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Ce papillon qui se joue du sonar des chauves-souris Papillon lune. © Chris Palmer. Cela dure depuis plus de 60 millions d'années. Depuis tout ce temps, chauves-souris d'un côté, papillons de nuit de l'autre, sont engagés dans une course aux armements, les premières pour perfectionner les outils acoustiques de détection de leurs proies volantes, les seconds pour se soustraire aux attaques de leurs prédateurs. La majorité des chiroptères se servent ainsi d'un sonar à ultrasons pour localiser les insectes dans l'obscurité. Côté papillons de nuit, près de la moitié des quelque 140 000 espèces connues ont développé un système auditif leur permettant de détecter l'usage dudit sonar. On a également découvert en 2013 que plusieurs lépidoptères produisaient eux-mêmes des ultrasons pour "brouiller" les ondes exploitées par les chauves-souris. Il n'en reste pas moins qu'un grand nombre d'espèces de papillons semblent ne pas avoir de défense contre les mammifères volants. Parmi elles on trouve notamment certains membres de la famille des saturnidés, qui intriguent les biologistes en raison des très grands appendices qui prolongent leurs ailes inférieures, un peu comme des queues. Dès 1903, l'entomologiste américain Archibald Weeks s'interrogeait sur la fonction des "extensions" du papillon lune (en photo ci-dessus) et supputait qu'elles pouvaient sauver la vie de son porteur : en étant prises pour cibles, ces parties de l'aile pouvaient être aisément sacrifiées sans que la vie de l'insecte soit compromise, un peu comme certains lézards arborent un bout de queue vivement coloré pour dévier les attaques de leur prédateurs vers un morceau non crucial et détachable de leur anatomie. Dans une étude publiée le 17 février dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), une équipe américaine est allée plus loin encore en émettant l'hypothèse que les appendices flexibles et ondulants du papillon lune modifient la signature acoustique de ce

Ce Papillon Qui Se Joue Du Sonar Des Chauves

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Cela dure depuis plus de 60 millions d'années. Depuis tout ce temps, chauves-souris d'un côté, papillons de nuit de l'autre, sont engagés dans une course aux armements, les premières pour perfectionner les outils acoustiques de détection de leurs proies volantes, les seconds pour se soustraire aux attaques de leurs prédateurs. La majorité des chiroptères se servent ainsi d'un sonar à ultrasons pour localiser les insectes dans l'obscurité. Côté papillons de nuit, près de la moitié des quelque 140 000 espèces connues ont développé un système auditif leur permettant de détecter l'usage dudit sonar. On a également découvert en 2013 que plusieurs lépidoptères produisaient eux-mêmes des ultrasons pour "brouiller" les ondes exploitées par les chauves-souris. Il n'en reste pas moins qu'un grand nombre d'espèces de papillons semblent ne pas avoir de défense contre les mammifères volants.

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  • Ce papillon qui se joue du sonar des chauves-souris

    Papillon lune. Chris Palmer.

    Cela dure depuis plus de 60 millions d'annes. Depuis tout ce temps, chauves-souris d'un ct, papillons de nuit de l'autre, sont engags dans une course aux armements, les premires pour perfectionner les outils acoustiques de dtection de leurs proies volantes, les seconds pour se soustraire aux attaques de leurs prdateurs. La majorit des chiroptres se servent ainsi d'un sonar ultrasons pour localiser les insectes dans l'obscurit. Ct papillons de nuit, prs de la moiti des quelque 140 000 espces connues ont dvelopp un systme auditif leur permettant de dtecter l'usage dudit sonar. On a galement dcouvert en 2013 que plusieurs lpidoptres produisaient eux-mmes des ultrasons pour "brouiller" les ondes exploites par les chauves-souris. Il n'en reste pas moins qu'un grand nombre d'espces de papillons semblent ne pas avoir de dfense contre les mammifres volants.

