Centrafrique - Les Racines de La Violence - Print

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  • Centrafrique : les racines de la violence Rapport Afrique N230 | 21 septembre 2015

    International Crisis Group Headquarters Avenue Louise 149 1050 Brussels, Belgium Tel: +32 2 502 90 38 Fax: +32 2 502 50 38 [email protected]

  • Table des matires

    Synthse .................................................................................................................................... i

    Recommandations .................................................................................................................... iii

    I. Introduction ..................................................................................................................... 1II. Radioscopie des groupes arms centrafricains ................................................................ 3

    A. Les groupes arms ont une histoire ........................................................................... 31. Les anti-balaka : le retour du pass et linstrumentalisation des milices

    dauto-dfense ...................................................................................................... 32. La cooptation des rebelles : le cercle vicieux centrafricain .................................. 7

    B. Des groupes arms entre divisions fratricides et leadership impossible .................. 81. Limplosion de lex-Seleka .................................................................................... 92. Limpossible mergence dun commandement unique de la nbuleuse

    anti-balaka ............................................................................................................ 11C. La structure financire des groupes arms ................................................................ 13

    1. La prdation, but commun des anti-balaka et de lex-Seleka .............................. 142. Le cot humanitaire et politique de la prdation................................................. 16

    III. Des groupes arms aux communauts armes ................................................................ 18A. La logique de la violence communautaire et ses consquences ................................ 18

    1. Une violence par amalgame ................................................................................. 182. Une socit entre mfiance et hostilit ................................................................ 19

    B. Une socit fracture ................................................................................................. 201. La ractualisation du choc historique entre populations dorigines diffrentes . 202. Instrumentalisation politique de la religion ........................................................ 223. Un islam tolr plus quaccept ........................................................................... 234. Jalousies sociales .................................................................................................. 24

    IV. Lutter contre les groupes arms : un changement de mthode simpose ....................... 26A. Du programme de dsarmement la politique de dsarmement ............................. 26

    1. Du DDR au pr-DDR ............................................................................................ 272. Vers une vritable politique de dsarmement ? ................................................... 28

    B. Mesures de contrainte indispensables ...................................................................... 30V. Lutter contre les tensions intercommunautaires en priode lectorale ......................... 32

    A. La protection des communauts : un pralable leur dsarmement ....................... 32B. Raffirmer lgalit des droits des musulmans ......................................................... 32

    Conclusion ................................................................................................................................. 35

    ANNEXES A. Carte des zones dinfluence .............................................................................................. 37 B. Pacte rpublicain .............................................................................................................. 38 C. Principaux groupes arms en RCA ................................................................................... 43 D. A propos de lInternational Crisis Group ........................................................................ 46 E. Rapports et briefings sur lAfrique depuis 2012 .............................................................. 47 F. Conseil dadministration de lInternational Crisis Group ............................................... 49

  • International Crisis Group

    Rapport Afrique N230 21 septembre 2015

    Synthse

    La crise centrafricaine est une crise de longue dure, maille de violences sporadiques sur fond de dsintgration de lEtat, dconomie de survie et de profonds clivages entre groupes socio-ethniques. Alors que les groupes arms (dont les anti-balaka et les ex-Seleka) se caractrisent par leur criminalisation et leur fragmentation, les tensions intercommunautaires ont mis mal lunit nationale et la fabrique sociale centrafri-caine. Malheureusement, la feuille de route de la sortie de crise qui prvoit des lec-tions avant la fin du mois de lanne 2015 nest quune rponse de court terme aux dfis de long terme. Pour viter une solution qui repousse les problmes laprs-lection au lieu de commencer les rsoudre, les autorits de la transition et les par-tenaires internationaux devraient appliquer une vritable politique de dsarmement et raffirmer lappartenance des musulmans centrafricains la nation. Ces actions devraient prcder les lections et non succder aux lections, au risque de faire de ces dernires un jeu somme nulle.

    De par sa gographie et son histoire, la Centrafrique est la jonction de deux rgions et de deux populations : au nord, le Sahel et les populations dleveurs et de commerants majorit musulmane et, au sud, lAfrique centrale et les populations de la savane et du fleuve initialement animistes et maintenant majoritairement chr-tiennes. La prise du pouvoir par la Seleka en mars 2013 a constitu un renversement du paradigme politique centrafricain. Pour la premire fois depuis lindpendance, une force issue des populations musulmanes du nord et de lest du pays sest empa-re du pouvoir. Laffrontement qui a suivi entre Seleka et anti-balaka a engendr de fortes tensions communautaires exacerbes par linstrumentalisation de la religion, des fractures de la socit centrafricaine et des peurs collectives ravivant la mmoire traumatique des razzias esclavagistes de lpoque pr-coloniale.

    Ces tensions communautaires qui ont abouti des tueries et au dpart des musul-mans de louest du pays sont particulirement vives au centre sur la ligne de front entre les groupes arms. Ainsi, le conflit entre ex-Seleka et anti-balaka sest maintenant doubl dun conflit entre communauts armes. Dans les zones o les affrontements communautaires sont rcurrents, le lien entre groupes arms et communauts est troit : les combattants de lex-Seleka apparaissent comme les protecteurs des com-munauts musulmanes et les anti-balaka comme les protecteurs des communauts chrtiennes. Dans dautres rgions du pays en revanche, les populations prennent leur distance avec les groupes arms.

    Lapproche actuelle du dsarmement des groupes arms, formalise par laccord sign lors du forum de Bangui en mai dernier, sous-estime la dimension communau-taire de la violence ainsi que la criminalisation et la fragmentation des groupes arms. A louest du pays, faute dennemis aprs la fuite des combattants de lex-Seleka et des musulmans, la nbuleuse de groupes arms locaux communment dnomme anti-balaka nest parvenue se structurer ni militairement, ni politiquement : elle constitue maintenant une menace criminelle qui pse sur les populations locales. Lex-coalition de la Seleka a implos en plusieurs mouvements dont les affrontements sont motivs par des rivalits de direction, des querelles financires et des dsaccords sur la strat-gie adopter vis--vis du gouvernement de transition et des forces internationales. La

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    dynamique de criminalisation et de dstructuration des groupes arms est un obs-tacle toute ngociation avec eux.

    Dans ce contexte, lorganisation prcipite dlections ressemble fort une fuite en avant qui prsente de nombreux risques : exacerber les tensions intercommunau-taires existantes, clipser lindispensable travail de reconstruction du pays et repor-ter aux calendes grecques la solution de problmes urgents comme le dsarmement des miliciens et des communauts.

    En Centrafrique, les dfis relever pour les autorits de la transition et les parte-naires internationaux imposent de remplacer le programme de dsarmement par une politique de dsarmement qui ne concerne pas uniquement les miliciens mais aussi les communauts et qui comporte des opportunits relles et des sanctions effectives. Cela suppose de conserver une capacit de contrainte sur les groupes arms, cest--dire, entre autres, de revoir le calendrier de dpart de la force franaise Sangaris et de rduire les capacits de financement des groupes arms. Cette politique permettra de rduire lattractivit de lconomie milicienne pour la jeunesse centrafricaine.

    Il faut aussi viter que le processus lectoral ne jette de lhuile sur le feu. A ce titre, les autorits en place devraient raffirmer lgalit des droits des musulmans en les enregistrant en tant qulecteurs, en dmontrant lintrt du gouvernement pour les populations du nord-est et en diversifiant le recrutement de la fonction publique. Les partenaires internationaux de la Centrafrique et les autorits de transition qui ont le regard braqu sur le processus lectoral devraient prendre en compte ces enjeux dans leur stratgie de sortie de crise pour viter des lendemains dlections difficiles dans un pays qui nest aujourdhui plus quun territoire.

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    Recommandations

    Pour lancer le processus de dsarmement des combattants et des communauts armes avant dappeler les Centrafricains voter

    Au gouvernement centrafricain, aux Nations unies et aux bailleurs de la Rpublique centrafricaine :

    1. Mettre en uvre une politique de dsarmement qui fournit des opportunits de rinsertion relles et durables en :

    a) Finanant et tendant les chantiers haute intensit de main duvre et en compltant ces chantiers par des programmes de formation professionnelle ;

    b) Adossant les programmes de dmobilisation, dsarmement et rinsertion (DDR), et de rduction de la violence communautaire aux projets de recons-truction et de dveloppement de la Banque mondiale et de lUnion europenne ;

    c) Crant des emplois aids ou des stages au sein des entreprises du Groupe-ment interprofessionnel de la Centrafrique pour les jeunes ayant bnfici des formations.

    2. Rendre le DDR crdible en :

    a) Ouvrant le DDR aux combattants des groupes arms non signataires, en ta-blissant strictement la remise darmes de guerre en tat de fonctionner comme condition daccs au programme et en prvoyant des phases de regroupement trs courtes sans distribution dargent lors de la dmobilisation ;

    b) Confiant lexcution financire du programme de DDR aux internationaux et non au gouvernement centrafricain.

    A la Minusca et la France :

    3. Reprendre le contrle des principaux sites de production dor et de diamants en dployant des forces internationales et des fonctionnaires centrafricains et re-lancer le mcanisme de certification du processus de Kimberley pour les diamants provenant de ces zones sous contrle. Par ailleurs, une cellule de lutte contre les trafics de diamants, or et ivoire, ainsi que le braconnage militaris devrait tre intgre la Minusca.

    4. Revoir le calendrier de dpart de la mission franaise Sangaris afin de conser-ver une forte capacit de pression militaire sur les groupes arms et les inciter dsarmer.

    5. Arrter les chefs de milices qui refusent de dsarmer.

    Aux autorits de transition :

    6. Dans le cadre du rfrendum sur la constitution, inclure une question portant sur la possibilit que les chefs de groupes arms puissent tre coopts ou pas dans ladministration, et puissent se prsenter ou pas aux prochaines lections.

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    Aux Nations unies, aux bailleurs de la Rpublique centrafricaine, et aux autorits centrafricaines :

    7. Scuriser les communauts et procder leur dsarmement en :

    a) Prenant en compte la diversit communautaire dans la slection et la forma-tion des futures forces de scurit ;

    b) Dployant des units de gendarmerie et de police professionnelles reprsen-tatives des diffrentes communauts dans les zones o les tensions commu-nautaires demeurent vives ;

    c) Augmentant les capacits de maintien de lordre de la Minusca dans les villes o les tensions intercommunautaires sont fortes afin dviter que les mani-festations populaires ne drapent ;

    d) Multipliant les relais communautaires et faire des campagnes de sensibilisa-tion pour le dsarmement communautaire.

    Pour rduire la fracture communautaire avant dappeler les Centrafricains voter

    Aux autorits de la transition :

    8. Combler le dficit de reprsentation des minorits musulmanes en diversifiant le recrutement dans ladministration sur des bases gographiques et communau-taires mais refuser les politiques de quotas confessionnels.

