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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Causeries pour la jeunesse / par J.-N. Bouilly

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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Causeries pour la jeunesse /par J.-N. Bouilly

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Bouilly, Jean-Nicolas (1763-1842). Auteur du texte. Causeriespour la jeunesse / par J.-N. Bouilly. 1886.

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CAUSERIES

roun

LA JEUNESSE

PAR

J. N. BOUILLY,

LIMOGESEUGÈNE ARDANT ET G 10, ÉDITEURS.

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.CAUSERIES

POUR LA JEUNESSE

L'HOSPITALITE

Parmi les devoirs que nous imposent Dieu etles hommes, l'hospitalité fut dans tous les lempset chez toutes XQB nations celui qu'on remplitavec le plus d'empressement et de fidélité.« Fais pour les autres ce que tu voudrais qu'ilte fût fait! » nous dit un des plus beaux dogmesde la morale. « Aide-moi ! je t'aiderai quelquejour, » semble nous dire la personne que nousrecueillons sous notre toit, quo nous admettonsà notre table, à notre foyer,

Ces vérités, qu'on ne saurait graver de tropbonne heure dans la mémoire des enfants,serontprouvées par le récit que je vais faire à mes

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0 L'HOÛU'ITAMTÊ/

joures lecteurs d'une anecdote quoj'alrocueilHedans un village des environs de Paris.

Le ohâtoau de R*** venait (Vôtre vendu parun banquiertrès-renommé,que dos spéculationsde Bourse avaient ruiné do fond en comble. On

ne voit que trop souvent, hélas! de ces victimesd'Aine insatiable ambition. L'acquéreur de oottobelle lerro était un ancien manufacturier retirédu commerce, septuagénaire, veuf et sansenfants. Habitué toute sa vie à faire du bien, ilprojetait d'en répandre de nouveau; mais,voulant s'assurer qu'il placerait utilement sesbienfaits, il résolut de mettre à l'épreuve lesdivers habitants du village où l'on ne connais-sait ni ses traits ni sa personne. Il arriva donole soir dans sa nouvelle propriété; et dès lelendemain matin, sous les habits d'un honnêteindigent, accompagnéd'un gros chien de ferme,

son gardien fidèle, un bâton noueux à la mainet sa belle tête chauve couverte d'une vieille cas-quette, il parcourt plusieurs habitations, où il

se présente comme un ancien ouvrier de manu-facture, sans parants, hors d'état de travailler, etn'ayant plus pour ressource que l'attachementde son chien et la commisération des personnescharitables qui daigneraient l'assister.

On se doute aisément qu'il fut plus ou moinsbien accueilli do ceux qu'il éprouva. Rudoyépar les uns, humilié par les autres, quelquefois

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' L'HOSPITALITÉ. 1mémo soupçonné d'être un malfuiteur, quoique

sa flguro vénérable dût écarter un pareil soup-çon, il fit la cruelle expérience que ce ne sont

pas toujours les heureux du siècle qui saventle mieux compatir au malheur. Aussi, lorsqu'ilrentrait au château, vers dix heures, il inscri-vait sur un registro les noms de tous oeux qu'ilavait visités, et prenait une note exaoto desdiversesréceptions qu'on lui avait faites.

Un jour qu'il achevait sa ronde d'indigent,selon son usage, il aperçoit à la grille d'unebelle habitation deux jeunes personnes escortéesd'une vieille gouvernante : elles étaient par-faitement vêtues, âgées de douze à treize ans ;elles marchandaient d'élégantes ombrelles queleur présentait un colporteur, et qu'elles payè-rent chacune vingt francs renfermés dans uneriche bourse contenant leurs économios. Lesoi-disant pauvre vieillard les aborde avec con-fiance, espérant obtenir quelques secours deces belles opulentes. Quelle est sa surprise d'en-tendre l'aînée des deux soeurs lui dire avec unregard de mépris et une insultante dureté :

K Est-ce qu'on demande ainsi, sans être connu?Passez, passez votre chemin! —On n'en fini-rait pas, ajouta la cadette, s'il fallait donner htons ces gens-là. » Le faux indigent se retirasans rien répondre; et, s'informont dans le voi-sinage du nom des deux impitoyables, il apprit

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8 L'HOSPITALITÉ.

qu'elles étaient les seules enfants d'un grandspéculateur de terrains, nommé Chardel,élevées par une mère éblouie de son opulence,et dont l'égoïsme ne pouvait être comparé qu'à6a vanité.

Quelque temps après, c'était la matinée d'unorelie journéedu mois de juin ; le malin vieillard-,parcourant les environs du village, aperçoitune humble habitation, espèce de chaumièreisolée dont la porte était fermée. Sept heuresvenaient de sonner au clocher de la paroisse; ilne pouvait concevoir comment cette demeuren'était pas ouverte; et sa première pensée futqu'elle était inhabitée. Il s'assied donc sur unbloc de pierre placé tout près de l'enlrée, poseauprès de lui son gros bâton, caresse d'unemain son chien fidèle; de l'autre il ôte sa vieillecasquette, découvre son front septuagénaire ; et,cédant à cette douce fraîcheur du matin quijette dans tous les sens un baume délectable, ils'endort profondément.

Il reposa''• depuis quelques instants, lorsquetout-à-c

.s'ouvre la porte de l'habitation,

d'où sortent deux petites villageoises de neuf àdix ans, qui, voyant le vieillard endormi, crai-gnent de troubler son sommeil, et tiennent àvoix basse la conversation suivante: « Disdonc, Georgette, as-tu peur? — Du tout, matoeur i il a une si bonne figurel — Et o* gros

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L'HOSPITALITÉ. 9

chien qui fait, le guet auprès d'lui? — I' gardeson maître; c'est tout simple. — S'il allaitsauter sur nous? — Oh ! qu' non : ces bonsanimaux-là, Lise, aiment trop l'z enfants, pourleur faire aucun mal. — Et si V vieillard seréveille, qu' ferons-nous? — Nous V feronsentrer dans not' demeure. — Et si c'était uûmalfaiteur?— Tas possible : il a V sommeiltrop doux. — Maman nous grondera; ça c'estsûr.—Eh non; elle nous recommande si sou-vent d'être bonnes pour les pauvres gens ! — Ilest vrai : quoique ça je n' suis pas trop rassu-rée. — Et moi, j' gagerais que c'est un bravehomme... i' s' réveille : nous allons bien voir. »

Le veillard en effet ouvre les yeux; et sou-dain apercevant les deux soeurs dont les regardssont attachés sur lui, il leur dit : « C'est vous,je le vois, qui habitez cette demeure? — Nous-mêmes, mon bon monsieur, lui répond Geor-gette :qu'y a-t-il pour vot' service? — Hélas!mes bonnes petites, je ne suis pas un monsieur,mais un pauvre vieil indigent réduit à réclamerl'assistance des âmes charitables. — Dame!

nous n'avons point d'argent à vous donner,reprend la jeuue fille, Not' mère, qu'est snge-femme, a passé toute la nuit hors do la maison ;elle a la clef du coffre. Mais ça ne nous empêche

pas d' vous offrir d' quoi vous donner quéqu'-forces, ajouta Lise, enhardie par le son de voix

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10 L'HOSPITALITÉ.

si touchant de l'inconnu. — Oe n'est pas derefus, mes petits anges; car je sens déjà que lafaim me tourmente. — J' vous offrirais bien 1!

bras, continue Lise; mais j'ai trop grand' peurque vot'groschien n'me morde :i*n' f'raitd' moiqu'une bouchée. — Lui ! c'est le plus excellentanimal!... regardez! il comprend déjà que vousdaignez m'accorder l'hospitalité, et le voilà quivous caresse. » Le chien, en effet, léchait lamain de Georgctte, qui avait osi la lui posersur la tête, et venait se frotter contre Lise avectoute l'expression de la reconnaissance.

L'inconnu, à peine introduit dans la chau-mière, est placé par les jeunes filles dans ungrand fauteuil de bois. « C'était celui d' not'grand-père, dit Georgette; et vrai, j' croyons ler'voir en vous. — I' m'a souvent prise là, dans

ses bras, dit Lise, et fait de bien douces caresses.— Eh bien ! venez dans les miens ! répond lovieillard, et je tâcherai que l'illusion soit com-plète. — Je n' demand'rais pas mieux, monbrave homme; mais j' crains toujours qu' vot'gros chien n' me morde. » En ce moment mômela pauvre bête vint lui lécher les mains, et lajeune fille, enhardie par cet admirable instinctdel'animal, lui rendcaressepourcaresse. «Tenez,bon homme, reprend Georgette, avalez-moi o'

verre de vin ; c'est du pays ; i' gratte un peu V

gosier, mais ça rafraîchit. — À mon tour, ajoute

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L'HOSPITALITÉ. 1]Lise, j' vous offre un reste de gâteau d'fromentqu' ma mère m'a donné hier au soir pour mon dé-jeuner de c' matin, avec un morceau d' fromagesalé; o* qui vous excite l'appétit, dame, fautvoir! — Et vous, chère enfant, avec quoi déjeu-nerez-vous? — Est-ce qu'il n'y a pas du paindans la huche, donc? un peu seo, mais c'estégal. — Vlà encore, reprend Georgette, deuxgrosses pommes d'l'année dernière, que j' con-servais précieusement : je n' saurais en faire unmeilleur usage. — J' voudrions, reprend Liseaussitôt avoir c&iut' bonnes choses à vous offrir ;mais c'est tout o'que nous avons. » Et là -dessusles deux soeurs prennent chacune une main duvieillard, qu'elles pressent sur leur coeur avecune expression ravissante. Enfin, tout ce quipeut donner une juste idée de la plusi généreusehospitalité fut employé par Lise et Georgeitepour convaincre l'inconnu de tout ïe bonheurqu'elles éprouvaient à le recevoir; et son chienne fut pas moins festoyé... Mais déjà le soleilétant au tiers de sa course, lo vieillard annonçaqu'il allait continuer sa route. « Nulle part, leurdit-il, je ne serai accueilli mieux que chea

vous... et jo vous promets d'en conserver long*temps le souvenir... Comment se nomme votremère? — Madame Chopin, veuve depuis cinqans. — Ne ni'avez-vous pas dit qu'elle étaitgage-femme? — Sans doute, et bien connue

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12 ' L'HOSPITALITÉ.

dans V canton. — Adieu, mes bonnes petites..»mes anges tutélaires! nous nous reverrons...j'ose l'espérer. En attendant, soyez toujoursbonnes, hospitalières, et le ciel vous en récom-pensera. — Vous nous promettez, dit Geor-gette, de r'venir nous voir, vous asseoir dans lefauteuil de not' grand-père?— Et de nous ram'-ner vot' bon chien, dont je n'ai plus peur? ajouteLise en le caressant de nouveau; comment l'ap-pelez-vous? — Fidèle : n'est-ce pas qu'il est biennommé?... Au revoir donc, mes jeunes amies!ce sera plutôt peut-être que vous ne pensez. »A ces mots, il s'éloigne en retournant do tempsen temps la tête du côté des deux soeurs, et leurexprimant du geste les voeux qu'il faisait pourleur bonheur.

Quelque temps après eut lieu la fête patronaleou village. On annonça que monsieur Germont,nouveau propriétaire du château, voulant payeïsa bienvenue dans le pays, donnait dans sonparc un bal à tous les habitants du canton; efe

qu'au grand banquet servi dans l'orangerie,il serait fait un présent à toutes les jeunesfilles, sans distinction. Ces bruits, accréditéspar les gens du château, qui parlaient sanscesse de l'opulence et des traits de générosité deleur maître, excitèrent l'intérêt et la curiositéde toutes les classes des habitants ; il n'y eutpas une seule famille qui ne s'empressât do se

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L'HOSFITALI'iÉ. 1*

rendre à un semblable appel. La soirée était ra-vissante, et des groupes nombreux entouraient,en dansant, un orchestre bien composé et placéau centre d'une brillante illumination. MonsieurGermont, parfaitement vêtu, sa tête chauvecouverte d'une tifcus ondoyante, n'offrait pas lamoindre ressemblance aveo le vieil indigentqu'on rencontrait souvent le matin, parcourantle village et ses environs. Mêlé dans les grou-pes, il examinait à son aise les divers person-nages inscrits sur son registre, aveo les notesfidèles des diverses réceptions qu'il avait eues.Il remarqua la famille Chardel, dont les deuxdemoiselles, étalant, à l'instar de leur mère,

une toilette très-recherchée, dédaignaient de

se mêler à la danse aveo les jeunes villageoisesqui en faisaient le charme et l'ornement. Ilaperçut aussi, dans un petit coin sombre, lamodeste madame Chopin, assise, aveo ses deuxfilles, shr un tertre de gazon, et n'osant pas loinpermettre de se livrer à la danse. Georgette etLise étaient simplement vêtues, mais aveo uneextrême propreté ; et sous leur bonnet rond onremarquait les figures les plus expressives. Lomaître du château feignit de ne pas les connaî-,.tre; mais, les recommandant particulièrementà plusieurs jeunes gens de sa société, il eut lajouissance de les voir participer aux plaisirs dela fête, ce qui causait à leur mère une joie iuex-

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14 L'HOSPITALITÉ.

primable, et surtout une surprise étrange de ce^ue plusieurs messieurs daignaient être les ca-valiers de ses filles, dont l'âge, la mise et la con-dition ne pouvaient attirer sur elles un regardfavorable.

Enfin, le banquet est annoncé dans l'oran-gerie, où une table en fer à cheval contenaitenviron deux cents couverts. Chacun s'empressed'aller y prendre place; mais la timide madameChopin n'osait pas s'y présenter avèo ses en-fants, lorsque les mêmes cavaliers qui lesavaient fait danser viennent leur donner lamain, ainsi qu'à leur mère, et les conduisenttoutes les trois au hautde la table, auprèsde mon-sieur Germont. Elles en rougissaient de connusion, et ne pouvaient concevoir ce qui leur atti*rait un pareil honneur. À la droite du vénérableGermont s'élait placée la brillante madameOhardel, escortée de ses deux demoiselles, éta-lant la plus riche parure, et se gourmant commela reine de la fête. Jamais banquet no fut pltu(oyeux et mieux ordonné. Le plaisir, causé parce mélange de tous les rangs, brillait sur lafigure do chaque convive. Un toast général futporté au maître du château; il y répondit aveocette vive émotion de l'homme de bien, et enmême temps aveo cette modestie d'un sage quen'éblouit point l'éclat de la fortune. « A vous,excellente femme! dit-il à la timide madame

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L'HOSPITALITÉ. 15

Chopin, et. à vo-s deux charmantes filles! »Elles s'-î regardent toutes les trois, et ne saventce qui peut leur attirer une distinction aussiflatteuse, lorsque le gros chien, qu'on avaitlaissé sortir de sa niehe, rôdant autour des nom-breux convives, et flairant chacun d'eux, vintcaresser Georgette, qui le reconnaît et dit àLise : « C'est Fidèle! c'est V chien du pauvrevieillard.— Faut croire, lui répond sa soeur,que V cher homme est r'venu, comme i' nousl'avait promis, et qu'il s'est mêlé dans la foule.

— Oh! qu'j'aurais d'plaisir à le r'voir! reprendGeorgette. — Et moi, donc ! ajoute Lise. — Jene suis pas moins empressée que vous, mes en-fants, dit madame Chopin, de 1' connaître et d*

lui donner l'hospitalité. Sitôt qu'on se lôv'ra detable, nous V chercherons dans V parc, et l'em-mènerons coucher chez nous. » Monsieur Ger-mont entendait cet entretien, et jouissait ensecret de leur méprise. Le festin terminé, onpasse dans les salons où se trouvaient étaléesles diverses offrandes annoncées pour les jeunesfilles. Chacune d'elles les convoitait des yeux;et mesdemoisellesChardel avaient déjà remarquéun coffret de satin rode, orné de fleurs admira-blement brodées, et qui leur paraissait contenirle cadeau qu'on leur destinait. Enfin, la distri-bution va commencer : monsieur Germont repa-raît, Mais ce n'est plus l'opulent propriétaire du

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16 -L'HOSPITALITÉ.

château; c'est le vieil indigent dont il a reprisl'humble costume, et sa tête chauve est danstoute sa nudité. Chaque habitant du village lereconnaît; Georgette et Lise poussent un cri dojoie en s'écriant : « C'est lui! » Les brillantesdemoiselles Ohardel baissent les yeux, en répé-tant avec oonfusion : « Oui, c'est bien lui. »

Le pauvre vieillard annonce alors que mon-sieur Germont l'a chargé de faireauxjeunes fillesdu village une offrande qui donnât à chacuned'elles la récompense des secours qu'il en avaitreçus. Celle-ci, qui lui avait donné quelquespièces de monnaie, les retrouve dans une boursede s ne, avec une longue chaîne de cou et desboucles d'oreilles en or. Celle-là, qui s'étaitprivée d'excellents fruits pour les lui offrir, etdont les fiançailles allaient avoir lieu, reçoit enéchange un riche habillement de mariée. Cetteautre, qui l'avait recueilli par un violent orage,et s'était fait un devoir de sécher elle-même seshabits à son modeste foyer, trouvait un justede soie bleue, avec la jupe et un tablier domousseline brodée, enveloppés dans la souque-nille que portait ce jour-là le pauvre vieillard.En un mot, le moindre service fut généreuse-ment acquitté, surtout envers ceux qui n'avaientpu donner que sur leur nécessaire. Arrive letour de mesdemoiselles Ohardel, qui lorgnaienttoujours aveo avidité le beau coffret do satin

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L'HOSPITALITÉ. 17

rose; mais elles ne reçoivent qu'une feuille depapier, roulée sous un ruban noir : la curiositéles excite à l'ouvrir; et leur confusion est ex-trême, lorsqu'elles lisent les mêmes motsqu'elles avaient adressés au pauvre septuagé-naire : « Passez^ passez votre chemini On n'enfinirait pas, s'il fallait donner à tous ces gens-là, » Les deux soeurs pâlissent de dépit et dehonte : leur mère prend l'écrit qu'elle lit à sontour, et se retire avec ses filles, qui, sans doute,profitèrent de la leçon.

« A vous ! dit alors le faux indigent aux deuxsoeurs Chopin. A vous, qui m'avez comblé detout ce que l'hospitalité peut inspirer de plustouchant 1 Ce ne furent ni l'éducation, ni l'usagedu monde, excellentes créatures, qui vous por-tèrent à m'accueillir aveo tant de gentillesse etde bonté : c'était ce noble élan des coeurs com-patissants... recevez-en donc le juste salaire. »

.Il leur remet, à ces mots, le brillant coffret desatin rose contenant des parures analogues àleur condition, et pour chacune d'elles un rou-leau de pièces d'or, puis il ajoute : « Vous trou-viez que je ressemblais à votre grand-père, lors-

que j'étais assis entre vous deux, dans son fau-teuil; eh bienl c'était Dieu qui vous inspirait;car, dès ce moment, je vous regarde commemes enfants. Vous habiterez au château, ainsi

que votre digne mère, qui exercera gratis, dans

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18 L'HOSPITALITÉ.

le village, son utile profession. Vous serezélevées sous mes yeux; et, après moi, vousjouirez d'une portion de ma fortune. Viens, tmGeorgette 1 vieus, ma Lise!... Je veux que toiu:les matins vous veniez à moi dans le grandfauteuil de bois qui sera placé dans ma cham-bre ; et je vous devrai, bonnes petites, la conso-lation des infirmités de ma vieillesse, et le bonheur du reste de ma vio. »

Il serait difficile de peindre Vétonnement etl'ivresse des deux soeurs et de leur mère : pros-ternées toutes les trois aux pieds de l'ho norablevieillard, elles le couvraient de larmes de joie.Tous les assistants, partageant leur bonheur,invoquaient le ciel pour la conservation desjours du maître du château ; et l'on vit, dans oomoment, le chien Fidèle s'approcher de Lise etde Georgette, et se coucher à leurs pieds aveoun doux regard qui semblait leur dire quo, luiaussi, il voulait les récompenser d'avoir si bienRempli les devoirs de l'hospitalité.

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LES JEUNES PENSIONNAIRES.

S'il est un lien social tout à la fois légitime11

durable, c'est celui qui unit entre elles lesélèves d'une même institution. Cette mise encommun des premiers mouvements de l'âme,cette émulation mutuellement excitée, cessecours de tous les instants prodiguéset rendus,cet irrésistible attrait d'un premier attachement,en un mot, cette aurore de l'existence qui influeei puissamment sur le reste de la vie... tout nese réunit-il pas pour attacher entre elles dejeunes amies de pension, pour les enlacer commele sont les rameaux de plusieurs rosiers élevésles uns près des autres et cultivés dans la mêmepépinière?

Clorimle do Mirecourt, fille unique d'unhomme de qualité, jouissant d'une grandefortune, avait été confiée à l'âge de dix ans auxsoins de madame de Courville, veuve d'unofficier mort au champ d'honneur, et qui diri-geait avec autant de mérite que de désintéres-sement une des maisons d'institution les plusrenommées do la capitale. Le père de Clorinde,homme d'esprit et de bien, avait remarqué dans

sa fille une fierté souvent portée jusqu'à l'é-

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$0 LES JEUNES PENSIONNAIRES..

goïsme, et qu'il avait inutilement essaj|é dedompter. La jeune personne, élevée dans le%ein

de i'opulence, entourée de nombreux serviteursà ses ordres, et malheureusement privée de samère, la plus parfaite des femmes, communi-vquant sans cesse avec des gens titrés, opulents,avait pris un ton et des habitudes qui chaquejour alarmaient son père. Il crut donc ne pou-voir mieux les rompre qu'en plaçant Clorindodans la maison de madame de Courville, oùl'égalité des droits, la confusion des rangs, etce titre d'élève qui commande obéissance etsubordination, dompteraient par degrés lajeune orgueilleuse.

Tout, en effet, répondit aux voeux do cetexcellent père, et surtout au sacrifice qu'ilavait fait en se séparant de sa fille, son uniqueconsolation, son espoir lopins cher. Clorinde,si vaine et si despote dans la maison paternelle,où elle désire rentrer promptement, fut d'uneadmirable soumission envers sa digne institu-trice, et d'une affabilité ravissante avec foulesses compagnes. Il semblait môme qu'elle pré-férât celles qui se trouvaientle moins favoriséesde la fortune.

Parmi celles-ci se faisait remarquer ApollineFloquet, fille d'un professeur d'humanités aulycéo Charlemagne. Veuf et sexagénaire, ilavait fait do même les plus grands sacrifices

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LES JEUNES PENSIONNAIRES. 21

pour perfectionner sa chère Apollina dans uneéducation qui devait être son unique richesse.Il voyait de jour en jour ses veux s'ac-complir. Cette charmante élève, à peine âgéede douze ans, réunissait à une instructionsolide plusieurs talents d'agrément. Elle faisaitsurtout des progrès étonnants en musique, etdéchiffrait à la première vue les partitions desplus grands maîtres. Chaque année, au con-cours général de l'institution, elle remportait leprix de piano ainsi que celui de langue fran-çaise. Les leçons particulières que lui donnaitson excellent père avaient développé ses dispo-sitions naturelles; et c'était principalement dans

ses narrations qu'Apollina réunissait tous lessuffrages. On y remarquait des idées neuves,des expressions choisies et un fonds de gaietéInépuisable. « Le style, c'est le 'caractère, » a ditun écrivain célèbre. Aussi, de toutes les élèvesde la pension de Courville, il n'en était aucunequi pût rivaliser aveo Apollina en heureusessaillies, en récits amusants ou gracieusescolics.

i Ellejoignait à tous ces avantages des manièrespleines de grâce. En un mot, on ne pouvait lavoir sans la remarquer, l'entendre sans rire, etla connaître sans l'aimer.

Clorinde, comme on le présume aisément, seprit pour elle d'un vif attachement, qui d'abord

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Î2 LES JEUNES PlîNSlONNAinES,flatta sa vanité, mais qui bientôt s'affaiblit p'trl'humiliation de so voir éclipsée à ohaqueinstant, de reoevoir sans cesse d'elle des leçonsd*égalité et do oamarnderic, que rorgueilleusehypocrite feignait do recevoir aveo plaisir,mais dont son inonrabio fierté souffrait enBilenoe. Il est de ces funestes défauts qui s'enra-cinent dans une âme neuve encore, et dont on

tne peut les extirper que par de fortes secousseset des leçons réitérées. C'était ce que la justicedivine préparait à la superbe Clorinde, et ce queje me fais un devoir do raconter à celles do mesjeunes lectrices que pourraient aveugler lesvaines prérogatives de l'opulence.

L'époque dos vacances arriva; Clorinde,toute fière d'avoir remporté dans le concours unsecond prix do broderie, et un accessit de chant,accompagna son père dans une très-bellehabita-tion qu'il venait d'acheter à Saint-Gratien, vis-à vis de Montmorency. Apollina, couverte decouronnes, parmi lesquelles était le prix d'hon-neur de narration française, suivit modestementson pèro dans l'humble appartement qu'il occu-pait rue du Foin-Saint-Jacques. Mais cetterésidence manquait d'air et de soleil; elle eûtfini par altérer la santé de la jeune fille, habituéeau grand jour et au feuillage frais des jardinsde sa pension. Elle proposa donc à son père delouer un petit pied-à-terre dans un village aux

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LES JEUNES PENSIONNAIRES, 23environs de Paris, où lui-même il pourrait res-pirer l'air dos champs, dont il avait grandbesoin. Le hasard les conduisit à Montmo-

renoy, qu'on leur avait indiqué comme offrantaux habitants de Paris des logements h toufprix. Le vénérable monsieur Floquet et sa filU

y louèrent en effet, dans un petit chalet soli<

taire, conduisant à la forêt, deux ohambres fortproprement meublées, plus une troisième enmansarde, pour leur vieille etfidèle gouvernantoqui avait élevé Apollina, et pour laquelle sessoins égalaient sa tendresse.

Voilà doue l'humble petit ménage parfaite-ment établi dans sa jolie solitude, où le père etla fille savouraient à longs traits le bonheur de

se retrouver ensemble. Apollina se fortifiaitchaque jour dans son instruction, sous lesauspices de l'auteur de ses jours; ot, sur untrès-bon piano que lui avait prêté madamo deCourville, qui la chérissait comme son enfant,elle exerçait son talent déjà très-remarquable,et parvenait à déchiffrer, à la première vue, lamusique la plus savante.

Un soir qu'elle exécutait un admirable mor-ceau, passe sous sa croisée, ouverte en cemoment, une brillante cavalcade composée domonsieur de Mirecourt, de Clorindo, en éléganteamazone, et de plusieurs dames et cavaliers deleur société. Le talent remarquable de l'incon-

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24 LES JEUNES PENSIONNAIRES.

nue les arrête; ils prêtent tous une oreilleattentive à l'exéoutnrito, qui, s'entendantapplaudir dans le ohemin, regarde à la fenêtre,aperçoit Clorinde, et s'écrie aveo cetto joyeusefamiliarité de jeunes pensionnaires qui se re*trouvent : « Comment, c'est toi? Oh! que jesuis aise deterevoirl »,EUe descend aussitôtaveo la rapidité de l'éclair, et so dispose, danssa joie, à embrasser sa jeune camarade... Maiscelle-ci, à l'aspect de cette jeune fille médio-crement vêtue, les cheveux relevés aveo unpeigne de corne, rougit, se gourme, et nerépond à oet élan de l'amitié que par ces mots àpeine articulés : « Enohantée, ma chère...d'avoir le plaisir de vous rencontrer. — Vous!

réplique aussitôt Apollina, aveo le plus malinsourire,.. Mille pardons! ma belle demoiselle!,..Je vous prenais pour une de mes amies depension; mais je m'aperçois que je me suistrompée. » Elle salue à ces mots toute la caval-cade aveo la plus graoieuse aisance, et rentrechez elle en formant la porte au nez de l'inso-lente qui venait de profaner à ce point le lien leplus honorable.

« Quelle est donc cette jeune personne? de-manda à sa fille monsieur de Mirecourt. —C'est une des élèves do madame de Courville,reprend Clorinde avec le plus grand trouble...mais je la connais à peine.* Nous n'étions pas

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dans la même olasse. — Elle n'en est pas moinsta camarade, reprend sévèrement monsieur deMirecourt, et méritait un autre acouoil, —C'est une fort belle personne, dit une dame dela cavalcade, — Elle paraît avoir de l'esprit,ajoute une autre. — Elle-même, roprend alorsClorinde aveo adresse, ne me croyait si bienescortée ; aussi s'ost-elle empressée de rentrerchez elle, pour cacher le désordre de-sa toi-lette. » Ce motif parut vraisemblable à tout lomonde, excepté à monsieur de Mirecourt : ilreconnut aveo peine que sa fille n'élait pasencore guérie de cette vanité qui, tôt ou tard,nuirait à son bonheur.

Mais le hasard ménageait à l'orgueilleuseune leçon beaucoup plus forte, et qui devait luiporter un coup terrible; car plus la vanitécroit s'élever en se livrant à sa chimère, pluselle éprouve d'humiliations et s'abaisse quandelle est démasquée. Tantôt haut, tantôt bas :

telle est la position que prennent dans le mondelesinsensésqu'aveugleunridiculeamour-propre.Heureux ceux qui suivent la ligne que leurtrace la Providence, la parcourent tout franche-ment, et par cela même ne s'abaissent jamais !

