la formation d’un homme collectif différent de celui qui a été jusqu’ici produit en conformité avec l’ordre socio-économique capitaliste. Si Gramsci revient sur cet objectif, c’est pour insister sur l’importance d’assurer à la formation de l’homme collectif non seulement une base commune socioculturelle, mais aussi un enracinement émotionnel et existentiel :

Tout acte historique ne peut pas ne pas être accompli par l’« homme collec- tif » ; il présuppose, autrement dit, la réalisation d’une unité « culturelle- sociale » grâce à laquelle une multiplicité de volontés séparées, avec des finalités hétérogènes, se soude pour un même but sur la base d’une conception du monde (égale) et commune (générale et particulière, agissant de manière transitoire – par la voie émotionnelle – ou permanente, en sorte que la base

108. Q 9 23, vol. II, pp. 1110-1111 (C, vol. II, pp. 421-442).

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intellectuelle est tellement enracinée, assimilée, vécue, qu’elle peut devenir une passion)109.

Prendre en considération ce facteur émotionnel et existentiel, c’est se placer sur le terrain de l’individuel. Or sur ce terrain, des précautions s’imposent car il y a des prénotions ou des fausses notions de l’individu qui conduisent tout droit à cet individualisme négatif qu’il faut écarter sans hésitation. Gramsci pointe du droit deux conceptions de l’individu qui, d’après lui, n’aident pas à poser correctement la question de l’homme. D’abord une conception spéculative qui n’a pas de prise sur les problèmes du devenir historique : « Si l’on définit l’homme comme individu, psychologiquement et spéculativement, ces problèmes du progrès et du devenir sont insolubles ou restent au niveau purement verbal110. » Ensuite un ensemble de conceptions très proches de la position du catholicisme, laquelle conçoit l’homme comme un individu bien défini et limité :

[...l ce qui est insatisfaisant dans le catholicisme, c’est que, en dépit de tout, il place la cause du mal dans l’homme même en tant qu’individu et qu’il conçoit donc l’homme comme un individu bien défini et limité. On peut dire que toutes les philosophies qui ont existé jusqu’à maintenant reproduisent cette position du catholicisme : elles conçoivent l’homme comme un individu limité à son individualité et à l’esprit comme cette individualité111.

Donc pour éviter le piège des différentes conceptions individualistes de l’homme, il faut réformer le concept d’homme à partir du présupposé général que « l’essence humaine n’est pas dans l’individu isolé, mais dans l’ensemble des rapports sociaux112 ». Étant donné cette prémisse, il s’agit d’établir la place de l’individualité dans cet ensemble de rapports. Le texte suivant est l’un des plus explicites et des plus nuancés que Gramsci ait écrits sur cette question. Il constitue selon nous l’un des meilleurs commentaires de la très discutée sixième thèse de Marx sur Feuerbach :

Il faut concevoir l’homme comme un bloc historique d’éléments purement individuels et subjectifs, et d’éléments de masse et objectifs ou matériels, avec lesquels l’individu se trouve dans un rapport actif. Transformer le monde extérieur, les rapports généraux, signifie devenir plus fort, se développer. C’est une illusion et une erreur que de penser que l’« amélioration » éthique est purement individuelle : la synthèse des éléments constitutifs de l’individualité est « individuelle », mais elle ne se réalise et ne se développe pas sans une activité dirigée vers l’extérieur, qui modifie les rapports extérieurs, depuis les activités tournées vers la nature, jusqu’à celles tournées à des degrés divers vers les autres hommes, dans les différents cercles

109. Q 10 II 44, vol. II, pp. 1330-1331 (C, vol. III, p. 130). 110. Q 10 II 48, vol. II, p. 1337 (C, vol. III, p. 136). 111. Q 10 II 54, vol. II, pp. 1344-1345 (C, vol. III, p. 143). 112. Cf. K. MARX et F. ENGELS, L’idéologie allemande. Première partie : Feuerbach. Paris,

Éditions sociales, 1970, 155 pages. Rappelons le texte exact cité par Georges LABICA, Karl Marx : Thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1988, p. 21 : « Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »

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sociaux dans lesquels on vit, jusqu’au rapport plus grand qui embrasse tout le genre humain. C’est pourquoi on peut dire que l’homme est essentiellement « politique. », puisque l’activité pour transformer et pour diriger consciemment d’autres hommes, réalise son « humanité », sa « nature humaine »113.

Nous n’avons donc plus affaire à un individu isolé, exemplaire unique d’une nature humaine universelle, ni à un individu introverti, enfermé dans l’univers de ses passions immédiates. Nous avons affaire à un individu singulier en développement : sa personnalité ne lui est pas donnée au départ, mais se développe dans la confrontation avec la nature et les autres hommes pour s’assurer des conditions de vie adéquates. L’enjeu fondamental de cette confrontation est le devenir et le destin de l’être humain qui se forge lui-même dans une société historiquement déterminée.

Si l’on y réfléchit, on voit qu’en se demandant ce qu’est l’homme, on veut dire : que peut devenir l’homme, peut-il dominer son destin, peut-il « se faire », se créer une vie ? Disons donc que l’homme est un processus et plus précisément qu’il est le processus de ses actes. Si l’on y pense, cette même question : qu’est-ce que l’homme ? n’est pas une question abstraite, ni objective. Elle vient de ce que nous avons réfléchi sur nous-mêmes et sur les autres et que nous voulons savoir, en relation avec notre réflexion et ce que nous avons vu, ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir, si nous sommes vraiment et dans quelles limites les « forgerons de nous-mêmes », de notre vie, de notre destin. Et cela, nous voulons le savoir « aujourd’hui », dans les conditions données d’aujourd’hui, de la vie actuelle et non pas dans celles de n’importe quelle vie et de n’importe quel homme114.

La chance de survie de l’être humain, dans ce struggle for life, dépend de sa capacité de gérer efficacement les rapports entre les trois éléments qui définissent concrètement son humanité. Nous retrouvons dans la définition du concept d’homme, la même circularité qui caractérisait les rapports entre les trois éléments constitutifs de la philosophie de la praxis. D’un côté, la thèse, la nature avec ses possibilités et ses contraintes ; de l’autre, l’individu singulier qui se forge lui-même en transformant la nature ; la synthèse individuelle (le développement d’une personnalité autonome) n’est ni pensable ni réalisable sans les multiples médiations que constituent les rapports sociaux entre les hommes. Dans cet ensemble de rapports actifs et conscients, l’individu occupe la position de centre de liaison et d’agent de changement :

Il faut concevoir l’homme comme une série de rapports actifs (un processus) dans lesquels, si l’individualité est de la plus haute importance, elle n’est pas pour autant le seul élément à considérer. L’humanité qui se reflète dans chaque individualité se compose de divers éléments : 1) l’individu ; 2) les autres hommes ; 3) la nature. Mais le deuxième et le troisième élément ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le supposer. L’individu n’entre pas en rapport avec les autres hommes par simple juxtaposition, mais de manière organique dans la mesure où il fait partie d’organismes qui vont des plus

113. Q 10 II 48, vol. II, pp. 1337-1338 (C, vol. III, pp. 133-134). 114. Q 10 II 54, vol. II, pp. 1343-1344 (C, vol. III, pp. 141-142).

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simples aux plus complexes. De même l’homme n’entre pas en rapport avec la nature de manière simple, du fait que lui-même est nature, mais de manière active, au moyen du travail et de la technique. Bien plus, ces rapports ne sont pas mécaniques. Ils sont actifs et conscients, c’est-à-dire qu’ils correspondent au degré plus ou moins grand d’intelligence qu’en a l’individu. On peut dire que chacun se change lui-même dans la mesure où il change et il modifie tout le complexe des rapports dont il est le centre de liaison115.

Ce rôle central attribué à l’individu dans le processus de transformation des rapports sociaux peut paraître théorique, utopique, compte tenu, par ailleurs, du poids énorme du conformisme social et de cette « force extérieure qui écrase l’homme, l’assimile et le rend passif ». À la limite, il pourrait y avoir contradiction entre cette prise en considération de l’importance de l’individu et la place réelle assignée à l’individu dans l’ensemble des rapports sociaux économiques, politiques et idéologiques dans une société historiquement déterminée. Ou du moins, même si l’importance des individus est reconnue, la répartition inégale des biens et services dans la collectivité fait qu’il y a toujours des individus marginaux, amoindris, « écorchés », aliénés, qui ne représentent pas cet individu singulier qui cherche à se réaliser pleinement en transformant ses rapports avec la nature et les autres hommes. Cette contradiction entre le présent et l’avenir est réelle, mais elle peut être aussi dépassée. L’état actuel des rapports sociaux dans une société déterminée ne peut être que transitoire. Malgré l’irréversibilité apparente de cet état de choses, il est possible à l’individu qui veut jouer un rôle actif dans le processus de changement de situer ces rapports dans une perspective historique et de s’associer avec tous ceux qui partagent avec lui la même vision de l’histoire et la même volonté de changement.

Il ne suffit pas de connaître l’ensemble des rapports tels qu’il existent à un moment donné en tant que système donné, il importe aussi de les connaître génétiquement, dans leur processus de formation, puisque chaque individu n’est pas seulement la synthèse des rapports existants, mais aussi de l’histoire de ces rapports, c’est-à-dire le résumé de tout le passé. On dira que ce que chaque individu peut changer est bien peu de chose compte tenu de ce que sont ses forces. Ce qui est vrai jusqu’à un certain point. Car un individu peut s’associer avec tous ceux qui veulent le même changement et, si ce changement est rationnel, l’individu peut se multiplier en un nombre de fois imposant, et obtenir un changement bien plus radical que celui qui apparaît possible à première vue116.

Formation de la personnalité et transformation sociale

S’associer avec les forces de changement suppose chez l’individu une profonde transformation de sa personnalité. Cette modification profonde signifie un travail d’épuration sur les impulsions vitales personnelles pour les orienter

115. Q 10 II 54, vol. II, p. 1345 (C, vol. III, p. 143). 116. Q 10II 54, vol. II, pp. 1345-1346 (C, vol. III, pp. 143-144).

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vers un but déterminé et des actions concrètes qui ont prise sur la réalité effective : L’homme [...] est volonté concrète, c’est-à-dire application effective de la volonté abstraite, ou impulsion vitale, aux moyens concrets qui réalisent cette volonté. On crée sa propre personnalité : 1) en donnant une orientation déterminée et concrète (« rationnelle ») à sa propre impulsion vitale ou à sa volonté ; 2) en identifiant les moyens qui rendent cette volonté concrète, déterminée et non arbitraire ; 3) en contribuant à modifier l’ensemble des conditions concrètes qui réalisent cette volonté dans la mesure des limites de sa puissance et dans la forme la plus fructueuse117.

Ce passage de la volonté abstraite ou impulsion vitale à la volonté concrète est un autre élément de définition du concept de catharsis. Il renvoie à une dialectique de la personnalisation-socialisation, dans laquelle l’autonomie personnelle des individus singuliers s’ouvre sur les possibilités d’une association d’hommes libres, agissant consciemment et maîtres de leur mouvement social. Cette dialectique nécessite l’utilisation maximale de toutes les énergies personnelles de l’individu singulier engagé dans le processus de changement, mais aussi un ensemble de capacités intellectuelles et morales nécessaires pour que le changement soit effectif. À ce point, et seulement à ces conditions, on peut parler en général de l’homme comme zoon politikon, c’est-à-dire comme un individu singulier qui se définit par la richesse des possibilités de développement que lui offrent la société des hommes et la société des choses :

Le vrai philosophe est et ne peut être que le politique, c’est-à-dire l’homme actif qui modifie le milieu, en entendant par milieu l’ensemble des rapports dont fait partie chaque individu. Si l’individualité propre est l’ensemble de ces rapports, modifier sa personnalité signifie prendre conscience de ces rapports, modifier sa personnalité signifie modifier l’ensemble de ces rapports. Mais comme on l’a dit, ces rapports ne sont pas simples. Tout d’abord, certains de ces rapports sont nécessaires, d’autres volontaires. De plus en avoir une conscience plus ou moins profonde (i.e. connaître plus ou moins la manière dont on peut les modifier) les modifie déjà. Même les rapports nécessaires, dans la mesure où l’on connaît leur nécessité, changent d’aspect et d’importance. En ce sens, la connaissance est un pouvoir118.

Dans le Cahier 11, Gramsci reviendra inlassablement sur cette problématique de la transformation de la personnalité. Cependant, même si les paramètres du développement de la personnalité autonome sont supposés connus en théorie, il se présente dans la réalité effective un nombre infini de contradictions à résoudre. Ce qui rend particulièrement complexe le processus de résolution de ces contradictions, c’est qu’elles se concentrent et se condensent dans des moments critiques, où il n’est pas toujours facile d’en faire une analyse différenciée. Une fois admis le caractère contradictoire de l’ensemble des rapports sociaux, ainsi que de la conscience que les hommes en ont sur le terrain des idéologies, le 117. Q 10 II 48, vol. II, p. 1338 (C, vol. III, p. 136). 118. Q 10 II 54, p. 1345 (C, vol. III, p. 143).

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problème de la formation de la personnalité se traduit concrètement dans la recherche de nouveaux points de repère pour réaliser une unité supérieure au-delà de l’état de désagrégation généralisée aux plans macro-social et micro-social :

Dès qu’on a constaté que, l’ensemble des rapports sociaux étant contradictoire, la conscience des hommes ne peut pas ne pas être contradictoire, un problème se pose : comment se manifeste cette contradiction et comment l’unification peut-elle être progressivement obtenue ? La contradiction se manifeste dans l’ensemble du corps social par l’existence de consciences historiques de groupe (par l’existence de stratifications correspondant à diverses phases de développement historique de la civilisation et par des antithèses dans les groupes qui correspondent à un mime niveau historique) ; elle se manifeste dans les individus pris à part comme reflet de cette désagrégation « verticale et horizontale »119 .

L’unité de la personnalité n’est donc pas une donnée au départ, mais un projet à réaliser à travers les luttes idéologiques liées aux différents types de conformisme social qui se bousculent au sein de la société civile. Ces idéologies ont des traces très profondes dans la pensée et l’action des individus singuliers. Ce n’est guère une tâche facile que d’opérer une synthèse personnelle à partir de toutes ces influences : il faudrait pour cela commencer par se connaître soi-même, en procédant à un inventaire systématique de toutes ces idéologies contradictoires et à un long travail d’assimilation critique sur elles :

Quand la conception que l’on a du monde n’ est ni critique ni cohérente, mais désagrégée et occasionnelle, on appartient simultanément à une multiplicité d’hommes-masses, la personnalité est composée de façon bizarre [...] Critiquer sa propre conception du monde signifie donc la rendre unitaire et cohérente et l’élever jusqu’au point où elle rencontre la pensée mondiale la plus avancée. Cela signifie aussi par conséquent critiquer toute la philosophie qui a existé jusqu’ici, dans la mesure où elle a laissé de solides stratifications dans la philosophie populaire. Le point de départ de l’élaboration critique est la conscience de ce qui est réellement, c’est-à-dire un « connais-toi toi-même » en tant que produit du processus historique qui s’ est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces, reçues sans bénéfice d’inventaire. C’est un tel inventaire qu’il faut faire pour commencer120.

Cette critique des idéologies, essentielle au plan de la biographie individuelle, correspond aux mêmes exigences qui s’imposent à l’homme-masse, au plan de la société civile. Le dépassement de ces luttes intra-personnelles et intra-sociales suppose, de la part de l’homme-individuel aussi bien que de celle de l’homme-collectif au sein de la société civile, la capacité d’élaboration supérieure de la conscience propre du réel. Au terme de ce cheminement, la conscience de soi n’est plus une conscience contradictoire liée aux impressions immédiates du

119. Q 16 12, vol. III, pp. 1874-1875 (GT, p. 720). 120. Q 11 12, note I, vol. II, p. 1376 (C, vol. III, p. 176).

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moment présent, mais une conscience critique dans laquelle se réalise une nouvelle synthèse de la théorie et de la pratique :

La compréhension critique de soi-même advient par conséquent à travers une lutte entre les « hégémonies » politiques, entre les directions contradictoires, d’abord dans le champ de l’éthique, puis de la politique, pour atteindre à une élaboration supérieure de la conscience propre du réel. La conscience d’être une partie d’une force hégémonique déterminée (c’est-à-dire la conscience politique) est la première phase vers une conscience de soi ultérieure et progressive, dans laquelle théorie et pratique finalement s’unifient121.

Le passage de la conscience élémentaire de soi, à la conscience politique et à la conscience critique de l’ensemble des rapports sociaux constitue une longue démarche d’appropriation du réel par la pensée. Le critère déterminant qui permet d’évaluer si une telle démarche est susceptible d’aboutir à une transformation effective des rapports sociaux est le critère de l’unité de la théorie et de la pratique. Est-il possible de déterminer, à partir de ce critère, à quelles conditions la jonction entre la micro-catharsis, au plan de la formation de la personnalité, et la macro-catharsis, au plan de la formation de l’homme collectif, peut contribuer significativement à la transformation sociale ?

7. et 8. « La détermination du moment cathartique devient ainsi, me semble-t-il, le point de départ de toute la philosophie de la praxis ; le processus cathartique coïncide avec la chaîne de synthèses qui sont le résultat du développement dialectique. »

Catharsis et praxis

L’interprétation de ces deux propositions n’est pas facile. Elles constituent une reformulation-synthèse de l’ensemble du texte sur le concept de catharsis. Cette reformulation est d’une densité telle qu’il faudrait s’arrêter à chaque mot clé pour en saisir tous les enjeux sémantiques. Nous ne pouvons suivre l’auteur sur son terrain privilégié de la philologie. Nous pouvons toutefois tenter de capter l’essentiel du message contenu dans cette conclusion, qui, de par sa position, constitue une pierre angulaire dans le projet gramscien de refondation de la philosophie de la praxis.

Tout d’abord quelques points de repère syntaxiques. Les deux propositions sont dominées par deux mots clés : « point de départ » et « résultat », qui semblent vouloir indiquer des paramètres pour situer le moment cathartique dans l’ensemble de la philosophie de la praxis. En se basant sur la structure syntaxique des deux propositions, on aurait la séquence suivante : 1) Le développement dialectique, qui renvoie à l’ensemble des contradictions inhérentes aux rapports sociaux de production, sur le terrain de l’économie ; 2) Le processus cathartique coïncidant avec la chaîne de synthèses qui sont le résultat du développement

121. Q 11 12, note IV, vol. II, p. 1385 (C, vol. III, p. 185).

96 Chapitre 3

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dialectique : cette chaîne de synthèses consiste dans « l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes », « la prise de conscience par les hommes sur le terrain des idéologies (dans le domaine des superstructures) des bouleversements entre les forces matérielles de production » ; 3) La détermination de ce moment cathartique, synthèse et résultat du développement dialectique, est en même temps le point de départ de la philosophie de la praxis, car cette dernière ne doit être confondue ni avec l’économisme ni avec la philosophie spéculative, mais vise à devenir une nouvelle conception hégémonique du monde dans laquelle philosophie, éthique et politique sont intimement liées dans le mouvement réel de l’histoire. La philosophie de la praxis commence ainsi à « la phase la plus franchement politique » du développement du rapport de forces et constitue un nouveau paradigme d’histoire éthico-politique : les hommes passent d’un état de passivité et de soumission à la structure, à une position de dirigeants capables d’utiliser la structure comme instrument de création d’une nouvelle forme éthico-politique, une source de nouvelles initiatives. Cette interprétation est suggérée par le mot cheville « ainsi », qui relie les unités 5 et 6, d’une part, et, d’autre part, les unités 7 et 8.

