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Ce document est un document de travail sur l'impact de la Shoah sur les descendants des juifs qui l'ont connu. Il a été réalisé par Aurélie Vittoz, Florence Piffaut et Nicolas Teulade dans le cadre des dossiers de psychologie sociale avec M. Offroy au cours de l'année scolaire 2005-2006 à l'Ecole de Psychologues Praticiens de Lyon. Ce document ne se veut pas définitif ou exhaustif et se base sur les travaux les plus récents sur la question, notamment ceux de Nathalie Zajde et son équipe et différents approches en psychologie. Souhaitant que ce travail puisse vous aider à comprendre l'impact de cet événement de civilisation.

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Ce document est un document de travail sur l'impact de la Shoah sur les descendants des juifs qui l'ont connu.

Il a été réalisé par Aurélie Vittoz, Florence Piffaut et Nicolas Teulade dans le cadre des dossiers de psychologie sociale avec M. Offroy au cours de l'année scolaire 2005-2006 à l'Ecole de Psychologues Praticiens de Lyon.

Ce document ne se veut pas définitif ou exhaustif et se base sur les travaux les plus récents sur la question, notamment ceux de Nathalie Zajde et son équipe et différents approches en psychologie.

Souhaitant que ce travail puisse vous aider à comprendre l'impact de cet événement de civilisation.

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INTRODUCTION

Le peuple Juif a connu pendant la Seconde Guerre mondiale un des évènements les plus terribles de son histoire. Sur les neuf millions de Juifs qui vivaient en Europe avant le début du conflit, plus de six millions ont été exterminés. Cinquante ans plus tard, ces vécus d’anéantissement psychique restent ancrés en eux, de manière extrêmement vive, comme des souvenirs traumatiques. De même que pendant les hostilités nul ne se préoccupait d’empêcher ce qui était en train de se passer, au lendemain de la guerre les survivants de la Shoah n’ont pu raconter au reste du monde ce qui leur était arrivé, ce qu’ils avaient vécu. Ils se sont retrouvés seuls, orphelins, dépouillés de tout. Mais, après avoir survécu à l’horreur à l’impensable, ils ont voulu VIVRE. Reprendre leur vie d’avant guerre n’était plus possible. Tout était désormais « différent ». Parcourir un nouveau chemin s’imposait alors ; celui du passage de la mort à la vie. Presque tous ont fondé, ou refondé une famille. Ils ont eu des enfants. Ces derniers, bien que nés après la guerre et n’ayant pas connu les frayeurs du passé, souffrent aujourd’hui d’angoisses qu’ils relient aux angoisses de leurs parents. Ils ne comprennent pas ce qui les fait souffrir, n’ayant jamais eux-mêmes été confrontés au traumatisme de la persécution. Pourtant, ils ont des craintes et des réactions qui s’assimilent à de réels vécus traumatiques. Comment se constituent de telles souffrances ? Pourquoi se transmettent-elles ? Comment peuvent-elles être enrayées ?

Tous les enfants de survivants ont reçu en héritage le traumatisme de leurs parents, mais chacun a fait de ce leg pesant une aventure particulière glacée ou chaleureuse, inhibée ou explosive. Ils oscillaient entre l’interdit de penser et le plaisir de découvrir. Ils ont tous perçu une énigme sur le corps de leurs parents, ils en ont fait une angoisse pour l’un, une exaspération pour l’autre et, souvent plus tard, un plaisir de décryptage.

Nous avons souhaité analyser les mécanismes en jeu dans la transmission du traumatisme chez les familles juives survivantes de l’extermination nazie.Le secret qui avait enveloppé les atrocités des camps nazis durant la guerre a persisté après-guerre. Il perdure encore de nos jours, surtout en France, notamment dans le refus de prendre en compte la spécificité du vécu des survivants et, peut être plus surprenant encore, au sein même des familles et jusqu’au divan des psychanalystes auxquels se sont adressés la quasi-totalité des survivants et enfants de survivants.

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Ι. Le peuple juif, éternel survivant.

Avant la Seconde Guerre mondiale, l’Europe entière est peuplée d’une multitude de communautés juives. Les installations de ces communautés sont généralement liées à des migrations consécutives aux persécutions, aux décisions des autorités d’Etats, de royaumes ou de provinces de chasser les Juifs de leurs territoires.Au XVIIIe siècle, le nombre de Juifs vivant en Europe s’élève à deux millions environ, dont la moitié vit en Pologne.L’histoire des fondations et des disparitions des juiveries d’Europe, comme toutes celles de la Diaspora situées à l’ouest de la Palestine, est intimement liée à l’histoire de l’antisémitisme. La Shoah, dernier grand évènement de destruction, vient par son ampleur et sa monstruosité confirmer cette logique millénaire.Les Juifs d’Europe orientale (incluant la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, la Russie, l’Ukraine et une partie de la Hongrie) mènent quant à eux une vie majoritairement plus traditionnelle et sont soumis à des réglementations plus discriminatoires et plus rudes de la part des Etats et des provinces dans lesquels ils vivent. Au XIXe siècle cohabitent des communautés traditionnelles et des Juifs (minoritaires) ayant rompu de façon radicale avec leur milieu d’origine.Un autre élément marquant concourt grandement à modifier le paysage de la vie juive : le réveil massif des actions et comportements antisémites à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Le Russie, l’Ukraine, la Pologne sont les lieux privilégiés d’immenses massacres, de violences qui contraignent les populations juives à fuir leur pays et à émigrer vers l’ouest : en Amérique, en Europe occidentale et, bien sûr, en Palestine. Ainsi, la France connaît une vague très importante d’immigration de cette population en 1881, en 1905 puis en 1918 et 1939.La migration est systématiquement suivie d’une rupture brutale avec le mode de vie traditionnel. Quand les migrants s’installent dans le nouveau pays, ils sont souvent persuadés de laisser derrière eux un monde ancien, un monde qu’ils ne connaîtront plus jamais. Le changement de cadre de vie, la séparation d’avec la famille, les efforts d’adaptation dans le pays d’accueil concourent à effacer les rites et les croyances qui avaient maintenu la vie juive pendant des siècles ; celle qui avait forgé leur nature d’hommes et de femmes juifs.Ils sont convaincus que leurs enfants naîtront dans un monde nouveau et n’auront aucun lien avec le monde ancien.L’avènement de Hitler au pouvoir en 1933 en Allemagne coïncide avec les premières grandes mesures antisémites légalisées. Ces mesures, tant que la guerre n’est pas déclarée, ne concernent que les Juifs présents sur le territoire allemand. Il s’agit de règlementations antisémites traditionnelles telles que l’exclusion des Juifs de certaines professions. En 1935 sont édictées les lois radicales de Nuremberg qui donnent à l’antisémitisme « une note caractéristique et nouvelle ». Les Juifs sont totalement évincés de la société et de la culture allemande. L’invasion par l’Allemagne des différents pays d’Europe sera l’occasion pour le gouvernement hitlérien d’élargir sa politique antisémite et de mettre en place la terrible machine politique, sociale et industrielle qui a pour but l’extermination du peuple juif.Une des particularités de l’entreprise nazie d’extermination du peuple juif est qu’elle se situe en pleine guerre. De ce fait, chaque pays envahi par l’Allemagne devra contribuer, bon gré mal gré, à l’organisation de la déportation et de l’extermination des Juifs.Tout Juif pendant la guerre s’est trouvé exposé au plus grand des dangers, tout Juif a été menacé dans sa chair et dans ses biens. Pratiquement chacun d’eux a vécu dans la terreur pendant plusieurs années et s’est « réveillé » à la fin des hostilités dans une famille où il y avait plus de morts que de vivants ; enfin, tout Juif vivant au lendemain de la guerre fut contraint de se percevoir comme un survivant.

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Globalement, il y eut les survivants cachés et les survivants déportés et internés.Les survivants cachésBeaucoup d’enfants ont été séparés de leur famille, placés dans des familles non juives, souvent à la campagne chez des paysans, ou bien dans des orphelinats ou des maisons d’enfants. D’autres sont restés avec un ou deux parents. Ils étaient cachés, rarement dans leur maison, le plus souvent dans une autre ville de France, en zone libre par exemple, fuyant régulièrement le lieu où ils s’étaient installés. Séparés de leurs parents et placés dans les familles chrétiennes, les enfants ont souvent changé de nom, et ont parfois été baptisés. Il est même arrivé qu’ils deviennent de fervents chrétiens ; les petits, issus de la famille migrante, oubliaient alors leur langue maternelle.Les couples qui étaient mariés et avaient des enfants ont donc souvent dû se séparer d’eux. Ils ont fui leur habitation et ont mené une vie en se cachant là où ils le pouvaient, là où ils trouvaient de l’aide. Quand un membre de la famille avait été arrêté, ils n’avaient pas de nouvelles, ou bien ils savaient qu’il avait été déporté sans connaître ni le lieu ni la nature de la déportation.Les survivants qui n’ont pas connu la déportation et les camps de concentration ont connu un traumatisme lié à l’effondrement du cadre de vie habituel. Ils ont vu leur environnement se modifier radicalement du jour au lendemain. Leur univers coutumier s’est soudain révélé incertain, inquiétant, dangereux. Ils ont vu leur pays, leur ville, leur famille, leur culture changer totalement et en profondeur. Leur vie a été infiltrée d’un sentiment permanent de menace, et cela durant plusieurs années. Ils ont vu disparaître leurs proches. Ils sont passés par des temps de rupture et des expériences de non-sens qui leur ont imposé, pour des raisons de survie, des comportements et des attitudes qui, encore aujourd’hui, leur semblent complètement étrangers.

Les internés et les déportésL’autre grande catégorie fut celle qui subit les internements et la déportation. Il semble utile de rappeler quelques points importants mis en évidence par les témoignages de survivants et l’analyse faite par les chercheurs historiens et sociologues. Tous concordent quand ils parlent de phénomènes de bouleversement radical, de transformation de la vie, de « dépersonnalisation » pour évoquer les temps traumatiques de la déportation. Il s’agit :- de l’arrestation- du voyage interminable en train vers une destination inconnue au cours duquel les déportés, entassés dans des wagons à bestiaux, mourraient de soif, de faim, de fatigue, et voyaient leurs parents, leurs coreligionnaires périr devant eux, à coté d’eux, sous eux, au dessus d’eux- de l’arrivée en camp, de la sortie des wagons sous les hurlements et les coups des SS, de la séparation d’avec les proches, et du moment où ils comprirent que c’étaient les corps des êtres chers qui brûlaient dans les cheminées.Un dernier temps du traumatisme : celui de la libération des camps, de la séparation d’avec les compagnons ou les compagnes d’internement, celles et ceux qui furent les sœurs, les frères de survie. On ne peut que constater au travers des entretiens, la réalité sensible de ce moment fondamental que fut le retour au monde normal. Le retour des déportés, l’arrivée « à la maison » fut une épreuve toute particulière, dont on sous-estime encore aujourd’hui la portée.L’horreur et le silenceSur l’ouverture des camps et le retour des déportés, nous tenons à rappeler la singularité de la réaction française face à la découverte des camps notée par A. Wieviorka : « Cette attitude [américaine] qui consiste à donner une publicité maximale à la découverte des camps et à leur horreur contraste avec celle du ministère français des Prisonniers, Déportés et Réfugiés pour qui l’heure [1945] reste à la censure.

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Au moment même où Eisenhower convie journalistes et officiels à se rendre en Allemagne, ceux [les Français] qui sont en contact avec les premiers déportés rapatriés sont invités à se taire. »En France, aucune mention officielle n’est faite quant à la judéité des survivants des camps nazis, qui sont tous inclus dans la catégorie des déportés et des « victimes de la barbarie nazie ».Les publications des récits et des témoignages de la déportation sont nombreux dans l’immédiate après-guerre. Puis, dès 1950, s’installe un long silence sur la déportation juive. C’est à la fin des années 1970 et surtout au début des années 1980 que la conscience commune se révèle et commence à prendre toute l’ampleur qu’elle n’avait, en réalité, jamais eue, en France, sans doute, encore moins qu’ailleurs.De manière plus générale, que ce soit en Pologne, en Hongrie, en Hollande ou en France, la fin des hostilités a, pour les Juifs, une double conséquence : d’une part, l’arrêt de la menace de mort ; d’autre part, la tentative de retour à une vie normale. Surtout, ils sont confrontés à la terrible réalité de la disparition des proches.C’est dans cette ambiance de fin d’atrocité, de silence officiel et de nécessité de revivre absolument, que naît la première génération d’enfants de survivants.

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ΙΙ. Définition : le Transgénérationnel.

En psychanalyse, « transgénérationnel » désigne un processus qui permet que soient reconnues les modalités conflictuelles qui mettent un être humain en relation avec les générations qui ont précédé sa naissance. Le caractère proprement psychanalytique de cette notion tient à son articulation aux concepts psychanalytiques essentiels et aux conditions méthodologiques qui ont permis la découverte du registre inconscient. Ce terme, issu de la thérapie familiale systémique a fait son apparition en France vers 1985 autour des notions d’héritage, de transmission et de généalogie.Dans son hétérogénéité, cette dénomination a servi de catalyseur à la reconnaissance d’une problématique à laquelle nombre de psychanalystes travaillaient depuis des années : la présence de représentations provenant d’un « autre » qui participe depuis le début avec son propre psychisme inconscient à la constitution de l’appareil psychique du sujet. Il ne suffit pas de constater empiriquement l’implication de 3 générations pour parler de transgénérationnel du point de vue analytique. De fait, cette notion relève d’une instance parentale et grand-parentale intrapsychique, distincte des parents et grands-parents de la réalité matérielle, et qui peut entraver la reconnaissance de la différence des générations, des sexes et de l’altérité.A titre d’antécédent de cette notion, rappelons cette phrase de Freud : « Le Surmoi de l’enfant ne se forme pas à l’image des parents, mais bien à l’image du Surmoi de ceux-ci ; il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations. ». C’est bien cette instance parentale qui se découvre dans le processus de reconstruction.Par-delà les identifications directes aux parents et l’intergénérationnel, on passe à l’étude d’objets d’identification plus lointains, grands-parents, ancêtres, ou personnages mythiques de l’histoire familiale, qui font retour chez l’un des descendants, actualisation de la préhistoire familiale. C’est le transgénérationnel. Ce terme apparaît dans le travail psycho thérapeutique avec les familles, les enfants et les adolescents, et donne parfois l’impression d’une invasion de ce terrain d’observation par l’étude d’identifications archaïques. Dans la mesure où se révèle « un tiers de l’autre » situé dans la génération du grand-parent (ou d’un aïeul), on peut étudier la façon dont l’histoire qui a précédé la conception du sujet entre en jeu dans la formation et l’évolution psychiques. Ainsi par exemple, René Kaës examine l’œuvre de Freud dans l’optique de l’héritage et la transmission, et donne au groupe la fonction de médiateur. Toute cette problématique présuppose l’enchaînement généalogie/transmission/reconstruction des idéaux inconscients. L’opération invoquée par excellence pour établir le lien entre générations est l’identification inconsciente.

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ΙΙΙ. L’influence transgénérationnelle.

C'est un fait : les mots, les sentiments, les sensations et les gestes des parents ou de leurs substituts éventuels ont un impact, positif comme négatif, sur le psychisme de leurs enfants.Pour rendre compte de ce phénomène, Tisseron (1995) a proposé le terme d'influence transgénérationnelle. Cette influence possède plusieurs caractéristiques. D'abord, elle se manifeste de manière verbale, affective, sensorielle et motrice. Ensuite et surtout, elle est irrépressible et indispensable. En effet, c'est à partir de l'appareil psychique des parents que celui de l'enfant se met en place et s'affine. Pour autant, on aurait tort de penser que l'influence des expériences de vie parentales s'opère sur le mode d'un « déversement » dans la tête de l'enfant. A chaque génération, la vie psychique connaît un mouvement de refonte. « Ce que tu as hérité de tes pères, il te faut l'acquérir pour le posséder » : cette phrase de Goethe tirée de Faust et plusieurs fois citée par Freud illustre bien le fait qu'il ne saurait y avoir de « transmission transgénérationnelle » de la vie psychique sur le mode de la reproduction passive. Certes, il arrive qu'un enfant adopte une attitude mentale ou comportementale que l'on retrouve chez une personne de son entourage. Mais il s'agit alors d'un phénomène d'identification consciente. Par exemple, un enfant reprend à son compte une agressivité verbalisée ou agie dont il a fait l'objet de la part d'un adulte, car l'attitude de ce dernier fonctionne pour lui comme un repère.Exposé aux influences transgénérationnelles provenant des personnes qui se penchent sur son berceau puis qui travaillent à l'humaniser au cours de ses premières années d'existence, l'enfant -comme le fait remarquer Nachin (1993)- effectue donc un travail d'appropriation complexe et pour l'essentiel inconscient. Il travaille à "digérer" ces influences pour en tirer le meilleur parti possible. Là où les choses se compliquent, c'est que dans ce travail d'acquisition progressive du legs mental des parents, l'enfant, en vertu de l'amour qu'il porte à ces derniers et surtout de la situation de dépendance affective et motrice dans laquelle il se trouve initialement vis-à-vis d'eux, n'est pas en mesure d'effectuer un tri parmi les influences auxquelles son psychisme est réceptif. Il est contraint d'essayer de faire siennes non seulement les influences qui l'aident à se construire mentalement, mais aussi celles qui contrarient, parfois gravement -jusqu'à la maladie mentale-, son développement. Pour qu'une influence transgénérationnelle aide un enfant, il faut que les parents -ou ceux qui en tiennent lieu- aient pu un tant soit peu « digérer » l'ensemble de leurs expériences de vie. Ce n'est pas le cas lorsque les parents ont été traumatisés par des expériences douloureuses et parfois honteuses, donnant alors lieu à d'oppressants secrets de famille. Pesant d'un poids important et durable sur la capacité à sentir, à penser et à agir de ces personnes, ces traumatismes créent des influences transgénérationnelles marquées du sceau de la contradiction, qui n'aident donc pas l'enfant à développer et à nommer de manière adéquate ses propres émotions et pensées. Tel parent sera perpétuellement accablé sans dire un mot de son effondrement affectif. Tel autre réagira par de la colère lorsque certains mots seront prononcés par l'enfant ou par une autre personne. Tel autre imposera à son enfant de ne pas le juger et de ne pas exprimer certaines émotions, comme rire ou pleurer. Voilà quelques exemples de distorsion dans la communication parent-enfant dont pères et mères peuvent être les auteurs sous l'influence de leurs propres drames de vie irrésolus, dont ils souhaitent avant toute chose ne pas se souvenir mais dont les effets psychopathogènes les travaillent quoi qu'ils fassent.Placé devant ce qui lui échappe dans le comportement de ses parents, l'enfant n'a pas la ressource psychique de prendre de la distance ou de faire preuve d'indifférence, d'autant plus qu'il perçoit souvent que la « bizarrerie » parentale a pour origine une souffrance secrète. En raison de l'attachement qu'il nourrit pour eux et du besoin vital qu'il a de leur amour et de leurs soins, l'enfant est, au cours de ses premières années, naturellement attentif à la santé psychique de ses parents.

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Pour dire les choses plus précisément, chaque enfant a l'espoir de guérir ses parents de leurs tourments afin de s'assurer en retour de leur amour et de leur aide indéfectible.Dans la plupart des cas, la tendance à vouloir être un enfant-thérapeute décroît avec l'âge, car l'émergence puis l'affirmation du désir sexuel poussent l'individu sur la voie de ses propres intérêts et déclenche un long travail par lequel il se détache de ses images parentales. Ayant pu tirer le meilleur de l'influence des expériences de vie de ses parents telles qu'ils les lui ont donné à penser et ressentir, il peut se détacher de l'image qu'il s'est faite d'eux et concevoir et réaliser ses propres projets.Or ce grandissement, qui va de pair avec une autonomie très progressive vis-à-vis des parents, est plus ou moins altéré lorsque l'aspiration -normale mais fondamentale- de l'enfant à comprendre et à soigner ses parents pour s'assurer de leur sollicitude et de leur affection rencontre l'influence de traumatismes psychiques sévères qui ont frappé ces derniers, et que l'enfant perçoit tant à travers les mots qu'ils mettent ou ne mettent pas autour de leur douleur qu'à travers -bien plus souvent- leurs émotions et leur comportement. La tendance à être un enfant thérapeute de ses parents est alors hyperstimulée. Elle devient pathologique et chronique. Se dressant comme autant d'énigmes effrayantes pour l'enfant, les manifestations symptomatiques des traumatismes parentaux déforment son fonctionnement psychique. De sorte qu'un enfant soumis à l'influence de drames familiaux non surmontés oeuvrera davantage à rechercher des solutions -mentales ou agies- à la souffrance de ses parents qu'à assimiler et jouir directement de ses propres expériences de vie, par exemple de jeux qu'il partage avec ses frères et sœurs et ses camarades d'âge.Dans le détail, certains enfants sont sensibilisés à l'existence d'un drame familial quand ils surprennent des bribes de confidences ou « tiquent » sur des mots que leurs parents prononcent en étant visiblement très mal à l'aise. Ils se servent alors des sonorités de ces mots -dont ils ne connaissent pas toujours le sens en raison de leur jeune âge- pour fabriquer un symptôme « parlant », qui dans tous les cas s'avère être une façon de venir en aide à leurs parents en faisant preuve d'empathie vis-à-vis de ce qui les accable. Mais quand les parents ne disent absolument rien sur ce qui les ronge, l'enfant n'a d'autre ressource que d'approcher l'événement correspondant à travers leurs émotions, leurs sensations et leurs goûts. Puis il ébauche une solution utilisant la même voie symptomatique.Cela peut conduire souvent à une prise de risques addictive, ce fut le cas d’un patient « L'homme aux cimetières », dont Pascal Hachet a présenté l'observation détaillée dans deux études. Enfant, Frédéric se sentait contraint d'essayer de soigner les dépressions de sa mère et de sa grand-mère maternelle, dues à la mort en déportation de deux grands-oncles aimés (comme il l'apprit bien plus tard, une fois adolescent), et a aidé sa mère à élever ses deux sœurs cadettes. Ce patient, âgé de 35 ans et toxicomane aux opiacés quand Pascal Hachet l’a reçu, était donc porteur d'un fantôme en première génération et en lignée maternelle. Frédéric souffrait depuis longtemps d'une phobie du contact de la peau (à laquelle il prêtait une « odeur de décomposition ») avec les endeuillées, dont il « flairait » ainsi la souffrance sur un mode sensori-affectivo-moteur. Sur la base de cette perception étrange mais au fond juste, il évitait le drame familial originaire en affichant une dissemblance d'avec les disparus : il se parfumait abondamment et travaillait dans l'industrie cosmétique. Surtout, il opérait des actes psychopathiques à visée résolutive du problème de ses ascendantes, puisqu'il ne pouvait pas s'empêcher de "dépouiller" -au sens d'agressions physiques blessantes- d'autres jeunes gens, tout comme ses grands-oncles furent "dépouillés" par les nazis (peau lésée par les coups et peut-être arrachée pour servir à la confection d'abat-jours ; c'est du moins le discours que l'on a pu tenir à la famille du patient).

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Le recours addictif de Frédéric aux opiacés -qui ont un effet sédatif et gomment artificiellement son impulsivité et son sentiment de coupure intrapsychique- a essentiellement pour but de tenter d'échapper à cette psychopathie, grave (car il pense avoir mortellement blessées deux de ses victimes) et particulièrement déroutante aux yeux de ce sujet par ailleurs intelligent et socialement bien inséré. Il a fallu trois années de psychothérapie pour que ce jeune adulte comprenne que son comportement psychopathique parfois criminel -irrépressible et source de honte a posteriori (il se comparaît à Hyde et Jekyll)- était une manière inconsciente et anachronique d'apporter une solution vengeresse à la tristesse persistante, à laquelle il fut surexposé dès l'enfance, de ses parentes endeuillées par la mort en déportation d'aïeux aimés, et surtout pour que cesse cette impulsivité psychopathique. Au terme de leurs rencontres, le travail psychothérapique sur les fondements transgénérationnels de la psychopathie incoercible par laquelle Frédéric agissait sans le savoir ce qui avait été dénié par ses ascendants avait permis de déconstruire la modalité comportementale du "travail de fantôme" correspondant.

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IV. Les concepts de la transmission transgénérationnelle.

A. La Filiation

1. Définition et présentation du concept de filiation.

Le terme de « filiation » désigne le lien de parenté unissant un enfant à son père et à sa mère.Ce lien universellement tenu pour bilatéral est soumis à des contraintes collectives régissant la reproduction biologique et la socialisation des individus. A l’existence de ce lien sont associés des attitudes affectives ; des comportements conventionnels, une reconnaissance sociale qui s’exprime dans les procédure juridiques et rituelles destinées à incorporer le nouveau-né dans la société et à établir le statut de ses parents.

Le terme de « filiation », sur le plan sémantique, peut être employé dans trois domaines. Il fait appel à un sentiment d’appartenance, à une lignée qui peut appartenir au champ de la parenté, des institutions et des pensées. La filiation fait intervenir la notion de structure dans laquelle des liens verticaux et horizontaux s’établissent. Les structures de la parenté sur le plan familial, des institutions sur le plan social et des pensées sur le plan linguistique construisent des liens qui peuvent avoir un caractère de similarité et interagir les uns sur les autres par analogie dans la dynamique psychique.Lorsqu’un enfant naît dans une famille, ses parents reconnaissent tout d’abord son sexe. Le fait de prononcer « c’est un garçon » ou « c’est une fille » et de lui donner un nom et un prénom le propulse instantanément dans l’ordre du langage. Lorsque l’enfant n’occupe pas de place dans le réseau langagier familial, le contenant que procure la filiation fait défaut et inscrit le sujet dans un vice de structuration psychique. Dans notre société occidentale, le père et la mère sont tous les deux nécessaires à l’équilibre psychique de leur enfant car ils incarnent chacun de façon complémentaire le principe d’opposition. Etre le fils de tel père ou de telle mère revient à faire état du passage du lien biologique au lien institué à travers la reconnaissance par le groupe social de ce lien. La mère est sur le versant de la réalité biologique et le père est sur celui du juridique qui fonde le social en le structurant.La filiation fait intervenir le concept de destinée, elle s’inscrit dans le mythe familial.

Pour Belmedjoub, Duval et Mazet, la filiation se comprend comme « (…) un processus par lequel un individu se reconnaît comme appartenant à une lignée et peut donc se situer par rapport à celle-ci, par rapport à ses ascendants, dans un réseau de parenté »

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2. Le concept de filiation narcissique et de filiation instituée : J. Guyotat.