Arriva la fête de Montmorency qui, ordinai-rement, attire un grand concours de monde.Monsieur de Mirecourt, voulant donner à safille une leçon qu'il méditait depuis quelauo

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temps, lui demanda quelles étaient celles de sescamarades de pension, restées chea madame deCourvillo, qu'elle désirait inviter qveo elle àvenir passer une journée à Salnt-Gratien,Clorinde, ne soupçonnant pas l'intention do sonpère, lui désigna les jeunes pensionnaires dontle rang et la fortune pouvaient rivaliser aveuelle ; et cette invitation fut faite ainsi qu'ilavait été convenu. « Est-ce que tu n'inviteraspas aussi ta jeune camarade que nous rencon-trames l'autre jour? lui dit son père en l'obser-vant bien, — Qui? la petite Floquet!... Ellen'aime pas le grand monde. — Elle réunitcependant tout ce qu'il faut pour y paraîtreaveo avantage.,, Il faut absolument que tul'invites... Je me charge d'en faire autant à sonpère... Tu ajouteras à ton invitation l'annoncequ'à l'heure qui leur conviendra, tu leurenverras la calèche. —Oh ! je vousassure, papa,qu'elle va très-bien à pied, — Mais son père estsexagénaire, m'as-tu dit; et d'ailleurs la ohaleurest trop forte.., Allons, fais ce que je te dis. »

Clorinde fut forcée d'obéir à son père; maisson invitation portait toujours ce vous dontApollina s'était trouvée blessée; aussi, le domes-tique, porteur des deux lettres, revint-il uneheure après avec les réponses de monsieurFloquet et de sa fille. Celle du père à monsieurde Mirecourt exprimait les regrets qu'il éprou-

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vait do no pouvoir répondre à son honorableinvitation; quant à celle d'Apollina, elle étaitconçue en ces termes J

« Comment avez-vous pu, superbe Clorinde,abaisser vos rogards jusqu'à» moi? Vous habitezun vaste château ;*moi l'humblb portion d'unechaumière,,. Chaque soir, en brillante amazone,vous parcourez, sur un superbe coursier, labelle vallée de Montmorenoy; moi, jo n'yparais qu'une seule fois par semaine, et moupalefroi n'est qu'un petit âne... Croyez-moi»restons chacune où le destin nous a placées...Je ne vais point chez les vous : je ne fréquenteque les toi... Je n'en suis pas moins, belle Clo-rinde, aveo tout lo respeot et toute la soumissiond'une vassale à sa noble châtelaine,

» Votre dévouéePAPOLLINA. »

La leoture de ce billet fît rougir Clorinde do

dépit et de confusion. Elle y vit clairementqu'on s'amusait à ses dépens; et son père, luiprenant l'écrit des mains et le parcourant aveointérêt, lui dit : « Tu n'en as bien que ce que tumérites... Cette jeune personne a tout-à-faitraison de dire qu'il est entre vous deux unegrande distance. » Il s'éloigne à ces mots, enjelantun regarddo pitié sur Clorinde, qu'il laisseconfuse, humiliée et livrée à ses réflexions.

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23 LE,? JEUNES PENSIONNAIRES.

Arrive enfin le jour où madame de Courvillt6e vend au château de monsieur de Mirocourt,aveo plusieurs de ses pensionnaires restéesauprès d'elle pendant les vaeanoes, et que oetteaimable instilutrioe chorohaità distraire, parmille plaisirs, de l'éloignomentde leur famille.Parmi ces personnes se trouvaiont des fillesd'ambassadeurs, de lieutenant généraux et doseigneurs étrangers, Clorinde, comme on leprésume, avait eu soin de désigner les jeunesdemoiselles qui pouvaient le plus flatter savanité; aussi leur fit-elle un accueil aussi gra-cieux qu'empressé. Le vous dont on avait humi-lié la pauvre Apollina n'était plus employé;mais ce toi si doux à prononcer, ce loi quiprouvecetteégalité d'usageentre pensionnaires,était répété aveo ivresse. On était fière detutoyer, devant plusieurs personnes qu'avaitréunies chez lui monsieur de Mirecourt, dejeunes demoiselles appartenant aux plus noblesfamilles.

Après un dîner somptueux, dont Clorinde fil.

les honneurs avec un empressement et uneaisance qui annonçaient tout le plaisir qu'elleéprouvait, monsieur de Mirecourt proposail'aller voir le bal de Montmorency, établi sousune antique et belle châtaigneraie, qui couvrede ses rameaux épais des danseurs de tous lesrangs; sous ces arbres sont établis les jeux des-

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LES JEUNES PENSIONNAIRES. 23tinés à l'amusement et aux exeroices desjoyeux villageois. Tableau ravissantl môlangoheureux de tout ce qui oompose la population I

Plusieurs voitures sont préparées pour trans-porter les oonvivep au rendez-vous si renomméparmi les habitant de tous les environs. Il futconvenu qu'on reviendrait vers neuf heures t,Saint-Gratien faire de la musique, où lesélèves de madame de Couvville devaient-fairebriller leur talent.

Mais, au moment de monter en voiture, l'or-gueilleuse Clorinde,qui craignait de rencontrerau bal de Montmorency Apollina, dont la, pré-senoe l'eût embarrassée, prétexta une légèreindisposition, et surtout sa surveillancenécessaire aux préparatifs du concert, afin ùerester au château. Monsieur de Mirecourt,devinant sans peine le motif secret de sa fille,lui préparait une dernière épreuve sur laquelleil fondait l'espoir de la corriger. Il conduisittout son monde ùla danse champêtre; à peinemadame de Courville en avait-elle parcouru lessites les plus riants aveo ses élèves, qui nepouvaient se rassasier de ce ravissant spectacle,qu'elle est aperçue par la jeune Floquet,accompagnée de son père, Celle-ci, poussant uncri do joie, vient se jeter dans les bras de samère adoptive, et presse aussitôt dans les siensses jeunes compagnes, dont elle reçoit l'accueil

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30 LES JEUNES PENSIONNAIRES.

le plus touohant; o'est ce qu'attendait aveoimpatience monsieur de Mirecourt, Apollinas'empresse d'annoncer qu'elle habite la moitiéd'un petit ohalet à peu de distance du lieu de lav

fête, et qu'il est impossible que ses jeunes amiesno lui accordentpas l'inexprimable plaisir de les

y recevoir. Le bon monsieur Floquot joint sesinstances à celles de sa fille; et monsieur deMireoourt, toujours son projet en tête, donne lebras à madame de Courville, qui, ainsi quo sesélèves, suivent Apollina.

On arrive à l'humble demeure, remarquableseulement par une extrême propreté, et surtoulpar une riche collection de fleurs, que depuiequelque temps la jeuno solitaire s'occupait àpeindre; car, se destinant à l'honorable profes-sion d'institutrice, elle cherchait à réunir IOUF

les talents qui lui seraient profitables. Oh! quellejoie, quel bonheur elle éprouvait de recevoirdans sa modeste retraite sa bonne amie et sesélèves !

c<Il on manque une, dit alors monsieut

de Mirecourt aveo une expression très-remar-quable ; mais la manière dont elle vous accueillitl'autre jouir ne lui permettait pas, Mademoiselle,de se présenter aujourd'hui devant vous. » Apol<lina qui avait remarqué l'absence de Clorinde,baissa les yeux ainsi que son père, et tous lesdeux gardent le silence. Alors monsieur deMirecourt raconte lui-même, aveo un noble

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LES JEUNES PENSIONNAIRES. 31

effort la scène étrange de la oavaloado et sup-plie ces dames de le seconder dans son entre-prise qui pourra peut-être faire sur sa fille uneimpression salutaire. Il est dono arrêté quemonsieurde Mirecourt et madame de Courvilieee rendront seuls au château, où sans doutesont déjà réunies les personnes les plus distin-guées et quo les jeunes camarados d'Apollinaresteront auprès d'elle et de son père, jusqu'à cequo l'épreuve tentée sur Clorinde ait produitson effet.

Voilà dono le joyeux troupeau qui se livredans l'humble chalet à tous les épanchemeutsde la plus franoho amitié. Monsieur Floquet,partageant l'ivresse de sa fillo, fit préparer àl'improviste une collation qui n'offrait ni l'abon-danoe, ni la riche argenterie du grand dîner deSaint-Gratien; mais des fruits fraîchement cueil-lis dans des paniers garnis d'un vert feuillage,du laitage sortant de l'étable, des petitsgâteauxet des croquignoles. Ce qui faisaitsurtout l'orne-ment de ce petit repas champêtre, o'étaitcet aban-don déjeunes coeurs, habitués à s'épancher entreeux, cette gaieté naïve et toujours de bon tonque madame de Courvilie savait maintenir aveosoin dans son troupeau.

Oh! que de mots heureux, de rires francs etd'affectueux ôpanchements dans cette ravissanteréunion ! Jamais Apollina n'avaitété plus folle,

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32 LES JEUNES PENSIONNAIRE,plus aimable, plus expansivo ; jamais ses jeunesoamarados n'avaient su mieux appréoior toutesles qualités de son esprit et de son coeur.

Que faisait pendant oo temps-là la superboClorinde? Surprise do voir arriver seuls auchâteau madame de Courvilie et son pôro,elle éprouve la confusion la plus aocablante,lorsqu'elle apprend que ses camarades ins-truites de l'humiliation qu'elle avait fait éprou-ver à leur chère Apollina, étaient restées au-près d'elle pour la lui faire oublier. « Je n'aipu m'opposer, dit madame de Courvilie, à cetélan d'amitié si naturel et si touchant ; et jen'aurais jamais pu croire qu'une de mes élèves

so fut oubliée à ce point. — Mais on nons attenddans le grand salon pour le concert, dit mon-sieur do Mirecourt; allons rejoindre nos nom-breux invités. — Le conoert ne peut avoir lieusans mes jeunes amies, répond Clorinde avecconfusion, et retenant aveo peine les larmes quimouillent ses yeux. — En ce cas, il faut y re-noncer, reprend le père avec austérité; car lescamarades de mademoiselleFloquet ne la quitte-ront pas; et vous avez mis cette personne dansl'impossibilité de se présenter chez moi. — Iln'y aurait qu'un seul moyen qu'on pourrait ten-ter, reprend à son tour madame de Courvilie,mais dont je ne garantirais pas le succès. — Jesuis prête à tout faire, bonne amie, pour i épa-

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LES JEUNES PENSIONNAIRES,' 33

rer ma faute; disposez de moi ! répond la jounoélève, paraissant faire un sérieux retour surelle-même. «—Si c'est véritablement le repentirqui vous guide, ma chère, et non le désir d'oxé-euter votre concert, je m'offre à, vous conduirechez la jeune Floquet. Elle est vivement blesséo,je ne puis vous le dissimuler : elle a le droit del'être...—Mais son coeur est si bon,.si géné-reux... et je serai si repentante, que peut-êtrejepourrai la fléchir... Partons! »

Au moment où l'heureuseApollina s'épanchaitfi dôlicieusemeut avec ses jeunes compagnes,c'.le entend une voiture s'arrêter devant sa de-meure, et bientôt s'offre à ses regards madamede Courvilie accompagnée do Clorinde de Mire-court, dont le regard fier et la tenue préten-tieuse avaient fait place à l'extérieur le plusmodeste, au ton même le plus suppliant, A sonaspect toutes les jeunes personnes exprimentpar leur froideur et leur immobilité que la su-perbe a perdu ses droits à leur estime, à leurattachement; lorsquecelle-ci d'une voix altérée,et s'avançant toute tremblante vers Apollina,lui adresse ces mots : « Je viens réparer enversvous une faute... qui, je puis vous l'assurerpesait en secret sur mon coeur... Apollina gardeun morne siience... « Ah! si vous connaissiezbien toute la sincérité de mon repentir, vous enauriez compassion.,, » Même silence, même ap«

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8-1 LES JEUNES PENSIONNAIRES.

parenoe d'impassibilité.., Apollina, vous dont labonté fut toujours si franche, ne me répondrez-vous rien? — Je ne oonnais point les vous,laisse éohapperApollina.— Ehbien! s'éorie Olo-rindo, aveo uno expression vive et pénétrante, jem'adresse dono à. toi,.. — A la bonne heure, etJe reconnais ma camarade! » réplique aussitôtla jeune Floquet, tendant les bras à Clorinde,qui s'y précipite ; et toutes les deux sont con-fondues dans les plus tendres enlaoements,

« Combien je fus coupable, ohère amie!... —Pas un mot de plus ! répond vivement Apollina,lui mettant la main sur la bouohe : oela ne ser-virait qu'à nous faire rougir toutes les deux,N'altérons pas la joie que nous éprouvons, toide réparer une erreur, moi de rotronvor unoamie. — Je n'attendais pas moins de vous deux,dit à son tour madame de Courvilie, et je suischargée par monsieur de Mirecourt, dont la ten-dresse paternelle a tout dirigé', de vous conduireà son château, confirmer cette heureuse récon-ciliation. — Ma parure est bien simple, répondApollina, pour oser paraître dans un cercloaussi brillant; mais, si la première parure estun visage riant, ce quo j'éprouve en ce mo-ment me fait espérer que je tiendrai ma place.parmi les dames du grand ton, — Tu leur prou-veras, chère amie, quo les vassales comme toivalent bien les châtelaines. — Mon billet t'a

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LES JEUNES PENSIONNAIRES. 85piquée ; eh bien ! tant mieux l c'était mon inten-tion. — Dis plutôt qu'il m'a ouvert les yeux.Va, jeté dois plus que je ne saurais l'exprimer. «

MonsieurFloquet, ravi do ce que la leçon avaitfii bien profité, conduit madame do Courvilie àl'une des trois voilures qui les attendaient aubas du ohalet : ils y font placer avec eux Clo-rinde et Apollina; leurs jeunes camarades rem-plissent les deux autres voitures; .et vingtminutes après, le cortège fit son entrée triom-phale au château de monsieur de Mirecourt, oùcelui-ci attendait aveo impatience le résultat desa dernière épreuve. On conçoit toute la joie qu'ilressentit à la vue de Clorinde et d'Apollina setenant par la main. Il presse aussitôt sa fille

sur son sein, la couvre de baisers paternels enlui disant : « Tu m'as rendu ta mère... » Puis,se tournant vers la bonne Apollina, dont ilbaise la main aveo une vive émotion, il ajoute :

« Vous voyez tout ce que je vous dois. »On passe dans le grand salou, où déjà s'était

réunie uno société nombreuse et brillante. Apol-lina se met au piano pour répondre à l'empres-sement qu'on avait de l'entendre. Elle ravit,elle étonne en exécutant une sonate do Lista

aveo la verve et la grâce qu'exige cette admira-ble composition. Elle accompagne ensuite plu-sieurs personnes qui ohanteut les plus beauxmorceaux de l'école italienne, et reçoit d'una-

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80 LES JEUKES PENSIONNAIRES.

nimes félicitations sur son talent Irès-remar*quable à tenir la partition. Mais ce qui produitle plus bel effet, et comme chant naturel etcomme heureuse application, c'est un duo quel'ingénieuse Apollina propose à Clorinde dechanter avec elle efc que souvent elles avaientexécuté ensemble à la pension. Les regards at-tendris des deux exécutantes, et la manièredont elles se jetèrent dans les bras l'une del'autre en achevant oo duo, produisirent surtous les auditeurs une impression profonde dontceux qui n'étaient pas dans le secret cherchè-rent en vain à interpréter la cause. Apollinareçut d'eux toutes les plus touchantes félicita-tions et les plus tendres caresses.

Mais sa digne institutrice, voulant prouverque les talents de son élève ne se bornaient pasà la musique, l'invite à déclamer quelques mor-ceaux de poésie à son choix. Apollina récite laChute des feuilles, de Millevoye, et la Pauvrefille, de Soumet. Elle mouille tous les yeux,pénètre tous les coeurs : c'est à qui l'entourera,lui prodiguera d'honorables suffrages; elle esttraitée en un mot comme la reine de la fête. Aumoment où elle se retirait aveo son père dans

un coin du salon, pour se soustraire à ces eni-vrantes félicitations dont rougissait sa modestie,Clorinde qui l'accompagnait, lui dit aveo unegrande franchise de coeur, en lui rappelant son

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MADELON. ' 37

ingénieux billet : « C'est toi, ma chère ami, quideviens la noble châtelaine, et je ne suis plus quel'humble vassale.,. Ah! tu viens de me prouveroe qui jamais ne s'effacera de mon souvenir :

c'est que le rang et l'opulence ne sont rien, lors-qu'on les compare à la puissance dos noblesqualités de l'âme et au prestige des talents, »

MADELON

L'intérêtque nous portons aux animaux nous-donnent souvent une bien douce récompense.

On a vu souvent, dans les combats les plus•sanglants, des chevaux s'arrêter au-dessus deIdiirs cavaliers blessés, désarçonnés, et leurservir d'abri, pour leur donner le temps dereprendre haleine et se soustraire à la mort.Nous avons tous admiré, dans Paris, la tou-chante résignation de ce chien resté sur lesglaçons de la Seine, à l'endroit môme où soumaître avait été englouti, et qui, l'appelant pardes hurlements déchirants, refusa la nourriturequ'on lui présentait sur le rivage, resta sourd àl'appel qu'on lui faisait de toutes parts, attendit-enfin, pendant huit jours entiers, que ces forces«puisés retondissent sans mouvement et sans

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38 MADELON.

vie. Je n'oublierai jamais d'avoir vu, au Jardindes Plantes, l'éléphant mâle caresser de satrompe, aveo le tressaillement du plaisir, lalête d'une petite fille imprudente, qui s'étaitavancée vers l'énorme animal en lui présentantdeux oranges, dont il ne prit qu'une seule, afinde partager aveo elle.

Je vais dono raconter à mes jeunes leotoura

un fait récent, dont je.fus en quelque sortel'heureux témoin, et qui prouvera qu'on ne doitjamais balancer à se livrer au mouvement de

pitié quo nous inspire tout être souffrant.J'habitais, Tété dernier, un des riants villages

qui bordent la Seine, etj'y puisais, entouré d'ai-mables habitants, ce charme spqiat auquel unseptuagénaire est si heureux tto participer. Lesoir, nous parcourions des sites agressa» etprincipalement une prairie assez spacieuse, oùl'on menait paître los animaux des ottvirons.Parmi nous était la veuve d'un officiel* d'artille-rie, la baronne de Saint-Marc, jouissant d'unehonorable fortune, et se faisant remarquer parles nobles épanchoments d'une âme franche etgénéreuse.

Elle possédait un ohnrrnaut petit épagneul quirépondit a\1x bontés, tMa maîtresse par untendre attachement, et faisait, b\\\\ seul motd'ordre, dos toiU's oVwtVosso curieux, divertis-sant. BHt notait & la fois plus» m'imloux et

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MADELON. 39

plus Intéressant que Pyrame, ramassant lemouchoir de la baronne, qu'elle avait laissétomber, portant aveo orgueil son ombrelleenveloppéed'nn mouchoir, se tenant en senti-nelle sur les pattes de derrière, faisant le mort,l'exercice d*un conscrit, et mille autres singe-ries qu'on lui avait enseignées. Chacunadmirait l'instinct do ce jeune épagneul, auquelil ne manquait que la parole. Il nous accompa-gnait ordinairement dans nos promenades, cou-rant après les sauterelles, les papillons, et tou-jours les yeux attachés sur ceux de sa maî-tresse, qui d'un seul signe, le rappelait h l'ordreet lui faisait reprendre sa place auprès d'elle.

Attiré par les cris joyeux de plusieurs villa-geois, et surtout par les sons d'un galoubetchampêtre, nous entrons clans la prairiecommune où paissaient un grand nombred'animaux : tout-à-coup deux gros chiens doberger se jettent sur Pyrame, et l'allaientmettre en pièces, lorsqu'une jeune fille d'envi-ron douze ans, d'une figure expressive et d'uneforce remarquable, s'élance au milieu des chiensféroces, nrracho de leurs dents et de leurspattes lo pauvre êpagneul, couvert do sang etd'écume, poussant dos cris douloureux, et le

rapporte à la baronne, en lui disant ingénu-ment ; « Ohl s'il pouvait en r'vcnir, quo jes'rais contmtel — Oui, oui, lui répond madame

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40 MADEtON.

de Saint-Marc, tâtant Pyrame de tous côtés; et,RTâce à toi, chère petite, j'en serai quitte pourla peur... Mais, toi-même, n'es-tu pas blessée?le sang coule do tes bras, de tes mains. — Il es*

vrai, ces maudits chiens m'ont mordue; mais con' s'ra rien. .— Cette morsure à ton bras droitest profonde, et tu pourrais être estropiée pourta vie. Suis-moi, chère enfant ; je veux m'assu-rer par moi-même que tune seras point victimede ton généreux dévouement. » Elle emmène àces mots la pauvre petite, lui confiant l'épa-gneul qu'elle venait de sauver, et qui, parl'instinct de la reconnaissance, léchait déjà le3plaies de sa jeune bienfaitrice. Celle-ci lecaressait à son tour, et ne cessait de répéter :

« Oh ! comme il est gentil1... On dirait qu'il mer'mc.'cie. »

Chemin faisant, la conversation s'établit entrela baronne et la jeune fille. « Comment tenpmmes-tu, chère enfant? — Madelon, Madame,

pour vous servir, si j'en étais capable. — Quefont tes parents? — Hélas 1 ils dorment tous lesdoux au champ du r'pos. C't afî'reux choléra,qu'a fait tant d* ravage dans 1' pays, m' les aravis dans la môme semaine. Je n' sauraissonger à ça, voyez-vous, sans qu'un frisson nem' prenne par tout 1' corps, et qu' despleurs ne s'échappent de mes yeux. — Pauvreorpheline l Et chez qui demeures-tu maintenant

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MADELON. 41

— Chez mon parrain Mïchaud, 1' charron duvillage, dont feu mon père était le premierouvrier; un brave homme qui n'a pas vouluqu'on emm'nât sa filleule dansun hospice... Mais

comme il a six enfants tout grouillants, je n'voulais pas, moi, d'venir encore à sa charge, etfcians not' vieux curé qui s'en est mêlé... c'estqu' voyez-vous, Madame, quôqu* pauvre qu'onsoit, on sent Incertaine fierté... Mais je m'suisrendue utile chez mon parrain, et ça m'a donnédu coeur... C'est moi qui couche et qui lève .^esderniers nés, deux p'tits espiègles dontj' raffole;i' conduis les aînés à l'école; j' prépare leurgoûter quand i' z-cn reviennent; j' trempeensuite la soupe aux ouvriers, j' m'en régaleavec eux; et sitôt 1' dîner, j* conduis paître à làprairie nos deux vaches, not' chèvre et not*

âne... Oh! je n' manque pas d' besogne. —Et quel âge as-tu, pour suffire à tant de travail ?

— Douze ans à la Saint-Charles, qu'élait lepatron d' mon pauvre père... Mais j' suis fortepour mon âge : voyez plutôt mes bras... » Ence moment môme, l'éptigneul lui lècho de nou-veau sa blessure, et Madelon reprend en lecaressant : « Oh! comme il est gentil 1 on diraittpi'i voudrait me guérir ; sa petite langue est sidouce, mais si douce qu'on croirait une feuilled'rose qui vient effleurer la peau. »

En achevant cet entrelien, la baronne et

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i% MADELON.

iïadelon gagnèrentune belle et vastehabitation,où bientôt on fit venir le médecin du villago,qui déclara que la morsure faite par un deschiens do berger avait failli déchirer le bicepsdu bras droit de l'orpheline, qui, peut-être, eûtété estropiée pour le reste de sa vie; maisqu'heureusemontla dent meurtrière de l'animalétait entrée de côté, et que la blessure n'avaitrien de dangereux.

« N'est-il pas vrai, cher docteur, reprendmadame de Saint-Marc, que le baume le plussalutairo, qu'on puisse mettre sur la blessurede cette jeune orpheline, c'est la langue del'animal qu'elle a sauvé? — Sans douto, répli-

qua le médecin; il n'est point de plaie qui résisteà un pareil spécifique. — En ce cas, Madelonrestera près de moi jusqu'à ce que la plaie soitentièrement cioatrisée. — Oh! pas posoible,Madame! Eh! qu'est-o' qui frait mon ouvragechez mon parrain? — Je mettrai quelqu'unpour te remplacer, et je me charge de tout. —Et mes chers petits, Lolotfce et Fanfan, quediront-ils, quand i' n' me verront plus? I* m'ap-pell'ront, i' crieront, i* s' désoleront... Oh! ça m'fend Y coeur, rien qu' d'y songer. — J'irai moi-même les apaiser, leur porter des friandises, etleur faire entendre qu'il faut bien te donner le

iemps de guérir. — Et not' belle chèvre blanche?qu'est-ce qui la soignera, la conduira à la prairie?

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MADELON. 43

«~ Je In ferai venir dans mon paro, où elle pourrapaître sous tes yeux. — Et mon parrain, quej'aurais dû nommer Y premier, et quo j'em-brasse tous les matins, ni pus ni moins qu' s'ilétait mon père? — Il viendra tous les joursrecevoir ici ton baiser filial, et pour sa peine, tului verseras quelques rasades de bon vieux vinqu' il boira à ta santé. — Et à la vôtre, madamela baronne. — Ainsi, voilà qui est bien convenu:tu resteras chez moi jusqu'à ce que ta guérisonsoit complète. » En ce moment, l'épagueulsaute sur les genoux de Madelon, et lèche de

nouveau son bras, aveo une ardeur semblantannoncer qu'il se chargeait d'accélérer saguérison.

La baronne n'eut pas de peine à faire con-sentir le charron à ce que sa filleule restât au-près d'elle : il aimait trop sincèrement cettejeune fille, pour no pas la laisser profiter d'unévénement qui pouvait influer sur le bonheurde sa vie. Voilà dono Madelon installée chez la.baronne, qui la présente à tous ses gens commesi elle eût été de sa famille. L'orpheline en étaittoute confuse, et ne savait comment répondrejaux marques d'intérêt que lui donnait madamedo Saint-Maro. Mais oe qui surtout excita sa'surprise et sa vive émotion, o'est que, dès lelendemain, la baronne la fit déjeunera sa table,auprès d'elle, comme si elle eût été son égale.

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44 MADELON.

'L'épagneul exprimait, par ses bonds et ses ca-resses, qu'il partageait le ravissement de Made-lon, à laquelle on servit, non du café, non tousc?s mets dont font usage les personnes de qua-lité, mais une excellente soupe aux choux et aulard : ce qui lui fit croire qu'elle était encoreparmi les ouvriers du charron. Toutefois elleaccepta plusieurs friandises quo lui offrit ma-dame de Saint-Marc, qui s'amusait beaucoupde son embarras, de ses naïvetés, et surtout desrévérences qu'elle faisait au valet de chambre,chaque fois qu'il lui donnait une assiette blan-che : au dîner qui suivit, l'orpheline occupa lamôme place, ainsi que les jours suivants. LepèreMichaud, son parrain, venait la voir tousles so'.rs, et remportait à Lolotte et à Fanfan ceque Madelon avait mis de côté pour eux, aveola permission de la dame.

Mais le dimanche arriva; le pasteur et lesprincipaux habitants du village étaient invitésce jour-là chez madame de Saint-Marc.Madelon,dont la blessure commençait à se cicatriser, sodisposait à s'en retourner chez le charron, poury reprendre ses travaux accoutumés... Qu'unjuge de sa surprise et de son saisissement, lors-que la femme do chambre de la baronne vintlui annoncer qu'elle a reçu l'ordro de lui donnerdes vêtements qui puissent la faire admettreparmi les nombreux convives du dîner. Elle

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MADI-LON. 45

étale aux yeux de l'orpheline une robe do mous-seline blanche, le pantalon pareil, portant au basune double garniture; plus une jolie paire desouliers de soie puce, et des bas de coton an-glais à coins à jour, plus enfin un large rubanrose, pour former de ses cheveux noirs deu\'longues tresses.

Madelon voulut d'abord s'opposer à ce qu'cila revêtit de cet élégant accoutrement, bien qu'ilchatouillât son amour-propreetqu'il éblouit sesyeux; mais les ordres do la baronne étaientprécis, et moitié curiosité de la jeune fille,moitié crainte qu'on no s'amusât à ses dépens,elle se laissa métamorphoser en demoiselle,suppliant toutefois la bonne femme de chambrode lui conserver ses habits villageois qu'elle soproposait de reprendre dès le soir môme.

Entre en ce moment madame de Saint-Marc,suivie du fidèle épagneul. Ello voulut juger parelle-mêmo du changement opéré dans le cos-tume de Madelon. Celle-ci va se jeter aussitôt;dans ses bras en lui disant aveo une expressionremarquable : « Ah! ne m'humiliez pas. —T'humilier, chère enfant!... Je n'ai d'autre des-sein que de t'élever jusqu'à moi. — Je no vouacomprends pas, bonne dame. —Bientôttu sau-ras tout... mais, en attendant, laisse-moi t'exa-mitier tout à mon aise. Cette robe te sied à ravir.

— Je n'en sais rien; car j' n'oso pas me r'gar-

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4(J MADELON.

der. — Tes souliers te gênent peut-être unpeu?— I' m' serrent joliment, ça, c'est sûr ;

mais j' m'y frais. — Tes mains et tes bras, noir-cis aux rayons du soleil, contrastent trop visi-blement aveo une pareille toilette; mais nousles couvrirons de gants longs et d'une couleurtranchée... — Vous voulez m' ganter jusqu'aucoude! — Excepté ton bras blessé, qu'on enve-loppera de soie noire... Voyons, marche un peu.pour que jo juge de ton maintien... Pas mailen vérité. Je veux quo, dans trois mois, tu sois

comme il faut... Jo me charge de ton éducation.A ces mots, elle la fait asseoir auprès d'elle,

et tout-à-coup Pyrame, qui avait flairé plusieursfois les jambes de la jeune fille pour s'assurerquo c'était elle, saute sur ses genoux et luilèche le visage, les mains, et surtout sa blessure,dont la douleur devenait supportable. Madelonrendait au charmant animal caresse pour ca-resse, et no cessait de répéter : « Cher Pyramelc'est à toi que j' dois tout cela. »

Bientôt le pasteur du village, le mairo et lejuge de paix, ainsi quo plusieurs habitants no-tables, quo la baronne avait fait inviter, so réuni-rent dans logrand salon, se demandant entre euxquelle était la cause d'une invitation aussiprompte, aussi instante Ce mystère leur futbientôt expliqué par l'apparition de madame deSaint-Mare, donntmt.la main à la jeune orpheline

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MADELON. 47

qu'elleprésenta commesafille adoptivc. Madelonétait si tremblante et si confuse, qu'elle ne comprît pas d'abord les étranges expressions de labaronne. « Oui, Messieurs, reprend celle-ci, jevous ai réunis chez moi pour constater, par unacte authentique et sacré, que, veuve et sansenfant, désirant m'attacher un être qui rempli-rait le vide de mon âme et me rendrait les doucesillusionsd'une mère, j'ai choisiMadeleinePerrin,qui réunit, sans le savoir, toutes les qualitésque je désirais trouver dans celle dont je feraisla compagne de ma vie, le soutien de ma vieil-lesse, et rhéritièro do ma fortune. Madelon, enun mot, sous les auspices de monsieur le mu ireet do notre vénérable pasteur, assistés de tousles témoins ici présents... Madelon devient ma-demoiselle do Saint-Marc, dont elle a déjà lecostume, et dont je me charge de lui donnerbientôt le langage et les manières.