À partir de cette hypothèse d’interprétation, nous pouvons établir un lien interne entre le concept de catharsis et le concept de l’unité de la théorie et de la pratique, qui constitue la clé de voûte de l’ensemble de la philosophie de la praxis. Tout processus cathartique n’aboutit pas nécessairement ni spontanément à la transformation sociale. Pour qu’il y ait un lien interne entre catharsis et transformation sociale, le processus cathartique, aux plans micro-social et macro-social, doit s’inscrire dans l’unité dialectique de la théorie et de la pratique. Comment se fait la conjonction de ces deux processus ? Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour que la formation d’un nouveau type d’homme collectif dans la société civile coïncide avec la transformation effective des rapports sociaux dans cette société ?

Nous croyons avoir démontré jusqu’ici que cette question domine les recherches de Gramsci dans les Cahiers. Par delà les pistes théoriques extrêmement intéressantes suggérées pour résoudre cette question, il a donné aussi quelques indications méthodologiques pour orienter l’intervention des hommes dans le processus de transformation sociale. Nous abordons maintenant un échantillon de textes dont l’analyse devrait permettre d’expliciter les principales conditions nécessaires à la formation d’hommes capables d’intervenir effectivement dans la transformation des rapports sociaux en vue d’une catharsis de la civilisation.

Unité de la théorie et de la pratique

Même si nous avons employé à plusieurs reprises le terme praxis et ses deux corollaires « théorie » et « pratique », nous ne nous sommes pas arrêté spéci-fiquement au concept de « l’unité de la théorie et de la pratique » comme tel pour en examiner le contenu à l’intérieur de la problématique gramscienne. Comme

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pour les autres concepts fondamentaux de la philosophie de la praxis, c’est à partir d’un point de vue critique, voire polémique, que Gramsci aborde la question des rapports entre la théorie et la pratique, pour arriver à en dégager tous les enjeux théoriques et méthodologiques.

Dans le Cahier 9, la cible de la critique ne concerne pas un auteur en particulier mais une attitude, une école de pensée, qui se caractérise par la séparation de la théorie et de la pratique, au profit d’une vérité théorique qui aurait une valeur universelle en soi. Contrairement à ce « byzantinisme », Gramsci réaffirme le primat de la pratique comme critère de la vérité et de l’universalité concrète de toute théorie. La fécondité d’une vérité théorique se manifeste dans les possibilités qu’elle offre de mieux comprendre et d’exprimer adéquatement la réalité effective.

On pose la question de savoir si la découverte d’une vérité théorique correspondant à une pratique donnée est susceptible d’être généralisée et considérée comme universelle à une époque historique. La preuve de son universalité réside justement dans le fait qu’elle devient : 1° un stimulant pour une meilleure connaissance de la réalité factuelle, dans un milieu différent de celui où elle a été découverte, et c’est là que réside son premier degré de fécondité ; 2° ayant stimulé et aidé cette meilleure compréhension de la réalité effective, on l’intègre à cette réalité comme si elle en était l’expression originale. C’est dans cette intégration que réside son universalité concrète, et pas seulement dans sa cohérence logique et formelle et dans le fait d’être un instrument de polémique utile pour confondre l’adversaire122.

Un premier point de clarifié : les idées sont fécondes dans la mesure où elles sont dialectiquement liées au développement historique de la pratique sociale. Un corollaire de ce principe, c’est que l’efficacité d’un concept ou d’une vérité théorique ne lui vient pas de son universalité abstraite, mais de son universalité concrète, c’est-à-dire de sa transférabilité et de sa traduisibilité dans les langages exprimant différentes situations concrètes particulières :

[...] toute vérité, même si elle est universelle et si elle peut s’exprimer sous une forme abstraite de type mathématique (pour la tribu des théoriciens) elle doit son efficacité au fait d’être exprimée dans les langages des situations concrètes particulières [...]123.

L’autre cible bien connue de Gramsci, en ce qui a trait à la question des rapports théorie-pratique, est la philosophie spéculative de Croce. Nous avons souligné çà et là les éléments essentiels de cette critique. Toutefois, pour comprendre la démarcation de Gramsci par rapport à Croce sur cette question précise, il faut relire une des rares notices autobiographiques des Cahiers, dans laquelle il évoque les raisons de l’influence prépondérante de la philosophie crocienne sur sa formation intellectuelle au cours de ses premières années de militantisme et de journalisme. Ce que nous soulignons, c’est que, à cette époque, où il était « tendanciellement crocien », Gramsci n’avait pas encore clarifié pour

122. Q 9 63, vol. II, pp. 1133-1134 (C, vol. II, p. 444). 123. Ibid.

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lui-même l’élément qui allait déterminer sa « rupture épistémologique » avec le maître incontesté de la jeune génération intellectuelle italienne du début du siècle. Il n’avait pas encore saisi toute la signification et l’importance du concept de l’unité de la théorie et de la pratique dans la fondation de la philosophie de la praxis.

[...] tout comme la philosophie de lapraxis a été la traduction de l’hégélianisme en langage historiciste, la philosophie de Croce est dans une très large mesure une retraduction en langage spéculatif de l’historicisme réaliste de la philosophie de la praxis. En février 1917 dans une note qui précédait la reproduction du texte de Croce, « Religione e serenità » (cf. « Etica e politica », pp. 23-25), qui venait de paraître dans La Critica, j’ai écrit que, de même que l’hégélianisme avait été la prémisse de la philosophie de la praxis au dix-neuvième siècle, aux origines de la civilisation contemporaine, de même la philosophie crocienne pouvait être, de nos jours, pour notre génération, la prémisse d’une reprise de la philosophie de la praxis. La question n’était qu’ébauchée, sous une forme certaine primitive et encore plus sûrement inadéquate, car à cette époque le concept de l’unité de la théorie et de la pratique, de la philosophie et de la politique n’était pas encore clair pour moi et moi, j’étais tendanciellement plutôt crocien [...]124.

Plus tard, en esquissant les grandes lignes de l’histoire du concept d’unité de la théorie et de la pratique dans une note du Cahier 11, il exprime encore son insatisfaction vis-à-vis de la manière idéaliste dont Croce interprète l’aphorisme de Vico sur le critère de la vérité. Ce que Gramsci fait remarquer en fait, c’est que la plupart des auteurs qui ont abordé cette question dans le passé ont eu soin d’établir une connexion nécessaire entre l’ordre des idées et celui de l’action, même si aucun de ces auteurs n’est allé aussi loin que d’affirmer le primat de la pratique, comme dans la philosophie de la praxis. Curieusement, Croce qui a fréquenté de plus près cette philosophie ne semble pas avoir retenu cette leçon. D’où la persistance de Gramsci à vouloir clarifier ce malentendu :

Il faut rechercher, analyser, critiquer les différentes formes sous lesquelles s’est présenté dans l’histoire des idées le concept de l’unité de la théorie et de la pratique, puisqu’il paraît hors de tout doute que toute conception du monde et toute philosophie s’est préoccupée de ce problème. Affirmation de saint Thomas et de la scolastique : « Intellectus speculativus extensione fit practicus », la théorie par simple extension se fait pratique : c’est l’affirmation de la connexion nécessaire entre l’ordre des idées et celui de l’action. Aphorisme de Leibniz, tant répété par les idéalistes italiens : « Quo magis speculativa, magis practica » (plus elle est spéculative, plus elle est pratique) cela étant dit de la science.

La proposition de G. B. Vico « verum ipsum factum » (le critère et la norme du vrai, c’est de l’avoir fait) si discutée et si diversement interprétée et que Croce développe dans le sens idéaliste que la connaissance serait un faire ou que l’on connaît ce que l’on fait, expression dans laquelle « faire » a un sens particulier, si particulier qu’il en vient à ne rien signifier d’autre que « connaître », c’est-à-dire qu’il se résout en une tautologie (conception qui

124. Q 101 11, vol. II, p. 1233 (C, vol. III, p. 39).

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cependant doit être mise en rapport avec la conception propre à la philosophie de la praxis)125.

La faille importante de la retraduction crocienne de la philosophie de la praxis consistait dans le fait qu’elle n’avait pas su tirer toutes les conséquences de la onzième126 Thèse sur Feuerbach comme une « affirmation énergique de l’unité de la théorie et de la pratique », c’est-à-dire « l’affirmation de l’historicité de la philosophie dans les termes d’une immanence absolue [...]127 ». Cette thèse concernant l’historicité de la philosophie offre la clé pour comprendre positivement le rapport entre la théorie et la pratique comme lien indissociable entre la philosophie, la politique et l’histoire. Elle comporte, d’une part, le rejet de la « philosophie absolue, abstraite ou spéculative128 », et affirme, d’autre part, la priorité de la pratique, c’est-à-dire de « l’histoire réelle des changements des rapports sociaux (et donc, en dernière analyse, de l’économie) dont proviennent (ou qui présentent) les problèmes que le philosophe se pose et élabore129 ». Il y a donc une nécessaire complémentarité entre la philosophie « implicite » dans toute pratique sociale, et la philosophie « explicite » qui recherche systématiquement, au-delà du sens commun, les solutions appropriées aux problèmes de connaissance posés par la pratique :

Si la philosophie est l’histoire de la philosophie, si la philosophie est « histoire », si la philosophie se développe parce que l’histoire générale du monde se développe (les rapports sociaux dans lesquels les hommes vivent) et non parce que à un grand philosophe succède un philosophe encore plus grand et ainsi de suite, alors il devient clair qu’en travaillant pratiquement à faire de l’histoire on fait aussi de la philosophie « implicite » – elle deviendra « explicite » dans la mesure où des philosophes l’élaboreront de manière cohérente – on suscite des problèmes de connaissance. Après avoir assumé immédiatement la forme naïve du sens commun populaire, c’est-à-dire des agents pratiques des transformations historiques, tôt ou tard, grâce à l’œuvre des spécialistes, ces problèmes trouveront, outre leur forme « pratique » de solution, leur forme théorique130.

Ce que nous notons ici, c’est que les problèmes de connaissance posés par la pratique sont susceptibles de trouver deux formes de solution : une forme pratique et une forme théorique. La forme pratique correspond à la philosophie implicite dans le sens commun populaire. Cette philosophie spontanée, qui se retrouve chez tous les agents pratiques des transformations historiques, même si elle réside au plan de la conscience naïve et ne comporte pas encore de concepts élaborés ni de jugement critique sur la réalité, n’en est pas moins un mode

125. Q 11 54, vol. H, p. 1482 (C, vol. III, p. 278). 126. Cf. K. MARX et F. ENGELS, op. cit. Nous rappelons le texte exact, d’après Georges

LABICA, op. cit., p. 23 : « Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe, c’est de le changer. »

127. Cf. Q 10 II 31, pp. 1270-1271 (C, vol. III, pp. 74-75). 128. Q 10 II 31, pp. 1271-1272 (C, vol. III, pp. 75-76). 129. Ibid. 130. Q 10 II 31, vol. II, p. 1273 (C, vol. III, p. 77).

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d’appropriation du réel. Cette connaissance sensible fait partie intégrante de la pensée humaine, qui est, dans la perspective des Thèses sur Feuerbach, fondamentalement d’ordre pratique. Le commentaire de G. Labica sur la deuxième Thèse131, tout en soulignant la portée de la révolution introduite par Marx dans la théorie de la connaissance, apporte en même temps un éclairage intéressant sur la lecture gramscienne de ces Thèses. Si « la pensée est pratique », « l’art d’opérer avec les concepts », la « grammaire de la pensée », ne peuvent s’élaborer de façon autonome, isolée de « l’activité humaine sensible » par laquelle l’homme transforme la réalité effective. Si la pensée est pratique, il faut se méfier de toute interprétation du concept de « l’unité de la théorie et de la pratique » comme de deux entités préalablement séparées qui chercheraient à s’unir dans un rapport de type instrumental : la théorie servant la pratique, qui à son tour servirait la théorie. À la limite, cette conception instrumentale risque d’aboutir à deux déviations bien connues pour leur tendance à privilégier unilatéralement l’aspect théorique ou l’aspect pratique du même processus de la connaissance, soit le théoricisme et le praticisme. Les références gramsciennes au concept de l’unité de la théorie et de la pratique ne sont pas exemptes de toute ambiguïté : on pourrait inventorier plusieurs formulations qui dénoncent certes tout dualisme entre la théorie et la pratique, mais qui, en même temps, laissent sous-entendre une certaine antériorité temporelle de l’une par rapport à l’autre. Et pourtant, il serait difficile de prendre Gramsci en flagrant délit de théoricisme ou de praticisme. Le fil conducteur de ses recherches, on le sait, se situe carrément aux antipodes de la théorie spéculative et nettement à l’opposé du pragmatisme. Sa critique antispéculative est connue. Rappelons une de ses remarques les plus incisives concernant le principe du pragmatisme anglo-saxon exposé par W. James :

La méthode la meilleure pour discuter les divers points d’une théorie est de commencer par établir clairement quelle différence pratique résulterait du fait que l’une ou l’autre des deux possibilités fût la vraie132.

Ce que Gramsci critique dans l’énoncé de ce principe c’est son caractère de politique immédiate, utilitariste, qui, en faisant de la réalité immédiate, de 131. Cf. G. LABICA, op. cit., p. 52. La deuxième thèse s’énonce comme suit : « La question de

savoir s’il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, i.e. la réalité effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La dispute concernant la réalité ou la non-réalité effective de la pensée – qui est isolée de la pratique – est une question purement scolastique. » Le commentaire de G. Labica souligne, en même temps que la distinction entre théorie et pensée, le caractère essentiellement pratique de la pensée : « La portée de cette Th. 2 est tout à fait considérable. Elle opère une révolution dans la théorie de la connaissance [...] Dans sa plus simple signification, elle dit ceci : la pensée est de l’ordre de la pratique ; elle est inconcevable, inappréhendable sans elle ; elle est pratique. Car l’homme [...] porteur de la pensée, ou « sujet pensant », est lui-même un être naturel-historique, sujet-objet de sa propre évolution-transformation, producteur et produit d’un complexe ensemble de déterminations. »

132. Cf. W. JAMES, L’expérience religieuse, essai de psychologie descriptive. Traduction de l’anglais par Frank ABAUSIT, préface d’Émile BOUTROUX, Paris, Alcan, 1906, p. 373. Cité dans Q, p. 1925 (GT, p. 202 : 17, 22, vol. III).

Définition du concept de catharsis 101

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l’expérience, le seul critère de jugement, évacue les médiations nécessaires entre la théorie et la pratique.

On voit quel peut être le caractère de politique immédiate de la philosophie pragmatiste. Le philosophe « individuel » du type italien ou allemand, est lié à la « pratique » médiatement (et souvent la médiation est une chaîne faite de nombreux anneaux), le pragmatiste, lui, veut s’y lier tout de suite et en réalité ce qui apparaît de cette manière, c’est que le philosophe italien ou allemand est plus « pratique » que le pragmatiste qui juge d’après la réalité immédiate, souvent vulgaire, alors que l’autre a un but plus élevé, il vise plus haut et tend à élever le niveau culturel existant (quand il y tend, bien sûr)133.

Donc ni théoricisme ni praticisme, encore moins pragmatisme. Et pourtant affirmation répétée de l’identité de la théorie et de la pratique dans l’unité dialectique du processus de connaissance. À ce propos, le texte le plus représentatif de la conception gramscienne des rapports entre la pensée et l’action, et en même temps le plus cohérent avec l’esprit des Thèses sur Feuerbach est le suivant :

Puisque toute action est le résultat de volontés diverses, affectées d’un divers degré d’intensité, de conscience, d’homogénéité par rapport à la masse totale de volonté collective, il est clair que la théorie qui correspond à cette action et qui est contenue implicitement en elle, sera également une combinaison de croyances et de points de vue aussi confus et hétérogènes. Il y a toutefois adhésion complète de la théorie à la pratique, dans ces limites et dans ces termes134.

Il y a incontestablement dans toute action une théorie implicite, pensée en acte, une force matérielle qui donne à l’action toute son impulsion. L’adhésion de la théorie à la pratique, dans ces limites, ne signifie nullement une confusion totale de l’une dans l’autre, mais un lien interne nécessaire entre les deux aspects d’un acte critique :

Si le problème d’identifier théorie et pratique se pose, il se pose dans ce sens : construire sur une pratique déterminée une théorie qui, en coïncidant avec les éléments décisifs de la pratique elle-même et en s’identifiant avec eux, accélérerait le processus historique en acte, en rendant la pratique plus homogène, plus cohérente, plus efficace dans tous les éléments, c’est-à-dire en lui donnant la force maximum ; ou bien, étant donné une certaine position théorique, organiser l’élément pratique indispensable pour sa mise en œuvre. L’identification de la théorie et de la pratique est un acte critique, par lequel est démontré que la pratique est rationnelle et nécessaire ou la théorie réaliste et rationnelle135. La rationalité n’est donc exclusive ni à la théorie ni à la pratique. Il y a une

rationalité qui est spécifique à la démarche de l’esprit humain et qui sous-tend ses deux modes indissociables d’appropriation de la réalité effective, l’action et

133. Ibid. 134. Q 15 22, vol. III, p. 1780 (GT, p. 192). 135. Ibid.

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Définition du concept de catharsis 103

la pensée. Donc identité radicale de la pensée et de l’action. Identité, mais pas dans la continuité. Identité contradictoire : la pratique humaine, pour transformer la réalité effective, doit dépasser le niveau immédiat de l’activité sensible pour devenir une activité délibérée, critique et ordonnée. Ce passage de l’activité sensible à l’activité critique requiert une épuration des impressions immédiates de la connaissance sensible en vue de leur intégration dans une conception critique du monde. Et comme ce passage ne peut se faire de façon mécanique et spontanée, il suppose l’intervention de ce que Gramsci appelle les « spécialistes ». Ces derniers constitueraient-ils une communauté scientifique retirée du commun des mortels ? Nous avons déjà vu la sévérité du jugement de Gramsci contre les intellectuels qui se sont constitués en médiateurs au-dessus de la mêlée, installés dans leur position spéculative très confortable au lieu de s’engager dans l’action concrète. Nous avons vu également l’insistance avec laquelle Gramsci rappelle la nécessité pour les intellectuels d’établir des rapports organiques avec les masses pour réaliser un nouveau bloc historique entre les dirigeants et les dirigés. C’est tout à fait le même type de rapport qui doit s’établir entre les « spécialistes » et les « agents pratiques des transformations historiques » : des « rapports de représentation » basés sur la médiation, plutôt que des « rapports bureaucratiques » basés sur une division hiérarchique du savoir. En d’autres termes, il faut des dirigeants capables de travailler avec les dirigés pour les aider à effectuer le passage dialectique du sentir, au comprendre, au savoir, et vice versa. Tant qu’il y aura des dirigeants et des dirigés, les rapports entre les spécialistes et la masse des agents pratiques ne peuvent être que des rapports politiques et pédagogiques. Mais l’objectif ultime serait que cette division disparaisse et que la société civile soit constituée d’un nouveau bloc historique, œuvre d’un homme collectif où chaque individu singulier trouve les conditions nécessaires et suffisantes pour vivre jusqu’au bout sa propre catharsis.