Jean Guyotat analyse le lien de filiation selon deux axes : une dimension instituée d’une part et une dimension narcissique ou imaginaire d’autre part. Ainsi, la première appartiendrait au registre symbolique, transmise par l’institution, il s’agirait de la filiation légitimée par la société. Elle se compose d’instituant et d’institué, de sorte que le premier se structure à partir du second (mariages, naissances, décès, etc.).La filiation narcissique, quant à elle, serait une construction imaginaire concernant la filiation du sujet, élaborée par lui-même ou par sa famille. Il s’agit alors d’une transmission sous forme d’un mythe familial, lequel se rapporte à une série de croyances crées et partagées par tous les membres d'un groupe familial. Jean Guyotat précise que le mythe familial n’a pour lui qu’un but, celui de perpétuer une structure qui permet à l’ensemble de la famille de rester relié à un ancêtre mythique, source de l’énergie du groupe. Cette construction dynamique est, pour lui, une façon de ne former, avec les autres membres de la famille, qu’un seul corps assimilable au modèle de la filiation narcissique. Il favorise, par ailleurs, l’inversion des générations et le phénomène de parentification.Jean Guyotat parle d’un « appareil généalogique de filiation » dans lequel le lien de filiation narcissique transmettrait des « objets imaginaires ».Pour comprendre ces phénomènes de transmissions entre générations, l’auteur distingue deux dimensions. En premier lieu, la transmission instituée est consciente et concerne les représentations de mots, les éléments culturels, etc., et les processus mis en œuvre seraient principalement l’identification et l’introjection. La seconde forme de transmission est dite « naturelle » par Jean Guyotat, et se subdiviserait en une transmission biologique, génétique, et une transmission de « corps-à-corps » qui est inconsciente et concerne les représentations par exemple, le mécanisme principalement décrit étant l’identification projective.Les fantasmes de transmission se construisent à partir de la dimension narcissique, imaginaire du lien de filiation. Ces fantasmes de filiation auraient principalement, pour Jean Guyotat, une fonction défensive contre les événements traumatiques qui consistera à ressaisir « l’organisation des liens institués, les places des sujets dans la filiation et dans les générations, pour les rendre intégrables, assimilables, symbolisables »Mais Freud avait évoqué très tôt dans « Naissance de la psychanalyse », cette filiation narcissique, formation imaginaire qui permet à l’enfant de réduire la tension due aux désirs oedipiens frustrés en reconstruisant un « roman familial » plus prestigieux. Ce roman familial peut se définir comme un « mouvement fantasmatique comportant une sorte de désidentification aux parents et la construction d’une identité nouvelle qui se marquerait par la rêverie d’un nouvel état civil ».

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B. Concepts psychanalytiques.

1. Les concepts Freudiens.

a. La transmission chez Freud.

Les principaux concepts utilisés pour traiter du problème de la transmission transgénérationnelle ont été découverts et élaborés par Freud ou dérivent de ses travaux. Les deux questions suivantes délimitent le champ de ses recherches sur la transmission : « dans quelle mesure convient-il de tenir compte de la continuité psychique dans la vie des générations successives ? De quels moyens une génération se sert-elle pour transmettre ses états psychiques à la génération suivante ? »Freud constate alors que si rien ne se transmettait sur le plan psychique entre les générations, il serait alors nécessaire que chacun recommence l’apprentissage de ce qui constitue les acquis psychiques de ses ancêtres. Toute évolution de la société serait alors rendue impossible par ce mécanisme. Ces acquis n’étant pas d’ordre biologique, ils ne peuvent être portés par un support génétique tel que les travaux de Lamarck le postulaient. Ils doivent donc transiter par l’intermédiaire d’un autre support comme la culture ou la tradition. Freud essaie de démontrer que l’inconscient est le lieu de construction de la subjectivité de l’être et qu’il se constitue à partir de l’héritage des acquis du groupe, dans les phénomènes d’intersubjectivité auxquels il est soumis dès sa naissance. Les formes et les processus de la réalité psychique s’édifient donc sur les interactions entre les sujets et sur les liens intersubjectifs qui s’élaborent à partir de ces interactions. D’après Legendre, ce serait l’acte de transmettre lui-même et non son contenu qui fonderait la transmission. Kaës a relevé chez Freud le fait que le contenu de la transmission serait essentiellement constitué par la négativité, c'est-à-dire par la faille, le manque et ce qui n’est pas advenu, l’absence d’inscription et de représentation. Le travail clinique qui permettrait la réémergence de ce négatif chez le sujet est rendu difficile en raison de l’existence d’un contrat familial reposant sur ce dernier, qui fait fonction de lien pour les autres membres du groupe et assure sa cohésion. La transmission du négatif donne naissance à une formation, qui appartient à la fois à la structure inconsciente du sujet et au processus psychique présent dans l’intersubjectivité. Le sujet accueille cette négativité car elle le rend indispensable à l’économie relationnelle familiale.

Le travail de Freud sur la transmission a tout d’abord porté sur la transmissibilité par voie psychique des névroses, puis sur la transmission inconsciente par identification à l’objet ou au fantasme du désir de l’autre, sur l’imitation et la contagion psychique entre les sujets, sur les modalités intrapsychiques de la transmission des pensées du rêve et enfin sur la transmission du tabou, de la faute et de la culpabilité.L’assomption de l’être à la subjectivité est précédée par un espace originaire de l’intersubjectivité constitué par le groupe familial. En effet, dans son champ, chacun de ses membres doit se soumettre à une loi constitutive et les relations entre eux sont structurées par des rapports de différence et de complémentarité. Cet espace originaire est la condition de la mise en place dans l’inconscient des formations intersubjectives primaires, qui sont constituées par les étayages réciproques, les investissements narcissiques et les exigences de séparation. Elles autorisent la création d’un espace et de liens psychiques entre les objets qui s’y trouvent, objets source d’identification pour le sujet. Dans cet espace, les interdits fondamentaux sont énoncés et les prédispositions signifiantes nécessaires au sujet pour son activité de représentation sont initiées.

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Dans Totem et Tabou, Freud affirme que l’héritage archaïque provient du ça et que bien des contenus psychiques, tels que le symbolique, proviennent de la transmission héréditaire (répétition des mêmes prototypes de relations d’objet, d’identifications, de scénarii fantasmatiques entre générations). Dans l’analyse de Dora, il montre que la névrose de cette dernière est la conséquence d’une transmission par voie psychique et qu’elle s’est constituée comme sujet « au point de nouage des conflits sexuels inconscients dans la chaîne de la génération ». (Kaës)Freud développe également le concept du narcissisme et inscrit le sujet dans un assujettissement à la chaîne des générations, comme maillon de transmission assurant la continuité de la vie psychique héritée de ses ancêtres. Une dernière hypothèse de Freud, sur laquelle Bion et Aulagnier ont travaillé, est l’existence dans la structure psychique de l’homme d’un appareil à interpréter les mouvements affectifs de ses semblables. La mère joue ce rôle dans les premières relations qu’elle entretient avec son enfant, puis celui-ci introjecte cette fonction qui devient une partie active de son inconscient. L’enfant se trouve donc doté d’un appareil qui lui permet d’interpréter le monde à travers la perception qu’en avait sa mère. Les nécessités qu’il a de se singulariser et de perpétuer la chaîne des générations coexistent dans son psychisme.Sur le plan narcissique, Freud note que les parents projettent sur leur enfant, sous le masque de l’amour qu’ils lui portent, leur narcissisme et sa tendance la plus opposée à la réalité : l’immortalité de leur Moi. L’enfant est donc porteur de la « perception de sa mère » et du narcissisme de ses parents et il doit advenir comme sujet singulier en intégrant ces transmissions.

Le mécanisme principal de la transmission est donc, comme nous l’avons évoqué précédemment, l’identification, qui installe dans le Moi l’objet perdu et finalement produit une altération du Moi qui constitue le Surmoi. Freud écrit que l’établissement du Surmoi peut être considéré comme un cas d’identification réussie avec l’instance parentale, et comme l’héritier légitime et naturel du complexe d’Oedipe. Porteur de la tradition, le Surmoi apparaît comme le véritable agent de la transmission culturelle dans un processus inter ou transgénérationnel.

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b. L’identification et l’introjection.

« Grâce au transgénérationnel, des concepts anciens ont été autrement ou mieux définis : l’identification, le déni, le négatif, l’impensable, l’irreprésentable, le Surmoi, le symbolique, le sentiment inconscient de culpabilité » (Eiguer). Ces concepts reviennent régulièrement dans les textes des cliniciens qui essayent d’expliquer les mécanismes de la transmission transgénérationnelle.Nous définirons tout d’abord le processus psychologique de l’identification à l’aide du « Vocabulaire de la psychanalyse ». C’est le processus « par lequel un sujet assimile un aspect, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement sur le modèle de celui-ci ». (Laplanche et Pontalis). On distingue une identification, dite secondaire, consécutive à la structuration du psychisme du sujet, opérée par le complexe d’Œdipe, et une identification primaire qui « serait la forme la plus originaire du lien affectif à l’objet ». Pour terminer nous dirons que l’identification peut se faire à des objets complets (personnes) ou à des objets partiels (traits d’une personne). Elle se construit à partir des introjections et situe le sujet dans la structure oedipienne. En fait, le concept d’identification n’a de sens que mis en rapport avec l’environnement du sujet, établissant ainsi un lien entre l’individu et le groupe.C’est par le mécanisme d’identification que d’une part, l’enfant prend conscience du monde qui l’environne par un mouvement d’aller-retour entre dedans et dehors, et d’autre part, que le Moi de l’enfant se constitue.Les identifications se poursuivent tout au long de la vie et participent donc à l’évolution et la croissance de la personne.

D’autres variantes du concept d’identification se trouvent dans l’œuvre de M.Klein et d’A.Ciccone comme l’identification projective et introjective. L’identification projective se rapporte à un mécanisme qui fait intervenir la capacité qu’a le sujet de fabriquer des fantasmes dans lesquels il introduit sa propre personne ou une partie de celle-ci dans l’objet pour lui nuire ou le contrôler. Elle a donc comme buts de communiquer à l’objet des états affectifs ou des émotions, d’évacuer un contenu mental perturbant ou de pénétrer dans l’objet pour le contrôler, le dégrader ou emprunter son identité. Notons que l'identification vient dans un deuxième temps : le sujet projette d'abord des parties de lui dans l'autre et s'identifie ensuite à elles. Ainsi, l'objet est perçu avec des caractéristiques de soi projetées dans cet objet.Leur ré-introjection par identification contribue à former le réseau des objets partiels internes.

Le concept d’introjection, et par conséquent d’identification introjective, a été défini par Ferenczi, comme un mécanisme psychique, qui conduit le sujet à étendre ses propres « intérêts primitivement auto-érotiques » aux objets du monde extérieur à son corps et à les inclure dans son Moi. Ce phénomène a pour résultante de dériver l’auto-érotisme narcissique primitif du corps du sujet vers un Moi élargit au monde extérieur et à sa réalité. Cette proposition a pour conséquence logique le fait qu’un sujet ne peut aimer que lui-même, les objets extérieurs ne parvenant à ce statut d’objets aimés que lorsqu’ils sont introjectés. L’introjection met l’objet dans une position de médiateur vis-à-vis des pulsions de l’inconscient et les transforme en désir et en fantasmes de désir. Tisseron précise que toute introjection nécessite une médiation par un tiers qui l’accepte, la reconnaisse et la valide car les processus de symbolisation sont à l’œuvre entre les individus et non dans la psyché.

Pour Pérel Wilgowicz, les répercussions psychiques de la Shoah chez les rescapés des camps de la mort et chez leurs descendants engagent une interrogation sur les identifications.

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L’auteur souligne à propos des « échos de la Shoah » recueillis chez des survivants ou des descendants de déportés disparus qu’ « au cours de notre écoute dans le cadre de la cure, notre travail interprétatif est fréquemment sollicité sur le double registre de l’histoire psychique individuelle de nos patients, et des répercussions du génocide en tant qu’atteinte individuelle et collective identitaire ».

La notion d’identité.Il n’y a pas une mais plusieurs identifications. Elles renvoient à l’identité plus ou moins complexe du Moi et de la personne. Cette identité se construit dans un travail continuel où s’équilibrent les objets réels, les imagos, les objets internes, les diverses instances. Le niveau et le mécanisme d’identification se manifestent à travers les fantaisies conscientes, les rêves, les fantasmes, les symptômes, les défenses, tout comme dans les différents modes d’activité. L’identité renvoie à l’identité individuelle, personnelle, du sujet humain. Relative à la conception que chaque société élabore de l’identité humaine, ethnique et culturelle, l’identité personnelle résulte de l’expérience propre à un sujet de se sentir exister et reconnu par autrui en tant qu’être singulier mais identique, dans sa réalité physique, psychique et sociale.L’identité sociale résulte d’un processus d’attribution, d’intervention et de positionnement dans l’environnement ; elle est structurée par des références identificatoires liées aux expériences partagées avec d’autres acteurs qui actualisent, selon la place des individus, une attribution et une estimation des images de soi, variables selon les groupes d’appartenance.

La constitution de l’identité utilise des réseaux d’affects et de représentations qui, au-delà des conflits et des identifications classiques, impliquent les drames vécus par les générations précédentes.C’est à partir de la Shoah que les descendants construisent leur « identité juive ». Celle-ci est donc amplement complexifiée. En effet, à la transmission transgénérationnelle d’une identité vient s’ajouter le paramètre historique et incommensurable du génocide qui, selon les circonstances, viendra prendre toute la place. L’accès à l’identité sera alors associé à la constitution ou à la transmission d’un traumatisme. (Pérel Wilgowicz) (Exemple genre bouquin de poulette!!!)

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c. Les fantasmes originaires.

Ce sont des organisateurs de la vie fantasmatique. Pour Freud, leur universalité provient du fait qu’ils constitueraient un patrimoine transmis phylogénétiquement. Il postule que les fantasmes originaires seraient des vestiges phylogénétiques de réalités vécues aux temps originaires de la famille humaine. Cette assertion implique qu’une mutation a transformé des faits réels en réalités psychique et que l’espèce humaine avait, à partir de cette expérience de la réalité, reconnu la nécessité de les conserver dans sa structure psychique. En raison de cette nécessité, ils seraient l’objet depuis cette époque de transmissions transgénérationnelles dans les filiations humaine. Les fantasmes originaires, comme leur nom l’indique, se rapportent tous aux origines. La question de l’origine est à telle point importante que l’abandon ou l’ignorance de ses origines donc de sa filiation conduit le sujet à un sentiment d’exclusion sociale, de marginalité, d’infériorité et provoque un malaise qui le suit toute sa vie. (Soulé)A travers les fantasmes originaires, l’enfant investigue l’histoire familiale et fantasme sur ses parents mais aussi sur ses grands-parents dont l’histoire est valorisée par ses propres parents. Les fantasmes recouvrent donc un processus d’identification du sujet à ses parents et à ses grands-parents (Mijolla).

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2. Les autres concepts psychanalytiques de la transmission.

a. Le fantasme de renversement de l’ordre des générations : Jones.

Dans ce type de fantasme l’enfant imagine que sa position hiérarchique est inversée dans l’ordre des générations par rapport à ses parents. Autrement dit, il devient le père ou la mère de ses parents. Il se retrouve alors, de façon imaginaire, à la place du grand-père ou de la grand-mère en fonction de son sexe. Il existe un équivalent de ce fantasme dans la tradition, que l’on retrouve dans plusieurs cultures, qui consiste à donner au petits-enfants le prénom de leur grand-père ou de leur grand-mère. Cette coutume se rattache, sur le plan religieux, à la croyance de la migration des âmes. Le refus de la disparition totale des personnes aimées est à la source de ce comportement traditionnel.Par ce fantasme de renversement, l’enfant satisfait deux pulsions, la pulsion d’amour et celle de haine. La première pulsion trouverait sa satisfaction dans un équivalent de la pulsion parentale maternelle, qui se manifeste dans le désir de soigner les parents qu’il aime. La seconde viendrait quant à elle satisfaire la haine que l’enfant ressent à l’égard de l’un, de l’autre ou de ses deux parents. Elle lui permet de les mettre dans une position infantile où il pourra exercer sa puissance, éventuellement vengeresse, sur eux.Une conséquence de ce type de fantasme se retrouve dans le fait que l’appétence de l’enfant, qu’il révèle, pour une identification à son grand-père ou à sa grand-mère, et favorisée par les affects particuliers que le parent du sexe opposé au sien éprouve à son égard. Il n’est pas rare qu’en donnant le prénom du grand-père ou de la grand-mère à son bébé, le parent cherche ainsi à faire revivre son père ou sa mère. Il agit alors, consciemment ou inconsciemment, de façon à renforcer chez son enfant les traits de caractères, les comportements, les attitudes, qu’avait son parent. C’est d’après Jones, une façon incontestable, sur le plan social, de favoriser la transmission des traditions.

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b. Le télescopage des générations : Faimberg.

Ce concept a été développé par H.Faimberg, dans le cadre psychanalytique, pour tenter d’expliquer certaines spécificités, qui apparaissent au cours de la cure, en rapport avec les identifications des patients. Les questions que se posait alors l’analyste étaient : « comment un patient peut-il être concerné par une histoire qui appartient à un autre ? Comment expliquer la transmission d’une histoire qui n’appartient pas à la vie du patient, mais qui apparaît comme constitutive de sa structure psychique ? ».Ces questions et le comportement de ces patients sur le divan conduisent Faimberg à donner forme à son concept de « télescopage des générations » de la façon suivante : la cure révèle dans le discours du patient des « identifications muettes ou inaudibles ». Elles apparaissent à un moment clé du transfert et sont repérées à travers une histoire secrète du patient. Ces identifications font lien entre les générations et l’objet de l’identification transmet des éléments fondamentaux de son histoire interne, histoire dans laquelle il s’est structuré dans l’interaction avec son propre objet. Il y a par ailleurs une cause à cette identification et elle condense en elle-même une histoire, entre l’objet de l’identification et son propre objet d’identification, qui n’appartient pas à la génération du patient. C’est cette condensation sur trois générations (patient, parents et grands-parents) que l’auteur appelle télescopage des générations.Les fondements, qui permettent de comprendre comment les idéaux narcissiques des parents peuvent influencer la relation d’objet de leur enfant, se trouvent dans la théorie du narcissisme de Freud. Le sujet structure son inconscient à partir de ces premières relations d’objet, qui viennent constituer les fondations de son psychisme. Dans cette dynamique intersubjective, l’autre (la mère) est à l’origine de la construction narcissique du sujet. C’est la mère (l’objet) qui permet à l’enfant de se percevoir en tant que sujet. Or, il arrive que l’enfant soit vécu par la mère narcissique comme un Moi auxiliaire. Freud explique dans « pulsions et destin des pulsions » que lorsque l’objet provoque du déplaisir, il est considéré par le moi comme un non-moi, il est alors haï et expulsé. A contrario, lorsqu’il est à l’origine de plaisir, il est reconnu comme appartenant au Moi, il est donc introjecté. L’enfant, jouant ce rôle d’objet pour la mère, est alors traité de façon identique (identification projective de M.Klein). L’enfant va donc construire son Moi narcissique à partir de identifications projectives de sa mère. Une partie, clivée de son psychisme, sera donc aliénée et perçue comme étrangère car elle appartient à une autre. La partie haïe projetée dans l’enfant est aussi ce que la mère hait en elle. Il résulte de cette constatation que cette partie constitutive de la mère et de l’enfant viendra structurer chez ce dernier une identité négative puisqu’elle sera constituée de ce qui est rejeté de l’histoire de la mère. Cette forme d’identification produit un effet de circularité du temps car le sujet est constamment renvoyé à une histoire du passé qui ne lui appartient pas.Nous constatons dans cette dynamique intersubjective que l’enfant devient vital pour ses parents dans la mesure où il leur permet d’expulser en lui ce qu’ils n’acceptent pas en eux.

Nous savons que les enfants ont des difficultés à appréhender leurs parents comme ayant existé avant leur naissance. Mais c’est précisément le rôle des récits familiaux que d’aider l’enfant à historiser son histoire familiale. Ces récits sont normalement associés à des photos, des objets, documents, des lieux, des amis…Toute trace de souvenirs a été détruit, les familles issues de la Shoah sont privées d’histoire et de documents (seules quelques photos ou documents ont parfois été récupérés auprès d’un membre de la famille qui aurait émigré avant la guerre).(cf exemple du 2eme bouquin sur le fait qu’elle voit la shoah comme point d’origine de l’histoire+exemples de familles où on n’a pas de représentation du passé)

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« Le rapt de cet « ayant été » qui fait imploser l’ « être » des rescapés, le déni d’existence qui les hypothèque constitue alors l’arrière fond implicite sur quoi la famille expatriés élève inconsciemment son enfant, un manque à être qui se transmet à lui en sentiment de dette scellant sa filiation ». (Exemples sur le sentiment de dette)« Tout enfant de ces exilés, évadés de la mort, saura reconnaître dans l’empiétement de sa famille endeuillée et mutilante ce sein qui, mélancolique ou non, « fait » sans jamais « être ».Les traces de la terreur et de l’agrippement au même pendant la persécution de tous, traces inscrites dans l’inconscient groupal et encryptées en lui, le disqualifient dès lors pour l’affrontement psychique et culturel de l’altérité, car celle-ci requiert un soubassement narcissique né préalablement d’un partage avec les parents de leur « être » en sécurité et de leur « être » en sécurité et de leur « ayant été » quelque part chez eux ».(Altounian J. « Clinique de l’exil »)

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c. L’empiètement imagoïque : Ciccone.

Un concept proche de celui de Faimberg a été développé par A.Ciccone sous le nom « d’empiètement imagoïque ». Ce terme « désigne le processus par lequel une imago parentale (un objet psychique du parent) s’impose ou est imposée comme objet d’identification de l’enfant (l’enfant est identifié comme réincarnation de l’imago) et comme objet d’identification pour l’enfant (l’enfant doit s’identifier à l’imago) ». Il s’agit en fait d’une identification projective mutuelle. Dans ce processus, le sujet (la mère) projette un fantasme, en rapport avec une imago parentale, sur l’objet « réceptacle » (l’enfant) et le manipule pour qu’il se conduise en adéquation avec le fantasme. Ciccone précise que : « cette identification forcé de l’enfant à un ancêtre, cette « capture identificatoire »est réalisée par un trop d’empiètement de représentations parentales sur l’espace psychique de l’enfant, empiètement selon un modèle tactile de la contagion, de la contamination ». Il s’agit d’une mesure défensive du parent pour lutter contre les angoisses catastrophiques, dépressives, persécutoires et les blessures narcissiques. Pour la mère, l’empiètement imagoïque permet d’inscrire l’enfant dans une filiation narcissique. La plupart des cliniciens, qui ont étudié la transmission, s’accordent à penser qu’elle met en œuvre des objets, des processus, des fantasmes, l’ensemble d’une situation, son sens, parfois moins encore comme un détail élevé au rang de signifiant ou de symbole. Elle se fait dans l’infra-verbal, plus dans la manière de dire les choses que dans le contenu du discours. En effet, comme l’auteur le précise « le langage possède ses propres limites de représentabilité, il y a toujours une aire d’intimité émotionnelle que rien ne saurait communiquer ».c’est pourtant cette aire d’intimité émotionnelle qui est le vecteur de la transmission et qui autorise l’implantation dans le psychisme du sujet d’un objet qui va l’agir. Toutefois, le sens de son action va échapper au sujet en raison de la nature irreprésentable de l’objet qui est à son origine.

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d. Les images psychiques entre les générations : Tisseron

Là où Ciccone perçoit la transmission d’une imago par la mère, Tisseron y voit une « visée cognitive pré imageante ». Celle-ci se constitue à partir de communications parentales qui transitent par la voie sensori-affectivo-motrice, le canal vocal ou le canal verbal. Elle est alimentée par la vie libidinale de la mère, par un traumatisme non introjecté ou par des secrets familiaux. Tisseron relève différents modes d’influence du parent en direction de l’enfant qui permettent la naissance et l’inscription d’images dans le psychisme :-les influences sensori-affectivo-motrices des comportements, émotions et éprouvés.-le langage versant vocal, les plaisanteries familiales, les mythes, les légendes.-le langage versant verbal (signification des mots), les lapsus par exemple.-les images matérielles ou les objets fétichisés.

C’est la symbiose mère-bébé qui permet la construction d’un cadre qui accèdera à la mise en place de représentations. Un certain nombre de problèmes peuvent perturber cette structuration du psychisme de l’enfant par les parents. Ils peuvent ainsi présenter à leur enfant des contenus affectifs séparés de leurs souvenirs. Le ou les traumatismes rendent la communication impossible avec le parent qui en a été victime et provoque chez son enfant un investissement affectif du champ concerné par ce trauma. Un clivage parental entraîne une distorsion de la communication parentale qui nécessite une adaptation de l’enfant. Ces conditions agissent sur ses fantasmes car ils se constituent à partir de ses désirs inconscients et des traces psychiques familiales. Il est à noter que les évocations verbales des parents peuvent révéler partiellement à leur enfant le champ investi affectivement et négativement du traumatisme. Ce type de relation entraîne le parent et l’enfant dans une sorte de folie à deux.L’impossibilité pour un sujet d’introjecter un objet traumatique proviendrait d’après Freud du fait que certaines expériences vécues par ce dernier produisent des conflits intrapsychiques entre les désirs liés aux pulsions et les interdits liés au Surmoi. Par ailleurs, le désir de comprendre et de savoir du sujet peut entrer en conflit avec les interdits que son entourage impose à sa tentative de compréhension. Ce sont ces conflits intrapsychiques et intersubjectifs qui interdisent le travail psychique et l’introjection qui déterminent le champ d’investissement inconscient du sujet. Il existe deux conditions relationnelles mère-enfant pour que la transmission pathologique s’exécute. Il faut qu’il y ait eu un « point d’appui sensori-affectivo-moteur » qui ait été lié aux situations vécues affectivement et émotionnellement par l’enfant et/ou qu’il y ait eu une « évocation énigmatique », par un parent, de scènes que l’enfant soit amené à imaginer à partir de ses expériences vécues.

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e. Les héritages psychiques : Nachin

Nachin rappelle tout d’abord une constatation de N.Abraham selon laquelle le Ça de l’enfant est lié à l’imago maternelle et que le Surmoi est lié au tiers social (le père) et généalogique. Il considère que les phénomènes intergénérationnels ne peuvent exister que dans trois conjonctures qui sont : le clivage du moi, la perturbation de la relation mère-enfant lors d’un deuil et l’existence des fantômes psychiques d’ordre transgénérationnel. Il rejoint en cela la plupart des cliniciens qui ont travaillé dans ce champ. Pour lui, les bébés ont absolument besoin de s’attacher à leur mère, pour une raison vitale de survie, et lorsqu’ils ne reçoivent pas l’amour dont ils ont besoin, ils tentent alors de soigner leur parent. Pour cela, ils peuvent s’identifier à l’objet d’amour dont leur parent n’a pu faire le deuil ou éviter les champs qui le font souffrir ou encore rechercher tout élément propre à l’apaiser. Ils peuvent aussi reprendre la culpabilité ou la honte de l’adulte et surtout peuvent avoir peur d’endommager une mère trop aimée en la quittant.Nachin considère qu’il y a trois types de représentation d’objet qui peuvent faire l’objet de transmission. La première représentation est celle de l’objet bienveillant qui réclame la fidélité oedipienne, la seconde est celle d’objet idéalisé qui exige des compensations et crée un sentiment de dette et la troisième est celle des fantômes qui créent des blancs, des sentiments de vide irreprésentable.

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3. Les vecteurs de la transmission

a. Les fantasmes.