« Moi, d'veni' grand' demoiselle ; s'écrie l'or-pheline d'une voix entrecoupée et respirant àpeine. Non, non, c'est impossible; et jeu' sau-rais accepter... » Sa modestie allait prononcerun refus quo démentait peut-être son coeur,lorsque l'épagneul, qu'elle portait sous son brasgaucho, l'empêcha d'achever en léchant seslèvres tremblantes, et lui coupa la parole. Tousles assistants applaudirent aux choix do la ba-ronne. Le curé, lo maire et le magistrat citèrent

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48 MADELON.

plusieurs traits de courage et de bonté, quiprouvèrent que la jeune fille était digne do toutle bonheur qui lui arrivait, et que c'était Dieuqui chargeait eu ce moment madame de Saint-Marc d'accomplir sa justice.

« Tu le vois, s'écrie alors celte femme, pres-sant Madelon sur son sein, mon choix étaitécrit dans le ciel... Rends-moi l'enfant que j'aiperdu, chère orpheline; appelle-moi ta mère! —Ma... prononça la jeune fille éperdue; ma...Madame, j' n'oserai jamais. — Allons, du cou-rage ! do la confiance l Je t'appelle bien ma fille,moi. — Eh bienl puisque vous le voulez tous;aussi bien jo n' poux plus m'en défendre... ma...ma... mère!... ahl qu'on est bien dans vosbras ! »

Dès le soir même, cette grande nouvelle futrépandue dans tout le village. Michaud, safemme et ses enfants accoururent féliciter leurchère Madelon, qu'il n'osèrent ni tutoyer niembrasser, la retrouvant sous le costumo d'unedemoiselle. « Est-o' quo nous n' te.,, nous n'vous verrons plus? disait le charron, n'osantpresser sa main gantée. — Qu'est-o' qui soi-gnera mes p'tits, battra 1' beurre et f'ra mesfromages? ajouta sa femme. — Et nous donc!s'écriaient en pleurant Lolotto et Fanfan, est-o*

quo j' pouvons nous séparer d' toi? Quill.e,quitte ben vite ces vilain* beaux habits, et

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MADELON. 49

r'prends ceux d' Madelon. — Ohï leur répondaitcelle-ci, aveo l'élan du coeur, s'i m' fallait

renoncer à vous voir, à me r'trouverparmivous,je r'nono'rais à l'instant même à tout 1' bien quol'ciel m'envoie..* N'est-o' pas, Madame... n'est-o' pas, ma mère, qu' vous m' permettrez d'allertous les jours chez mon parrain? — Tant quotu voudras, chère enfant; et moi-même je t'yaccompagnerai. Tu pourras, le soir, reprendretes vêtements d'orpheline, pour aider la mèr»)

Michaud dans son travail... Je t'aiderai, s'il lefaut, à battre le beurre et à faire des fromages,ajouta gaiement la baronne. J'ai lait de toi unedemoiselle, eh bien! tu feras de moi une fer-mière ; et, par ce moyen, nous serons toujoursinséparables. »

Tout s'exécuta comme l'avait annoncémadame de Saint-Marc. Madelon, qui jamais nevoulut changer de nom, fut bientôt entièrementguérie par la langue salutaire de Pyrame. Cetexcellent animal s'attachait chaque jour davan-tage à sa libératrice : il la suivait partout, cou-chait chaquo nuit au pied do son lit, et le matindès quelle s'éveillait, il lui prodiguait les plustendres caresses, sautant de joie, et montantsur les meubles qui pouvaient l'élever jusqu'àelle, afin de lui lécher le visage et de lui expri-

mer toute sa reconnaissance. Aussi, chaque fois

que la nouvelle demoiselle remeroiait la Provi-

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50 MADELON.

dence des insignes faveurs dont elle étaitcomblée, elle posait l'épagneul sur une table,appuyait doucement sur lui son bras qu'il avaitguéri, et jetant un regard sur son vêtement dedemoiselle, ainsi que sur la longue tresse deses cheveux noirs qui lui descendait sur l'é-paule jusqu'à ses genoux, elle pressait douce-ment Pyrame en répétant : « C'est & toi que jadois tout cela. »

La fille adoptive do la baronno de Saint-Marc,profitant de ses leçons, ne tarda pas à saisir la

ton et les manières d'une jeune personne dis-tinguée. Son langage s'épura : son intelligence,développée par des leotures choisies, profitables,fit découvrir en elle un esprit vif et naturel, ungoût parfait, un bon seus inaltérable Conduiteà Paris par sa mère adoptive, et présentée dansles cercles brillants qu'elle fréquentait, Madelon

se fit remarquer par son maintien digne et mo-deste, par sa pudeur timide, craignant d'attirerles regards, et surtout par celte justesse d'idéeset cette raison naturelle qu'on ne pouvait selasser d'admirer. On aimait, en elle, l'empres-sement qu'elle mettait à raconter la cause le

son élévation, et sa persistance à ne vouloir êtreappelée que Madelon par toutes les personnesqu'elle fréquentait, et au milieu même des hom«

mages dont elle était environnée.Mais ni le prestige enivrant de la capitale, ni

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MADELON. 61

les ressources sans nombre qu'y trouvait lafille adoptive do labaronno pour mettre à profitles heureux dons qu'elle avait reçus do lanature, ne pouvaient lui faire oublier le villageoù elle était née, l'atelier du charron Mlchaud,où s'était écoulée son enfance. Elle s'imaginaitentendre Lolotte et Fanfan appeler leur chèreMadelon pour faire aveo elle la priô^ro du matin,recevoir de sa main la tartine de miel ou debeurrefrais, les fruits de la saison et les hochetsde leur âge, Elle songeait à cette vie ogresle, &

cette existenco laborieuse, à ces moeurs debonnes gens, au milieu desquels son âmo fran-che et pure avait reçu les premières impres-sions. Aussi, dès que madame de Soint-Maroannonçait son départ pour sa terre, la brillantedemoiselle reprenait sa gaieté naïve, ses habi-tudes villageoises, et redevenait Madelon. Cequi surtout la ravissait lorsqu'elle rovoyait lelieu de sa naissance, c'était de retrouver chez

son parrain un air d'aisance et de prospérité.Tous les dons en argent qu'elle recevait

élaient remis régulièrement au charron, quiagrandit son atelier, fit des entreprises profi-tables, et finit par acheter la maison qu'ilhabilait. La baronne, instruite de l'usage quela jeune fille faisait de ses dons, en augmentaitde temps en temps la valeur. Elle éprouvait unevive jouissance à voir, vers le déclin du jour,

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52 L'IÎCIIOPPIS

son enfant adoptlf se revêtir aveo ivrosso de seshabits rustiques, traverser ainsi la majeurepartiedu village, et porter son offrande à l'honnêtefamille qui l'avait élevée, en répétant aveoivresse à l'épagneul qu'elle portait sous sonbras, pour le préserver de l'atteinte des chiensde ferme; « Cher Pyrame!... o'est à toi que jedois tout cela. »

Pyrame, quoique devenu vieux, infirme, necessa pas d*être chéri, soigné par la bienfaitricedu village ; et lorsqu'elle tenait sur ses genouxle vieil épagneul, au milien des heureuxqu'elleavait faits, elle répétait en le caressant encore ;

« C'est à toi que je dois tout cela, »

L'ECHOPPE

OU

LE VERRE DE COCO.

Ce qui nous paraît vulgaire et d'une modiquevaleur a souvent les résultats les plus heureux,les plus importants. Rien n'est à dédaigner danstout ce qui compose la subsistance du peuple.Le plus chétif morceau de pain qu'on jetle aveo

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OU LE VERRE DE COCO. C3

dédain, ou par satiété, à l'animal voraoe qui leguette, apaiserait quelquefois la faim d'un vieil-lard indigent, calmerait la souffrance d'unenfant oxlénué de besoin.

Oht combien do fois dans Paris, sur la placedes Innocents, j'ai pris plaisir h voir cesanciennes cantinières do nos armées distribuerpour la modique somme do dix centimes uneportion de potage composé dos rognures queleur réservent les bouchers de la capitale, letout assaisonné de légumes et de racines qui luidonnent le parfum le plus propre à exciterl'appétitl La jeune veuve qui venait se récon-forter, portant son enfant, lui présentait alorsavec ivresse son soin nourricier. Le pauvreinfirme, appuyé sur le bras de la compagne de

sa vie, retrouvait avec elle, moyennant douxsous, de quoi reprendre des forces pour le restede la journée. L'orphelin sans asile prenait àson tour sa part de l'aliment populaire que luiprésentait le premier assistant aisé qui se trou-vait à ses côtés... Je ne pus résister un jour àl'envie si naturelle de goûter à cette manne dupeuple; mais, au lieu d'uno cuiller de bois, onm'honora d'une cuiller de fer, parfaitementéfcamée; et, à la place de la gamelle, on me ser-vit une assiette de faïence, d'une propretéremarquable. Aussi je payai mon écot d'unepièce blanche, à condition qu'on donnerait la

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64 L'iîOIIOPPB

portion d'usageà deux pauvres petits Savoyards,dont les lèvres altérées et les yeux avides sem-blaient annoncer qu'il n'avaient pris de lajournée aucune nourriture.

Le souvenir de ce ropas populaire, si préoieuxaux yeux do l'observateur, mo revenait souventa la pensée, et tout ce qu'inventait l'industriepour satisfaire aux besoins de l'humanité moïuisait éprouver un intérêt mêlé d'une sorted'admiration. C'est à ce sentiment quo je dusune des aventures les plus gaies, les plus inté-ressantes de ma vie; et j'ose croire quo mesjeunes lecteurs s'amuseront de tous les détailsdans lesquels jo vais entrer, et qu'ils partage-ront la jouissance que me fait éprouver le récitqu'ils vont parcourir.

Un beau jour du mois de juillet, je revenaisdes Champs-Elysées par le boulevard de la Ma-deleine, où je rencontrai le baron D***, conseil-ler d'État, avec lequel j'avais des relations lit-téraires. 11 était accompagné de ses deux filles,Théonie et Anaïs, d'un extérieur agréable, ma sdont les goûts et le caractère offraient un con-traste frappant. Autant l'aînée était fiôre et ré-servée, craignant toujours de compromettre sadignité, autant la cadette était simple, expan-sive, s'inléressant à tout ce qui frappait sonesprit ou parlait à son coeur. Elles disputaientsouvent ensemble, et chacune d'elles défeud'.ifc

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OU LE VERRE DE COCO. 05

eon opinion; mais la tendresse mutuello qu'ellesse porlaientempêchait toujours qu'il n'y eût riend'amer dans leurs discussions. « Fais la demoi-selle de qualité tout à ton aise! disait en riantAnaïs Î oela m'amuse, et je ne t'en veux pas dutout. — Fais la plébéienno, répliquait Théonie/et contemple jusqu'à l'échoppe la plus obscure!je ne t'en aime pas moins, et suis toujoursheureuse d'être ta soeur. »

Le baron, homme d'expérience et tendre père,avait souvent essayé de mettre ses deux char-mantes filles d'accord; mais doué lui-mêmed'une gaieté naïve et d'un esprit observateur,il donnait souvent gain de cause a sa chèreAnaïs, sans toutefois jamais blesser l'amour-propre de sa bien-aimée Théonie... Au momentoù nous nousabordions,presqueen facede la Ma-deleine, nous sommes accostés par un garçon debureau, qui annonce au baron que le ministrede la guerre l'attend pour une affaire imprévueet très-pressée. Le père, à oes mots, me prie dereconduire ses deux filles auprès de leur mère,

rue du Mont-Blano; et nous prenons un descôtés du boulevard, A peine avions nous faitquelques pas, qu'Anaïs, à qui je donnais le brasgauche, me dit en passant devant la modesteéchoppe d'une marchande de tisane, établie sousun grand parasol de toile cirée : « Oh ! quo j'au-rais de plaisir à boiro un verre de coco! — Y

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BG 1,'JSOHOPPB

songes-tu ? lui dit Théonio, te compromettre &

ce point l faire touoher à tes lèvres le mômevase où so sont désaltérés les gens du baspeuple! — Mais, lui rôpliquai-je, ces gobeletsargentés sont do la plus sorupuleuse propreté.La marohande les rince aveo soin devant vouset les essuie aveo un linge blaho. J'oso vous« surer qu'il n'y a pas le moindre danger....;Voulez-vous que je vous régale, Anaïs?— Oui ljo meurs de soif et j'accepte. »

Nous abordons aussitôt la marchande, d'unefigure ouverte et riante, aux manières enjô-leuses ; olle présente à la jeune Anaïs son plusbeau gobelet d'argent véritable, dont le dedansest en vermeil, et le remplit de tisane, la mousseau bord. La charmante espiègle l'avale à plu-sieurs reprises, en avouant que c'était un breu-vage délicieux, Sa soeur hausse les épaules, etle dédain empreint sur sa bouche annonce àquel point elle est scandalisée. Elle me serre lebras droit, en me disant bas à l'oreille : « Payezvite, et éloignons-nous! Si nous étions aperçuspar des personnes de connaissance, je crois quej'en mourrais de honte. » J'avais tiré ma bourse,et n'y trouvant aucune pièce de petite monnaie,je remets à la marohande une pièce de Vingt

sous pour acquitter la dette de cinq centimes...Au moment où cette digne femme s'occupait àme rendre ce qui me revenait, acoourt, toute ha-

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îetante, uno de ses petites voisines, on lui d Isant :

a Venez vite, madame Frossard! vot' polit gar-çon est tombé dans l'escalier, et l'on craint qu'iln'ait 1' bras cassé. » A ces mots, l'oxcollentomère pousse un cri perçant, ot, s'éloignant, elleme dit aveo un accent de conflnnoe ot do doulourqui me pénétra : «Mon bon Monsieur,j* vousen supplie, veillez à mon échoppe! »

Me voilà dono le gardien, le gérant d'uneboutique en ploin vent, mais parfaitement bienassortie. Là brillaient quatre grandes carafesremplies de tisane, auprès d'un vase d'eau,pour y laver les verres et les gobelets ; ici, dansun serre-liqueurs, on apercevait plusieurs cara-fons d'eau-de-vie, et, tout à côté, uno boîteremplie de cigares; enfin, plus loin, un amplepanier de cerises de Montmorency était entouréde sept à huit douzaines degâteaux de Nanterre.« Eh quoi ! me dit Théonie,vous vous abaisseriezjusqu'à débiter vous-même toutes ces drogues?

— Il le faut bien, puisqu'on m'en a fait le dépo-sitaire. — Moi, reprend gaiement Anaïs, je mecharge de distribuer les cerises et les gâteauxde Nanterre. — Et moi, ajoutai-je, les verresd'eau-de-vie et les cigares. — Toi, ma soeur,reprend l'aimable espiègle en riant de son dépitet de sa confusion, tu rinoeras les verres et lesessuieras aveo soin. »

En achevant ces mots, elle lui jette sur les bras

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nue sorvîette qu'elle découvre sous le oomptolr.Théonie rejette le linge aveo dédain, et déclare

qu'elle no sera point la servante des petites gensqui se présenteront. En effet, deux ouvriersmaçons, pratiques assidues de madameFrossard,viennent demander chacun un verre d'eau-de-vio, et témoignent leur surprise de nous trouverà sa placo : jo leur explique le mystère, et m'em-presse do les servir en mettant grain sur bord« C'est bien, me dit l'un d'eux, vous vous ferezdes pratiques. — La môreFrossard a bien choisison remplaçant, me dit l'autre ; et je ne seraispas surpris que vous fissiez boutique nette. »En achevant ces paroles, il me compte quatresous pour son camarade et pour lui, ce quim'apprend que chaque verre d'eau-do-vie sevend dix centimes ; j'ouvre le tiroir du oomptoirpour y déposer le montant de ma premièrevente, et j'aperçois dans une corbeille a com-partiments plusieurs pièces blanches et un plusgrand nombre de monnaie de cuivre, dont jeprends un compte exact pour le restituer fi dô-lement à celle quo je représentais.

Arrivent à la fois plusieurs autres ouvriersoccupés a l'édifice de la Madeleine et rejoignantleurs travaux, trois heures étant au moment de

sonner. Même étonnement de leur part de movoir à la place de la mère Frossard, môme ex-plication de la mienne. « Oh î hon, puisqu'il est

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ainsi, disent les uns, nous doublerons la pi-tance. —11 y a plaisir, disont les autres, a voirdo riches demoiselles nous servir, ni plus nimoins quo ei ellos étaient nos semblables. »Anaïs redouble do zèle & ces mots; Théoniobaisse les yeux et rougit, peut-être le regret don'être pour rien dans un pareil éloge. Enfinnous distribuons, dans dix minutes do temps,quinze verres d'eau-do-vie et douze cigares,dont nous recevons lo prix, que je remarquaiparfaitement so monter à chacun quatre sous;car ces braves gens, en voyant que nous nousen rapportions à eux, ne firent pas tort d'uneobolo à l'excellente madame Frossard : de sortoque nous réalisâmes une vente d'environ dixfrancs, ce qui nous donnait du coeur h l'ou-vrage. Anaïs était dans une joio difficile à ex-primer; mais bientôt elle éprouva uno émotiond'un autre genre,

Se présente à l'échoppe une jeune fille d'en-viron dix ans, d'une figure célesto, d'un regardpénétrant, et dont les vêtements annonçaientun état voisin do l'indigence. Elle tenait à lamain deux pièces do deux sous, et venaitacheter une livre de cerises. Elle s'arrêtastupéfaite à la vue d*Anaïs, qui déjà so munis-sait des balances pour la servir. Je m'empressede l'instruire de l'événement qui a fait dispa-raître la marchande; déjà ma première fille de

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u uwuvrmboutique a mis le poids d'uue livre dans un desplateaux de la balance et remplit l'autre decerises; mais, uniquement occupée des intérêtsde celle que nous représentions, elle soulève labalanoe de manière qu'un plateau ne dépassepas l'o utre.

« C'est bien juste! dit la pauvre petito aveoune ingénuité ravissante i madame Froissardme fait meilleure mesure. » Je prends aussitôtune poignée de cerises que j'ajoute à la livrepesée, mo promettant bien d'en remettre ensecret le prix au comptoir, « Excusez, monbon Monsieur l reprend la jeuno fille, de l'aocentle plus naïf, o'est tout notre dîner à ma soeurainsi qu'à moi. Le peu do bonnechère que nouspouvons nous procurer, o'est pour notre pauvremère infirme, que nous soutenons toutes lesdeux du travail de nos mains, — Oh! prêtez-moi cent sous, je vous en supplie! me dit toutbas Anaïs en déposant les cerises dans Un des

tacs de papier qui se trouvaient auprès d'elle. »Je lui remets en cachette une pièce de cinqirauos qu'elle glisse aveo adresse parmi lescerises, et la petite se retire en nous remerciantbien de ce que nous lui avions donné en sus dupoids véritable, et nous faisant remarquer lapureté de son langage,

Une scène d'un autre genre vint varier nosplaisirs ; c'était un jeudi; et, co jour-là, tous

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OULEVERREDEOOCO. 61

les élèves du lyoôeBourbon vont en promonade,sous les auspices des surveillants qui lesaccompagnent. Ils suivaient l'allée du boule-,vnrd, au nombre d'environ soixante; et parmieux se trouvaient les deux fils d'un de mes plusintimes amis; ils me reconnaissentet no peuvents'empêoher de dire à leurs oamarados : « Oh!regardez dono monsieur Bouilly qui vend ducoco! — Est-il possible? disent les uns. — Ilest aveo deux jeunes personnes, disent lesautres i qu'est-ce que cela signifie? — Serait-oe

une gageure? — Il reçoit l'argent aveo uneavidité! — La jpie est peinte sur sa figure.

—La demoiselle à sa gauohe pèse des cerises aveoune grâce, une adresse 1 —Il faut nous enrégaler. »

Aussitôt ils entourent leurs surveillants,auxquels ils me nomment, et, sans peino,obtiennent la permission de s'arrêter à notreéchoppe.» Eh bien! notre ohor contour, vousvoilà dono marchand de tisane? » me disent lesdeux enfants do mon ami en me serrant la mainaveo une affection mêlée d'une vivo curiositéDans un instant l'échoppe est entourée de tousleurs camarades et des surveillants, auxquelsje raconte l'événement qui m'a mis à la placede la marchande. « Ces deux demoiselles,ajoutai-je aveo intention, ont bien voulu meseconder dans l'exécution de mon mandat, et

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02 l'ECHOPPB

noire petit commorce surpasse nos espérances. »Mille applaudissements se font entendre, et latroupe joyeuse annonce qu'il sera fait emplettede tous les objets composant notre fond de bou-tique,

Pendant quo j'achève de vider les carafes detisano, qui furent bientôtépuisées, etles flaconsd'eau-de-vie, où toutefois il fut convenu que jemêlerais une moitié d'eau pure, Anaïs pesait etdistribuait les corisos de Montmorency pardemi-livre, « Et vous, Mademoiselle? dit undes plus grands lycéens h Théonie, qui n'élaitpas insensible aux éloges dont ou comblait sasoeur, est-ce que nous no recevrons pas aussiquelque chose de votre main? — Il serait diffi-

cile de vous refuser, Messieurs, répond celle-ci

en rougissant ; et la voilà qui distribue elle-même tous les gâteaux de Nanterre, dont ellereçoit le prix, non à un sou la pièce, mais htrois et quatre fois la valeur ; les pièces blanchesremplaçaient les gros sous, et notre reoettemonta, par ce généreux hommage, à près desoixante francs.

Cette scène, à la fois si neuve et si gaie, atti-rait tous les passants; et la maréchale D*** quipassait sur le boulevard aveo ses deux fi,les,m'ayant reconnu, fit arrêter sa voiture, se mêlaparmi les nombreux spectateurs qui m'entou-vaient, et gui lui révélèrent la cause du débit

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que jo faisais avoo mes deux jeunes acolytes,Elle perco la foule et mo prio d'offrir à ohacunede ses filles un verro de coco, qui leur rappel-lera, disait-elle, quo jamais uno bonne action nopeut qu'honorer celui qui la mit. Ces parolesremarquables ravissent Théonie, qui s'empressod'essuyor elle-même avec soin le gobelet dontle dedans est en vermeil. Jo remplis, pendant ootemps, une des carafes qu'avaient vidées nosjoyeux lycéens, avec un reste de tisano contenudans une grande cruoho do grès, placée sur lecomptoir ; et ma seconde fille de boutique sertune rasade de tisane à chacune des filles do lamaréchale, qui lui dit, en lui remettant unepièce d'or : « Vous paraissez bien distinguée,Mademoiselle; mais, de votre vie, vous no ferezrien qui vous honore plus à mes yeux. » Elles'éloigne à ces mots, et regagne sa voiture auxapplaudissements des lycéens qui, ayant épuisétout ce qui composait notre fonds de commerce,redoublèrent de félicitations et continuèrentleur promenade.

Bientôt vint nous rejoindre madame Frossard,so confondant en excusesde nous avoir retenuesprès d'une heure à son échoppe. Elle nousapprend que son enfant n'a que le bras démis,et que, grâce au ciel, il ne sera point estropié.« Eh! mon bon Dieu! ajoute-t-elle en regardantBon comptoir où il ne restait plus que quelques

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64 L'ÉCHOPPE

cigares, i' m* paraît qu' vous avez tout vendu.

— Oh! nous avons fait d'excellentes affaires, luirépond Anaïs avec l'expression de la joie laplus vive. — Voyez plutôt, ajoutai-je en luiremettant sa corbeille : notre recette monte àcent vingt francs trente-cinq centimes. — Quedites-vous-là, mon bon Monsieur? Tout monfonds, quand j' vous l'ai r'mis, n' montait pash trente francs. — Eh bien! nous en avons qua-druplé la valeur, et nous nous en félicitons. » Jelui raconte, àces mots, toutesnosheureuseschan-

ces ; etcette excellente femme, baisant les mainsd'Anaïs et celles de Théonie, qui n'y était pasinsensible, s'écrie aveo enthousiasme : « Centvingt francs dans une seule vente!... C'estdécidé, je m'lance dans 1' cassis et la prune àl'eau-dc-vie. *—Si vous aviez encore besoin do

nous pour favoriser votre vente, lui dit Anaïs

avec l'élan de la plus franche gaieté, vous n'au-rez qu'à faire prévenir vos deux filles do bou-tique, rue du Mont-Blanc, n°45. » Théonie,quoique à moitié convertie, tremblait déjà quela marchande ne prît sa soeur au mot; mais ladigne femme refusa, prétendant que ce seraitabuser de labonté de ses deux charmantes bien-faitrices.

Nous nous disposions à suivre les boulevardset à nous éloigner de l'échoppe où nous venionsd'éprouver tant de jouissances, lorsque nous

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voyons revenir à nous la petite fille à la livre do

cerises, qu'elle rapporte dans le mémo sao, ennous disant aveo cet accent de la vertu timidoqui craint jusqu'aumoindre soupçon, et présen-tant à Anaïs la pièce de cinq francs qu'elle m'a-vait empruntée : « Mademoiselle est trop bonne

pour avoir voulu nous mettre à l'épreuve, mamère, ma soeur et moi : nous ne sommes que do

pauvres gens, mais nous ne recevons jamaisrien que ce que nous produit notre travail...Reprenez votre argent, je vous en prie! et sou-venez-vous que les filles d'un brave maréchal-des-logis, qui mourut au champ d'honneur,préfèrent passer les nuits à coudre plutôt que dorecevoir la charité. — Cette noble fierté, luirépond Anaïs, ne vous rend quo plus intéres-sante encore;... laissez-moi vous embrasser!

—»Vous me faites trop d'honneur, ma belle demoi-selle. — Et moi doncl dit à son tour Théonie,pressant dans ses bras cette intéressante petite,

— Comment vous nommez-vous, chère enfant?lui demandai-je. — Camille Durand, soeur dd

Joséphine, toutes les deux filles de madameveuve Durand, ouvrière en lingo. — Et oùdemeure votre digne mère? — Rue Godot deMauroi, n° 15, au cinquième, tout au fond dol'allée. — Remportez vos cerises, reprend Anaïs,elles vous appartiennent : vouslesavez payées.,.Quant à la pièce de cinq francs que je reprends

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GÔ L'ÉCHOPPE

en ce moment, j'espère la faire accepter &

madame votre mère, des mains de la mienne,dont le père est mort de môme au champd'honneur, et qui porte un vif intérêt auxveuves et aux enfants des brèves. — Oh! oui,s'écrie Théonie, les secourir est notre occupa-tion la plus chère. — Au revoir donc, noble etintéressante jeune fille! ajoutai-je en lui serrantla main. Continuez à prolonger par votredévouement filial les jours de celle à qui vousdevez la vie!... et croyez que vous en recevrezla juste récompense. »

Dès le lendemain, vers les trois heures, nousnous rendîmes, la baronne, ses deux filles et moi,chez la veuve Durand, à l'adresse que nous avaitdonnée la jeune fille; et nous fûmes émues duspectacle qui s'offrit à nos yeux. Dans un vieuxùu'cuil de tapisserie, était gisante une femmed'environ quarante-cinq ans, dont les traits,quoique altérés par la souffrance, avaient quel-ques restes de beauté, Trop faible enooro pournous faire les honneurs de sa modique retraite,elle nous fit offrir par ses filles des chaises àpeine rempnillées, qui, aveo deux escabeaux,un lit en bois do noyer pour la mère, un autreun peu plus large pour ses enfants mais sansrideaux, composaient tout son ameublement»

« Vous voyez, nous dit madame Durand, unemère qui n'existe que du travail de ses enfants.

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OU LE VERRE DE COCO. C7

Atteinte d'une maladie de langueur, causée parla mort de mon mari, je ne saurais aider mesfilles à la couture; et les pauvres petites se pri-vent de tout pour moi. — Et dans quel corpsservait monsieur votre mari? lui demandai-je.

— Dans le sixième de dragons, mon cher mon-sieur. — Et il est mort?... A la bataille de Wa-terloo, après avoir chargé cinq fois l'ennemi. —Combien avait-il de service? — Trente ansmoins quelques mois; c'est ce qui m'a privéede la pension des veuves. — Mais on a deségards pour celles des braves morts sur le champde bataille... Avez-vous un récépissé de vospièces déposées au ministère do la guère? — Levoici, répond vivement Camille, le tirant d'unportefeuille de cuir, déposé dans une vieillecommode. — Veuillez nous le confier, dit aus-sitôt la baronne, et peut-être parviendrons-nousavons faire obtenir justice... Mais, en attendant,permettez-moi, respeotacle veuve, de vous faireparticiper aux secours offerts par une réunionde dames dont je fais partie, aux familles desmilitaires victimes de leur courage. Si vousregrettez un mari, moi jo pleure tous les joursun père : que cette douloureuse affinité quiexiste entre nous me donne lo droit de vousfaire une offrande,., ou plutôt une avance surla pension que je mo propose do vous faire ob-tenir, — J'accepte, Madame, et même sans

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C8 L'ÉCHOPPE

rougir : il est de ces dons qui honorent à la foiset la main qui les offre, et la main qui les re-çoit... » Ces mots, prononcés aveo dignité, nousprouvèrent que madame Durand avait reçu cer-taine éducation qu'elle communiquait à sesdeux filles, dont le langage était aussi pur qu'ex-pressif. La baronne lui remit une bourse conte-nant plusieurs pièces d'or; et l'heureuse Anaïs,pressant de nouveau la jeune Camille dans sesbras, lui dit en sortant : « Quand vous irez ache-ter quelque chose à l'échoppe de madame Fros-sard, souvenez-vous de ses deux filles de bou-tique. »

La prévision de la baronne ne tarda pas às'accomplir J les fréquentes relations de sonmari aveo le ministre do la guerre firent obte-'nir à la veuve et aux enfants du maréchal deslogis une pension de quatre cents francs, quirendit à cette honnête famille l'aisance et lebonheur. Madame Durand recouvra la santé, etjoignit le travail de ses mains à celui de sesfilles. Elles furent placées chez une marchandelingère très-renomméo dans Paris, où elles seperfectionnèrent dans leur état.

La baronne allait souvent la visiter aveoAnaïs et Théonie, alors lancées dans le grandmonde. L'aînée éprouvait un grand plaisir àraconter l'aventure do l'échoppe, en avouanttoutefois combien il en avait coûté à sa vanité.

