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MOI, CLOVIS ROI 1/367 LES CONQUERANTS MEROVINGIENS PREMIERE PARTIE MOI, CLOVIS ROI Roman

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LES CONQUERANTS MEROVINGIENS

PREMIERE PARTIE

MOI, CLOVIS ROI

Roman

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INTRODUCTION

C'était il y a deux ans. Je lisais un quotidien dans mon salon lorsque le

téléphone sonna. Je décrochai :

Bonjour Monsieur Charrière, je suis le Comte de Saint-Front, avez-

vous quelques instants ?

Oui, répondis-je surpris ; je ne connaissais pas ce monsieur.

Sa voix était jeune ; il reprit :

J'aimerais vous rencontrer sans tarder ; je connais vos travaux sur

le Haut-Moyen Age et je crois tenir entre mes mains un document

exceptionnel. Pouvez-vous venir me voir au château de Saint-

Front ?

Bien entendu, répondis-je.

Nous prîmes rendez-vous pour un jour proche. J'arrivai le jour prévu au

château de Saint-Front. C'est un château assez imposant, mélange

harmonieux de constructions du Moyen Age partiellement remaniées à

la Renaissance.

Le comte m'accueillit. C'était un homme jeune correspondant à la voix

que j'avais entendue, légèrement enrobé, aux cheveux très courts. Il me

proposa une collation car j'avais fait une longue route. J'acceptai et il la

prépara lui-même, dans une cuisine à l'aspect médiéval mais

parfaitement équipée de ce qui se trouve généralement dans une cuisine

d’aujourd’hui. Ayant disposé la collation sur un plateau japonisant, de

laque noire, il m'invita à le suivre dans son bureau. C'était une pièce

assez vaste, au plafond à caissons très haut. Deux murs étaient occupés

par des bibliothèques aux portes grillagées. Un nombre considérable de

livres reliés en cuir marron ou bordeaux y étaient rangés. Le troisième

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mur était décoré de multiples tableaux d'ancêtres ; du moins je le

supposai.

Le quatrième mur était mangé par une immense porte-fenêtre donnant

sur un jardin très vert de petite surface. L'ensemble était en très bon état

et ressemblait beaucoup aux pièces comparables qu'on peut voir dans

certaines grandes demeures. Il s'approcha d’une table, après avoir posé

le plateau de la collation sur son bureau et m'avoir tendu une tasse.

Voici ce que je voulais vous montrer, me dit-il en désignant trois

paquets enveloppés dans un tissu en lin grossier et usé.

Je m'approchai, intrigué car il ne m'avait encore rien révélé.

Délicatement il ouvrit un paquet. Je vis alors un ensemble de feuilles de

parchemin, visiblement très anciennes, légèrement bistre. Elles étaient

couvertes d'une écriture ancienne marron. Je me penchai et lu :

« Clodovechus Rex fecit et dixit ».

Avec précaution je détachai la première feuille et essayai de lire ; la

lecture était difficile car l'écriture était serrée et calligraphiée. J'ai une

certaine habitude de ces écritures très anciennes et commençai à

traduire : « En cette vingt-neuvième année de mon règne ». La suite de

ma lecture me laissa penser que le document était en effet exceptionnel.

L'aspect, le style, la nature du parchemin, tout me conduisit à penser

qu'il s'agissait bien d'un document relatant la vie de Clovis.

Le comte de Saint-Front m'expliqua que, devant faire des travaux sur

une partie du toit, il avait dû évacuer certaines vieilleries. C'est ainsi qu'il

avait trouvé ces paquets dans le fond d'une malle en cuir,

vraisemblablement du XVIIème siècle. Ce château étant dans sa famille

depuis l'an mil, il est possible que ces parchemins soient restés sur place

tout ce temps. Mais il avoua n'en rien savoir et ignorer depuis quand ils

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étaient là et d'où ils venaient.

Nous examinâmes longuement ensemble ces parchemins et décidâmes

d'en confier l'examen pour authentification à un ami commun, directeur

aux Archives de France, que nous avions croisé l'un et l'autre à diverses

occasions.

Les examens qui furent faits, datation au carbone 14, chromatographie

de l'encre et bien d'autres encore qu'il serait ici fastidieux de rapporter

confirmèrent que ces parchemins dataient du cinquième ou du sixième

siècle. Leur authenticité ne faisait aucun doute. Mais qui en était

l'auteur ? Certes le titre évoquait Clovis et la rédaction était à la première

personne, mais était-ce de la main de Clovis ? Certaines feuilles

probablement, mais les changements de calligraphie et de style

laissaient penser que ce document avait été écrit à plusieurs mains ou

plusieurs voix, un ou plusieurs écrivains transcrivant ce qu'on leur

dictait.