Alain de Mijolla a développé un concept généalogique qu’il a appelé « fantasme d’identification inconscient ».Il existe d’après lui, au sein de l’univers familial, un « fond fantasmatique commun », à mettre en rapport avec l’origine infantile inconsciente de chacun des deux parents. Ces derniers se sont rencontrés et unis, guidés en cela par des motivations psychiques inconscientes puissantes, issues des identifications primaires qui les ont structurés. Ce réservoir de fantasmes dans lequel baignent leurs enfants agit sur eux à leur insu et les guide dans leur propre activité fantasmatique, principalement dans la construction de leur roman familial. C’est à partir de la pulsion d’investigation, que l’enfant développe lorsqu’il est confronté au mystère de ses origines, que naissent les fantasmes originaires. Lorsque l’enfant pose des questions à ses parents sur ses origines, leurs réponses évasives ou l’absence de réponse le conduisent à leur retirer sa confiance, ce qui produit un phénomène de séparation/individuation, la naissance de fantasmes d’identification et l’élaboration d’un roman familial. Ce dernier est le produit de la pulsion d’investigation appliqué à ses parents et à leurs origines, c'est-à-dire à leur filiation. Tous les secrets et non-dits familiaux y sont incorporés car l’enfant les perçoit inconsciemment dans ses relations avec ses parents. Nous trouvons dans la littérature clinique de nombreux ouvrages dans lesquels les auteurs ont comme A. de Mijolla, essayé d’intégrer les fantasmes de toute nature dans le phénomène de la transmission psychique des parents à leurs enfants. Le bébé qui naît confronte la mère à la réalité et cette dernière vient parfois perturber les différentes représentations qu’elle avait de son enfant avant sa naissance. En effet, pendant sa grossesse, la mère avait plusieurs représentations de son enfant que Lebovici répertorie sous quatre dénominations. Ainsi, la mère a dans son psychisme la représentation de l’enfant « imaginaire » qui intervient dans la fixation du mandat transgénérationnel à travers le choix du prénom, qui cache souvent un secret de famille. Elle possède également celle de l’enfant « fantasmatique » héritée de la période oedipienne où la mère souhaite un enfant de son père. La relation qu’elle entretenait avec ce dernier peut alors retentir sur sa relation avec son enfant. Elle réactive de toute façon la culpabilité de la fille (devenue mère) à l’égard de sa propre mère. Elle a aussi celle de l’enfant « mythique » qui introduit la dimension culturelle dans les soins maternels. Pour finir, elle a l’enfant « narcissique » qui prend sa source dans la représentation de soi, elle-même héritée des soins maternels reçus dans son enfance. Cette représentation témoigne de la continuité du vécu corporel et psychique de la mère. Ces différentes représentations, qui ont structuré l’investissement de la mère sur son futur bébé, font très largement appel au vécu fantasmatique de cette dernière dans son enfance et dans ses relations avec ses parents. Nous constatons alors, comme le dit Lebovici que : « le mandat transgénérationnel dont le bébé a à supporter la charge puise ses origines dans les interactions fantasmatiques basées sur le désir de grossesse et de maternité et du processus de parentalisation où il joue un rôle essentiel. »

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b. Le traumatisme.

Le traumatisme est l’un des opérateurs de la transmission. Dans ce champ, sa définition ne correspond pas tout à fait à celle que nous trouvons couramment sous la rubrique « syndrome post-traumatique » du DSM IV. C’est du traumatisme du parent dont il est question et il y a nécessité à définir comment il est constitué et quelle est son action, un peu plus précisément, dans le mécanisme de la transmission. Nous nous reposerons dans ce travail sur la description qu’en font les cliniciens qui ont étudié la transmission inter ou transgénérationnelle. Plus un évènement nouveau est brutal et douloureux, plus il change le sujet et plus il est perceptible à ses enfants. S’il n’est pas parlé, il donne naissance à de l’angoisse et à des fantasmes. L’absence de paroles donne le sentiment à l’enfant d’être exclu de sa famille ou qu’il est responsable de la souffrance des parents ou de son exclusion. Nous percevons là qu’un traumatisme subi par les parents se transmet quasiment instantanément à leurs enfants, qu’ils le veuillent ou non (Tisseron).Un évènement traumatique implique une faillite des pare-excitations, c'est-à-dire une faillite de la symbolisation. La transmission d’un évènement traumatique est brutale, sans transformation. Elle fait vivre au sujet une expérience brutale de l’altérité qui se manifeste par un sentiment d’étrangeté, qui est dû à l’absence de transitionnalité. La représentation de choses n’est donc pas ou peu transformée par la représentation de mots, elle reste en deçà du langage. Ce sont les paroles brutales ou l’absence violente de paroles qui ont un effet traumatique sur la psyché de l’enfant. La brutalité de la transmission intensifie le traumatisme lui même pour en aggraver les effets.La transmission brutale des objets non transformés les impose au Moi sous une forme inassimilable. La transmission est donc traumatique lorsque l’objet (transmis) s’impose dans son altérité.

Guyotat, quant à lui, considère qu’il y a trois types de marqueurs qui font de la filiation et qui peuvent être traumatiques. Il y a les marqueurs corporels, comme les anomalies congénitales, les marqueurs évènementiels, comme la mort d’un enfant ou d’un parent, et enfin les marqueurs de configuration familial, comme le fait d’être le dernier enfant ou l’aîné.Le traumatisme produit des réactions affectives psychocorporelles chez la mère qui, quand elles sont reçues par l’enfant en bas âge, ne peuvent être métabolisées, élaborées par lui et s’inscrivent comme des traces sans sens, c'est-à-dire avec une absence de représentations. En partant de cette explication du processus traumatique, Cornut reprend le concept descriptif d’agonie primitive de Winnicott et l’explique en disant qu’elle serait due à un traumatisme que l’enfant, étant trop jeune, n’aurait pu élaborer. Tisseron décrit un mécanisme similaire lorsqu’il dit que : « lorsqu’une génération a partiellement ou imparfaitement symbolisé un évènement qui lui est advenu, c’est à la génération suivante qu’incombe cette tâche. Le problème est qu’elle n’a pas à faire à cet évènement mais à ses traces lacunaires dans le fonctionnement et le discours de la génération précédente. » Le sujet ne s’identifie pas alors à l’inconnu (secret) de son parent, mais, comme dans le concept de « crypte », au parent tout entier qui contient en lui cet inconnu.Le traumatisme a cela de particulier qu’il fait parfois place à de l’impensé, du non-élaboré. Lorsqu’une douleur psychique survient, caractérisant le traumatisme, l’une des méthodes de défense du sujet consiste à la déplacer dans un autre objet extérieur. Ainsi, par exemple, l’impossibilité pour une personne de développer une pathologie dépressive va induire dans la génération suivante une fixation sur le terrain dépressif. Les deuils non faits ou le traumatisme non élaboré peuvent se transmettre sous forme de mythes familiaux, de noyaux actifs dans les familles, sous forme de souvenirs, d’évènements ou d’images idéalisées qui vont attirer la vie émotionnelle et fantasmatique familiale.

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Le processus s’apparente alors à une compulsion de répétition ayant une fonction d’anti-mémoire. Ce n’est donc pas le traumatisme qui engendre le mécanisme de transmission, c’est le négatif qui l’accompagne, ce qui échoue, manque dans la métabolisation psychique, ce qui n’est jamais arrivé, n’est pas représenté, n’est pas représentable. (Nicole Corigliano)

René Kaës parle de pacte « dénégatif », c’est à dire un pacte commun et inconscient qui permet de renvoyer au destin du refoulement, de la dénégation, du déni, du désaveu, du rejet, tout ce qui pourrait mettre en péril la fonction de l’idéal de l’ensemble. Pour R.Kaës, le groupe famille est à la fois un lieu de répétition du traumatisme mais aussi un lieu où il peut s’élaborer. Le groupe famille est une « formidable caisse de résonance » à la fois « source et scène d’excitations », mais aussi porteur de « remarquables potentialités perlaboratives de crise ».Pour se constituer et se maintenir, tout groupement s’appuie sur une série de contrats narcissiques et de pactes dénégatifs, autrement dit d’alliances inconscientes chargées d’assurer la permanence du groupe famille et de maintenir le lien entre ceux qui le forment, notamment en garantissant le refoulement d’un certain nombre de choses « dont il ne sera pas question » parce qu’elles menacent l’intégrité groupale.D’après René Kaës, le pacte dénégatif, « accord inconscient sur l’inconscient », est scellé entre les membres d’un groupe familial pour « que le lien s’organise et se maintienne dans sa complémentarité d’intérêt, pour que soit assuré la continuité des investissements et des bénéfices liés à la subsistance de la fonction des idéaux ». Cet accord, qui porte essentiellement sur le refoulement, ne doit pourtant pas empêcher le travail de transformation qui s’opère au sein du groupe famille.Si le groupe famille parvient à se constituer et à se maintenir en formation intermédiaire souple, il assure sa fonction d’espace de rencontre entre l’intra psychique et l’inter psychique grâce au travail psychique qui s’y effectue.Par le plaisir de penser ensemble s’accomplit la transformation de la « partie immémorée, impensée, non refoulée du sujet » qui est à la base de tout travail de mémoire. C’est ainsi que le groupe famille peut être considéré comme « un des lieux de constitution de la mémoire ».Si au contraire, face à des situations de crise, le groupe famille s’organise sur le mode du pacte dénégatif, il devient alors un appareil de non-transformation dans lequel prédomine la pensée idéologique, défense contre le changement catastrophique. Il se fige dans une position défensive archaïque où l’on retrouve des mécanismes comme le clivage, le déni et l’idéalisation. Après un premier temps plus ou moins long de fonctionnement fusionnel idéalisé, on constate une impossibilité pour les membres du groupe famille à se différencier : toute nouvelle tâche qui exigerait une telle capacité menace l’intégrité du groupe famille, qui se referme de plus en plus autour des personnes ou des idéologies qui, de médiatrices, deviennent interdictrices.Les deux issues possibles sont la dissolution du groupe famille existant par désaffection ou l’éclatement violent à la suite d’une ou plusieurs crises. Chaque crise de ce type, considérée comme une catastrophe à éviter, va être l’occasion d’une restructuration de type défensif, qui renforce encore les mécanismes de défense précités. Les alliances inconscientes, défenses contre le travail de deuil, interdisent alors toute modification et appropriation des contenus évoqués; faisant ainsi du groupe famille tout entier et de ses membres un monument destiné à éviter le retour de l’effraction traumatique.Le groupe famille devient le lieu de la répétition traumatique dont il devrait être le dépositaire. Il échoue alors dans sa fonction intermédiaire de liaison pour devenir le lieu d’une répétition compulsive du traumatisme.

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c. La crypte et le fantôme : Abraham et Torok. A REVOIR

La société, quelle qu’elle soit, a depuis fort longtemps vécu avec une création des vivants que l’on appelle fantôme, esprit, spectre, apparition et d’autres termes encore dans d’autres cultures. Cette création repose sur l’idée que chaque être a une vie après la mort et que dans certaines circonstances, généralement lorsqu’il a été lésé ou que sa mort recouvre un secret, il peut revenir hanter les vivants qui sont liés à lui d’une façon ou d’une autre. La psychanalyse nous permet désormais de donner corps à cette croyance empirique mais en y incluant une différence qui réside dans le fait que ce sont les lacunes laissées en nous par les êtres aimés qui reviennent nous hanter. Un deuil manqué s’encrypte chez le mélancolique et se manifeste par un fantôme chez le descendant. Il est le révélateur d’un fait inavouable enterré dans l’objet. Tel le refoulé, il fait retour de façon compulsive, à l’insu du sujet, et donne naissance à des entités imaginaires qui se démarquent du fantasme en ce qu’elles n’annoncent ni défenses, ni remaniement de sa topique. La principale défense, soulignons le, qui se manifeste dans le travail thérapeutique émane non du sujet mais de l’étranger qui le hante. Elle est acharnée car elle protège un secret familial inavouable qui peut nuire à la figure parentale (moi idéal) introjectée. Chez le parent a eu lieu une blessure narcissique qu’il a encryptée. Certains mots, en rapport avec ce traumatisme, coupent dans son discours le lien qu’ils ont avec leur racine libidinale, ils témoignent d’un indicible qui est repéré inconsciemment par l’enfant. C’est dans cette dynamique de la communication qu’il franchit le seuil des générations. Le contenu indicible, mais hautement libidinalisé et narcissisé, de la crypte (mots, phrases, affects) reste toujours actif comme les choses refoulées ou déniées. En constituant une crypte, le sujet cherche à éviter que la honte entache l’idéal du moi. Il agit ainsi pour garantir son narcissisme, mais ses actions inconscientes le conduisent à s’identifier à l’objet constituant l’idéal du moi pour tenter de le réparer.Le fantôme que le thérapeute perçoit chez son patient provient de la crypte de sa mère. Cette crypte abritant l’objet aimé de la mère, ce phénomène implique bien trois générations, la grand-mère maternelle, la mère et l’enfant. Le fantôme c’est l’inconscient maternel présent dans la parole du sujet.

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d. Le prénom.

Le prénom fonde l’altérité du sujet tandis que le nom l’inscrit dans une filiation. Parfois, le désir d’individualiser l’enfant par un prénom original cède le pas devant les impératifs de la filiation. Le prénom peut être porteur d’une représentation, d’une transmission, d’une destinée, qui va venir s’inscrire dans le psychisme du porteur et qui va induire chez lui une identité à laquelle il va se conformer inconsciemment ou contre laquelle il va lutter toute sa vie.Lorsque le prénom est celui du grand-père maternel par exemple, la mère de l’enfant va, à chaque interaction avec son fils, inconsciemment lui demander de se conformer à l’identité de son père (à elle). La charge affective que va receler ce prénom va « teinter » la dimension relationnelle entre le porteur et son entourage. Le prénom représente le sujet, il vient s’inscrire sur le plan symbolique comme fondement et comme refuge de l’identité du sujet, mais aussi comme écho du discours de l’autre.« Le nom n’est pas un simple attribut de l’être, il est l’essence même de l’être, ainsi qu’en témoignent tant les croyances magiques, qui évoquent la possession de l’être à travers la possession de son nom » (Flavigny). Le nom humanise l’enfant, le fait naître à la vie humaine. Il le fait résider au dehors de lui-même, dans le langage. Avec le nom, l’être naît dans le champ de l’institution sociale (Legendre). Le nom détermine un champ équivalent au processus psychique de l’identification qu’il soutient. Ce champ peut être décrit comme un processus intermédiaire entre le dehors (champ social et familial) et le dedans (instances psychiques), il agit sur le plan symbolique comme transformateur des affects, des représentations et des pulsions.

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C. Les concepts systémiques.

a. Les systèmes familiaux.

Le sujet dans son développement est à la fois soumis à une influence temporelle et à l’influence d’un certain nombre de milieux qui s’emboîtent les uns dans les autres et qui s’influencent mutuellement. Ainsi, comme le dit B.Prieur, « chacun de nous n’est qu’un maillon dans une longue chaîne de transmission datant du début de l’humanité », « nous appartenons à une nation, à une culture professionnelle, sociale, religieuse ». Rey l’exprime d’une autre façon en disant que la mémoire familiale s’organise autour d’un axe vertical entre les générations et d’un axe horizontal qui relie la microculture familiale à l’écosystème socioculturel. Prieur constate par ailleurs que le lien intergénérationnel débute par un don. Le don initial est celui de la vie. Il est à l’origine d’une dette que le sujet doit reconnaître. C’est à cette condition qu’il accède à la subjectivité car en le reconnaissant, il a accès à l’altérité. La reconnaissance de la réception du don et sa transmission inscrit le sujet dans une continuité symbolique. Le don est ce qui fait lien. Cette vision des choses crée d’emblée une dynamique entre les générations que nous retrouvons au sein de la famille, puisqu’elles s’y côtoient. Dès lors, cette dynamique agit sur l’enfant qui dès son plus jeune âge, structure son psychisme selon deux dimensions, une dimension intergroupale (parents/enfants) dont la caractéristique est d’être actuelle et une dimension générationnelle qui s’inscrit dans l’histoire familiale, dans les transmissions entre générations. L’enfant reçoit de ses ascendants un héritage intergénérationnel (fantasmes, imagos, identifications, etc.…) qui lui permet de construire son roman familial névrotique et un héritage transgénérationnel (traumatismes, non-dits, deuils non-faits) non élaboré et transmis tel quel, sans appropriation possible (André-Fustier, Aubertel).L’histoire familiale véhicule une certaine idéologie qui permet au sujet naissant de se socialiser dans les interactions avec les membres de sa famille. L’idéologie familiale a les fonctions suivantes : une fonction identificatoire (image de la famille empreinte d’idéal, inscrite dans une histoire), une fonction organisatrice (rôles, places et statuts), une fonction de contenance (délimite un dedans/refuge et un dehors), une fonction défensive (prévalence des mécanismes de défense familiaux VS individuels) et une fonction de représentation (traduction familiale de la réalité).La famille est formée d’un réseau de parenté d’au moins trois générations existant à la fois dans le temps et résultant d’une évolution à travers le temps. Les interactions familiales et les relations ont tendance à être identiques, suivant un modèle, et à se répéter. La famille forme un système dans lequel les fonctionnements physiques, sociaux et émotionnels sont profondément interdépendants. Le système est en équilibre (homéostasie) par rapport à un contexte et un moment donné, y compris lorsque symptômes et problèmes apparaissent. Ses membres ont un comportement d’adaptation dynamique les uns par rapport aux autres dans les différents niveaux du système, biologique, intrapsychique et interpersonnel. Les comportements familiaux entraînent une signification émotionnelle et normative ultérieure en relation à la fois avec le contexte socio-culturel et le contexte historique de la famille.Chacun des membres de la famille est donc influencé par la structure présente de la famille. Celle-ci reproduirait le modèle des générations précédentes et une influence transgénérationnelle non négligeable se révèlerait et agirait sur ses membres. Il arrive parfois que des connaissances soient partagées par tous les membres de la famille sur la famille actuelle ou sur les ascendants. Toutefois, malgré le fait que chacun ait connaissance de secrets ou de non-dits et que chacun sache que les autres savent la même chose, tous se comportent comme si personne ne savait et ce comportement produit un effet pathogène (Mugnier).

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La répétition des patterns familiaux dans le cadre de la transmission multi générationnelle est un concept élaboré par Bowen. Son hypothèse traduit le fait, que les modèles relationnels des générations précédentes fournissent des modèles implicites pour le fonctionnement familial de la génération suivante. Un double flux d’anxiété, horizontal pour les relations intrafamiliales et vertical pour les relations intergénérationnelles est présent dans toutes les familles qui ont des problèmes (Carter). Les différents évènements qui se révèlent dans une famille et qui semblent coïncider sont interprétés comme connectés entre eux de façon systémique. Ils sont par ailleurs rattachés aux moments particuliers que sont les phases cruciales du parcours du cycle de vie de l’histoire familiale. C’est lors d’un changement nécessitant une restructuration relationnelle de la famille que les symptômes apparaissent. Les patterns transmis par les générations précédentes limitent le champ des possibilités d’adaptation aux nouvelles conditions de vie requises par les nouvelles données sociales ou familiales. Le système oscille entre les patterns de rupture et les patterns de fusion et se rigidifie en fonction de sa fermeture aux influences extérieures. La famille est un microcosme dans lequel chaque personne est en relation avec les autres. A l’intérieur de ce groupe les interactions sont régulées par l’homéostasie du système. C’est dans cette structure autorégulée que Bowen conceptualise le phénomène de l’onde de choc émotive. Il explique ainsi que la dépendance émotive, qui lie chaque individu de la famille aux autres, est responsable d’une onde de choc émotive qui touche chacun intensément lorsqu’un des membres du groupe s’absente. Cette absence pouvant être un départ ou la mort, elle prive le groupe d’un élément et l’oblige à redéfinir les relations affectives qui sont à la base de son homéostasie. La dépendance émotive est toutefois déniée en raison de la fusion émotive qu’elle sous-tend. Les effets dans la famille de cette dépendance émotive modélisée dans le paradigme systémique, trouve son parallèle dans les concepts psychanalytiques du deuil et de la mélancolie qui traitent de la perte d’objet pour le sujet.

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b. Le mythe familial.

Le mythe dans la famille apparaît comme l’élément organisateur, le totem, le signifiant familial. C’est un ensemble de croyances sur les qualités supposées du groupe. Ces croyances règlent les comportements et les interactions entre ses différents membres. Le mythe familial peut être menacé par les éléments qui se singularisent trop, soit par un comportement singulier, soit par un particularisme isolant lié à un contexte social ou politique. Il peut être aussi menacé par les éléments qui peuvent le banaliser. Il faut effectivement que le groupe préserve sa différence. Ainsi que nous le fait remarquer R. Neuberger, sur le plan social ce qui fait ciment, pour la famille, est aussi attaqué : « le mythe familial est donc menacé sur deux fronts : soit par une marginalisation du groupe isolé en raison de ses particularismes qui le mettent en danger, soit par le risque inverse, celui de « perdre son âme », ses spécificités, se perdre dans la masse confuse de la société ».Dans le groupe familial, la transmission c’est avant tout la transmission de l’oubli, de ce dont il ne faut pas se souvenir afin de soutenir, maintenir le mythe d’une famille. Le mythe se nourrit donc du secret, du non-dit, de l’indicible.Il faut pour entrer dans n’importe quel groupe se soumettre à un rituel, une façon de payer de sa personne, pour obtenir la reconnaissance de son appartenance. La famille est un des rares groupes pour qui le désir d’appartenance de ses membres est présupposé. Il convient ici de ne pas confondre inscription légale et appartenance au groupe car : « dès la naissance, et parfois même avant, il sera attribué à l’enfant des qualités, des particularismes qui le lient au groupe, des signes physiques ou psychiques qui lui sont allégués et qui le rendent familier, qui lui confèrent des avantages, des devoirs liés à son appartenance. »(Neuberger)Lorsque les parents insistent sur l’origine ethnique des enfants, ils empêchent la greffe mythique, le processus imaginaire qui fait entrer l’enfant dans son appartenance familiale, qui le situe dans une filiation. Ce processus de filiation mythique peut conduire l’enfant dans une situation de double lien où sa filiation biologique viendra s’opposer à sa filiation mythique. Il faut donc que les parents aient comme priorité que la greffe mythique « prenne », car seule celle-ci pourra donner un sentiment de sécurité à un enfant et l’établir dans son sentiment d’appartenance.

c. La transmission transgénérationnelle et l’ethnopsychiatrie.

Dans une société, l’importance de la filiation pour la constitution du sujet ne peut être remise en question. En effet, une société ne perdure qu’à travers l’existence du lien social. Ce dernier se constitue dans l’alliance et la reconnaissance, c'est-à-dire à partir de l’identification de critères consensuels et de règles d’échange.

La famille joue son rôle dans la transmission de la filiation mais elle n’est pas la seule à intervenir dans ce champ. Le contenant culturel joue aussi un rôle dans la transmission transgénérationnelle du traumatisme.

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Ις. Transmission transgénérationnelle du traumatisme de la Shoah. A REVOIR

A. Le traumatisme de la Shoah.

La question que se posent sans cesse les survivants de la Shoah c’est « pourquoi suis-je encore vivant, pourquoi moi ? »Certains ressentent comme un « mal-être d’avoir survécu » redoublé d’un sentiment de culpabilité : « qu’ai-je fait pour être encore en vie ? ».A cela vient s’ajouter une certaine culpabilité, celle de ne pas avoir dit au revoir. Aucun adieu à ses parents, à sa femme ou son mari, à ses enfants aux êtres chers, aucun au revoir n’a pu être dit.

Le traumatisme de la Shoah touche au principe même de la filiation. A ce propos, P. Legendre, énonce le fait que le nazisme a porté atteinte à ce principe :« Il s’est agi de penser l’idée de filiation sur des bases légales nouvelles, non pas pour les juifs appelés à disparaître, mais pour l’Humanité nouvelle débarrassée des juifs ».« L’extermination consistait, dans son principe, à tuer des fils en tant que fils, les fils de ces fils et, comme disait la tradition juridique européenne issue de l’Antiquité latine, les fils de l’un et l’autre sexe, indistinctement donc hommes, femmes, enfants, tous ceux qui font lignée ». La Shoah pourrait donc être définie comme une catastrophe de la filiation. En effet, les nazis ont voulu anéantir simultanément trois générations, indispensables à la constitution de toute filiation afin de permettre que chacun puisse se situer dans un ensemble de sujets et se reconnaissent comme ayant été engendré et capable d’engendrer.

La toute puissance destructrice nazie a porté sur l’essence même de la génération : la vie et la mort n’avait plus aucun sens.Les bourreaux, en s'octroyant un pouvoir absolu, et en déniant identité et humanité à leurs victimes, ont dépouillé les déportés de toute dignité et surtout du droit fondamental que tout être humain a sur sa vie et sa mort (vivre tant sa vie que sa mort propres). Le sujet n’a donc plus accès ni à l’origine ni à la mort, c’est la destruction d’une capacité d’historisation : « ils ont voulu éliminer jusqu’à la mémoire de leur destructivité et supprimer à jamais tout souvenir de leurs victimes »

Les nazis ont voulu détruire l’identité culturelle des juifs en interdisant le culte, la langue, en écartant les juifs des postes à responsabilité, en brûlant les livres (…) bref, en tentant d’effacer toute trace de leur existence.L’anéantissement d’une culture conduit à l’anéantissement des êtres.Pour Janine Altounian, cet anéantissement à pour objet de détruire toute filiation, et « chez les survivants éventuels, la langue et les moyens de représentation qui pourraient constituer culturellement, politiquement une réponse après-coup, susceptible de dénoncer cette visée d’anéantissement à laquelle seul le corps à survécu ».

« La génération des miraculés qui a connu les ghettos et les camps disparaît. Beaucoup de ces survivants de l’enfer nous ont déjà quitté et je n’ai moi-même sans doute plus que quelques années à vivre. (…) Repenser à ces années et à ces évènements, écrire et raconter ces jours est un effort difficile.Lequel d’entre nous peut replonger sans risque dans un passé si lourd ? Comment accepter, après être passé si difficilement de la mort à la vie, de faire le chemin inverse ?

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C’est comme si nous avions vécu à l’envers, comme si l’origine de notre existence avait été la mort et non la vie » (Klugman, ‘lettre à mon frère’)Les déportés ont donc subi une blessure narcissique, dés leur arrivée dans les camps car l’éradication des juifs était motivée par la volonté de les exterminer uniquement en fonction de ce qu’ils étaient : juifs.

B. Le « Syndrome du survivant » (Survivor Syndrom).

R.Targowla évoquera le « syndrome résiduel des camps ». Le symptôme majeur qui s’en dégage est l’asthénie.Il considère l’asthénie des déportés comme une « névrose au sens classique du terme ». Il rattache ce trouble à une forme de « neurasthénie classique », dont la seule particularité serait le lien avec la déportation.Ce syndrome est constitué par les éléments suivants :

• Une asthénie nerveuse (neurasthénie) sous un triple aspect :- Une asthénie "musculaire et motrice" (neurasthénie proprement dite) : lassitude générale, paradoxale, fatigabilité générale touchant aussi les fonctions sensorielles (visuelles, auditives).- Une asthénie psychique : troubles de mémoire, de fixation et d’évocation, oublis concernant la vie courante, troubles de l’attention et de la concentration, fatigabilité psychique.- Des troubles affectifs représentés par des symptômes dépressifs et anxieux avec aboulie, morosité, désintérêt, sentiment d’infériorité, d’impuissance, parfois souffrance morale ; intolérance "au bruit", à l’agitation, à l’animation, avec recherche d’isolement.