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OU LE VERRE DE COCO. 09La cadette répétait à qui voulût l'entendre l'a-necdote historique de la livre de cerises, et sur-tout ces mots charmants de la petite Camille :

« C'est bien justel... « Puis, récapitulant toir 6

tour le bonheur d'avoir dompté logoïsmoet la ridicule fierté de s i soeur, d'avoir mis labonne madame Frossard en état de doubler sonpetit commerce, enfin d'avoir secouru digne-ment la veuve d'un brave mort pour son pays,et replacé dignement ses deux filles dans l'or-dre social, elle mo disait aveo sa gaieté ravis-sante : « Voilà pourtant, vieux conteur, co qu'aproduit un seul verre de coco!... Vous qui par-courez le monde, en cherchant quelques traitsdont le récit puisse intéresser, j'ose croire quevous n'oublierez pas celui-là. — Non, sansdoute, lui répondis-je, et j'espère en faire monprofit. Je retracerai surtout les vives jouis-sances que vous a procurées cette aventure : jevous dépeindrai, vous, demoiselle d'un haut'rang, m'escortant sous un parapluie do toilecirée, distribuant au peuple do la tisane, desgâteaux et des cerises, la sorviette sous le bras,et rinçant les gobelets; jo retracerai l'honneurquo vous a fait dans le monde cet acte de dé-vouement, de bienfaisance; et, vous citant pourmodèle, je répéterai ces belles paroles d'un do

nos plus grands orateurs de la chaire : « Pluson s'abaisse pour secourir l'indigence, plus ons'élève aux yeux de Dieu. »

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% LA LEÇON MATERNELLE.

LA LEÇON MATERNELLE.

Si les enfants songeaientà tons les tourments,à toutes les privations qu'éprouvent leurs pa-rents pour diriger leur première éducation, ils

se livreraient à l'étude avec plus de zèle, et parcela môme s'épargneraient bien des dégoûts,bien des ennuis. Le jardinier qui soigne unjeune arbrisseau destiné à devenir un arbreutile n'est contrarié dans ses soins que par quel-ques coups de vent qui nuisent momentané-ment à son ouvrage; mais uno tendre mère qui

ose entreprendre d'instruire à la fois ses deuxjeunes fils d'un caractère impétueux et d'uneespièglerie indomptable, no saurait employertrop d'adresse, de dévouement et de patiencepour atteindre le but qu'elle s'est proposé.

J'éprouve dono un grand plaisir à décrire ioi

le moyen tout à la fois ingénieux et touchantqu'employa une jeune dame de mes parentes,pour dompter la pétulance et l'insubordinationde ses deux enfants, dont l'ainé comptait déjàneufans, et le cadet huit environ. L'un et l'autreavaient la figure la plus expressive, une forcephysique remarquablejj mais ils étaient d'une

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LA LEÇON MATERNELLE.,

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vivacité, d'un entêtement et d'une insoucianceque n'avaient pu comprimer ni la tendressequ'ils portaient à leur mère, ni la crainte mômequ'essayait vainement de leur inspirer leurpère, colonel de cavalerie. Frédéric, beau petitgaillard à la chevelure noire, savait à peineépeler; et son frère, Arthur, faisait des contor-sions et des grimaces, aussitôt qu'on lui- pré-sentait un alphabet. Cet étrange retard dansleur éducation n'eût point eu lieu, sans don le,si leur père ne s'était pas souvent absenté deParis, pour remplir ses devoirs militaires; et lamère, femme d'un esprit séduisant et d'un savoirremarquable, avait toujours été retenue, dansses projets de première instruction, par l'aïeulepaternelle des doux charmants espiègles, quiles aimait à l'idolâtrie, leurs folies charmant lafin de sa carrière. La vieillesse et l'enfanceaiment à se rapprocher : l'une rajeunit près del'autre, et celle-ci jouit du bonheur qu'elle pro-cure à la première, et surtout de l'empirequ'elle exerce sur elle.

Déjà toutefois le colonel Darmincourfc avaitexprimé à ses deux fils le mécontentement quelui faisait éprouver leur ignorance. « A neufans, disait-il à Frédéric, ne pas savoir lire?ignorer les premiers principes de sa langue, del'histoire, de la géographie!.,. Et toi, mauditpetit mauvais sujet, disait-il ensuite au pétu-

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*72 LA LEÇON MATERNELLE.

lant Arthur, passer tout ton temps à jouer à laballe, à la corde, au cerceau; employer tesmatinées à préparer un cerf-volant, et tes soi-rées à le lancer aux Champs-Elyséesou sur labutte MontmartreI — Bah! bah! lui répon-dait la vieille madame Darmincourt, laissez-less'amusertant qu'ils sont jeunes : les occupationset les soucis n'arrivent quo trop tôt. A leur âge,mon fils, je vous laissais vos coudées franches ;à dix ans, vous n'étiez encore que l'enfant de lanature; et vous voyez ce que vous êtes devenu.

— Oui, ma mère, mais c'est par un travailforcé, par des efforts opiniâtres qui faillirent mecoûter la vie; et o'est ce que je prétends éviter àmes enfants, » A ces mois, la vieille dame, quin'aimait pas à être contredite, murmurait,s'emportait, tant était grande sa tendresse pourses petits-enfants; et le colonel, qui portait à samère un respect filial, une soumission sansbornes, s'éloignait et la laissait gâter tout àson aise ses deux fils, qui redoublaient alorspour leur aïeule de dévouement et do

caresses.Cependant l'étrango ignorance des deux

frères finit par être remarquée dans le monde,,tt les exposa à des humiliations qui blessèrentvivement l'amour-propre do leur mère. Centfois, dans les réunions des enfants de leur âge,ils furent en butte aux plus mordantes plai-

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LA LEÇON MATERNELLE. 73sauteries sur leur défaut de première instructionet, comme ils n'étaient pas endurants, des plai-s aiteries on en venait aux gourmades, do.itplus d'une fois ils rapportèrent les traces à lamaison paternelle. Leur aïeule, altiôre et des-pote, criait alors à l'insulte, et prétendait qu'ilfallait en tirer vengeance; mais que faire à du

jeunes étourdis qui n'avaient fait que donneraux fils du colonel laleçonqu'ils méritaient?Lui-mémo en faisait l'aveu, et prétendait que Fré-déric et Arthur devaient être privés do so mêleraux jeux de leurs petits camarades, tant qu'ilsne sauraient ni lire ni écrire.

Madame Darmincotirt, dont le savoir égalaitlu raison, ne put de son côté supporter pluslongtemps la pénible pensée de voir ses deuxfils devenir, parmi les enfants de leur âge,l'objet de querelles fréquentes qui pouvaientavoir de fâcheux résultats. Elle conçut dono loprojet, digne à la fois d'une tendre mère etd'une femme d'esprit, de forcer Arthur et Fré-déric à se livrer d'eux-mêmes à l'étude, à con-naître les préliminaires d'une instruction indis-pensable. Elle s'entendit, pour réussir dans cetteentreprise, aveo son mari, qui ne désirait pasmoins qu'elle soustraire ses deux fils à l'aveugletendresse de leur aïeule, et les mettre à mêmed'être admis aux institutions qui devaient lesconduire à la position sociale où les appelaitleur naissance.

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fi4 LA LEÇON MATERNELLE.

La veille du jour où il devait rejoindre sonrégiment, au moment où Frédéric et Arthurvenaient offrira leurs parents le salut du matin,ils trouvèrent leur mère assise sur son otto«

mane, lafigure cachéedans ses mains, et parais-sant accablée de douleur : le colonel, marchanth grands pas et affectant une grande colère,prononçait aveo énergie ces mots effrayants :

« Oui, Madame, je vous le dis pour la dernièrefois : si, dans trois mois, lorsque je reviendraide mon service, vos deux fils ne savent pas liretrès-couramment, je vous prive de leur pré-senoe, et les mets entre les mains de maîtresqui les traiterontcomme ils le méritent. » A cesmots, il jette un regard plein de courroux surles d'eux espiègles, tremblants et stupéfaits del'emportement de leur père. C'était, en effet, lapremière fois que le colonel éclatait de la sorteet, pour soutenir le ton de sévérité menaçantequ'il avait pris, il sortit furtivement et partit iesoir même sans embrasser ses enfants.

Ceux-ci témoignèrent à leur mèro la vive eT

profonde impression qu'avaient produite sureux les menaces du colonel; madameDarmin-court n'attendait que cet aveu pour exécuter le

plan qu'elle avait formé; elle leur déclara que,voulant éviter les humiliations qu'ils lui fai-saient subir dans le monde, elle avait pris larésolution de ne plus s'y montrer jusqu'à ce

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LA LEÇON MATERNELLE. "i>

qu'ils fassent en état de lire couramment troisgrandes pages, prises au hasard dans tel livrequ'on choisirait. « Je me oondamne aux arrêts,njoutait-elle aveo l'expression la plus touchante,pour me punir do ma faiblesse envers vous.Rien ne pourra me distraire de la solitude àIn quelle je me voue, jusqu'à ce que vous puis-siez vous montrer en publie sans me faire rou-gir C'est à vous seuls, Messieurs, qu'ilappartient défaire cesser ou de prolonger macaptivité. »

Frédéric et Arthur se regardaient l'un l'autre,en cherchant ce que chacun pensait d'une sem-blable résolution. « Bahl disait l'aîné, mamandit cela pour nous effrayer. — Ça. c'est sûr,disait à son tour le cadet; mais quand une foiselle a résolu quelque chose... —Bon! grànd'-maman ne souffrira pas qu'elle s'emprisonnode la sorte, et saura bien la forcer à paraître ausalon, à faire les honneurs de la table, quandnous aurons du monde à dîner. — Je pensecomme toi, frère i allons jouer à la balle, et nosongeons qu'à nous divertir. »

Le lendemain, nos deux insubordonnés, aulieu de trouver leur mère occupée aveo safemme de chambre, de sa toilette pour lo soir,'ne furent pas peu surpris de l'entendro annon-»cer à ses gens qu'elle ne sortirait pas. Elle reçutle bonjour accoutumé de ses enfants avec

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affection, mais en les observant bien, et donnadevant eux l'ordre qu'on lui apportât à déjeunerdans son cabinet.

Elle se vêtit d'un simple peignoir do mousse-line, releva ses cheveux sous un réseau de gaze,et dit à ses deux fils aveo un sourire affectueux,et la plus grande sécurité : « Vous, mes chersamis, vous déjeunerez avec votre grand'maman;vous aurez pour elle tous les égards qu'ellemérite; et si elle s'aperçoit de mon absence,

vous lui ferez part de la résolulion que j'aiprise, et qui, je vous lo répète, est irrévocable.»

«Dis donc, Frédéric, cela devient sérieux, aumoins. — C'est uno épreuve qu'elle veut fairesur nous; mais il faut tenir ferme et no pas cé-der. — Je ne demanderais pas mieux ; mais cetteidée quo notre nière garde pour nous les arrêts...Oh ! c'est bien dur à penser. — Et moi je te sou-tiens qu'elle n'y restera pas vingt-quatreheures sans que l'ennui s'empare d'elle. — Nousirons la voir tous les jours, et plutôt dix foisqu'une! — Sans doute; mais nous no lui parle-ront de rien; il faut la voir venir: oh 1 moi,j'ai du caractère. Pardinc! je n'en manque pasnon plus : cependant jo t'avouerai que j'aime

encore plus maman que je n'ai do fierté. — Jeuo l'aime pas moins que toi; mais il faut savoirêtre homme. »

Telle fut la conversation des deux frères, on

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LA LEÇON MATERNELLE. Wdescendant au salon, où ils se livrèrent à leursjeux accoutumés, jusqu'à ce que parut leur vé-nérable aïeule, qui leur prodigua les plustendres caresses. « Eh bim! mon Frédéric,,

avons-nous bien joué co matin sous les beauxarbres du jardin des Tuileries?.. .. Et toi, monArthur, avons-nous bien disputé le prix duballon, du cerceau? J'avais recommandé à.monvieux valet de chambre de vous acheter desgâteaux, du sucre d'orge, et de vous faireooirc à chacun une bonno limonade... Ceschers enfants 1 qui n'en raffolerait pas! ils sontsi gentils! si charmants 1 si dociles. Ce sont devrais petits anges. » Et là-dessus la grand'-maman les oeuvrait de mille baisers, en répé-tant avec un enthousiasme maternel : « Oui,oui, ce sont de vrais petits anges! »

Un laquais annonce que le déjeuner est3ervi. Laïeule, qui déjà s'est emparéede l'épaulede Frédéric et tient Arthur par la main, gagneaveo eux la salle à manger où elle s'étonne de

ne pns trouver leur mère. Les deux enfantsalors lui font part de la détermination qu'elleavait prise; et la bonne vieille, riant aux éclats,â'écrie i « Le tour est ingénieux, il faut en con-tenir; mais je la connais, et ne lui donne pas»ieux jours sans la voir redescendre parmi nous.Demain justement il y a grande soirée chez lecommandant de la place de Paris, intime ami de

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mon fils; et bien certainementelle ne manquerapas d'y assister. — C'est ce que je disais à moifrère, ajoute Frédéric : tenons ferme, et nous la-'orcerons de céder. — Pour moi, réplique Ar-thur, je ne serais pas surpris que maman per-sistât à garderies arrêts. — Si l'on apprendceja dans le monde, reprend l'aïeule, on en rirabeaucoup.... mais je me charge de la faire re-venir de cette folle idée, et d'attendreque le tempsde commencervotre éducation soit venu. — Monfrère a neuf ans, moi j'en ai huit, bonne-maman I et pourtant nous ne savons même paslire. — Bah! bah! vous en saurez toujourslissez, mes petits amis : tranquillisez-vous,'jeme charge d'arranger tout cela. »

Le déjeuner fini, la vieille douairière monte àl'appartement de sa bru, qu'elle trouve seuledans son cabinet, occupée à peindre des fleurs,

son occupation chérie. Une vive conversations'engage entre elles : l'aïeule prend avec chaleurle parti de ses petits-enfants, et soutient qu'ilfaut laisser se développer leurs forces pjhysiques,avant que de les fatiguer par l'étude et de leurfaire subir toutes les privations qu'elle impose.Madame Darmincourt combat sa belle-mèro

aveo toute la déférence qui lui est due. Elle sou-tient à son tour que lorsqu'on laisse de jeunesplantes trop longtemps sans culture, elles se fa-nent et sont avortées, même avant do rien pro-

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duire. S'armant ensuite des paroles expressivesqu'avait proférées le colonel devant ses enfants,la veille de son départ, elle déclara de nouveauqu'elle ne quitterait sa retraite et ne reparaî-trait clans le monde que lorsque ses deux fils se-raient en état de s'y montrer sans la faire rougir.

« Après tout, ajoutait madame Darmincourt,d'un ton digne et prononcé, l'ignorance étrangeoù se trouvent mes enfants et l'isolement oùelle me condamne sont votre ouvrage; et perrmettez-moi de vous dire, aveo tout le respectque je vous porte, qu'il est pénible et cruelpour une mère de famille, connaissant toutel'.mportance de ses devoirs, d'être sans cessearrêtée dans les efforts qu'elle fait pour les rem-plir, par la crainte de déplaire à de grandsparents qui ne tiennent pas toujours compte dessacrifices qu'on leur fait. Vous êtes si heureusedes espiègleries de vos petits-fils, et vous répé-tez si souvent qu'ils vous rajeunissent, que j'ainégligé jusqu'à ce jour do remplir les obliga-tions d'une mère. Laissez-moi dono, je vous ensupplie, réparer ma faute. Il en est temps ;

mon fils aîné devrait être en état d'entrer dansun lycée; et le cadet, entraîné par l'exem-ple et l'insubordination de son frère, ne connaîtpas même ses lettres. Mais j'espère beaucoupde sa sensibilité naturelle et du tendre attache-ment qu'il mo porte. Comblez-les de hochets, de

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friandises, chaque fois qu'ils vous rendent leursdevoirs; gâtez-les tout à votre aise, j'y consens ;mais daignez me promettre de ne vous mêler enrien de l'épreuve que je vais tenter, de les lais-ser so livrer à toutes les réflexions que maconduite leur fera naître, de ne pas les autoriserà me résister... et je serais bien trompée si, d'icià quelques mois, je ne leur faisais pas réparerle temps perdu, si je ne les rendais pas, en uumot, lout-à-fait dignes de votre tendresse. Vousles idolâtrez pour l'expression do leurs figures,pour la vivacité de leurs reparties; mais votreamour pour eux doublerait, ma chère belle-mère, si vous les voyez soumis sans contrainte,instruits sans prétention, caressants sans calculet pourvus, par des lectures utiles, do ce quiforme à la fois et l'esprit etle coeur, lait aimer, re-chercher dans le monde, et nous y entoure d'uneconsidération que seules peuvent nous procurerune instruction véritable, une éducation suivie. »

L'aïeule ne put s'empêcher de reconnaître lavérité d'un pareil langage, et déclara qu'elle nese mêlerait on rien de l'entreprise formée parsa bru. « Mais je suis sûre, ajouta-t-elle, quovous-même, ma chère, vous ne pourrez résisterà renoncer pendant plusieurs mois aux attraitsdes cercles brillants dont vous faites l'orne ment.Je no vous donne pas quinzo jours, sans quevous fassiez l'aveu qu'un pareil dévouement est

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nu-dessus de vos forces, et qu'à votre âge, ré-pandue comme vous l'êtes dans le grand monde,il n'est pas possible do s'enterrer vivante. — Ehbien! je vous prouverai, jo l'espère, de que'ssacrifices peut-être capable une mère qui sentbien toute la dignité de son titre, et les devoirs

que lui prescrit la nature.Madame Darmincourt continua dono à so

tenir dans la solitude, où ses deux enfantsallaientohaquemat'.n l'embrasser, mais auxquelsjamais la tendre mère ne parlait do la résolu-tion qu'elle avait prise. Elle était la première àleur diro d'aller so livrer aux jeux do leur âge,croquer les friandises quo leur réservait leurgrand'mère, et la bien divertir par leursjoyeuses espiègleries : ce qu'ils ne manquaientpas défaire; ot l'heureuse aïeule, d'imaginantl'emporter sur sa bru, redoublait do cajoleriespour ses petits-enfants et no cessait do répéter :«La recluse n'y résistera pas ; et je gagerais quebientôt elle reconnaîtra sa romanesque extra-vagance. »

Cependant le bal avait eu liou chez le com-mandant de la placo de Paris, sans qu'on y vîtparaître madame Darmincourt. Toutes les per-sonnes qui so présentaient chez elle n'étaientreçues quo par sa belle-mère s'égayant toujoursà ses dépens, au point qu'on fut instruit, danstous os cercles quo fréquentait la femme du

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01 LA LEÇON MATERNELLE.

colonel, de l'étrange détermination qu'elle avaitprise. Les uns la regardaient comme une singu-larité dont le principal motif était de se faireremarquer; les autres prétendaient que c'élaitune idée noble, ingénieuse, un véritablehéroïsme maternel Enfinles gens plus sages,ouplus incrédules, disaient qu'il fallait attendrele résultat d'une semblable abnégation de soi-même, pour juger do l'influence qu'elle auraitsur les deux enfants.

Ceux-ci laissèrent quinze jours s'écouler,sans qu'ils parussent se ralentir de leurs jeuxaccoutumés. Ce qui surtout les maintenait dansleurs chères habitudes, c'était l'accueil gracieuxque leur faisait leur mère, lorsqu'ils allaient lavisiter. Jamais le moindre nuage sur son front,jamais le moindre reproche sur ses lèvres... Unsoir cependant qu'elle était occupée à faire unelecture attachante, entre Arthur, l'air triste etla démarche incertaine. Il prend un tabouret,s'assied aux pieds de sa mère, et, la regardant,les yeux mouillés de pleurs, il lui dit du ton leplus expressif : « Voilà pourtant quinze grandsjours quo tu es prisonnière, tan.lis que monirôro et moi nous nous livrons à tous les plai-sirs dont nous sommes entourésl... mais je n'yliens plus ; et cette pensée que notre mère estcaptive, tandis que nous parcourons toutes lespromenades, et qu'elle souffro lorsque nous

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LA LEÇON MATERNELLE. 83

nous amusons!... Ohl cela me déchire et m'ac-cable. 11 faut absolument que cela finisse : et,dès demain, je prétends prendre une premièreleçon de lecture. Vois-tu cet alphabet que notrebonne gouvernante a bien voulu m'acheter surmes semaines? il ne me quittera pas que je nosache lire tout couramment. » La mère, émueelle-même jusqu'aux larmes, prend son fils dansses bras et le couvre de baisers, en s'écriantavec ivresse : « J'étais bien sûre que tu mereviendrais... Non, la nature ne perd jamaisses droits... Pourtant, je l'avouerai, j'ai trouvéla quinzaine un peu longue. » Et aussitôt larecluse s'empresse de donner la première leçonà son fils, qui ne cessait de répéter : « Ohlmaman, que c'est difficile! je crains bien que tune restes longtempsprisonnière. —Ton aptitudeet ta patience, cher enfant, abrégeront macaptivité. »

Le lendemain matin, Arthur retourna prendresa seconds leçon, qui lui parut moins effrayante;et comme il descendait de chez sa mère, son1

alphabet à la main, il rencontro Frédéric dans'l'escalier qui lui dit : « Eh! d'où viens-tu dono?je t'ai cherché partout, — Je viens de chez

maman prendre ma leçon de lecture. —Comment, sans m'en prévenir? — Dame, turépétais sans cesse : « Il faut tenir ferme... ilfaut la voir venir...» moi, j'ai cru que c'était

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un fils qui devait aller au-devant do sa mère, t(je suis allé me jeter dans les bras de la mienne.

— Elle t'aura sans doute bien recommandé dem'amener aveo toi? — Elle ne m'a pas dit unmot de cela : elle est bonne, maman ; mais elleest fière, et je suis de son avis, ce n'est pas unen ère à faire les avances. — C'est juste... ainsinie voilà, moi, délaissé, oublié, réduit à ne riensavoir, tandis que toi tu seras un docteur. —11 ne tient qu'à toi de le devenir à ton tour rachète un alphabet sur tes semaines, et viensaveo moi chez notre prisonnière... Je puis bienla nommer de la sorte, puisqu'elle a promis de

ne pas reparaître dans le monde que nous nesachions lire. — Ainsi donc, s'écrie Frédéricaveo uno expression remarquable, c'est moiseul qui prolongerais sa captivité!... Oh! non,non, j'en serais trop honteux, trop repentant...c'est fini, jo suis vaincu ; dès ce soir je t'accom-pagne, et nous verrons qui de nous deux fera leplus de progrès pour faire cesser la réclusion de

notre chère institutrice. »Je ne dépeindrai pas quels furent le triomphe

et la joie do madame Darmincourt, en voyantFrédéric accompagner son frère. Rien n'était àla ibis plus curieux et plus intéressant quo cesdeux enfants disputant entre eux de zèle et d'in*telligenco pour vaincre les fastidieux élémentsde la lecture. Mais au lieu de deux leçons par

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85jour, ils en prirent jusqu'à six, et furent bientôten état d'épeler. Oh! combien l'intérêt qu'ilséprouvaient leur donnait de forco et do couragepour surmonter les difficultés qu'ils avaient àvaincre; mais aussi quelle jouissance éprouvaitleur tendre mère, en les voyant quitter leursjeux accoutumés, abréger même leurs prome-nades, pour revenir, haletants de joie, auprèsde la prisonnière, qui trouvait alors sa onptivitédélicieuse et la plus ravissante époquede sa vie!Chaque matin les deux frères renouvelaient lesfleurs les plus rares contenues dans un vaseplacé sur la table où ils recevaient leur leçon ;et taudis que l'heureuse mère, un bras posé suries épaules d'Arthur, lui faisait lire le PetitPoucet ou Cendrillon, Frédéric, debout auprèsd'eux, s'habituait à parcourir laPetite Glaneuse

ou le Petit Joueur de violon. Avec quello ivressel'excellente mère donnait alors sa leçon! Aveoquelle ardeur s'appliquaient les deux charmantsenfants!

Au bout de trois mois, los deux frères, non-seulement lisaient couramment, mais possé-daient les premières notions do ce qui composeuno instruction véritable.

A cette époque, le colonel Darmincourt revintdo son régiment, et retrouva sa femme dons lamôme solitude où elle avait promis de resterjusqu'à ce que ces deux fils fussent en état de

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lire a livre ouvert. Elle convoqua dono, dès lelendemain de l'arrivée de son mari, un grandnombre de leurs amis, propres à former uncomité d'examen, et fit paraîtredevant eux sesdeux élèves, dont les manières avaient déjà,quelque chose de plus posé, et dont le langageoffrait des expressions mieux choisies, Frédéricparut le premier dans la lice : on lui présenteun grand in-8° qu'il ouvre au hasard et danslequel il lit, sans se tromper, deux pages duTèlémaque de Fénelon; il est couvert d'applau-dissements.

Arthur ensuite s'avance; il lit avec non moinsd'assurance que son frère, et surtout avec uneexpression ravissante, le joli conte de madamed'Aulnoy, intitulé Gracieuse et Percinet, prisau hasard dans son charmant recueil, et quiprouve le pouvoir et le charme que possédaune tendre mère pour instruire ses enfantstout en les amusant. Cet heureux à-propos faitredoubler l'assemblée d'applaudissements, quivont droit au coeur de madame Darmincourt.Elle prie alors les examinateurs de ne pas soborner à la simplo lecture, et de faire à ses chersélèves des questions préliminaires sur la Bibleet l'histoire de France. Ils y répondent aveo unolucidité qui annonce une heureuse mémoire etune rare intelligence. Enfin il est reconnu parl'aréopage que Frédéric et Arthur ont, en

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LA LEÇON MATERNELLE. 87

quelque sorte, réparé le temps perdu, et quebientôt ils seront en état d'entrer au lycée. Lecolonel nepeutcontenir toute sa joie, et pressantdans ses bras sa femme et ses enfants,il avoue qu'il ne fut jamais plus heureux d'êtroépoux et père.

La vieille madame Darmincourt, reconnais-s:int alors toute la force d'âme et la noble per-sévérance de sa bru, ne peut s'empêcher de luiadresser les plus honorables félicitations. Cha-cun, en un mot, reconnaît de quelle énergie,de quelle admirable patience est capable unetendre mère pour assurer le bonheur de sesenfants : et celle qui en offrait la preuve, profi-tantde cette importantecirconstancepourdonneraux grands parents un avis salutaire, dit à sesdoux fils qu'elle pressait sur son sein, en jetantun regard expressif sur leur vénérable aïeule :

« Ceux qui nous caressent le plus ne sont pastoujours oeux qui nous aiment le mieux... J'es-père quo vous n'oublierez jamais la leçon ma-ternelle »

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88 LA JEUNESSE DE RAPHAËL.

LA JEUNESSE DE RAPHAËL.

Vous, jeunes gens, que vos goûts ot les inspi-rations de l'âme destinent dès l'enfance à laculture des arts, écoutez le récit historique d'untrait de l'adolescence du plus grand peintrequ'ait produit l'Italie; et vous aurez, jo n'endoute pas, cette heureuse conviction quo plusles obstacles semblent se multiplier à l'entréed'une illustre carrière, plus il faut redoubler do

courage et de résignation pour les surmonter,et suivre l'impulsion naturelle qu'on a reçue&e< cieux.

Raphaël Sanzio, né à Urbin, dans les Étatsdu Snint-Siége, vers la fin du xv° siècle, étaitle fils d'un peintre obscur qui consacrait princi-palement ses pinceaux à décorer la faïence,

et qui voulut que son enfant n'eut pas d'autreprofession quo la sienne. Tout petit, il fut douehabitué, par son père, à peindre sur des vasesde toute espèce et de toutes grandeurs, desfleurs, des oiseaux, des animaux et, par suite,des figures do différentes expressions. L'enfantmontrait dans ses premiers essais une intelli-gence précoce, une grande flexibilité de couleur

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LA JûuNESSE DE RAPHAËL. 09

et surtout une correction de dessein qui ann su-çaient de rares dispositions. C'était à qui, desmanufacturiers de la ville et du duché d'Urbin,emploierait le vieux Banzio à orner les nombreuxobjets qu'ils débitaient dans une grande partiede l'Italie. Le peintre sur faïence en un mot,acquit une espèce de célébrité, tout en se créantune honnête existence. Toutefois il préférait lt»

quantité du débit de ses ouvrages à leur qua-lité ; et lorsque le petit Raphaël, entraîné par levéritable génie qui l'inspirait déjà sans qu'ils'en doutât, donnaitaux divers sujets qu'il étaitchargé de représenter une perfection dont onno tenait pas compte à son père dans les manu-factures, il subissait do celui-ci les reprochesles plus sévères.

Mais le ressort tout neuf que l'on comprimene se détend qu'avec plus de violence. Tel estl'essor du génie naissant. Raphaël, alors âgéde douze ans, sentait en lui se développer unélan de pensée, un remuement de coeur qu'ilcachait à son père, et dont ce dernier no soup«connaît pas l'irrésistible puissance. N'ayant danstoute la journée que deux heures de repos, le

pauvre enfant ne pouvait se livrer au dévelop-pement de ses facultés naissantes quo \o matin,dès l'aube du jour, tandis que son père som-meillait encore. Seul alors dans une espèce degrenier eu mansarde qu'il habitait, il attendait

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90 LA JEUNESSE DE RAPHAËL.'

avec impatience les premiers rayons de l'aurore,pour se livrer aux inspirations qu'il éprouvait.Mais sur quoi pouvait-il exercer ses pinceaux!Aucun cadre, aucune toile n'était à sa disposi-tion; ce n'était que sur les murs de sa chambreque le pauvre enfant pouvait tracer au crayonnoir quelques esquisses, improviser quelquessujets qu'il lui fallait effacer aussitôt, de peurd'être surpris par son père, qui l'eût puni doperdre ainsi son temps à ce qu'il appelait desniaiseries.

Cependant cet invincible besoin de produire,cette voix secrète qui répète sans cesse :

«?Élance-toil la gloire t'attend! » en un mot,

cet instinct créateur qui poursuit, enflamme,transporte, tout se réunissait pour exalter/imagination du jeune Raphaël. La Providence,qui tôt ou tard vient au seoours des âmesdignes de la comprendre, voulut que le vieuxSanzio fût atteint d'un accès de goutte quil'obligeait à garder le lit, Raphaël alors devintplus libre de se livrer à ses inspirations ; et,dans les entrevues qu'il eut aveo plusieursmanufacturiers, il se fit connaître comme l'au-teur des nouvelles peintures que leur avaitlivrées son père, et qui, chaque jour, avaienttant de débit dans leurs magasins.