    9. Renouer le dialogue avec les populations du nord-est du pays en multipliant les voyages dans cette rgion et symboliquement y organiser la prochaine fte natio-nale le 1er dcembre.

    A lAutorit nationale des lections et au Haut-commissariat des Nations unies aux rfugis :

    10. Favoriser des lections inclusives en sassurant que les Centrafricains musulmans dans les camps de rfugis soient enregistrs comme lecteurs et que la proc-dure denregistrement puisse tre observe par les organisations de la socit civile et les partis politiques.

    Nairobi/Bruxelles, 21 septembre 2015

  • International Crisis Group

    Rapport Afrique N230 21 septembre 2015

    Centrafrique : les racines de la violence

    I. Introduction

    En mars 2013, la prise de pouvoir par lex-Seleka a t la touche finale de leffondre-ment aussi progressif quinluctable de lEtat centrafricain.1 Ce faisant, elle a plong le pays dans une crise qui sannonce longue. En effet, jamais depuis lindpendance, la Centrafrique navait connu un tel dferlement de violences collectives. La logique des putschs a t supplante par une ambiance de guerre civile caractrise par la disparition pure et simple des structures tatiques, une conomie de survie et un conflit intercommunautaire qui a de facto divis le pays en deux. La partie occiden-tale de la Centrafrique a t le thtre dune vritable perscution des musulmans par les milices anti-balaka qui a conduit leur dpart forc, un dsir de vengeance et lmergence de discours de partition lest du pays. Depuis le dbut de lanne 2015, la routinisation du conflit se traduit par des reprsailles meurtrires entre com-munauts, des enclaves musulmanes louest du pays, la constitution dune zone de frictions au centre du pays et le dveloppement dun banditisme chronique. Par ail-leurs, la communautarisation du conflit a raviv la question de lautochtonie,2 en dsignant les musulmans comme des trangers et a rvl les fractures profondes de la socit centrafricaine qui sexpriment en termes religieux mais ne se rduisent pas une querelle religieuse.

    Face aux fortes tensions communautaires et la remise en cause de la cohsion nationale, le forum de Bangui, organis en mai 2015, avait pour ambition dtre la premire tape dun vritable processus de rconciliation. Sil a permis denvoyer un signal positif de rassemblement en invitant dbattre plus de 600 participants originaires de lensemble des prfectures du pays et dobdiences religieuses diff-rentes, une partie des recommandations qui en dcoulent risquent fort dtre des pro-messes sans lendemain.3 Ainsi, laccord sur le programme de dsarmement, dmobi-lisation et rintgration (DDR) est rejet par plusieurs groupes arms et le Pacte rpublicain qui pose les principes dun nouveau rgime ressemble un catalogue de bonnes intentions.4

    Ce rapport est le rsultat de recherches menes en Centrafrique, au Kenya, au Tchad, en France, Bruxelles et aux Etats-Unis. Il analyse la crise centrafricaine travers ses deux acteurs principaux (les groupes arms et les communauts armes) et dcrit la mcanique complexe de la communautarisation du conflit. Alors que la

    1 Rapports Afrique de Crisis Group N136, Rpublique centrafricaine : anatomie dun Etat fantme, 13 dcembre 2007 et N203, Rpublique centrafricaine : les urgences de la transition, 11 juin 2013. 2 En anthropologie, une population est dite autochtone si sa prsence dans un lieu dtermin est avre depuis trs longtemps. Sur le rapport des Centrafricains lautochtonie , lire Andrea Ce-riana Mayneri, La Centrafrique, de la rbellion Seleka aux groupes anti-balaka (2012-2014) : usages de la violence, schme perscutif et traitement mdiatique du conflit , Politique africaine, 2014, n134, pp. 179-193. 3 Voir les conclusions du Rapport Gnral du Forum national de Bangui , Rpublique centrafri-caine, Bangui, mai 2015. 4 Pour le Pacte rpublicain, voir annexe B.

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    frontire entre la guerre et la paix semble durablement brouille en Rpublique cen-trafricaine (RCA), ce rapport propose un changement de mthode pour neutraliser ces groupes arms et viter un accroissement des tensions intercommunautaires lors du processus lectoral.5

    5 Les questions de justice transitionnelle et de rconciliation ne sont pas traites dans ce rapport mais elles seront le sujet du prochain. Une carte en annexe permet de situer les diffrentes villes et rgions mentionnes dans ce rapport et un glossaire permet didentifier les acronymes utiliss, voir annexe A et C.

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    II. Radioscopie des groupes arms centrafricains

    A. Les groupes arms ont une histoire

    En Rpublique centrafricaine (RCA), les frontires entre les groupes arms, le bandi-tisme, les milices dauto-dfense et mme parfois les forces armes nationales sont permables. Pourtant, au-del de lopportunisme viscral de leurs dirigeants dont certains sont passs matres dans lart de la reconversion, ces groupes ont une his-toire qui renvoie la marginalisation des populations rurales, ainsi qu une certaine tradition dauto-dfense et de rsistance.6

    1. Les anti-balaka : le retour du pass et linstrumentalisation des milices dauto-dfense

    Lapparition des anti-balaka sinscrit dans une longue tradition de rsistance des groupes ethniques gbaya, banda, mandjia et mboum qui se sont solidariss dans le cadre de mouvements insurrectionnels.7 Ds la fin du 19me sicle, les Gbaya se sont opposs la mission Fourneau alors que les Mandjia se soulevaient contre la mission Maistre pour dnoncer limpt de capitation et le portage imposs par la puissance coloniale.8 En 1928, la suite du meurtre du chef Barka Nganombey et afin de sop-poser aux travaux forcs imposs par les colons, des populations dorigines ethniques diverses se rvoltaient et leur soulvement la guerre du manche de houe de-venait le symbole de la rsistance anti-coloniale en Afrique centrale. A lpoque, plus de 50 000 Centrafricains se mobilisrent contre ladministration coloniale. Finale-ment, deux ans plus tard, cette insurrection fut mate dans le sang.9

    Dautres pisodes de lhistoire illustrent cette culture de rsistance chez les popu-lations de louest de la RCA. A plusieurs reprises au cours du 19me et au dbut du 20me sicle, les Gbaya, les Mboum ou les Banda se sont allis pour repousser leurs ennemis, lpoque des esclavagistes musulmans peul bien mieux arms. Nanmoins, ces alliances se sont parfois fissures et certains groupes gbaya ont pass des accords avec les Peul pour organiser eux-mmes la traite des esclaves.10

    6 Voir la liste non exhaustive des groupes arms en RCA en annexe C. 7 En RCA, les Gbaya sont principalement installs louest du pays. Dans les rgions du nord- ouest avec des reliefs, les Gbaya sont appels Gbaya kara, qui signifie Gbaya den haut . Les Gbaya bokoto occupent le sud-ouest vers Carnot et Berberati et on trouve des Gbaya bohoro vers Bossan-goa. Certaines de ces ethnies ne se reconnaissent cependant plus comme Gbaya, linstar des Mandjia, qui ont uniquement conserv lidentit de leur groupe ethnique spcifique. Aucun lien nunit ces tribus, sinon une langue et des origines communes. Plusieurs tribus se sont mme oppo-ses lors daffrontements rguliers comme ce fut le cas en 1903 avec la guerre entre les Gbaya de Bouar et les Gbaya de Bozoum. Pour plus dinformations sur les Gbaya, les Mandjia et les Mboum, lire Pierre Kalck, Histoire de la Rpublique centrafricaine (Paris, 1977); Pierre Vidal, Tazunu, Nana-Mod, Toala ou: de larchologie des cultures africaines et centrafricaines et de leur histoire ancienne, (Bangui 1982); Paulette Roulon-Doko, Conception de lespace et du temps chez les Gbaya de Centrafrique, (Paris, 1996). 8 Voir Marc Lavergne, Rsoudre un conflit sans en chercher les causes ? La RCA entre imposture et amnsie , Journal International de Victimologie (2014), p. 4-12. 9 La guerre du manche de houe a t nomme ainsi en rfrence au bton de commandement des dirigeants de linsurrection. Voir Nzabakomada-Yakoma, Raphal, LAfrique centrale insurge. La guerre du Kongo-wara 1928-1931, (Paris, 1986). 10 Au Cameroun et en RCA, plusieurs groupes gbaya ont t convertis lislam et certains se sont associs aux Peul pour mener des razzias lexemple des Gbaya Bowe-Ndoi de Bocaranga. Lire

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    Cette tradition dauto-dfense sest perptre jusqu nos jours travers des mi-lices villageoises dauto-dfense. Dans les annes 1980 et 1990, larme franaise qui menait des oprations contre les coupeurs de route (les zarginas)11 rencontrait sou-vent ces milices villageoises.12

    Linstrumentalisation politique des groupes dauto-dfense

    Les groupes dauto-dfense ruraux ont souvent t rcuprs pour servir de bras arms aux hommes politiques. A louest du pays, de nombreux combattants anti-balaka ont appartenu par le pass des milices dauto-dfense villageoises. Utilises par Franois Boziz, prsident de la RCA entre 2003 et 2013, dans sa lutte contre les coupeurs de route (zarginas) et pour contenir lArme populaire pour la restauration de la dmocratie (APRD), certaines de ces milices avaient dj reu des munitions livres par des autorits des villes de Bossangoa, Bozoum et Bocaranga.13

    De mme, les archers mbororo, majoritairement Woodabe,14 qui staient regrou-ps au dbut des annes 1990 pour dfendre leurs troupeaux et lutter contre les prises dotages perptres par les zarginas, ont t utiliss par lancien prsident Ange-Flix Patass lorsquil tait au pouvoir entre 1993 et 2003. Aprs avoir dot ces archers mbororo de vhicules, les autorits leur confiaient des oprations avec des ordres de mission dment signs.