• Le sujet est peu enclin à se confier, à se plaindre, sauf en compagnie de camarades de camp « qui sont comme lui »Parfois, cet isolement s’accompagne d’un sentiment d’être mal compris, voire d’être objet d’indifférence.

• Des troubles sensitifs et neurovégétatifs, paresthésies et algies diverses, troubles du sommeil très fréquent, avec cauchemars et terreurs nocturnes.

• L’existence de manifestations cardiaques fonctionnelles et de troubles digestifs neurotoniques.Il existe des formes hyperémotives, coléreuses et hypocondriaques.

• Un syndrome tardif d’hypermnésie émotionnelle paroxystique, caractérisé par des crises psychomotrices avec obtusion de conscience et reviviscence de scènes dramatiques violentes vécues par le sujet.

Le DSM IV parle du “ concentration camp syndrom ” pour définir le traumatisme subi par les survivants et dresse un tableau des signes psychopathologiques et des traits de personnalité rencontrés chez un grand nombre de rescapés, qui comprend :- des sentiments intenses de peur, de terreur et d’abandon- des reviviscences de l’événement traumatique- des évitements de stimuli liés à l’événement- l’émoussement de la réactivité générale

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- une hyperactivité neurovégétative- des rêves traumatiques- des souvenirs récurrents- des périodes sensibles au moment des anniversaires- des états dissociatifs- une irritabilité particulière- une perte de la capacité de concentration- une labilité émotionnelle- une réduction de la capacité de modulation des affects- des peurs et des soucis injustifiés et excessifs- une alexithymie, c’est-à-dire un ensemble de troubles de l’affectivité et une intolérance à l’affect considéré comme traumatique en soi, qui s’étend aussi bien aux affects positifs qu’aux affects négatifs.

Toutefois, il nous faut préciser que ce syndrome ne concerne en aucun cas la totalité de cette "première génération", et qu’il ne fait pas référence à une organisation psychique particulière. Toute situation traumatique est vécue d’une manière suggestive par chacun.

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C. La transmission transgénérationnelle du traumatisme à la seconde génération. « Les enfants de survivants »

De nombreux travaux ont déjà démontré qu’il y avait transmission du traumatisme de la Shoah à la « deuxième génération ». Les recherches concernant les enfants de survivants se sont beaucoup développées au cours de ces trente dernières années. En effet, apparue dans les années soixante, la littérature concernant cette « deuxième génération » va se développer dans les pays anglo-saxons durant les années soixante-dix, et en France vers la fin des années quatre-vingt. Les publications sont majoritairement en langue anglaise et la littérature spécialisée provient essentiellement d’Israël, d’Amérique du Nord ou d’Europe du Nord. En France, le nombre de publications reste faible et apparaissent trop tardivement.

Le terme de transgénérationnel apparaît avec insistance au travers du travail avec les survivants, ou les descendants de survivants de l’Holocauste. Il y apparaît toute l’importance du secret, du non-dit, de la non-parole. Dans le cas des survivants de ce génocide, c’est la tentative de faire disparaître la situation traumatique en lui déniant une représentation. Mais ce qui a été enterré réapparaît deux ou trois générations plus tard comme fantôme qui occupe la place où l’occultation d’aspects importants de la vie de l’ancêtre a produit un « blanc » dans le psychisme du descendant. On parle alors « d’identifications aliénantes ».

Il est important de souligner la plainte récurrente des enfants de survivants quant au vécu familial, la pression parentale en général, quelle que soit sa forme d’expression, et surtout l’étouffante sensation de porter lourdement en héritage « quelque chose » qui ne leur appartient pas. Tous parlent de l’impact affectif du vécu parental sur leur propre enfance, ils se vivent comme le réceptacle fragile et unique des traumatismes parentaux.

Comme le souligne N.Zajde, en l’absence de contenant culturel approprié, les traumatismes des survivants de la Shoah et les dépressions qui en découlent sont destinées à être transmis à leurs descendants, sur le mode de la répétition. La transmission se fait sur le mode négatif ; les enfants s’approprient donc les traumatismes parentaux comme s’ils les avaient vécus eux-mêmes. Ils deviennent alors les contenants de l’histoire parentale au lieu d’en être les héritiers.

Les traumatismes ont engendré une métamorphose de l’identité : un bouleversement du fonctionnement psychique dans le sens de l’appauvrissement et de la destruction des ressources entraînant une confusion des catégories fondamentales telles que le vivant/le mort, le moi/le non-moi, le dedans/le dehors. A la différence de l’initié, le survivant n’a pas les moyens (le support culturel) de reproduire son identique culturellement déterminé, de participer à la fabrication codée d’un autre lui-même. Lorsque le survivant se « duplique », c’est son identité négative qui est retrouvée chez son enfant. Il transmet son aliénation, son sentiment d’insécurité, et non sa personnalité ethnique. Ainsi, il semble qu’en l’absence de contenant culturel, d’espace de récupération, de mobilisation des représentations prises en charge par un groupe :- l’individu est voué à être par lui-même et en lui-même garant de l’évènement traumatique- le fait traumatique perdure intact de génération en génération.

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1. La relation parent survivant-enfant de survivant et l’impact identitaire induit par la transmission transgénérationnelle du traumatisme.

Last et Hillel Klein s’interrogent sur la spécificité du lien entre les survivants et leurs enfants. Ils cherchent à saisir les particularités des modes d’éducation. Ils recueillent par des questionnaires l’évaluation que font les adolescents du comportement maternel et paternel ainsi que leur appréciation de l’importance du traumatisme parental. Pour les fils, la gravité du traumatisme du père est en corrélation négative avec sa capacité à se maîtriser et son attitude éducative. Pour les filles, les pères sont perçus comme socialement inconsistants et générateurs d’angoisse. Quant aux mères, l’importance du traumatisme est corrélée à une absence de maîtrise et de dureté de comportement.

Par ailleurs, dans sa relation avec son enfant, on constate que le survivant se défait d’une partie de son être. On peut ainsi observer deux processus logiquement liés :- la projection sur l’enfant d’une part ou d’une fonction de l’appareil psychique : tandis que le parent répète le traumatisme dans le rêve, l’enfant doit produire le « happy ending » dans la réalité, ou encore, l’enfant a pour mission le passage à l’acte de l’agressivité parentale réprimée- l’inversion des générations découle de la place à laquelle est relégué l’enfant de survivant. L’enfant, objet réparateur, devient le représentant de la projection parentale. En étant l’écran de projections clivées, l’enfant (Hitler/Messie) devient le support d’étayage à une relation anaclitique.

Exemple :Hélène est la mère de Pinkras, onze ans, en thérapie depuis un an dans un centre juif. Il est diagnostiqué « dysharmonie évolutive », présente un comportement pré-psychotique avec des moments d’interruption de la pensée et de la communication, il souffre de problèmes moteurs surtout au niveau des jambes, il a des sautes d’humeur, il est scolairement très en retard. D’après la psychiatre qui s’en occupe, Pinkras devrait être placé dans un centre pour psychotiques. En attendant, grâce à son appartenance à un milieu juif traditionnel bourgeois, il est maintenu dans une école juive où il apprend l’hébreu et parvient à faire quelques progrès.Hélène, quant à elle, souffre du silence qui règne en France sur les problèmes des survivants et de leurs enfants.Elle est née en 1948, en Belgique. Son père, Hongrois, juif religieux, est un survivant des camps où il a perdu ses parents et sa première femme. Sa mère, tchèque, a été déportée avec ses parents et une petite sœur ; elle seule a survécu. Quelques mois après sa naissance, les parents d’Hélène émigrent en Israël où la vie est extrêmement dure : « Mes parents sont passés par des souffrances atroces : il y eut les camps et puis après Israël »Quand Hélène a six ans, la famille part pour l’Amérique. A l’âge de dix-huit ans, Hélène fait un voyage en Europe où elle rencontre son futur mari, juif français orthodoxe d’origine polonaise, se marie en Israël puis vient vivre et fonder un foyer à Paris. Hélène a trois enfants, un fils de dix-sept ans qui présente à peu près les mêmes problèmes que Pinkras, et une fille de quinze ans.Hélène est en analyse depuis trois ans. Elle souffre de dépression, d’angoisse et d’anxiété, fait des cauchemars ; elle rêve qu’elle court, qu’on la poursuit et qu’on va la tuer, ou alors qu’on veut du mal à ses proches, et est massivement préoccupée par l’état de santé de ses fils.Hélène, en parlant de ses parents et des relations qu’elle a avec eux, me dresse le tableau typique du syndrome du survivant.Hélène a parlé cinq langues dès l’âge de quatre ans. Elle est passée par cinq pays et possède quatre noms : un prénom français, un prénom yiddish qui est celui de la grand-mère

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maternelle, un autre prénom yiddish dont on lui cache l’origine mais qu’elle découvre avec horreur être le prénom de la première femme de son père, et enfin un prénom hébreu qui date de l’émigration en Israël.Nous présenterons ici les moments qui nous ont semblé être les points nodaux du vécu traumatique d’Hélène. Parmi ces temps forts, il en est un qu’elle n’a pas vécu mais dont elle fait part avec une telle précision et un tel engagement qu’il peut être considéré comme incorporé par elle et déterminant dans ses représentations psychiques.- La mère d’Hélène, Perla, est sur le pas de la porte avec sa valise et s’apprête à quitter la maison familiale afin d’échapper à la persécution nazie. C’est alors que la mère de Perla (grand-mère d’Hélène) s’écrie : « Mes enfants me quittent tous les uns après les autres. » Perla pose sa valise. Elle est arrêtée et déportée vers les camps avec sa mère quelques jours plus tard.- Hélène a quatre ans et demi, en Israël, et demande à sa mère : « Et toi, où elle est ta mère ? » En colère, Perla lui répond ; « Eh bien, puisque tu veux savoir, je vais te le dire et après tu ne poseras plus de questions ! » Perla raconte et se met à pleurer sans pouvoir s’arrêter.- Hélène a sept ans lorsqu’en fouillant dans les photos elle aperçoit des portraits de son père avec une femme qu’elle ne connaît pas. Elle pose des questions qui demeurent sans réponse. On lui dit sans cesse qu’elle est trop curieuse.- Enfin, à dix-sept ans, elle apprend d’où lui vient son deuxième prénom. Aujourd’hui elle ne le supporte toujours pas.

Ces évènements marquent précisément le cadre psychique dans lequel se situent les processus d’inversion générationnelle et de confusion d’identité.Hélène porte le prénom de la grand-mère morte à laquelle Perla était profondément liée et dont elle n’a pas fait le deuil. Hélène devient par ses questions celle qui fait souffrir sa mère. On peut comprendre sa question comme : « Et toi, qui te porte ? » et la réponse de Perla, pleine d’agressivité : « C’est toi ». Cette scène est comme le miroir de celle des fausses séparations pendant la guerre.Hélène porte le nom de la première femme du père mais elle n’a pas le droit de le savoir. Ce prénom fonctionne comme une injonction paradoxale qui la préoccupe encore aujourd’hui (c’est d’ailleurs un secret que ses enfants ne doivent pas savoir). C’est le nom d’une morte autour duquel règne un mystère qui imposa à Hélène un comportement d’ignorante.Nous ne pouvons rien avancer de certain concernant la problématique oedipienne d’Hélène sans risquer de faire des interprétations abusives. Néanmoins, nous pourrions soulever des questions au sujet des implications que peuvent avoir les traumatismes massifs qui réduisent les différentes générations à une génération unique : qu’en est-il de la figuration et des résolutions oedipiennes dans un univers où grands-parents, parents et enfants sont confondus dans un maelström, où les morts ne sont pas enterrés, et où les langues, les pays et les noms sont entraînés dans un mouvement permanent ?

Bon nombre de rescapés s’accrochaient à la conviction que, contre toute évidence, les membres de leur famille disparus pendant la guerre allaient revenir. Certains les attendaient, d’autres voyaient leur retour sous les traits des enfants nés après la guerre. Dans de telles situations, notait le Dr Niederland, les enfants représentent les nouvelles versions des pères ou de mères, de proches parents ou de descendants perdu pendant l’holocauste. Par conséquent lorsqu’un enfant de survivant se trouve malade ou blessé, le parent, doit faire face à la résurgence de toutes ses réactions psychologiques, qui étaient restées refoulées jusqu’au moment de ce nouveau malheur.

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Approche psychanalytique.On a observé en général chez les survivants deux modes de fonctionnement psychique réactionnel au traumatisme ; l’un est l’état dépressif pratiquement continu, l’autre le refoulement massif et le manque d’affectivité. Il nous semble que les auteurs anglo-saxons font plus référence au fonctionnement de « clivage du moi » qu’au mécanisme de refoulement étant donné la nature des affects et leurs modes d’apparition incontrôlables (cauchemars, crises soudaines d’agressivité), le fonctionnement radicalement scindé des représentations, le blocage affectif et parallèlement, l’extrême capacité adaptative dont font preuve les survivants.Dans les deux cas, les auteurs constatent que la souffrance reste intacte, quelle que soit sa modalité d’expression. Les éléments psychiques prévalents en l’occurrence sont le deuil permanent, le sentiment continu et massif, conscient et inconscient, de la perte.Nombre de survivants qui ont su créer ou recréer une famille après la guerre dans un nouvel environnement sont décrits comme étant préoccupés perpétuellement par ces sentiments et empêchés dans les relations avec leurs enfants. Cette préoccupation constante bloque les disponibilités d’investissement libidinal, l’énergie psychique est mise au service du comportement d’adaptation ; il s’agit de se conformer aux nécessités de la vie sur le mode de la survie, et cela dans tous les domaines : sociaux aussi bien que familiaux.H. Klein note que la particularité des relations parent-enfant dans les familles de survivants débute au moment de la grossesse. La venue de l’enfant a pour fonction d’assurer la réparation et/ou l’annulation du passé.

Pendant la grossesse, les mères disent qu’elles ont perdu leur capacité à être des « bonnes mères ». Elles pensent qu’elles donneront naissance à des monstres. Sur ce point, Hillel Klein tient à distinguer les fantasmes habituels rencontrés chez les mères névrosées et ceux des mères survivantes. Il s’agit là d’une référence à un réel et d’une « intériorisation de l’image négative que leurs persécuteurs ont essayé de projeter en elles. » Très souvent, les mères parlent du sentiment qu’elles ont de ne pas avoir été disponibles affectivement, de ne pas avoir été de « bonnes mères » au cours des premiers mois, d’avoir été inhibées émotionnellement tout en ayant eu un comportement « surprotecteur » envers l’enfant motivé par des craintes permanentes à son sujet.

Kestenberg relie le retrait affectif face au nourrisson à la défense contre l’état de régression qu’impose le « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott), état qui rappelle à la mère le vécu de régression infantile lors de l’internement.L’attitude de surprotection (préoccupations extrêmes au sujet du corps de l’enfant) est rappelée constamment lors des entretiens. Ces préoccupations révèlent chez les parents et surtout chez les mères les craintes actuelles d’un nouveau danger qui, cette fois, impliquerait également leurs enfants. Les rêves traumatiques restent identiques à ceci près qu’ils incluent la nouvelle progéniture.Les auteurs font tous état de la nature symbiotique de la relation parent-enfant. Cette relation symbiotique s’étaie sur les craintes persistantes, sur la fonction réparatrice de l’enfant, mais aussi sur les implications désorganisatrices de sa venue. L’enfant peut être l’objet réparateur, mais il permet plus souvent d’annuler la mort des êtres chers, il porte par exemple le prénom d’un mort dont on n’a pu faire le deuil. Il est en quelque sorte la résurrection d’un père, d’une mère ou d’un frère. En ressuscitant ainsi un membre de la famille, il réveille simultanément les investissements affectifs et met en danger l’organisation défensive mise en place afin d’éviter la dépression.

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Il devient, par le jeu des mécanismes projectifs et de clivage, la victime à protéger, le symbole de vie, le support de projection massive de l’idéal du moi… mais aussi le bourreau qui persécute la psyché parentale du fait même qu’il l’a fait surgir de l’état « d’engourdissement psychique » dans lequel elle s’était réfugiée par mesure de survie.L’enfant, d’après Barocas et Barocas, est pour les parents un prolongement d’eux-mêmes et non un individu séparé ; ils s’attendent à ce qu’il agisse leurs propres conflits névrotiques déniés et trouvent en lui un « destinataire transférentiel de leur rage inconsciente et inexprimée ».Il semble que la venue de l’enfant place les parents dans un cadre psychique de « double- blind » puisque celui-ci d’une part leur prouve par son existence qu’ils sont en vie et qu’ils le « méritent » (ce dont ils ont besoin sans cesse d’être rassurés), et d’autre part leur rappelle leurs morts. C’est dans ce contexte contradictoire que se fige la relation symbiotique où l’expression des affects fonctionne sur le mode du « tout ou rien » : l’enfant est tantôt le dieu vivant et le poids de cette idéalisation est difficile à porter, tantôt un « petit Hitler » persécuteur.Cette contradiction dans la représentation qu’ont les parents de l’enfant se retrouve dans les attentes qu’ils ont à son égard. Ils aspirent à voir en lui celui qui assure le souvenir du passé, mais aussi celui qui rentre en contact avec le milieu extérieur, qui servira de pont entre eux et le nouveau monde.C’est dans ce cadre de répression et d’explosion simultanées des affects que la famille de survivants est décrite repliée sur elle-même ; les individus qui la forment entretiennent des relations de dépendance objectale qui rappellent le lien anaclitique ; les parents dépendent initialement des enfants dans le processus de vie par procuration.Dans ce contexte d’extrême rapprochement familial, la question se pose de la transmission du traumatisme chez les descendants de survivants.

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2. Problématiques identificatoires de la seconde génération.

Il a donc fallu que la deuxième « génération » mette en oeuvre une gamme d’identifications que les modèles classiques n’explicitaient pas suffisamment.« Des systèmes identificatoires se sont ainsi établis de manière complexe, qui ont perpétué à la génération suivante ce qui ne pouvait être dit, ce dont les parents ne pouvaient faire le deuil, le vécu persécutoire et la dynamique persécuteur/persécuté »Il y a une absence de support identificatoire et la seule possibilité d’identification est alors figée vers des objets inconnus, vers des parents qui ont été humiliés, démis de leurs fonctions parentales, de leurs symboles.

Certains facteurs tels les troubles du processus de séparation et d’individuation (un des rares facteurs à être traité de manière permanente dans les recherches) et l’impossibilité de s’épanouir suffisamment suivant ses propres droits (les enfants de survivants deviendraient eux-mêmes leur persécuteur et même leur meurtrier) ont souvent abouti à une inhibition durable de l’agressivité et une limitation du moi ainsi qu’à des difficultés à différencier suffisamment fantasme et réalité. Ces éléments ont alors nécessairement joué sur les processus identificatoires utilisés pour résoudre et surmonter ces problèmes, et leur ont donné une coloration particulière.Ce moyen de surmonter, par l’identification, l’impossibilité des parents à prendre le deuil et cette participation identificatoire à leur destin de persécution et à leurs objets perdus, comme compromis défensif, ne fait pas seulement intervenir le destin réel de ces parents, mais aussi les fantasmes des enfants, spécifiques des phases du développement, qui se sont nécessairement infiltrés et ont coloré ces identifications, les ont structurées et liées de manière conflictuelle.

P.Wilgowicz parle d’identifications vampiriques :"Cette survie d’un revenant à l’intérieur d’un être vivant, visant à éviter le travail du deuil, la perte réelle et sa cicatrisation, conserve, en quelque sorte, au mort une vie, au vivant une mort. Si l’identification est un mécanisme inhérent à ce phénomène, nous pourrions appeler identification vampirique cette manifestation qui inclut une dimension magique. Il s’agirait d’une identification anténarcissique, sur un mode foeto-placentaire de non-séparation, de nidation à l’intérieur d’une matrice où les échanges, la circulation, semblables à ceux des lacs sanguins foeto-maternels, sont en deçà du langage, en prise continue sur le corps. Nul miroir ne viendrait signifier la réalité d’un plan de séparation.Nulle image ne serait perceptible. Un seul corps réunirait affects, sensations, pensées, à l’intérieur d’une sphère magique."Les enfants sont utilisés comme tombe vivante par leurs parents qui sont eux-mêmes devenus parents morts-vivants pour ces enfants, sans parvenir à recevoir l’aide identificatoire parentale nécessaire à leur construction.« Des formes identificatoires vampiriques, branchées sur des figures de non-vie/non-mort, ou de survie continuent à opérer en silence dans la vie des hommes et des femmes de la deuxième génération, voire de la troisième génération d’après le génocide. Leur cheminement peut demeurer occulte, irreprésentable à jamais. »

Les générations d’après la Shoah ont hérité d’une "non-origine", "non-histoire" (…) mais aussi, sur le plan du psychisme, ils ont hérité d’un Surmoi bafoué, humilié, rabaissé donc discrédité : un "non-Surmoi" ou alors un Surmoi dictateur s’identifiant à l’agresseur.Héritage sans parole, sans langage et sans image. Une transmission de terreur, d’abandon et de mort.

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Le Nom-du-Père n’est plus : le développement du Surmoi et de l’interdit paternel se fait sur des bases meurtries.Les représentations inconscientes sont celles d’un père terrorisé, déshumanisé, un père livré à la tuerie ou invalidé dans sa fonction protectrice.Quant à la mère, elle a été dépossédée de toute féminité, de tout rêve.Alors, comment être le descendant d’un mort-vivant ?

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3. Psychopathologie des enfants de survivants Avec l’intention de repérer une logique causale entre le statut de survivant et la pathologie des enfants, Last et Klein, en Israël, ont tenté de cerner les constances et les liens entre la gravité du vécu des parents dans les camps et la psychopathologie de leurs enfants. Pour cela, ils utilisent des tests de socialisation, des tests de structure de caractère et des tests de santé psychique qu’ils font passer à des lycéens israéliens. Les résultats donnent plus une appréciation de la psychologie du moi des enfants : « un moindre degré d’affirmation de soi », le besoin d’être « impliqué dans la relation d’entraide », que des données de psychopathologie. Les auteurs, en conclusion, insistent sur la grande probabilité « d’un type d’évolution multi générationnel de l’impact traumatique ».H. Lichtman a étudié la communication sur la guerre au sein des familles de survivants au moyen de questionnaires et des tests. Il constate que la tendance de la mère à parler de son vécu et la fréquence de la communication à ce sujet sont liées de façon significative à la présence « de traits de personnalité négatifs » chez les enfants : anxiété, hypocondrie, faiblesse du moi, dépression, paranoïa, culpabilité liée à l’agressivité et à la sexualité. Ces traits négatifs seraient également liés, note l’auteur, à la communication des deux parents induisant la culpabilité ainsi qu’à l’apprentissage précoce et à la communication indirecte. Par contre, la tendance du père à parler de son passé et la fréquence de la communication à ce sujet seraient liées à des facteurs positifs chez les enfants. Enfin, lorsque Lichtman délimite ses résultats selon le sexe, elle constate une influence négative générale de la plupart des formes de communication sur les filles, et non sur les garçons.

Barocas et Barocas furent parmi les premiers à soulever le problème des particularités psychiques rencontrées dans la clinique des enfants de survivants. Ils s’étonnèrent de trouver chez eux les mêmes symptômes que ceux décrits chez leurs parents.Ils notent une fragilité de la relation d’objet, une grande vulnérabilité dans les situations de stress, une faiblesse du moi, des troubles momentanés des limites du moi, le sentiment intense de culpabilité, l’anxiété, la dépression, des phobies et des réactions de panique. Pour ces auteurs, la transmission des symptômes parentaux se fait dans le cadre de la relation d’objet qu’entretiennent les parents avec leurs enfants, compte tenu de la place de l’enfant au sein de la famille de survivants. Ils se réfèrent volontiers à la pensée de M. Mahler et indiquent que les enfants héritent de l’angoisse de séparation et de l’angoisse de mort des parents dans le cadre de la relation symbiotique. Ces angoisses inhibent les processus de maturation de même que l’intériorisation et le retour sur soi de l’agressivité non déchargée des parents est à l’origine de réaction dépressive grave. On peut alors dire que l’enfant de survivants est un enfant mandaté qui ne peut, au risque de réveiller gravement sa culpabilité, se soustraire à la fonction de réparation et d’annulation de deuil que lui confèrent ses parents.A ce sujet, Trossman remarque que les efforts de l’adolescent pour s’émanciper provoquent parfois des réactions inquiétantes. Le poids de la projection parentale semble alors trop fort et l’on assiste à des réactions variables, allant du simple échec scolaire à la décompensation de nature extrêmement régressive. La sexualité de l’adolescent peut elle aussi être gravement compromise dans le cadre de l’héritage traumatique.Siegel note la présence chez les enfants de survivants de fantasmes sexuels masochistes qu’il explique par le processus d’association des idées infantiles sur la sexualité avec les souffrances des camps chuchotées et cachées par les parents ; le sceau de l’interdit marque les deux domaines de représentations et les fait s’amalgamer dans le psychisme de l’enfant.Sigal et Rakoff notent le déplacement de l’agressivité des enfants de survivants sur les frères et soeurs. Ils ne peuvent exprimer l’agressivité envers leurs parents, agressivité toute naturelle

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en plus de celle projetée par les parents, à moins d’écoper d’un sentiment de culpabilité massif et d’induire leur assimilation d’eux-mêmes au bourreau nazi.Kestenberg, pour sa part, dresse un tableau métapsychologique du « complexe d’enfant de survivant », présent selon elle chez tous les enfants de cette catégorie, mais qui, à la manière du complexe d’Œdipe, ne se révèle pas toujours pathologique. Ce qui caractérise le destin des pulsions chez ces enfants, c’est l’impact constant de la menace de mort imminente qui renforce et fixe les sentiments archaïques de vide et de désarroi. A partir d’un cas clinique, Kestenberg dresse le tableau de la structuration psychique influencée par la transmission du traumatisme. Elle y repère : l’importance de l’ambivalence des affects primaires, le retour sur soi de l’agressivité, un narcissisme tantôt grandiose, tantôt réduit à néant, différents modes de relation d’objet allant du lien de nature anaclitique aux attitudes oedipiennes. Les trois instances freudiennes de l’appareil psychique sont marquées du sceau de la dualité extrême mort/vie : le ça est dominé par les pulsions sado-masochistes ; le surmoi punitif impose un idéal du moi dangereux et une omnipotence narcissique ; le moi, enfin, par un processus non pas d’identification mais de « transposition », met en scène le thème principal de la survie qui envahit toutes les fonctions adaptatives et défensives.Devant l’inaccessibilité à une théorie psychopathologique qui circonscrirait le psychisme des enfants de survivants, Prince suggère une approche psycho-historique des conséquences de la survie.Il cherche à saisir la place de l’évènement historique dans la psyché à défaut de trouver des pathologies spécifiques. La destruction, selon Prince, a produit une « symbolique » particulière qui fonde l’identité psycho-historique. Cette identité évolue et est mobilisée aux niveaux conscient et inconscient. L’appareil psychique métabolise les images historiques et produit une base de compréhension et une stratégie de survie pour le temps présent. Le statut de l’enfant de survivants doit être saisi en fonction, d’une part, de sa relation objectale narcissique et, d’autre part, de son identité psycho-historique, c'est-à-dire de ses réactions affectives et psychiques face au vécu parental.Il constate qu’il n’existe pas « d’enfants de survivants » type, mais relève une constante ; les images de destruction procurent un matériel à la fantasmatisation inconsciente et à « l’anticipation interprétative » dans l’interaction avec l’environnement. En plus des thèmes habituels rencontrés chez les enfants de survivants, Prince note que la symbolique de la destruction est telle qu’elle « engourdit » parfois la psyché tout comme la situation réelle avait produit un « engourdissement psychique » chez les parents. Cette symbolique peut également provoquer des réactions opposées et devenir alors la base d’une identité de recherche, de réaction à l’engourdissement. En tout cas, il semble que l’histoire traumatique passée influence nécessairement le psychisme ; Prince comprend cette influence dans le cadre de l’identification aux parents actuels et à l’histoire passée comme vecteur de continuité.Kestenberg note qu’une des principales visées de la cure de tels patients est de les relever de la tâche de sauveur, de les libérer du rôle de Messie.P. Wilgowicz interprète ainsi les craintes et angoisses d’abandon que vit une de ses patientes: il lui signifie que ce qu’elle ressent est une réactualisation du vécu paternel.Comme pour tous les Juifs partis en fumée, les morts trouvent leur tombe dans le corps des vivants à défaut de la trouver dans la terre.