Un jour, il fut conduit dans un atelier deporcelaines, et fit, mi\s qu'on s'en aperçût, une

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étude profitable des moyens qu'on employaitpour y peindre les divers objets qui en faisaientl'ornement. Peu de temps après, il rapporta aumanufacturier qui lui avait confié un vase deporcelaine, l'image frappante d'une vierge très-honorée et très en vogue dans la cathédraled'Urbin. La figure de la reine des anges étaitd'une expression ravissante et toute céleste.Raphaël reçut pour prix de cet essai une sommeassez forte qu'il s'empressa de remettre à sonpère, à peine convalescent de la forte secoussequ'il avait éprouvée. Sanzio, qui tenait avanttout à l'argent, permit alors à son fils de selivrer à la peinture sur porcelaine, se réservantà lui la faïence, qui seule convenait à ses habi-tudes.

Voilà dono notre gentil Raphaël, à peine ado-lescent, livré sans contrainte à toute la fouguede ses inspirations.

D'abord il peignit des fleurs de toute espèoe,les fruits les plus beaux, les oiseaux du plusriche plumage, et so hasarda plusieurs fois àreprésenter des figures, des personnages histo-riques, aveo un succès qui passa ses espérances,et lui valut une somme assez forto qu'il eutencore la jouissance de remettre à, son vieuxpère, convaincu, malgré lui, quo son enfantpourrait avoir un jour quoique talent.

Une heureuse circonstance vint encore pro-

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02 LA JEUNESSE DE UAPHAEU

curer au jcuno artiste l'avantage do se luiraconnaîtro et de oommoncer sa célébrité. Le duod'Urbin, dont le fasto égalait l'opulonoo, étaitproche parent du pape Alexandre VI. Il conçufcle projet do lui offrir un service en porcelaine,dont les douze principales pièces représente-raient la vie de la très-sainte Vierge, depuis sanaissonce jusqu'à son assomption, Lo direc-teur do la manufacture, qui connaissait los di-verses peintures du jeune Raphaël, lui confiacette importante entreprise,

Surpris, enthousiasmé du choix qu'on avaitfait de lui, notre adolescent se livra plus quejamaisàses heureuses inspirations, et chercha lesmodèles dont il avait besoin pour remplir l'ho-norable mission dont il était chargé. Puis ilrevenait dans son humble atelier remettre surla porcelaine ce qu'il avait saisi d'après nature,

Le duo d'Urbin, après s'être assuré par lui-même que le jeune artiste remplirait ses inten-tions, lui avait donné les plus honorables encou-ragements,.. Mais quand il fallut poindre la

Vierge au moment de l'Annonciation, Raphaëlne trouva plus de modèle digne do l'inspirer.C'est en vain qu'il esquissait des figures d'unecorrection idéale, d'une expression céleste; il nodécouvrait point encore le chef-d'oeuvre divinqu'avait rêvé son imagination. Il effaçait àmesure qu'il composait ; il parcourait ensuite

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LA JEUNESSE DE RAPHAËL, 93

tous les tableaux, toutes les statues qui repré-sentaient la Vierge, dans les principales églisesde la villo et de ses environs.

Enfin, au bout do quelques mois, les douzeportraits de la Viorgo furent terminés, et bien-tôt envoyés au souverain Pontife. Celui-cidemanda le nom do l'artiste dont les pinceauxavaient retracé sous des traits si divins la reinedes anges, et que son talent devait 'classerbientôt parmi les peintres les plus renommés dol'Italie. Le duo d'Urbin s'empresse de nommerRaphaël; et, peu de temps après, celui-ci reçutun ordre d'Alexandre VI do so rendre auprès delui.

Le vieux Sanzio venait de mourir, et son fils,

encore jeune, se trouvait orphelin, sans appu*

que ses pinceaux et la protection du duc d'Urbin,qui lui remit une recommandation particulièrepour le pape, dont il reçut l'accueil le plus en-courageant. Alexandre avait fait voiries portraitsde la Vierge sur porcelaine aux peintres les pluscélèbres qui décoraient alors le Vatican de leursadmirables productions; et le Pérugin offritd'admettre le jeune Sanzio au nombre de sesiélèves. Raphaël ne tarda pas à s'y faire distin-guer ; introduit dans la chapelle que peignait àcette époque Michel-Ange, il devint bientôvl'égal du Pérugin.

Raphaël, à cette époque, comptait à peine

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fit LA JEUNESSa DE RAPHAËL.

di\-hu!t ans. Il avait déjà parcouru la majeurepartie de l'Italie et s'était arrêté principalementîi Florence, où il ne pouvait se lasser d'étudierles admirables cartons de Léonard do Vinoi, et19 pénétrait de la belle méthode de co grandmaîire. Il enrichit son imagination dévorantedu ohoix heureux clans les compositions, de lacorrection dans le dessein, de la grâce et do lu

noblesse dans les figures, et surtout du naturelet de l'expression dans les attitudes. Il devint,en un mot, un peintre du premier ordre.

Jules II venait de succéder au papeAlexandre.Bramate, célèbre architecte, lui désigna Raphaëlcomme l'artiste le plus digne d'embellir loVatican de ses riches productions. Le pape le fitintroduire auprès do lui, et frappé de cettofigure expressive, ravissante, de oe regard d'oùle génie s'élançait en traits do flamme, il luidemanda son premier grand tableau, dont illaissait le sujet à son ohoix, Raphaël, qui faisaitalors uno étude particulière des personnagesles plus célèbres do l'antiquité, conçut lo vasteprojet de peindro à fresque YÉcole d'Athènes,grande et majestueuse composition qui repré-sente à la fois, sous les traits que nous retracel'histoire, Platon, Aristote, Socrate, Pythagore,Diogène, Archimède et Zoroastre. Ce chef-d'oeuvre, d'une conception si hardie et d'uneexécution si pai faite, acheva de le placer au

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LA JEUNESSE DE RAPHAËL. 95

premier rang do l'école romaine, et lo fit sur-1 nommer l'Homère do la peinture.

A partir de celte époque, Raphaël remplitl'Europe entière do sa renommée. Ce fut à quides souverains enrichirait son palais de sesimmortels ouvrages. François lop voulut l'attlreien France, en lui faisant roniottre une sommeconsidérable pour un saint Michel qu'il lui' avaitdemandé ; mais l'artiste voulut prou ver qu'il étaitaussi généreuxqu'un monarque; il fit hommageè celui-ci de la sainte Famille, qu'il composapour lui, et dont la valeur était inappréciable.

Le roi de Franco, grand protecteur des arts,força l'auteur de ce chef-d'oeuvre d'accepter unprésent digne à la fois do la main qui l'offrait etde celle qui l'acceptait, 11 fit à Raphaël de nou-velles instances pour venir s'établir au Louvre,où le plus bel atelier lui serait préparé. Maisle pape Léon X venait do charger son peintrechéri de diriger la construction de la basiliquede Saint-Pierre, et le retint à Rome en luiaccordant une pension qui le mit à même do•tenir le rang qui lui appartenait.

Raphaël ne voulut pas toutefois rester le dé-biteur du roi de France, et commença pour luila Transfiguration, de Jésus-Christ sur lo montThabor, admirable et sublime production, re-gardée comme le chef-d'oeuvre de la peinture.Mais les forces de son immortel auteur s'affai-

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C3 LA JEUKlïeSB DE RAPHAËL»

blissaient chaque jour, et ce chof-d'oeuvro futle chant du cygne. Raphaël, à peino âgé dotrente-six ans dévoré par l'amour do son art etl'excès du travail, n'avait plus qu'à retoucherla Transfiguration, lorsqu'il fut atteint d'uuépuisement total qui lo conduisit au tombeau.Il expira dans les bras de Léon X, les regard*attachés sur son dernier tableau, qu'il avait fait,

exposerai! pied do son lit, et regrettant de n'avoirplus assez do force pouryporter la dernière main.

Sa mort fut un deuil général pour Rome et lesÉtats du pape, Les honneurs funèbres qui luifurent rendus égalèrent ceux qu'on n'aceordoqu'aux têtes couronnées : il laissa dos amis quile pleurèrent, des admirateurs partout où Vue

cultive les beaux arts.0 vous, jeunes artistes, pour qui j'ai tracé

cette faible esquisse; adolescents, qui tenezil'une main timide, incertaine, vos premierspinceaux, armez-vous de courage et de perse*lérancel Rappclc/.-vous que l'auteur do l'Écolei'Athènes, de la sainte Famille et de la Trans-figuration fut un petit barbouilleur sur faïence.,réduit à faire au orayoa ses premières études sucles murs de l'humble réduit qu'il habitait, se-Jançaut de son propre mouvement et par saseule volonté vers ia perfection de l'art Etn'oubliez jamais cette vérité proclamée pur ua.homme sévère et prouvée par l'expérience

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LES TROIS ÉTAGES. 07

« Une haute renommée est presque toujours enproportion des obstaokd qu'il faut vainore poury parvenir. »

LES TROIS ETAGES.

Lo fond du récit que je vais faire est histori-que : cette anecdote intéressante a eu liou dansmon voisinage, et jo m'en suis emparé pour lajoindre à ces traits populaires, attachants, queje vais ramassant sur la scène du monde,comme le botaniste qu'on voit errer dans lesvallons, sur les montagnes, cueillant les plantessalutaires propres à calmer, àprôvenir tous lesmaux de l'humanité.

Estelle Aubert était l'unique enfant d'unouvrierimprimeurqu'un travail forcé, opiniâtre,avait réduit à vivre dans un fauteuil, privé del'usage de ses jambes et de ses mains : positioncruelle pour un homme de coeur qui se voyait àla charge de sa femme et de sa fille ! Celles-cin'avaientpour toute ressource que leur modiqueprofession de blanchisseuses en linge, fin, àlaquelle, depuis quelques mois seulement,Estelle avait ajouté celle de raccommodcuse deblondes et de dentelles, afin d'augmenter le gainde la journée.

Cette honnête o' pauvre famille habitait deux

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08 LES TPOIS ÉTAOEa.

ohnmbres en mansarde, ou plutôt une partied'un sixième étage, ruo Chabanais, en faced'un hôtel dont le premior était ocoupépar unspéculateuren terrains devenu grand capitaliste;le second par lo vicomto do Salaces, éonyorcavaloadour; et le troisième par un commissaire-priseur.

Cliaoun de ces divers habitants de l'hôielavait uno fille : colle du riche capitaliste Saint-Omor, nomméeLéonie, était d'une figureouverteet de la plus joyeuse humeur, mais distraite,étourdie, insouciante; sou institutrice, femmed'un mérite distingué, ne pouvait parvenir àmettre dans la tête de son élève deux idées dosuite, à graver dans sa mémoire les moindresnotions do grammaire, d'histoire et de géogra-phie. C'était, en un mot, une folle, gâtée par sesparents, qui s'imaginaient que leur fille uniqueaurait bien assez de l'opulence pour briller dansle monde.

La fille du vicomte de Saluées offrait uncontraste frappant aveo celle du capitaliste.Clorinde était froide et réservée : son regardimposant, ses lèvres dédaigneuses exprimaientla fierté. Sa gouvernante la maintenait danscette haute idée de naissance, dans celteroideur gourmée do caste nobiliaire, et lui fai-sait mesurer, à chaque instant, l'énorme diffé-rence qui oxistait entre elle et la fille d'un de ces

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LES TROIS ETAGES. 00

nouveaux enrichis qui s'imaginent pouvoirmarcher de paire aveo les grands seigneurs.

Quant à. la joune Emma, fille de monsieurDumont, commissaire-priseur, elle n'avait nila morgue de Clorinde, ni la folle insouoiancode Léonie. Placée dans oetto moyenne régionde la société où l'on no connaît ni l'ennui durang et de l'étiquette, ni les besoins de l'indi-gence; où l'on est, comme nous le dit un anoier*

sage, à l'abri des coups de soleil qui frappo lacime des grands arbres et des inondations quinoient les petites herbes rampant sur la terre,Emma, élevée par sa mère, excellente femme,occupée & maintenir dans sa maison l'ordre etl'aisance, à faire le bonheur de tout ce quil'entourait, Emma, habituée dès son enfanceà vaquer aux soins domestiques, bonne parinstinct, instruite sans prétention, chanmanteenfin, sans presque s'en douter... Emma n'étaitqu'une simple bourgeoise.

Estelle Aubert était souvent en relation ave»,ses trois jeunes voisines, dont sa mère était lablanchisseuse de fin, Sa réputation d'honnêtepetite fille, ses tendres soins pour son pèreinfirme, et le renom d'habile ouvrière qu'elle,s'était aoquis dans tout le quartier, lui don-naient déjà, pour ainsi dire, une espèce devogue. Il ne so passait point do semaine qu'ellene fût appelée tantôt chez le riche capitaliste

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100 LES TROIS ÉTAGES.

Saint-Omer, pour racoommoder un voile dedentollo ; tantôt chez le vloomto de Saluées,

pour réparer un aooroo fait t\ ses manohottos denialines brodées, ou bien une déohirure, quo lavicomtesse avait faite h ses barbes en point deBruxelles; tantôt enfin chez le commissairo-priseur, pour roblanohir et mettre à neuf lescollerettes en tulle de madame Dumont, oubien les pèlerines en simple jaconas qui com-posaient la parure ordinaire de sa fille.

Mais l'accueil que recevait Estelle Aubertaux divers étages de l'hôtel variait suivant lacondition des familles qui l'occupaient. Aupremier, son ouvrage était toujours bien reçu,apprécié à sa juste valeur; et chaque fois elle

on recevait le prix, en proportion dos soins etdu travail qu'il avait exigés. Léonie l'appelaitordinairement ma bonne Estelle, et no prenaitavec elle aucun ton de hauteur ni d'arrogance,

Il n'en était pas de même au second étage :

la vicomtesse de Saluées, fière et dédaigneuse,ne paraissait jamais satisfaito de ce qu'avait faitla jeune ouvrière, qu'elle nommait tantôt mapetite, tantôt mon coeur, aveo ce sourire inso-lentqui semble mesurer les distances. Clorinde,se montrait encore plus difficile, plus exigeanteque sa mère. Elle faisait souvent recommencerà la timide, à la complaisante Estelle le travailqu'elle avait fait; et plus d'une fois la pauvrepetite se retira sans avoir reçu son salaire.

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LES TROIS ISTAOEQ. 101

Quant au troisième étage, elle s'y présentaitcomme dans sa propre famille. Monsieur et ma-dame Dumont la oomblaient de oaresses, de féll-oitalions sur sa conduite. Emma surtout, labonne Emma no pouvait so lasser d'admirer laperfection du travo'l de sa jeune voisine : ellolui serrait les mains et l'eût volontiers em-brassée, si la jeune blanchissouso ello-mêmo noso fût tenue par modestie & la distanoe qu'ellecroyait exister entre elles,

Bientôt E.telle se fit uno réputation parmi ]OH

dames les plus élégantes du quartier : c'était àqui vanterait son talent, son exactitude; o'étaith qui lui confierait ses chiffons les plus précieux ;enfin mademoiselle Aubert, car o'est ainsiqu'alors on la nommait, ne pouvant plus suffireaveo sa mère à tout l'ouvragequ'on leur confiait,fut contrainte de prendre plusieurs ouvriôros,de faire des apprenties dans son état, et pourcola il lui fallut quitter sos deux chambres enmansarde où il faisait si froid l'hiver et si chaudl'été. Elle loua dono un joli petit appartement autroisième étage do la maison où elle demeurait,dont une pièce donnait au couchant sur la rue,et qu'habita son vieux père infirme, qu'elleroulait elle-même dans un grand fauteuil versla croisée, pour lui faire respirer lo grand air,et le réchauffer aux rayons du soleil,

Placée alors en face des appartements qu'oc-

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10# LES TROIS ÉTAGES.

cupaient ses trois voisines, Estelle les suivaitassez souvent dans leurs oooupations journa-lières. Tantôt elle remarquait Léouio se pâmantde rire en faisant faire mille tours, mille gam-bades au#sioge chéri do sa mère, attaché parune longue chaîne à l'un dos balcons du pre-mier ; tantôt elle apercevait Clorinde faisant dela tapisserie auprès de la vicomtesse, qui s'étaitendormie au milieu d'une lecture édifiante; tan-tôt enfin elle recevait un salut gracieux, un ai-mable sourire d'Emma, qui vaquait aux soinsdu ménage. Bientôt son jeune frère Léon ve-nait la rejoindre à la croisée, et, remarquantles tendres soins dont Estelle s'empressait d'en-tourer son vieux père, il la saluait a son touravec une vive émotion, et restait les regards at-tachés sur elle jusqu'à ce qu'elle se fût retirée aufond do son habitation pour reprendro son tra-vail, et diriger celui de ses ouvrières.

L'hiver bientôt succéda aux beaux jours; ildonna de nouveau à la jeune ouvrière en den-telles une juste idée de l'orgueil des rangs etdes prérogatives de la naissance : ce qui l'affer-mit dans la résolution qu'elle avait prise de n'a-voir avec les gens titrés et les opulents du jourrjuu les communications nécessaires a son état,ou bien aux besoins qu'on pouvait avoir d'elle.L'époque du carnaval approchait, et chaqueclasse de la population se livrait aux plaisirs

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LES TROIS ÉTAGES. 103

que proourent les réunions de danse et demusique,

Il y eut un grand bal chez lo capitaliste Saint-Omor. Lo ban et l'arriôre-ban de la Chausséed'Antin avaient été invités : les préparatifs lesplus splendides étaient dirigés par un habiletapissier ; le glacier le plus en voguo avait étémis en réquisition, en un mot rien n'avait étéépargné pour étaler tout le luxe, toute la somp-tuosité de l'opulence. Estelle, qui, dès la matinde ce grand jour, avait reporté à madameSaint-Omer une garniture de robe en pointd'Anglotorre, s'enhardit jusqu'à demander à lafemme de charge la permission de se mêler, lesoir, parmi les gens de l'hôtel, pour voir défilerdans l'antichambre les toilettes riches, élé-gantes, et de prendre une juste idée des modesdu jour. Un valetde oharabro annonçaità hautevoix toutes les personnes qui se présentaient.

Dès le lendemain, Estelle Aubert ne manquapas d'aller donner à la famille Dumont, qu'onn'avait point invitée, les détails de cette fêtemagnifique, et de lui nommer les dames quiavaient étalé les plus beaux diamants, les plusriches parures, Mais sa surprise fut grande lors-qu'elle apprit de l'honnête monsieur Dumont,qu'en sa qualité de commissaire-priseur ilavait fait la vente des meubles d'une de cesdames les plus brillantes, pour apaiser 1OJ>

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1U4 LES TUOlh ÉTAGES.

créanciers de son mari, qui lo poursuivaientcomme banqueroutier frauduleux.

Peu de jours après, la famille Dumont reçutà son tour ses parents, ses amis, ses nffldés. Iln'y eut a cette réunion ni lo luxo éblouissant «le

l'opulence, ni la tonne imposante dos gens do

cour : c'était lo rassemblement joyeux dos bonsbourgeois du quartier; on n'y rencontrait quodos coeurs épanouis de joie ot dofranoho amitié.On s'accostait sans cérémonie ; on se prenait lobras aveo confiance, on se dégantait pour soserror la main ; c'était, en un mot, la fête desbonnes gens : aussi monsieur Dumont so pro-menait-il aveo ivresse dans son salon propre-ment décoré, et ne cessait-il do répéter, aumilieu des danses qui se formaient et des jolisgroupes dont il était entouré, que le moyen leplus sûr d'être heureux, o'est de l'être du bon-heur des autres.

Estelle avait été invitée à cette modesteréunion par le commissaire-priseur lui-même,Il lui dit, aveo cet accent d'un homme do bienqui sait distinguer et apprécier le vrai mérite :

« Personne assurément ne pourrait mieuxembellir notre petite fête, que celle dont lotravail soutient ses parents, adoucit les souf-frances de son père infirme, celle enfin qui s'estacquis la considération de tout le voisinage. —Il nous tardait, ajoute madame Dumont,

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LES TROIS ÉTAGES. 105

vous donner cette prouve publique do nôtretitloohemont ot do notre profonde estime. »

Oh ! que ces paroles pénétrèrent avant danslo coeur do la jeune ouvrièro! Qu'il est flatteur,lo premier hommage quo l'on reçoit ot dont ons'avoue être digne 1 Estelle fut si vivementsaisiodo joie, quelle ne put proférer la moindreparole : un serroment do main, qu'elle roçut ence moment d'Emma, lui prouva qu'elle s'unis-sait à l'invitaiion do ses parents. Elle futaccueillie aveo tous les égards que l'on doit à lafille do bien, traitée par toutes les jeunes per-sonnes comme une égale, comme une amio :chacun lui adressa les hommages les plusflatteurs, et lui prouva que la véritable vertuno connaît ni les rangs ni les distances.

Trois ans s'écoulèrent : mademoiselle Aubert,devenue chef d'un atelier considérable, avaitfait des gains légitimes fort au-delà de sesespérances. Elle avait augmenté son petit mo-bilier, orné l'intérieur de son modeste apparte-ment. Sa mère, d'une faible santé, no faisaitplus le gros du ménage; il était confié à laveuve d'un soldat invalide; le vieux fauteuil enbois du père Aubert était remplacé par unedormeuse en velours d'Utrecht : il ne paraissaitplus à la croisée de sa chambre qu'en bonneredingote d'espagnolette grise et en casquettedo drap bleu. Estelle elle-même, sans rien chan*

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105 LES TROIS ÉTAGES.

ger à son habillement ordinaire, porta de.étoffes un peu plus recherchées, couvrit se-épaules d'un ample châle de mérinos, hasardamême la petite montre en or, pour être vl'heure préoiso chez ses pratiques; mais elle lacaohait aveo soin sous sa collerette; elle incraignait rien tant que de se faire remarquer, e:se serait imposé les plus grandes privationsplutôt quo d'exciter l'envie.

La première moitié de l'année 1830 venait des'écouler t chérie, honorée de ses ouvrières etde ses apprenties, récompensée de ses tendressoins pour ses parents par le bonheur dont ilsjouissaient auprès d'elle, notre jeune ouvrièrecomparait souvent sa position sociale aveo celledo ses trois voisines qu'elle étudiait sans cesse,et se trouvait tout aussi heureusement placéedans le monde, puisqu'elle y était utile,estimée... lorsque tout-à-coup l'orage le plusterrible s'éleva daus la capitale, et retentit dansia France entière. Le pacte social fut brisé,Paris fut en proie au choc des partis et do touteles passions qui fermentent en pareil cas.

Dans ce bouleversement général, on vit hplus hai;t3 rangs nnéaritis, les plus belles posilions sociales renverséeset détruites. Le vicomte

i o Saluées fut dépouillé de ses pensions, de sesprérogatives : il suivit dans leur exil ses anciensmaîtres, laissant sa femme et sa fille dans une

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LES TROIS ETAGES. 1C7

gêne qui les contreignit de vendre leurs bijoux,leur mobilier; et bientôt, ne pouvant plussubvenir à leurs besoins, elles se retirèrentchez uno vieille parento égoïste, qui habitait lefaubourg Saint-Germain.

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La grande secousse politique se fit sentirdans le cours des effets publics : elle causa laruine d'un grand nombre de gons de finance, etprincipalement do ceux qui avaient spéculé surles terrains et les établissements publics. Saint-Orner fut de ce nombre : après avoir vainementépuisé toutes ses ressources, tous les moyensd'échapper au désastre, il mourut dans la misère.

La malheureuse madame Saint-Omer se réfu-gia dans un hôtel garni. Elle eut la douleurd'apprendre que tout co qui composait le mobi-lier serait vendu, sans qu'elle pût faire la moin-dre réclamation, parce qu'elle avait été encommunauté de biens aveo son mari. Elle nosut, ainsi que sa fille, quelle ressource employerpour subvenir aux premiers besoins do la vie.Elles essayèrent en vain de recourir à lacommisération do plusieurs grands capitalistesqui avaient ou do fréquentes communications

aveo le malheureux Saint-Omer; elles en furentaccueillies aveo indifférence, éconduites aveoadresse. Elles éprouvèrent alors quo la plusgrande souffrance des infortunés, o'est d'implo-rer les opulents.

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Ï08 LES TROIS ÉTAGES.

Toutes le deux abattues par la douleur,«enproie au dénûment le plus absolu, se voyaientréduites à implorer l'assistance d'un bureau decharité, lorsque Léonie, se rappelant aveo que^zèle et quelle ivresse la jeune ouvrière en den -telles soutenait par son travail ses honnêtesparents, sentit se ranimer son court ge et résolutd'aller un matin, rue Ohabanais, confier àEstello Aubert le désir qu'elle éprouvait et l'es-poir qu'elle avait conçu de procurer à sa mère,sinon Haisance, du moins le pain de la journéeet un abri contre la misère. Elle reçut de sonancienne voisine l'accueil le plus touchant.

« Venez, lui dit Estelle en la pressant dans sesbras, avec madame votre mère : je vous occu-perai toutes les deux dans mon atelier; et s'ilvous répugne de vous mêler parmi mes ouvriè-

res, je vous fournirai de l'ouvrage dans votreappartement. Les deux chambres en mansardo

quo j'habitais sont à louer en ce moment;venez vous y établir. Je vous avancerai lestrois mois do loyer et vous prêterai uno partiede mes meubles. Ma bonne veuve fera votreménage; enfin nous partagerons tout ce quo jopossède. Venez, mademoiselle Léonie, vous qui

mo reçûtes toujours aveo tant de bonté lorsquevous étiez dans l'opulence, vous qui jamais nem'avez fait éprouver la moindre humiliation.Vous ne dédaignâtes point votre blanchisseuse;

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LES T110IS ÉTAGES. ' 109

il est bien juste qu'elle ait son tour, et je vousremercie d'avoir compté sur Estelle Aubert. —Ah l dites mon amie, s'écria mademoiselle Saint-Omer, hélas 1 vous êtes la seule que je retrouvedans notre cruel désastre, et je vous avaisbien jugée. »

Dès le lendemain, la mère et la fille, leurpetit bagage sous le bras, vinrent s'établir àdeux étages au-dessus de celui qu'occupaitEstelle, qui, d'avance, avait garni les deuxmansardes des objets les plus nécessaires.Madame Saint-Omer occupa celle donnant surla cour, afin de n'avoir pas sans cesse devantles yeux les croisées du somptueux apparte-ment qu'elle occupait en face, et dontjustementon vendait le mobilier, Léonio ne pouvait s'em-pêcher de laisser tomber de sa lucarne desregards attendris sur cette belle habitation, oùelle avait passé des jours si heureux; où,bercée par les prestiges de l'opulence, elle étaitloin de croire qu'elle irait un jour se réfugierdnns l'humble réduit de la pauvre ouvrière...Oh I quo de réflexions elle faisait alors sur lescaprices du sort, et combien elle s'applaudissaitde n'avoir jamais humilié ses inférieurs I Léonio

ne rougit point do s'établir dans l'atelier domademoiselle Aubert, où elle ne tarda pas àprendre rang parmi les plus habiles apprenties.

Sa mère, atteinte do quelques infirmités.

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causées par le chagrin, travaillait dans sa cham-bre, et secondait sa fille à se procurer les objetsnécessaires à leur existence. Ce qu'elles avaientle plus à coeur, c'était de pouvoir remettre àl'obligeante Estelle les différents meubles dontelle s'était privée, se réduisant elle-même à cou-cher sur un lit de sangle pour offrir à madameSaint-Omer une retraite qui lui fût plus com-mode et l'humiliât moins dans son malheur.Déjà la mère et la fille, par leurs travaux etleurs veilles, se disposaient à traiter aveo untapissier du voisinage, pour avoir l'ameuble-ment le plus modique, mais indispensable àleurs besoins, lorsqu'un événementétrange vinttirer madame et mademoiselle Saint-Omer dela position pénible où elles se trouvaiont.

Un jour qu'elles étaient allées à l'office divin,et que, selon leur usage, elles avaient remis laclef de leurs chambres au portier de la maison,elles éprouvèrent en rentrant une surprisemêlée d'une émotion bien naturelle, en voyantune partie des meubles qui garnissaient leursappartements respectifs dans l'hôtel qu'ellesavaient habité. Madame Saint-Omer reconnutson lit d'aoajou, orné d'une draperie de pékinbleu de ciel, avoo son somno, sa longue ber-gère en maroquin vert et son grand chiffonnier.Elle s'empresse de l'ouvrir, et le trouve remplid'une partie de son linge de corps et de ses vê-

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LES TROIS ÉTAGES..

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tements. Léonie s'élance dans sa mansarde, et' reconnaît son lit de demoiselle, surmonté d'uneflèche dorée portant des rideaux de mousseline,plusieurs petits meubles à son usage, sa cau-seuse de drap bleu lapis, son piano, tous sesrecueils de musique, et, au-dessus, un grandcadre couvert d'une toile verte. Elle l'enlèveaveo empressement et retrouve le portrait deson père, au bas duquel on avait éorit ces mots :«Courage, ma fille! celle qui nourrit sa mèredu travail de ses mains, tient toujours un ranghonorable dans la société. » Le cri perçant quejette Léonie à l'aspeot de cette âme si chère, decette touchante insoription, attire madameSaint-Omer, qui, saisie elle-même de surprise,et pressant sa fille sur son sein, avoue qu'onn'a pas tout perdu lorsqu'on est enoore mère,et que les trésors les plus vrais, les plus impé-rissables, ce sont ceux de l'âme.

Léonie descend aussitôt chez Estelle Aubert,et lui raconte cette aventure, dont celle-ci lafélicite aveo l'élan de la tendre amitié. Leurssoupçons alors se portent sur telle ou telle per-sonne opulente et oapable d'un aussi beau traitde générosité. Pour mieux parvenir & la décou-vrir, elles descendent toutes les deux ohez loportier, lui font mille questions sur les porteursde ces différents meubles. Il leur répond quoo'est monsieur Jamart, le tapissier de ces

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112 LES TROIS ÉTAGES.

dames, qui, lui-même, a mis tout en place. « Ilest venu, delà, remonter chez moi le lit quoj'avais eu le bonheur de prêter à madame votremère, dit Estelle; allons l'interrogerl » Elles serendent sur-le-champ auprès de ce dignehomme, qui demeurait au bout do la rue, et lo

sollicitent de leur faire connaître la main bien-faisante habituée sans doute à consoler, à se-courir l'honorable indigence. Colui-ci avouequ'en effet il a été chargé d'acheter, à la ventequ'on venait do faire, les divers objets qu'il aremis chez ces dames; mais qu'il no peut nom-mer la personne qui l'a chargé de cette commis-sion, parce qu'elle a exigé sa promesse do nejamais prononcer son nom.