Humanisme utopique ? Humanisme historiciste ? Humanisme révolutionnaire ? Aucune de ces expressions ne peut traduire adéquatement la richesse et la complexité de la pensée gramscienne. Toujours est-il que, en rassemblant les dernières forces intellectuelles et physiques qui lui restaient à l’approche de sa mort, il a donné dans ses derniers Cahiers les formulations les plus dramatiques à la question de la formation de l’homme collectif. Ce qui frappe dans ces dernières formulations, c’est, plutôt que leur caractère utopique, leur caractère heuristique : elles constituent des pistes de recherche concrète pour traduire dans la réalité effective les principes esquissés dans la problématique théorique. Et ces pistes, qui vont bien au-delà des frontières des disciplines particulières, correspondent aux exigences fondamentales de la formation de l’esprit scientifique.

Les exigences fondamentales de la formation de l’esprit scientifique

Nous rappelons l’essentiel de ces exigences à partir de quelques textes dont l’intérêt vient précisément du fait qu’ils récapitulent les éléments de problématique

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ayant fait l’objet de développements antérieurs dans les Cahiers ou dans les Lettres.

D’abord un texte du Cahier 15, qui reformule le problème de la création d’un nouveau conformisme social, donc de la formation d’un nouveau type d’homme collectif différent de l’homme collectif produit de la révolution passive :

Il se pose le problème de savoir s’il est possible de créer un « conformisme », un homme collectif sans déchaîner une certaine mesure de fanatisme, sans créer des « tabous », de manière critique, en somme comme une conscience de la nécessité librement acceptée parce que pratiquement reconnue comme telle, par un calcul des justes proportions entre les moyens et les fins136.

Nous repérons dans ce texte trois conditions nécessaires à la formation de l’homme collectif : 1) reconnaissance pratique de la nécessité ; 2) conscience de la nécessité librement acceptée ; 3) calcul des proportions à établir entre les moyens et les fins. Le tout dans un cheminement critique, exempt de « fanatisme » et de « tabous ».

La reconnaissance pratique de la nécessité est le point de départ de tout travail scientifique et de toute intervention qui vise la transformation de la réalité effective. L’orientation de la formation de l’esprit scientifique variera selon la définition de la science qu’on adoptera. On peut définir la science comme « l’étude des phénomènes et de leurs lois de ressemblance (régularité), de coexistence (coordination), de succession (causalité)137 ». Toutefois, on ne peut écarter d’autres tendances qui définissent la science avant tout comme « la description la plus économique de la réalité », en mettant l’accent sur le fait que si la science permet de classifier et d’ordonner les phénomènes c’est pour pouvoir mieux les soumettre aux modèles de la pensée et les dominer en vue de l’action138. Comment en effet avoir une prise concrète sur la complexité de la réalité effective si l’on est pas capable d’opérer une discrimination entre l’essentiel et l’accessoire, entre le nécessaire et l’occasionnel ? La démarche scientifique la plus élémentaire exige donc une capacité de distance critique par rapport aux sensations immédiates pour arriver à une représentation de la nécessité, qui dépasse les limites des représentations individuelles particulières pour atteindre un stade de connaissance partagée par la communauté de tous les hommes. La science n’apporte aucune certitude définitive et absolue sur l’objectivité de la réalité extérieure, elle ne permet pas moins de reculer les limites des incertitudes et des erreurs imputables aux fluctuations des sentiments personnels et des passions immédiates. La reconnaissance pratique de la nécessité dans la réalité effective requiert ainsi un travail scientifique qui équivaut à une catharsis, dans la mesure où il réalise une épuration des sensations individuelles pour permettre au sujet

136. Q 15 74, vol. III, pp. 1833-1834 (traduction : E. J.). 137. Q 11 37, vol. II, p. 1455 (C, vol. III, p. 252). 138. Ibid.

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Définition du concept de catharsis 105

individuel de passer d’une connaissance sensible à une connaissance rationnelle partagée par l’ensemble de la communauté.

La science sélectionne les sensations, les éléments primordiaux de la connais-sance : elle considère certaines sensations comme transitoires, comme apparentes, comme trompeuses, parce qu’elles dépendent des conditions individuelles particulières, et certaines autres comme durables, comme permanentes, comme supérieures aux conditions individuelles particulières139.

De même que le point de départ de la démarche scientifique est lié à la relativité et à la fragilité des sensations individuelles, qu’il faut sans cesse rectifier, de même le résultat auquel aboutit la science est relatif, donc objet de continuelle rectification. La science ne peut être complètement séparée de l’idéologie, car elle est, comme l’idéologie, l’une des formes superstructurelles par lesquelles les hommes prennent conscience des conflits entre les forces matérielles. C’est ce que Gramsci rappelle dans une formulation radicale qui se situe aux antipodes du positivisme et du scientisme triomphants de son époque :

La science, nonobstant tous les efforts des savants, ne se présente jamais comme une notion objective nue : elle apparaît toujours vêtue d’une idéologie, et concrètement ce qui est science c’est l’union du fait objectif avec une hypothèse, ou un système d’hypothèses qui dépassent le pur fait objectif. Il est vrai cependant que dans ce champ il est relativement facile de distinguer la notion objective du système d’hypothèses par un procès d’abstraction qui fait partie intégrante de la méthodologie scientifique elle-même, de façon que l’on peut s’approprier l’une et rejeter l’autre [...]140.

Si la science se présente vêtue d’idéologie, la vérité ne peut être atteinte qu’à travers des luttes, des contradictions, qui font partie intégrante des discussions scientifiques. La vérité est toujours concrète, militante. Elle est le produit d’un long processus d’assimilation critique. Un des effets des discussions scientifiques est de former les individus à l’esprit critique indispensable pour accéder à une conscience de la nécessité comme elle se présente dans la réalité effective, sans aveuglement, sans fanatisme, sans « tabous », sans s’enfermer dans la prison des idéologies au sens péjoratif :

Dans la manière de poser les problèmes historico-critiques, il ne faut pas concevoir la discussion scientifique comme un procès de justice où il y aurait un accusé et un procureur, qui doit de par sa fonction démontrer que l’accusé est coupable et qu’il mérite d’être retiré de la circulation. Dans une discussion scientifique, vu que l’on suppose que l’intérêt réside dans la recherche de la vérité et le progrès de la science, celui qui se place du point de vue selon lequel l’adversaire peut exprimer une exigence qui doit être intégrée, même comme moment secondaire, à sa propre construction, s’avère être le plus « avancé ». Comprendre et évaluer de manière réaliste les positions et les raisons de l’adversaire (et parfois toute la pensée passée est un adversaire) signifie justement se libérer du carcan des idéologies (au sens péjoratif de

139. Q 11 37, p. 1455 (C, vol. III, p. 252). 140. Q 11 38, vol. II, p. 1458 (C, vol. III, pp. 254-255).

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fanatisme idéologique aveugle). C’est se placer d’un point de vue « critique », le seul qui soit fécond dans la recherche scientifique141.

Cette deuxième exigence fondamentale de la formation de l’esprit scientifique renvoie à la capacité de jugement critique dont parle Gramsci dans un texte du Cahier 17, qu’il a intitulé significativement « Principi di metodo » :

Avant de juger (et pour l’histoire en acte ou la politique le jugement est l’action), il faut connaître et pour connaître il faut savoir tout ce qu’il est possible de savoir. Mais qu’entend-on par « connaître » ? Connaissance livresque, statistique, « érudition » mécanique, – connaissance historique – intuition, « contact » réel avec la réalité vivante et en mouvement, capacité de « sympathiser » psychologiquement même avec l’homme individuel singulier (singolo uomo). « Limites » de la connaissance (non [celle qui a pour objet] les choses inutiles), c’est-à-dire de la connaissance critique, [celle qui porte] sur le nécessaire : donc, une « conception générale » critique142.

Ce texte reprend les éléments de méthodologie que nous avons déjà repérés dans le texte sur le passage du sentir, au comprendre, au savoir et vice versa143. Dans une formulation plus concise, il apporte un éclairage intéressant sur deux points en particulier : 1) d’abord le jugement, produit d’un long processus de connais- sance ; 2) dans ce long processus de connaissance, qui consiste dans un inventaire exhaustif de la réalité effective (il faut savoir tout ce qu’il est possible de savoir), il y a un lien nécessaire de complémentarité entre la connaissance théorique (documentaire, statistique), la connaissance historique et la connaissance critique. Le point intéressant à souligner c’est que la connaissance historique ne peut faire l’économie du contact réel avec la réalité vivante et en mouvement, ni de la capacité d’établir un rapport psychologique de sympathie avec chaque homme individuel. Nous voyons cette insistance de Gramsci sur l’attention à accorder aux individus singuliers dans l’inventaire de la réalité à transformer, comme la volonté d’une mise en garde contre toute forme de totalitarisme ou de dogmatisme, qui aboutirait à une vision partiale de la réalité plutôt qu’à une véritable conception du monde générale et critique. Devrions-nous voir dans cette préoccupation de Gramsci une indication de son intérêt pour la psychologie freudienne, en plein essor à cette époque ? Rien dans les Cahiers, ni dans les Lettres de prison, ne permet de penser qu’il ait eu une connaissance directe et approfondie des écrits de Freud. Pourtant ses quelques références à Freud laissent entendre qu’il avait réussi à capter, à travers le filtre des ouvrages disponibles, quelques- unes des innovations introduites par le père de la psychanalyse. Sa propre démarche de recherche, axée comme on le sait sur le principe de la traduisibilité des langages scientifiques, le portait à repérer dans les prémisses de la « méthode cathartique »144 des éléments pédagogiques susceptibles d’être 141. Q 10 II 24, p. 1263 (C, vol. III, pp. 67-68). 142. Q 17 49, vol. III, p. 1946 (traduction : E. J.). 143. Q 11 67, vol. II, pp. 1505-1506 (C, vol. III, pp. 299-300). 144. Cf. J. LAPLANCHE et J. B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse,

Paris, PUF, 1967. Méthode cathartique : méthode de psychothérapie où l’effet thérapeutique cherché est une « purgation » (catharsis), une décharge adéquate des affects pathogènes. La cure permet au sujet d’évoquer

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intégrés dans ses réflexions sur la formation d’un homme collectif nouveau. Regardons de plus près ces pistes pédagogiques, à travers les observations de Gramsci sur ce que lui-même appelle le « noyau le plus sain et le plus immédia-tement acceptable du freudisme ». Dans le Cahier 15, il renvoie à quelque chose de « réel et de concret » dans le freudisme en rapport avec la façon dont Freud prend en considération les effets pathologiques de la crise de civilisation liée à la construction d’un nouveau conformisme social :

Le noyau le plus sain et le plus immédiatement acceptable du freudisme consiste en ceci : exiger une étude des contre-coups pathologiques crées par toute construction d’un « homme collectif », d’un conformisme social, d’un nouveau type de civiltà145.

Le meilleur commentaire de cette note des Cahiers se trouve dans une longue lettre à Tania, où Gramsci lui confie le « noyau central de ses réflexions sur la psychanalyse freudienne146 ». Freud a le mérite d’attirer l’attention sur l’étude des effets des différentes crises sur les individus et sur les différentes manières dont les individus tentent de dépasser ces crises. La psychanalyse semble concernée par « l’observation des ravages que provoque dans beaucoup de consciences la contradiction entre ce qu’on croit catégoriquement de son devoir, et les tendances réelles fondées sur la sédimentation de vieilles habitudes et de vieilles manières de penser ».

Cette contradiction se présente sous des formes multiples, jusqu’à atteindre, chez un individu donné, des points critiques souvent pathologiques. Crise morale individuelle, crise intérieure vécue au plan des consciences. Crise qu’on ne saurait isoler pour autant de son contexte sociohistorique, car elle est partie prenante d’une « crise de mœurs » généralisée qui accompagne toute crise organique dans le développement historique d’une société déterminée. En effet :

À chaque moment de l’histoire, non seulement l’idéal moral, mais le « type » de citoyen fixé par le droit public est supérieur à la moyenne des hommes vivant dans un État donné. Cet écart devient beaucoup plus prononcé dans les moments de crise [...], soit parce que le niveau de « moralité » s’abaisse, soit parce qu’on place plus haut le but à atteindre et qui s’exprime dans une nouvelle loi et une nouvelle moralité [...] Dans un cas comme dans l’autre, la coercition de l’État sur les individus augmente, la pression et le contrôle d’une partie des citoyens sur le tout et du tout sur chacun des éléments qui le composent augmente147.

Face à cette « socialisation par le haut », selon la logique de la domination et du totalitarisme, et aux nombreuses crises psychiques et sociales qu’elle

et même de revivre les événements traumatiques auxquels ces affects sont liés et d’abréagir ceux-ci. [...] Historiquement la « méthode cathartique » appartient à la période (1880-1895) où la thérapeutique psychanalytique se dégage progressivement à partir de traitements opérés sous hypnose [...]

145. Q 15 74, vol. III, pp. 1833-1834 (traduction : E. J.). 146. Cf. LP, pp. 400-401. 147. Ibid.

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entraîne, que faire ? Certaines tentatives de solutions oscillent entre le « scepticisme vulgaire » et « l’hypocrisie sociale ». Selon Gramsci, ce ne sont pas là de vraies solutions, car elles ne font qu’aggraver la crise :

Beaucoup résolvent le problème facilement : ils dépassent la contradiction par le scepticisme vulgaire. D’autres se conforment extérieurement à la lettre des lois. Mais pour beaucoup le problème ne se résout que d’une façon catastrophique, car il provoque des déchaînements morbides de passion refoulée, que l’inévitable « hypocrisie » sociale (c’est-à-dire le fait de se conformer purement et simplement à la lettre de la loi) ne fait que rendre plus profonds et plus troubles148.

Gramsci cherchait au contraire des pistes de solution du côté de la psy-chanalyse, dans laquelle il pensait trouver un outil de prise de conscience des conflits individuels et sociohistoriques et un moyen de subversion possible de l’ordre juridique149. Bien que la psychanalyse freudienne se place sur le terrain des individus, Gramsci n’y voyait pas moins l’expression du refus délibéré du conformisme social et totalitaire imposé par la « révolution passive ». Toutefois, ce refus ne peut être le résultat que d’un long et douloureux travail de démystification et de mise à jour des contradictions inhérentes au sujet divisé. Ce travail (cette « perlaboration ») est assimilé à la maïeutique socratique qui visait la libération de la parole et de la pensée par une pédagogie axée sur la discipline morale et intellectuelle. Gramsci, en référant occasionnellement à cette maïeutique socratique, réintégrée dans la psychanalyse freudienne, y voit une avenue à explorer pour la formation d’un nouveau type d’homme collectif, différent de celui de la révolution passive. Mais la création de cet homme collectif est un enjeu de taille. Elle n’est possible que si on effectue un changement de terrain : en d’autres termes, il faut retraduire la maïeutique socratique, la « remettre sur ses pieds » pour ainsi dire, de manière à ce que la catharsis qu’elle comporte, ne se limite pas à une libération de la pensée et de la parole individuelles, mais s’étende à la libération en actes de l’homme comme animal politique. Ce qui nous amène à considérer la troisième exigence de formation, « le calcul des justes proportions entre les moyens et les fins ».

Cette troisième exigence de formation renvoie plus explicitement au domaine de l’art et de la science politiques. Dans ce domaine, où erreurs d’analyse et de calcul, au plan théorique, peuvent avoir des conséquences désastreuses, au plan stratégique, la rigueur et la justesse du jugement s’imposent de façon constante. Il n’y a pas de politique sans organisation, sans la construction d’une force organisée en permanence, prête à intervenir dans le mouvement conjoncturel pour déterminer le sens du changement des rapports de place et des 148. Ibid. 149. Cf. Q 1, vol. I, p. 26 : « La lutte contre l’ordre juridique se fait à travers l’analyse

psychologique freudienne » (traduction : E. J.). Rappelons qu’il s’agit ici d’une lecture de Freud propre à Gramsci, lecture forcément partielle et limitée qui ne pouvait certes pas rendre compte de toutes les complexités de la psychanalyse. Il n’est donc nullement question de suggérer, sur la base de cette lecture gramscienne de Freud, une assimilation de la pensée de Gramsci au courant freudo-marxiste.

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rapports de forces dans une société déterminée. La construction de cette force organisée en permanence suppose de nombreuses médiations, lesquelles sont assumées pratiquement par des individus, des petits et des grands groupes sociaux, des associations professionnelles, des communautés scientifiques, des mouvements sociaux, des syndicats, des partis, bref par une multitude d’organisations qui se bousculent dans la société civile pour s’assurer une marge d’autonomie toujours plus grande et une part toujours plus grande dans la direction de la chose publique. C’est ici qu’intervient l’art du calcul des proportions entre la fin et les moyens pour avoir une prise concrète sur la réalité effective. À ce propos, Gramsci propose une piste méthodologique intéressante : la loi des proportions définies, résumée dans les Principes d’économie pure de Maffeo Pantaleoni, un prestigieux professeur d’économie politique connu pour sa compétence et sa rigueur :

Les corps n’entrent en combinaison chimique qu’en suivant des proportions définies et toute quantité d’un élément dépassant la quantité requise pour entrer en combinaison avec d’autres éléments, présent en quantité définie, demeure libre ; si la quantité d’un élément est insuffisante par rapport à la quantité d’autres éléments présents, la combinaison n’a lieu que dans la mesure où la quantité de l’élément qui est présent dans une quantité moindre que les autres est suffisante150.

Évidemment, comme pour toute loi empruntée au domaine des sciences naturelles, il faut prendre les précautions nécessaires pour éviter toute transposition mécanique dans l’application de ce théorème aux processus d’organisation des groupes sociaux. En empruntant la formulation à un auteur si réputé, Gramsci ne manque pas de souligner, avec les possibilités de traduction qu’offre cette loi pour la science de l’organisation et la politique en générale, les limites de son applicabilité aux dimensions qualitatives des agrégats humains :

Le théorème des proportions définies peut être utilement employé pour rendre plus clairs et d’un schématisme plus évident bien des raisonnements concernant la science de l’organisation [...] et aussi de la politique générale (dans l’analyse des situations, des rapports de force, dans le problème des intellectuels, etc.). Il faut, bien entendu, se souvenir constamment que le recours au théorème des proportions définies a valeur de schéma et de métaphore, autrement dit qu’on ne peut pas l’appliquer de façon mécanique, car dans les agrégats humains l’élément qualitatif (ou de capacité technique et intellectuelle des composants individuels) a une fonction prédominante, bien qu’il ne puisse pas être mathématiquement mesuré. C’est pourquoi l’on peut dire que chaque agrégat humain possède son principe optimum particulier dit de proportions définies151.

Dans la problématique de la formation de l’homme collectif, cela revient à dire, mutatis mutandis, qu’on ne peut faire l’économie des différences qui existent inévitablement entre les membres individuels en ce qui a trait à leur

150. Q 13 31, vol. III, p. 1627 (C, vol. III, p. 423). 151. Q 13 31, vol. III, pp. 1626-1627 (C, vol. III, pp. 422-423).

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« niveau de culture, d’indépendance mentale, d’esprit d’initiative et de sens des responsabilités152 ».