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4. La relation au judaïsme pour les enfants de survivants de la Shoah : impact culturel et religieux induit par la transmission transgénérationnelle du traumatisme.Dans les familles de survivants, la répétition comme formalisation de la vie concerne autant le monde intérieur, intrapsychique, personnel que la représentation de la marche du monde et de l’Histoire. En cela, les familles de survivants sont typiquement juives, leur pensée reste conforme aux modèles de représentation de la vie et du destin bibliques : tout Juif, à travers la mémoire et les rituels, est amené chaque année à revivre les temps fondateurs de la Nation juive. Mais ce rappel des terribles évènements de l’Histoire juive passée est vécu en groupe alors que les réminiscences de la Shoah le sont individuellement. C’est ce qui contribue à leur conserver leur caractère traumatique de génération en génération. La Shoah, pour les Juifs est un évènement fondateur qui marque un repère fondamental à partir duquel tout Juif est contraint de se situer. Aux générations issues de l’extermination incombe la nécessité d’ériger le traumatisme historique en évènement culturel, ethnique, ritualisé. Aujourd’hui, la Shoah est en train de devenir un épisode de l’Histoire pour les Juifs du monde entier, qu’ils l’aient ou non directement vécue. La Shoah devient une « réalité historique », non plus située à un niveau purement personnel, purement biographique, mais un évènement qui dépasse le niveau individuel et qui est producteur de significations pour le peuple tout entier. La Shoah, à travers les cérémonies et les prières, est en train de prendre sa place dans la mythologie et le rituel juifs. Quand elle aura accédé à cette place, les Juifs pourront se laisser porter par elle ; ils pourront y puiser du sens et des significations et ne seront plus réduits à être ceux qui la portent, ceux qui, par leurs cauchemars et leurs frayeurs répétés, en sont les garants.

Pour un grand nombre d’enfants de survivants, le judaïsme c’est la shoah. Pas de fêtes familiales puisqu’il n’y a plus de famille, pas de transmission de rituels qui structurent l’affection et apprennent les valeurs et l’histoire du groupe, puisqu’il n’y a plus de groupe, ni d’amis d’enfance, ni d’histoires légères à raconter pour édifier l’enfant. Uniquement de la tragédie, de l’impossible à raconter.

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5. Les cauchemars des descendants de la Shoah.

Les cauchemars de Corinne a revoir« Je vous ai appelée parce que depuis que je suis toute petite on n’arrête pas de me répéter que mes parents ont vécu la guerre et que mon père a dû s’enfuir des maisons d’enfants. Je fais de terribles cauchemars et j’aimerais savoir si d’autres enfants de survivants ont des cauchemars comme les miens. Je me demande aussi si les non-Juifs font des rêves de guerre. Je me dis que c’est fou de n’avoir jamais vécu la guerre et de faire des rêves aussi précis. »Corinne est née à Paris en 1966. Elle a deux sœurs aînées et un frère cadet. Depuis toute petite, depuis qu’elle a entendu son père raconter les terribles évènements qu’il a connus pendant la guerre, Corinne n’a jamais cessé d’y penser, n’a jamais cessé d’imaginer ce qu’elle-même aurait fait si elle avait été soumise aux mêmes conditions dramatiques. En pensées, elle « revit » les scènes de terreur et de survie miraculeuse de son père ; elle a l’impression que cela est en train de lui arriver. Elle est alors saisie d’angoisse et de crampes d’estomac.Depuis toute petite, elle fait des cauchemars qui sont directement liés au vécu persécutif de la guerre. Elle ne comprend pas pourquoi, alors qu’elle a été élevée dans la bonne bourgeoisie juive en toute sécurité, elle se retrouve régulièrement assaillie la nuit par des terreurs insurmontables.« J’ai deux cauchemars en particulier. Le premier, je l’ai fait j’avais neuf ans. C’était terrifiant. C’était un rêve où tout était noir et gris, je m’en rappelle très bien. C’est l’histoire d’un homme habillé en costume gris avec un médaillon style militaire, qui faisait la collection des morts. Il parcourait toutes les maisons, car il cherchait les gens pour les ramener dans une espèce de hangar où il accrochait ses morts au mur. Comme sur des crochets de boucher. Et il venait, pour nous chercher, dans la maison de notre grand-mère. Toute la famille se cachait dans la maison.Et j’ai un autre rêve, qui revient de temps en temps. C’est aussi un rêve noir et gris : il y a des bombes qui n’arrêtent pas de tomber et on fuit, on fuit, et on ne trouve jamais de cachette ; on fuit, on fuit, c’est une espèce de fuite permanente. »Corinne pense qu’elle a dû commencer à faire ses cauchemars au moment où elle a entendu parler de la guerre. Ses parents s’expriment très peu à ce sujet et les enfants de la famille ont beaucoup de mal à les interroger, percevant d’une manière accrue leur souffrance.

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D. La transmission transgénérationnelle du traumatisme à la troisième génération. « Les petits enfants de survivants ».

Les enfants dits de la « deuxième génération » ont grandi et sont à leur tour devenu parents.Dans leur propre parentalité, ils ont à présent à supporter les résidus du traumatisme de leurs parents, résidus qui leur ont été transmis et qui souvent hypothèque la conception qu’ils ont de leur rôle de parents vis-à-vis de leurs enfants, enfants dits de la « troisième génération ».L’identification à leurs propres parents va les conduire à transmettre à leurs enfants, par projection identification projective, leurs propres positions infantiles, et l’actualisation de la thématique relationnelle de leur propre situation infantile va faire que les manoeuvres défensives qui la liaient seront remises en scène et négociées suivant une modalité identique.Mis en mémoire dans des identifications spécifiques, le destin de leurs parents est réactivé et va se perpétuer avec la "troisième génération".

Comme pour la « deuxième génération », on retrouve des difficultés et des troubles du développement chez les enfants de la « troisième génération ». En revanche, en ce qui les concerne, la spécificité réside dans le fait que c’est le conflit des grands-parents autour de leur destin de persécution qui a été déterminant.

Des processus identificatoires complexes (conscient, préconscient et inconscient) sont intervenus au cours de cette transmission du traumatisme.

Pour Janine Altounian, les descendants d’un génocide devraient passer par trois « aspects » pour se réinsérer dans une généalogie symboliquement restaurée « l’instauration après coup » :

• D’un autre espace pour le trauma• D’une médiation entre l’objet traumatisant et les générations persécutées• D’une relation triangulaire entre soi, les descendants et le monde.

Tout ceci amènera les enfants des survivants, à travers leurs souvenirs, à chercher à réparer la chaîne brisée de l’histoire familiale, culturelle et spirituelle. Raconter l’héritage de l’holocauste devient ainsi une quête de maîtrise et de rédemption, mais aussi et en même temps une manière d’assimiler et de transformer les souvenirs tragiques.

Cependant il y a un biais à cette pensée : plus on s’éloigne de l’histoire vécue, plus l’intégration de cette histoire dans la réalité est difficile et fait place au fantasme et à l’imaginaire. On ne pourra penser la Shoah que si un travail de transmission a été fait. D’ailleurs la qualité de l’organisation et de l’intégration de l’affect chez le parent survivant exerce une influence considérable sur la façon dont l’enfant assimile sa connaissance du génocide et développe la capacité de supporter et d’exprimer des émotions douloureuses.Si ce travail de transmission n’a pas été fait et que les familles détiennent encore en elles des secrets inconscients du traumatisme, l’individu de la “ troisième génération ” risque de fantasmer et d’imaginer l’histoire, voire de la sublimer, afin de retrouver une identité en recréant le roman familial. Il peut tout aussi bien refuser de parler de l’histoire familiale ou tout refouler.

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Avec la « troisième génération » apparaît donc un retour au réel, un accès éventuel à la symbolisation.Dans la transmission transgénérationelle, il n’y a pas de métabolisation psychique. L’innommable est transmis sans avoir été symbolisé, sans avoir été pensé, avec des processus de répétition de génération en génération. Cette transmission se retrouve souvent dans les familles rescapées de la Shoah.Ce qui est transmis, ce n’est pas le traumatisme mais ses effets.La construction d’une identité se révèle souvent ébranlée par l’histoire familiale et la transmission, surtout lorsque nos ancêtres ont subi un génocide, est fréquemment un acte de violence pour celui qui en hérite ou qui écoute.

Exemple : NICOLAS A REVOIR« J’ai 30 ans. Je travaille actuellement dans une banque d’affaire. Je suis célibataire mais j’envisage de me marier un jour et d’avoir des enfants.Mes quatre grands-parents sont venus de Pologne juste après la guerre. Mes grands-parents maternels sont morts, en 1983 et 1993. Les autres sont toujours vivants. Mon grand-père maternel est né en 1907 et il a fait des études de chimie en France. De retour en Pologne il s’est marié avec ma grand-mère. Ils n’ont pas connu les camps, ils ont été enfermés dans le ghetto de Varsovie.Ils se sont cachés pendant la plus grande partie de la guerre dans une cave chez des Polonais. Ils sont ensuite venus en France.Du côté de mon père, ils ont tous été déportés. Mon grand-père venait de Varsovie, ma grand-mère de Cracovie. Grand-père a vécu dans le ghetto de Varsovie, il a vu son père et sa mère se faire rafler le jour de kippour ; puis lui-même l’a été avec son frère. Ma grand-mère avait deux sœurs. Ses parents sont morts à Auschwitz, les trois sœurs ont été déportées dans trois camps différents, l’une à Auschwitz. Cette dernière fut libérée en 1944 par le roi de Suède dans le cadre de l’échange pétrole contre prisonnières. Elle a vécu jusqu’à la fin de sa vie en Suède où elle était mariée à un juif suédois. Son autre sœur a survécu elle aussi. Elle a émigré en Palestine et s’est mariée avec un Israélien. Ma grand-mère est passée dans plusieurs camps pour finir dans un camp de concentration au fin fond de la Pologne. Elle y a rencontré mon grand-père. Ils s’en sont sortis et se sont marié en mai 1945. ils sont arrivés à Paris un peu par hasard. En effet, ils ne pensaient pas qu’il leur restait de la famille hormis un cousin éloigné de ma grand-mère qui lui avait légué un hôtel en France. C’est pour cela qu’ils sont venus là bas, ici je veux dire. Ils ont tout de suite travaillé dans le textile, puis ils ont monté leur propre affaire. Ils parlaient à peine le français. Vous avez dit tout à l’heure « là bas » à la place de « ici ».Je me plaçais dans leurs « chaussures ». Comme j’ai moi-même vécu à l’étranger… Et l’histoire de votre famille avant vos grands-parents.Je ne la connais pas du tout. Les parents de ma grand-mère paternelle avaient un magasin de chaussures dans le centre de Cracovie. Le grand-père de mon grand-père paternel était rabbin. Je crois. Du côté de ma mère c’étaient des notables. D’où tenez vous ces connaissances ? Mon grand-père paternel a écrit l’an dernier un livre « lettre à mon frère », parce qu’il n’a pas complètement exorcisé la séparation d’avec son frère. Quand leurs parents ont été raflés, son frère et lui ont fait le pacte de rester toujours ensemble. Quand ils sont arrivés à Majdanek, ils ont soudoyés un Kapo avec un morceau de saucisson et celui-ci leur indiquait où travailler pour avoir un maximum de chance de rentrer le soir. Un jour, machinalement, le frère de mon grand-père a mangé ce saucisson et le garde s’est alors efforcé de se séparer. Il a envoyé mon grand-oncle travailler en dehors du camp. Un jour, mon grand-père voit un panneau où

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demande des volontaires pour aller à Auschwitz. Il ne savait pas ce qu’était Auschwitz. Il s’est dit que ça permettait de faire un voyage, de ne pas travailler, ça ne pouvait pas être pire que Majdanek. Il s’est inscrit mais son frère n’a pas pu. Il ne pouvait plus faire marche arrière, il est monté dans un train qui n’est jamais arrivé à Auschwitz mais dans un camp de travail où il a failli mourir et où il a rencontré ma grand-mère. Aviez-vous toutes ces connaissances avant ce livre ?Oui. Mes grands-parents paternels m’ont toujours expliqué d’où ils venaient mais sans émotion. J’ai d’eux l’image de gens qui ont connu une réussite professionnelle incroyable compte tenu de leur passé. Ils n’ont pas fait d’études. Ils ont toujours inculqué certains principes comme profiter de la vie. Ils ont un attachement à la vie hors du commun surtout pour des gens qui ont traversé ces épreuves. Pour moi, il y a deux types de survivants. Les uns n’ont jamais compris pourquoi ils ont survécu, l’ont très mal vécu, sont restés prisonniers de leur passé, ce qui a provoqué des suicides et des dépressions. Les autres, comme mes grands-parents, ont démarré une nouvelle vie après les camps, ont tourné la page mais sans tirer un trait de ce passé –ils ont vécu l’atrocité la plus absolue- tout en ayant des moments difficiles, des retours de souvenirs. Ils ne nous ont pas assommés dans notre jeunesse avec la déportation, ils nous en ont fait part, nous posions des questions mais ce n’était pas un sujet de conversation permanent. Mes grands-parents maternels n’ont pas traversé la même chose. Mon grand-père est mort quand j’avais 10 ans. Je n’ai pas pu aborder tout cela avec lui. Les souvenirs que j’ai de ma grand-mère sont pénibles : quand je partageais sa chambre lors des vacances, elle faisait des cauchemars et elle hurlait en Allemand car elle entendait le bruit des bottes des soldats allemand, elle pensait qu’ils venaient la chercher et elle se réveillait en sursaut. Cela m’a marqué.La première vraie confrontation à leur souvenir de déportation a eu lieu à 20 ans lors d’un voyage en Pologne, à Varsovie, Cracovie et Auschwitz à l’occasion de la commémoration des 50 ans de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Jusque là j’avais les histoires de mes grands-parents, l’image de la Pologne, les livres, les films, et quelques histoires personnelles mais rien de très précis. Dans l’avion, je lit un article sur l’insurrection du ghetto de Varsovie intitulé : »j’avais 16 ans et j’ai tout vu ». J’y lis une histoire que je ne connaissais pas et je m’aperçois que c’est mon grand-père qui est interviewé. C’est un premier choc. Le deuxième choc eu lieu à Varsovie. Le premier endroit où mon grand-père nous amène est l’endroit où on rassemblait les prisonniers pour les faire monter dans les trains. Il imagine comment son père et sa mère sont montés dans un train et il nous décrit comment lui et son frère sont montés dans un autre train. On se rend ensuite à la synagogue où on nous explique que le rabbin s’est fait tabassé par des « skinhead », que ça arrive quotidiennement. Un autre choc a été lors de notre arrivée à Cracovie. Nous visitons la ville, nous allons voir là où étaient mes arrière-grands-parents, puis nous allons à Auschwitz. Nous commençons par visiter Birkenau. Même si je pouvais imaginer les horreurs et les atrocités, être mis devant a été une énorme claque en raison du gigantisme du camp, du niveau industriel de la chose. Quand on lit, on ne se rend pas compte.Je ne pouvais pas appréhender comment mes grands-parents ont pu survivre à un tel environnement, au froid, aux brutalités. Nous arrivons au bout des rails là où il y a les ruines des chambres à gaz et des fours crématoires. Ma grand-mère me demande d’aller déposer une bougie au milieu des ruines à la mémoire de ses parents qui sont morts ici. Il y a du vent, je n’arrive pas à l’allumer, cela m’a pris une demi heure peut-être. Je m’acharne, je me dis que si elle a pu traverser 4 ans de déportation, je dois bien être capable d’allumer une bougie. C’est un travail de mémoire, il faut que j’y arrive. Je commence à pleurer, je me sens prisonnier, tout petit à cause de cette différence entre moi, 50 ans après, libre, et mes arrière-grands-parents qui eux n’avaient pas cette chance, et qui y sont restés. Après avoir allumé cette bougie je sors du camp en courant

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sur les rails sans me retourner- j’ai rarement couru aussi vite- pour exorciser ce passage difficile, pour en sortir, pour dire que nous n’y sommes pas tous resté, que personne ne peut m’empêcher de sortir.Lors de la visite d’Auschwitz I, là où il y a le musée, un autre choc. On ne se rend pas du tout compte là de ce qui a pu se passer dans ce camp. Jusqu’à ce qu’on visite les chambres à gaz. Nous visitons le bloc consacré aux juifs, et la première photo que nous voyons, prise dans le ghetto de Varsovie, montre un homme qui marche avec deux personnes. M mère dit : « c’est mon grand-père ». Pour la deuxième fois dans la journée, cela concrétise l’horreur, la rapproche. J’éprouve alors un sentiment de rage contre les allemands et les polonais, une haine féroce. Si je croisais un allemand dans la rue, de l’âge des mes grands-parents, il fallait me retenir pour ne pas lui sauter dessus. Quelles images avez-vous de vos grands parents ? Des deux côtés, ils m’inspirent une admiration sans borne, quelle que soit leur différence de personnalité. Ils ont accomplit tellement de choses à partir de rien, sans parents, sans personnes pour les guider. Ce sont des battants qui tous ont traversés des épreuves sans que rien ne les fasse craquer, qui ont refait leur vie.A quel moment commence pour vous leur histoire ? Après la guerre, quand ils commencent une nouvelle vie. J’ai du mal à imaginer leur vie pendant la guerre. Je me mets dans leurs chaussures et je me demande si j’aurais été capable de survivre de la même façon qu’ils l’ont fait. Je me suis posé cette question des centaines de fois. Je n’en suis pas certain. Cette réflexion est effrayante. Chaque fois que j’ai l’impression de ‘déconner’, je me dis : « t’es un p’tit con tu as tous les outils sans avoir rien à faire, alors qu’il n’y a pas si longtemps des gens très proches de toi n’avaient rien à bouffer, se faisaient taper dessus et on tuait leurs parents ». C’est une référence morale, mais pas écrasante, au contraire, c’est un point de repère. La guerre a marqué une cassure dans l’histoire de ma famille, la principale. Avant cette rupture ils avaient une vie assez insouciante. Les 4 familles pensaient qu’il fallait être éduqué et toujours avancer. C’est une vie assez comparable à celle que j’ai pu vivre et c’est pourquoi elle est moins intéressante pour moi et je l’ai un peu occultée. Mais je continue de m’interroger : « comment ont-ils fait pour survivre ? » Pouvait il s’appuyer sur le souvenir de ses parents ou de ses grands-parents ?J’en suis persuadé. Leurs valeurs de vie qui ont traversé la guerre et qu’ils nous ont transmises, l’honnêteté, la droiture, le respect de la parole donnée, l’éducation sont essentielles. Et ce qui a été transmis à vos parents ? L’éducation. Mes parents se sont rencontrés à la fac. Mon grand-père maternel était strict, très ordonné et austère. Il voulait que sa fille se marie avec quelqu’un d’éduqué, d’établi, juif, et de préférence ashkénaze. Il y avait toujours une trace du passé chez mes grands-parents paternels mais ils étaient tournés vers l’avenir. A chaque épreuve ils pensaient que ce n’était rien comparé à ce qu’ils avaient traversé et ils pensaient pouvoir rebondir et recommencer. Et ils ne se laissaient pas faire. Telle est leur philosophie qui m’inspire. Pendant longtemps j’ai été très fier d’être français, de l’héritage culturel, de la liberté, et ce n’étai pas contradictoire avec la fierté d’être juif. Je suis français et juif, ou juif français. J’aime les différences, ne pas être comme les autres.Nous avons un très fort sentiment de la culture et de l’identité juive, sans être religieux.Israël est ce que nous devons protéger à tout prix.C’est l’admiration pour un pays qui non seulement survit depuis 60 ans, entouré d’ennemis qui souhaitent sa destruction mais qui réussi, c’est incroyable. C’est un parallèle avec l’histoire de mes grands-parents, donc un attachement naturel.

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Il était inconcevable pour mes grands-parents de ne pas se marier entre juifs. Ils ont été éduqués ainsi et le mariage de mes parents a correspondu à ça. Je me vois assez mal marié avec une non juive.Quelles sont vos références du judaïsme.En premier lieu c’est une identité. On naît juif, c’est transmis par la mère, on ne choisi pas. C’est une vraie identité, c’est génétique. C’est aussi une culture, une façon de voir les choses, de comparer les évènements à la Shoah.C’est une différence, on n’est pas comme les autres, ce n’est pas une tare mais une fierté. Nous sommes allés à l’école laïque et nous étions fiers d’être juifs.L’histoire de vos grands-parents a-t-elle produit chez vos parents les mêmes effets que sur vous ?Cela a été beaucoup plus écrasant pour eux que pour moi. Mon frère et moi nous en avons tiré des modèles mais nos parents l’ont vécu au quotidien, pas toujours aisément, parfois comme un poids quand leurs parents traversaient des moments de détresses et qu’ils n’étaient pas en mesure de les soutenir. Pour une raison que j’ignore mes deux parents sont enfants uniques. Que souhaitez vous ajouter ? J’aimerais à la fin de ma vie me dire que j’ai eu une vie aussi accomplie que la leur. J’espère que je ne passerais pas par les mêmes épreuves qu’eux. ; ils sont pour moi des modèles de réussite, pas seulement matériel mais aussi culturel, familial, d’esprit, de réputation, d’accomplissement, de modèles de vie saine, morale.

COMMENTAIRE.

Nicolas s’interroge sur ses choix de vie, ses façons de penser, ses références identitaires, son rapport à ses grands-parents et à leur histoire. Il oscille entre des termes symétrique, points communs et différences (entre chacun de ses grands-parents, entre eux et lui, entre lui et les autres) ; identité unique ou caractéristiques communes et valeurs universelles, ruptures et continuité dans l’histoire de sa famille, proximité (à ses grands-parents et au monde dans lequel ils ont vécu) et sentiment de la distance qui les séparent d’eux. Il montre les effets qu’ont eues et ont encore sur lui la traversée de la Shoah par ses grands-parents et la rupture qu’elle a introduite dans leur histoire et dans leur monde : le risque de réduire leur histoire et leur personnalité à quelques traits et de les mettre en position de surmoi écrasants et de modèles indépassables. Ainsi il a tendance à se dévaloriser malgré sa réussite professionnelle qui est à l’image de celle de ses grands-parents. Il ne lui est pas toujours facile de mettre ne perspective l’histoire de sa famille et de situer la place qu’il y occupe. Il cherche une identité juive qui lui convienne et lui permette d’assumer à la fois la transmission reçue de ses grands-parents et les conditions du judaïsme en ce début de 21ème siècle.Il constate que ses parents sont chacun enfant unique, ce qui semble contradictoire avec le désir de ses grands-parents de transmettre la vie et de montrer que la Shoah n’a détruit ni le désir de vivre ni la confiance dans l’avenir. Est-ce par crainte de transmettre le traumatisme dont ils restent marqués ou par peur du danger qui pourrait une fois encore menacer les juifs ? Il n’en propose aucune explication. Ses grands-parents se sont efforcés d’aller vers l’avant, attentifs à ne pas montrer leur souffrance et leurs émotions.Sa grande question est celle de ses relations à ses grands-parents. Qu’aurait-il fait à leur place ? Aurait-il été capable de survivre comme ils ont survécu ? Est-il digne d’eux, peut il l’être, en a-t-il les qualités et l’époque lui donne-t-elle la possibilité de les mettre à l’épreuve pour répondre à ses questions taraudantes ? Comment trouver sa propre voie tout en restant dans la continuité de ses grands-parents, sans être infidèle à leur parcours ni indigne d’eux mais aussi sans être écrasé par leur image ? Une différence radicale et une distance

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irréductible le séparent d’eux et de ce qu’ils ont vécu. Il cherche à les atténuer en énumérant les ressemblances qui le rapprochent d’eux.Comment dépasser la rupture et retrouver une continuité de l’histoire de sa famille et donc y trouver sa juste place ? Quand Nicolas dit que ses grands-parents sont repartis de « rien », il faut en entendre toute la détresse. La rupture découle aussi de l’impensable et de l’inimaginable de la Shoah et de ce qu’ont vécu au quotidien ses grands-parents, de leur incapacité à en transmettre l’expérience, de la sienne à se l’approprier. Nicolas se doute bien que la relation de ses grands-parents avec ses parents dans le quotidien de l’enfance de ces derniers fut parfois difficile et il a compris que le traumatisme n’a pas été dépassé : cauchemars répétitifs de sa grand-mère, émotion de son grand-père à l’évocation de son frère mort dans le camp. Mais comment concilier les images d’avant sa naissance avec celles qu’il a de ses grands-parents, héros intouchables puisqu’ils ont survécu à l’extermination ? Ses lapsus montrent combien il s’identifie à eux. Ainsi, « là bas » dit qu’il reste l’étranger, que la France est toujours pour lui comme pour ses grands-parents le pays à venir. Il explique le lapsus en disant qu’il est dans leurs chaussures et cette expression qu’il réutilisera à propos de sa visite à Auschwitz évoque le magasin de chaussure de ses arrière-grands-parents. De même son expression « ne pas pouvoir faire marche arrière » s’applique à son grand-père paternel monter dans le train qui n’arrivera pas à Auschwitz autant qu’à la façon dont comme lui, il avance dans sa vie. Quand il est trop pris dans sa relation à eux, dans l’admiration et le désir de leur ressembler, il cherche une porte de sortie en pensant à la génération qui les a précédés, à ses arrière-grands-parents, ou à Israël qui a la valeur précieuse de partager avec eux certaines caractéristiques et qualités majeures : la lutte pour survivre, le courage, la résistance.