Plusieurs mois s'écoulèrent i Léonie avait faitde rapides progrès dans l'état do raccommodeusede dentelles, et, devenue par son adresse et sonzèle la première ouvrière de l'atelier de made-moiselle Aubert, elle gagnait amplement dequoi subvenir à la dépense de son modesteménage. Mais si elle reçut d'Estelle des preuvesd'une franohe cordialité, l'occasion se présentade lui prouver toute sa gratitude. Le vieux pèreAubert, accablé d'infirmités, fut enlevé presquesubitement à sa famille chérie; et peu de tempsaprès, sa femme lo suivit au tombeau. Cettedouble perte frappa si vivement lo coeur d'Estelle,qu'il fallut tous les soins, toutes les consola-

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LES ritOlS ÉTAGES. 113

' tions dont Léonie était capable, pour empêchernon intime amio do succomber à sa douleur.Estelle ne reçut pas moins de condoléanoo dela famille Dumont. Emma passa plusieurs jour-nées de suito auprès de sa chère voisine

Celle-ci, toutefois, so trouvant orpheline, àpeine âgée do vingt ans, voulut se donner uneégide. Elle pria dono madame Saint-Omer dolui servir de mère, lui proposa do venir aveo safille habiter auprès d'elle, et de confondre en-semble leurs travauxet leurs profitsCettepropo-sition fut acceptée avec transport, Léonie éprou-vait une secrète jouissance à faire descendre samère de sa mansarde, a l'établir au troisièmeétage, où elle pourrait, aveo les meubles qu'elletenait d'une main généreuse et toujours in-connue, retrouver quelques illusions do sonancienne position dans lo monde. L'orgueilressemble à, l'espérance : il naît en nous, il ymeurt le dernier.

Cette association fut approuvée do tout lo

voisinage; on reconnut là toute la pureté do

moeurs qu'avait observéo mademoiselle Aubert.Elle initia tout-à-fait Léonie aux détails de saprofession, et la présenta chez ses pratiquessomme sa compagne chérie, comme sa soeuradoptive. Mademoiselle Saint-Omer, abandonnéede tous les anciens affldés de fou son pôro tantque ceux-ci craignirent qu'elle n'eut besoin

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114 LES TR0I3 ÉTAGES.

d'eux, leur parut alors estimable, intéressante.Les plus riches familles du quartier s'empressè-rent de seconder ses nobles efforts, louèrenttout haut son dévouement filial, et lui procu-rèrent les moyens do contribuer à la prospéritéde l'atelier commun, qui dévint un des plusrenommés et dos mieux achalandés de lacapitale.

Un jour que les deux associées s'entrete-naient de leurs succès, de leur bonheur mutuel,entre chez elles une personne mesquinementvêtue, portant un vieux chapeau de paille noir,couvert d'un vollo épais. C'était Clorindo deSaluées, qui n'avait pas voulu se faire recon-naître dans le quartier, et dont les traits, touten exprimant encore la fierté, semblaient êtrealtérés par les larmes. Eilo avait su que sa voi-sine, la fille du riche capitaliste, était parvenueà se faire une existence indépendante par sontravail et sa persévérance. Elle avait appristout ce que l'ouvrière en dentelles avait faitpour l'aider à consoler sa mère, ù lui rendre unevie douce et paisible i certaine de leur inspirerquelque intérêt par le récit de ses malheurs, ellevenait les supplier de la seconder dans lo projet

'qu'elle avait conçu,Elle leur apprend alors que le vicomte de

Salucos est mort en Ecosse, et n'a laissé quedes dettes; que sa veuve et sa fille s'étant

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LES TROIS ÉTAGES. 115réfugiées chez une vieille parente, au faubourgSaint-Germain, s'y trouvaient en butte à deshumiliations qu'il ne leur était plus possible desupporter; qu'enfin privées des secours de tousles gens de qualité qui, presque tous, avaientquitté Paris, elles se décidaient à vivre aussi dutravail do leurs mains, dussent-elles se réduireà la plus dure existence; et qu'elle venaitsupplier ses deux anciennes voisines de leurprocurer de l'ouvrage. « Soyez la bienvenue,mademoiselle! lui répond Estelle Aubert : macompagno et moi nous vous mettrons bientôten état de nous seconder; et, puisquo vousdaignez descendre jusqu'à nous, vous y trouve-rez une honnête indépendance que vous nodevrez qu'à vous seule. — Et cela vaut bien lerang et l'opulence, ajoute Léonio aveo joie ; jone fus jamais plus heureuse. » Dès le jourmême, Clorinde loua les deux chambres enmansarde qu'avaient occupées tour à tour lesdeux jeunes associées; et, le lendemain, ellevint s'y établir aveo sa mère, qui prit lo simplenom do madnme Dupré, veuve d'un militairemort au champ d'honneur. Estelle fit faire parBa bonne gouvernante toutes les provisionsdont ces dames avaient besoin, afin qu'elles nefussent pas reconnues dans lo quartier; etbientôt, sans toutefoisjamais paraître à l'atelier,la mère et la fille, par le travail de la journée,

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110 LES TROIS ÉTAGES.

qui se prolongeait souvent dans la nuit, par-vinrent à gagner de quoi subvenir à tous leursbesoins, et à s'éviter le supplice de fatiguer la[pitié des personnes dont peut-être elles avalentîe droit d'attendre une honorable hospitalité.

L'honnête commissaire-priseur venait deïiaricr Emma au jeune successeur d'un avoué.ÏÏst^lle Aubert avait été invitée à la noce, ainsique son associée, dont la gaieté naturelle etl'heureux caractère lui conciliaient tous lescoeurs. Une seule chose manquait au bonheurde Léonie : c'était de connaître l'anonymequi lui avait fait retrouver, ainsi qu'à sa mère,une partie des meubles à leur usago, et surtoutle portrait de son père, aveo cette inscriptionqui ne sortait pas do sa pensée î « Celle quinourrit sa mère du travail de ses mains, tienttoujours un rang honorable dans la société. »Léonio et sa mère étaient parvenues, à force deprivations, à réunir les quinze cents francsenviron qu'avait dû dépenser l'inconnu pource trait de bienfaisance et do délicatesse : cha-que fois qu'elles rencontraient lo tapissierJamart, elles le suppliaient de leur accorder dumoins la satisfaction d'acquitter uno detteaussi sacrée. Celui-ci, jouissant d'une honnêtefortune et de l'estime générale, avait été invité

avec sa famille chez le commissaire-prlseuraveolequel il était en relation d'affaires. Léonie le

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LES Trois r.TAar.s. illsollicita de nouveau de lui nommer le généreuxanonyme. Ses instances furent si vives, si gé-néralement approuvées par les nombreuxassistants, que cet excellent homme, ému lui-même, porto inopinément ses regards surEstelle Aubert, qui rougit et baisse les yeux.

Léonie s'en aperçoit, presse de questions letapissier, qui, ne pouvant résister aux sollicita-tions dont il est environné, hésite encore uninstant, et finit par désigner l'ouvrière en den-telles. Léonie la presse aussitôt dons ses bras,et, ainsi que sa mère, la couvre des larmes dela reconnaissance, « C'éta'cnl mes premièresépargnes, dit Estelle, pouvais-jo en faire unmeilleur usage? »

Et vous, jeunes filles, qui daignerez parcourirce récit historique, conservez-en le souvcnirlVous, demoiselles d'une haute naissance,n'abaissez point des regards dédaigneuxsur lesbonnes gens qui vous entourantl no vous éle-vez pas au-dessus des autres aveo trop do fierté:il ne faut, hélas! qu'un seul coup do vent pourvous faire ramper sur la terre... Vous, fastueu-ses héritières des opulents du jour, qui vouscroyez si bien cramponnéesau char de la fortune,écoutez Léonie Saint-Omer : elle vous diraqu'un seul cahot suffit pour en descen-dre Vous, jeunes et modestes bouiyimitez Emma Dumont i restez co.ii::ie . ,

.1.

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118 LE BATEAU A VAPEUR.

milieu de l'échelle sociale ; et par cela mémo

que vous ne chercherez point à monter, vousne craindrez pas de desoendro Vous, enfin,jeunes ouvrières, pauvres filles qui composezla plus grande partie de la population, visitezEstelle Aubert dans son humble mansarde, pro-longeant, par ses soins, les jours de son vieuxpère, se conciliant l'estime do tous les gens dobien; et vous apprendrez d'elle ce que produi-sent tôt ou tard le courage, la gaieté, la patience,l'amour du travail, en un mot la véritablepiété.

LE BATEAU A VAPEUR.

Il est do ces distances Sociales qu'il nous fautsouvent oublier, surtout lorsque lo hasard seplaît à mettre à notre niveau ceux que nousregardons comme nos inférieurs. Au champd'honneur et sous la mitraille, tout jeune cons-crit, pauvre et d'une obscure naissance, estl'égal du fils de famille qui combat à ses côtés.Les jeunes aspirants de la marine, sur un vais-seau do ligne, ne so font distinguer que parleur bravoure et leur adresse a la manoeuvre.Tous les élèves d'un lycée jouissent des mêmes

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LE BATEAU A VAPEUR. 119

prérogatives, et dans leurs jeux,, comme dansleurs exercices scolastiques, ce sont les plusintelligents et les plus laborieux qui seulsoccupent les premiers rangs. Mais c'est surtoutdans les endroits publics, où chacun paye utrprix égal, c'est à l'église où l'on prie, aux pro-menades publiques où l'on se presse, enfino'est sur les bateaux à vapeur où nulle placen'est réservée, où tout voyageur essuie- égale-ment les éclats do l'orage qui survient et lesatteintes des flots agités, qu'on acquiert cetteconviction que chaque être tient son coin sur laterre.

Une anecdote assez remarquable dont je fusle témoin, il y a quelques mois, sur le bateau àvapeur de Paris à Melun, prouvera la vérité de

ce que j'avance, et pourra servir de leçon auxjeunes présomptueux qui s'imaginent quo, par-tout où ils se trouvent, on doit rendre hommagesoit au nom dont ils ont hérité de leurs ancêtres,soit à l'opulence qu'ont acquise leurs parents'dans le commerce ou dans la banque.

J'étais parti de Paris par une belle matinéedu mois d'août, dans une de ces embarcationsnouvelles qui franchissent, même en remontantle cours du fleuve, de longues distances anpeu de temps, et vous font parcourir les bellesrives de la Seine aveo une rapidité qui vouslaisse à oeine le loisir d'examiner les sites

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tîîB'.fSAT; A V^F.UR,ravissants et les belles habitations qui passentdevant vos yeux comme les figures d'une lan-terne magique, Los vacances venaiont do s'ou-vrir dans les lyoées de Paris; ot plusiournjeunes élèves, qui voguaient aveo moi sur lefleuve, exprimaient par leur hilarité le bonhourqu'ils éprouvaient d'aller revoir le foyer pater-nel et tout ce qui devait leur rappeler les jeuxde leur enfance. Do mon côté, jo pionais ungrand plaisir à faire une étude particulière deces jeunes lauréats; et bientôt reconnu par undes voyageurs, qui mo nomma, j'eus l'inexpri-mable jouissance d'être salué par ces lycéens,comme un des auteurs dont ils aimaient à par-courir les écrits.

J'eus pour approbateurs tous les lyoéensdont j'étais entouré, à l'exception d'un seul,que j'entendis nommer Alfred, petit-fils d'unpair do France, et l'unique enfant do la comtessedo Fiorville, qui possédait une terre considéra-ble dans los environs de Melun. Il avait quittéson uniforme du lycée pour eudosser un élégantcostume de fantaisie, sous lequel il so gourmaitet semblait faire bande à part, 11 était escortéd'un bon vieux valet do chambre, et ne se sou-mettait guère à cette égalité parfaite entre amisde collège, « Voilà, me dis-je en moi-même, unjeune présomptueux qui, tôt ou tard, se repen-tira de faire le grand seigneur... » Ma prédio-

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tion no tarda pas à so réaliser. Un vont contraire',

assez violonl, s'étaut élevé tout-à-coup, lamarche du bateau fut ralentie au point qu'ilfaisait à peine une lieue et demie par heure. Ilfallait tuer lo temps à quelque chose, et l'onproposa do petits jeux. Après ceux qui exercentl'esprit, l'imagination, et dans lesquels brilla lejeune Bertrand, fils d'un tonnelier, on- proposala main chaude, otjo fus prié do servir de giron ;ce quo j'acceptai aveo empressement.

Le brillant Alfred refusa de so mêler à ce jeuparmi ses condisciples. « Pourquoi dono, lui ditl'un d'eux, refuses-tu de prendre part à nosfolies? — Je gage, dit Bertrand, quo le comte deFiervillo rougirait do me toucher la main. »Alfred rougit et baissa les yeux.

Cette mordante plaisanterie, qui fit rire tousles assistants, produisit son effot.

Lo jeune comte éprouva oo jour-là même aquel point co lien fraternel peut iufluer surnotre existence, et reconnut que l'amitié fran-che et dôvouéo est un des trésors les plus pré-cieux qu'on puisse trouver sur la terre. J'aidéjà dit qu'un temps orageux avait obligé noslycéens d'entrer dans la salle intérieure du ba-teau retardé dans sa marche; une rencontrefuneste, imprévue, avec un long train de boisflotté, brisa tout-à-coup une des ailes à ramerdu Parisien, et le fit sombrer sur le côté droit.

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122 LE BATEAU A VAPEUR,

L'épouvante s'empara tout-à-coup des voya»geurs : les oris des femmes effrayées augmen-taient encore la stupeur générale i enfin lecapitaine lui-même s'éoria, peut-être impru-demment: « Sauve qui peut! » A ces mots, lecomte de Fierville, pour qui l'avonir était sibrillant et qui tenait plus que tout autre à. lavie, s'élance, égaré par la frayeur, au milieu dufleuve, en appelant h son secours ; mais sa voixest confondue aveo celle des personnes entraî-nées, comme lui, par le cours rapide des eauxsous lesquelles il disparaît et reparaît tour àtour : Bertrand l'aperçoit, s'élance de dessus lepont, et, nageant aveo la vigueur et l'adressed'un enfant du peuple élevé sur les bords do laSeine, il atteint son camarade épuisé par lesvains efforts qu'il avait faits, et presque sansconnaissance, le saisit et l'amène sur le rivage,en face du joli village de Saint-Port, où tousles deux ils font sécher leurs vêtements et sa-vourent, pressés dans les bras l'un de l'autre,les deux élans de l'amitié : « Sans toi j'étais

| mort, dit Alfred, et quelques efforts que jo fasse

pour m'acquitter, je resterai toujours ton débi-teur, -- Jo to devrai bien plus, moi, répond Ber-trand, puisque, tant que nous vivrons, je nepourrai jeter un regard sur toi sans'tressaillirde joie : crois-moi, l'obligé n'est pas le plusheureux. »

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LE-BATEAU A VAPEUR, 123

Ils furentbien tôt rojointspar leurs camarades,

a l'auberge où ils s'étaient réfugiés. On conçoitles félicitations et les serrements de main quereçut Bertrand î oe trait de dévouement le ren-dit plus cher encore à ses jeunes amis; etchacun, parvenu le lendemain à sa destination

sur un autre bateau a vapeur, répandit danstout l'arrondissement de Molun le généreux dé-vouement du jeune Bertrand, dont le père, an-oien grenadier de la vieille garde, disait & quiVoulait l'eutendre î

— C'est bien! o'est très-bien! mon filsn'a fait que son devoir,

La comtesse de Fierville, à qui son oherAlfred fit le réoit fidèle du danger qu'il avait

couru et de l'héroïque secours de son jeunecamarade, voulut elle-même lui en témoigner

sa reconnaissance ; elle se rendit dono à Melunch&z le tonnelier Bertrand, qu'elle félicita d'a-voir un pareil fils, et voulut remettre à ce der-nier une bourse contenant un assez grand nom-bre de napoléons, « Ce n'est point aveo de l'or,lui dit le jeune lycéen, que j'ai sauvé moncamarade, mais aveo mes bras, et oe n'est quedans les siens que je puis trouver ma récom-pense. — Bien, Marcel! lui dit son père, en luiserrant la main, o'est très-bien ! »

La comtesse, convaincue qu'elle ne pourraits'acquitter avec de For, eut recours à de près-

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12i Ï.I3 ?A~r.\ï A TArniT..

p -iitos invitations qu'ello fit au jeune Bertrand,de venir passer uno partie de ses vacances àsa terro, où il pourrait jouir des plaisirs de laohasse, de la pôoho, et trouver tous les amuse-ments d'une sooiété nombreuse ot choisie, « Dutout, du tout! répond le père Bertrand : vouglui feriez acoroiro qu'il est un grand person-nage; et j'en ai besoin, moi, pour expédier mesmémoires do l'année. Tout co quo je puis faire,Madame, ajouta~t-il aveo un malin soutiro,o'est de vous le présenter la première fois quej'irai mettre vos vins en bouteilles. » La com-tesse, femme d'esprit, sentit touto la portée docette plaisanterio, ot so promit d'on profiterpour convaincre ces dignes gons que, parmiles personnes do qualité, il on est qui saventhonorer toutes les professions utiles, et rendreaux vertus personnelles l'hommage qui leurest dû,

Pou do temps après, en effet, le pèro Bertrandet son fils so rendirent au château de lacomtesse de Fierville, Marcel, d'après les ordresdo son père, avait pris, ainsi quo lui, le modestecostume de tonnelier, c'est-à-dire la veste et lepantalon de velours do coton vert pâle, la cas-quette de coutil et le tablier do cuir. Ils étaientcurieux l'un et l'autre de voir quel acoueil onleur ferait. Dès qu'Alfred aperçut son jeune ca-marade, il courut à sa rencontre, et lui prouva

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Ï.E BATEAU A VAPEUR. 123

tout le bonhourque lui faisait éprouver sa pré-senoo; il serra très-cordialement la main dupère, qu'il appelait monsieur Bertrand, et lesprésenta tout de suite à sa mère, qui jugea sanspeiue l'épreuve que voulait faire sur elle lemalin tonnelier, Celui-oi fut touché, confondude la graoieuse urbanité do la comtosso, Elloembrassa Marcel oomme le sauveur de sonAlfred, et lui déclara que, partout où le hasardle lui ferait rencontrer, il recevait d'elle l'acco-lade de la reconnaissance. « Bien, so disait toutbas le père Bertrand, c'est très-bien l » Ilsdemandent à remplir les devoirs do leur profes-sion, et le plus ancien des serviteurs du châ-teau les conduit dans les caves, où tous les deuxils mirent en bouteilles une pièce do vin. Mar-cel, qui depuis plusieurs années avait pordul'usage du métier, se frappait quelquefois surles doigts en enfonçant les bouchons ; son vieuxpère ne pouvait s'empêcher de sourire; mais,ravi de la respectueuse obéissance de son fils,il répétait toujours entre ses dents : «Bien!..,&'ost très-bien ! »

Cependant l'horloge du château vient de

sonner cinq heures, et notre lycôon-tonnelieréprouvait une faim dévorante ; auss^ fut-ilagréa-blement surpris lorsque le même vaïot de cham-bre qui les avait conduits dans les caves reparait,

une serviette sur le bras, eu leur annonçant

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120 M3 BATEAU A VAPEUR,

qu'ils sont servis. Ils s'attondonl à trouver dans

un coin de l'office un repas frugal qu'on leur apréparé. « Alfred n'aura pas voulu nous faire

manger aveosos gens, dit Marcel à son père; eto'est une attention dont je lui sais gré. » Ilssuivent dono le vieux serviteur, qui leur faittraverser la salle à mangor, où ils remarquentun couvertmis pour douze ou quinze porsonnes :ils ne savent ce que cela signifie; mais leursurprise est au comble lorsqu'ils entendent leurintroducteur, ouvrant la porte du grand salon,annoncer à haute voix ; « Messieurs Bertrandpère et fils! » Ils se regardent tous les deux aveostupéfaction, et s'imaginent d'abord qu'on veutles mystifier; mais le jeune comte, accouranta leur rencontre, leur annonce que leur plaoeest aux deux côtés do la comtesso, dont il areçu les ordres précis. « Tu suis trop bien ceuxde ton pèro, dit-il à Marcel en souriant, pourêtre surpris quo jo n'obéisse pas do mémo à monexcellente mère. — Bien ! o'est très-bien ! répètealors tout haut le père Bertrand, mais vous nousaccorderez au moins le temps de quitter nostabliers de cuir. »

Ils s'empressent dono de les dégrafer, rajus-tent le mieux qu'ils le peuvent leur costumeplébéien, et sont introduits par Alfred au mi-lieu d'une douzaine de personnes notables dupays, parmi lesquelles se trouve le général

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D***, qm s'éorie à l'aspeot du père Berlrand :«C'est toi, monoamarade! oh! quo je suis aisodeterovoir! Jo vous présente, ajouto-t-ilaussitôt en lui serrant la main, un vieux gro-gnard, de la garde impérialo, qui m'a sauvé lavie. —En ce cas, s'écrie a son tour Alfred aveoivresse, nous ferons partie carrée ; car si vousdevez la vie au pèro, je la dois de môme à soi>fils. » Cette doublo rencontre produisit l'intérêtle plus vif parmi les assistants, et lo dîner futd'une gaieté ravissante. Le père Bertrand, placéà droite do la comtesse, s'y tint, quoique sousson costume d'homme du peuple, aveo cetaplomb, aveo cette dignité d'un anoien bravo.Maroel, sous le sion, fit briller la vivacité de sonesprit, la richesse de son imagination.

« J'espère, dit la comtesse, quo le oamaraded'Alfred, malgré la rédaction des nombreuxmémoires de son père, viendra passer unesemaine entière au château. — C'est bien long,répond brusquement le vieux grognard. — J'aibesoin de tout ce temps-là, répond madameFierville, pour exécuter un projet que j'aiformé, Depuis quinze ans je cultive la peinture

aveo quelque succès, et jo vous demande lapermission de faire le portrait de votre cherMarcel, quo jo prétends placer dans ma galerie,et sur lequel il me sera doux d'arrêter souvent

mes regauls. J'offre en échange à votre fils le

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12& Mb BATEAU A VAPEUR,

portrait d'Alfred, sur lequel il ne pourra lui-même jeter les yeux sans éprouver un honora-ble souvenir, — C'est dit, réplique vivoment lepère Bertrand; dimauohe matin je vous leramène. »

Le jour convenu, Bertrand et son fils se ren-dent en effet auprès de la comtesse; mais locostume do tonnelier avait été remplacé par ununiforme de l'ancienne garde quo portait lo père,et Marcel avait repris son costume de lycéen.

« Puisqu'on nous a reçus, disaient-ils, aussigrooieusement sous la veste de bure, il fautprouver que nous savons respocter les conve-nances. Quand les grands daignent noustraiter comme leurs égaux, o'est alors qu'il estde notre devoir de les remettre h leur rang. »La comtesse et son fils no purent s'empêcher defaire sentir à leurs deux invités qu'ils étaientsensibles à leur déférence. Lo dîner fut encoreplus gai, plus expansif que le premier; et, dèsle lendemain, Marcel posa pour son portrait,que la comtesse fit d'une ressemblance frap-pante et au bas duquel elle fit écrire ces mots :

Il a sauvé monfils! Peu de temps après, le pèreBertrand reçut une copie de ce beau portraitavec un billet ainsi conçu : « Vous no m'avezlaissé que co seul moyen de vous prouver mareconnaissance. » Mais ce qui surtout mouillales yeux du vieux grognard, ce fut cette ius-

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USB VOISINES DE CAMPAGNE. 129

crlption que la comtesse avait fait tracer au boadu oadro : il illustrera son nom,.. Cotte prédic-tion s'est accomplio : j'ai su par dos renseigne-ments quej'ai pris au lycée où Marcel a terminéses éludes, qu'après y avoir mérité le prixd'honneur, lo ministre de l'instruction publiquel'avait honorablement placé dans lo mondesavant, où sa oôlébrité s'aoeroît do jour en jour.Le jeune comte de Fierville est plus quo jamaisfier de le nommer son ami, et se fait remarquerde son côté par cette urbanité franoho qui sou-met tous les coeurs. Je les ai rencontrés tousles deux il y a peu de temps, et nous avons eugrand plaisir à récapituler ensemble tout cequ'avait produit d'heureux notre rencontre surle bateau à vapeur.

LES VOISINES DE CAMPAGNE.

Les liaisons formées par le coeur et surtoutpar les convenances de rang, de fortune, sont(la plupart fructueuses et durables : elles offrentan échange utile de services, d'agréments, quiinfluent sur le bonheur de la vie. Les liens, aucontraire, qui semblent unir des personnesentre lesquelles il existe des distances sociales,

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ces liens-là peuvent bien flatter l'amour-propre,remplir le vide do l'âme, ou éoarfcer l'ennui pard'agréables distractions, mais elles ne durentpas longtemps; la vanité les néglige ou les)oublie sitôt que la soène ohange, et que, dans /

le monde, les préjugés remettent chacun à sa !

place. »

Célestine et Nisa Dorsan, filles d'un officierd'artillerie, mort au champ d'honneur, passaientordinairement les beaux jours aveo leur digne '

mère, dans une jolie et modeste habitation, fai-sant partie d'un village situé sur les rives de laSeine, à douze lieues de Paris. Toutes les deuxélèves de l'honorable maison de Saint-Denis,joignaient à l'habitude du travail des talent3remarquables. L'aînée exécutait au piano lescompositionsde nos plus grands maîtres ; et lacadette peignait à l'aquarelle divers sujets aveoune rare perfection. Leur modique revenusuffisait à peine pour les mettre à l'abri de lagêne; et ce n'était que par leurs ouvragesqu'elles pouvaient se procurer l'aisance. Céles-tine composait des romances très-recherchéespar les éditeurs de musique. Nisa copiait lanature sur la toile avec une admirable fidélité.Ses tableaux étaient remarqués aux expositionsdu musée.

»

Ce concours de talents divers, cette mise en *"*

commun do deux soeurs contribuant à la douce

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CES VOISINES DE OAMPAGNE. 131

et honnêtooxistenoedontjouissait leur excellenteimère, tout semblait resserrer le noeudsacréde la'nature. Rien n'était à la fois plus admirablo etplustouohantquelatendressedontcesdeuxsoeur3ne cessaient de se donner des preuves ; et pour-tant elles étaient d'un oaraotère bien différent.Autant Célestino était posée, réfléchie et mélan-colique, autant Nisa se montrait vive, distraite,

'étourdie. Ce contraste, loin d'élever entre ellesle moindre nuage, les amusait beaucoup, etjetait sur leur existence mutuelle une variétéqui semblait en doubler le oharme. Célestine,dont les traits étaient nobles et réguliers, n'ou-vrait la bouche que pour proférer des parolespleines de douceur et de bonté; son regard pé-nétrant annonçait la sérénité de son âme. Nisa,tout au contraire, portait sur sa figure piquanteet son malin sourire l'indice d'un esprit vif etcaustique, d'une fierté indomptable et de laplus énergique indépendance... C'était, en unmot, l'image vivante de feu son père, Mais ceoaraotère très-prononcé se trouvait modéré parl'éducation austère de Saint-Denis, et surtoutpar cet usage du monde qu'elle prenait ohaque '

jour.Leur habitation touchait aux rives de la

Seine, et se trouvait placée au bas d'une richecolline au haut de laquelle s'élevait un ancienet vaste château, entouré d'un parc immense.

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Il avait appartenu longtemps à un maréchal deFrance, dont il faisait la retraite chérie, A lamort de cet illustre guerrier, ootto bollo terre futvendue, et le comte D***, pair do France, ex-ambassadeur à la cour de Vienne, en devintacquéreur, Autant le feu maréohal était simpleet sans faste, ne s'occupant qu'à répandre desaumônes parmi les indigents ot dos seoours àtous les vieux militaires, autant le pair deFrance était gourmé, fastueux, et ne faisantque le bien indispensable pour soutenir lasplendeur de son rang,

Il n'avait pour enfants que deux filles qui,dès l'âge le plus tendre, avaient pris l'habitudede la grandeur et de l'étiquette. Leur mère,encore plus vaine que ne l'était son époux, lesavait emmenées aveo elle dans les différentescours où le comte avait eu l'honneur de repré-senter le gouvernement français; et là, sanscesse initiées aux usages, aux prérogatives dela hauto diplomatie, elles en avaiont rapportécette morgue et cette roidour des princessessouveraines auprès desquelles le titre dont leurpère était revêtu leur donnait souvent accès.L'aînée, nommée Clotilde, ne parlait que desbontés encourageantes dont l'avait comblée lareine de Saxe, que des preuves d'un véritableattachement dont l'honorait la nièce du land-grave c'o liesse. Sa soeur cadette, qu'onaooelait

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LES VOISINES DE CAMPAGNE. 133

Isabelle, désignait tour & tour un riche collier

que lui avait donné l'éleotrioe de Brandebourg,un anneau garni de rubis qu'elle avait reçu desmains do la fille du roi de Bavière. L'une etl'autre enfin ne parlaient que des faveurs qu'ellesrivaient obtenues dans presque toutes les princi-pautés de l'Allemagne, et se targuaient d'enavoir pris les manières et le langage, Le comteet la comtesse D*** se félicitaient à leur tourAe retrouver dans Clotilde et dans Isabelle oetteimposante dignité, ce maintien noble et ces ex-pressions des augustes personnages dont ellw.avaient eu l'honneur d'approcher.

La fête patronale du village allait être célé-brée; et ce beau jour, si cher à tous les agricul-teurs des environs, rappelait aux jeunes fillesl'usage d'orner de fleurs à l'église la statue dela sainte Vierge, et de renouveler les richeshabits dont la reine des ang as était revêtue. Acet teffet, une députation de jeunes villageoisesparcourait, une bourse à la main, les princi-pales habitations du canton et faisait une quêtbpour leur patronne. Elles se présentèrent d'a-bord au château, où, après avoir attendu plusd'une heure dans l'antichambre, elles virentvenir à elles les superbes Clotilde et Isabelle, dont!l'une déposa dans la bourse une pièce de cinq/francs. Mais elles reçurent en revanche deiprotestations d'intérêt et de protection aveo ce

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134 LES VOISINES DE CAMPAGNE.

ton de distance et de supériorité qu'eût mis unesouveraino envers ses humbles sujettes.