Ainsi se pose le problème de la conciliation, dans l’art et la science politiques, de l’initiative individuelle et la volonté collective, les deux faces indissociables de la praxis. On sait que Gramsci s’est largement inspiré de l’œuvre de Machiavel pour développer cette thématique de la formation d’une volonté collective. Or ce qu’il semble apprécier le plus chez l’auteur du Prince, ce ne sont pas tant des recettes valables pour une action politique immédiate, mais un ensemble de concepts qui se situent au plan d’une conception du monde originale. Conception du monde axée sur l’action de l’homme transformatrice de la réalité :

Machiavel a écrit des livres d’« action politique immédiate », mais il n’a pas écrit une utopie dans laquelle il y aurait un État déjà constitué, avec toutes ses fonctions et sous ses éléments constitutifs, ne fusse que sous une forme vague. Dans son traité, dans sa critique du présent, il a exprimé des concepts généraux, qui pour cela se présentent sous forme d’aphorismes et non de façon systématique. Et il a exprimé une conception originale du monde, que l’on pourrait appeler elle aussi « philosophie de la praxis » ou « néohumanisme », dans la mesure où elle ne reconnaît pas d’éléments transcendantaux ou immanents (au sens métaphysique), mais se fonde entièrement sur l’action concrète de l’homme qui, à travers ses nécessités historiques travaille et transforme la réalité153.

C’est dans cette perspective d’une « philosophie de la praxis » que Gramsci lit Le Prince154. Ses notes, dispersées dans l’ensemble des Cahiers, ont fait l’objet d’une rédaction plus systématique dans le célèbre Cahier 13 intitulé Petites notes sur la politique de Machiavel. Ces notes tentent de faire ressortir comment Machiavel s’y prend pour transmettre sa conception néohumaniste du monde : le procédé littéraire du Prince, qui révèle un souci pédagogique adapté à son temps, offre à Gramsci une intéressante illustration du principe selon lequel les rapports pédagogiques et les rapports politiques sont intimement interreliés dans une problématique de formation de l’homme. Rappelons l’essentiel de ces principes politico-pédagogiques que Gramsci a mis en relief dans sa traduction du Prince. Tout d’abord, l’originalité du Prince de Machiavel réside dans le fait que, loin d’être un exposé systématique d’une doctrine, il est avant tout un livre vivant qui s’adresse à l’imagination artistique des lecteurs par le truchement d’un mythe : le procès de formation de la volonté collective est représenté dans les traits caractéristiques d’une personne concrète. Cette représentation dramatique a une fin pédagogique bien précise : celle de susciter les passions politiques appropriées et de leur donner une forme concrète, de manière à ce qu’elles fassent partie

152. Ibid. 153. Q 5 27, vol. I, p. 657 (traduction : E. J.). 154. N. MACHIAVEL, Le Prince. Traduction et Préface de Paul VEYNE, Paris, Gallimard, 1980,

pp. 7-146.

110 Chapitre 3

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Définition du concept de catharsis 111

intégrante d’une force organisée en permanence, prête à intervenir dans le processus de transformation de la réalité effective :

Le caractère fondamental du Prince est de ne pas être un exposé systématique mais un livre « vivant » dans lequel l’idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l’utopie et le traité scolastique, formes sous lesquelles se présentait la science politique jusqu’à Machiavel, celui-ci a donné à sa conception la forme imaginative et artistique, grâce à laquelle l’élément doctrinal et rationnel se trouve personnifié par un condottiere, qui représente de façon plastique et « anthropomorphique » le symbole de la volonté collective. Le procès de formation d’une volonté collective déterminée, pour une fin politique déterminée, se trouve représenté non pas au moyen de pédantes discussions et de pédantes classifications de principes et de critères d’une méthode d’action, mais par les qualités, les traits caractéristiques, les devoirs, les nécessités d’une personne concrète, ce qui permet de mettre en oeuvre l’imagination artistique de celui qu’on veut convaincre et ce qui donne une forme plus concrète aux passions politiques155.

La lecture gramscienne du Prince nous apparaît ainsi très cohérente avec la connotation esthétique originelle du concept de catharsis. Car le but de cette utopie présentée sous une forme dramatique n’est pas tellement d’énoncer une vérité objective pour obtenir l’adhésion rationnelle des lecteurs, mais de susciter chez eux, en tant que sujets d’une principauté, les sentiments d’identification envers leur Prince. Par delà les sentiments de frayeur et de pitié que suscite la représentation dramatique des actes du Prince, l’important est que cette histoire « travaille sur un peuple dispersé et pulvérisé dans un but d’en susciter et d’en organiser la volonté collective156 ». Ce que Gramsci souligne dans le style de Machiavel c’est l’efficacité de la méthode d’exposition qui consiste à passer de l’utopie à la réalité concrète, de l’abstraction d’un Condottiere idéal, d’un chef symbolique, à l’invocation d’un prince réellement existant, tout ceci « grâce a un mouvement dramatique d’un grand effet » visant à donner à la conclusion du petit livre toute sa force de persuasion et de mobilisation. Il est permis de voir dans ce procédé littéraire une illustration de la façon dont Gramsci conçoit lui-même les rapports entre les intellectuels et le peuple-nation, dans la perspective du passage dialectique du sentir, au comprendre, au savoir et vice versa. Sans le suivre dans les subtilités de cette analyse littéraire, nous aimerions en souligner les grandes lignes :

Tout au long de son petit livre Machiavel traite de ce que doit être le Prince, pour pouvoir conduire un peuple à la fondation d’un nouvel État, et son exposé est mené avec une rigueur logique, avec un détachement scientifique [...] Dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, il se confond avec le peuple, non pas avec un peuple compris de façon « générique », mais avec le peuple qui devient et se sent la conscience et l’expression, auquel il s’identifie ; il semble que tout le travail « logique » ne soit qu’une réflexion du peuple sur lui-même, un raisonnement intérieur, qui s’opère dans la

155. Q 13 1, vol. III, p. 1555 (C, vol. III, p. 353). 156. Ibid.

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conscience populaire et qui trouve sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. De raisonnement sur elle-même la passion redevient « affect », fièvre, fanatisme d’action. Voilà pourquoi l’épilogue du Prince n’est pas quelque chose d’extrinsèque, de « plaqué » de l’extérieur, de rhétorique, mais doit être compris comme un élément nécessaire de 1’œuvre, et même l’élément qui projette sur l’œuvre tout entière sa véritable lumière et en fait quelque chose comme un « manifeste politique »157.

Comme il l’a fait pour le Prométhée de Goethe, Gramsci a voulu exploiter au maximum les prémisses contenues dans cette œuvre littéraire pour les situer dans une perspective historique. Car Le Prince n’est pas seulement un petit chef-d’œuvre littéraire, mais principalement un « manifeste politique », dont la rigueur scientifique et la méthode d’exposition suffisent pour en faire une pièce importante à intégrer dans un « exposé élémentaire d’art et de science politiques ».

Une fois reconnue la valeur esthétique intrinsèque de l’œuvre et sa portée politico-pédagogique, Gramsci entreprend son propre travail théorique de retra-duction des concepts de science politique esquissés dans Le Prince et les autres écrits de Machiavel.

Une des retraductions bien connues est celle de la représentation du prince moderne. Le prince de Machiavel correspond, dans la conclusion, à une personne concrète. Et pourtant Machiavel, dans son ordre d’exposition, n’est pas parti d’un prince individuel, mais d’un chef symbolique capable de catalyser les énergies du peuple vers une volonté collective. Pourquoi ne pas faire la démarche inverse, soit partir du singulier pour s’élever à l’universel ? C’est le « renversement » que Gramsci propose d’effectuer pour arriver à une représentation du prince moderne, qui corresponde au stade de développement historique auquel était parvenue la société italienne au début du siècle. Or à cette époque, il y avait une réalité incontournable, le parti politique : avec ses possibilités et ses limites, il pouvait alors être considéré légitimement comme un des instruments privilégiés pour opérer le passage du singulier à l’universel, comme « la première cellule dans laquelle se concentrent des germes de volonté collective qui tendent à devenir universels et totaux ». À ce point, malgré les déchirements qu’il avait vécus pendant sa période de militantisme politique avant l’incarcération, malgré les échecs de son propre parti, malgré son échec et son isolement personnels, Gramsci en était arrivé à la conclusion théorique que le parti devait être la traduction moderne du prince et que ce prince moderne ne pouvait pas être un individu concret mais un organisme :

Le prince-moderne, le mythe-prince ne peut être une personne réelle, un individu concret, il ne peut être qu’un organisme, un élément complexe de société dans lequel a commencé déjà de se concrétiser une volonté collective qui s’est reconnue et affirmée en partie dans l’action. Cet organisme est déjà donné par le développement historique et c’est le parti politique, première

157. Q 13 1, vol. III, p. 1556 (C, vol. III, p. 354).

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Définition du concept de catharsis 113

cellule dans laquelle se concentrent des germes de volonté collective qui tendent à devenir universels et totaux [...]158.

Cette cellule ne se développera pas de façon spontanée. Pour que les « germes de volonté collective » parviennent à maturité, « l’organisme » en formation doit répondre à certaines exigences. Ces exigences ne sont pas improvisées, mais découlent d’une démarche rigoureuse à l’instar de celle suivie par Machiavel dans son petit traité de science politique. Dans sa retraduction, Gramsci propose le schéma suivant qui devrait orienter la rédaction du Prince moderne, comme traité de formation d’une volonté collective nationale-populaire : d’abord élaborer la problématique de la volonté collective, ensuite une analyse historique de la structure sociale, finalement, une représentation dramatique des tentatives faites au cours des siècles pour susciter cette volonté collective et les raisons des échecs successifs :

Une des premières parties (du Prince moderne) devrait précisément être consacrée à la « volonté collective », qui poserait la question dans les termes suivants : quand peut-on dire que les conditions sont réunies pour qu’une volonté collective nationale-populaire puisse naître et se développer ? Viendrait ensuite une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays étudié et une représentation « dramatique » des tentatives faites au cours des siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs [...]159.

En somme, la mission du prince moderne est bien déterminée : il s’agit d’organiser une réforme intellectuelle et morale, « en créant le terrain favorable pour un développement ultérieur de la volonté collective nationale-populaire vers la réalisation d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne160 ». En d’autres termes, le prince moderne serait l’instrument désigné pour effectuer une catharsis de la civilisation. Et le critère déterminant pour évaluer l’échec ou le succès de cette mission, c’est la capacité de stimuler l’imagination des individus singuliers, de susciter chez eux les passions politiques liées à leur vécu quotidien, de les élever au stade d’une conception du monde cohérente et critique, et de les organiser en force permanente capable de constituer un nouveau bloc social historique. Au-delà de la retraduction du Prince de Machiavel en prince moderne, la lecture gramscienne de Machiavel s’inscrit dans la perspective plus globale de la refondation de la philosophie de la praxis. Et si le projet d’élaboration d’une science politique autonome trouve son inspiration originelle dans l’œuvre de Machiavel, c’est dans la Préface de Marx à la Contribution à la critique de l’économie politique qu’il trouve ses fondements théoriques et méthodologiques les plus clairs et les plus solides. Nous avons souligné à plusieurs reprises la référence fréquente de Gramsci à ce texte. Il nous faut maintenant analyser de plus près le lien entre ce texte et la thématique de la catharsis. Nous en arrivons aux unité 9 et 10 de notre plan d’analyse. 158. Q 13 1, vol. III, p. 1558 (C, vol. III, p. 356). 159. Q 13 1, vol. III, pp. 1555-1561 (C, vol. III, p. 357). 160. Ibid.

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9. et 10. « (Rappeler les deux points entre lesquels ce processus oscille : aucune société ne se propose des tâches pour lesquelles n’existent pas ou ne sont pas en train d’apparaître les conditions nécessaires et suffisantes à leur résolution, et aucune société ne meurt avant d’avoir exprimé tout son contenu potentiel.) »

Catharsis et transformation sociale dans la perspective de la Préface de 1859

Nous avons déjà signalé à plusieurs reprises l’importance de ce texte mis entre parenthèses à la toute fin de la note sur la catharsis. Nous pensons que ces parenthèses, loin de signifier une allusion en passant, indiquent au contraire la perspective dans laquelle il faut comprendre l’ensemble de la note. Nous aimerions montrer que ce texte entre parenthèses est le paradigme à partir duquel on peut saisir le lien interne qui existe entre le concept de catharsis et le concept de transformation sociale, au plan du processus de formation d’une volonté collective.

À propos de la lecture gramscienne de la Préface de 1859, une première remarque générale s’impose. Le fait que Gramsci ait fait de si nombreuses références à cette Préface dans les Cahiers, qu’il l’ait traduite in extenso en italien, que sa lecture lui ait suggéré des thématiques et des commentaires aussi diversifiés laisse entendre que cette Préface a constitué une pièce maîtresse, avec les Thèses sur Feuerbach (qu’il a également traduites en italien), dans son projet de refondation-reconstruction de la philosophie de la praxis. Avant de nous attacher à l’analyse spécifique du texte, il nous apparaît intéressant de le situer dans le cadre de cette lecture.

Une lecture cursive des Cahiers permet de repérer au moins 18 références à l’un ou l’autre passage de la Préface, souvent dans des formulations approximatives faites de mémoire, quelquefois dans une formulation très proche du texte original, surtout après la traduction que Gramsci en a faite161. Ces références se répartissent de façon assez significative sur les différentes périodes de rédaction des Cahiers. On peut s’en rendre compte par les occurrences suivantes : Q 1 113, vol. I, pp. 100-101 ; Q 4 19, vol. I, pp. 440- 441 ; Q 4 38, vol. I, p. 455 ; Q 4 38, vol. I, p. 462 ; Q 10 II 6. 1, vol. II, p. 1244 ; Q 10 II 12, vol. II, pp. 1249-1250 ; Q 10 II 41, vol. II, p. 1321 ; Q 11 22, vol. II, p. 1422 ; Q 11 29, vol. II, pp. 1439-1441 ; Q 11 50, vol. II, pp. 1473-1474 ; Q 11 64, vol. II, p. 1492 ; Q 13 17, vol. III, p. 1579 ; Q 13 18, vol. III, p. 1592 ; Q 15 17, vol. III, p. 1774 ; Q 15 43, vol. III, p. 1804 ; Q 15 62, vol. III, p. 1827 ; Q 16 20, vol. III, p. 1888.

Bien que tous ces textes renvoient à la Préface, ils n’en reproduisent pas toujours le même passage et même quand ils reprennent le même passage, c’est 161. Cf. Q 7 (Appendice), vol. III, pp. 2358-2360.

114 Chapitre3

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Définition du concept de catharsis 115

souvent dans une reformulation différente ou sous une thématique différente. Nous avons repéré quelques-uns des thèmes les plus centraux :

1. Le passage suivant : « Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur la conscience de soi [...]162 » suggère à Gramsci une comparaison entre les réformes dans le droit pénal et les procédures judiciaires, et la méthodologie du matérialisme historique : de même qu’on ne juge pas un individu, notamment un accusé qui subit un procès judiciaire, d’après ce qu’il dit de lui-même, d’après son aveu d’innocence ou de culpabilité, mais d’après l’analyse des documents matériels et des témoignages désintéressés, de même on ne saurait évaluer une époque ou une société sur ses idéologies dominantes, mais sur la base d’une analyse rigoureuse des rapports sociaux pour déterminer s’il existe dans cette société les conditions nécessaires et suffisantes pour effectuer des changements organiques.

2. Malgré la récurrence des expressions « forces productives matérielles », « rapports de production », « production de la vie matérielle », détermination de la « conscience » par « l’être social », etc. Gramsci insiste pour rejeter toute interprétation techniciste, mécaniste et déterministe de l’ensemble de la Préface. Il s’en prend spécifiquement à une traduction italienne, attribuable à Loria, qui aurait arbitrairement substitué le terme « instrument technique » à ceux de « forces matérielles de production » et « d’ensemble de rapports sociaux »163.On sait que la principale critique de Gramsci vis-à-vis de l’essai de sociologie populaire de Boukharine est axée sur les tendances de ce dernier à interpréter le matérialisme historique dans un sens déterministe et positiviste.

3. Le passage concernant « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit [le bouleversement matériel dans les conditions de production économiques] et le mènent jusqu’au bout164 » suggère à Gramsci un ensemble de thèmes entrecroisés autour du fil conducteur suivant : cette prise de conscience par les hommes sur le terrain des idéologies (dans le domaine des superstructures) de leur position sociale et de leurs tâches a une valeur gnoséologique plutôt qu’exclusivement psychologique, et constitue en elle-même une indication sur le lien vital et nécessaire entre structure et superstructure. À ce titre, elle ne vaut pas seulement pour la connaissance des rapports de production, mais pour toute forme de connaissance humaine en rapport avec la réalité extérieure objective.

162. Cf. K. MARX, Contribution à la critique de l’économie politique. Traduction de M. HUSSON

et G. BADIA, Paris, Éditions sociales, 1957, p. 5. 163. Cf. Q 11 29, vol. II, p. 1439 (C, vol. III, p. 237). 164. Cf. K. MARX, op. cit.

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4. Le passage qui revient souvent dans les Cahiers, comme le thème d’une fugue, est celui concernant les conditions d’émergence, de développement et de disparition d’une formation sociale. Nous reproduisons le texte intégralement ici comme point de repère obligé pour l’analyse des différentes retraductions que Gramsci en a faites :

Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir165.

Dans ce passage, Gramsci lit deux paramètres fondamentaux, deux principes méthodologiques incontournables pour poser et résoudre correctement le problème des rapports entre structure et superstructure, le problème du passage de la structure à la sphère complexe des superstructures, le problème de savoir « comment naît le mouvement historique sur la base de la structure ». Ce passage fournirait une clé importante pour comprendre la théorie de la « révolution passive », dans le cadre d’une science politique qui serait axée sur ces deux principes fondamentaux :

Le concept de « révolution passive » doit être déduit rigoureusement des deux principes de science politique fondamentaux : 1) qu’aucune formation sociale ne disparaît tant que les forces productives qui se sont développées en elle trouvent encore place pour un moment progressif ultérieur ; 2) que la société ne se propose pas de tâches pour la solution desquelles n’aient pas déjà été couvées les conditions nécessaires etc.166.

Gramsci met en garde contre toute interprétation dualiste ou mécaniste de ces deux principes ; il faut au contraire les replacer dans la perspective du développement dialectique entre les moments du rapport de forces, en tenant compte du fait que ce développement a pour acteurs les hommes et leur volonté, en reconnaissant d’emblée la valeur réelle et concrète des superstructures dans la formation de la volonté collective. Il est significatif d’ailleurs que Gramsci, dans ses reformulations, indique qu’il s’agit principalement de « se mouvoir dans la sphère de deux principes », entre lesquels il existe un lien plutôt dialectique que hiérarchique :

Il faut se mouvoir dans la sphère de deux principes : 1) le principe qui veut qu’aucune société ne s’assigne de tâches pour la solution desquelles les conditions nécessaires et suffisantes n’existent pas déjà, ou du moins ne sont pas déjà en voie d’apparition et de développement ; 2) le principe qui veut qu’aucune société ne se dissolve ni ne puisse être remplacée, si elle n’a pas

165. Ibid. 166. Q 15 17, vol. III, p. 1774 (GT, p. 536).

116 Chapitre3

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d’abord développé toutes les formes de vie qui sont comprises implicitement dans ses rapports [... ]167.