Le voyage à Auschwitz, scandé par une succession de chocs a constitué un évènement majeur de sa vie. C’est dans l’émotion qu’il découvre véritablement ce qu’ils ont vécu, que pourtant il savait. Il est émouvant pour lui, qui est à peine plus âgé que son grand-père alors de lire : « j’avais 16 ans et j’ai tout vu », quand il sait avec quelle intensité son grand-père, impuissant, a regardé ses parents se faire déportés avant de l’être lui-même avec son frère. Sur l’emplacement du ghetto, ce lieu où « il n’y a rien à voir » il mesure l’écart radical qu’il existe entre tout ce qu’il a appris et imaginé et « ce tas de pierres ». Comment faire co-exister les photos qu’il voit avec l’impensable, l’inimaginable de ce qu’ils ont vécu ? Surtout il s’est identifié intensément à sa grand-mère paternelle, jusqu’à la panique. Il se compare d’abord négativement à lui, se dit qu’il n’arrivera jamais à l’égaler, que la distance qui les sépare ne se réduira pas. Puis il est saisi de terreur quand il ressent pleinement l’enfermement qu’elle a connu et il se sent si proche d’elle qu’il coure follement pour fuir le camp. Nicolas s’efforce de concilier différences et ressemblances. Ce qu’il partage avec ses grands-parents, avec les autres juifs, avec leurs valeurs, leurs façons d’être et de penser renforcent son sentiment et sa fierté d’appartenir à un groupe valeureux. Ce qui l’en distingue limite le risque de s’enfermer dans une communauté restreinte à l’identité trop marquée par la Shoah, et facilite la liberté des relations, des processus identificatoires et de la quête identitaire. Nicolas, comme sa famille revendique une différence qui ne serait ni imposée ni dangereuse, non pour s’exclure des autres mais pour être parmi eux.Nicola cherche à ses situer dans la continuité de ses grands-parents, mais sans être aliéné à leur image. Il s’efforce de les connaître, de connaître leur histoire et leur origine, dans les ressemblances et les différences qu’ils ont entre eux, autant qu’avec les autres survivants de la Shoah. Sa difficulté est de dépasser le savoir trop vague ou le regard trop prudent qu’il a sur leur vie.Il s’appuie sur les valeurs et la culture qui lui ont été transmises, sur le sentiment d’être en partie différent des autres et étranger dans son pays.

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V. Le deuil OK

Le deuil est un état dépressif normal dans lequel tout individu peut se trouver lorsqu’il est confronté à la perte d’un objet, d’un idéal ou d’une personne aimée.Toute perte ou séparation, même s’il ne s’agit pas de la mort de quelqu’un, se termine par un deuil.Pour faire face et supporter la perte, le sujet doit effectuer un travail intérieur de séparation et de réajustement. La perte d’un objet aimé nécessite un désinvestissement progressif des liens libidinaux qui unissaient l’endeuillé au défunt, afin que le Moi puisse redevenir libre et retrouver sa capacité de réinvestissement.Pour K.Abraham, le déroulement d’un deuil normal se fait par un processus dans lequel les fonctions d’un objet externe sont reprises par sa représentation mentale, processus par lequel la relation avec un objet du dehors est remplacé par une relation avec un objet imaginé du dedans (introjection).

A. approche Freudienne du deuil.

1. le deuil normal.On ne peut échapper au travail de deuil. Dire que celui-ci est normal ne signifie pas pour autant qu’il soit un état normal : le travail de deuil se traduit en effet par un état dépressif.Le deuil normal comprend trois phases :

• L’acceptation de la réalité de la perte : « l’épreuve de réalité »Il s’agit de l’acceptation ou de la non acceptation de la réalité de la mort de l’autre. C’est une période de détresse physique et psychique, un état de choc, une impression d’irréalité. Plus rien n’a de sens. Puis s’installe une sorte de déni, celui de la mort et de cette terrible réalité. Toutefois, le deuil ne pourra s’installer que lorsque cette réalité sera acceptée. Et l’irruption des pleurs permettra le début du travail de deuil.

• Le travail de deuil : « la période dépressive »Le travail de deuil sera alors le désinvestissement libidinal de l’objet perdu. Il faut que la séparation se fasse avec chaque souvenir. Celle-ci ne pourra se faire que par l’intériorisation de l’objet perdu et de la relation objectale.Grâce à cette intériorisation, le sujet offre à l’objet perdu une « sur-vie », puisqu’il le fait vivre à l’intérieur de lui-même. De cette façon, le disparu reste parmi les vivants, puisque son souvenir est présent dans la mémoire et dans le coeur de l’endeuillé.

• La phase d’adaptation : la fin du deuilC’est la période au cours de laquelle le deuil va pouvoir se résoudre :Il va y avoir une intériorisation de l’objet perdu, un soulagement puis, des projets vont pouvoir être à nouveau envisagés.Le Moi peut donc à nouveau investir de nouveaux objets, il est redevenu « libre ».

2. Le deuil pathologique.D’un point de vue économique : « c’est une souffrance exagérée, tel que le deuil ne peut, au moins provisoirement et parfois très durablement, être enduré. ».D’un point de vue dynamique, le problème, voire l’incapacité d’accepter, d’intérioriser les désirs et les relations avec l’objet d’amour perdu. Enfin, du point de vue topique, les sujets vont opérer un clivage du Moi.Le concept du travail du fantôme dans l’inconscient, concept introduit par N. Abraham, permet de mieux apprécier les maladies du deuil. Il définit ce concept comme le "travail dans l’inconscient d’un sujet, du secret inavouable (bâtardise, inceste, criminalité …) d’un autre

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(ascendant mais aussi autre objet d’amour). Le sujet apparaît comme possédé, non pas par son propre inconscient mais par l’inconscient d’un autre."Pour certains deuils pathologiques, M. Torok et N. Abraham ont mis en évidence le fait que le clivage pouvait donner place à l’incorporation.Nous touchons là à la notion de "crypte" au sein du Moi : la personne perdue repose "vivante" à l’intérieur du sujet. Il s’agit ici de faire face à un monde fantasmatique d’incorporation qui rend tout travail de deuil impossible.

3. Le deuil des survivants, un deuil impossible.

Le deuil des survivants ne relève aucunement de la psychopathologie, il n’est pas possible de le classer dans une quelconque catégorie de deuil.Le concept de deuil et de travail de deuil énoncé par S.Freud ne s’applique pas à l’enfer des camps, à l’innommable : il est impossible de faire le deuil de ces innombrables pertes.Le processus de détachement progressif, représentation de la perte et reconnaissance de celle-ci, est totalement impossible.Les victimes elles-mêmes le disent : il n’y a pas de possibilité de représentation et de reconnaissance progressive, c’est une menace, menace d’être envahi par l’horreur et la souffrance subie.C’est la raison pour laquelle, si nous parlons de deuil des survivants, il nous faut parler d’un « deuil impossible ».« Mon père est mort d’une façon abstraite, escamotée. Nous n’avons jamais eu ni corps, ni cérémonie funéraire, ni tombe pour se recueillir. Nous avons été privés de deuil et quand on ne prend pas le deuil, on ne le quitte jamais »M. Granck tente de décrire les raisons qui pourraient rendre le travail de deuil des survivants impossible. Selon lui, c’est :« L’impuissance totale et l’inanité des ressources internes en face des horreurs de l’holocauste qui ont amené les sujets à s’accrocher désespérément à des objets externes. (…)Externaliser la douleur pouvait mettre la vie en danger, le silence devenait une nécessité vitale, or le deuil comprend normalement l’extériorisation des sentiments. (…) Mener à bien le processus de deuil exige de pardonner et d’oublier, il est impossible de pardonner. (…) Lorsque le travail de deuil est entravé, le sujet s’identifie très étroitement avec d’autres ayants subis le même sort. Il lui devient encore plus difficile alors d’accéder au deuil. (…) Les survivants, en proie au remords et à la culpabilité, ne peuvent reconnaître leur propre agressivité envers les disparus, ce qui les empêche de perlaborer leur deuil."

D’après les rites et les coutumes juives, aucun juif ne peut être enterré seul et par conséquent, aucun juif ne peut enterrer un juif tout seul.« Autour de nous, tout le monde pleurait. Quelqu’un se mit à réciter le Kaddich, la prière des morts. Je ne sais pas s’il est déjà arrivé, dans la longue histoire du peuple juif, que les hommes récitent la prière des morts sur eux-même ».

Dans ce travail de deuil, un obstacle supplémentaire se présente, celui du rite de deuil juif, la Chive’a. Ce rituel a pour objet d’aider à traverser la période de deuil et respecte des règles culturellement définies du judaïsme. Cette étape est la première et la plus intense du port du deuil. Elle correspond aux sept jours qui suivent l’enterrement du défunt.Les proches doivent alors prendre les signes du deuil tels que recouvrir les miroirs, allumer une lumière (bougie) commémorative, déchirer l’un de leurs vêtements…

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Chaque soir, un quorum de dix hommes (un Minian) se réunissent afin de réciter la prière du Kaddish, la prière des morts.Ce deuil fut impossible durant ce génocide : les morts n’ont pas eu la possibilité de mourir et la Shoah n’a pas permis le travail de deuil.Amputé de ce rituel, de cette manière de vivre la mort, le manque devient alors un poids supplémentaire qui vient étouffer tout travail de deuil réel et immédiat.

Pour P. Wilgowitz, le deuil des survivant est un deuil infini.Les descendants des survivants vont hériter des maladies de deuil.« En reprenant la chaîne généalogique de transmission du corps mort, la première génération ne peut que garder les morts en elle pour les transmettre, la deuxième génération va avoir pour tâche de les enterrer, ce qui est souvent de l’ordre de l’impossible, ce qui provoquerait pour la troisième génération le retour de la mort dans le Réel."(Piralian)

C’est l’incapacité à effectuer le travail de deuil et le désarroi qui perdure dans les relations avec la nouvelle génération

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VI.Témoignages et analyse de ces témoignages. A Revoir

David a 44 ans et est le fils d’un survivant d’Auschwitz. En ce moment il ne va pas bien, son père est gravement malade.David se plaint de ce que ses parents n’ont pas « pris la peine » de lui raconter l’histoire de la famille. Ce qu’il sait, il l’a glané à travers les rares conversations qu’il a surprises entre son père et des amis. Encore récemment, il ne parvenait pas à mémoriser le numéro d’immatriculation tatoué que son père porte sur le bras. A présent, il le connaît par coeur. Il semble lutter pour obtenir et conserver les informations qu’il saisit aujourd’hui, au moment où son père va bientôt mourir.« C’est pas des secrets au sens secrets, mais c’est des choses un peu cachées, dont on ne parle pas. Je suis pas sûr. C’est flou dans ma tête. J’ai pas posé de questions, quoi ! J’en pose maintenant et mon père trouve ça tout à fait suspect. Des fois j’oublie la réponse »David, comme la plupart des enfants de survivants, doit non seulement surmonter une certaine appréhension pour parvenir à questionner son père au sujet du passé, mais quand il obtient enfin les informations requises, il ne réussit pas à les conserver.

Le père de David compte parmi les 48 survivants des 928 déportés du convoi par lequel il fut envoyé à Auschwitz.David est le fils unique d’un père survivant d’Auschwitz, et d’une mère (morte en 1980) qui fut cachée avec une partie de sa famille dans la campagne française. Son prénom lui a été donné en souvenir du père de son père, gazé à Auschwitz, et du frère aîné de sa mère, mort dans un des camps de concentration français mis en place dès 1939. Ces camps étaient destinés à interner les individus jugés dangereux pour la Nation. Les prisonniers étaient des anciens de la guerre d’Espagne, des Allemands ayant fui le nazisme, des résistants au régime et des asociaux.Les deux parents de David sont nés dans les années 1910. Josué en Tchécoslovaquie, Hélène en Pologne. Tous deux émigrent à Paris avec leurs parents alors qu’ils sont encore très jeunes. Avant la guerre, la mère de David est déjà mariée. Son mari est arrêté et déporté à Auschwitz où il occupe la fonction de kapo, c'est-à-dire qu’il se met au service de l’autorité SS afin de bénéficier d’un régime privilégié. Après la guerre, la mère de David divorce et épouse Josué, un autre survivant d’Auschwitz.La famille paternelle est déportée en juillet 1942.David connaît depuis peu le numéro des convois par lesquels ils sont partis et leur destination, mais il ignore les dates exactes. Il ne sait pratiquement rien au sujet de la vie de son père en camp, hormis qu’il fut interné pendant quatre ans à Auschwitz-Birkenau. Je lui demande s’il sait ce que son père a vécu à Birkenau, et il me répond sur un ton simple et détaché : « je sais pas bien. Je crois savoir qu’il était chargé d’enlever les dents en or des cadavres ».David ajoute que l’unique scène précise dont il ait été tenu au courant, c’est que son père, un jour en ouvrant la bouche d’un cadavre, « a vu sortir un ver solitaire ». Il sait aussi que son père « dormait, ou faisait la sieste sur des tas de cadavres ». Pour finir, son père lui a dit qu’il avait vu son propre père se faire tuer sous ses yeux à coups de marteau, et son frère mourir en se jetant sur les fils barbelés.Alors que j’écoute David me rapporter de façon succincte et dénuée d’affects ces quelques bribes d’horreur du vécu paternel, je me surprends en train de penser : tout cela est-il vrai ? Est-ce bien réel ? N’est-il pas en train de me faire part de ses fantasmes ? Mais non, il ne s’agit pas de fantasmes, ce sont au contraire des faits terribles et affreusement banals. Quiconque veut bien s’approcher des survivants et écouter ce qu’ils peuvent nous dire sur leur

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vécu concentrationnaire, s’entendra systématiquement relater des faits qui dépassent toute imagination, qui défient les plus riches capacités fantasmatiques.Ce qui, je crois, m’a donné l’impression que ces évocations n’étaient pas réelles, c’est d’une part le ton distancé dont David use pour relater de tels faits, mais aussi la quantité minimale de faits dont il dispose. Ces représentations sont à la fois inassimilables et omniprésentes. Quand elles sont ainsi évoquées, elles prennent presque l’allure d’un délire, car elles n’ont aucune place dans le monde de la réalité. David ne peut contenir ces « clichés » d’horreur dans un récit, dans un ensemble qui les doterait d’une certaine dynamique et allégerait leur caractère de fascination. Quand de tels faits sont relatés, il n’est guère de moyen terme. Celui qui en fait part et aussi celui qui les écoute, peuvent ou bien se laisser accabler par l’émotion qu’ils suscitent, ou bien recourir au détachement le plus franc.

Quand le père de David revient d’Auschwitz, il rencontre la future mère de David qu’il connaissait déjà avant la guerre. Ils viennent s’installer en banlieue parisienne peu de temps avant la naissance de David. David est né en 1948, dans une famille qui a perdu la plupart de ses membres et qui ne conservent aucun rituel de la tradition juive. Comme beaucoup de Juifs survivants de cette époque, les parents de David travaillent très dur. De ce fait, ils placent leur fils unique en nourrice chez des voisins. A l’age de 6 ans, David revient vivre chez ses parents.David a été très lié avec ses grands-parents maternels. Il a peu connu sa grand-mère, morte quand il avait huit ans, mais garde une très forte impression de l’attachement qu’il avait pour son grand-père. « C’est la seule personne que j’ai adoré sur cette terre ». Ses grands-parents parlaient yiddish entre eux et David se souvient avoir écouté pendant des journées entières des conversations auxquelles il ne comprenait rien. Il reproche amèrement à ses parents de ne pas lui avoir transmis cette langue, et d’une façon plus générale de ne pas lui avoir procuré une culture et une identité juives plus riches, plus marquées. Il se sent exclu d’un savoir qui est resté coincé à la génération précédente. Parfois, il lui arrive d’entendre parler yiddish dans la rue et il ressent alors un pincement au cœur. David ne se souvient d’aucune fête religieuse vécue en famille.

David a fait toute sa scolarité dans les écoles et les lycées d’Etat de sa ville.« J’aimerais bien vous dire qu’est ce que c’est qu’être juif, en tout cas pour moi. J’ai très vite compris, enfin j’ai compris je crois à travers l’école, à travers des copains. J’ai pas bien su ce que c’était qu’être juif à ce moment là, mais j’ai su que c’était mal, en tout cas. Mon prénom me dérangeait énormément ; toute ma jeunesse, l’appel c’était quelque chose dont j’avais honte, parce que c’était un prénom qui marquait trop ma judaïté. Alors que maintenant je le trouve très beau. »

David se décrit comme un enfant sage, trop sage même, qui ne fait pas d’histoires. Il pense qu’il devait probablement être un peu trop soumis. Puis en 1967, à l’annonce de la guerre des Six Jours, David se précipite au Siège du FSJU pour se porter volontaire. Il veut se battre.David s’envole alors pour Israël. En fait de lutte armée, il est affecté en kibboutz au travail des champs pour remplacer les Israéliens partis au combat. Très vite, il ne dort pratiquement plus et tombe mystérieusement malade (il souffre d’une décalcification).Cet épisode de son histoire reste flou et incomplet. Mais ce qu’il dit me fait penser à ce temps tout particulier de la libération décrit par les survivants : au moment où ils peuvent enfin abandonner leur surhumaine résistance, presque tous tombent gravement malades, et une grande partie d’entre eux succombent.De retour en France, David reprend ses études. Puis il décide de se marier avec son amie, qui est tombée enceinte. Sa future femme est issue de la bourgeoisie française catholique. A ce

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mariage, les parents de David mettent une condition : s’ils ont un garçon, il faudra le circoncire. Ce qui fut fait. David pense aujourd’hui qu’il n’a fait que se soumettre à l’autorité parentale et il regrette d’avoir accepté cette circoncision. Cela peut sembler assez surprenant étant donné les revendications d’appartenance qu’il met en avant.La circoncision fut effectuée à l’hôpital par un médecin et non par un Mohel, c’est à dire sans le cadre de la cérémonie religieuse. Lui-même ne sait toujours pas quel sens donner à cet acte, et ne parvient pas à la rattacher à un processus de transmission millénaire. La circoncision de son fils ne fut pas l’occasion de sa propre inscription dans la lignée mosaïque. David, divorcé depuis quelques années déjà, se sent seul. Il ne voit pas beaucoup ses deux enfants, adolescents aujourd’hui, et ne s’entent pas très bien avec eux. D’après lui, ses enfants ne sont pas juifs. A l’idée de la mort prochaine de son père, il ne parvient pas à imaginer comment il survivra.« J’ai pas de frère, j’ai pas de sœur, j’ai plus de tante, j’ai plus d’oncle, j’ai plus de grand- parent, enfin bon, il y a pas mal de gens qui sont morts dans les camps chez nous. Donc après je serai tout seul. »

Les relations entre son père et lui n’ont jamais été satisfaisantes.David : Bon quelque part je lui en veuxNathalie Zajde : De quoi ?D : De notre rapportN Z : Qu’il ne vous ait pas raconté…D : De notre rapport…de son attitudeN Z : Comment est-il ?D : Eh bien, justement je ne comprends pas, quand on a vécu ça… Je veux dire… Quand on a vécu ça, surtout pendant quatre ans, soit on en sort dingue, soit on en sort complètement humain… ensuite, quand on fait un enfant… Après, à ce moment là, enfin quand on est sorti de là… On devrait le prénommer Béni… Je sais, il s’est rien passé avec mon père, rien, rien. Et je crois que je lui en veux beaucoup, je comprends pas, je comprends pasN Z : Vous dites qu’il ne s’est rien passé. Ça veut dire quoi « rien » ?D : Je sais pas. Je vous dis, on ne s’est jamais parlé, il ne m’a jamais parlé. Il est extrêmement dur. Il est inhumain…N Z : Comment est-il ?D : C’est un dictateur. C’est un FührerN Z : Qu’est ce qu’il fait ? Il crie, il frappe ?D : Il exige. Enfin là… oui, c’est ça, c’est la forceN Z : Il s’énerve ?D : Il s’énerveNZ : Il fait peur quand i s’énerve ?D : Une fois, oui. Il m’a fait peur, extrêmement peur ; je me suis tiré mais je crois que cela aurait pu être terrible

« Quand mon père me dit une vacherie, sa copine me dit : « C’est pas lui, c’est pas lui ! Il faut le comprendre parce qu’il a vécu ça ».Mes enfants le disent aussi. Bon, ça fait 44 ans que c’est pas lui ! Mon père m’a dit que j’étais un mauvais fils. Il est capable de me sortir absolument tout »Ces propos rappellent une expression classique dont usaient les survivants quand leurs enfants les énervaient un peu trop ou les menaçaient de leur arrogance : « N’oublie pas, je suis un déporté ». Ce qui peut être traduit par : « Etant donné ce à quoi j’ai survécu, tu devrais craindre ce dont je suis capable ».

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David, parmi tous les enfants de survivants que j’ai rencontrés, est un des rares à pouvoir ainsi reconnaître et nommer les sentiments de violence et d’agressivité présents dans le lien qu’il entretient avec son père survivant. De même qu’il est pratiquement le seul à énoncer aussi clairement son interrogation sur l’identité de son père, sur la transformation de son être profond par le passage en camp de concentration.

Il y a quelques années, David s’est inscrit pour apprendre l’hébreu. Il suit les cours avec grand intérêt malgré la grande difficulté qu’il a à apprendre la langue. C’est à ce moment là qu’a lieu la catastrophe : en mars 1985 se déroule à Paris, au cinéma Rivoli-Beaubourg, le IVe Festival International du Cinéma Juif consacré aux grands procès du XXe siècle. Le soir du 29 mars, un homme se lève dans la salle et sort du cinéma. Il vient d’y déposer une bombe. Quelques minutes plus tard, elle explose.« Et puis le 29 mars 85 j’étais au Rivoli-Beaubourg, l’attentat. J’étais dans le cinéma et j’ai vécu ça à la fois bizarrement : ça a été de la souffrance et aussi peut être, je sais pas le dire, du plaisir quelque part. Oui, il s’est passé quelque chose et moi aussi on a essayé de me tuer parce que j’étais juif. »« C’est-à-dire que je me revendique juif. J’ai été converti. Cette bombe, c’est vraiment ma conversion. Je me revendique juif et d’ailleurs, j’ai failli me le faire tatouer sur le front. Après cet attentat, je suis allé voir mon psy, et j’ai pas pu m’allonger sur le canapé, j’ai exigé qu’on soit en face à face et puis là, je me suis effondré en larmes et j’étais prêt à me faire tatouer une étoile de David sur le front ou ailleurs. »En vivant l’attentat, David se voit imposer une inscription définitive de sa judéité. Il est devenu juif selon la logique du vécu parental, celle qui charrie avec elle la persécution et le frôlement de la mort. De cette manière, il se rapproche de son père, il tente de s’affilier. Depuis l’attentat, il se rallie volontairement au génocide. Il ne cesse d’y penser et quand il y pense, il ne cesse d’exprimer son incapacité à comprendre. Il est psychiquement pétrifié face aux représentations sans fond que lui suggère le passé de son père. Comme tous les enfants de survivants confrontés à cette sidération, David doit recourir au savoir historique, au recueil des faits qui concernent non plus uniquement son père, mais l’ensemble du groupe dont son père, et logiquement lui-même, fait partie. Il associe les deux évènements, le génocide et l’attentat, et leur donne le même statut. Il les considère comme les pierres angulaires d’une identité juive inadmissible. Il est désormais en quête de « sens juif » à donner à son existence.On peut néanmoins distinguer ces deux tragédies : la première, le génocide, est historiquement situé. Elle appartient au domaine du passé, est possède un statut d’origine. Elle constitue en quelque sorte un temps de référence pour nous. La deuxième, l’attentat, est un traumatisme que David vit individuellement. La déstabilisation psychique consécutive à un tel évènement l’engage définitivement, s’il veut survivre, dans une recherche de sens, dans une quête d’affiliation. On se souvient qu’il avait déjà, à l’age de 19 ans, recherché ce même traumatisme sur un mode résolutoire, en voulant risquer sa vie pour sauver Israël, le pays des Juifs. Après l’attentat, cette inscription juive devient vitale.Le génocide, bien que connu et reconnu, n’en demeure pas moins trouble et incertain. La difficulté pour les enfants de survivants consiste à faire coïncider les êtres qui leur sont le plus proches, leurs parents, avec cette référence mythologique qu’est le génocide. Si les enfants de survivants osaient aller jusqu’au bout de leur pensée, ils reconnaîtraient leurs parents comme des êtres mythiques. Ils cesseraient alors de vouloir à tout prix leur ressembler et surtout les démasquer.Une part de ces êtres n’appartient pas au monde des simples humains, mais relève d’une autre sphère, certainement sacrée, que le simple mortel ne peut s’acharner à connaître sans risquer de se perdre. Cet « autre » parental, qui mine les enfants de survivants au point de se transformer pour nombre d’entre eux en une véritable obsession, ils ne pourront y accéder que

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sur le mode initiatique. Il leur faudra traverser une expérience traumatique logiquement liée à l’histoire passée et qui, se situera dans un cadre strict et nécessaire, un cadre initiatique pouvant occasionner une réelle renaissance. C’est ce que David pressent quand il dit qu’il a été converti.On peut comprendre ce qui s’est passé pour lui selon la logique de l’initiation : le rite initiatique a pour but de faire passer l’individu du simple stade de l’existence biologique, du simple état d’être vivant, à celui d’individu nanti d’une identité connaissable par lui-même et par son groupe. Dans le processus d’accession à cette nouvelle existence, l’individu doit passer par un temps, le temps traumatique, de complète destruction de son état antérieur. Ainsi, le sujet frôle la mort afin d’être rendu malléable pour sa nouvelle identité, afin que s’impose à lui une logique de renaissance. Ce que David a vécu dans l’attentat, c’est justement ce premier stade de l’initiation qui arrache l’individu à son existence d’avant, le laissant nu et dans la nécessité absolue d’en retrouver une nouvelle. Or, étant juif de naissance, il est voué à le devenir par culture,. Mais il ne pourra, nul ne le peut, se métamorphoser seul. Il lui faut nécessairement trouver un groupe et un initiateur. C’est en cela que l’on peut saisir son intérêt pour le groupe d’enfants de survivants de la Shoah.De la honte de sa judéité qu’il ressentait quand il était petit, et qui lui a fait vivre l’appel scolaire dans un état de gêne incontournable, David est passé au stade de la revendication.« C’est d’abord ce que j’affiche, immédiatement quand on me présente quelqu’un, je crois. Je dis d’abord que je suis juif, c’est la première chose que j’amène en général, d’une manière ou d’une autre. Mais bon, j’y connais rien à la religion, je connais rien au patrimoine culturel, j’ai jamais été élevé là-dedans. J’ai pu percevoir que le patrimoine était énorme. Mais, il est impossible qu’après le Shoah, je me revendique autrement que juif, c’est plus du tout une religion pour moi, enfin, ça serait une trahison maintenant de la cacher. »La manifestation de sa judéité s’accompagne du réveil d’une certaine agressivité.« Ce que j’ai pu constater, c’est que ça [la judéité] diffuse partout à travers ma personnalité, d’une manière complètement cachée. Et que, par exemple, j’ai horreur de la tension, j’ai horreur de la colère parce que c’est le « sale juif » qui va arriver. Je sais que je pourrais aller très loin… Je comprends pas du tout. »David a l’intuition de l’extrême violence tapie au fond de lui, en redoute l’étendue et la possible expression. En cela, il est conforme à la majorité des enfants de « migrants-survivants ». Quand ils sont amenés à revendiquer une judéité vide de socle et de représentations, ils sont alors envahis par une violence insoupçonnée et effrayante. L’identité juive, pour beaucoup d’enfants de survivants, est une identité fragile qui ne connaît de butée réelle que celle de l’antisémitisme et donc, du combat. »En intégrant le groupe crée par Nathalie Zajde d’enfants de survivants de la Shoah, David continue la démarche entreprise depuis son plus jeune âge, peut être même depuis sa naissance, et qui consiste à se rattacher à une histoire, à se fixer une identité, à se reconnaître et se faire reconnaître.