    En zone urbaine, les milices de jeunes sont une force de frappe aisment mobili-sable par le pouvoir. Patass avait arm les milices Karako, Sarawi et Balawa dans les quartiers nord de Bangui o vivent de nombreux Gbaya, Sara, Mandjia et Mboum pour mener des offensives sur les quartiers sud habits majoritairement par les Ban-ziri et les Yakoma, lethnie de son ennemi et prdcesseur Andr Kolingba. Fin 2001, aprs avoir t relev de ses fonctions de chef dtat-major de larme centrafricaine par Patass, Franois Boziz avait lui aussi arm des milices de jeunes dans les quar-tiers nord de Bangui Boy Rabe, Fouh et Gobongo.15

    Franois Boziz et son entourage se sont appuys sur cette tradition de rsistance populaire pour mobiliser la population contre ceux quils prsentaient alors comme lennemi extrieur . Dans son discours prononc en sango le 28 dcembre 2012, lancien prsident exhorte les Centrafricains rsister et leur demande dtre leurs

    Alain Degras, Akotara, un triptyque consacr aux Gbayas du nord-ouest centrafricain , Bouar, aot 2012. 11 Le nom zargina ou zaraguina pourrait venir du mot zarg qui en arabe tchadien voque un tissu bleu indigo sombre. Voir Christian Seignobos, La question Mbororo. Rfugis de la RCA au Ca-meroun , Haut-commissariat aux rfugis des Nations unies (HCR), Service de coopration et daction culturelle franais (SCAC), IRD Paris/Yaound, 2008. Le phnomne zargina aurait pris forme dans les annes 1980 en RCA et trs peu de temps aprs au Cameroun. Ces groupes de cou-peurs de routes seraient trs htroclites : certains seraient danciens militaires reconvertis dans le banditisme, dautres danciens leveurs dchus de leurs troupeaux ou encore des villageois trans-forms en brigands. Guy-Florent Ankoguy Mpoko, Kedeu Passingring, Boniface Ganota, Kedekoy Tigague, Inscurit, mobilit et migrations des leveurs dans les savanes dAfrique centrale , Cirad, fvrier 2010. Entretien de Crisis Group, ex-dirigeant de lAPRD, Paoua, aot 2015. 12 Entretien de Crisis Group, ancien militaire franais, Bangui, aot 2015. 13 Ibid. 14 Sur les diffrentes fractions mbororo, lire Christian Seignobos, Quel avenir pour les Mboro-ro ? , Journal de lIRD, no. 47, novembre-dcembre 2008. 15 Boziz tait suspect davoir coordonn la tentative de coup dEtat avorte du 28 mai 2001. Son licenciement par Patass a t suivi dune srie daffrontements Bangui. Le Gnral Boziz an-nonce ne plus tre autoris parler la presse , Agence France-Presse (AFP), 29 octobre 2015.

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    propres vigiles, de sortir les flches et les machettes pour dfendre leurs localits .16 La distribution de machettes Bangui a rconcili les actes et la parole.17 Il sest en-suite appuy sur la milice Cocora, sorte danti-balaka urbains, cre et dirige par Lvi Yaket pour mener des attaques contre la Seleka et les musulmans.18

    Hier comme aujourdhui, le quartier de Boy Rabe demeure un bastion anti-balaka acquis Franois Boziz comme la rcemment dmontr la libration muscle du secrtaire gnral de son parti par ses militants.19 Dsign par son parti, le Kwa na Kwa, comme candidat aux prochaines lections prsidentielles, lancien prsident Franois Boziz, aujourdhui exil en Ouganda et sous le coup dun mandat darrt mis par les autorits centrafricaines, pourrait mobiliser nouveau la jeunesse des quartiers nord de Bangui pour perturber le processus lectoral.

    La Seleka : darfourisation du nord-est et recyclage des combattants

    Lmergence de la Seleka en 2012 au nord-est de la RCA est le rsultat dun processus dabandon des populations de cette rgion et dabsorption de la zone dans lorbite du Tchad et du Soudan. Lincapacit de lEtat centrafricain agir dans les marges de son territoire, autrement que par la rpression aveugle ou parfois par la sous-traitance de sa mission rgalienne de scurit aux groupes arms, a fait du nord-est du pays un incubateur de groupes rebelles.

    Les populations de la Vakaga parlent trs peu sango, la langue nationale, et entre-tiennent des liens culturels, ethniques et conomiques plus importants avec le sud du Darfour et lest du Tchad quavec la capitale Bangui. Les rgions de la Vakaga et de Bamingui-Bangoran sont orientes vers Abch, au Tchad et Nyala, au sud du Darfour, deux siges de pouvoirs traditionnels auxquels les chefs locaux du nord-est centrafricains prtent historiquement allgeance.20 Coupe du reste de la RCA plu-sieurs mois de lanne en raison de la saison des pluies et de labsence de routes goudronnes, la rgion de la Vakaga est en revanche traverse trs rgulirement par les transhumants et braconniers soudanais et entretient des relations commerciales importantes avec Nyala, le centre conomique du sud Darfour. A ce titre, la monnaie utilise Birao, la capitale de la Vakaga, est la monnaie soudanaise.

    Ces rgions ont depuis des dcennies abrit des groupes arms, et notamment des rebelles tchadiens et soudanais. Avant que ne sopre un rapprochement entre le Soudan et le Tchad en 2009, le Soudan avait pris lhabitude de soutenir les groupes rebelles tchadiens dont certains, comme le Front uni pour le changement (FUC), avaient install leurs bases-arrires dans le nord-est du pays. Par ailleurs, pendant la seconde guerre civile entre le nord et lactuel Sud Soudan, de nombreux soldats de larme de libration du peuple soudanais (SPLA) avaient fui en RCA. Certains dentre 16 Emmanuel Chauvin et Christian Seignobos, Limbroglio centrafricain, Etat, rebelles et ban-dits , op. cit. 17 Voir le briefing Afrique de Crisis Group N96, Centrafrique : lintervention de la dernire chance, 2 dcembre 2013. 18 La Cocora, coalition citoyenne dopposition aux rbellions armes, est une milice de jeunes cre pour lutter contre la Seleka et pour protger le rgime de lancien prsident Boziz. Son chef Lvy Yakete est dcd dans un accident de voiture en France en 2014. Il tait plac sur la liste du comit des sanctions des Nations unies (ONU) pour avoir organis la distribution de machettes aux jeunes miliciens. Centrafrique, personnalits sanctionnes, les raisons dun choix , Radio France inter-nationale (RFI), 10 mai 2014. 19 Centrafrique : Bertin Ba libr de force par les partisans du KNK , Rseau des journalistes pour les droits de lhomme, 20 aot 2015. 20 Voir le rapport de Crisis Group, Rpublique centrafricaine : anatomie dun Etat fantme, op. cit.

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    eux seraient toujours dans les camps de rfugis de Mboki au sud-est de la RCA. Enfin, les marchs darmes dont celui dAm Dafok la frontire avec le Darfour ont assur lapprovisionnement des combattants des groupes centrafricains du nord-est.21

    La rbellion de lex-Seleka22 a galement prospr sur les mcontentements des populations et des commerants du nord-est. Ainsi, la suite dune anne marque par de nombreuses exactions commises par les transhumants soudanais et le meurtre en 2002 de Yaya Ramadan, un important chef gula, les autorits soudanaises et cen-trafricaines sont parvenues un accord en mars 2003 qui prvoyait des compen-sations pour les populations gula de la Vakaga et ldification dun monument la mmoire du chef tu. Cet accord ne sest jamais matrialis et les populations gula ont souponn les gouvernants centrafricains de lpoque davoir conserv largent vers par les autorits soudanaises.

    En 2006, cette rancur est devenue rancune lorsque la garde prsidentielle de Boziz, dans sa lutte contre les groupes rebelles tchadiens, sen est prise trs bruta-lement aux populations civiles gula, perues comme complices. Certains habitants de la Vakaga conservent depuis des ressentiments profonds vis--vis du gouverne-ment.23 Les collecteurs de diamants spolis lors de lopration Closing Gate en 2008 sont venus se joindre au consortium des mcontents et comptent parmi les premiers soutiens de la Seleka.24

    Le recyclage des combattants

    Les combattants de lex-Seleka et leurs chefs ont derrire eux une longue carrire de rebelles. Se recyclant de mouvement en mouvement, ils nont ainsi jamais vraiment abandonn les armes ces dernires annes, et font depuis longtemps partie du pay-sage politico-scuritaire centrafricain. Cre en 2006, lUnion des forces dmocra-tiques pour le rassemblement (UFDR), un des piliers de la coalition de lex-Seleka, est elle-mme une coalition de diffrents groupes arms qui lui prexistaient : le Groupe-ment daction patriotique de libration de la Centrafrique (GAPLC) de Michel Djotodia, le Front dmocratique centrafricain (FDC) dirig par Hassan Justin, un ancien membre de la garde prsidentielle de Patass, et le Mouvement des librateurs centrafricains pour la justice dAbakar Sabone (MLCJ).

    Ltude des profils des commandants rvle que beaucoup dentre eux appels les ex-librateurs ont t danciens compagnons de route de Boziz et lont aid prendre le pouvoir en 2003.25 Ainsi, linstar dAbakar Sabone, de Nourredine Adam

    21 Mapping conflict motives: the Central African Republic , International Peace Information Ser-vice (IPIS), Anvers, novembre 2014. Le trafic darmes a toujours t important lest de la RCA. Pendant la colonisation, les autorits administratives vendaient dj des armes en quantits impor-tantes aux sultans comme Bangassou. Jean Cantournet, Des affaires et des hommes: noirs et blancs, commerants et fonctionnaires dans lOubangui du dbut du sicle, Vol 10, Recherches ouban-guiennes (Paris, 1991). 22 Ce rapport parle de la Seleka quand il se rfre ses actions passes et de lex-Seleka quand il se rfre la situation actuelle de ses anciens membres. La Seleka a t officiellement dissoute par Michel Djotodia en 2013. 23 Etat danarchie, rbellions et exactions contre la population civile, Human Rights Watch (HRW), septembre 2007. 24 Rapport Afrique de Crisis Group N167, De dangereuses petites pierres : les diamants en Rpu-blique centrafricaine, 16 dcembre 2010. 25 Librateurs est le nom donn aux centaines de rebelles qui ont aid Boziz accder au pou-voir en 2003. On retrouve parmi eux des anciens membres de larme centrafricaine qui avaient dsert mais aussi de nombreux tchadiens, anciens militaires ou combattants, qui ont soutenu le

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    et de bien dautres, Al Khatim qui gre toute la zone nord-centre du pays a fait partie en 2003 des ex-librateurs . A lpoque, dans lincapacit de payer les combattants qui lavaient port au pouvoir et de les intgrer tous dans sa garde prsidentielle, Franois Boziz leur avait offert quelques positions officielles.26 Se considrant tra-his, beaucoup sont retourns ou se sont recycls dans le banditisme rural et leur res-sentiment contre Boziz nest pas tranger leur participation lex-Seleka.27

    Dautres seigneurs de guerre de lex-Seleka proviennent dautres groupes arms bien connus, comme Ali Darassa, aujourdhui la tte de lUnit pour la Centrafrique (UPC), et longtemps le bras droit de Baba Ladd, rebelle tchadien et leader du Front populaire pour le redressement (FPR) depuis 1998.28 De mme, les miliciens de Rvo-lution et justice (RJ), un groupe arm apparu en 2013 dans la rgion de Paoua, sont pour beaucoup des miliciens de lex-APRD29 qui avaient bnfici dun an de DDR en 2012 et avaient alors jur sur la Bible quils ne reprendraient pas les armes.30

    2. La cooptation des rebelles : le cercle vicieux centrafricain La persistance de ces rbellions est aussi le rsultat dune politique de prime la violence qui avantage les entrepreneurs dinscurit au dtriment des partis tradi-tionnels.