    Parmi elles on trouve notamment certains membres de la famille des saturnids, qui intriguent les biologistes en raison des trs grands appendices qui prolongent leurs ailes infrieures, un peu comme des queues. Ds 1903, l'entomologiste amricain Archibald Weeks s'interrogeait sur la fonction des "extensions" du papillon lune (en photo ci-dessus) et supputait qu'elles pouvaient sauver la vie de son porteur : en tant prises pour cibles, ces parties de l'aile pouvaient tre aisment sacrifies sans que la vie de l'insecte soit compromise, un peu comme certains lzards arborent un bout de queue vivement color pour dvier les attaques de leur prdateurs vers un morceau non crucial et dtachable de leur anatomie. Dans une tude publie le 17 fvrier dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), une quipe amricaine est alle plus loin encore en mettant l'hypothse que les appendices flexibles et ondulants du papillon lune modifient la signature acoustique de ce

  • dernier et, en lui donnant un aspect allong sur le sonar des chauves-souris, dtournent les attaques de celles-ci vers... le vide.

    Pour mettre cette hypothse du leurre l'preuve, ces chercheurs ont mont une exprience de prdation relativement basique, que d'aucuns pourront trouver cruelle : ils ont oppos plusieurs dizaines de ces papillons aux ailes meraude huit grandes chauves-souris brunes (Eptesicus fuscus). La moiti des lpidoptres avaient leurs appendices coups ce qui ne les handicape pas et modifie peu les caractristiques de leur vol tandis que les autres individus taient intacts. Des pyrales, papillons sans appendices, taient utilises comme groupe de contrle. L'ide des chercheurs tait de filmer sous des angles diffrents, grce trois camras infra-rouge, les tentatives de prdation, de dterminer o les chiroptres portaient leurs attaques et de calculer leur pourcentage de russite suivant la silhouette de leurs proies. Pour que les papillons ne se sauvent pas et restent dans le champ des camras, ils taient relis au plafond par un filin.

    Les rsultats sont plutt loquents. Lorsque les papillons lunes avaient conserv leurs appendices, seulement 34,5 % d'entre eux taient mangs. Dans un certain nombre de cas, les chauves-souris parvenaient leur arracher ces extrmits d'ailes mais les insectes restaient en vie sans tre trop abms. En revanche, lorsque les lpidoptres avaient t privs de leurs "queues", le taux de russite de leurs prdateurs grimpait en flche et passait 81,2 % (et il montait 97,5 % avec les pyrales du groupe tmoin). Les prises de vue montrent que, dans le premier cas, les chiroptres ont tendance passer sous le papillon (voir la vido ci-dessous, extraite de l'tude) tandis que dans le second cas, ils visent davantage le milieu du corps de l'insecte.

    Les appendices du papillon lune semblent donc rellement servir de parade anti-sonar mme si les chercheurs ne sont pas parvenus dterminer exactement la manire dont ils agissent sur l'outil de dtection des chauves-souris : ne font-ils que dporter la cible vers le bas ou bien crent-ils l'illusion de cibles multiples la manire des leurres employs contre les missiles anti-ariens ? L'tude n'a pas permis de trancher. Ses auteurs ont en

    revanche russi dterminer que l'apparition de ces extensions s'est produite de manire indpendante chez plusieurs espces de papillons de nuit, comme par exemple l'africain Eudaemonia troglophylla (photo ci-contre, Expdition Sangha 2010). Les chercheurs ont galement la certitude que l'volution de la forme de l'aile du papillon lune

  • s'est faite sous la pression de la prdation. En effet, ces appendices ne jouent aucun rle dans la reproduction car il n'y a pas de parade nuptiale chez cet insecte, la femelle s'accouplant littralement avec le premier venu. De mme, les appendices ne procurent aucun avantage pour le vol. Il se pourrait mme qu'en raison de leur inertie, ils rduisent la frquence des battements d'ailes. Un handicap qui serait plus que compens par la protection contre les chauves-souris qu'ils apportent.

    Pierre Barthlmy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien l sur Facebook)

    Ce papillon qui se joue du sonar des chauves-souris