Regardons maintenant de plus près la formulation retenue dans la note sur la catharsis pour voir en quoi elle permet de faire le lien avec la lecture gramscienne de l’ensemble de la Préface :

(Rappeler les deux points entre lesquels ce processus oscille : aucune société ne se propose des tâches pour lesquelles n’existent pas ou ne sont pas en train d’apparaître les conditions nécessaires et suffisantes à leur résolution, et aucune société ne meurt avant d’avoir exprimé tout son contenu potentiel.)

Quelques remarques sur la terminologie s’imposent. Le terme charnière est celui de processus : ce processus est bien le processus cathartique, dont on vient de dire qu’il « coïncide avec la chaîne de synthèses qui sont le résultat du développement dialectique ». Ce terme établit, bien plus qu’une simple juxtaposition de textes, une liaison interne entre le contenu de la parenthèse et le reste des propositions. Si définir un concept c’est le ramener à un concept plus large, il s’agit de situer le processus cathartique dans la théorie générale de la médiation à l’échelle de l’ensemble de la société.

Dans la retraduction gramscienne, les deux propositions s’ouvrent sur l’expression identique « aucune société » : « aucune société ne se propose des tâches », « aucune société ne meurt ». Au plan de la terminologie, le terme société est substitué à « une formation sociale » et à « l’humanité ». Puisqu’il s’agit d’un texte reconstruit de mémoire, nous ne croyons pas nécessaire d’entrer dans des subtilités philologiques pour déterminer s’il y a adéquation parfaite d’un terme à l’autre. Il suffit de noter que, entre humanité, formation sociale et société, le dernier terme est celui qui a la connotation la plus concrète, et on est porté à penser que sous la plume de Gramsci, ce choix n’est pas peu significatif. Les retraductions gramsciennes se font toujours dans le sens de l’abstrait au concret. Ce qui vaut, sous la plume de Marx, pour l’humanité en général, pour une formation sociale (concept abstrait nécessaire pour l’analyse des rapports entre les différents modes de production), se vérifie dans une société historiquement déterminée qui se produit elle-même.

Autre différence notable au plan de l’agencement des propositions. Dans le texte de Marx, il y a une articulation logique apparente (c’est pourquoi, car...) qui établit une certaine hiérarchie entre les propositions : la proposition majeure est celle débutant par : « Aucune formation sociale ne disparaît jamais [...] », qui semble logiquement déterminer la proposition suivante débutant par : « C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre [...]. » Ces deux propositions semblent d’ailleurs déboucher, par voie de conséquence, sur la fameuse énumération des modes de production qui se seraient succédés dans l’histoire de la civilisation. On connaît les malheurs que ces « exemples historiques » ont attirés sur ce texte canonique du matérialisme historique !... La reformulation gramscienne non seulement ne renvoie pas à ces 167. Q 13 17, p. 1579 (C, vol. III, p. 376).

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exemples, mais semble au contraire « déhiérarchiser » les deux propositions, d’une part, en les présentant dans l’ordre inverse, d’autre part, en omettant (volontaire-ment ?) les termes qui suggéreraient une certaine détermination logique. Les deux propositions revêtent toutefois le même caractère d’universalité qu’elles avaient dans le texte original : « Aucune société ne se propose des tâches [...] », « Aucune société ne meurt […] ». Cette universalité prend dans la retraduction gramscienne une forme plus concrète, plus incisive, et en même temps plus catégorique : ces deux propositions sont lues comme deux « canons de méthodologie historique », « deux principes fondamentaux de science politique ». Nous n’avancerons pas davantage sur ce terrain de la terminologie et de la syntaxe, pour énumérer les multiples différences entre les deux textes : puisqu’il ne s’agit pas d’une traduction comme telle, ni d’une vérification du degré de fidélité ou d’orthodoxie du texte gramscien par rapport à l’original. Cette confrontation intertextuelle serait sans doute plus appropriée si notre analyse portait plus spécifiquement sur le texte concernant « la révolution passive » et « les deux principes fondamentaux de la science politique », où la formulation serre de plus près la terminologie et la structure du texte original de Marx.

Par delà les termes et l’agencement formel des deux propositions, le dénominateur commun des deux textes semble se situer au plan de leur radicalité et de leur force dialectique. Nous retrouvons la parenté commune de ces deux formulations dans la structure syllogistique par laquelle est représenté le développement du processus de transformation sociale. Le texte gramscien se décompose en trois éléments : A) Aucune société ne se propose des tâches B) pour lesquelles n’existent pas ou ne sont pas en train d’apparaître les conditions nécessaires et suffisantes à leur résolution C) et aucune société ne meurt avant d’avoir exprimé tout son contenu potentiel. A et C se renvoient l’un à l’autre comme les deux termes d’un processus de développement : d’une part, une société se forme quand se développe dans son sein une volonté collective capable de résoudre des problèmes et d’accomplir des tâches nécessaires à sa cohésion interne et sa survie ; d’autre part, ce que recherche ultimement toute société, c’est la pleine réalisation de soi, l’expression intégrale de tout son potentiel, l’adéquation à un stade élevé entre ses besoins et ses ressources. Une société qui aurait ce degré d’autonomie et de maturité serait prête à disparaître et à faire place à une nouvelle civiltà. Mais il y a un hic ! Le passage de A à C ne se fait pas spontanément ni mécaniquement : il faut la médiation de B. Et tout est là, dans le tertium quid. Il y a donc une dynamique sous-jacente à cette structure syllogistique : les trois termes se combinent dans diverses relations circulaires pour signifier le même rapport fondamental : pour qu’une société exprime tout son potentiel et se réalise pleinement, il faut que se forme dans son sein une volonté collective suffisamment forte pour accomplir les tâches nécessaires à son unité et à sa cohésion, et pour que ces tâches se réalisent, il doit exister dans cette société, à l’état d’ émergence ou à l’état actuel, les conditions nécessaires et suffisantes. La détermination du moment cathartique, en tant que passage de A à C, requiert l’évaluation rigoureuse de B. Il nous faut maintenant examiner spécifiquement les trois éléments A, B, et C pour préciser le lien entre le concept de catharsis et celui de transformation sociale.

118 Chapitre 3

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Société civile et société politique

Le concept qui domine les propositions A et C est celui de société. Établissons ce qui au départ paraît clair : l’expression « aucune société » renvoie à la société concrète, historiquement déterminée, et agissant en tant que sujet collectif qui se propose des tâches, qui se développe et qui est susceptible de disparaître. Cela dit, cette société concrète est-elle identique à la société civile ou à la société politique, ou serait-elle plutôt l’unité dialectique des deux, voire une formation sociale composée de plusieurs « sociétés » ou « groupes sociaux » qui luttent pour conquérir l’hégémonie sur l’ensemble des rapports sociaux ? La réponse à ces questions n’est guère facilitée par la façon dont Gramsci exprime le rapport entre ces deux concepts. Sur ce point, les flottements et les ambiguïtés de ses formulations sont déconcertants. Là-dessus le recours aux sources antérieures n’est guère plus éclairant. Gramsci avait sans doute un accès direct au texte même de la Préface : il faut présupposer qu’il connaissait le sens attribué par Marx et Engels au terme société civile, dans la ligne de leur lecture commune de Hegel : la « société civile » y est identifiée à « l’ensemble des conditions d’existence matérielles »168 et l’anatomie de la société civile serait dans l’économie politique169. Il faut aussi présupposer que Gramsci connaissait le sens attribué au même terme dans les Thèses sur Feuerbach, en particulier dans les thèses 3, 9 et 10. Dans son étude récente sur ces thèses, G. Labica souligne, après tant d’autres, la difficulté de cerner avec exactitude le sens du concept de société utilisé par Marx et Engels170. Sur la base des recoupements entre plusieurs textes étudiés à partir de leur version originale allemande, il semblerait, d’après Labica, que la traduction la plus générique et la moins inexacte serait celle de « société civile-bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft). Or il est loin d’être évident que Gramsci renvoie exclusivement à la « société civile-bourgeoise » quand il aborde la problé-matique des rapports entre société civile et société politique.

Notre propos n’est pas de résoudre un problème théorique que Gramsci a lui-même laissé ouvert, après une étude attentive des écrits de ses maîtres à penser. Toutefois, nous tenterons d’aller au-delà d’une apparente ambiguïté terminologique pour identifier au moins les jalons les plus sûrs posés par Gramsci pour aborder cette problématique en rapport avec le processus de transformation sociale. Nous prendrons nos points de repère dans les passages des Cahiers où l’auteur étudie explicitement le rapport entre société civile et société politique

168. Cf. K. MARX, op. cit., p. 4. 169. À propos des différentes significations de la société civile chez Hegel, Marx et Gramsci, voir

les remarques intéressantes de J. Y. THÉRIAULT, La société civile ou une chimère insaisissable : essai de sociologie politique, Montréal, Québec-Amérique, 1985, pp. 57-82. L’auteur souligne que le concept de société civile chez Gramsci est le concept hégélien (« la sphère des besoins ») à la fois réduit à l’aspect des « intérêts privés communs » et enrichi par les analyses embryonnaires de Marx sur les associations et les formes d’organisation populaire nées du capitalisme. Gramsci, en mettant nettement l’accent sur la superstructure politique et idéologique, aurait poussé plus loin les analyses laissées en plan par Marx, de manière à inclure les « organismes vulgairement dits privés » occupant une place spécifique dans l’espace superstructurel.

170. Cf. Georges LABICA, op. cit., pp. 57-58 et pp. 101-106.

Définition du concept de catharsis 119

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à partir de différentes pistes. Il ne sera évidemment pas question d’une étude chronologique de l’évolution du terme dans l’ensemble des Cahiers. Nous res-pecterons quand même l’ordre d’apparition des éléments de problématique dans les différents Cahiers à partir desquels nous avons constitué notre corpus de textes sur la thématique de la catharsis.

Dans le Cahier 6, les paramètres sont on ne peut plus clairs : le rapport entre société civile et société politique est lié à la problématique de l’unité de l’État dans la distinction-séparation des trois pouvoirs, le Parlement, la Magistrature et le Gouvernement, lesquels constituent trois organes différents de l’hégémonie politique. Trois points de repère sont proposés pour cerner cette problématique : le moment de l’émergence des trois pouvoirs, attribuable à la lutte entre la société civile et la société politique ; le moment de la lutte entre la tendance coercitive et la tendance hégémonique dans l’unité dialectique de l’État ; le moment du dépassement des deux tendances dans la « société réglée », moment de la synthèse où la société civile l’emporte tendanciellement sur la société politique. Conséquent avec lui-même, Gramsci situe le point de départ de la problématique dans l’histoire concrète, et plus précisément dans l’histoire de la lutte de classes, dont les intellectuels organiques sont partie prenante : dans cette histoire, la lutte entre la société civile et la société politique a contribué à produire un équilibre instable entre les classes, un compromis institutionnel qui a pris la forme historique des trois pouvoirs :

La division des pouvoirs, toute la discussion qui a eu lieu pour sa réalisation et la dogmatique juridique née de son avènement, sont le résultat de la lutte entre la société civile et la société politique dans une période historique déterminée, caractérisée par un équilibre instable des classes, déterminé lui-même par le fait que certaines catégories d’intellectuels (au service de l’État, tout spécialement la bureaucratie civile et militaire) sont encore trop liées aux vieilles classes dominantes [...]171.

Cet équilibre instable, construit sur des intérêts divergents, n’est pas un acquis définitif, mais le produit d’incessantes négociations et l’objet de tensions continuelles entre les tendances contradictoires au sein même de l’unité que représente l’État. Chose certaine, pour fonctionner l’État a absolument besoin de ces deux choses : la coercition et la persuasion, la force et le consentement, le droit et la liberté, la politique et la morale, en somme la société politique et la société civile. Car, rappelle Gramsci à ceux qui auraient tendance à confondre société civile et société politique, « il faut noter qu’il entre dans la notion générale d’État des éléments qu’il faut rattacher à la notion de société civile (en ce sens, pourrait- on dire, qu’État = société politique + société civile, c’est-à-dire une hégémonie cuirassée de coercition)172 ». Dans ce système des trois pouvoirs, le Parlement occupe une place privilégiée, du fait qu’il est plus lié à la société civile173

et qu’il détient les pouvoirs fondamentaux de régulation de l’ensemble 171. Q 6 81, p. 751 (C, vol. II, p. 71). 172. Q 6 88, pp. 763-764 (C, vol. II, pp. 82-83). 173. Ibid.

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Définition du concept de catharsis 121

de la société. On peut ainsi concevoir une théorie de l’État selon laquelle, « l’élément État-coercition disparaîtra au fur et à mesure que s’affirmeront des éléments de plus en plus considérables de la société réglée (ou de l’État éthique ou de la société civile)174 ».

Jusqu’ici tout est clair en théorie. Dans la réalité effective, les rapports sont beaucoup plus complexes que ceux établis entre les trois institutions de l’hégémonie politique, car la société concrète, historiquement déterminée, est plurielle et même pluridimensionnelle : elle se compose d’une multitude de sociétés particulières et contradictoires qui se partagent les zones d’influence sur les individus et sur l’ensemble de la population :

[...] dans une société déterminée personne n’est désorganisé et sans parti, à condition d’entendre organisation et parti au sens large, et non formel. Dans cette multiplicité de sociétés particulières qui ont un double caractère, naturel ou contractuel ou volontaire, une ou plusieurs l’emportent de façon relative ou absolue et constituent l’appareil hégémonique d’un groupe social sur le reste de la population (société civile), base de l’État compris au sens étroit de gouvernement et de coercition. Dans tous les cas les personnes, prises individuellement, appartiennent à plus d’une société particulière et souvent à des sociétés qui sont essentiellement [objectivement] en désaccord entre elles175.

Soulignons ici le développement dialectique du rapport des forces : multiplicité des groupes ou sociétés particulières qui se partagent le terrain de la lutte, hégémonisation de l’ensemble de la société civile par un groupe social, constitution de l’État au sens étroit, en tant que État-coercition, sur la base de cet appareil hégémonique. Ainsi, l’État ne serait pas une « hypostase », une puissance étrangère au-dessus des luttes historiques, mais proprement le produit de la lutte d’hégémonie entre les groupes de la société civile. Nul doute que la gestion de ces luttes soit une entreprise complexe : d’où le défi de fixer des balises précises pour résoudre les problèmes suscités par la praxis humaine et pour former une volonté collective qui tienne compte de la multiplicité et de la diversité des volontés individuelles. Dans cette perspective, les moments de crise de la société civile, attribuables à ces luttes d’hégémonie, sont inévitables.

C’est sous l’angle de cette problématique de crise de la société civile que Gramsci aborde dans le Cahier 7 les rapports entre société civile et société politique176. Mais voici que les termes de l’équation, qui nous apparais- saient si clairs dans le Cahier 6, changent apparemment de position : au lieu de « l’État = société civile + société politique », nous avons « l’État et la société civile ». Dans ce dernier rapport, l’État est substitué à société politique ; la conjon-ction « et » devient la variable à déterminer : soit dans le sens d’une identifi- cation où la société civile est une structure solide servant de contrefort

174. Ibid. 175. Q 6 136, p. 800 (C, vol. II, p. 116). 176. Cf. Q 7 12, vol. II, pp. 862-863 (C, vol. II, p. 180).

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à un État affaibli ; soit dans le sens d’une séparation entre l’État et la société civile. Le premier type de rapport est illustré dans une comparaison entre l’Orient et l’Occident. Comparaison qui nous a valu l’une des pistes de recherche les plus originales entrouvertes par Gramsci sur la question de la société civile :

En Orient, l’État était tout [allusion au contexte historique de la Russie tsariste, dans lequel s’est réalisée la Révolution de 1917], la société civile était primitive et sans forme177 ; en Occident entre l’État et la société civile il existait un juste rapport et derrière la faiblesse de l’État on pouvait voir immédiatement la solide structure de la société civile. L’État était seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates ; bien entendu cela était variable d’État à État mais c’est justement pourquoi il fallait analyser attentivement ce phénomène au niveau national178.

Cette « solide structure » qui a servi de base à l’hégémonie de l’État, n’étant pas un bloc monolythique, mais une unité en mouvement, ayant sa propre dynamique, a tendance à s’autonomiser, à « exprimer tout son contenu potentiel » au risque de subvertir l’équilibre institutionnel des trois pouvoirs. Réaction prévisible : crispation de l’État, renforcement de la tendance coercitive, et conséquemment crise d’autorité :

Séparation de la société civile et de la société politique : un nouveau problème d’hégémonie s’est posé, à savoir : la base historique de l’État s’est déplacée. On a une forme extrême de société politique : soit pour lutter contre le nouveau et conserver le chancelant en le rétablissant de manière coercitive, soit comme expression du nouveau pour briser les résistances qu’il rencontre dans son développement, etc.179.

Les textes que nous venons d’analyser permettent de saisir le rapport entre société civile et société politique comme un rapport sous tension, un rapport dialectique au sens plein du terme : le Cahier 6 envisageait ce rapport sous l’angle de l’unité de l’État dans la distinction des trois pouvoirs et amenait la recherche au point où il fallait considérer les possibilités de crise interne de la société civile, attribuables aux multiples contradictions qui la traversent. Le Cahier 7 débouche sur les possibilités de crise d’autorité, attribuables à un raidissement de la société politique dont la base de pouvoir est menacée par l’autonomisation de la société civile. Le problème à résoudre demeure entier : le passage de la société civile à la société politique et vice versa ne peut se faire de bloc à bloc, de façon rigide, il exige comme tout autre rapport, des médiations. La disparition tendancielle de 1’État-coercition pour faire place à la société réglée ne peut faire l’économie d’une volonté collective, dont la formation exige la présence d’un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes au sein de la société civile, conditions

177. « Gélatineuse » serait plus conforme à l’original italien : gelatinosa. Ainsi serait respectée

l’originalité de la métaphore désignant une réalité molle, flexible, malléable, mais qui est susceptible de prendre des formes multiples ad modem recipientis...

178. Q 7 17, p. 866 (C, vol. II, pp. 184-185). 179. Q 7 28, vol. II, p. 876 (C, vol. II, p. 192).

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Définition du concept de catharsis 123

matérielles objectives, bien sûr, mais aussi conditions subjectives incontournables, comme l’aménagement d’espace favorisant le développement complémentaire et maximal des initiatives individuelles et collectives. Ces pistes sont esquissées principalement dans le Cahier 8, d’où nous avons extrait quelques textes repères.

Le Cahier 8 aborde le rapport entre société civile et société politique par le biais de la problématique de « l’étatolâtrie », c’est-à-dire du culte de l’État. Or, précise Gramsci, on ne peut faire une analyse rigoureuse de ce phénomène, si on ne tient pas compte des deux formes sous lesquelles l’État se présente dans le langage et la culture d’époques données, la société civile ou autogouvemement, et la société politique ou « gouvernement des fonctionnaires » :

L’analyse [de l’étatolâtrie, ou culte de l’État] ne serait pas exacte si elle ne tenait pas compte des deux formes sous lesquelles l’État se présente dans le langage et la culture d’époques données, à savoir comme société civile et comme société politique, comme « autogouvemement » et comme « gouvernement des fonctionnaires ». On donne le nom d’étatolâtrie à une attitude donnée envers le « gouvernement des fonctionnaires » ou société politique, qui dans le langage ordinaire est la forme de vie étatique qu’ on nomme 1’État et qui est vulgairement comprise comme tout l’État180.