    Ainsi, dans un pays rompu aux coups dEtat, la cration dun groupe arm assure souvent leurs dirigeants une place sur lchiquier politique.31 Aprs les mutineries de 1996,32 le protocole daccord politique faisait une place aux reprsentants des mu-tins dans le gouvernement. Les accords de Syrte et de Libreville 1 et 2 prvoyaient la nomination des rebelles dans ladministration et au gouvernement.33 Or, ces poli-

    putsch de Boziz avec laval dIdriss Dby, le prsident tchadien. Voir Etat danarchie, rbellions et exactions contre la population civile, HRW, op. cit. 26 Le colonel Marabout et le colonel Ramadan deviennent conseillers au ministre de la Dfense. Envahissants librateurs , Jeune Afrique, 26 avril 2004. 27 Boziz na pas su grer ses ex-librateurs . Propos recueillis lors dun entretien de Crisis Group, ancien Premier ministre, Bangui, aot 2015. 28 Baba Ladd, un rebelle tchadien, a dirig le FPR, un groupe arm n en 1998 qui a commis de nombreuses exactions dans les rgions centrafricaines de la Ouaka, Nana-Grbizi et lOuham. D-nonant la marginalisation des leveurs peul, Baba Ladd a protg de nombreux leveurs mais en a rackett bien dautres. En septembre 2012, larme centrafricaine et les troupes tchadiennes ont men des oprations contre le FPR forant Baba Ladd la reddition et sen sont pris des popula-tions peul prsumes complices du mouvement. De nombreux Peul ont pri lors de ces oprations. Baba Ladd est actuellement emprisonn au Tchad. Entretiens de Crisis Group, chercheur, Bangui, 5 octobre 2014 ; membre de ladministration, NDjamna, mai 2015. 29 La milice de lAPRD est ne de la lutte des populations locales contre les coupeurs de route (les zarginas) et les leveurs transhumants en provenance du Tchad. 30 Trois des principaux commandants de Rvolution et justice sont des anciens combattants de lAPRD (Luther, Bilonga et Jean-Bernard). Entretiens de Crisis Group, membre de la socit civile et ancien dirigeant de lAPRD, Paoua, aot 2015. 31 Andreas Mehler, Rebels and parties : the impact of armed insurgency on representation in the Central African Republic , Journal of Modern African Studies, vol. 49, n 1, (2011), p. 115-139. 32 Pour plus de dtails sur les mutineries de 1996 et 1997, voir Jean-Paul Ngoupand, Chronique de la crise centrafricaine 1996-1997, le syndrome Barracuda (Paris, 1997), p. 21-72. 33 Laccord de Syrte sign en 2007 par le FDPC et lUFDR sous la mdiation de Kadhafi prvoyait larrt des violences, le cantonnement et le dsarmement des groupes mentionns et la participa-tion des dirigeants de ces groupes la gestion des affaires dEtat. Pour plus dinformations sur les accords de Libreville 1 et 2, voir le rapport Afrique de Crisis Group N203, Rpublique centrafri-caine : les urgences de la transition, 11 juin 2013.

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    tiques de cooptation ont au mieux permis dacheter une paix temporaire car elles ne profitent quaux chefs des groupes arms. Dans ce jeu opportuniste dintgration des entrepreneurs dinscurit, les revendications des communauts et des miliciens qui en sont issus sont vite oublies. Ainsi la suite de laccord global de paix de Libreville en 2008, lUFDR a obtenu des postes au gouvernement et dans ladministration, mais aucun programme de dveloppement au nord-est du pays na t mis en uvre et les promesses du Dialogue politique inclusif sur le programme DDR pour les combat-tants du nord-est de la RCA nont jamais t tenues.34

    De mme, bien quAbdulaye Miskine,35 le chef du Front dmocratique pour le peuple centrafricain (FDPC), ait sign laccord de Syrte sous la mdiation de Kadhafi en 2007, rejoint laccord global de paix de Libreville de 2008, et sign laccord de Libreville sur la rsolution de la crise en RCA en 2013, son groupe arm na jamais cess de commettre des crimes.36 En novembre 2014, le FDPC a mme obtenu la libration de son chef dtenu au Cameroun en kidnappant un prtre polonais, des citoyens camerounais et centrafricains.37

    Laccession aux responsabilits politiques des chefs de file des groupes arms se traduit gnralement par des tensions internes : les combattants reprochent leurs anciens chefs de ne pas redistribuer les dividendes de la victoire et de trahir leur cause . Ainsi, de nombreux chefs anti-balaka reprochent Patrick Ngaissona, coor-donnateur des anti-balaka, davoir conserv largent distribu au forum de Brazza-ville en juillet 2014 pour lui-mme.38 Certains dirigeants du groupe Rvolution et justice (ni ex-Seleka, ni anti-balaka), reprocheraient galement leur chef, Armel Sayo devenu ministre dans le gouvernement de transition, de ne pas faire profiter ses anciens frres darmes des revenus tirs de sa nouvelle fonction.39 Lopportu-nisme politique et financier bien connu des chefs de milice en Rpublique centrafri-caine se traduit par un faible degr de confiance entre eux et leurs combattants.

    B. Des groupes arms entre divisions fratricides et leadership impossible

    Labsence dinterlocuteurs fiables au sein des groupes arms et leur fragmentation sont les difficults majeures auxquelles sont confrontes les autorits centrafricaines et les forces de maintien de la paix pour rsoudre cette crise. Conscientes de ce pro-blme, ces dernires ont parfois encourag certains groupes arms se structurer en vain.40 Cette situation renvoie la sociologie et lconomie politique des groupes

    34 Ibid. 35 Entre 2001 et 2003, Abdulaye Miskine tait la tte de lUnit de la scurit prsidentielle de Patass (USP). Il quitte Bangui et entre en rbellion au moment de la prise de pouvoir de Franois Boziz en 2003. 36 Depuis le dbut de la crise, le FDPC maraude la frontire centrafricano-camerounaise au point que la Mission multidimensionnelle intgre des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) a organis en juin des oprations contre certaines de ses bases. Nanmoins, le chef du mouvement Abdulaye Miskine dment toute implication de ses hommes dans les attaques louest. Entretien tlphonique de Crisis Group, expert en scurit, Bangui, juin 2015. RCA : Je nai pas peur, lentretien exclusif avec le chef rebelle Abdoulaye Miskine , Alwihda Info, 25 juillet 2015. 37 Centrafrique : libration dAbdulaye Miskine contre otages: les arrangements de limpunit , Fdration Internationale des ligues des Droits de lHomme (FIDH), 8 dcembre 2014. 38 Entretien de Crisis Group, chef anti-balaka, Bangui, fvrier 2015. 39 Entretien de Crisis Group, membre de lAPRD, Paoua, fvrier 2015. 40 Les forces franaises et les Nations unies ont prt assistance pour lorganisation du congrs de lex-Seleka Ndl en mai 2014. Entretien de Crisis Group, diplomate, Bangui, fvrier 2015.

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    arms qui se fragmentent en une multitude dintrts particuliers, vouant lchec les tentatives de ngociation.

    1. Limplosion de lex-Seleka Les divisions au sein de lex-Seleka lont empche de grer le pouvoir aprs la prise de Bangui en mars 2013. Depuis que Djotodia a quitt le pouvoir en janvier 2014, la coalition sest disloque en plusieurs mouvements rivaux : lUnion pour la paix en Centrafrique (UPC) dirig par Ali Darassa, le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC) dirig par Nourredine Adam et soutenu par Djotodia,41 le Rassemblement patriotique pour la renaissance de la Centrafrique (RPRC) de Djono Ahaba et Zacharia Damane, la Seleka rnove pour la paix et la justice de Moussa Dhaffane et le Mouvement patriotique pour la Centrafrique (MPC).42 Limplosion de lex-Seleka relve la fois de divisions ethniques, de rivalits de commandement, de querelles financires et de dsaccords sur la stratgie adopter vis--vis du pouvoir central.

    Le FPRC et le RPRC sont composs la fois de Gula, majoritaires, mais aussi de Runga et de populations arabes. Leur division repose sur des considrations politiques et conomiques et oppose ceux qui restent fidles lancien prsident putschiste Djotodia et qui constituent laile dure de lex-Seleka aux partisans dun dialogue avec les forces internationales et le gouvernement de transition. Ces oppositions au sein de lex-Seleka ne sont pas nouvelles. Au sortir de la confrence de Brazzaville en juil-let 2014, la dlgation de la Seleka dirige par Dhaffane, aujourdhui le chef de la Seleka rnove, avait t dsavoue par Nourredine Adam et Michel Djotodia pour avoir sign un accord de cessez-le-feu avec les anti-balaka, sous la mdiation du pr-sident Denis Sassou Nguesso et en prsence des autorits de transition.

    Ces divisions se sont accrues en mars et avril 2015, lorsque le FPRC a particip aux ngociations de Nairobi inities par le mdiateur de la crise centrafricaine, Sas-sou Nguesso avec le soutien des autorits kenyanes, et rejetes par peu prs tout le monde.43 Ces oppositions se traduisent galement par la prsence au forum de Ban-gui en mai 2015 de cadres du RPRC et de lUPC et par le rejet de laccord de DDR par le FPRC de Nourredine Adam.44

    Contrairement au FPRC et au RPRC, la dimension ethnique est bien plus prgnante au sein de lUPC, majoritairement compose de combattants peul.45 Ali Darassa est

    41 Communiqu final de la premire assemble gnrale des cadres politiques du FPRC tenu Birao, 10 juillet 2014. 42 Dernier groupe merger de limplosion de la Seleka, le MPC a t cr en juillet 2015 et ras-semble les hommes de Mahamat Al Khatim. Voir annexe C sur les groupes arms. 43 Ces ngociations entre les ailes dures des anti-balaka et de lex-Seleka se sont soldes la fois par un accord entre les groupes arms et par une dclaration dengagement signe par les anciens pr-sidents Boziz et Djotodia dans laquelle ils disent adhrer laccord de Brazzaville et la feuille de route de la transition. Accord de Nairobi sur le cessez-le-feu et la cessation des hostilits entre les ex-Seleka (FPRC) et les anti-balaka de la RCA , Nairobi, 8 avril 2015. 44 Interrog sur labsence des autres factions de lex-Seleka Nairobi, un membre haut plac du FPRC nous confiait les gens du RPRC sont des tratres et ils ne reprsentent rien . Entretien de Crisis Group, chef du FPRC, Nairobi, avril 2015. 45 Certainement une des communauts les plus affectes par le conflit, de nombreux jeunes Peul ont leur tour bascul dans la violence et se rendent coupables de trs nombreuses attaques de vil-lages au nord-ouest et au centre de la RCA. Les attaques des Peul arms sont souvent trs violentes et consistent brler les villages comme ce fut trs souvent le cas sur laxe Batangafo-Bouca en

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    lui-mme un ancien dirigeant du FPR de Baba Ladd dont le discours politique tait articul autour de la dfense des leveurs peul. Personnage important au sein de lex-Seleka, Ali Darassa aurait rejoint Bambari en 2014 la demande de nombreux Peul qui se disaient racketts la fois par les anti-balaka mais aussi par les hommes de lex-Seleka et a alors dcid de crer lUPC. Srigeant en protecteur des popula-tions peul, il aurait arm de nombreux leveurs qui ont leur tour commis leur lot dexactions.46

    Enfin, un des plus importants facteurs de fragmentation de lex-Seleka concerne les luttes intestines pour le contrle des ressources. Les nombreux affrontements opposant les hommes de Joseph Zoundeko ceux dAli Darassa pour le contrle des barrages routiers et du commerce de lor dans les alentours de Bambari en 2014, t-moignent dune comptition froce entre les anciens frres darmes de lex-Seleka.47 De mme, fin 2014, les combattants du FPRC et du RPRC se sont affronts pour le contrle de Bria, une ville diamantifre qui est maintenant sous contrle des forces internationales (voir annexe C sur les groupes arms).