Une naissance miraculeuse : SylvieSylvie ou le sacrifice

Sylvie est la fille de Sarah, déportée d’Auschwitz et d’Henri, caché pendant la guerre et dont la mère est morte en déportation.En 1950, alors que les médecins lui avaient clairement signifié qu’elle n’aurait pas d’enfants puisqu’elle était une ancienne déportée, Sarah met au monde un fils. Onze ans plus tard, en 1961, elle accouche de Sylvie.Sylvie n’a véritablement connu que son grand-père maternel. Ses autres grands-parents meurent soit avant sa naissance (sa grand-mère paternelle en déportation), soit quand elle est

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toute petite (sa grand-mère maternelle quand elle a six mois, et son grand-père paternel quand elle a quatre ans). Elle connaît peu de choses sur la vie qu’ils menaient en Pologne. Son père est venu en France alors qu’il était encore un tout jeune enfant ; quant à sa mère, elle est née à Paris de parents polonais qui avaient immigré dans les années 1915. Des deux cotés, les familles sont traditionalistes en Pologne et abandonnent petit à petit la tradition en émigrant à Paris. Les parents de Sylvie, Sarah et Henri, n’observent aucune règle juive. Ils se rendent exceptionnellement à la synagogue pour la prière des morts, mais assistent assidûment et depuis toujours aux commémorations de la déportation. Sarah et Henri y ont systématiquement emmené leurs deux enfants, Sylvie et son frère, et leurs ont ainsi transmis une conscience accrue du génocide. Sylvie ne manque jamais une seule de ces cérémonies et se plaint de l’absence des autres enfants de survivants. Elle se sent extrêmement seule et a le sentiment que personne, à part son frère et elle, n’est véritablement concerné par la question. En réalité, Sylvie situe ses origines à partir de la guerre. N’ayant pratiquement pas connu ses grands-parents, elle se dit sans « point d’ancrage »« J’aurais bien aimé avoir de grands-parents qui me racontent comment c’était avant. En fait c’est vrai je me demande où sont mes racines. Je sais qu’elles sont en Pologne, mais où ? En fait, j’ai l’impression qu’on a été parachuté ici. »Sylvie n’a quasiment rien hérité du judaïsme au sens religieux et culturel du terme. Elle a du revendiquer une affiliation juive d’elle-même : c’est à l’âge de sept ans qu’elle décide de fréquenter la synagogue et de jeûner à Kippour. Vers l’âge de onze ans, Sylvie commence d’elle-même à fréquenter les milieux juifs et sionistes.C’est plus tard, en se mariant avec un Juif sépharade, que Sylvie parvient à mener une vie plus proche de celle qu’elle souhaitait étant enfant.Ses parents acceptent depuis cette année de l’emmener avec eux au cimetière pour se recueillir sur les tombes de ses grands-parents. En y allant, elle a ressenti une impression mêlée de mal-être et de soulagement. Sylvie exprime très clairement son besoin d’aller se recueillir sur la tombe, bien que le corps de sa grand-mère (morte à Auschwitz) n’y repose pas réellement. Bien qu’ayant ressenti un certain malaise, elle pense que cela lui est bénéfique.Mais l’appartenance au monde juif et à la religion a toujours été pour Sylvie synonyme de souffrance et même de violence. Elle a toujours pensé que s’il n’y avait pas eu la Shoah, elle aurait d’autres frères et sœurs, d’autres oncles et tantes, et se serait sentie moins seule.Quand elle se trouve en présence de gens qu’elle ne connaît pas, Sylvie s’arrange toujours pour faire savoir d’emblée qu’elle est juive : « Parce que ça m’embête à chaque fois de devoir me battre. S’ils savent que je suis juive, il y a des propos qu’ils éviteront. » A la moindre réflexion antisémite, elle réagit immédiatement. Elle a hérité de sa mère la même haine des Allemands.Sylvie : Je ne supporte pas les Allemands. Quand je vois un Allemand d’une soixantaine d’années dans la rue, je me pose toujours la question : est ce qu’il était nazi ou pas ? Qu’est ce qu’il a fait ?Nathalie Zajde : Est ce qu’il a vu ma mère, qu’est qu’il a fait à ma mère ?S : Exactement. Et ça, je ne le supporte pas. Et quand je vois un jeune, je me dis : qu’est ce qu’il pense ? Est-ce qu’il n’est pas antisémite ? Je me dis aussi : est ce que son père n’a pas été un nazi ? C’est plus fort que moi. Avec tout ce qu’on voit, avec la recrudescence des néonazis !. Je ne donnerai même pas un centime en Allemagne : jamais, jamais, jamais ! Je ne pourrais même pas y aller. Je me dis que ma mère en a trop souffert et j’aurais toujours le doute : si ce n’est pas l’enfant ce sera le petit-fils, ou la petite-fille, j’aurais toujours le doute

Tout comme la sensibilité extrême aux persécutions contre les Juifs, Sylvie pense que l’antisémitisme allemand se transmet de génération en génération, jusqu’aux petits-enfants.

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Sylvie essaie de suivre sa mère « militante » dans ses démarches. Sa lutte contre l’antisémitisme semble un combat permanent qu’elle ressent viscéralement. Mais elle est également choquée par l’attitude de certains Juifs qu’elle juge trop ostentatoire, qui affichent trop leur judaïsme. Elle se fait l’intermédiaire entre le monde juif et le monde non juif. Elle se doit de faire comprendre ; elle voudrait faire partager aux autres certaines singularités. Elle pense, par ailleurs, que ce sont ces Juifs là qui créent l’antisémitisme, qui « provoquent la haine ».Sylvie reste convaincue que tous les Juifs, voire tout le monde, devraient être concernés et même préoccupés par la Shoah. Elle a beaucoup parlé à son mari de ce qu’il s’était passé pendant la guerre. Elle a essayé de le convertir à sa cause, mais elle n’a pu y réussir. Son mari pense qu’elle est trop proche de ses parents, qu’elle est trop accaparée par l’histoire passée. Sylvie est mariée depuis de nombreuses années mais son mari et elle n’ont pu avoir d’enfants. Au moment de l’entretien, elle est sur le point de divorcer. Elle ressent une grande frustration face à l’incompréhension qu’elle perçoit chez sa belle-famille et dans son entourage en général.« Ils sont des spectateurs, alors que pour moi, tout Juif, qu’il ait eu ou non des déportés dans sa famille, doit le vivre comme un acteur. Je veux dire que c’est dans notre chair, et ça me révolte de me sentir seule à être concernée. C’est vrai, ce n’est pas moi qui ai été déportée mais je le ressens comme si c’était moi. Ça me révolte d’entendre les gens dire : « il y en a assez, on ne veut plus en entendre parler » ».Sylvie est révoltée par son sentiment de solitude. « J’ai l’impression d’être seule à m’intéresser à ce problème ».

Sylvie se perçoit comme une femme trop sensible, qui pleure pour un rien, et qui ressent le malheur des autres d’une façon envahissante pour elle-même. Elle est à l’écoute des autres et souffre du manque d’attention de la part de ses amis. En réalité, elle ne parvient jamais à se faire aider, à se faire consoler auprès d’eux. Elle est régulièrement déçue dans les relations d’amitié : elle fait confiance trop vite, donne son amour trop facilement et se retrouve finalement toujours seule. L’unique personne en qui elle peut avoir confiance, c’est sa mère. Pour Sylvie, sa mère reste sa « meilleure amie », sa « seule vraie confidente ». « Elle est une femme exceptionnelle. Ma mère est une femme très forte et pleine de vie. Elle ne se laisse jamais aller, je ne l’ai jamais vue pleurer. Je crois que c’est cette force de vie qui lui a permis de s’en sortir. »

Pour Sylvie, aucune communauté n’est apte à fournir des pensées et des représentations qui donneraient une signification au vécu dramatique de l’extermination. Face à cette énigme, elle se trouve dans une revendication constante de l’histoire passée, comme dans une recherche perpétuelle et jamais assouvie du sens donné à la Shoah. Comme beaucoup d’enfants de survivants, elle se sent non seulement responsable de la mémoire, mais aussi mandatée pour la faire perdurer. C’est en ce sens, qu’on peut saisir chez les enfants de survivants cette envie de voir se répéter l’histoire.Tous les enfants de survivants pensent soit qu’ils n’auraient jamais dû naître, soit que leur constellation familiale aurait dû être différente. Le fondement de leur existence n’atteint jamais ce niveau d’évidence que connaît le sujet pour qui le monde environnant est en correspondance avec le monde intérieur. De façon récurrente, ils imaginent une autre famille ; ils ne cessent de penser à ce que leur vie aurait pu être s’il n’y avait pas eu la Shoah.Les enfants de survivants nés après la guerre sont profondément convaincus d’être des « miraculés ». Ils cherchent désespérément un sens à leur histoire, une raison à leur existence.Sylvie a toujours « baigné » dans les récits et la conscience de la déportation. Sa mère lui raconte le génocide depuis qu’elle est née et elle s’y intéresse depuis toujours.

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Sylvie n’ose pas interroger sa mère, elle la laisse parler. Elle serait gênée de forcer « son cimetière secret », elle aurait l’impression d’être « impudique ». Par ailleurs, elle est persuadée que sa mère ne lui dit pas tout afin de la préserver, de lui épargner des représentations trop douloureuses.Elle se plaint de n’avoir que des « bribes » de l’histoire de sa mère. Celle-ci « ne reprend pas le fil depuis le départ, elle a des flashes qui reviennent de temps en temps et moi c’est pareil : ce que je sais, c’est par flashes, il y a des chose qui me reviennent ». Mais, tout en connaissant « tout sur les camps », elle ne parvient pas à connaître ce qu’a réellement vécu sa mère.Bien qu’ayant entendu parler de la déportation depuis toujours, Sylvie a l’impression de ne rien connaître. Comme si les paroles de sa mère ne constituaient pas un récit, ne possédaient pas de logique narrative. Dès lors, Sylvie reste pleine de peurs et d’images terrifiantes ; elle est elle-même terrifiée par des énigmes qu’elle ne parvient pas à contenir, auxquelles elle ne peut donner sens. Sylvie se sent à la fois extrêmement proche de sa mère et effrayée par elle, dans ce qui les lie toutes deux depuis toujours : Auschwitz.Sylvie pense que sa mère souhaite lui épargner les horreurs qu’elle revit la nuit. D’une certaine manière, Sylvie lui en est reconnaissante, car elle-même fait de terribles cauchemars sur les camps, mais n’y voit jamais sa mère : il s’agit toujours d’étrangers, de visages qu’elle ne reconnaît pas. Sylvie a imaginé que si sa mère venait à lui raconter ce qu’elle revit la nuit, elle-même risquerait alors d’intégrer sa mère dans ses cauchemars et ses nuits seraient définitivement insurmontables.Sylvie : Des morts, des morts, des morts. Dans un camp, des cadavres qui jonchent le sol. Ils sont dans les tranchées, comme c’était ; il y a des milliers de cadavres. Je les regarde, et je pleure. En fait je me vois en tant que spectateur et je pleure. Je suis dédoublée. En fait, je me vois dedans et je me vois les regarder. Je me vois en tant que spectateur, et au moment où je vais me voir acteur, je n’arrive pas à ressentir. Et je ne parviens pas à savoir si c’est des images que j’ai vues dans un film ou si c’est des images à moi, et qui me frappentNathalie Zajde : C’est toujours le même cauchemar ?S : OuiN Z : Depuis toujours ?S : Ah oui !N Z : Toute petite ?S : Ah oui ! Non, quand j’étais toute petite, c’est marrant, ça me revient que maintenant, il y avait des flammes et des Nazis qui jetaient les bébés dans les flammes. Et ça, pendant très longtemps. C’était des Nazis qui jetaient des bébés dans les flammes, mais que des bébés. Et ça, depuis que je suis toute petiteN Z : Toute petite ?S : Vers l’âge de sept ans à peu prèsN Z : Au moment où vous avez décidé de jeûner à Kippur ?S : Oui c’est ça. C’est à cet âge là que j’ai voulu suivre la religion ; donc je pense maintenant que j’ai dû prendre conscience de quelque chose à ce moment là

Le statut de survivant dans la société moderne n’existe pas. Un survivant ne peut l’être qu’avec d’autres survivants. C’est pourquoi, depuis la libération des camps, les survivants restent entre eux et ne parviennent jamais à exister complètement avec les autres.Restée seule avec « son noyau concentrationnaire », Sarah semble avoir trouvé dans sa fille, son double. Sylvie se vit à travers l’histoire de sa mère, elle en est complètement imprégnée. Elle ressemble, par ses réactions et ses cauchemars, à une survivante. Elle a tenté de trouver par elle-même une voie de salut dans la religion et la tradition juives que sa famille avait totalement délaissées. Elle a tenté également de créer sa propre famille. Mais toutes ces démarches n’ont pu lui apporter un cadre suffisamment solide. Tant que Sarah et sa fille ne

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trouvent pas de cadre traditionnel qui puisse les contenir toutes deux ensemble, qui puisse offrir un sens à ce qu’elle vivent chacune de façon séparée mais identique, il apparaît qu’aucune ne parviendra à être libérée des fantômes et des sensations terribles qui les envahissent, pour la mère depuis la déportation et pour la fille depuis la naissance.

Thierry : l’attaque de l’angeThierry est né en 1961 à Paris d’un père tchèque de Hongrie et d’une mère française d’origine juive polonaise.Le père de Thierry, Emil, est né en 1922 à Munkacs et est le troisième des quatre fils d’une famille de commerçants juifs libéraux. Le père d’Emil, le grand-père de Thierry, tient un café fréquenté par des non-Juifs. Emil et ses frères font leur scolarité dans les écoles et les lycées juifs mais ne fréquentent pas du tout le heder, l’école religieuse pour garçons : leur éducation religieuse se limite au strict minimum. La maison est casher et les fêtes juives sont respectées. La mère d’Emil ainsi que le fils aîné disparaissent, probablement au camp d’Auschwitz. Le père d’Emil est lui aussi déporté à Auschwitz, par les tout premiers convois, mais il y survit et est libéré par les Russes en 1945. Emil et ses deux autres frères sont d’abord internés dans des camps en Hongrie, avant d’être forcés aux longues marches fatales de la fin du mois d’octobre 1944.Le père de Thierry est sauvé par les soldats américains qui libèrent la région de Mauthausen en mai 1945. Il était depuis deux jours dans le coma et gisait au sol avec une balle qui lui avait traversé la poitrine.Une fois la guerre terminée, les membres survivants de la famille, le grand-père, Emil et ses deux frères, rentrent à Munkacs désormais sous autorité soviétique et constatent l’ampleur du désastre.« Les frères décident qu’ils ne peuvent pas rester. Mon grand-père, lui, veut rester à cause de sa maison, car sa maison c’était toute sa vie. Mais mon père et ses frères ne peuvent pas rester : ils sont survivants et la communauté de Munkacs et c’est quoi après Auschwitz ? »Emil et ses frères se rendent en Autriche, puis à Paris dans l’intention d’obtenir des visas pour les Etats-Unis. Le plus jeune frère émigre en Australie, celui qui est devenu l’aîné de la famille part vivre aux Etats-Unis et le père de Thierry s’installe à Paris définitivement. « Aucun n’a pensé à aller en Israël ! Pour eux c’était trop dur ! »Quelques années plus tard, Emil rencontre Mathilde, juive d’origine polonaise, et l’épouse. Mathilde appartient à une famille nombreuse dont les membres cachés en France pendant la guerre ont survécu.« Mon père était super content d’avoir trouvé une famille, pas retrouvé une famille, mais trouvé une famille et une grande famille ! »Mathilde est née en France en 1933 de parents originaires de Varsovie fraîchement immigrés à Paris.Les grands-parents maternels de Thierry ont émigré autant pour des motifs économiques que pour fuir les tensions antisémites. En arrivant en France, ils s’adaptent le mieux possible, donnent des prénoms français à leurs enfants et ne leur apprennent pas le yiddish. Pendant la guerre les enfants sont cachés chez des paysans français et ainsi échappent tous à la déportation. Pendant ce temps, les grands-parents de Thierry restent caché à Paris.La plupart des enfants juifs sauvés pendant la guerre, le furent au prix de séparations douloureuses avec leur famille. Ils vécurent une réelle modification de leur identité et de leur mode de vie. Beaucoup sont passés de la vie citadine et du milieu yiddish, à la campagne française, chrétienne et paysanne. Ils ont dû, pendant plusieurs années, taire leur origine et troquer leur véritable nom pour celui de la famille qui les prenait en charge. Bon nombre

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d’entre eux furent initiés au catholicisme et baptisés afin d’éloigner les soupçons. Souvent, la famille d’accueil pensait que les parents ne reviendraient pas et qu’elle adopterait le petit enfant juif.Après la guerre, toute la famille se trouve à nouveau réunie. La majorité des frères et sœurs de Mathilde fondent des foyers mixtes : peu d’entre eux épousent des Juifs. Ils conservent néanmoins certaines traditions et se réunissent tous au moment des fêtes juives les plus importantes.Thierry grandit dans une famille totalement assimilée, qui a pratiquement tout oublié de son origine juive jusqu’à l’arrivée en France du grand-père paternel, quand Thierry a six ans.Thierry : Avant que mon grand-père ne revienne de Russie, l’état de la religion, de l’identité juive, était très délétère. Enfin, c’était pas quelque chose de présent dans le sens où on n’a jamais fait shabbat, on n’est jamais allé à la synagogue.Nathalie Zajde : Depuis tout petit, tu sais que tu es juif ?Thierry : Oui, mais c’est pas évident quoi ! J’ai toujours senti un truc, une différence avec les autres gamins ; je sentais qu’il se passait quelque chose mais je ne savais pas quoi. Il y avait quelque chose dans notre famille qui faisait qu’on n’était pas comme les autres. J’ai du mal à savoir quoi. Mais ce sentiment est venu très tôt. Et puis mon père ne parle pas bien le français, il n’est pas français quoi ! L’arrivée soudaine du grand-père marque pour Thierry un temps à la fois effrayant et décisif dans ses repères identitaires. Il a six ans et il ne sait pas qu’il a un grand-père survivant des camps qui vit en Russie. Son père ne lui a jamais parlé de son existence. Thierry est prévenu la veille. Thierry explique qu’il a dû attendre l’entrée en classe de 6 ème où il fait de l’allemand, « la langue du bourreau », pour pouvoir véritablement parler avec son grand-père qui parle yiddish. Néanmoins, c’est le grand-père qui l’initie au judaïsme : il l’emmène à la synagogue régulièrement, et lui donne un nom juif, car ses parents ne lui ont donné que des prénoms typiquement français. Alors que Thierry est introduit dans le monde religieux, la maison familiale, quant à elle, reste en dehors de toute tradition juive« C’est très contradictoire : on m’envoyait tous les jeudis après-midi faire des études de Torah, et, en même temps à la maison, on mangeait du jambon. Ça a duré assez longtemps et puis, un jour, j’ai décroché ; ça ne marchait pas et j’en ai eu assez »

Nathalie Zajde : Comment connais tu l’histoire de ta famille, qui te l’a racontée ?Thierry : il s’agit plutôt d’une non-parole. L’histoire de ma famille, les choses que je sais, c’est toujours des choses que j’ai forcées. C’est pas des choses auxquelles j’ai eu accès d’emblée. J’ai fait une psychothérapie pendant dix ans ; et il s’agit en fait de tout un travail de réappropriation de la mémoire. Le premier souvenir que j’ai, je devais avoir six ans, ça m’a vraiment frappé, c’était d’une façon très légère. C’était un dimanche après-midi très ensoleillé, dans l’appartement des parents. Nous étions tous ensemble, en famille, allongés à se raconter des histoires. Et je ne sais pas qui a posé la question, toujours est-il que mon père a dit qu’il avait été en prison et quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu que c’était parce qu’il n’avait pas voulu manger de mousse au chocolat. Et cette histoire, c’était quelque chose de très important pour moi. Je l’ai racontée à mes copains à l’école ; j’y croyais, c’était fou ! C’était une histoire que mon père me racontait et qu’il avait vécue ! Et après, c’était une histoire que je racontais à mes copains dans la cour de l’école.L’anecdote de la prison et de la mousse au chocolat est vécue comme un temps à la fois de révélation, Thierry pose des questions et son père lui répond enfin, et de confusion, voire d’aberration. L’explication que le père donne à son fils mêle l’horreur de l’extermination au caprice et à la désobéissance courante chez les enfants.

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Thierry, à l’école, joue aux Allemands, aux résistants et aux Juifs. Bien que n’ayant aucune information de la part de ses parents, il crée un monde de jeu qui se réfère directement au passé traumatique.Thierry pense que ses parents, ainsi que ses deux oncles, sont psychiquement malades à cause de ce qu’ils ont vécu pendant la guerre. Bien qu’ils aient décidé de ne plus jamais en parler, leur histoire semble envahir toute leur vie et il pense qu’elle envahit aussi la sienne.Le père de Thierry ne parle pas beaucoup. Thierry se plaint de l’impossibilité de communiquer avec lui, « il reste avec sa langue coincée, sa langue est barricadée. »Sa mère est suivie par un psychiatre qui est également le psychiatre de Thierry et de son frère Michaël. Elle souffre de « crises d’angoisse et par moments, elle dérape ; elle se replie sur elle-même, elle est dans son monde et elle s’invente des choses qui lui font peur. Quand elle va mieux, elle peint. »Thierry pense que les difficultés relationnelles dans sa famille et les souffrances de ses parents proviennent de l’impossibilité de se « situer » par rapport à l’histoire passée et surtout de l’incapacité à l’évoquer. Il lie son mal-être au traumatisme de ses parents.« Je crois qu’à un moment donné, ce que je leur reproche c’est de m’avoir fait naître dans leur situation où finalement ils désiraient un enfant pour… sans avoir réglé, digéré leur histoire. »Son grand père meurt quand Thierry a dix-sept ans. Le grand-père a demandé dans son testament à être incinéré. Alors que c’est lui le dernier représentant de la communauté juive traditionnelle, il exige de la part de ses descendants de commettre à son égard un acte totalement illégal et insensé du point de vue religieux.Thierry s’interroge sur le sens de l’hérésie exigée par son grand-père : « Il a demandé à ce que ses cendres soient répandues au Père Lachaise. On s’est posé des questions : des Carpates au Père Lachaise ? A la limite, au mont Sinaï… Enfin, on s’est dit c’est normal : Auschwitz ! »

A la recherche d’une filiationA l’âge de 14 ans, à la suite de sa première relation amoureuse, Thierry est hospitalisé dans un service de psychiatrie pendant deux mois. Il souffre de graves insomnies, sa pensée s’emballe et il entend des voix dont les paroles ont été effacées par les neuroleptiques. Il est dès lors régulièrement pris en charge par différents psychiatres et suit divers traitements médicamenteux. Quelques années plus tard à Berlin, il fait la connaissance d’une jeune Allemande, « une aryenne », qui devient son amie. Elle est la fille d’un ancien de la Wehrmacht. Une nuit, à Cracovie, il ne parvient pas à dormir. Il erre dans la ville où il ne connaît personne. Il aboutit dans un hôtel où il provoque le chaos dans un état de confusion extrême. Le lendemain, il se réveille dans un hôpital psychiatrique. Son père le rapatrie à Paris.A la suite de cet épisode, Thierry fait la connaissance du psychiatre de sa mère avec lequel il commence une psychothérapie. Au cours de la thérapie, qui dure une dizaine d’années, il aborde des préoccupations liées à ses origines, au passé de ses parents et à son identité.« Dans la thérapie c’est tellement obsessionnel ce besoin de savoir l’histoire de mes parents. Ce besoin de comprendre la Shoah et de réinterpréter le passé en fonction de mon histoire à moi. C’est complètement nécessaire. Non seulement ça s’inscrit dans ma chair mais c’est aussi par là que je suis juif, plus que par le côté religieux. Je vais à la synagogue, mais en me disant que de toutes les façons, Dieu n’existe pas. Mais j’y vais ! »Avant de rencontrer son thérapeute (juif au demeurant), Thierry n’avait jamais songé à partir en Israël. Ses parents n’en parlaient jamais et n’y étaient jamais allées, ils s’y rendent après le premier voyage de Thierry.

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« C’était une abstraction. Je savais qu’il y avait un pays dans le monde qui s’appelait Israël, qu’il y avait des Juifs ; je savais vaguement que je devais y avoir de la famille. Mais à part des images qui étaient sortis de la Bible, Israël pour moi, ça pouvait pas exister autre part que sur un tapis volant, magique. »

Le travail thérapeutique avec son psychiatre conduit Thierry à vouloir émigrer en Israël. Il s’agit alors d’un moyen de salut, d’une tentative de réappropriation d’identité.« Ma psychothérapie s’est arrêtée avec ce truc : bon maintenant je suis juif, je pars en Israël et après tout, je ne suis plus malade. »Pour Thierry, comme pour tous les enfants de survivants, le passage par Israël semble un moment obligé et essentiel dans les processus de maturation. Tout se passe comme si, à un certain moment des débuts de la vie adulte, l’individu se trouvait pris par la nécessité d’une confrontation avec la réalité tangible d’un pays vrai. Le vécu diasporique, pour les descendants de survivants, est essentiellement un vécu de manque. La nouvelle identité juive de la diaspora après l’holocauste est ressentie non pas comme une richesse supplémentaire, celle du privilège de l’errance éternelle, mais une absence de repères, comme l’occasion d’un deuil et d’un désarroi insurmontables. De la culture des anciens, la jeune génération ignore tout. Du paysage qui entourait la vie juive, les enfants de survivants n’ont que les fils barbelés et les chambres à gaz comme représentations. Pour combler ce vide, l’inverser et lui donner du sens, les jeunes Juifs ashkénazes se rendent en Israël où ils veulent trouver à la fois un peuple vivant et un cimetière qui laisse les morts reposer en paix.Thierry part en Israël, plein d’espoir, sans savoir précisément ce qu’il y fera. Il s’imagine un pays accueillant, un pays plein de Juifs, un pays où il est attendu, « où, entre Juifs, tout le monde s’embrasse ». Dès son arrivée, il vit « une énorme déception », Thierry ne parle pas l’hébreu et il ne connaît personne. A Tel Aviv, il trouve un petit hôtel, une fois dans sa chambre, il ne parvient pas à trouver le sommeil. Malgré l’immense fatigue qui l’envahit, il ne peut dormir. Il ressent une profonde lassitude et même « un refus de vivre ». Il réalise enfin son rêve : partir en Israël, retrouver des Juifs comme lui ; et en réalité il se sent complètement étranger, seul, perdu, loin des siens. Cette première nuit en Israël, Thierry la vit comme un véritable cauchemar. Quand il parvient à s’endormir enfin, c’est pour retrouver de façon troublante des sensations et des souvenirs d’enfance qui le mèneront très vite à renter chez lui.« C’était à la fois un souvenir et un truc que je revivais. C’était un rêve-souvenir : il fallait que ma mère vienne me border, mais je me rendais compte qu’elle ne pouvait pas le faire car elle était déjà malade. Alors j’appelais mon père. Il fallait qu’il vienne. J’étais en Israël, mais il fallait qu’ils soient là pour me border. C’était affreux. J’étais loin ! J’étais parti pour vivre une nouvelle vie, pour couper le cordon et je ne supportais pas qu’ils ne soient pas là. »Ce premier voyage en Israël, cette première tentative de rattachement à un groupe et à un peuple, Thierry la considère comme un échec lié à une démarche trop intellectuelle, trop réfléchie. Il la comprend comme l’aboutissement d’un questionnement inauguré par sa psychothérapie et non comme la réalisation d’une inscription profonde et fiable.Il décide de repartir en Israël, cette fois dans un cadre religieux. Il considère aujourd’hui que ses premières émigrations en Israël faisaient écho à la nostalgie du passé juif, qu’elles venaient combler le besoin de vivre avec des semblables au sens culturel et affectif du terme.Cette dernière émigration prend une allure toute différente. Il s’agit d’une véritable immersion dans la vie religieuse orthodoxe. Il se laisse pousser la barbe, porte la kippa et reste toute la journée attablé avec d’autres hommes à étudier les textes sacrés. Finalement, cette immersion dans cette yeshiva s’avère impossible, il se sent exclu, le monde de la pensée talmudique lui est totalement étranger. En quittant la yeshiva, Thierry prend la décision de rompre avec la religion. Il ressent même un profond dégoût pour le milieu orthodoxe.