Quoi qu'il en soit, l’authenticité étant prouvée, nous étions là en

présence d'un document exceptionnel qui nous permettait de connaître

et de comprendre cette période de l'histoire durant laquelle l'expansion

du royaume des Francs fut continue.

Sa publication me parut une nécessité. J'ai fait le choix de transcrire les

noms des personnes et des lieux dans leur acception moderne afin de

rendre la lecture facile de ce que nous pouvons appeler « les faits et dire

de Clovis ». Pour la même raison, j’ai divisé le récit en chapitres que j’ai

pris la liberté de nommer. Il restait un point à trancher. Aucune date ne

figure dans ce manuscrit. Il n'est fait référence au temps qu'en relation

avec un événement antérieur. Ce qui est normal puisque la datation, telle

que nous la connaissons aujourd'hui et qui ne nous étonne pas, date du

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huitième siècle, et provient des travaux de Denys le Petit et de Bède le

Vénérable, qui eurent l'idée, après de savants calculs, de dater les faits

historiques en prenant pour temps initial, ou année zéro, la date

supposée de la naissance du Christ, telle qu'ils la calculèrent.

C'est pourquoi, afin de permettre au lecteur de mieux se repérer dans le

temps j'ai, à certains passages, renvoyé en bas de page l'indication de la

date communément admise des événements évoqués.

Ami lecteur entre dans ce récit étonnant et dis-toi qu'il a été écrit par des

personnes qui ont vécu les événements qu’elles racontent il y a mille cinq

cents ans.

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CHAPITRE I - RACINES

En cette vingt neuvième année de mon règne1 j'écris ce qui suit et

rassemble ces documents pour que vous, mes quatre fils et ma fille, vous

compreniez ce que j’ai voulu créer et que vous n'oubliiez rien de mon

action. Je continuerai ensuite ces écrits à mesure que les événements se

présenteront. Puissiez-vous, en lisant ces lignes, vous instruire et

accepter, quand le moment sera venu, dans longtemps s’il plaît à Dieu,

de poursuivre ma tâche de construction du plus grand royaume de

l’Occident.

De mes lointains ancêtres je ne sais que peu de choses à l'exception de

quelques récits évoquant le père de mon arrière-grand-père Théodomir

et un certain Pharamond dont j'ignore tout. Le premier de mon clan

dont je connaisse partiellement la vie est mon arrière-grand-père. Les

récits évoquant sa figure autoritaire et conquérante dont m'abreuvait

son petit-fils, mon père Childéric, m'ont marqué à jamais.

On l'appelait Clodion le Chevelu, car il avait une grande chevelure, signe

dans sa tribu, et dans bien d'autres, de puissance et de force. C'était un

Franc salien qui vivait en Toxandrie, au-delà des contrées nord de la

Gaule, en Germanie, dans sa forteresse de Disbargum2. Il avait signé un

traité avec Rome qui faisait de notre peuple des fédérés à l'Empire

Romain. Nous avions ainsi gagné la paix, la reconnaissance de Rome et

le droit de nous installer à l'intérieur de l'Empire. En échange nous

devions prêter main forte aux armées romaines lorsqu’elles le

requéraient, ce qui ne manqua pas d'arriver quand les hordes Huns

1 510

2 Duisbourg ?

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envahirent nos contrées. Mais je reviendrai sur ce fait qui marqua pour

longtemps le destin de notre peuple.

Notre peuple, grâce à cette paix, prospérait et le roi Clodion comprit qu'il

fallait de nouveaux territoires. Il réunit ses conseillers, avec son fils

Mérovée, pour étudier les possibilités de conquêtes. Mérovée, mon

grand-père, était âgé alors d'environ vingt ans. Plus tard Mérovée n'a

régné que dix ans mais il a laissé une profonde marque dans nos

mémoires. Il était grand, très fort et très chevelu. Il portait un long

vêtement de cuir qui l'enveloppait complètement et attachait toujours à

sa ceinture la hache courbe de nos élites, prêt au combat. Il prit la parole

à l'invitation de Clodion :

Père et roi, qu'il me soit permis de te faire part des informations

que nous rapportent nos éclaireurs de la ville de Cambrai.

Parle, mon fils, et dis nous ce que tu sais et ce que tu penses.