    Un agenda politique vanescent

    Lagenda politique de la Seleka a vari en fonction des circonstances et na jamais t quun discours superficiel sans aucune mesure concrte. Alors qu la cration du mouvement, la coalition de la Seleka avait formul des revendications relatives au dveloppement de la rgion du nord-est, leur passage au pouvoir na donn lieu aucun effort de dveloppement de cette rgion. Ensuite, la chasse aux musulmans louest et au centre du pays a entran un discours sur la dfense des communauts musulmanes, mais les tentatives darticuler un projet politique autour de la lutte arme se sont finalement vapores. Ainsi, lide de partition du pays, inspire par certains membres de ladministration et mise en avant lors du sommet de Brazzaville en juillet 2014 par la dlgation de lex-Seleka, a fait long feu.48

    Lincapacit de la Seleka formuler un agenda politique rsulte la fois de ses divi-sions et de la domination des chefs de guerre. En effet, une fois la Seleka arrive au pouvoir en mars 2013, ses diffrentes composantes se sont rapidement opposes et Michel Djotodia nest pas parvenu simposer comme leur chef.

    Au sein de lex-Seleka, les seigneurs de guerre dominent et les politiques qui discutent avec les internationaux ne sont que la faade prsentable mais sans in-fluence du mouvement. Loin des chefs militaires, les reprsentants politiques sont en gnral trs peu informs des volutions de la situation sur le terrain et des inten-tions des seigneurs de guerre dont ils sont les porte-voix. Ainsi, Eric Massi, porte-parole de lex-Seleka Paris en 2013 a t marginalis aprs la prise du pouvoir par

    2014 et 2015. Entretien de Crisis Group, expert en scurit, juin 2015 ; briefing Afrique de Crisis Group N105, La face cache du conflit centrafricain, 12 dcembre 2014. 46 Amnesty International dcrit de nombreuses attaques commises par les Peul arms dans les en-virons de Bambari. Voir Rpublique centrafricaine : une raction est requise en urgence afin de combattre la violence croissante dans le centre du pays , Amnesty International, 6 novembre 2014. 47 En mars, Ali Darassa contrlait une bonne partie de laxe Bambari, Bakala, Ippy, Alindao. Zoundeko na plus que les miettes , entretien de Crisis Group, personnel dune organisation in-ternationale, Bambari, mars 2015 ; et Centrafrique : violents combats entre factions de la Seleka Bambari , RFI, 26 aot 2014. 48 Entretien de Crisis Group, membre de la dlgation de lex-Seleka, Brazzaville, juillet 2014.

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    lex-Seleka.49 De mme, Nourredine Adam a rejet laccord de Brazzaville de 2014 et laccord de dsarmement, dmobilisation, rintgration et rapatriement (DDRR) sign lors du forum de Bangui en mai 2015, dsavouant les politiques qui avaient sign en son nom.50

    2. Limpossible mergence dun commandement unique de la nbuleuse anti-balaka

    Alors quau cours du forum de rconciliation de Bangui, la coordination des combat-tants anti-balaka a sign un accord sur les principes du DDRR, labsence dun com-mandement centralis au sein des groupes compromet dores et dj la traduction dun tel accord sur le terrain. En effet, les querelles dambition des chefs auto-pro-clams, la sociologie des combattants et les fortes divisions ethniques et territoriales du mouvement ont rendu impossible lmergence dun leadership clair depuis deux ans comme lindique la notion de coordination des anti-balaka pour dsigner les reprsentants du mouvement.

    Derrire la dsignation anti-balaka se trouve une pliade de groupes aux pro-fils varis, aux origines gographiques diverses et aux affiliations politiques plus ou moins effectives. Certains ont appartenu aux comits dauto-dfense villageois crs par Boziz en 2008, dautres ont t des miliciens actifs pour le compte de Patass.51 Des coupeurs de routes, comme Andilo,52 aux miliciens anti-coupeurs de routes, les anti-balaka ont regroup de nombreux jeunes dsocialiss qui nont jamais particip des luttes politiques et tentent juste de survivre dans un univers rural qui oscille entre pauvret et violence.53

    Ces groupes de miliciens rsultent dun rflexe dauto-dfense villageoise contre les pillages de la Seleka. Pour une majorit dentre eux, le village, la rgion et lethnie constituent les marqueurs didentit principaux. Ainsi, les tentatives dinstallation dans la province Sanga Mbar de groupes anti-balaka venus des provinces de lOuham et de lOuham Pende en 2014 ont t vcues comme des invasions par les populations locales qui les ont rejets.54 Cette distinction entre anti-balaka dici et anti-balaka

    49 Bien quil ait t la voix et le visage de la Seleka Paris en tant que porte-parole du mouvement au dbut de la crise centrafricaine, il ne sera pas nomm ministre mais seulement directeur de laviation civile durant le rgne de Djotodia. Il vient rcemment dtre nomm conseiller au cabinet du premier ministre. 50 Abel Balengue est alors dmis de ses fonctions. Voir la Dcision portant suspension dun membre du bureau politique du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique , commu-niqu n0007/FPRC/BEN/P15, Nairobi, 10 mai 2015. 51 Jean-Jacques Larma qui revendiquait le contrle de plusieurs quartiers de la ville en 2014 est un ancien cadre de lAPRD. Voir le Rapport final du Groupe dexperts sur la Rpublique centrafri-caine cr par la rsolution 2127 (2013) du Conseil de scurit , S/2014/762, 29 octobre 2014. 52 Andilo, autrement appel Angelo, est un des chefs anti-balaka les plus redouts en RCA. Il a vol beaucoup de bovins dans les environs de Batangafo pendant plusieurs annes. Bien connu des auto-rits locales de Batangafo ainsi que des leveurs de la zone, Angelo a t arrt mais a finalement retrouv la libert en 2012 dans des conditions encore mconnues. Entretiens de Crisis Group, autorits locales, Batangafo, dcembre 2012. 53 Sur les combattants anti-balaka, voir le reportage https://www.youtube.com/watch?v=AdlxShp W9bU. 54 A Nola, ces anti-balaka qui staient installs chez des commerants originaires de lOuham et de lOuham Pende venus travailler dans la foresterie dans les annes 1990, ont finalement d quitter les lieux, chasss par la population. Par ailleurs, Bayanga, les nombreux anti-balaka dirigs par Mboya Aubain venus avec des ordres de mission de Maxime Mokom et de Ngaissona ont galement

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    dailleurs a t maintes fois mise en avant par les populations, rendant illusoire luni-fication du mouvement.

    Militarisation et politisation rates

    En 2013, certains anciens membres de la garde prsidentielle de Boziz, danciens membres des forces armes centrafricaines (FACA) ainsi que certains chefs locaux bien connus, ont russi fdrer des groupes locaux pour mener lattaque denver-gure du 5 dcembre 2013 : environ un millier de combattants anti-balaka sont des-cendus Bangui pied pour chasser la Seleka et Michel Djotodia.55 Au cours de cette attaque, les groupes anti-balaka taient composs de jeunes encadrs par des sous-officiers et officiers FACA. Mais cette prise en main par des militaires na pas t suf-fisante pour crer une force unifie. Une partie des combattants sont repartis dans leurs villages pour reprendre leurs activits ou sadonner au banditisme local. Cette territorialisation de la violence explique qu linverse de nombreux combattants ex-Seleka, une grande partie des anti-balaka se retrouve aujourdhui au sein mme de leurs communauts. A lheure actuelle, seuls quelques groupes anti-balaka, sortes de commandos prsents sur la ligne de front au centre du pays et dirigs par danciens militaires, mnent des batailles loin de leur rgion dorigine et rpondent des diri-geants nationaux.

    Au niveau national, les tentatives de structuration dun leadership politique ds le dbut de 2014 se sont heurtes labsence complte de cohsion du mouvement et des luttes dambitions opposant les chefs autoproclams. La course la prsidence du gouvernement de transition ouverte par le dpart volontaire 56 de Djotodia a certes amen les anti-balaka formuler une revendication commune pour obtenir 25 postes au Conseil national de transition (CNT) mais a surtout immdiatement scind le mouvement entre les pro- et anti-Boziz.57 La coordination nationale des libra-teurs du peuple centrafricain est cre avec sa tte Thierry Lbn, appel co-lonel 12 puissances et Patrick Ngaissona, ancien ministre de la Jeunesse et des Sports de Franois Boziz. Bas Boy Rabe, le mouvement est peru comme un collectif de soutien lancien prsident mme si Ngaissona tentera par la suite de sen dmar-quer. Plusieurs autres mouvements phmres se crent alors simultanment, dont le Front pour la rsistance de Lopold Bara et du capitaine Kamizoulaye, et rejettent la ligne de soutien lancien prsident.58

    Catherine Samba Panza arrive la tte de la transition au dbut de lanne 2014, a coopt des reprsentants anti-balaka opposs Boziz dans son premier gouver-nement au grand dam de Patrick Ngaissona contre lequel un mandat darrt a t mis en mai 2013. Aprs quelques mois dhsitation, un modus vivendi a t finalement trouv : au lieu dtre arrt, il a t plac sous contrle judiciaire et il ny a pas eu de soulvements anti-balaka.59

    t trs impopulaires et ont d sen aller. Entretien de Crisis Group, haut grad des Forces armes centrafricaines (FACA), Bangui, fvrier 2015. 55 Centrafrique : ils doivent tous partir ou mourir , FIDH, 24 juin 2014. 56 Comment la France a prcipit la fin de Djotodia , Le Monde, 10 janvier 2014. 57 Entretien de Crisis Group, membre du CNT, Bangui, janvier 2014. 58 Voir le Rapport final du Groupe dexperts sur la Rpublique centrafricaine cr par la rsolu-tion 2127 (2013) du Conseil de scurit , op. cit. 59 Dans une dclaration crite, Patrick Ngaissona sengage contribuer la paix. Dclaration sur lhonneur de Patrick Ngaissona, Bangui, 17 avril 2014. Entretien de Crisis Group, membre du mi-nistre de la Justice, Bangui, aot 2015.