La nuance nous apparaît importante : 1) il y a bien deux formes distinctes de l’État au sens intégral ; 2) l’étatolâtrie serait une sorte de « mauvaise abstraction », dans la mesure où elle réduit la représentation de la vie étatique à la société politique, c’est-à-dire à l’État au sens restreint, en occultant l’autre forme de la vie étatique, la société civile. Une des conséquences de ce culte de l’État est de sous-estimer l’importance de l’autonomie de la société civile et, à l’intérieur de celle-ci, de l’autonomie individuelle, comme conditions nécessaires à la création d’un nouveau type d’homme et de citoyen :

L’affirmation selon laquelle l’État s’identifie avec les individus (avec les individus d’un groupe social), en tant qu’élément de culture active (donc comme un mouvement pour la création d’une nouvelle civilisation, un nouveau type d’homme et de citoyen), doit servir à déterminer la volonté de construction, dans l’enveloppe de la société politique, d’une société civile complexe et bien articulée, où chaque individu se gouverne lui-même mais sans que cet autogouvernement entre en conflit avec la société politique, en devenant au contraire le prolongement normal, le complément organique181.

À nouveau, les lignes de démarcation se clarifient dans le sens d’un rapport d’identité-distinction entre société civile et société politique, à l’intérieur d’une problématique de totalisation-différenciation : l’espace superstructurel est bien occupé dans sa totalité par l’État intégral, mais l’État intégral est impensable sans l’intégration de « l’activité spontanée » des individus dans la sphère de l’éthico-politique. Attention toutefois à ne pas confondre autonomie et initiative individuelles, et individualisme économique. Les initiatives individuelles, 180. Q 8 130, vol. II, p. 1020 (C, vol. II, p. 332). 181. Ibid.

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intégrées dans une société civile autonome et articulée, peuvent être d’ailleurs « intéressées » dans un sens noble, élevé, compatible avec l’intérêt général du groupe social d’appartenance, tandis que l’individualisme économique est « im-médiatement intéressé » et axé sur le profit personnel. Le présupposé nécessaire d’une société civile autonome, la médiation entre une société civile et une société politique organiquement complémentaires, se trouve dans l’initiative individuelle désintéressée ou noblement intéressée :

L’initiative individuelle n’est donc pas une hypothèse de « bonne volonté » mais un présupposé nécessaire. Quand on pense à « l’initiative individuelle » dans le domaine économique, on l’entend plus précisément dans le sens d’initiative à caractère « utilitaire » immédiat, strictement personnel avec l’appropriation du profit que détermine cette initiative dans un système donné de rapports juridiques. Mais ce n’est pas là la seule forme d’initiative « économique » qui se soit manifestée historiquement [...] : on a des exemples de ce genre d’initiatives qui ne sont pas « immédiatement intéressées », « intéressées » donc dans un sens plus noble, dans l’intérêt de l’État ou du groupe qui constitue la société civile182.

Les points de repère identifiés jusqu’ici concernant les rapports entre société civile et société politique pourraient laisser entendre que tout se passe sur le terrain superstructurel, sans lien organique avec la structure économique. Le Cahier 10 apporte sur ce point une rectification en précisant les rapports entre les éléments du processus de transformation sociale :

Entre la structure économique et l’État avec sa législation et son pouvoir de contrainte se trouve la société civile. C’est elle qui doit être radicalement transformée, concrètement, et pas seulement sur le papier avec des lois et des livres savants ; l’État est l’instrument qui sert à adapter la société civile à la structure économique, mais il faut que l’État « veuille » accomplir cette tâche ; il faut donc que ce soient les représentants du changement dans la structure économique qui guident l’État. Attendre que, par la propagande et la persuasion, la société civile s’adapte à la nouvelle structure, que l’ancien « homo econo- micus » disparaisse sans être enterré avec tous les honneurs qu’il mérite, constitue une nouvelle forme de rhétorique économique, une nouvelle forme de moralisme vide et inefficace183.

Nous notons ici entre les éléments du processus de transformation sociale une hiérarchie implicite, qui n’est pas sans évoquer une certaine thèse déterministe (la détermination en dernière instance de l’ensemble des rapports sociaux par l’économie...) : a) le but ultime du changement demeure l’avènement d’un nouvel homo economicus ; b) cet avènement n’est pas possible sans une transformation radicale de la société civile pour l’adapter à la nouvelle structure économique ; c) la transformation de la société civile est principalement l’œuvre des « représentants du change- ment dans la structure économique » (alias les classes productives), qui se servent de l’État comme instrument du changement. Ce texte 182. Q 8 142, vol. II, pp. 1028-1029 (C, vol. II, p. 342). 183. Q 10 II 15, vol. II, pp. 1253-1254 (C, vol. III, p. 59).

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donne l’impression que Gramsci fait un repli stratégique pour mieux avancer, un recul sur le terrain de l’orthodoxie pour mieux articuler une problématique nouvelle. Le Cahier 10 est, on s’en souvient, dirigé principalement contre l’idéalisme spéculatif de Croce : il fallait réaffirmer le lien organique entre structure et superstructure, et rappeler aux intellectuels spéculatifs que le changement n’adviendra pas par « la propagande et la persuasion », mais par une réelle modification des conditions matérielles d’existence, à travers les luttes économiques, politiques, idéologiques. Voilà pour ceux qui seraient tentés de soupçonner Gramsci de vouloir effectuer une fuite en avant vers l’idéalisme. Par contre, les bouleversements matériels au plan de la structure économique, les crises économiques ne produisent d’elles-mêmes aucun changement super-structurel : les superstructures juridico-politiques et idéologiques ne sont pas les expressions directes de la structure économique. Ce que Gramsci souligne donc c’est la nécessité des médiations entre la structure économique et la superstructure, d’une part, et, d’autre part, entre la société civile et l’État, pour que la société dans son ensemble exprime tout son potentiel. C’est le côté historiciste de la pensée gramscienne, qui en a agacé plusieurs parmi les interprètes orthodoxes du matérialisme historique. Le projecteur semble nettement braqué ici sur les acteurs sociaux qui ont le rôle principal dans le processus de transformation sociale : les « représentants du changement dans la structure économique ». À noter que, dans cette perspective, l’État, au sens étroit, n’est pas l’acteur principal mais l’instrument juridico-politique et coercitif du changement. Cette conception instrumentaliste de l’État au service des « représentants du changement » est une autre illustration de la démarche gramscienne, qui consiste à travailler les problématiques non pas pour les enfermer dans un système de pensée clos sur lui-même, mais pour les renouveler sans cesse à partir des données historiques concrètes. Cette conception instrumentaliste de l’État, pourrait, en effet, être lue comme une régression vers la théorie classique de l’État au service des classes dominantes. En fait cette conception, qui va effectivement dans le sens d’un appauvrissement du concept de l’État, n’est qu’un point de départ pour mieux identifier les « principaux acteurs du changement », ceux-là mêmes qui doivent constituer l’homme collectif nouveau. Pour poursuivre cette recherche, Gramsci propose plusieurs pistes, entre autres : celle de l’histoire des intellectuels et de leur rôle de médiateur entre l’État et la société civile ; celle du libéralisme économique ; celle de l’histoire des classes subalternes. Nous ne pouvons entrer dans l’analyse détaillée de chacune de ces pistes. Nous référons aux études approfondies qui ont été effectuées sur ces questions. Nous nous contenterons de reprendre quelques éléments susceptibles d’apporter un éclairage sur notre objet de recherche, en rapport avec la thématique de la catharsis et la transformation sociale.

Fonctionnaires de la superstructure, organisateurs de la culture, diffuseurs de l’idéologie, constructeurs du nouveau bloc historique, les intellectuels ont un rôle de premier plan dans la formation de l’homme collectif. Ils sont les médiateurs entre l’État et société civile. Toutefois, cette médiation n’est pensable que sur la base de leur place et de leur fonction dans l’ensemble des rapports sociaux, en particulier de leur liaison organique avec les classes

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fondamentales184. C’est à propos de cette question de la position des intellectuels dans l’ensemble des rapports sociaux que Gramsci propose une autre précision sur le binôme société civile-société politique, lequel recoupe celui d’« hégémonie » et « domination directe » dans l’équation que nous avons déjà mentionnée au Cahier 6 (État = hégémonie cuirassée de coercition) :

On peut, pour le moment, établir deux grands « étages » dans les superstructures, celui que l’on peut appeler l’étage de la « société-civile », c’est-à-dire l’ensemble des organismes vulgairement dits « privés » ; et celui de la « société-politique » ou de l’État ; ils correspondent à la fonction d’« hégémonie » que le groupe dominant exerce sur toute la société, et à la fonction de « domination directe » ou de commandement qui s’exprime dans l’État et dans le gouvernement « juridique »185.

Dans cette problématique de l’élargissement de l’État186, la société politique demeure l’instrument obligé dont le groupe dominant se sert pour assurer son hégémonie sur l’ensemble de la société, par l’intermédiaire de ses intellectuels organiques. À la limite, la société civile serait complètement absorbée, économiquement, politiquement et idéologiquement, par la société civile-bourgeoise au sens où Marx l’entendait dans les Thèses sur Feuerbach.

Dans la problématique du libéralisme économique, il semblerait que l’attitude du groupe dominant vis-à-vis de l’instrument étatique soit différent. L’objectif demeure le même, soit celui d’hégémoniser l’ensemble de la société, mais la stratégie serait au contraire de mettre l’État entre parenthèses, pour avoir coudée franche dans le libre jeu des forces du marché. Cette stratégie est cependant fondée, selon Gramsci, sur une erreur grave, qui consiste à faire de la distinction entre société civile et société politique une distinction organique, alors que, dans la réalité effective, il s’agit d’une distinction purement méthodique, qui ne met pas en question l’identité-distinction entre les deux formes de l’État intégral. On reconnaît là un des aspects de l’économisme, commun au mouvement libre-échangiste et à certaines déviations économico-corporatistes très répandues dans le mouvement syndical à cette époque :

La position du mouvement libre-échangiste se fonde sur une erreur théorique dont il n’est pas difficile de découvrir l’origine pratique : sur la distinction entre société politique et société civile, distinction méthodique qu’il transforme en distinction organique et qu’il présente comme telle. C’est ainsi qu’on affirme que l’activité économique appartient en propre à la société civile et que l’État ne doit pas intervenir dans sa réglementation187.

Au fond, cette erreur du libéralisme économique n’est pas innocente du tout, car elle permet de justifier un subterfuge qui peut échapper au sens commun,

184. Pour un examen plus approfondi de la question des intellectuels, voir J.-M. PIOTTE, La

pensée politique de Gramsci, Montréal, Éditions Parti pris, 1970, 299 pages. 185. Q 12 1, vol. III (GT, pp. 606-607). 186. Cf. Christine BUCI-GLUCKSMAN, Gramsci et l’État, Paris, Fayard, 1975, 454 pages. Voir

aussi J. Y. THÉRIAULT, Op. Cit. 187. Q 13 18, vol. III, pp. 1589-1590 (C, vol. III, pp. 386-387).

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mais qui ne saurait échapper à une analyse attentive et rigoureuse des rapports de forces : la « déréglementation » est une mystification, car la réglementation ne fait que changer de main pour assurer les mêmes intérêts économiques et juridico-politiques. À une réglementation ouverte, marquée par l’intervention directe de l’État dans l’économie, on voudrait substituer une autre réglementation plus « libérale » en apparence, mais d’autant plus féroce qu’elle se ferait sur la base du libre jeu des forces du marché. L’enjeu demeure fondamentalement le même : occuper tout l’espace politique pour hégémoniser l’ensemble de la population :

Mais comme dans la réalité effective, la société civile et l’État sont une seule et même chose, force est de reconnaître que le libéralisme économique est lui aussi une « réglementation » de caractère étatique, introduite et maintenue au moyen de la loi de la contrainte : c’est l’acte d’une volonté consciente de ses propres fins et non l’expression spontanée, automatique, du fait économique. Le libéralisme économique est par conséquent un programme politique, qui se propose, en cas de victoire, de remplacer le personnel dirigeant d’un État et de modifier le programme économique de l’État lui-même, autrement dit de modifier la distribution du revenu national188.

Par delà l’erreur du libéralisme économique, l’unité des classes dominantes s’est construite, au cours de l’histoire, sur la base des rapports organiques entre la société civile et la société politique. Et tant que cette unité perdure, il semble difficile pour les classes subalternes de trouver dans la société civile l’espace de liberté suffisant pour construire leur propre unité et s’organiser en force permanente susceptible d’initier le changement dans la structure économique :

L’unité historique des classes dirigeantes advient dans l’État et leur histoire est essentiellement l’histoire des États et des groupes d’États. Mais il ne faut pas croire qu’une telle unité soit purement juridique et politique, quoique cette forme d’unité ait aussi son importance et pas seulement formelle : l’unité historique fondamentale, à cause de son caractère concret, est le résultat des rapports organiques entre l’État ou la société politique et la « société civile ». Les classes subalternes, par définition, ne sont pas unifiées et ne peuvent s’unifier tant qu’elles ne deviennent pas « État » : leur histoire est pour cela très liée à celle de la société civile, elle fait partie de l’histoire de la société civile sous son aspect « désagrégé » et discontinu et, par ce biais, de l’histoire des États et des groupes d’États189.

Si les multiples points de repère que Gramsci propose pour définir les rapports entre société et société politique peuvent paraître souvent ambigus, il y a au moins un fil conducteur qui donne à cette apparente multiplicité son unité de perspective : c’est la centralité de la notion d’État. État au sens intégral, ou État au sens restreint, l’État demeure la voie incontournable par laquelle passe le processus de transformation sociale. Cela est vrai pour les classes dominantes, qui l’ont bien compris et en ont fait un usage approprié dans le sens de leurs intérêts. Cela est vrai aussi pour les classes subalternes, qui n’ont pas toujours

188. Q 13 18, p. 590 (C, vol. III, pp. 386-387). 189. Q 25 5, vol. III, pp. 2287-2288 (traduction : E. J.). Voir aussi : Q 3 90, vol. I, pp. 372-373.

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su en profiter pour réaliser leur autonomie intégrale dans une société civile radicalement transformée.

Critères méthodologiques pour l’étude de l’histoire des classes subalternes

Si la pensée de Gramsci demeure une pensée ouverte, sa démarche de recherche, on le sait, est circulaire : il est fréquent de trouver dans un Cahier, non seulement les reformulations des réflexions ébauchées dans des Cahiers antérieurs, mais des reprises de concepts préalablement élaborés pour les remettre sur un nouveau chantier et les intégrer dans une nouvelle perspective de recherche. Nous avons dans le Cahier 25 un exemple de cette démarche : le texte suivant fait boucle, pour ainsi dire, avec le texte précédent du Cahier 3 ; il nous invite à repenser l’histoire des classes subalternes, non plus dans la perspective de leur soumission à l’État monopolisé par la société civile-bourgeoise, mais dans la perspective d’une utilisation de tout l’espace superstructurel nécessaire pour assurer leur propre autonomie politique :

Pour cela il faut étudier : 1) la formation objective des groupes sociaux subalternes, à travers le développement et les bouleversements qui se produisent dans le monde de la production économique, leur diffusion quantitative et leur origine dans les groupes sociaux préexistants, dont ils conservent pour un certain temps la mentalité, l’idéologie et les fins ; 2) leur adhésion active ou passive aux formations politiques dominantes, leurs tentatives d’influencer les programmes de ces formations pour imposer leurs revendications propres et les conséquences que de telles tentatives ont sur la détermination des processus de décomposition, de renouvellement et de recomposition (neoformazione) ; 3) la naissance des nouveaux partis des groupes dominants pour maintenir le consentement et le contrôle des groupes subalternes ; 4) les formations propres des groupes subalternes pour les revendications à caractère restreint et partiel ; 5) les nouvelles formations qui affirment l’autonomie des groupes subalternes mais dans les cadres anciens ; 6) les formations qui affirment [leur] autonomie intégrale etc.190.

Cette histoire des classes subalternes est à peine explorée. Et il est significatif que ce soit dans un de ses tout derniers Cahiers que Gramsci souligne l’urgence de cette étude, invitant ses lecteurs à prendre la relève pour mener à terme une recherche que les conditions matérielles et spirituelles de sa vie de prison ne lui auraient jamais permis de compléter. Il ne se contente pas de souligner l’urgence d’une recherche qui lui tient à cœur, mais il propose des critères méthodologiques191 très précis pour l’entreprendre, et par là éviter certaines erreurs théoriques et pratiques à la base de l’échec qu’ont connu les classes subalternes devant la montée du fascisme en Europe occidentale. Il 190. Q 25 5, vol. III, p. 2288 (traduction : E. J.). Voir aussi : Q 3 90, vol. I, pp. 372-373. 191. C’est d’ailleurs le titre que Gramsci a lui-même donné au fragment cité plus haut : criteri

metodici, cf. Q, p. 2287.

128 Chapitre 3

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faudrait examiner point par point les analyses que Gramsci a faites, avant et pendant son incarcération, des échecs du mouvement ordinoviste, du mouvement ouvrier et populaire, et des partis politiques, incluant son propre Parti communiste, pour comprendre la profondeur de son pessimisme et en même temps son invincible optimisme quant aux possibilités de réaliser un nouveau bloc historique sur la base d’une nouvelle solidarité entre les différentes composantes des classes subalternes. En relisant ces critères méthodologiques, non pas comme une énumération statique, mais comme une démarche de recherche dynamique, on est porté à y voir une tentative d’opérationnalisation des deux principes de méthodologie historique, dans lesquels Gramsci fait tenir l’essentiel de la philosophie de la praxis. L’axe méthodologique proposé, auquel se ramène l’ensemble des critères énumérés pour étudier l’histoire des classes subalternes, est l’analyse rigoureuse des différents degrés du rapport de forces dans une situation déterminée et des contradictions inhérentes au développement des moments du rapport de forces à une période déterminée. Cette analyse du rapport de forces étant la condition sine qua non pour juger s’il se trouve effectivement dans la société civile les conditions nécessaires et suffisantes pour une catharsis de la civilisation et la création d’une nouvelle forme éthico-politique. Et l’une des conditions nécessaires pour que les classes subalternes jouent un rôle déterminant dans la transformation des rapports de forces est qu’elles arrivent à constituer une force organisée en permanence, compacte, consciente d’elle-même :

L’élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée de longue main que l’on peut faire avancer quand on juge qu’une situation est favorable (et elle ne l’est que dans la mesure où une telle force existe et où elle est pleine d’ardeur combative) ; c’est pourquoi la tâche essentielle consiste à veiller systématiquement et patiemment à former une telle force, à la développer, la rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d’elle-même192.