Nos jeunes vierges se présentèrent ensuitechez mesdames Dorsan, et reçurent d'elles unaccueil tout différent. Il leur fallut entrer ausalon, s'asseoir, accepter des rafraîchissements;et la charmante Nisa leur offrit uno tuniquebrodée pour la sainte Vierge, semblable à celledont on couvre les madones à Rome, et dont elleavait dessiné la forme d'après un tableau d'Ho-raco Vernet. Célestine leur remit à son tourdeux beaux vases de fleurs artifioielles, ouvragede ses mains, pour mettre de chaque côté de laMère de Dieu, et leur annonça que, le jour de laiête, elle exécuterait sur le piano un Ave Maria»Cette annoncefut répandue dans tout le canton,et l'on conçoit aisément à quel point elle exoitala curiosité.

Le jour de la fête, en effet, tout s'accomplitcomme l'avait annoncé Célestine Dorsan : elleaccompagna sur le piano organisé les célèbreschanteurs, qui parurent se surpasser. Toutefoisle zèle remarquable des exéoutants n'étonnaplus, lorsqu'on apprit quo VAve Maria qu'onvenait de fairo entendre était le coup d'essaido Célestine Dorsan, qui se livrait à la compo-sition. Lo comto D*** et toute sa famille étaientdans le bano seigneurial; et, au moment oùNiso» qui s'était chargée do quêter, so présenta

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LES VOISINES DE CAMPAGNE. 13S

devant l'ex-ambassadeur, elle reçut d'honora-bles félicitations sur le double talent de sasoeur. « Si jeune enoore! disait la comtesse .celapromet beaucoup. — C'est vraiment tout-à-faitbien, ajoutait Clotilde du bout des lèvres. —On se croirait à la chapelle Sixtine, » laissaitéchapper Isabelle, aveo un léger sourire dé sa-tisfaction.

Pendant qu'elle faisait applaudir son chantmélodieux et sa brillante méthode, Nisa, qui nocessait d'étudier les hauts personnages dontelle était entourée, et de prêter une oreille atten-tive aux diverses conversations qu'ils formaiententre eux, entendit l'ambassadeur do Saxe de-mander à la fière et brillante Clotildo quellesétaient ces doux demoiselles qui, sous des de-hors modestes, réunissaient des talents si dis-tingués. « Ce sont de jeunes voisines, réponditla fille du pair de France; bonnes petites per-sonnes, tout-à-fait... à la campagne on prsnd cequ'on trouve. » Ces paroles produisirent surNisa l'effet d'un coup de vont qui tout-à-couprenverse une fleur sur sa tige ; mais reprenantsa force et sa couleur, elle so relève bientôt et seranime aux rayons du soleil. Nisa feignit donode n'avoir rien entendu, et traita les Allés ducomte avec son affabilité naturelle. Toutefoisun sourire malin apparaissait sur ses lèvres,lorsqu'elle leur adressait la parole. La jeune

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artiste préparait aveo adresse sa vengeance, e\

so disposait à donner aux deux superbes soeursla leçon qu'elles méritaient. Il est dans la vie de

ces moments où l'âme s'élève à toute sa hauteur,et ne néglige rien pour se montrer dans toutesa dignité.

« Clotilde et Isabelle, se disait Nisa, sont lesfilles d'un homme titré, opulent ; mais nous,ma soeur et moi, nous sommes issues du sangd'un officier d'artillerie, et qui peut-être seraitdevenu général s'il n'eût pas été viotime de soncourage. Prouvons donc aux filles du pair deFranco quo nous ne sommes pas de pauvresvoisines de campagne qu'on cultive faute demieux dans une terre isolée, et qu'on relègueavec dédain sitôt quo les beaux jours disparais-sent : o'est à Paris que jo les attends ; oui, o'estdans la capitale, où chacun reprend son rang,que je prétends étudier nos deux superbesdemoislles.

La fin de l'automne ramena bientôt en effetle comte D*** et sa famille dans l'hôtel qui leurappartenait, rue Caumartin. Madame Dorsan etses deux filles se rendirent de leur côté à l'ap-partement qu'elles occupaient rue du Ilelder,au troisième sur le derrière. Cette riauto habita-tion donnait sur des jardins, ce qui proourait àNisa un jour favorable pour peindre ses aqua-relles ; et tout au bout d'un corridor so trouvait

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ra vmw*$ î>s c;rAwir. 181*

la ohambre d'étude de Célestine, qui s'y livraitsur le piano à toutes ses inspirations musicales.Plusieurs semaines s'écoulèrent sans que ma-dame Dorsan et ses filles entendissent parler dola famille du pair de France. Au village oùelles avaient passé la belte saison, il ne se pas-sait pas un seul jour sans que les filles du comtodescendissent la colline au bas do laquelle ha-bitaient Célestine et Nisa. On était avide d'en-tendre la nouvelle romance que l'aînée avaitcomposée, de voir el d'admirer l'aquarelle qu«terminait la cadette. Oh t comme on savouraitaveo délices un si charmant voisinage ! c'étaitau point que les doux noms do ma chère, debonne amie étaient donnés, aveo une véritableeffusion do coeur, par les filles du pair de Franceaux deux soeurs artistes. Célestine, bonne etconfiante, se livrait à cette intimité apparente,avec l'abandon d'uno âme pure et naïve ; maisNisa, plus observatrice, et surtout d'après lesparoles humiliantes qu'elle avait entendues ttola bouche de la fière Clotilde, ne se fiait pas àtoutes ces protestations d'amitié, do dévoue-ment, et ne cessait de se dire : « On a besoinde nous pour se distraire : attendons le tempsdes épreuves, et ne perdons pas do vue monprojet de vengeance. »

Cependant, un soir que madame Dorsan etses deux filles faisaient ensemble une lecture'

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intéressante, elles entendent frapper a la portede leur appartement. C'était le chasseur ducomte D*** qui venait demander si ces damesvoulaient recevoir la visite de madame la com-tesse et de ses deux demoiselles. Il était neufheures environ, et nos deux jeunes artistesétaient, ainsi quo leur mère, dans un négligéqui fit hésiter madame Dorsan à recevoir lavisite annoncée. « Chacun a le costume de saprofession, dit Nisa : veuillez prier ces damesde monter 1 » ajoute-t-elle au chasseur, quis'éloigne aussitôt. Madame Dorsan, toutefois,

se couvre d'un beau châle de mérinos, et faitallumer à la hâte du feu dans son salon. Céles-tine rajuste les tresses de ses cheveux, metdevant elle un joli tablier écossais, et sur sesépaules une collerette richement brodée. Quantà Nisa, elle ne fait aucun apprêt, pas la moindretoilette. Elle conserve ses cheveux relevés aveoun peigne d'écaillé, son* tablier do serge verteet sa vieille douillette de taffetas reteinto, enrépétant aveo un sang froidobservateur : « Cha-

cun a lo costume de sa profession. »Entrent dans ce moment la comtesse et ses

deux filles, toutes les trois en riche costumed'étiquette. Elles allaient au cercle du minis-tre des relations extérieures, et n'avaient pointvoulu, disaient-elles, passer devant la porte doleurs chères voisines de campagne, salis s'in-

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LES VOISINES DE CAMPAGNE. 139

former elles-mêmes de'leur santé. « Il y a.vrai-ment un siècleque nousnenous sommes vues,, ditla comtesse, et depuis notre retour ^ Paris nousn'avons pas- entendu parler de vous : o'est fortmal. » Madame Dorsan s'exousa sur les occu-pations incessantes de ses enfants, et sur lessoins multipliés d'une maîtresse de maison quin'a qu'une seule gouvernante. Célestine, aveosa douceur angélique, donna pour prétexte unecommande très-pressée que lui avait faite undos premiers éditeurs de musique; et Nisa,étudiant plus "que jamais le langage et lesmanières des filles du pair de France, reconnutaisément que ce n'était plus le même accent, lamême communication. A ces gracieuses expres-sions si souvent employées au village, et quipeignaient si bien le bonheur de se trouverensemble, succédaient ces phrases qui fontsentir les dislances : « Mademoiselle Célestinecompte-t-elle toujours dédier son nouveaurecueil de romances a l'ambassadrice do Prusse?Nous nous chargeons de lui faire accepter. —Mademoiselle Nisa aurait-elle encore l'intentionde faire à l'aquarelle un groupe des trois jolisenfants de la duchesse de Çiermont? Nous au-rions un vrai plaisir à. lui proourer cet honneur.

«— Le plus bol attribut des personnes de qualité,répond la flère Clotilde en so gourmant, o'est deprotéger les arts. ~* Et ces demoiselles peuvent

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\i$ ZTi$ VOî?IS!"S P7? CAT^rA^T?.

compter sur nous, ajoute la superbe Isabelle,toutes les fois quo l'occasion se présentera deleur être utiles.

— La protection est malheureusement néces-saire, pour réussir dans le monde, répliquaNisa conservantune noble attitude ; mais l'appuile plus sûr, le protecteur le plus puissant, ah!o'est le vrai talent : aussi je travaille sansrelâche à me procurer celui-là, afin de mepasser des autres. »

Après un petit quart d*heureude conversation,la comtesse et ses filles se retirèrent, en renou-velant à la famille Dorsan mille protestationsde dévouement et d'intérêt : on alla mêmejusqu'au serrement de main, mais aveo ce tonqui semble dire : « Avec un pareil soutien,votre réputation est assurée. » Dès qu'ellesfurent sorties, Nisa fit observer à sa mère et a-

sa soeur l'étrange changement qui s'était opérédans leurs Voisines de campagne. « Avez-vousremarqué, disait-elle, ce ton de protection, cesregards qui s'efforçaient de descendre jusqu'ànous? Cette Clotilde surtout est d'une morgueinsupportable, et je ne respirerai bien à monaise que lorsqu'elle aura reçu de moi la leçonqu'elle mérite.'—Une leçon! lui dit sa mère;et que t'a-t-elle dono fait? — Ohl j'ai surle coeur certaines paroles qui m'oppressentdepuis quelque temps jo ne puis m'expli-

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LEO VOISINES DE CAMPAGNE. îilqucr davantage; mais reposez-vous sur moi. »

Arriva bientôt la fête de naissance de madameDoivan, anniversaire qu'on célèbre ordinaire-ment parmi les artistes. Célestine et Nisa, dequi les ouvrages étaient recherchés dans Paris,voulurent réunir ce jour-là chez elles les pre-mières réputations dans la musique et la pein-ture. Elles organisèrent un concert brillant\\ui devait être suivi d'un bal où paraîtraientles femmes de talent les plus renommées de lacapitale. Tout fut dono, à cet effet, préparé parles deux soeurs , aveo ce goût remarquable etcette élégunce sans faste qui distinguent lesréunions do tous ceux qui culivent les arts. Oncrut devoir inviter le pair de France et *afamille. Nisa surtout mit dans cette invitationun empressement qui semblait annoncer unesecrète intention. On eût dit qu'elle avait surle coeur un fardeau pesant dont elle voulaitB'alléger.

L'appartement fut disposé pour une fête dolamillc; tout était jonohé de fleurs ton avaitmis à nu la jolie petite serre de la maison dofampagne. On ne remarquait point, dans celocal d'artiste, ces riches draperies à frangesu'or, ces lustres à cinquantebougies, ni ces cais-ses nombreuses d'arbustes rares, odoriférants,placées sur chaque marche de l'escalier : d'a-bord, parce que ces dames demourant au troi*

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142 LES VOISINES DE OAMPAGNffl»

sième étage au-dessus de l'entre-sol, il eût falludégarnir a la fois plusieurs serres chaudes ; ensecond lieu, parce qu'une pareil^ dépenseétait au-dessus des moyens de l'honorablefamille dont le travail était la principaleressource. Mais, en revanche, on remarquaitdans chaque pièce de ce modeste asile ce quitout à la fois charmait les yeux et parlait àl'imagination,

Lo salon surtout était orné d'aquarelles de lacomposition de Nisa, représentant différentesscènos de la société. On en remarquait deuxentre autres qui paraissaient nouvellementpeintes et faisaient pendant. L'une représentaitle réduit d'uno famille modeste ; la mère assisedans un grand fauteuil, tenait un livre à lamain, Sa fille aînée à son piano, paraissait selivrer à d'heureuses inspirations, tandis que lacadette, devant son chevalet, était occupée àpeindre. Elles venaient d'être interrompuesdans leurs occupations respectives par l'arrivéede deux jeunes personnes, en costume de cam-pagne, qui s'avançaient vers les deux soeursaveo co vif empressement, aveo cette démons-tration d'uno franche amitié, et même d'unoégalité parfaite.

Dans le tableau qui faisait pendant, la scèneavait ohangé. La mère et ses deux filles, dansun local plus soigné, offrant toutefois les attri-

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LES VOISINES DE CAMPAGNE. 143

buts de la musique et de la peinture, rece-vaient une dame d'un très-haut rang, accompa-gnée de ses deux filles, toutes les trois encostume de cour. La mère de ces deux jeunesartistes paraissait, ainsi quo sa fille aînée,surprise et confuse du ton sérieux et gourméde ces trois brillants personnages, tandis quela soeur cadette en souriait secrètement, et sem-blait faire sur la toile l'esquisse do ce groupefier et protecteur. « Quel est donc le sujet quevous avez voulu traiter? lui dit un do nospeintres les plus célèbres. — Ce sont, réponditNisa, les Voisines de campagne, Dans lo premiertableau, j'ai représenté cet abandon simulé, cofaux epanchement du coeur de jeunes demoi-selles d'un haut rang, heureuses do rencontreraux champs deux artistes qui charment leursloisirs, et qu'alors elles comblent de préve-nances... Dans le second tableau, j'ai essayé depeindre ce qui n'arrive, hélas! quo trop souventdans le monde. Ces mêmes demoiselles, élevées

par une mère habituée à l'éclat des cours, on ontpris la vanité, lo calcul des bienséances. Ellesviennent visiter, à Paris, nos jeunes artistes, etleur font sentir toute la distance qui existeentre elles. — C'est parfaitementexécuté, disentà Nisa plusieurs personnes d'un talent distin-gué. — C'est uno leçon de moeurs très-utile, dittui vieux littérateur qui se trouvait parmi les

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invités. — Vous devez placer avantageusementcette nouvelle production, dit un de nos pre-miers peintres â la sémillante Nisa, dont il seplaisait souvent à diriger les ouvrages ; et jevous félicite devant tous vos amis des progrèsétonnants que vous montrez à chaque exposi-»lion du musée. Continuez, charmante créature,et vous arriverez à la célébrité. »

Entrèrent en ce moment Tex-ambassadour, safemme et ses deux filles, non dans une toiletted'étiquette, mais dans un costume convenable àdes artistes. Le comte D***, qui devait son élé-vation à la haute pratique des convenances, etqui, de plus, était un homme d'esprit, n'avaftpas voulu que ces dames vinsseut étaler leursdiamants et leurs parures dans une réunion oùla prééminence n'appartenait qu'au vrai talent.Il parcourut à son tour les différentes produc-tions de Nisa, et s'arrêta, ainsi que sa famille,devant les deux tableaux en question. Il ad-mire la distribution des personnages, la véritédos poses et surtout l'expression remarquablede chaque figure. La comtesse elle-même, loinde se douter du sujet, en fait le plus grandéloge, et prétend que o'est la nature prise sur leJfait. Enfin elle demande à plusieurs artistes quil'entourent ce qu'a voulu représenter la char-mante Nisa. « Ce sont les Voisines de campa»(fne! répond le vieil homme de lettres : dans

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LES VOISINES DE CAMPACtNB. 145l'un, la douce familiarité, le bonheur de se ren-contrer au village; dans l'autre, la morgue in-solente et la dure nécessité do se revoir dans lacapitale, » La superbe Ciotilde baissa les yeux :une subite rougeur colora son beau front; et serappelant alors les paroles humiliantes qui luiétaient échappées au château de***, elle soup-çonna que la malicieuse Nisa l'avait entendueet s'en était vengée. Ce soupçon pénible natarda pas à devenir une certitude.

Dans un de ces intervalles de danse et âmmusique, où les conversations se raniment dansun cercle, un de nos plus illustres compositeurs,se trouvant auprès de la comtesse D*** et deses deux filles étalées aveo prétention sur undivan, demande à Nisa qui venait de leur parler,quelles étaient ces trois dames si huppées quisemblaient honorer la fête de leur présence.« Ce sont, répondit la maligne espiègle, dejeunes voisines de village, bonnes petites per-sonnes tout-à-fait; à la oampagne on prendce qu'on trouvé. » Ces paroles répétées textuel-lement, comme les avaient proférées Clotilde àl'ambassadeur de Saxe, produisirent sur ellel'effet de la foudre. Elles furent entendues demême du comte et de la comtesse qui, juste-ment blessés des expressions de la jeune artiste,se retirèrent quelques instants après, enjoi-gnant à leurs filles de n'avoir pliu la moindre

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communication aveo de jeunes impertinentesqui savaient aussi peu respecter les conve-nances,.. « Hélas! dit Clotilde aveo l'expressiond'un repentir tardif, o'est moi qui suis la causede cette étrange sortie de la jeune Nisa : ellen'a fait que répéter ce qui m'était échappé l'étédernier, et ce qui, je n'en doute plus, lui aurafait naître l'idée de ses deux derniers ouvrages.— Je ne m'étonne plus, reprit alors le comte,de la verve et de la vérité qu'elle a montréesdans ses aquarelles représentant des voisines de

campagne. Cela me donne une haute idée ducaractère de cette jeune artiste ; et je n'entendspas, Mesdemoiselles, que vous rompiez aveoune personne aussi distinguée. A notre pre-mière réunion à l'hôtel, j'irai moi-même inviterla famille Dorsan à nous faire l'honneur d'y as-sister ; vous me seconderez, j'espère, et nouslui prouverons qu'on est trop heureux de trou-ver à la campagne des voisines qui leur ressem-blent, pour ne pas s'en glorifier.

Quelque temps après, Nisa reçut un mar-chand de tableaux fort connu, qui acheta d'elle,& un prix très-avantageux, plusieurs aquarellesparmi lesquelles furent comprises les Voisinesde campagne. « Si cela continue do la sorte, sedit l'heureuse artiste, dans dix ans ma fortunasera faite, ot je pourrai plus que jamais nar-guer les pairs de France et les embassodeurs

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qui essayeraient de m'humilier. » Célestine,de son côté, venait de publier un album musicalqui lui produisait fort au-delà de ses espéran-ces : et les deux soeurs, entourant plus quejamais leur digne mère d'égards et de tendressoins, éprouvaient que le plus grand avantageque nous acoorde la Providence, o'est do rendre,par notre travail, à celle qui nous fit' naître,tout ce que nous avons reçu d'elle dans notreenfance... si toutefois on peut jamais s'acquitterenvers sa mère.

Un matin que les deux soeurs artistes savou-raient lo bonheur d'embellir mutuellement leurexistence, se présente chez elles, du ton le plusrespectueux, l'ex-ambassadeur, qui venait lesinviter, avec de vives instances, à honorer &

leur tour de leur présence la fête de la comtesse,à laquelle on voulait proourer une surpriseagréable. « Nous aurons, ajoute le pair deFrance, presque tous les artistes célèbres quicomposaient, il y a quelque temps, la réunionque vous aviez formée pour fêter madamevotre mère, et cette belle réunion serait incom-plète si vous ne nous accordiez pas la jouissanceet l'honneur de vous recevoir... Vous surtout,Mademoiselle, dit-il à Nisa, qui déjà faisaitsigne à sa mère de refuser, vous qui vous atta-chez principalement à retracer les scènes dumonde, vous trouverez chez moi, j'ose lo croire,

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des modèles à prendre, des groupes heureux àsaisir; et peut-être vous offriront-ils l'oooasiond'exeroer vos pinceaux d'un esprit si piquant etd'une expression si ravissante. » Ces paroles dei'ex-ambassadeur, accompagnées de cette grâoefamilière aux gens de cour, ne permirent pas àmadame Darson et à Ses demoiselles de refuser

une si flatteuse invitation i il fut dono couvenuqu'elles y répondraient.

Déjà Célestine se disposait à se montrer auxsalons du pair de France dans la toilette la plusélégante, la plus recherchée; mais Nisa préten-dit que c'était, au contraire, l'occasion de prou-ver que les artistes n'ont pas besoin d'une richeparure pour briller dans un cercle, et que leurnom suffit pour les y faire distinguer et leurattirer tous les égards. (< Véttx-tu m'en oroire,dit-elle à sa soeur, si confiante et si bonne,paraissons l'une et l'autre sous les mêmes,' sousles simples vêtements qui, l'été dernier,' nousattiraient des filles du comte ces paroles qui nesortirontjamaisdemon souvenir : A la campa"gne, on prend ce qu'on trouve. Présentons-nous, en un mot, comme de jeunes voisines devillage, bonnes petites personnes tout-à-fait. »En prononçant ces mots, la malioieuse Nisaexprimait par un sourire sardoniqué la nouvelleintention qu'elle avait de s'égayer aux dépensdes filles de l'éx-ambassadéur.

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LES VOISINES DE CAMPAGNE. 149

Elles se rendirent aveo leur mère à l'hôtel dece dernier, et pénétreront, non sans peine,dans une humble voiture de place, jusqu'auperron, montèrent un vaste escalier jonohéd'arbustes et de fleurs, et, au milieu des nomsles plus anoiens et des personnes titrées, enten-dirent annoncer : « Madame et mesdemoisellesDorsan. » Célestine et Nisa furent bientôtremarquées dans la foule des beautés couvertesde pierreries, par la simplicité de leur toilette,composée d'une robe blanche de linon-gaze,ornée pour ceinture d'un modeste ruban blou deciel ; leurs beaux cheveux, tressés autour deleur tête, ne portaient aucune fleur, mais ilsdonnaient un attrait inexprimable à leurs char-mantes figures.

Nisa surtout promenait aveo assurance etdignité ses regards scrutateurs sur tous les per-sonnages qu'elle rencontrait, et se disposait à.

saisir quelques bonnes caricatures dont elle^enrichirait ses aquarelles... Mais quelle est sa

surprise, en apercevant, parmi plusieurstableaux de genre qui décoraient le grand salon,ses deux jolis originaux des Voisines de cam-pagne, que l'ex-ambassadeur avait fait riche-ment encadrer, et au bas desquels il avaitfait écrire et le sujet et le nom de l'auteur,« Je me suis empressé, dit alors le pair deFrance, aveo une expression remarquable, je

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mo suis fait un dovoir d'acquérir ces deux char-mantes produotions, afin do rappeler & mesfilles quo ce qu'on trouvo à la campagne vautsouvent mieux quo oe qu'on rencontre dans lacapitalo; la jeune artiste qui, par son travail etsa réputation, oontribuo au soutien, au bonheurdo sa famille, a dos droits à l'estimo, aux égardsdes personnes du rang lo plus élové; il n'estpas uno fille bien née qui ne fût houreuse etfière de la nommer son amie. » A ces mots, ilprend uno main de Niso, qu'il presse sur soncoeur aveo celle do Clotildo, en ajoutant aveo laplus touchante expression : « Un père n'im-plorera pas en vain le pardon de sa fille.—Tout est oublié, » répond Nisa, vivement émued'une aussi noble réparation ; et aussitôt elle

presse dans ses bras la fille du pair de France,qui lui dit tout bas en l'embrassant : « Combienje vous avais méconnue! »

Quelque temps après Clotilde reçut de l'in-génieuse artiste un troisième tableau de lamême grandeur et du même genre que lesdeux premiers, représentant une réunion bril-lante et nombreuse au milieu de laquelle onremarquait un groupe composé d'un vieillardhonorable enlaçant sur sa poitrine les mains dedeux jeunes personnes, et au bas du cadre étaitécrit liaRéconciliation. Elle fut en effet sincère etdurable. L'été suivant, les deux familles se visi-

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tôrent souvent à la oampagne : on descendaittous les jours du château à la modeste retraite

; des beaux-arts, où les épanohements du coeurétaient sans morgue et ne mesuraient plus lesdistances,

Clotilde et Isabelle, se plaçant ainsi sous loniveau du vrai mérite, n'en devinrent quo plusparfaites et plus aimables,

Leur excellent père alors jouissait de sonouvrage, et redoublait d'attachement pour lafamille Dorsan. Il fut le patron, le prôneur deCélestine et de Nisa auprès des hauts personna-ges qu'il fréquentait sans cesse, et contribuabeaucoup à fonder leur réputation, à assurerleur fortune : ca'r le talent double d'éclat parles protecteurs qu'il se prooure. Les quatrejeunes filles, en un mot, devinrent, pour ainsidire, inséparables. Toutefois, la clairvoyante,la fière Nisa, tout en s'épanchant aveo les fillesde l'ex-ambassadeur, disait tout bas à sa chèreCélestine : « Elles sont charmantes et méritentvraiment qu'on les aime : répondons avec fran-chise à leurs prévenances, à. leurs caresses;..,mais crois-moi, chère soeur, ce n'est jamaisqu'aveo ses égaux qu'on doit former les liai-sons du coeur, »

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152 LES TADLETTES DE PL0ÎWAW»

LES TÂBLETfES DE FLORIAN.

MonsieurNaze, l'iih des plus fameux librairesde Paris, et dont l'opulence égalait la probité,fut père d'une nombreuse famille. Plus ellecroissait, plus il redoublait de zèle dans soncommerce ; et ce qui arrive toujours dans unemaison où l'industrie et l'activité ne permettentpas au vice do pénétrer, tous les enfants de cedigne homme se portaient au bien, et l'entou-raient de oe bonheur inaltérable auquel onvoudrait en vain comparer toutes les jouis-sances de la terre,

Cet excellent chef de famille n'était pas seule-ment chéri de ses enfants : les gens de lettreslui .portaient une afrection particulière, uneestime profonde, qui, tout en contribuant à sahaute réputation, étaient sa plus douce récom-

pense. Il ne se regardait que comme l'agentdes hommes de lettres, non comme leur spolia-teur et leur tyran : aussi était-il l'éditeur de

presque tout ce qui paraissait de nouveau dansla littérature française, à laquelle il donnaitchaque jour une splendeur nouvelle, et qu'ilpropageait dans tout le monde éclairé.

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LES TAI3LETTES DE FXORTAN. 153

Sa maison était le rendez-vous des littérateursles plus distingués; souvent ces réunions,libres et dégagées de tout esprit de système etde coterie, furent recherchées par les princes,les grands de l'État, ot surtoutpar les étrangersqui, là plus qu'ailleurs, étudiaient notro esprit,nos moeurs, nos usages, et pouvaient appréoiernotre nation à sa juste valeur. Le jeune auteurqui s'y présentait trouvaittoujours des 'modèlesè suivre, l'écrivain célèbre y jouissait de sa ré-putation ; le grand seigneur, s'y dépouillant desa dignité, apprenait à juger le vrai mérite ; et lebon, le respectable, monsieur Naze, toujoursprêt à fournir telle ou telle note, à donner lescitations les plus utiles, avait acquis insensi-blement des connaissances en tout genre, ets'était fait distinguerparune érudition profonde,qu'il communiquait à tous ceux qui venaient leconsulter.

Monsieur Naze avait eu le bonheur d'établirhuit enfants, qui formaient autour de lui lespeetacle attendrissant de huit bons ménages.Il ne lui restait que la plus jeune de ses filles,nommée Camille, âgée de dix-sept ans, d'uncaractère aimable, et réunissant toutqs les;qualités que donne une éducation soignée..Mais, accoutumée dès l'enfance à

,

n'entendreparler chez, son père que science et, littérature,séduite par les éloges qu'on faisait chaque jour

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154 LES TABLETTES DE FL0RIAN.

devant elle des Sapho, des Doshoullôres, desDacior, desDubocage, et voulant imiter les fem-

mes modernes qui marchent aujourd'hui surles traces de ces illustres favoritos d'Apollon,Camillese livrait à la poésie et lui consacrait tousles moments qu'elle pouvaitdérober aux travauxdu magasin et aux soins du ménage, La faoilitéqu'elle avait à se procurer les bons modèles en cegenre, ot les réunions littéraires qui se formaientsi fréquemment ohez monsieur Naze, n'avaientfait qu'augmenter cette métromanio, qu'elle tinteecrèto assez longtemps, mais à laquelle sonaveugle prévention netardapas à donnerl'essor.Elle commença dono par consulter, de la partd'un modeste anonyme, des gens éclairés

sur quelquos poésies qu'il lui avait confiées,disait-elle, pour les soumettro à leur jugement.Ces premiers essais, n'offrant rien de remar-quable, et so trouvant même quelquefois dénuésdes règles de la versification, ne firent qu'exciterla plaisanterie des poètes auxquels Camille lesprésentait. Cette muse novice, quoique piquéeau vif, no fut point découragée par ce premieréchec : elle se livra plus que jamais à l'étude desprincipes, et parvint à connaître la construc-tion et les différentes espèces de vers dont socompose la poésie française, Rien n'est impos-sible à l'imagination qu'entraîne un goût domi-nant, qu'aiguillonne l'amour-propre offensé.

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LES TABLETTES DE FLORIAN. 155

Notre apprentie Sapho remit dono sur le métier!ce qu'olle n'avait fait qu'effleurer encore, etprôsonta de nouveau, toujours au nom du timideinconnu, ses nouvelles productions au comité"redoutable, Ello eut cette fois lu jouissance d'en-tendre prononcor que rien n'était défeotueux,quant à la versification ; mais on no put s'em-pôoher d'avouer en mémo temps que cette ver-sification, toute correote qu'elle fût, était lâche,sans harmonie ot dénuée d'imagination. On pré-tendit eufin que l'anonyme semblait n'être pointappelé par In nature au commerce dos muses,et qu'on devait lui appliquer ce vers d'un grandpoète, dont l'arrêt est irréfragable ;

Pour lui Phoebus est sourd ot Pôgaso est rétif.

Camille ne fut point encore intimidée par cetanathème, qui sans doute eût effrayé toute autrequ'elle ; et, voulant à quelque prix quo co fûtpasser pour femme bel esprit, ello résolut d'em-ployer un moyen dont so sorvent quelques soi-disant poètes qui, pressés do produire, ne safont aucun scrupule de s'approprier lo talentdes autres. Notre jeune muse fut occupée nuitet jour à parcourir tous les anciens recueils,toutes les vieilles chroniques qui se trouvaientdans le riche magasin de son père, et, lors-qu'elle y découvraitune idée neuve et brillante,elle la retournait à sa manière, la rafraîchissait,

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ou plutôt la défigurait par un style moderne,ot l'offrait ensuite à ses juges inflexibles, tou-jours au nom do l'auteur inconnu.