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    Depuis, les luttes de pouvoir nont pas cess au sein de la nbuleuse anti-balaka. La nomination en tant que coordinateur gnral des anti-balaka de Sbastien Wene-zoui nomm ministre de lEnvironnement du gouvernement de transition en juillet 2015 et loctroi du portefeuille de ministre des Sports Lopold Bara ont trs vite t contests par Ngaissona. Par ailleurs, les forums de Brazzaville et de Bangui et les ngociations de Nairobi ont illustr avec force les tensions internes au sein du mouvement et reflt les dsaccords profonds sur lattitude adopter vis--vis des autorits. Ainsi, au sein des anti-balaka, Maxime Mokom et Kokate, dnomms les Nairobistes et qui ont cr leur propre coordination anti-balaka le 29 mai 2015,60 ont en partie boycott le forum de Bangui linverse de Ngaissona et Wenezoui. Pour lheure, il nexiste pas deux ou trois directions des anti-balaka mais une pliade de chefs locaux sans agenda politique, sans allgeance stable et dont le seul point com-mun est le got pour le banditisme.

    Limpossible cration dune direction des anti-balaka renvoie des facteurs so-ciologiques et historiques tel que le caractre acphale des socits de lOuest centra-fricain. Historiquement, les Gbaya se sont souvent ligus autour de chefs de guerre, dont lautorit phmre ne survivait pas la dure des batailles : il ny avait ni chefs de villages,61 ni chefs traditionnels, seulement des notables.62 Cest la colonisation franaise qui a impos finalement la concentration des populations dans des villages le long des routes et qui a dsign des chefs de villages, dont la mission principale tait de collecter les impts. Ces chefs nont donc pas un ancrage profond dans les popula-tions du fait dune origine historique rcente.

    C. La structure financire des groupes arms

    En juin 2014, Crisis Group dcrivait limplication des groupes arms dans les rseaux de contrebande et lconomie illicite en RCA.63 Malheureusement, la routinisation du conflit dans certaines zones du pays saccompagne dornavant dune augmenta-tion de la criminalit conomique dont les effets sur les populations civiles sont moins visibles mais tout aussi dangereux. En effet, le dploiement des casques bleus dans les villes de louest et du centre na pas neutralis les groupes arms mais les a dlo-caliss en zone rurale et le long des axes routiers.

    60 Confusion au sein du mouvement anti-balaka, une seconde coordination pose problme , Radio Ndk Luka, 30 mai 2015. 61 Paulette Roulon-Doko, La notion de migration dans laire Gbaya , Tourneux Henry et No Won, Migrations et mobilit dans le bassin du lac Tchad, colloque de lInstitut de recherche pour le dveloppement (IRD), pp. 543-553, 2009. 62 Selon Paulette Roulon-Doko, dans les villages gbaya, les notables sont nomms galement par leurs fonctions. Le Wankao est celui qui fait les offrandes Ba-So, considr comme le grand esprit, quant Nganga, il est dcrit comme le sorcier et Wi-Dwimo, comme le forgeron. Paulette Roulon-Doko, La notion de migration dans laire Gbaya , Tourneux Henry et No Won, Migrations et mobilit dans le bassin du lac Tchad, op. cit.63 Voir le rapport de Crisis Group, La crise centrafricaine : de la prdation la stabilisation, op. cit. ; et le rapport Warlord business : CARs violent armed groups and their criminal operations for profit and power , Enough, 16 juin 2015.

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    1. La prdation, but commun des anti-balaka et de lex-Seleka Les sources de financement des groupes arms sont les vols et enlvements, le racket et ladministration de la justice .

    Dj pratiqu par la Seleka lorsquelle tait au pouvoir, le vol de voitures est main-tenant pratiqu par des membres de lex-garde prsidentielle de Franois Boziz affi-lis aux anti-balaka dans le quartier Boy Rabe.64 Les motos quutilisent souvent les personnels locaux des ONG sont aussi trs prises. Si les enlvements ne sont pas une innovation en RCA, leur nombre a largement augment avec la crise et touche des catgories de population plus varies.65 En effet, les enlvements des trangers et du ministre Sayo au dbut de lanne 2015 ont t mdiatiss mais ne sont que la face visible du phnomne.66 Dans les quartiers sensibles de Bangui comme les 3me, 5me et 8me arrondissements, o rsident de nombreux miliciens, les enlvements ont t frquents.

    Dans la zone de Kabo, Moyenne Sido et Batangafo au centre du nord du pays,67 la fermeture de la frontire avec le Tchad conjugue au dpart de certains commer-ants trangers et larrt des changes avec Bangui, ont entran une baisse du com-merce et lpuisement dune manne financire importante pour lex-Seleka.68 Afin de compenser cette perte de recettes, certains combattants de lex-Seleka ont commis des enlvements contre des ranons pouvant atteindre 150 000 FCFA (environ 230 euros).69 Dautres cas denlvements sont galement rpertoris louest, notamment la frontire camerounaise par des groupes arms centrafricains.70 Les enlvements perptrs dans les villages de la zone de Bossangoa viennent sanctionner la dernire tape du processus de criminalisation des anti-balaka qui nhsitent pas sen pren-dre aux villageois de leurs communauts.

    Les multiples formes du racket

    Une partie importante des revenus des groupes arms provient du racket sur les routes et depuis peu sur le fleuve Oubangui.71 Le banditisme routier se dplace rapi-dement en fonction du trafic et des efforts de scurisation. Au dbut de lanne 2015, laxe Bangui-Damara-Sibut qui est la principale route vers le centre et lest du pays tait particulirement dangereux en raison de plusieurs bases phmres des anti-

    64 A Boy Rabe, le trafic sorganise de plusieurs manires : les propritaires venaient parfois racheter leurs voitures (300 000 FCFA, environ 460 euros). Certaines voitures taient galement achemi-nes vers le Cameroun. Entretien de Crisis Group, expert en scurit, Bangui, mars 2015. 65 Les zarginas ont lhabitude denlever des jeunes bouviers contre des ranons. 66 Quelles sont les motivations des enlvements en RCA ? , Irin news, 4 fvrier 2015. 67 Pour localiser les villes nommes dans ce chapitre, voir la carte en annexe A. 68 Entretiens de Crisis Group, commerants, Kabo, octobre 2014. 69 Entretien de Crisis Group, acteur humanitaire, Bangui, fvrier 2015. 70 Entretien de Crisis Group, acteur humanitaire, Bossangoa, fvrier 2015. Dans la nuit du 19 au 20 mars, une quinzaine de Camerounais ont t enlevs la frontire avec la Rpublique centrafri-caine. Le FDPC est suspect davoir commis ces enlvements bien que son chef Abdulaye Miskine ait formellement ni toute implication. Cameroun : une quinzaine de voyageurs enlevs prs de la frontire camerounaise , AFP, 20 mars 2015. 71 Avec la monte des eaux et laugmentation du trafic fluvial, les anti-balaka ont commenc inter-cepter des bateaux qui empruntent lOubangui entre Bangui et Bangassou. Les anti-balaka racket-tent ainsi les commerants au niveau du port du 7eme arrondissement. Entretien tlphonique de Crisis Group, expert en scurit, Bangui, juin 2015. Entretien de Crisis Group, membre du comit de paix du 7eme arrondissement, Bangui, aot 2015.

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    balaka sur ce tronon.72 Actuellement, le banditisme routier svit sur le tronon de Bouar Garoua Boulai.73 Le paiement par les oprateurs conomiques et les organi-sations humanitaires de droits de passage permet aux bandits et miliciens daccumu-ler argent, carburant et vivres.74

    La taxation des ressources est une autre source de revenus pour les groupes arms. Les hommes de lex-Seleka tentent de contrler le commerce des diamants ou de lor, notamment dans les mines de Ndassima, qui font partie de lancienne concession dAxmin et ct de Bakala.75 Lun des dirigeants de lUPC protgerait des collecteurs en change de compensations financires.76 Les anti-balaka profitent galement des revenus de lor, notamment sur laxe Bozoum Ouham-bak, le long des villages miniers.77 Mais les minerais ne sont pas les seules ressources naturelles tre taxes. Un des dirigeants de lUPC aurait nomm un commerant soudanais afin dorganiser la taxation du caf et dautres denres.78 Ce commerant serait galement charg dalimenter les combattants en armes venues du Soudan.79 A linstar des mi-nerais, le contrle du commerce du caf en direction du Soudan devient un enjeu de pouvoir important entre les factions de lex-Seleka.

    Le niveau le plus lmentaire du racket est celui qui sexerce sur les plus pauvres, cest--dire les populations rurales. Le contrle des villes par les forces internatio-nales a engendr une dlocalisation du racket de certains jeunes miliciens dans les villages avoisinants et sur les pistes rurales. Dans la rgion de Bossangoa et de Paoua, les jours de march sont souvent loccasion pour des jeunes miliciens driger des barrires afin de taxer les villageois qui vont vendre leurs produits et les taxis motos plus nombreux en ces occasions.80 La criminalisation des anti-balaka gnre aussi souvent des luttes entre groupes pour le contrle des trafics et le leadership du mou-vement comme rcemment Bambari et Bangui.81 72 Entretien de Crisis Group, chef anti-balaka, Bangui, fvrier 2015. 73 Sur la route de Boali et de Damara, o les vhicules doivent payer 5 000 FCFA (presque 8 euros) et les bus 1 500 FCFA (un peu plus de 2 euros) pour passer les barrages anti-balaka. Sur la route de Bouca Batangafo, quatre factions anti-balaka ont t identifies. De mme sur la route de Bambari Bangassou, il ny avait en mars 2015 pas moins de dix-sept barrages de lex-Seleka. Courriel de Crisis Group, expert en scurit, Bangui, juillet 2015. Entretien de Crisis Group, acteurs humani-taires, Bangui et Bambari, fvrier, mars 2015. 74 Les revenus de lex-Seleka tirs des barrages routiers slveraient entre 1,5 et 2,5 millions de dol-lars par an. Voir le rapport Warlord Business CARs Violent Armed Groups and their Criminal Operations for Profit and Power , Enough, 16 juin 2015. 75 Pour en savoir plus sur le pillage dAxmin, lire le Rapport final du Groupe dexperts sur la R-publique centrafricaine cr par la rsolution 2127 (2013) du Conseil de scurit , op. cit. Voir aus-si Blood gold flows illegally from Central African Republic , Bloomberg, 9 mars 2015. 76 Entretien de Crisis Group, expert en scurit, Bambari, mars 2015. 77 Entretien de Crisis Group, acteur humanitaire, Bossangoa, fvrier 2015. 78 Dans les villes de Bambari et Kaga Bandoro, les responsables de lUPC vendaient des laissez passer aux ngociants de btail et de caf sans lesquels ces derniers navaient pas le droit de sortir de la ville. Voir le rapport Warlord Business CARs Violent Armed Groups and their Criminal Operations for Profit and Power , op. cit. 79 Entretien de Crisis Group, expert en scurit, Bambari, mars 2015. 80 Entretiens de Crisis Group, acteur humanitaire, Bossangoa, fvrier 2015 ; membre de la socit civile, Paoua, aot 2015. 81 A Bambari, des groupes anti-balaka se sont souvent affronts en raison de la tentative de reprise en main des anti-balaka par danciens militaires venus de louest. Ainsi, le 9 juin, un groupe danti-balaka aurait attaqu la rsidence du nouveau coordinateur prfectoral de la Ouaka, envoy par Ngaissona. De mme des rglements de comptes violents ont eu lieu en mai 2015 dans le quartier de Boy Rabe Bangui. Entretien tlphonique de Crisis Group, expert en scurit, juin 2015.