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Au moment de l’entretien réalisé, Thierry a retrouvé le monde religieux depuis peu. Il est en train de faire techouva, (terme qui signifie littéralement « retour », « repentir »), de changer de vie, de devenir juif au sens rituel du terme. Cette nouvelle inscription dans le milieu orthodoxe ressemble à une nouvelle naissance, douloureuse, mais exaltante.Thierry, à l’aide de sa formation de bibliothécaire, trouve un nouvel emploi. Il s’occupe de recenser des publications antisémites. Ce travail lui donne l’occasion de combler sa curiosité. Il a beaucoup lu sur la déportation. Il cherche depuis longtemps à connaître le passé de ses parents. Dans ses lectures, il sollicite une confrontation douloureuse.« Dans ces récits, c’est vrai que finalement ce qui m’intéresse le plus, c’est le moment où ça fait le plus mal ; c'est-à-dire, c’est le moment où le bourreau arrive et fait le truc le plus horrible, que t’as jamais lu nulle part. »La vie de Thierry semble fondée sur des traumatismes passés et régie par la recherche de confrontations réelles et solides. A partir de cet « héritage en creux », il va à la rencontre de situations extrêmes. Il veut connaître ce que ses parents ont vécu. Il ne peut pas y échapper, et tente par les moyens qui sont les siens et selon l’époque à laquelle il appartient, de trouver un cadre ; un espace qui viendrait donner sens à son existence. Thierry est en quête d’une expérience radicale qui pourrait l’inscrire définitivement en tant qu’homme et sujet identifiable, c'est-à-dire en tant qu’être appartenant à un groupe. Thierry cherche une nouvelle identité. Cette nouvelle identité, il doit la trouver au prix d’une rupture radicale avec son passé, avec ses parents, avec la continuité de sa propre vie. En réalité, quand on observe toutes ses expériences, on s’aperçoit qu’elles ont toutes un lien logique avec le passé familial. Il tente de se trouver un univers qui se rapproche beaucoup plus de celui de son grand-père que de celui de ses parents.Toutes les expériences dont il me fait part (amoureuses, psychiatriques, religieuses et d’émigration) sont des tentatives de modification profonde de son existence. Elles ont la dimension des vécus initiatiques, elles sont l’occasion d’épreuves et de sensations hors du commun, et se situent toujours dans un cadre complexe et concret. Malheureusement, elles n’aboutissent jamais et replongent Thierry dans le plus grand désarroi comme s’il s’était voué à vivre une vie de recherche et d’errance éternelles.Lors du rendez-vous suivant, la psychologue est en retard, Thierry repart déçu. Le lendemain, elle lui propose un autre rendez-vous. Thierry lui apprend alors que la nuit qui a suivi leur rendez-vous manqué, il a rêvé de son grand-père « venu lui parler d’Auschwitz ».« J’ai rêvé de mon grand-père. Mon grand-père c’était un survivant d’Auschwitz. Ça se passait près de la maison de campagne de mes parents. Mon grand-père et moi étions dans le café qui se trouve dans le village à côté. Nous étions dans une espèce de loge, séparés des autres. Et on a parlé, on parlait d’Auschwitz, on n’était que tous les deux. La seule chose dont je me souvienne, c’est que tout d’un coup, il m’a montré une sculpture qu’il y avait sur le mur. C’était des espèces de petites obliques qui étaient reliées entre elles. Elles se suivaient les unes après les autres. Il me montrait que chaque oblique faisait comme une épingle, et qu’il y avait une tête à chaque extrémité. Il m’expliquait que chaque tête représentait un convoi. Ça faisait comme une espèce de V, des V répétés. Et moi, dans mon rêve, en voyant ça je me suis dit, tiens, ça fait penser à une Magen David (étoile de David) ! Une Magen David désarticulée. Mais chaque arête signifiait un convoi. D’ailleurs, t’as jamais remarqué qu’il y a six arêtes dans la Magen David ? Et six millions, je viens de réaliser ça à l’instant ! Juste avant que je me réveille, mon grand-père m’a serré contre lui, il m’a embrassé. Dans cette embrassade, il y avait quelque chose de plus profond, quelque chose qui n’avait jamais été dit et qu’il me disait maintenant. Qu’il me disait aussi physiquement. »Thierry interprète ce rêve comme un acte de bénédiction. Ce rêve l’a soulagé. Il explique que son grand-père n’était pas un homme chaleureux, et qu’ils n’ont jamais pu communiquer ensemble. Dans le rêve, son grand-père est venu lui dire au revoir, il a fait acte de

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transmission ; sans doute lui a-t-il révélé un savoir sur le passé. Il semble que le rêve soit aussi l’occasion de résoudre, sur un mode quasi rituel, une contradiction jusqu’alors incontournable : Thierry se sent juif parce qu’il appartient à la lignée d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; et il se sent juif aussi parce qu’il est le fils et le petit-fils de survivants de l’extermination.Au fond, Thierry se demande, comme beaucoup d’enfants de survivants, s’il est juif à cause de la Shoah, ou s’il l’est à cause de la lignée des ancêtres. L’anéantissement, pour la génération qui l’a vécu, et la génération qui en est issue, n’a pas encore trouvé sa place dans la logique de la tradition juive. Dans le rêve, c’est en tant que survivant que le grand-père de Thierry lui présente, et même l’introduit au peuple juif dans son entier. Il allie les convois de déportation au rassemblement du peuple dans la foi juive symbolisée par la Magen David. Thierry parvient à reconstituer le sens de l’expérience traumatique, il parvient à l’inclure dans la spécificité juive. Il est, dans cette démarche, profondément soutenu par l’appui chaleureux de son grand-père.

Lors des autres entretiens, Thierry est moins fatigué. Il semble que quelque chose en lui se soit apaisé après qu’il a revu son grand-père en rêve.Quelques mois plus tard, il appelle pour annoncer qu’il va se marier. Il est devenu très pieux et se marie avec une femme qui a, elle aussi, fait techouva.

Il semble que Thierry ait enfin trouvé son cadre de vie, son lieu d’affiliation. Il fonde une famille au prix d’une rupture importante avec le mode de vie dans lequel il a été élevé. Mais par là même, il renoue de façon spectaculaire avec la génération précédente, et ainsi avec toute la lignée d’avant la Shoah.

Les cauchemars de MarcMarc est le fils de deux survivants juifs polonais, émigrés en France en 1957. Il est né à Paris en 1962 et a un demi-frère plus âgé, qui vit en Israël, issu du premier mariage de sa mère. Marc travaille en collaboration avec ses parents et connaît une réussite professionnelle satisfaisante. Il vit depuis de nombreuses années avec « la femme de sa vie » et compte bientôt fonder une famille. C’est un jeune homme cultivé et un des rares Français de sa génération à très bien parler le polonais et à comprendre le yiddish. Il est très proche de ses parents, d’après lui et son psychothérapeute, trop proche même. Il pense avoir hérité autant de la part intellectuelle, culturellement riche, de ses parents, que de leurs traumatismes psychiques.Le père de Marc, Karol, est né en 1925 à Lodz dans une famille d’intellectuels déjà très assimilés. Son père, le grand père de Marc, était médecin et parlait le polonais à la maison. Sa famille n’étant pas du tout religieuse, Karol ne reçut aucune éducation traditionnelle juive.Karol et sa famille, son père, sa mère et son frère cadet, fuyant vers l’est, se trouvent internés au ghetto de Varsovie en 1940. Karol participe aux actions de résistance ; il passe régulièrement de façon clandestine du côté aryen afin de se procurer des biens et de la nourriture alors que depuis octobre 1941 la peine de mort est décrétée pour tout Juif qui sort du ghetto sans laissez-passer. Un jour du mois d’août 1942, Karol revient dans le ghetto et ne retrouve plus sa famille. Ses parents et son frère viennent d’être arrêtés et envoyés à Treblinka. Karol, informé par la résistance du sort qui attend les Juifs dans le camp d’extermination de Treblinka, tente de se suicider en s’ouvrant les veines. De retour à la vie, il abandonne son nom juif et adopte un nom polonais. Il participe à l’insurrection du ghetto et, en 1943, passe du côté aryen et s’engage dans l’armée de résistance polonaise. A partir de ce moment-là et jusqu’à son départ de Pologne en 1957, Karol cache sa judéité.

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C’est surtout depuis quelques années que Marc questionne son père et que ce dernier lui raconte des « bribes » de son histoire. Marc pense que son père a attendu qu’il devienne un adulte, qu’il soit en mesure de comprendre pour lui confier les éléments de son drame passé. Lors d’une exposition sur le ghetto de Varsovie, Marc a vu son père, qui d’habitude ne s’exprime pas beaucoup, « craquer » devant lui. Marc en était lui-même totalement meurtri. Le père et le fils se sont installés dans un café et ont longuement conversé : « ça a été très dur pour mon père. Il s’est tout d’un coup retrouvé plongé dedans, et c’était très dur ! ».Il y a cinq ans, Marc apprend presque par hasard le vrai nom de son père. Il s’apprêtait à faire un voyage en Israël et il avait pris la décision d’inscrire l’histoire et les noms de famille à Yad Vashem. Yad Vashem est une institution nationale israélienne chargée de perpétuer le souvenir de la Shoah et de l’héroïsme juif. A cette occasion, son père lui révéla son véritable nom.A la même période, il décide de quitter définitivement la maison parentale pour vivre avec sa compagne. Se séparer de ses parents, « rompre le cordon ombilical », représente pour lui et sa famille un passage douloureux.« Mes parents ont eu beaucoup de mal à accepter que je les quitte. Même mon père ne le supportait pas. Si je ne rentrais pas à la maison deux nuits de suite par exemple, ils me disaient : « Tu n’es plus notre fils, tu nous abandonnes » »Marc tombe alors malade. Il souffre de crises d’angoisse extrêmement fortes et de douleurs physiques insupportables. Il fait le tour de tous les spécialistes et passe de nombreux examens médicaux, mais la médecine organique est impuissante à calmer sa souffrance. Marc entreprend alors une psychothérapie pendant cinq mois et peut réaliser ses projets de vie : « J’ai vraiment passé un coup de balai dans ma tête ». Mais il reconnaît qu’il reste toute une partie de son histoire et surtout de l’histoire de ses parents qu’il n’a pu vraiment aborder dans la relation duelle.« En fait, c’est pas tant des évènements de mon enfance qui m’ont marqué mais c’est toute une ambiance, toute une atmosphère, et cela depuis que je suis né. »Marc se souvient que depuis tout petit jusqu’à l’âge de douze ans, tous les soirs avant de se coucher, il regardait sous son lit pour voir s’il n’y avait pas de cadavres, « des cadavres décharnés typiques des camps ». Cette recherche journalière de corps sortis des camps constitue son premier souvenir d’enfance. Il se souvient également des cauchemars qu’il faisait régulièrement. Des cauchemars de camp de concentration, où il voyait des exécutions et même l’orchestre des déportés. Ses cauchemars le rendaient témoin d’expériences médicales nazis, ou bien encore de tas de cadavres décharnés jetés dans des fosses et recouverts de chaux.Marc s’étonne de ses propres cauchemars : ses parents n’ont commencé à lui parler du passé que récemment. Il lui semble qu’il a lui-même mis des images sur les impressions et les sensations abstraites qu’il a toujours connues. Sans avoir jamais entendu ses parents raconter la moindre scène d’horreur, il a l’impression d’avoir vécu dans « une ambiance et une atmosphère très denses » depuis son plus jeune âge.« Dans ces rêves, je suis moins marqué par les gestes violents que par un contexte. C’est l’ambiance, l’atmosphère. C’est une peur au ventre. Je suis déjà quelqu’un de fondamentalement angoissé et c’est décuplé pendant les rêves. »

La mère de Marc, Anna, est née en 1932 dans la région de Vilno. Les grands-parents d’Anna, les arrière-grands-parents de Marc, étaient extrêmement pieux. Les parents d’Anna étaient en revanche libéraux et ne suivaient plus les coutumes juives de façon aussi strictes que leurs parents. Anna, l’aînée des trois filles de la famille, est élevée dans un milieu intellectuel et très cultivé. Elle fréquente l’école yiddish et mène une vie des jeunes filles bourgeoises de son époque.

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Elle vit dans une ambiance intellectuelle et artistique très riche, elle parle plusieurs langues, lit et écrit le yiddish à la perfection.Quand les Allemands envahissent l’Union soviétique en juin 1941, ils ont déjà crée les unités mobiles des SS et de la Police qui ont pour mission de tuer tous les Juifs qu’ils rencontrent sur leur passage, les Einsatzgruppen. C’est sans doute par eux que le père d’Anna fut tué d’une manière abominable : il est mort brûlé sur un bûcher humain, dans la région de Vilno. Anna, ses petites sœurs et sa mère sont déportées ensuite en camps de concentration. Arrivées dans le premier camp, les deux petites sœurs d’Anna sont immédiatement gazées. Tout le long de la guerre, Anna et sa mère ne se quittent plus. Elles connaîtront douze camps différents.C’est dans le dernier camp, au moment de la libération par les Russes, que meurt la mère d’Anna. Le camp est en train d’être bombardé, Anna et sa mère se tiennent l’une contre l’autre dans un coin du baraquement sous une fenêtre. Anna, pensant qu’elles courent un trop grand danger là où elles se trouvent, propose à sa mère de bouger. Elles vont s’installer dans un autre côté de la pièce, et là, la mère d’Anna, dans les bras de sa fille, reçoit un éclat d’obus dans la gorge et meurt. Quand les Russes pénètrent dans le baraquement, ils trouvent Anna en crise, « complètement hystérique », et parviennent à la calmer.Libérée, Anna n’a plus de famille, hormis une tante qu avait été déportée en Sibérie. Elle part vivre en Pologne, devient une artiste très célèbre, rencontre un homme avec qui elle a son premier fils mais dont elle se sépare très vite. En 1956, elle rencontre Karol, et émigre à Paris avec lui en 1957.« La période de déportation avec sa mère, elle ne m’en a pas parlé ouvertement. Elle me racontait des petites anecdotes à côté. Mais cela entretenait toute cette atmosphère pendant mon enfance et mon adolescence. »Marc exprime clairement qu’il n’a jamais entendu les récits de la vie de ses parents. Il a perçu des bribes ici ou là et pourtant, il a toujours senti à la maison le passé de déportation de sa famille. Certains faits fondamentaux, tels que la tentative de suicide de son père et la mort de son grand-père maternel, il ne les a appris que tard et presque par inadvertance. A la lumière de ce qu’il a lu, de ce qu’il a vu dans les films, Marc imagine de lui-même les terribles épreuves que sa mère a traversées en camps de concentration.« Il y a beaucoup de choses qu’elle a voulu occulter. Elle a dit qu’il y des choses qui partiront avec elle. Mais j’apprends les choses incidemment. Ce qu’elle montre, c’est comme le haut de l’iceberg. Elle ne me l’a jamais dit et j’ai l’air d’en parler froidement, mais je l’ai tellement ressassé que finalement, ce n’est pas abstrait pour moi : je sais qu’elle a fait partie des Sunderkommando, c’est-à-dire qu’elle a fait partie de ceux qui sortaient les cadavres des chambres à gaz pour les mettre dans les fours. Elle ne l’a jamais dit, mais je le sais. »Marc pense que sa mère a été « complètement détruite » par ce qu’elle a vécu. Il lui reconnaît, certes, les traits typiques de « la mère juive » classique : hyper protectrice, couveuse et toujours très anxieuse à son sujet, mais il relie son mal-être profond à son vécu concentrationnaire.Du temps où Marc vivait chez ses parents, il a souvent entendu sa mère crier la nuit. Anna fait des cauchemars régulièrement mais elle n’en parle pas. Elle dit à son fils qu’elle a rêvé des camps, mais elle ne lui raconte pas ses rêves. Elle a toujours assidûment regardé à la télévision toutes les émissions et tous les films qui traitent de la Shoah. Marc pense qu’il s’agit d’une recherche morbide et il évite depuis longtemps de les regarder avec elle. Quand cela lui arrive, il ressent des sensations proches de l’insupportable. Les pensées et les images qu’il devine dans le regard de sa mère sont d’une telle nature qu’il n’existe alors aucun mot pour les exprimer. Anna, comme nombre de survivants, ressent ce besoin constant d’être confrontée à nouveau au passé. Marc, comme tous les enfants de survivants, interprète cette attirance vers le souvenir, vers la reviviscence du malheur comme une tendance masochiste. Comme tous les enfants de survivants, il en souffre. Il souffre de voir sa mère souffrir. Il sent

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bien que l’être profond de sa mère a été radicalement bouleversé parce qu’elle a vécu en camp, il sait qu’elle « replonge » régulièrement dans l’horreur par ses cauchemars, mais il ne comprend pas ce qui la ramène à ce lieu d’origine en permanence. Les survivants, en camp, ont changé de nature. Ils sont devenus autres. Personne, pas même leurs propres enfants, ne peut saisir cette transformation ; personne n’est venu donner un nom à leur nouvelle identité. Chaque fois qu’un film sur la Shoah passe à la télévision, chaque fois qu’un livre sur les camps paraît, ils s’y intéressent, s’y plongent car ils retrouvent enfin cette partie d’eux-mêmes dont nul n’a pu reconnaître l’existence.Marc a été élevé dans l’athéisme le plus total. Ses parents n’ont jamais observé aucune fête religieuse. Marc porte les noms francisés de ses deux grands-pères morts dans la Shoah. Pour lui, c’est la seule référence directe au passé. Comme certains enfants de survivants, il n’est pas circoncis. Ses parents n’ont pas souhaité le marquer, rendre sa judéité évidente, au cas où les évènements passés devaient se reproduire.Marc considère le fait d’être juif indépendamment de la religion et des rites. Il se sent très proche de la pensée et de la culture juives mais complètement éloigné de toute forme de rituel. Il ne souhaite pas circoncire son fils s’il en a un plus tard, car, dit-il, la circoncision constitue une contrainte, une forme d’obligation qui ne convient pas à la dimension de liberté et de responsabilité qu’il trouve dans le judaïsme. Il a pourtant, au début de son adolescence, ressenti le besoin de se rapprocher de la religion, il a commencé à observer les règles juives avec beaucoup de sérieux mais au bout de six mois, il a tout arrêté, et réintégré l’univers athée de ses parents. Marc, lors de cette tentative de réappropriation de la tradition, procède au mouvement inverse qui a aidé son père à survivre à la perte de sa famille. Karol, à l’adolescence, exposé par la perte de ses parents à sa propre mort, a recours à l’abnégation complète de ses origines et de son identité pour pouvoir continuer à vivre et à lutter. Survivre au ghetto et au génocide équivaut pour Karol à ne plus avoir de famille, à ne plus être juif. Marc, au moment des bouleversements de l’adolescence, ressent un besoin de devenir juif pour devenir un homme. De lui-même il s’en remet aux usages ancestraux, aux rites d’initiation juifs afin de passer l’épreuve de transition. Cette nouvelle inscription ne dure que quelques mois et se situe en port a faux au regard de la logique de transmission voulue par ses parents : Marc fait sa BarMitzva alors qu’il n’est pas circoncis.Aujourd’hui, Marc pense que l’identité juive est nécessairement transmise et ne passe pas nécessairement par la religion. En réalité, il la relie aux évènements dramatiques de la Shoah auxquels il a toujours été très sensible.Il veut témoigner car il a le sentiment, comme beaucoup d’enfants de survivants, d’avoir lui même vécu la Shoah à travers ce que ses parents lui ont fait ressentir dans son enfance. En un mot, il se sent témoin du passé.Marc est très proche de ses parents. Il s’est beaucoup occupé de sa mère au moment le plus critique de sa dépression.« Ma mère fait partie intégrante de ma vie et un certain nombre de choses ne peuvent être faites sans que je tienne compte d’elle. Encore aujourd’hui, ça joue beaucoup sur moi, sur notre vie de couple, sur beaucoup de choses. »Comme dans beaucoup de familles de survivants, les liens étroits entre les membres de la famille sont l’occasion de grande connivence mais aussi de grande menace. Les parents survivants restent toujours inquiets au sujet de leurs enfants. Ils ont besoin d’être rassurés en permanence et l’un de leurs souhaits les plus profonds est que leurs enfants ne les quittent jamais. Ils leur en veulent car ils vivent généralement l’émancipation, l’autonomisation de leur descendance comme un abandon, voire une trahison.

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VI. Perspectives psychothérapeutiques.

La Shoah a eu lieu alors que les Juifs avaient commencé à abandonner leur mode de pensée traditionnel.Le traumatisme de la Shoah est venu imposer un non-sens radical dans un monde qui déjà commençait à perdre raison.Les enfants de survivants luttent, à leur manière, pour comprendre et remettre du sens. Ils ont longtemps cru qu’ils étaient des êtres « universels », n’ayant aucune espèce de lien avec le monde traditionnel. Ils se vivaient comme une sorte de génération spontanée, issue du chaos, nette de tout héritage. Aujourd’hui, ils tentent de renouer avec le monde des origines. Ils ont, dès lors, recours à l’univers traditionnel qu’habitaient leurs ancêtres.Le travail en groupe, qui facilite la référence et la reviviscence des représentations traditionnelles, a permis aux enfants de survivants d’évoquer et de dénouer des difficultés psychologiques jusqu’alors inextricables.Il n’existe qu’un seul moyen de faire la psychothérapie d’un enfant de survivant : celui de l’affiliation au moyen de la participation à un groupe qui, lui seul, permet le fonctionnent des interprétations culturelles traditionnelles. En d’autres termes, il n’est possible de redonner du sens à ce qui est « impensable », « indicible », que par le biais de la réinscription de l’individu dans son univers d’origine, qui ne peut se faire hors d’un groupe porteur de cet univers.Les enfants de survivants sont des héritiers d’un vide d’identité et des traumatismes de masse.

Le groupe de parole des enfants de survivants. (N.Zajde)Lorsqu’on souhaite faire émerger la partie intime de la personne, il faut nécessairement recourir au mode d’expression de son groupe d’appartenance. En d’autres termes, si l’on veut accéder au monde « unique » du sujet, il nous faut passer par ce qu’il partage avec le groupe dans sa totalité, c’est à dire son univers culturel. En maniant les éléments culturels du groupe auquel il appartient, on fait appel à la partie « commune » de son être. Pour ce faire, on est bien évidemment contraint de passer par un groupe réel si l’on ne veut être perçu comme un persécuteur potentiel (ou à l’inverse, un être tout puissant). Un seul individu ne peut prétendre être garant de l’ensemble des données culturelles, ni même d’un savoir sur un autre individu.Il est donc obligatoire de mettre en place un dispositif de type groupal pour faire émerger cette partie collective. Le groupe, constitué de pairs ou de semblables, est l’occasion de renvoyer au système d’appartenance, de faire fonctionner les mécanismes d’affiliation, émerger la partie ethnique de l’être, et donc de réintroduire la personne dans un système cohérent de pensées et de paroles sur soi-même.Le groupe est un espace d’échanges d’une rare richesse. En groupe, les modifications des perceptions de soi et des autres se font à vive allure, les émotions sont décuplées en intensité et en expressivité.Le groupe offre la possibilité d’évoquer des éléments de pensée apparemment irrationnels que les sujets ont tendance à ne pas accepter dans des situations qui exigent d’eux leur « libre arbitre » et leur « raison ». En groupe, quand un individu entend deux autres membres discuter entre eux de lui et le décrire d’une manière qu’il n’avait jamais soupçonnée jusqu’alors, il ne peut qu’être questionné. Car se sont des « semblables » qui parlent de lui, ils partagent la même culture, appartiennent au même monde originaire ; le sujet ne peut que s’imprégner de leur parole et être transformé par elle. Mais c’est surtout dans le rapport qu’il entretient avec le groupe, avec son groupe d’appartenance, que l’individu est transformé, ce qui lui permet ensuite, une fois de nouveau inscrit, réinscrit dans un système logique de significations, d’habituer ce système et de l’utiliser pour donner sens à ses propres souffrances psychiques, à son drame personnel.

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CONCLUSION

La shoah est un universLa Shoah se révèle être un ensemble de repères, de références tant historiques que psychologiques et intellectuelles. Même si les survivants ont, la plupart du temps, évité de rendre compte à leurs enfants de leur passé sous forme de récits structurés, ce passé immédiat, ce vécu traumatique de la génération précédente constitue une sorte de « milieu de vie » à partir duquel les descendants de survivants sont contraints de se repérer, de fonder leur existence. Or cette origine possède une caractéristique toute particulière : elle est de nature traumatique et énigmatique.L’expérience de survie qu’ont connue les Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale les a modifiés. Elle leur a imposé des comportements et des modalités de pensée hors du commun. Ces nouvelles modalités de vie, de survie, ont pris l’allure d’une profonde métamorphose ; les survivants sont devenus des « autres » à eux-mêmes, des êtres radicalement différents parce que le monde dans lequel ils étaient soudain plongés était étrange et extrêmement dangereux. Cette transformation d’eux-mêmes, cette nouvelle face de leur être, une fois l’environnement redevenu normal, est restée tout aussi vivante, toute aussi prégnante ; même si elle n’apparaît que dans l’intimité, ou lors d’entretiens ou de témoignages. La Shoah, pour les survivants, a constitué un monde à part entière auquel ils ont dû se soumettre.La Shoah est un évènement qui ne peut laisser aucun domaine de la pensée indifférent. Or s’il constitue une butée pour tous, il est, pour les Juifs, plus qu’un évènement. Il les oblige à se redéfinir, à recourir à l’ensemble de pensées qui leur est propre pour lui donner sens. Il semble qu’en l’absence de cet environnement significatif il soit impossible d’échanger dans les familles de survivants, d’évoquer librement ce passé insensé. « Caché », il ne disparaît pas, il est confiné dans la partie intime, unique de l’être ; alors qu’un tel évènement est, par nature, un fait culturel, un fait de groupe.Les enfants de survivants cherchent en vain quel lien existe entre ce dont ils ont hérité et le monde qui les entoure. Bien sûr, il n’en existe aucun. Le monde du génocide n’a absolument rien de commun avec le monde normal. Le monde des Droits de l’Homme, de « l’homme universel » ne peut rendre compte des grands-parents « partis en fumée ». La psychanalyse, prise aux pièges des exigences d’universalité, ne peut, elle non plus, offrir du sens aux enfants de survivants. Ces derniers portent en eux des représentations spécifiques, liées au vécu traumatique de la Shoah ; ils ne peuvent penser le monde et les relations humaines que selon des logiques induites à la fois par la catastrophe récente et par la tradition juive.