Pour arriver à constituer cette force organisée, homogène, politiquement consciente d’elle-même, l’erreur fondamentale à éviter à tout prix est celle d’une conception mécaniste, fataliste et déterministe, laquelle tend à insister sur l’élément « pratique » au détriment de l’élément « théorique », dans le lien théorie-pratique. Cette tendance est une caractéristique de ceux qui occupent une position de subalterne, et qui n’ont pas encore l’initiative de la lutte. Rappelons ce diagnostic raffiné que porte Gramsci sur la situation des classes subalternes, quand elles ne sont pas encore suffisamment unifiées pour constituer une force réelle de changement :

Lorsque l’on n’a pas l’initiative dans la lutte et que la lutte elle-même finit par s’identifier avec une série de défaites, le déterminisme mécaniste devient une force formidable de résistance morale, de cohésion, de persévérance patiente et obstinée. « Je suis défait momentanément, mais la force des choses travaille pour moi à longue échéance, etc. » La volonté réelle se travestit dans

192. Q 13 17, p. 1588 (C, vol. III, pp. 384-385). Voir aussi la notion de « conjoncture stratégique » dans l’analyse du troisième niveau du rapport de forces (pp. 406-407).

Définition du concept de catharsis 129

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un acte de foi, dans une certaine rationalité de l’histoire, dans une forme empirique et primitive de finalisme passionné qui apparaît comme un substitut de la prédestination, de la providence, etc., des religions confessionnelles. Il faut insister sur le fait que même en un tel cas il existe réellement une forte activité du vouloir, une intervention directe sur la « force des choses », mais précisément sous une forme implicite, voilée, qui a honte d’elle-même, et par conséquent la conscience est contradictoire, elle manque d’unité critique193.

Une autre caractéristique des classes subalternes, dans leur état de dispersion, c’est d’accorder la prépondérance à la spontanéité sur la direction consciente. Or la pure spontanéité confine au mécanisme et au manque de perspective historique.

Dans le mouvement « le plus spontané » les éléments de direction consciente sont seulement incontrôlables, ils n’ont pas laissé de document authentifiable. On peut dire que pour cette raison, l’élément « spontanéité » est caractéristique de « l’histoire des classes subalternes », et même de l’histoire des éléments les plus périphériques de ces classes, qui n’ont pas atteint la conscience de classe « pour eux-mêmes », et qui par conséquent ne soupçonnent même pas que leur histoire puisse avoir la moindre importance et que cela puisse avoir une valeur quelconque d’en laisser des traces dans un but de documentation. Il existe donc une « multiplicité » d’éléments de « direction consciente » dans ces mouvements, mais aucun d’eux n’est prédominant, ou ne dépasse le niveau de la « science populaire » d’une couche sociale déterminée, le niveau du « sens commun », c’est-à-dire la conception du monde traditionnel qu’a cette couche sociale194.

Pour dépasser les limites de cette spontanéité, il faut que la volonté abstraite, implicite et diffuse dans l’action immédiate se transforme en volonté concrète, disciplinée et dirigée vers un but déterminé. Il faut, en d’autres termes, que cette multiplicité d’éléments de direction consciente dispersés dans les mouve- ments populaires se traduise en une direction unique, laquelle peut seule les rendre capables d’intervenir de manière délibérée, critique et ordonnée dans le cours des événements historiques, pour participer pleinement au processus de transformation sociale. Or les deux règles indissociables et indispensables pour assurer une direction politique effective sont l’analyse et la prévision. La capacité de prévision est une des caractéristiques principales de ceux qui sont appelés à assumer des responsabilités de direction politique. Prévoir, dans l’art et la science politiques, consiste essentiellement à réaliser concrètement l’unité de la théorie et de la pratique. En d’autres termes, il ne suffit pas d’avoir de grandes idées, de grands projets de transformation sociale. Encore faut-il traduire ces idées et ces projets en plans, et prévoir dans les détails les liens entre les différentes opérations, même les opérations moléculaires qui permettront la réalisation de

193. Q 11 12, note IV, vol. II, p. 1388 (C, vol. III, p. 187). 194. Q 3 48, vol. I, p. 328 (GT, pp. 583-584) ; Q 8 180, p. 1050 (C, vol. II, p. 360).

130 Chapitre 3

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Définition du concept de catharsis 131

ces plans, ainsi que les conséquences positives et négatives des actes qui seront posés :

Les idées sont grandes dans la mesure où elles sont réalisables, où elles rendent clair un rapport réel, immanent à une situation et montrent concrètement le processus d’actions par lequel une volonté collective organisée amène au jour ce rapport (le crée) et une fois amené au jour, le détruit en le remplaçant [...] [Le] projet [qui vise à traduire ces idées en actes] doit être compris par tous les éléments actifs afin qu’ils situent leur tâche dans sa mise en œuvre et sa réalisation ; cela signifie que ce projet, en proposant une action, permet d’en prévoir les conséquences positives et négatives, d’adhésion et de rejet, qu’il contient les réponses à ces adhésions ou ces rejets et qu’il permet donc une organisation. C’est là un aspect de l’unité de la théorie et de la pratique195.

Cette capacité de prévision des actes à poser dans l’avenir immédiat est basée sur l’observation et l’analyse rigoureuse des situations de manière à différencier les mouvements organiques des mouvements conjoncturels. Elle inclut une évaluation constante des rapports de forces sur le terrain de l’économie, de la politique et de l’idéologie, une prise de conscience sur le terrain des idéologies des contradictions inhérentes à ces rapports de forces, pour pouvoir les transformer. Cette évaluation constante du terrain ne peut certes donner aucune certitude morale concernant les résultats des actions entreprises. Dans la réalité effective, on ne peut prévoir « scientifiquement » que la lutte, mais non les moments concrets de celle-ci, qui sont la résultante de forces opposées en continuel mouvement. Dans cette perspective, la prévision n’est pas tant un acte scientifique de connaissance, mais un acte de création d’une volonté collective :

On « prévoit » réellement dans la mesure où l’on agit, dans la mesure où l’on applique un effort volontaire et donc où l’on contribue concrètement à créer le résultat « prévu ». La prévision se révèle par conséquent non comme un acte scientifique de connaissance, mais comme l’expression abstraite de l’effort que l’on fait, la façon pratique de créer une volonté collective. Q 11 15, vol. II, pp. 1403-1404 (C, vol. III, p. 202)

Toutefois, l’acte de prévision n’est pas étranger à la science politique, du moins à la science politique comme Gramsci la concevait. Dans cette conception, la science politique ne se limite guère à l’analyse pour l’analyse, mais inclut la capacité de prévoir et d’intervenir de façon délibérée et contrôlée dans le cours des événements historiques. L’analyse de situation et des différents moments du rapport de forces ne saurait être un but en soi, mais une base nécessaire pour la transformation de la réalité effective :

Mais l’observation la plus importante à faire à propos de toute analyse des rapports de forces est la suivante : de telles analyses ne peuvent et ne doivent pas être fin à elles-mêmes (à moins que l’on n’écrive un chapitre d’histoire du passé) ; elles n’ont de sens au contraire que si elles servent à justifier une activité pratique, une initiative de la volonté. Elles montrent quels sont les

195. Q 8 180, vol. II, p. 1050 (C, vol. II, p. 360).

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points de moindre résistance où la force de la volonté peut s’employer de la manière la plus fructueuse, elles suggèrent les opérations tactiques les plus immédiates, elles indiquent comment on peut le mieux orienter une campagne d’agitation politique, quel langage sera le mieux compris des masses196.

Cet ensemble de critères méthodologiques constituent selon nous des matériaux inestimables pour construire cet exposé d’art et de science politiques dont Gramsci indiquait la nécessité, voire l’urgence, pour que les classes subalternes puissent passer du moment économico-corporatif au moment du rapport des forces politiques, c’est-à-dire au stade où elles se réalisent pleinement et expriment tout leur potentiel. Si la détermination du moment cathartique est le point de départ de toute la philosophie de la praxis et que le processus cathartique coïncide avec la chaîne de synthèses qui constituent le résultat du développement dialectique, les classes subalternes ne peuvent être absentes de ce processus. La question qui cependant reste ouverte, c’est de savoir comment concrètement, dans une conjoncture spécifique, les classes subalternes vont s’y prendre pour peser de tout leur poids dans le processus de transformation sociale et arriver à changer en leur faveur le rapport des places et le rapport des forces. Il ne faut pas s’attendre à trouver dans les Cahiers des recettes pour ce que Gramsci appelle la « petite politique » de tous les jours. Il a laissé, par contre, à l’intention spéciale des classes subalternes, ce qu’on pourrait comprendre à la fois comme un « anti-dote » contre les erreurs dramatiques qui ont ponctué leurs luttes d’émancipation, et comme un mot d’ordre, qui a d’ailleurs inspiré le mouvement ordinoviste pendant les années de militantisme du jeune socialiste Gramsci. L’antidote consiste dans l’art d’opérer avec les concepts, la nécessité pour les classes populaires de maîtriser les instruments techniques de la pensée, pour ne pas tomber dans le spontanéisme à courte vue et se laisser enfermer dans les pièges de l’économico-corporatif (égoïsme-passionnel). Le mot d’ordre consiste dans la synthèse des trois éléments indissociables de la praxis sociale : la réflexion, l’action et l’organisation :

Instruisez-vous, parce que nous avons besoin de toute notre intelligence. Agitez-vous, parce que nous avons besoin de tout notre enthousiasme. Organisez-vous, parce que nous avons besoin de toute notre force197.

196. Q 13 17, vol. III, p. 1588 (C, vol. III, p. 385). 197. Ce mot d’ordre était la devise du journal l’Ordino nuovo, dont Gramsci était le principal

rédacteur.

132 Chapitre 3

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Les textes que nous venons d’analyser sont traversés par deux problématiques distinctes, celle de la régulation sociale et celle de la transformation sociale.

La régulation sociale renvoie à un ensemble de stratégies utilisées par la société politique, l’État et ses appareils d’hégémonie, pour maintenir et consolider les structures sociales existantes. Cet ensemble de stratégies a pris diverses formes au cours de l’histoire, selon la gravité et l’intensité des luttes économiques, politiques et idéologiques entre les classes dirigeantes et les classes subalternes pour hégémoniser l’ensemble de la société. Nous nous sommes attardé en particulier sur une de ces formes historiques, que Gramsci a désignée par le terme « révolution passive » ou « révolution-restauration ». L’analyse gramscienne des révolutions passives qui se sont déroulées en Europe au cours des XIXe et XXe siècles nous a permis, d’une part, de comprendre la solide chaîne de fortifications et de casemates érigées par la société politique pour contenir ou réprimer les mouvements sociaux porteurs de changement, et, d’autre part, de penser les stratégies qui devraient permettre aux classes subalternes de transformer en leur faveur les rapports sociaux existants.

Au fil de notre analyse, il nous est apparu que, dans leurs luttes pour la transformation sociale, les classes subalternes, pas plus que les classes dirigeantes, ne pouvaient se passer d’une science politique concrète et pratique. Dans son projet d’exposé élémentaire d’art et de science politiques, Gramsci privilégie la méthode qui consiste essentiellement dans l’analyse rigoureuse des situations concrètes pour déterminer si le rapport des forces en présence, aux trois moments économiques, politiques et idéologiques permet d’entreprendre, de façon

CHAPITRE 4

Pour une théorie de la médiation

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délibérée, critique et ordonnée, des luttes pour la transformation des structures existantes. Cette science politique axée sur l’imagination et la prévision ne peut s’acquérir qu’au prix d’une grande discipline morale et intellectuelle. Cette discipline, comme la maïeutique socratique, interpelle la personne humaine dans ce qu’elle a de plus intime et l’engage dans un long processus de transformation affective et cognitive. L’homme, l’individu singulier tout comme l’homme collectif, se forge lui-même en transformant les rapports sociaux organiques dont il est le centre de liaison. Le concept de catharsis, défini par Gramsci comme « élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes », éclaire le double caractère purificateur et libérateur de ce long processus de transformation. L’analyse des multiples déterminations de ce concept nous aura permis d’entrevoir, au-delà d’une méthodologie de la transformation sociale, une théorie de la médiation, la théorie du passage du moment économico-corporatif au moment éthico-politique. C’est en effet au plan de cette théorie générale que peuvent, selon nous, se penser avec le maximum de cohérence, les multiples médiations ou passages qui caractérisent les rapports dialectiques entre les sphères de l’économie, de la politique et de l’idéologie, que Gramsci propose de représenter comme trois cercles concentriques à l’intérieur d’une même totalité en développement.

Cette théorie de la médiation s’articule autour des trois concepts clés qui ont été au centre de notre analyse au chapitre 3 : autonomie, catharsis et praxis. Ce qui importe dans cette nouvelle exposition, c’est de mettre en relief les liens internes entre ces concepts de manière à évaluer leur pertinence, leur originalité et leur efficacité dans une perpective de transformation sociale.

La relation entre les trois concepts, autonomie, catharsis et praxis, peut être représentée comme un processus circulaire de développement, dans lequel on aurait l’équation suivante : une praxis humaine déterminée a d’autant plus de chance d’aboutir à la transformation de la réalité effective qu’elle intègre toutes les énergies disponibles parmi les individus, groupes et mouvements sociaux qui luttent pour conquérir l’hégémonie de l’ensemble de la société civile et politique. La somme d’énergies nécessaire pour mener jusqu’au bout les tâches liées à cette praxis créatrice et transformatrice ne peut venir de l’extérieur. Elle est le produit des multiples énergies individuelles médiatisées et catalysées : elle suppose que les sujets socio-historiques vivent l’expérience d’une catharsis individuelle et collective. Or le passage de l’individuel au collectif, le lien indissociable entre une micro-catharsis individuelle et une macro-catharsis collective, suppose que les sujets socio-historiques parviennent à résoudre la crise d’identité qui marque le point de départ de la formation de toute personnalité humaine comme de toute société humaine. Cette crise est liée à la contradiction fondamentale entre ces deux tendances qui se partagent le terrain de la subjectivité : d’une part, la recherche de l’identité, qui peut prendre la forme du « souci de soi », du narcissisme, du repliement individualiste sur son petit monde immédiat d’intérêts, de besoins et de passions ; d’autre part, la recherche du dépassement de ses limites indi-viduelles, qui peut prendre la forme de la perte de soi dans l’anonymat de la foule, la fuite de ses responsabilités spécifiques, l’absence de normes et de règles de

134 Chapitre 4

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conduite. La résolution de la crise ne serait ni dans le repliement sur soi ni dans la perte de soi, qui sont toutes deux des formes d’autodestruction menant à l’entropie et à la désagrégation sociale. La voie de solution semblerait plutôt devoir être recherchée dans le sens d’une réelle autonomie1 : capacité de se prendre en charge comme sujet responsable de ses actes clans les limites de lois et de normes de conduite librement assumées de l’intérieur comme les conditions nécessaires de l’insertion dans le processus de socialisation et d’universalisation (comme « nécessité librement acceptée parce que pratiquement reconnue comme telle »).

Le processus circulaire de développement qui caractérise la formation de toute personnalité humaine et de toute société humaine évolue du cercle de l’autonomie, prise en charge personnelle, au cercle de la praxis, ou prise en charge collective du processus de la transformation sociale, en passant par le cercle de la catharsis, où s’effectue le travail d’épuration et de libération des énergies nécessaires à cette praxis.

Toute pratique sociale est essentiellement contradictoire parce que l’objet que cette pratique a pour but de transformer, l’ensemble des rapports sociaux, est fondamentalement contradictoire. L’ensemble des rapports sociaux se présente en effet concrètement sous la forme d’un corps social divisé, traversé horizontalement et verticalement par de multiples contradictions internes au plan des groupes et des individus qui le composent. Au départ se pose donc le problème des contradictions objectives, inhérentes à l’ensemble des rapports sociaux, et des contradictions subjectives, qui traversent la conscience des hommes dans leur rapport au monde :

Dès qu’on a constaté que, l’ensemble des rapports sociaux étant contradictoire, la conscience des hommes ne peut pas ne pas être contradictoire, un problème se pose : comment se manifeste cette contradiction et comment l’unification peut-elle être progressivement obtenue ? La contradiction se manifeste dans l’ensemble du corps social par l’existence de consciences historiques de groupe (par l’existence de stratifications correspondant à diverses phases de développement historique de la civilisation et par des antithèses dans les groupes qui correspondent à un même niveau historique) ; elle se manifeste dans les individus pris à part comme reflet de cette désagrégation « verticale et horizontale »2.

1. Sur le concept d’autonomie, voir Alain RENAUT, « Les subjectivités : pour une histoire du

concept de sujet », dans Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, Penser le sujet aujourd’hui, Paris, Méridiens, 1988, pp. 54-77. Nous retenons en particulier la distinction entre autonomie et indépendance : « Alors que la notion d’autonomie admet parfaitement l’idée d’une soumission à une loi ou à une norme communes dès lors qu’elles sont librement assumées [...] l’idéal de l’indépendance ne s’accommode plus d’une telle limitation du Moi et vise au contraire l’affirmation pure et simple du Moi comme valeur imprescriptible. À la normativité autofondée de l’autonomie, tend à se substituer le pur et simple souci de soi cher à Foucault. » Sur une distinction importante entre individualité et subjectivité, voir Frédéric DE BUZON, « L’individu et le sujet », Ibid., pp. 17-29.

2. Q 16 12, vol. III, pp. 1874-1875 (GT, p. 720).

Pour une théorie de la médiation 135

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Le sens de la praxis humaine consiste essentiellement à rechercher l’unification de cette société divisée, par un long processus de résolution des contradictions de la vie quotidienne. Toutefois, la résolution des contradictions ne peut pas ne pas tenir compte des inégalités structurelles liées à l’existence des gouvernants et des gouvernés, des dirigeants et des dirigés, au sein de la société en général et dans chaque groupe en particulier. La société ne pourra se réaliser pleinement et exprimer tout son potentiel tant que persisteront ces inégalités économiques, politiques et idéologiques. La correction de ces inégalités ne viendra pas de la part ce ceux qui occupent déjà la position dominante dans le rapport de forces. Une hypothèse de solution pourrait être explorée du côté des subalternes, des dirigés, des gouvernés. Mais faut-il que les classes subalternes fassent preuve d’ingéniosité pour prendre conscience sur le terrain des idéologies des conflits entre les forces matérielles, s’appuyer sur les moyens disponibles dans la société civile pour dépasser leurs propres intérêts économico-corporatifs et créer une nouvelle forme éthico-politique. Toutefois, certains groupes ou certaines couches appartenant aux classes subalternes se heurtent à un obstacle « épistémologique » de taille : leur vision fataliste et mécaniste du changement social, vision liée à la conception de l’homme comme « nature humaine », les empêche de développer une conscience historique autonome :

Dans les groupes subalternes l’absence d’autonomie dans l’initiative historique aggrave la désagrégation et renforce la lutte pour se libérer des principes imposés et non proposés, pour atteindre une conscience historique autonome : dans une telle lutte, les points de repère sont disparates, et l’un d’eux, précisément la « naturalité », la « nature » posée en modèle rencontre un grand succès parce qu’il parait évident et simple3.

Politiquement, cette absence d’autonomie empêche l’organisation, au sein de la société civile, d’une force permanente, prête à assumer les tâches nécessaires à la transformation des rapports sociaux inégalitaires. À la limite, l’absence du sens des responsabilités représente un danger grave pour l’ensemble de la société tout autant que pour les membres individuels de cette société : plutôt qu’au changement, elle mène à la stagnation et à l’entropie :

Le danger d’un manque de vitalité morale est représenté [...] par le fatalisme de ces groupes qui partagent la conception de la « naturalité » selon la « nature » des brutes, et pour lesquels tout est justifié par le milieu social. Tout sens de la responsabilité individuelle finit ainsi par s’émousser et toute responsabilité particulière est noyée dans une abstraite et introuvable responsabilité sociale. Si cette conception était vraie, le monde et l’histoire seraient toujours immobiles. En effet, si l’individu a besoin pour changer que toute la société ait changé avant lui, mécaniquement, par on ne sait quelle force extra-humaine, aucun changement n’aura jamais lieu4.