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    La justice payante des groupes arms

    La justice populaire est aujourdhui rendue par les groupes arms qui monnayent les sentences. En effet, de nombreux cas de sorcellerie sont tranchs par les anti-balaka ou par le groupe Rvolution et justice.82 Souvent, pour chapper lexcution, des sommes sont verses par les prsums sorciers ces groupes arms. En outre, des mini tribunaux se crent et l comme dans les camps de dplacs de Batangafo, au nord du pays, o des miliciens anti-balaka se sont transforms en procureurs locaux.83

    2. Le cot humanitaire et politique de la prdation Outre son impact conomique trs ngatif, linscurit sur les routes handicape trs fortement la fourniture de laide humanitaire. Ainsi, les braquages des vhicules des ONG84 et des camions du Programme alimentaire mondial (PAM), sont rguliers.85 Dans certaines localits, les distributions de vivres saccompagnent dattaques et dex-torsions par des groupes arms.86 Cette situation cre un sentiment de peur au sein des populations qui demandent parfois ne pas recevoir de nourriture pour viter dtre attaques par les groupes arms.87 Enfin, le partage de la nourriture du PAM dans les camps de dplacs devient un enjeu de pouvoir et les anti-balaka fixent par-fois eux-mmes les modalits de rpartition et se servent au passage.88 Ainsi, les groupes arms et les bandits vivent eux aussi de laide humanitaire.

    La lgitimit dclinante des anti-balaka

    Dans certaines villes de louest du pays et dans la capitale, la population a cess dappeler les jeunes anti-balaka des patriotes pour les appeler dsormais des criminels . Ce changement de perception et la perte de ladhsion populaire sont la consquence de lexaspration des populations face la dlinquance quotidienne des anti-balaka.89 La diminution de la criminalit Bangui au cours du premier se-mestre de 2015 tient en grande partie au rejet des anti-balaka par la population.90 82 A Paoua, un chef de village accus de sorcellerie a t arrt et tortur par les miliciens de Rvo-lution et justice. La sorcellerie est rprime par le code pnal centrafricain de 2010 et constituait bien avant la crise un problme important. Entretiens de Crisis Group, membres de la socit civile, Paoua, aot 2015. Aleksandra Cimpric, La violence anti-sorcellaire en Centrafrique , Afrique contemporaine, 2009, n4, pp. 195-208. 83 Entretien de Crisis Group, acteur humanitaire, Bangui, fvrier 2015. 84 Lors des cinq premiers mois de 2015, une quarantaine de braquages de vhicules dONG huma-nitaires ont eu lieu sur les routes et plusieurs bases dONG ont t cambrioles Bangui et en pro-vince. Entretien tlphonique de Crisis Group, acteur humanitaire, mai 2015. 85 Les braquages de camions transportant de la nourriture et les pillages de vivres sont rguliers dans louest du pays. Le 18 juillet 2015, un convoi de vivres du PAM escort par la Minusca est atta-qu dans les environs de Baboua, causant la mort dun chauffeur camerounais. Voir Centrafrique : lONU condamne une attaque meurtrire contre un convoi daide humanitaire du PAM , Centre dactualits de lONU, 22 juillet 2015. 86 Dans la ville de Kouki, il y a eu seize attaques perptres par la Seleka ou les Peul arms en 2014. Entretien de Crisis Group, acteur humanitaire, Bossangoa, fvrier 2015. En 2015, les attaques ont aussi t nombreuses sur laxe Kouki Nana Bakassa comme le 4 juin 2015 o un camion dONG a t braqu par les anti-balaka repartis avec des vivres. Entretien tlphonique de Crisis Group, acteur humanitaire, juin 2015. 87 Entretien de Crisis Group, acteur humanitaire, Bossangoa, fvrier 2015. 88 Entretien de Crisis Group, dplac interne, Bambari, mars 2015. 89 Les anti-balaka sont rejets par la population, il faut maintenant faire respirer le peuple . En-tretien de Crisis Group, leader anti-balaka, Bangui, fvrier 2015. 90 Entretien de Crisis Group, expert en scurit, Bangui, aot 2015.

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    En province, le dsaveu des populations lgard des anti-balaka sest matrialis par de nombreuses contre-ractions populaires. Ainsi, sur laxe Bozoum-Ouham Bak, la population de certains villages aurifres a fortement ragi contre les anti-balaka quand ces derniers ont vol un commerant musulman ; elle a chass les coupables.91 A Boguila, la population sest aussi runie pour traquer des anti-balaka venus dail-leurs et deux miliciens ont t tus.92

    91 Sur laxe reliant Bozoum Ouham Bak, des villageois vendaient de lor un commerant musul-man qui venait de Bocaranga. Quand ce dernier sest fait voler 15 millions de FCFA (un peu moins de 23 000 euros) au village de Dafara, non loin dOuham Bak, cela a provoqu une raction dhosti-lit des populations qui ont chass les anti-balaka prsums coupables. Entretien de Crisis Group, expert en scurit, Bossangoa, fvrier 2015. 92 Ibid.

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    III. Des groupes arms aux communauts armes

    De 2013 2014, le conflit entre groupes arms sest doubl dun conflit entre commu-nauts armes connotation religieuse. Cette communautarisation dune violence punitive sest droule sur fond dconomie de survie, danimosit antimusulmane et de fantasmes conspirationnistes relatifs une prtendue tentative dislamisation force de la Centrafrique. A travers le prtexte religieux sexpriment les fractures profondes de la socit centrafricaine qui ont t ignores, voire nies tort pendant longtemps, et qui ont donc surpris de nombreux observateurs, au premier rang des-quels les lites centrafricaines elles-mmes.93 Un an aprs les violences intercom-munautaires, lanimosit lgard des musulmans reste forte.

    A. La logique de la violence communautaire et ses consquences

    1. Une violence par amalgame Lattaque de Bangui du 5 dcembre 2013 par les milices anti-balaka et le dpart forc de la Seleka des villes de louest et de Bangui au dbut de 2014 ont constitu un tour-nant de la crise et ont t suivis par une vritable chasse aux musulmans pendant plusieurs mois.

    Dans louest et Bangui, la colre populaire sest traduite par des actes de vio-lence punitive (mutilations, lynchages, etc) qui visaient terroriser les musulmans, les faire fuir et effacer les traces de coexistence pacifique .94 Ainsi, une grande partie des maisons des musulmans, situes dans les quartiers mixtes de Bangui, comme les 3me et 5me arrondissements, ou dans certaines villes de provinces ont t non seulement pilles mais galement rases ou incendies.95 De mme, de nombreuses mosques ont t dtruites dans le pays (une trentaine Bangui et environ 400 dans le pays).96 Cette violence populaire, que redoutait larchevque de Bangui et quil a qualifie de match retour ,97 a t la rponse la violence de la Seleka et est appa-rue comme une violence par association.

    En effet, les anti-balaka et la population ont fait lamalgame entre musulmans, Tchadiens et ex-Seleka, ce qui a conduit aux violences intercommunautaires de lanne 2014. Les combattants tchadiens avaient dj une mauvaise image auprs la population centrafricaine depuis longtemps. Lintervention en 1997 de larme tcha-dienne au sein de la Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui

    93 Ce qui sest pass en 2013-2014 avait t dclar comme impossible en 2008 : La Rpublique centrafricaine na pas connu de massacre interconfessionnel depuis lindpendance et ne saurait devenir un lieu de conflits violents ou de guerres civiles caractre religieux exploits par des res-ponsables politiques. Jean-Pierre Mara, Oser les changements en Afrique (Paris, 2008). La plu-part des Centrafricains interrogs par Crisis Group depuis la fin de lanne 2013 insistent sur le fait quavant cette crise la diffrence religieuse ne posait aucun problme. 94 Lire Centrafrique : les chemins de la haine , Libration, 20 mai 2014. Voir le reportage de BFM TV, Centrafrique : les musulmans fuient en masse le pays , https://www.youtube.com/ watch?v=mYB1xPxW-eE. 95 Entretien de Crisis Group, acteur humanitaire, Bangui, fvrier 2015. 96 Entretien de Crisis Group, membre de la socit civile, Bangui, aot 2015. US envoy : almost every CAR mosque destroyed in war , Al Jazeera, 18 mars 2015. 97 Voir le briefing de Crisis Group, Centrafrique : lintervention de la dernire chance, op. cit. Voir le reportage de BFM TV, Centrafrique : la revanche des anti-balaka , https://www.youtube.com/ watch?v=WWdXAT-abYM.

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    (MISAB) pour venir bout des mutins avait fait de nombreuses victimes civiles.98 En 2012, la dtrioration des relations Dby-Boziz et le ras-le-bol populaire face aux exactions commises par les Tchadiens incorpors dans la garde prsidentielle ont aussi renforc cette image ngative. Et en 2013, le comportement ambigu des troupes tchadiennes, accuses de collusion avec lex-Seleka, ont provoqu la haine de nom-breux centrafricains.99 Par ricochet, les commerants du Point Kilomtrique 5 (PK5), qui comptaient de nombreux Tchadiens dans leurs rangs et taient dj mal vus,100 ont t protgs par les forces tchadiennes et perus comme complices des exactions.

    Par ailleurs, le produit des pillages de la Seleka a en partie t coul au march central de PK5, centre daffaires domin par les musulmans et lieu de sociabilit pour les militaires tchadiens. Il nen a pas fallu plus pour que les esprits populaires consi-drent que lex-Seleka ntait que lmanation des intrts des commerants musul-mans et plus particulirement des Tchadiens. Une des preuves de cette haine par association est le caractre slectif de la chasse aux musulmans Bangui. Celle-ci na vis que les musulmans africains, pargnant la communaut libanaise.