Ceux-oi, frappés des idées originales et desexpressions piquantes qui se trouvaient dansles ouvrages soumis à leur décision, s'empres-sèrent de revenir sur l'injuste arrêt qu'ilsnvaient prononcé. Us déclarèrent à l'unanimitéque les dernières productions de l'anonymeannonçaient un talent véritable, une inspirationémanée de Phoebus lui-môme, En vain le boumonsieur Naze affirmait-il que ces idées ne luisemblaient pas neuves, et qu'il croyait leaavoir vues quelque part : l'aréopage littérairene Rattachant qu'à oe qui le frappait et ne pré*Buraant pus qu'on pût aussi facilement donnerune couleur moderne à do viellos poésies, pro-clama l'auteur trop modeste fils légitime d'A-pollon, et chargea Camille de lui transmettreles plus honorables félicitations, Cette dernièreéprouva une jouissance si vive, qu'elle ne puty résister, et finit par se trahir, Tous les habi-tués du comité l'entourèrent aussitôt, louèrentsa modestie, sa persévérance, et l'admirentensuite dans leurs différentes réunions. Bientôton ne parla plus que du talent

:poétique de

Camille Naze, et quoique sa réputation fût,usurpée, elle se vit prônée dans les journaux,citée comme unedixième muse, en un mot pro-

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LES TABLETTES DE FL0RIAN* 161

clamée l'émule des Houdetot, des Salm, desHautpoul et dos Dufresnoy, qui prouvent aveosuccès que les grâces peuvent s'uniraux Muses,et se montror aveo elles sur lo Parnasse.

Camillo, éblouie par un triomphe aussi flat-teur, n'osait néanmoins faire un rotour surelle-même sans s'avouer qu'elle n'en était pasdigne, On peut fasoiner lesyeux d'un aréopageindulgent et crédule, mais il n'est pas possibled'échapper à sa propre conscience, « Cependant,se disait-elle, on a vu les plus grands géniesemprunter des idées originales à leurs prédé-cesseurs. Corneille lui-même a puisé le Ciddnns Guilhem de Castro ; Molière a trouvé sonAmphitryon dans Plaute, et l'on assure quemadame Deshoulières n'est pas tout-à-fait l'au-teur de lacharmante idylle adressée à ses mou*tons, » Bannissons dono tout scrupule, etdisonscomme l'un de ces grands hommes à qui l'onreprochait quelques réminiscences : «Je re-prends mon bien où je le trouve, »

Monsieur Naze avait au village de Sceaux

une maison délicieuse, où chaque dimanoheilréunissait tous ses enfants et ses nombreuxamis, Elle touchait au paro immense apparte-nant alors au duc de Penthièvre, si connu parsa ^bienfaisance et sa simplicité. Le chevalierde Florian, secrétaire des., commandements de

ce prince, avait pour l'estimable monsieur Naze

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un attaohemont particulier ; il l'avait fait l'édi-teur d'uno partie de ses ouvrages. Souvent ilallait le matin causer aveo son libraire, dont ilsavait plus que personne appréoicr lo mérite, etqui plus d'une fois lui donna d'utiles conseils,

Camille, qui trouvait dans Florian le genrede talent qu'ollo désirait cultiver, éprouvait unplaisir inexprimable à le consulter sur sos nou-velles productions. Celui-ci, qui joignait acette entraînante suavité répandue dans sesouvrages uno causticité souvent enjouéo dansla conversation, voulut cent fois détournerCamille do la manie qu'elle avait de passerpour bel esprit.

Camille fut loin de se rendre à sos sages avis.Son amour-propre et son enthousiasme l'éga-yèrentmôme jusqu'à lui faire croire quo Florian,qu'on lisait partout avec tant d'empressement,était jaloux des hautes espérances qu'elle'donnait, et craignait de la voir un jour le de-

vancer sur le Parnasse. Elle so livra dono plus

que jamais à ses études chéries, saisit toutesles occasions de se faire citer comme uno femmecélèbre, et s'occupa sans relâche à mériter cebeau titre.

Une circonstance favorable se présenta, Lafête de naissance du respectable monsieur Nazeapprochait : on avait coutume, ce jour-là, de*ouer à sa campagne quelque petite pièce ana-

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loguo, tribut d'amitié des hommes de lettresqui fréquentaient le plus sa société, Camille>

annonça quo cette fois elle se chargoait dudivertissement, En conséquence, elle so mit acomposer uno pastorale dont les rôles devaientêtre remplis par les petits-enfants do monsieurNaze, parmi lesquels il s'en trouvait de huit à dix

ans, qui paraissaient doués de beaucoup d'in-telligonce,

Mais co genre de poésie, qui souvent n'estpas apprécié à sa juste valeur, oxigo un talentvrai, une âme oxpansive, et surtout uno naïvetéque daidaignent la plupart desjounos poètes,qui s'imaginent du premier vol s'élever jus-qu'aux deux, Aussi Camille éprouva-t-elle lesplus grandes difficultés à composer sa pastorale,et n'en fût jamais venue à bout sans lesressources qu'elle avait dans la bibliothèquequ'elle s'était formée. Munie de matériaux suffi-sants, parmi lesquels il ne s'agissait plus quede faire un choix pour les lier ensemble et lesadapter à la circonstance, elle allait souventrêver à cette importante production dans lesbelles campagnes qui environnent le village deSceaux. Un jour, c'était environ une huitaineavant la fête de monsieur Naze, Camille par-courait aveo une partie de sa famille les alléesd'un bois spacieux situé à une demi-lieue deeur habitation ; restée seule derrière tout le3

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100 LES TABLETTES DE FLORIAN.

moudo, olîos'ocoupait de sa pastorale, annonoêo

avec éclat dans le pays et attendue aveo impa-tienoe. Chacun, la voyant ainsi livrée a ses vas-tes conceptions, n'osait la troubler et s'éloignaitd'elle pour laisser un ohamp plus libre a saverve poétique. Ello cherohait, dans la compila-tion qu'elle avait faito, à former une romancebien naïve pour l'aînée de ses petites nièces,chargée dans la pastorale du principal rôlo.C'était le seul morceau qui lui manquait pourcompléter son ouvrage; mais il fallait aillerensemble candeur et gaieté, grâce etsimplesse.Il fallait entre autres trouver ce tour heureux

.

qui va droit au coeur sans frapper trop fort, etn'employer que ces expressions où l'esprit secache sous le sourire de l'innocence. Camillecherchait, se tourmentait, se désolait i rien deplus difficile que d'exprimer fidèlement lasimple nature,., En traversant une allée séparéede celle où l'attendait sa famille, elle aperçoit

au pied. d'un platane de simples tablettes quiparaissent entr'ouvertes, le, crayon qui les fer-mait ne s'y trouvait plus. Elle les ramasse,cherche au premier feuillet à qui elles peuventappartenir : aucun nom, pas le moindre indice.Elle, parcourt plusieurs pages de ce recueil

anonyme, et lit d'abord quelques phrasesdétachées, telles que celle-ol :

a Heureuse l'âme sensible pour qui l'aspect

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LUS TABLETrES DE FLORIAN. 101

d'une campagne riante et le bruit d'une sourced'eau vive sont des plaisirs presque aussi tou-chants que celui de faire uuo bonne action ! »

« O'est n'avoir rien que n'avoir que poursoi!»

Enfin, parmi un grand nombre de pensées de

ce genre, Camille aperçoit sur les derniersfeuillets des tablettes trois quatrains char-mants.

« Quelle grâoe ! et quelle touohante simpli-cité 1 s'éorie Camille. Ohl si j'osais employer cestrois jolis quatrains dans ma pastorale, commeils me feraient honneur 1 Pourquoi non? cestablettes n'indiquent point à qui elles appar-tiennent^la main qui a tracé ces vers m'estabsolument inconnue} peut-être les a-t-on prisdaus un de ces vieux recueils devenu propriétépublique : c?est un diamant que jo trouve, ilfaut m'en emparer. « A ces mots, Camille serreles tablettes dans sa poche ; et, rejoignant safamille qui l'attendait, elle annonce qu'elle aterminé sa pastorale, et qu'il ne reste plus qu'àfaire un air pour la romance nouvelle qu'ellevient de composer.

Dès le lendemain, on se mit dono à répéter lechef-d'oeuvre de la MûSe de Sceaux : on cons-truisit un charmant théâtre dans les bosquets,qui devaient être illuminés en verres de cou-leur. Enfin la société la.plus nombreuse, et

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162 LES TABLETTES DE FLORIAN.

dans laquelle on distinguait beaucoup de genside lettres, s'y réunit le dimanche suivant, àl'heure indiquée. Les petits-enfants de l'heu-reux monsieur Naze, à qui Camille avait tantde fois fait répéter leurs rôles, produisirent leplus grand effet; tous firent valoir par leursgrâces ingénues jusqu'aux moindres détails dela pastorale. Chacun était surpris, extasié ; cha-oun applaudissait aveo transport les aimablespetits acteurs, et portait ensuite des regardssatisfaits sur Camille, qui n'avait éprouvé de savie un moment aussi délicieux. Arrive enfin laromance trouvée sur les tablettes. La petitefille, à qui sa tante l'avait recommandée commele morceau le plus marquant, chante d'abord lepremier couplet aveo une expression ravis-sante ; mais au second, l'excès de zèle lui faisantperdre la mémoire, elle s'arrête après oe vers i

Je dors toute la nuit J quand l'aube va paraître...

et, répétant plusieurs fois i Quand Vaube va pa~raitre... elle allait rester court, lorsque Florian,impatientésans doute de ce que l'aube ne parais-sait pas, et se trouvant placé près du théâtre,réprime un grand éclat de rire, et souffle toutbonnement à la pastourelle ce second vers i

Sans crainte et sans désir Je vois venir le jour.

La petite actrice continue. Chaque spectateur«'imagine alors que le souffleur, consulté par

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LES TABLETTES DE FLORIAN. 103

Camille, avait retenu ce couplet; mais celle-ci,ne doutant plus que la romance ne fût de Flo-rian lui-même, ot qu'il était le propriétaire destablettes qu'ello avait trouvées, éprouva uneconfusion qu'ello eut de la peine à dissimuler.Plus ello était accabléo d'éloges et de félicita-tions, plus son supplice redoublait et lui faisaitreconnaître la vérité de ce que Florian. lui avaitrépété tant do fois.

Cependant ce littérateur aussi généreux quedélicat ne voulut point ajouter aux tourmentsde Camille en divulguant le larcin qu'elle avaitfait; il s'empressa même de la rassurer en disantà tout le monde, après la représentation dudivertissement, qu'il était à la vérité pour quel-que chose dans la romance de la petite pastou-relle; « mais, ajouta-t-il, o'est d'honneur leseul morceau que je connusse; tout le restem'est absolument étranger, et la gloire en esttout entière à son charmant auteur. » Les ap-plaudissements redoublèrent; et Camille, plusconfuse encore do l'adresse et de la bonté deFlorian, ne put se défendre d'un trouble, d'unerougeur quo chacun prit pour de la modestie, etqu'on approuva par do nouvelles acclamations.

Florian voulut néanmoins s'assurer si laleçon qu'il venait de donner à Camille produi-sait sur ello tout l'effet qu'il en attendait; semêlant dono à la conversation générale, il an-

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164, LES TABLETTES DE FLORIAN.

nonça qu'il avait perdu depuis quelque temps,en se promenant dans la campagne, des ta'blet- ,tes qu'il regrettait beaucoup, parce qu elles con- '

tenaient plusieurs fragments du poème pastora'lde Galatèe, auquel il travaillait depuis plusieursmois : « Ces fragments, ajouta-t-il, ne peuventêtre d'aucune utilité pour la personne qui les atrouvés, et je m'engage à donner une récom-pense importanteà quiconque mo les remettra. »Enaohevant ces derniers mots, il laissa tomberun regard sur Camille, qui le oomprit et se pro-mit bien de lui restituer les notes qu'il désirait.Retirée dans son appartement, elle ne put s'em-pêcher de relire aveo un nouvel intérêt, mêlé dela plus vive reconnaissance, toutes ces penséesremplies d'une si douce morale, et qui se trou-vent en effetdans le poèmede Qalatèe, Quandellefut à ee joli vers de la romance où s'était arrê-tée la petite pastourelle, et que Florian avaitsoufflé si naturellement, elle ne put retenir unmouvement de'dépit ; mais, songeant aveo quelleimabilitô le Cfessner français avait su ménagerson amour-propreet lui éviter l'affront qu'elleméritait, elle réfléchit, s'arma de résolution, et'dès le lendemain matin, elle chargea seorètement

un émissaire de reporter à Florian ses tablettes,après avoir écrit au crayon ces mots sur le pre-mier feuillet :

« Jo vous envoie votre trésor, que j'ai eu la

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LES TABLETTES DE FLORIAN. ' 165

sotte vanité de vouloir m'approprier ; le succès

que j'ai obtenu est votre ouvrage ; o'est la der-nière usurpation que je ferai. La leçon que vousm'avez donnée ne sortira jamais de ma mémoireni de mon coeur. Je renonce pour toujours à lamanie des vers Me faudrait-il renoncer demême à votre estime et à votre amitié?

» CAMILLE NAZE. »

Florian ne put se défendre d'une vive émo-tion en lisant cette amende honorable d'unejeune tête exaltée qu'il ramenait ù la raison.Ce succès lui donna la conviction que ce n'estpoint en heurtant l'amour-propre, mais, en leménageant, qu'on peut lui foire connaître seserreurs. Il voulut féliciter lui-même Camille surla résolution qu'elle avait eu le courage deprendre, et la rassurer sur les craintes qu'ellelui témoignait. Il profita dono du discret émis-saire qu'elle lui avait dépêché pour lui fairecette réponse :

«Je vous dois, Mademoiselle, la plus douce•jouissance que puisse éprouver un homme delettres, celle de sauver du ridicule toutes lesvertus réunies. Jugez, d'après cela, si vousdevez craindre de perdre mon attachement etmon estimel... Ne l'oubliez jamais, les Musesne se plaisent qu'avec les- hommes ; jalousesdo

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166 LA PETITE MONTAGNARDE.

toutes les femmes, elles ne font semblant doleur accorder quelques faveurs que pour lestourmenter. Aussi furent-elles assez souventbrouillées aveo les Grâoes, qui leur préfèrent laVérité, toute nue qu'elle soit, et leur font répé-ter cet adage que je vous offre ioi pour larécompense promise à qui me rendrait mestablettes :

Sans esprit, femme belle et bonne•Vaut mieux <jue femme bel esprit.

u Le chevalier de FLORIAN»

LA PETITE MONTAGNARDE

L'ÉTOILE POLAIRE.

Jeunes filles nées dans l'indigence, et qui.n'avez pour tout bien qu'un coeur droit, unepieuse croyance! vous, dont l'intelligencecommence à se développer et oherohe un pointd'appui, sans espérer de jamais le rencontrer I

jeunes orphelines que le sort isola sur la terre,mais qui, levant vos yeux vers le ciel, croyezque cette masse éblouissante de la lumière luitpour le plus faible comme pour le plus fort,réchauffe et ranime l'humble berger dans m

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LA PETITE MONTAGNARDE. 161

oabane, commo le souverain dans son palais !...écoutez un récit historique et fidèle qui vousprouvera que partout où Dieu nous place sur laterre, il est un droit, une quote-part à ses bien-faits comme h ses rigueurs.

Dans un petit village de la Livonie, près dugolfe de Finlande, au milieu de montagnesescarpées et de vastes forêts, était, née d'unpauvre et obscur agriculteur Catherine, quela nature avait pris plaisir à combler de tousses dons.

Elle n'avait pas septans accomplis, lorsqu'elleperdit son pèro ; devenue le seul soutien, l'uni-que consolation do sa mère infirme, ello existacinq années entières auprès d'elle, n'ayanttoutes les deux pour ressource que le travaildo leurs mains. Catherine alors redoublait dezèle, de courago, et remerciait Dieu de lui avoirdonné des forces suffisantes pour remplir à sougré le devoir qu'impose la piété filiale. Dèsl'aube du jour, elle allait dans la forêt ramasserle bois mort dont elle faisait un feu pétillantqui réchauffait les membres engourdis de sapauvre mère. Elle seule préparait une nourri-ture à peine suffisante à leur existence ; et lesoir, dès quo le soleil allait disparaître sousl'horizon, elle se mettait en marche pour allerchercher, loin de sa demeure, l'eau limpide d'unruisseau dont sa mèro faisait usage pour sa

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*108 LA PETITE MONTAGNARDE.

débile santé. Catherine n'allait puiser cette eausalutaire sans arrêter ses regards sur l'étoilepolaire qui brille à la chute du jour; elle sem-blait éclairer Catherine, la guider dans sonpieux pèlerinage que, dans les beaux jours,elle faisait nu-pieds, ses cheveux épars sur sesépaulesà peine couvertes de pauvres vêtements,mais toujours calme, résignée, et les yeuxattachés sur son étoile chérie.

Un soir qu'elle avait déposé sa cruche auprèsd'elle, et que portant la main à la hauteur do

son front, elle saluait de nouveau l'étoile étin-celante, en lui disant avec un religieux recueil-lement : « Guide-moi toujours dans le cheminde la vertu ; et, pour cela, fais que je conservema mèrel...» Elle fut accostée par un vieillard. Illui demandala permission d'étanoher à sa crucheune soif ardente ; et la petite montagnarde, éle-vant lestement le vasesurson épaule, le présentaaussitôt à la portée des lèvre3 du vieillard.Telle on nous représente dans l'écriture saintela jeune Eébecca offrant l'eau de l'hospitalitéau vieux serviteur d'Abraham.

« Vous regardez aveo une attention touteparticulière, lui dit-il, cette brillante étoile quis'élève vers le pôle? — Il est vrai ; c'est monfanal, c'est mon guide chéri : je crois voir enello une protectrice. — Et qui vous à fait naîtrecette pieuse pensée? — La vive émotion que

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ÏÀ PETITE MONTAGNARDE. 1694.j'éprouve en contemplant cette grande voûte du

oiel. J'ai dans l'idée que chaque étoile est ^/•égard d'un ange que Dieu a chargé de veillersurnous; moij'ai ohoisi cet ange-là : tous les soir?je lui fais ma prière, et j'éprouve, à ohaque fois,••'e ne sais quelle satisfaction qui m'encourageit me console. »

A ces mots elle lui fait le récit des malheursqui l'ont accablée, des infirmités de .sa mère, etde leur grande indigence ; puis elle ajoute aveonne imposante sérénité î « Je salue mon étoile,et le travail arrive : ma bonne mère sembleretrouver des forces nouvelles; le besoin dispa-raît, et nous avons la jouissance de nous suffireè nous-mêmes. »

Le vieillard, ému, surpris de rencontrerd'aussi nobles pensées sous les vêtements del'indigence, fait des questions à la petite mon-tagnarde ; elle lui apprend que son père, tantôtagriculteur, tantôt fendeur de bois dans la forêt,se nommait Alfendey, membre d'une anciennefamille exilée en Sibérie, et quo tous les soirs,à la suite de son travail, après lui avoir appris àlire, il lui faisait parcourir les plus beauxpassages de la Bible, où elle avait retenu qu'ilfallait toujours se confier à la Providence, et nejamais arrêter ses regards sur la voûte des (

deux sans rendre grâce à son auteur. Tous '

ces récits ne firent qu'augmenter l'intérêt etlu

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HO LA PETITE MONTAGNARDE.la curiosité du vieillard : il demande aussitôt àla nouvelle Rébecca de le conduire à sa demeure,poury saluersa mère et la féliciterd'àvoirunefillesi digne de partager ses peines et de les adoucir.

Il suivit dono Catherine jusqu'à son humblehabitation, où la propreté semblait écarter touteidée de la misère. Il y trouva la femme la plusvénérable, qui ne tenait plus à la vie que parl'amour qu'elle portait à son enfant. C'était unede ces mères'fort instruites qui, n'ayant rien àlaisser après elle à sa fille, avait voulu du moinslui léguer une ferme croyance et la piété la plusaincère. On conçoit aisément à quel point l'é-tranger s'intéressa tant à la mère qu'à l'enfant.11 se déclara le père adoptif, l'instituteur deCatherine, et l'initia par degrés aux prélimi-naires d'une instruction qui pût devenir saressource et son soutien.

Peu de temps après, en effet, la petite mon-tagnarde perdit sa mère qui, en expirant, necessa de la recommander à son vénérable protec-teur, Celui-ci, le jour même des funérailles, pritCatherine par la main et la conduisit à sa de-

meure, où, la présentant à sa femme, il luidit : « Dieu nous donne un enfant de plus. —Sois la bienvenue, pauvre petite l » répond ladigne compagne du vieillard. Aussitôt elle iuifait prendre place au foyer avec ses enfants ; et,chaque soir, lorsqu'au coucher du soleil, l'étoile

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LA PETITE MONTAGNARDE. 171

polaire brillait à la voûte des cieux, l'orpheline

ne manquait jamais de la saluer en répétant cesmots que lui avait appris sa mère : « Guide-moitoujours dans le chemin de la vertu. »

Bientôt se développèrent chez la jeune mon-tagnarde les plus rares qualités do l'esprit et ducoeur. Elle fit des progrès étonnants en s'ins-truisant aveo les filles de son bienfaiteur. On lacitait partout comme un prodige; et la jeunefille alors, portant plus que jamais ses regardssur son fanal céleste, ne cessait de répéter :

« Salut ! oh ! salut, mon étoile tutélaire ! »Mais Dieu, qui sans doute voulait mettre la

jeune orpheline à de fortes épreuves, la privade son père adoptif. Il mourut, laissant safemmeet ses filles dans un état de fortune qui ne per-mettait pas à Catherine de rester auprès d'elles,à moins de joindre son travail à celui de leursmains. Elle se vit de nouveau réduite à unecruelle indigence qu'elle supporta aveo une ho-norable résignation. Elle alla oheroher asile àMarionbourg, auprès d'un riche habitant pourlequel on lui avait donné une recommandation,et qui lui oonfla l'éducation de ses filles, tant ilfut surpris et charmé du mérite et des gracieusesmanières de la montagnarde. La voilà donoplacée dans une famille honorable dont elleacquit chaque jour la confiance et l'estime. Sesjeunes élèves, qui la chérissaient comme une

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172 LA PETITE MONTAGNARDE.

seconde mère, se faisaient remarquer à leuilour par tout ce qu'elles recueillaient de labouche de leur institutrice. Elles devinrent lagloire et firent les délices de leurs parents.Ceux-ci ne cessaient d'exprimer leur admirationet leur gratitude à la modeste Catherine qui, sovoyant entourée des heureux qu'elle avait faits,saluait tous les soirs sa belle étoile aveo unonouvelle ferveur.

Cependant le pays qu'elle habitait était de-venu le théâtre de la guerre entre la Suède et laEussie. Parmi les guerriers qui revenaientbles-sés à la place de Marienbourg, se présente à sesregards un sous-officier dont le bras gauchevenait d'être emporté. Qu'on juge de la viveémotion de notre montagnarde, lorsqu'elle re-connut dans ce jeune et brave fils du vieillardqui l'avait soignée dans son enfance, et dontelle avait reçu les préliminaires d'une instruc-tion devenue son refuge dans les rigueurs dusort I Oh I quel touchant et juste empressementCatherine fit éclater à soulager les sbutfrah'cesdu sous-officier, à panser elle-même ses bles-sures, à lui prodiguer toutes les consolationsqui étaient en son pouvoir l « Et c'est moi, s'é-criait-elle aveo ivresse, o'est moi que la Provi-dence a choisie, a conduite ici pour secourir lefils de mon instituteur, de mon père adoptifl...0 ma belle étoile je te remercie : »

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LAPETITB MONTAGNARDE. 17ÎJ

Notre jeune brave fut prompternent rétabli ;et, quoique privé du bras gauche, il obtint deses chefs l'autorisation de continuerson service,son autre bras étant reconnu suffisant pourseconder son noble courage... Mais la reconnais-sance conduit facilement à un sentiment plustendre. Le sous-officier, touché des admirablesqualités de sa libératrice, lui proposa d'embellirdes jours qu'elle avait conservés, et lui fit l'offrede sa main.

Le jour fut arrêté pour cette union dont onparlait beaucoup dans la ville, et qui ne faisaitqu'augmenter encore la haute considérationqu'on y portait à Catherine Alfendey.

Elle se pare, dès le matin, de sa robe nuptiale,lève ses yeux vers le ciel, qu'elle invoque pourlà prospérité des voeux qu'elle va former... Maislé jour même où les futurs époux doivent sojurer une foi mutuelle et former un lien dontla félicité ne finira qu'avec la vie, on annonceque le czar de Russie, que l'intrépide Pierre-leGrand, s'approche des remparts de la ville, etqu'il va livrer l'assaut, Le fiancé de Catherineprend aussitôt les armes pour se joindre auxbraves qui vont repousser l'ennemi. Déjà plu-sieurs soldats russes sont précipités au bas durempart sous les coups vigoureux du sous-offi-cier;'mille cris proclament ses hauts faits;'encore quelques traits de son mâle courage, et

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174 LA PETITE MONTAGNARDE.

ses chefs relèveront au grade qu'il mérite. Maisatteint d'un fer meurtrier, il tombe en pronon-çant le nom de Catherine.en exprimant le regretde n'avoir pu du moins emporter le nom de sonépoux... Marienbourg est prise d'assaut; sacourageuse résistance excite la colère brutaledu vainqueur : la garnison doit être passée aufil de l'épée, et tous les habitants vont se trou-ver à la discrétion d'une soldatesque effré-née.

La fiancée consulte alors son étoile tutélaire,qui semble lui conseiller de fuir et de gagnerles rives de la mer Baltique. Elle s'abandonneàl'inspiration qui lui vient du ciel, traverse apied les mômes montagnes qu'elle escaladaitdans son enfance, et se trouvant, à la chute dujour, au sommet do la plus élevée, elle regardason étoile en disant Î « Le ciel a voulu me fairesubir une forto et pénible épreuve; mais enmémo temps il m'a donné la force nécessairepour la supporter. Quel que soit l'abandoncruel où je me trouve, j'ai plus que jamaisconfiance en toi, mon guide tutélaire l Éclaire

mes pas, soutiens mes forces • je m'abandonneà toi! »

Épuisée de fatigue, exténuée de besoin, elles'étendit sur la mousse épaisse qui lui offraitune espèce de lit de repos, ot s'abandonna sansnulle crainte aux douceurs du sommeil. Elle ne

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LA PETITE MONTAGNARDE, 175

se réveilla qu'à l'aube du jour ; et remarquantencore l'étoile polaire sur l'horizon, elle la saluade nouveau, et suivit les sentiers arides qu'ellesemblait lui montrer, et qui selon sa penséedevaient la conduire à quelque endroit habité,où l'attendaient les secours dont elle avait sigrand besoin. Son espoir ne fut point trompé :

après quelques heures de marche, elle arriva,non sans do pénibles efforts, dans un grosvillage situé sur les bords de la Baltique, dontl'aspect annonçait l'aisanoe et lo mouvementque produisent la pêcho et l'agriculture. Sonheureuse étoile la conduisit chez un charpentierconstructeur d'embarcations, homme d'unejoyeuse humeur et de la cordialité la plus fran-che, auquel, avec cette expression d'dme et devérité, la voyageuse raconta tous les événementsde la petite montagnarde, et enfin la perteoruelle que venait do lui faire éprouver lesiégo de Marienbourg.

Le charpentier, nommé Georges Ivano, ne putse défondre du vif intérêt que lui faisait éprou-ver le récit fidèle de Catherine Alfendey, et luidit aveo cette brusque bonté d'un vieux marin :

« Vous êtes ici chez vous ; et dès ce soir je veuxremercier aveo vous l'étoile polaire qui vous aconduite. sur ces rivages. » A ces mots, il laprésente à sa femme et à sa fille unique, âgéede douze ans. « Tenez, ajoute-t-il aveo émotion,

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.176 LA, PETITE MONTAGNARDE.

voilà mon .sang, mon unique trésor, le charmede ma vie, et l'espoir de ma vieillesse! devenezson guide, son amie! faites-en,, s'il vous est

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possible, une seconde vous-même; et sa mère etmoi, nous vous devrons, bien plus que tout ce quenous aurons fait pour. vous. » La femme deGeorges et sa fille confirmèrent, par le plustouchant accueil, tout l'intérêt qu'ils

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ressen-taient déjà pour l'étrangère; et dès cet ins-tant, elle se vit impatronisée dans cette excel-lente famille, comme si elle en eût fait partie.

Deux ans s'écoulèrent : Catherine, devenuel'amie, la bienfaitrice des habitants du village,par,ses tendres soins pour les vieillards, par sesutiles leçons à la, jeunesse et les secours auxindigents, se fit une Réputation de femme debien qui rendait chaque jour ses hôtes heureuxet fiers de la posséder chez eux. La jeuneBathilde, fille du charpentier, fit, par ses fré-quentes communications aveo la montagnarde,des progrès rapides, et ne tarda pas elle-mêmeà se faire distinguer par les avantages d'uneéducation,, bien dirigée. Georges s'avouait leplus heureux des pères, et ne cessait de remer-ciera digne bienfaitrice de son enfant. La mon-tagnarde, de son côté,, retrouvait le calme del'âme, des occupations analogues à ses goûts,une. honnête position sociale ; et, comparantalors, ce qu'elle avait reçu de bienfaits de la

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LA PETITE MONTAGNARDE. 177

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TABLE

L'Hospitalité. 8Los jeunes Pensionnaires. 19Madelon. 81

L'Échoppe ou le verrede coco» 82

La leçonMaternelle. 70

La jeunesse de Raphaël. 88

Les trois Étages. 91

Le Bateau à vapeur. 118

Les voisines do Campagne. 12$

Les Tablettes de Florian. 152

Lupetite Montagnarde, 1CÔ

FIN DE LATABLtt/;'

Limoges.— lmp. E. AKDANT et€%

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PAR

ALBERT GUILLEMQ

Ancien Elève de l'Ecole normale, ex-Professeur d'flisLimoges, Officier d'Académies

LIMOGESEUGÈNE ABDANÏ ET G'% ÉDITE