Le sens des responsabilités individuelles et sociales n’est pas quelque chose d’inné. Il est le produit d’une lente maturation et constitue l’objet principal 3. Ibid. 4. Q 16 12, vol. III, pp. 1877-1878 (GT, pp. 723-724).

136 Chapitre 4

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de l’éducation morale et intellectuelle dans laquelle Gramsci voyait la tâche principale du prince moderne. L’efficacité des luttes pour le changement social est fondamentalement liée à cette capacité des individus et des groupes de se comporter non pas en subalternes soumis aux influences extérieures du milieu social, mais en dirigeants, « éducateurs » de la société :

L’histoire est au contraire une lutte continuelle des individus et des groupes pour changer ce qui existe à un instant donné, mais pour que la lutte soit efficace, ces individus et ces groupes doivent se sentir supérieurs à l’existant, « éducateurs » de la société5.

L’éducation morale et intellectuelle est la pierre de touche de cette formation de l’homme collectif, c’est-à-dire de l’ensemble des nouveaux sujets socio-historiques appelés à créer la nouvelle civiltà. La production de cette nouvelle civilisation exige beaucoup d’imagination et de créativité de la part des agents pratiques de transformation. Pourtant, cette imagination qui rend possible la représentation dramatique des contradictions inhérentes à la praxis humaine pour mieux les circonscrire ne saurait être confondue avec une certaine forme de mystification ou de méconnaissance de la réalité effective :

Du rêve les yeux ouverts, et de la rêverie. Preuve d’un manque de caractère et de passivité. On imagine qu’un événement se soit produit et que le mécanisme de la nécessité ait été renversé. Sa propre initiative est devenue libre. Tout est facile. On peut ce que l’on veut et on veut toute une série de choses dont on est privé à l’heure actuelle. C’est au fond le présent renversé que l’on projette dans l’avenir6.

Il s’agit au contraire de trouver dans la réalité effective elle-même, dans l’ensemble des rapports sociaux existants, les conditions nécessaires et suffisantes pour accélérer les processus de changement. Or la réalité présente est une « réalité têtue ». Elle est faite d’une matière sociale rebelle, coulée dans des structures solides qui écrasent l’homme et le rendent passif. Toutefois, ces structures qui semblent défier toute tentative de changement ne sont pas à l’épreuve du temps. Elles sont traversées par des fissures, pas toujours perceptibles à l’œil nu : il faut les regarder de près pour découvrir, derrière leur nécessité d’airain, leur contingence et leur relativité historique.

Tout est dans ce regard : regard purifié, sans fanatisme et sans tabou, regard critique, regard soutenu par une volonté collective de changement :

Il faut, au contraire, attirer violemment l’attention sur le présent tel qu’il est si on veut le transformer. Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté7.

Nous ne nous étendrons pas sur la paternité de cet aphorisme emprunté par Gramsci à Romain Rolland, qui lui-même l’aurait tenu d’un auteur inconnu. Quoi 5. Q 16 12, vol. III, p. 1878 (GT, p. 724). 6. Q 9 60, p. 1131 (C, vol. II, p. 441). 7. Ibid.

Pour une théorie de la médiation 137

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qu’il en soit, Gramsci s’est bien approprié cette formulation pour désigner, en raccourci, les deux éléments indissociables de l’art et de la science politiques, et qui trouvent leur synthèse dialectique dans le concept de catharsis. D’un côté, optimisme de la volonté, passion pour le changement, détermination prométhéenne pour l’action qui forme les hommes dans une révolte constructive contre la volonté fatale des dieux, enthousiasme quasi dionysiaque par lequel l’homme peut être tenté de s’identifier aux puissances qui gouvernent le monde. D’un autre côté, pessimisme de l’intelligence, distance critique tout apollinienne, sagesse socratique qui amène à faire la part entre les doutes et les certitudes qui se partagent notre conscience divisée, prudence politique élémentaire qui nous pousse à calculer nos forces et nos faiblesses avant d’investir toutes nos énergies dans la lutte. Calcul politique d’autant plus nécessaire que la lutte est menée sur un terrain défavorable et qu’il est impossible d’en prévoir l’issue. La praxis transformatrice de la réalité existante est le produit d’une catharsis, au sens d’un enthousiasme critique, tempéré par une discipline morale et intellectuelle à la fois purificatrice et libératrice. Seul cet enthousiasme épuré peut déboucher sur la création d’une nouvelle forme éthico-politique :

Le seul enthousiasme justifiable est celui qui accompagne la volonté intelligente, l’activité intelligente, la richesse d’invention en initiatives concrètes qui modifient la réalité existante8.

138 Chapitre 4

8. Q 6 36, vol. II, pp. 1191-1192, (C, vol. II, p. 81).

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Quand, à l’Institut Gramsci à Rome, nous avons rencontré Elsa Fubini, la réputée spécialiste des bibliographies sur Gramsci, et que nous lui avons parlé de notre recherche sur le concept de catharsis dans la théorie politique de Gramsci, elle fut d’abord étonnée : car à sa connaissance il n’existait aucune recherche sur ce concept considéré comme très secondaire dans les œuvres gramsciennes. Puis, passant de l’étonnement à l’enthousiasme, elle reconnut qu’il y avait effectivement dans ce projet de recherche une idée très intéressante et, pour appuyer son intérêt, elle s’est mise à relire avec nous une Lettre de prison écrite par Gramsci, le 1er juin 1931, à sa femme Giulia, à propos de l’éducation de ses enfants, Delio et Giuliano. Dans cette lettre, Gramsci confie à sa femme un conte, qu’il avait sans doute appris sur les genoux de sa mère, pour qu’elle le raconte à ses enfants. C’est ce même conte qui a été retenu pour illustrer la vie et la pensée de Gramsci dans un film biographique produit en avril 1987 par la Télévision italienne à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort. Quel lien pouvait-il y avoir entre ce conte et la leçon gramscienne ? Y aurait-il dans ce conte la quintessence de ce que Gramsci a sans doute voulu dire à sa femme, à ses enfants, mais aussi, au-delà de son temps et de son pays, à tous ceux qui continueraient d’emprunter les pistes de recherche qu’il a si laborieusement entrouvertes ? Ce conte ne serait-il pas, au plan esthétique, une représentation dramatique de cette praxis humaine qui a fait l’objet des réflexions gramsciennes dans les Cahiers de prison ? Nous conclurons notre recherche sur ces réflexions en commentant le conte, de manière à évaluer la pertinence et l’efficacité symbolique de cet ensemble de concepts proposés pour penser et transformer le social.

CONCLUSION

Au-delà de Gramsci

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140 Conclusion

Je voudrais raconter à Delio un conte de mon pays qui me paraît intéressant. Je te le résume et tu le lui développeras, à lui et à Giuliano. – Un enfant dort. Il y a un pot de lait prêt pour son réveil. Un rat boit le lait. L’enfant n’ayant pas son lait crie, et la maman crie. Le rat désespéré se frappe la tête contre le mur, mais il se rend compte que cela ne sert à rien et il court chez la chèvre pour avoir du lait. La chèvre lui donnera du lait si on lui donne de l’herbe à manger. Le rat va voir la campagne pour avoir l’herbe, mais la campagne aride veut de l’eau. Le rat va voir la fontaine. La fontaine a été démolie par la guerre et l’eau se perd ; elle veut un maçon qui la répare. Le rat va voir le maçon : il veut des pierres. Le rat va voir la montagne, et il y a un dialogue sublime entre le rat et la montagne qui a été déboisée par les spéculateurs et qui montre de toutes parts ses os sans terre. Le rat lui raconte toute l’histoire et promet que l’enfant devenu grand replantera des pins, des chênes, des châtaigniers, etc. Alors la montagne donne les pierres etc. et l’enfant a tant de lait qu’il se lave même avec du lait. Il grandit, il plante les arbres, tout se transforme ; les os de la montagne disparaissent sous le terreau, les précipitations atmosphériques redeviennent régulières parce que les arbres retiennent la vapeur d’eau et empêchent les torrents de dévaster la plaine etc. Bref le rat a conçu une véritable piatilietka (mot russe qui signifie « plan quinquennal ») etc. C’est une histoire propre à une région ruinée par le déboisement. Très chère Giulia, tu dois vraiment leur raconter cette histoire et puis me communiquer les impressions des enfants [...]1.

Le contexte immédiat de la lettre est une discussion ouverte entre Gramsci et sa femme concernant les penchants littéraires de Delio. La discussion a été en fait déclenchée par une « épître » de Delio que Tania avait transmise à Gramsci et dans laquelle le jeune homme déclarait « sa passion pour les récits de Pouchkine (un écrivain russe) et pour ceux qui se réfèrent à la vie des jeunes ». Gramsci et sa femme n’ont pas toujours eu la même appréciation des effets de ces penchants littéraires sur l’éducation et l’avenir de leur fils. Entre autres, même s’il apprécie le fait que Delio lit avec passion Pouchkine et « tout ce qui se rapporte à la vie créatrice qui ébauche ses premières formes », il est plus critique vis-à-vis de l’enthousiasme de Giulia à l’idée que Delio pourrait même « lire Dante avec passion ». Une personne « intelligente et moderne » doit lire les classiques, selon lui, avec « détachement », ce qui suppose l’admiration pour la valeur esthétique de l’œuvre elle-même et de l’artiste « en général », mais pas avec « passion », ce qui « implique l’adhésion au contenu idéologique de la poésie » et une identification avec « son » poète en particulier. Identification avec les passions immédiates et détachement-épuration, deux signalements de la présence de la thématique de la catharsis. Mais au-delà de ces remarques sur les façons de lire les classiques, ce que Gramsci apprécie le plus dans « l’épître » de Delio, c’est une indication intéressante sur le développement de sa propre imagination, qualité requise pour devenir un grand « ingénieur » tout autant qu’un grand « poète » :

Je suis donc très content que Delio aime les ouvrages d’imagination et qu’il donne aussi libre cours à sa propre imagination ; je ne pense pas pour autant

1. LP, p. 306.

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qu’il ne puisse pas devenir tout de même un grand « ingénieur » constructeur de gratte-ciel ou de centrales électriques, bien au contraire2.

En somme, toute cette lettre est une éloge de l’imagination créatrice, laquelle est la faculté absolument nécessaire pour produire une œuvre de grande valeur, que ce soit au plan esthétique, scientifique, philosophique ou politique. Le message vaut pour le destinataire principal de la lettre, Delio, en qui Gramsci ne peut s’empêcher de contempler par anticipation le nouveau type de dirigeant dont son pays aura besoin pour sortir de la dévastation causée par la montée du fascisme.

Par delà ce message direct à Delio et Giuliano, ce conte porte un message plus général contenu, sinon dans sa lettre, du moins dans son esprit. En quoi ce message nous éclaire-t-il sur les exigences de la formation des dirigeants et la méthodologie de la transformation sociale ?

Du point de vue formel, ce conte est construit en trois cercles et met en scène trois personnages dont les rôles varient à l’intérieur de ces cercles. Dans le premier cercle nous trouvons la mère, l’enfant et le rat, la mère étant au centre du drame. Dans le deuxième cercle, le rat occupe la position centrale. Dans le troisième cercle, l’enfant devient l’acteur principal.

Du point de vue de son contenu symbolique, on pourrait être tenté, comme Gramsci nous y invite, d’interpréter ce conte littéralement comme une « histoire propre à une région dévastée par le déboisement », et le traduire dans le sens des réflexions et luttes actuelles sur les problèmes écologiques (disparition des espaces verts, pluies acides, guerres bactériologiques, couche d’ozone menacée, etc.). Faute de connaître toutes les subtilités de la culture italienne auxquelles renvoie ce conte populaire, nous nous limitons à une hypothèse de lecture plus proche du « métamessage » que du « message direct » qu’on pourrait lire à fleur de texte. Nous pensons que ce « métamessage » tient principalement dans la théorie de la médiation, dont nous avons dit qu’elle s’articulait autour des concepts catharsis, autonomie et praxis. À cet effet examinons le processus circulaire qui sous-tend la représentation dramatique d’une situation de crise et des principes de sa solution.

Premier cercle : un drame familial. Les personnages : 1) un enfant dort, dépendant totalement de sa mère pour la satisfaction de ses besoins primaires ; 2) la mère, dont le rôle ici est essentiel, est celle qui a donné la vie à l’enfant, et sur qui celui-ci peut compter pour avoir, chaque fois qu’il se réveille, son pot de lait, cette précieuse nourriture qui doit assurer son développement ; 3) le rat, le trouble-fête, l’agent perturbateur qui déclenche la crise, en privant l’enfant de sa nourriture essentielle. C’est le drame : tous les personnages sont pris dans une « crise » d’angoisse qui se manifeste par les cris de la mère et de l’enfant, et par une tentative automutilatrice du rat (il frappe désespérément sa tête contre le mur). C’est apparemment un cercle vicieux : comment s’en sortir, puisque tous

2. Ibid.

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les personnages sont envahis, paralysés et obnubilés par les sentiments immédiats de frustration et de désespoir ? Mais voici le paradoxe : le rat, l’agent fauteur de crise, est aussi celui qui, en prenant conscience que les cris et les tentatives de suicide ne mènent à rien commence à imaginer dans la situation de crise elle-même une hypothèse de solution. Pourquoi ne pas chercher le lait auprès d’une source productrice de lait, d’une chèvre, par exemple ? L’hypothèse vaut la peine d’être explorée.

Deuxième cercle : le drame se déplace dans la nature, lieu de la production de la vie sous toutes ses formes. Personnage principal : le rat. Mais voilà, le rat se retrouve sur un terrain d’expérimentation plein de surprises et de contradictions. Tout ne se passe pas comme prévu, car il se rend bien compte que la crise vécue entre lui, la mère et l’enfant est une crise généralisée, qui a l’allure d’une catastrophe écologique : toute la chaîne de production de la vie est arrêtée, de la chèvre jusqu’à la montagne. C’est la misère criante, symbolisée par les os qui sortent des côtes de la montagne, misère qui n’est pas, à bien noter, causée par la nature elle-même mais par l’intervention abusive des « spéculateurs » humains. Pour que cette chaîne de la vie recommence à fonctionner, il faut faire appel à l’imagination créatrice : le rat n’ayant rien à offrir « immédiatement », se fait médiateur, courtier en assurances, brocanteur. Cette médiation se fait particulièrement pressante dans le « dialogue sublime entre le rat et la montagne » : échange qui se produit non pas sur la base de biens matériels immédiats (ni le rat ni la montagne n’ont ce qu’il faut pour satisfaire les conditions de l’échange), mais sur la base d’une assurance mutuelle suffisamment solide pour justifier un nouveau contrat en bonne et dûe forme, et même un « plan quinquennal » : si tu me donnes des pierres, l’enfant te couvrira de toutes sortes de végétations, et tu redeviendras une belle et fière montagne comme auparavant. Le clou de l’affaire, c’est que la montagne a cru « toute l’histoire » racontée par le rat, car le récit est vrai et concerne l’ensemble de la collectivité. Et les promesses ne sont pas trompeuses, car il est vraisemblable que l’enfant, ayant tout le lait nécessaire à son développement, aura les moyens de changer le cours des choses et de réparer les torts causés à la nature par la spéculation irresponsable. Un vrai discours politique axé sur la prévision et la planification !

Troisième cercle : le dénouement du drame. Personnage principal : l’enfant devenu autonome. Ses besoins essentiels ont été comblés (l’enfant a tant de lait qu’il se lave même avec du lait !), mais cette satisfaction primaire (égoïste-passionnelle) ne lui suffit pas. Comme le rat avait fait preuve d’imagination créatrice en allant jusqu’à la montagne dénudée, ce qui lui a permis de remonter à la cause de la destruction de la chaîne de la vie, pourquoi lui, l’enfant, ne pourrait pas employer ses énergies à reconstruire la montagne pour qu’elle devienne une nouvelle source de vie ? Effectivement, l’enfant grandit, plante les arbres, et tout se transforme...

La valeur esthétique de ce conte est indéniable. Comme représentation dramatique d’une situation de crise et d’une catastrophe écologique, cette histoire, transposée au plan de l’analyse sociale, est de nature à produire chez les lecteurs de tout âge et de toute culture un effet proprement cathartique : la vue

142 Conclusion

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pénible de tant de destructions, d’inégalités et de contradictions au sein de la société peut susciter frayeur et pitié chez ceux qui se donnent la peine de réfléchir tant soit peu à l’avenir collectif de l’homme dans ce monde. Mais au fond, ce spectacle qui se joue ici et maintenant dans la vie quotidienne, loin de nous paralyser, ne devrait-il pas nous inciter à prendre conscience que le sacrifice de nos propres valeurs, le suicide intellectuel, la démission et la démobilisation ne nous feront pas sortir du cercle vicieux que constituent les inégalités structurelles de notre société ? Pour sortir de ce cercle, il faut des dirigeants, des médiateurs, des « éducateurs » de la société, des « philosophes politiques », en somme des nouveaux sujets socio-historiques doués d’imagination créatrice, d’enthousiasme et de jugement critique pour intervenir efficacement dans le processus de transformation sociale.

La fin de siècle est celle du grand chambardement : chambardement des idéologies, des valeurs, des modèles, perte de crédibilité des leaders, crise de l’État et de ses appareils d’hégémonie, plafonnement des mouvements sociaux, crise des pratiques sociales novatrices. Le rideau semble tomber sur un drame sans dénouement, qui laisse les acteurs et les spectateurs sur leur faim, désillusionnés... Et pourtant la « soft-idéologie3 » voudrait nous rassurer, nous faire oublier que ce drame nous touche dans notre vie quotidienne, tant au plan de nos biographies personnelles qu’à celui de notre place et de notre force relatives dans le développement historique des rapports sociaux. La « soft-idéologie » est un maquillage, un intelligent « bricolage » des vieilles idéologies traditionnelles, que les intellectuels organiques de l’État néolibéral utilisent comme arme moderne pour faire échec aux nouveaux mouvements sociaux porteurs timides des luttes, des revendications et des espoirs de changement.

Comme au temps où Gramsci, jeune militant socialiste, démasquait les idéologies démobilisatrices qui dominaient la vie intellectuelle au début du siècle, l’heure est à la vigilance et, plus que jamais, les nouveaux sujets socio-historiques qui sont appelés à assumer dans la société civile et la société politique des responsabilités de direction ont besoin d’une rigoureuse formation intellectuelle et morale. La clé de cette formation, comme nous avons pu la comprendre dans notre recherche, ne se trouve ni dans les techniques ni dans les recettes, mais dans un profond changement dans les modes de sentir, de penser et d’agir. Changement qui consiste à passer du moment égoïste-passionnel au moment éthico-politique, de l’individualisme à l’autonomie créatrice. Cette autonomie créatrice, ce dé-veloppement intégral des hommes dans leurs dimensions affectives, cognitives et esthétiques, n’est-ce pas l’horizon vers lequel nous porte, à travers les contradictions et les tensions de la praxis quotidienne, le processus cathartique ?

3. Cf. François-Bemard HUYGHE et Pierre BARBÈS, op. cit.

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