    2. Une socit entre mfiance et hostilit Repris et amplifi tout au long de cette crise, lamalgame Seleka-Tchadien-musulman a eu un effet dvastateur dans les villes de louest et du centre. A prsent, ces localits se divisent en deux catgories : celles o lhostilit rgne et celles o la mfiance rgne.

    Dans les villes de louest, la prsence musulmane nest plus que rsiduelle et prend parfois la forme denclaves qui regroupent environ 30 000 personnes.101 Pour se pro-tger, les musulmans se sont souvent rfugis proximit des glises afin de bnfi-cier de la protection des prtres et se sont retrouvs encercls par les anti-balaka qui les auraient parfois mme forcs se convertir.102 Il est dangereux pour eux de sortir de certains quartiers et laccs aux marchs devient un enjeu dans des villes divises entre chrtiens et musulmans.103

    Dans les localits de louest o il ny a pas denclaves, la communaut musulmane fait profil bas et est ostracise.104 Les retours spontans qui ont lieu seffectuent dans un climat de forte mfiance intercommunautaire. A Paoua o la moiti de la commu-naut musulmane a quitt la ville en 2014, la mfiance est de mise entre les musul-

    98 Centrafrique Tchad : la dchirure , Jeune Afrique, 9 janvier 2014. 99 Sur le comportement de larme tchadienne, voir le reportage dEuronews, https://www.youtube. com/watch?v=KM8Y5V1eWL0. 100 A la suite de la dcouverte de deux enfants morts dans le coffre dune voiture, les commerants musulmans ont t accuss de les avoir tus et de sadonner au trafic dorganes humains. Les com-merants de PK5 avaient alors d suspendre leurs activits au march central. Un diplomate en poste Bangui considrait quant lui que la mort des deux enfants avait servi de dtonateurs pour mettre le feu aux poudres et permis certains de rgler des comptes avec les musulmans, en particulier tchadiens . Des mouvements de jeunes en colre staient alors propags de PK5 Boy Rabe, Fouh ou encore Gombongo, des quartiers dans lesquels la prsence des anti-balaka a t la plus forte pendant cette crise. 101 Entretien Crisis Group, acteur humanitaire, Bangui, aot 2015. 102 Voir le rapport Erased identity : Muslims in ethnically-cleansed areas of the Central African Republic , Amnesty International, juillet 2015. 103 Cette division se retrouve aussi parmi les rfugis centrafricains qui ont fui Zongo, de lautre ct de la frontire congolaise. RDC : mfiance tenace entre chrtiens et musulmans centrafri-cains , AFP, 24 juin 2015. 104 Voir le Research Brief Disrupted social cohesion in the Central African Republic: Paoua, Bangassou and Obo , German Institute of Global and Area Studies, avril 2015.

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    mans et les Tale, lethnie autochtone.105 A Bangui, lhostilit populaire contre les mu-sulmans est alimente par la persistance dune poche de musulmans arms au PK5.

    Les localits du centre sont souvent divises, chaque communaut interdisant laccs de ses quartiers lautre. Lhostilit intercommunautaire y est rgulirement meurtrire et est alimente par la prsence des lments de lex-Seleka et des anti-balaka.106 A titre dexemple, Bambari, la capitale de la Ouaka, demeure une ville divi-se entre anti-balaka et ex-Seleka et entre communauts armes comme lillustrent les rcentes violences qui ont entran de trs nombreuses victimes, conduit lvacuation de certains humanitaires et ltablissement dune zone sans arme par la Minusca dans cette ville.107

    Dans le monde rural, les leveurs en gnral et les Peul en particulier suscitent peur et hostilit. Le conflit a exacerb les tensions violentes entre agriculteurs et le-veurs qui lui prexistaient.108

    B. Une socit fracture

    1. La ractualisation du choc historique entre populations dorigines diffrentes De par sa gographie et son histoire, la Centrafrique est la jonction de deux rgions et de deux populations : au nord, le Sahel et les populations dleveurs et de com-merants majorit musulmane et, au sud, lAfrique centrale et les populations de la savane et du fleuve initialement animistes et maintenant majoritairement chr-tiennes. Zone de contact entre ces deux mondes, la Centrafrique a accueilli depuis plusieurs dcennies des commerants musulmans en provenance des pays voisins (Tchad, Soudan, Nigeria) et mme en provenance dAfrique de lOuest (Sngal, Mali, Mauritanie, etc). Socit ouverte, la RCA a t le thtre des changes entre popu-lations diverses mais aussi de leurs affrontements, puis de la rivalit entre coloni-sateurs occidentaux et conqurants islamiques .109 La crise actuelle a ractiv la mmoire traumatique de cette histoire sous la forme dune conscience victimaire et de la mise en avant de lautochtonie.110

    La prise du pouvoir par la Seleka en mars 2013 a constitu un renversement du paradigme politique centrafricain. Depuis lindpendance, la lutte pour le pouvoir tait 105 Entretiens de Crisis Group, maire, prsident de la communaut islamique, chef de quartier, Paoua, aot 2015. 106 Les villes de Batangafo, Bambari, Bria, Kabo et dautres sont dans cette situation. Entretiens de Crisis Group, acteurs humanitaires et membres de la socit civile, Bangui, aot 2015. 107 Le 20 aot, le meurtre dun jeune taxi-moto musulman par des anti-balaka a dclench un cycle de violentes reprsailles entre chrtiens et musulmans, faisant dix morts et plusieurs blesss, dont deux membres du Comit international de la Croix-Rouge (CICR) en Centrafrique. Ces derniers tentaient dvacuer les corps et les blesss lorsquils furent pris partie par les manifestants. Sur les cycles de vengeance Bambari, lire Rpublique centrafricaine : une raction est requise en urgence afin de combattre la violence croissante dans le centre du pays , Amnesty International, op. cit. Note dinformation, Minusca, Bangui, 9 septembre 2015. 108 Les Peuhls Mbororo de Centrafrique, une communaut qui souffre , Association pour lint-gration et le dveloppement social des Peuhls de Centrafrique, Bangui, juin 2015 et le rapport Afrique de Crisis Group N125, Afrique centrale : les dfis scuritaires du pastoralisme, op. cit. et le brie-fing Afrique de Crisis Group N105, La face cache du conflit centrafricain, op. cit. 109 Pierre Kalck, Histoire de la Rpublique centrafricaine, op. cit., et Jean Cantournet, Des affaires et des hommes, Noirs et Blancs, commerants et fonctionnaires dans lOubangui du dbut du sicle, op. cit. 110 Sminaire ferm sur la crise centrafricaine, Institut franais des relations internationales (IFRI), Paris, 1er juin 2015.

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    lapanage des militaires issus des communauts de la savane et du fleuve. En effet, les prcdents coups dEtat taient luvre de haut grads de larme, parfois soute-nus par des mercenaires trangers comme en 2003.111 Cette fois-ci, les auxiliaires du putsch de 2003 sont devenus les putschistes et une force issue des populations mu-sulmanes du nord et de lest du pays sest empare pour la premire fois du pouvoir.

    Cette irruption violente dun nouvel acteur dans le jeu du pouvoir centrafricain a t littralement perue comme une invasion et a rveill la mmoire collective centrafricaine des razzias esclavagistes menes par les musulmans. Avant les travaux forcs de la colonisation, ces razzias ont dpeupl des rgions entires entre les 16me et 19me sicles et ont fait de cet espace un rservoir desclaves.112 Les populations lest du pays ont fui les campagnes des marchands desclaves menes par le sultan Senoussi, tandis quau nord-ouest les populations ont subi le joug esclavagiste des lamidos peul musulmans tablis au nord de lactuel Cameroun.113 Ces razzias escla-vagistes ont contribu forger un esprit de rsistance parmi les populations banda, gbaya et mboum.

    Bien que lointaine, cette histoire a laiss des traces profondes dans les mentalits que les politiciens ont utilises pour mobiliser. Ds le dbut de la crise, lancien pr-sident ainsi que des membres de son gouvernement ont jou sur la peur des enva-hisseurs et la rhtorique de la conspiration islamiste. Ainsi le ministre de lAdminis-tration du territoire, Josu Binoua, voquait en janvier 2013 la prsence importante parmi la Seleka de jihadistes prnant le wahhabisme .114 Suivant cette logique mais contrario, les notables musulmans de Bria, Bambari et de Bangui font rfrence Senoussi et lpoque de la domination musulmane qui a pris fin avec la colonisa-tion du pays.115 Sans les Franais, nous serions au pouvoir en RCA , confiait un membre des autorits Bria en faisant rfrence la colonisation.116 La proclamation sans consquence de lindpendance du Dar el Kouti par certains chefs de lex-Seleka en 2014 renvoie lhistoire de la pntration musulmane dans lespace oubanguien et une certaine dpendance vis--vis des sultanats tchadiens.117 La rhtorique des envahisseurs a galement t alimente par les pillages commis par la Seleka. Oubliant que de nombreux jeunes chrtiens se sont joints la Seleka pour piller 111 Voir le rapport de Crisis Group, Rpublique centrafricaine : les urgences de la transition, op. cit. 112 A lest, les esclaves taient achemins vers le monde arabe (Egypte, Arabie, Turquie, etc) via le Darfour tandis qu louest ils taient vendus dans les royaumes du nord Cameroun et nord Nigeria. Des formes locales desclavage ont t aussi pratiques par les Zand et les Nzakara qui occupent le sud-est du pays et rduisaient en esclavage leurs adversaires dchus. Comprendre la crise centrafri-caine : mission de veille, dtude et de rflexion prospective sur la crise centrafricaine et ses dimen-sions culturelles et religieuses , rapport final de la mission de lObservatoire Pharos, Paris, 2014. 113 Les lamidos sont les chefs traditionnels dans la socit peul. Ainsi, de 1700 1900, le nord-ouest aurait t vid de 80 pour cent de sa population. Lest du pays, autrefois bien plus peupl est ga-lement devenu un dsert de populations. Voir Alain Degras, Akotara, un triptyque consacr aux Gbayas du nord-ouest centrafricain , op. cit. 114 RCA : le gouvernement dnonce la prsence de jihadistes dans les rangs de la Seleka , RFI, 4 janvier 2013. 115 Entretiens de Crisis Group, membre dune association musulmane, Bambari, mars 2015 ; membre des autorits locales, Bria, mars 2014. 116 Entretien de Crisis Group, membre des autorits locales, Bria, mars 2014. 117 Le sultanat du Dar el Kouti a t fond au 18me sicle linitiative du sultan du Ouadda et sest tendu de la rive gauche de lAouk, aux rivires et fleuves de Bamingui, de la Ouaka et de la Kotto, lest de lactuelle Rpublique centrafricaine. Pratiquant lesclavage, les sultans du Dar el Kouti ver-saient un tribut annuel en nature au