Aetius, général romain, a beaucoup à faire avec les autres peuples

installés en Gaule. Il lui faut beaucoup d'hommes pour contrer les

ambitions des Alains, des Burgondes et des autres tribus, sans

compter les bagaudes, ces bandes armées incontrôlées qui

rassemblent tous les mécontents de l'administration fiscale

romaine et...

Clodion s'impatientait à l'écoute de ces informations, il interrompit

brusquement Mérovée,

En quoi cela nous concerne-t-il ? Au fait, au fait !

Un murmure dans la salle traduisit la même impatience des conseillers.

Clodovald, frère de Mérovée, jeune homme timide et aimable, intervint

alors :

Seigneurs, ce que veut vous dire Mérovée c'est que, puisque Aetius

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a besoin de soldats, il les prend sur ses troupes de Belgique et de ce

fait les terres au delà de la forêt Charbonnière, entre la Scarpe et

l'Escaut, sont pratiquement sans défense.

Clodion leva la main pour interrompre Clodovald, et après un long

silence il se leva, fit le tour de la table, s'arrêta derrière lui et lui mettant

la main sur l'épaule, dit :

Ainsi mon fils tu penses qu'une conquête de ces terres est

possible ?

Oui père, j'en suis aussi convaincu que Mérovée, le moment est

propice.

Bien. Et vous mes fidèles compagnons et conseillers est-ce aussi

votre opinion ?

Ils se regardèrent, se concertèrent à voix basse. Ce fut le plus ancien des

conseillers qui se leva. C'était un homme mûr d'une cinquantaine

d'années, un peu corpulent, aux cheveux épars presque blancs et aux

yeux bleus très pâles. Les autres conseillers se turent pour l'écouter ;

Mon roi et ami, ce que suggère Mérovée est ce que nous pensons

tous. Profitons de cette possibilité pour agrandir notre territoire et

donner à nos familles de l'espace à cultiver afin qu'elles continuent

de prospérer. Parle et nous te suivrons.

Clodion pris la hache courbe qui était attachée à sa ceinture, revint

s'asseoir et dit :

Soit ! Préparez vos guerriers, nous irons conquérir ces terres et y

installerons nos familles ; nous allons agrandir le territoire des

Francs saliens !

Et levant sa hache il ajouta :

Que nos dieux veillent sur nous ! Par Wotan, la victoire ou la mort !

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C'est la phrase rituelle que tout chef se doit de prononcer avant un

combat. L'assemblée se leva, et chacun brandissant sa hache, reprit en

chœur la même phrase. Ils reproduisaient ainsi le geste ancestral de la

levée de la framée, signe d'accord du groupe.

Nous les Saliens avions l'habitude d'invoquer nos dieux aux moments

importants de nos vies. Le plus important de ces dieux est Wotan, père

des dieux, dieu de la guerre, de la poésie et de l'éloquence. Avec son

épouse Frikka, déesse de la fécondité et de la victoire, ils eurent un fils,

Donar3, dieu du tonnerre, du vent, des saisons et de la fertilité. En toute

occasion nous nous tournions vers ces dieux que nous investissions de

tous les pouvoirs et que nous ne pouvions imaginer nous abandonner.

Nous avons un penchant ancestral naturel pour la guerre ; de nombreux

chants évoquent ce goût dont le plus connu nous vient des Saxons et a

été perpétué par nos ancêtres :

« L’armée est en marche ; les oiseaux chantent, les cigales crient, les

lames belliqueuses retentissent. Maintenant commence à luire la lune

errante sous les nuages ; maintenant s’engage l’action qui fera couler les

larmes. Alors commença le désordre du carnage, les guerriers

s’arrachaient des mains leurs boucliers creux ; les épées fendaient les os

des crânes ; la citadelle retentissait du bruit des coups ; le corbeau

tournoyait noir et sombre comme la feuille du saule ; le fer étincelait

comme si le château eût été tout en feu. Jamais je n’entendis conter

bataille plus belle à voir." Ce chant est souvent repris en chœur lors des

banquets qui précèdent ou suivent nos batailles, et il fut entonné à la fin

de ce conseil.

Cette décision de conquérir de nouveaux territoires et cette séance du

3 Thor

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conseil sont restées fameuses dans l'histoire de mon peuple. Elles sont

transmises de génération en génération car elles ont été pour nous, les

Saliens, fondatrices de notre expansion jusqu'à ce jour et pour les années

à venir j'espère.

Clodion rassembla une grande armée et s'avança en Belgique. Ils

traversèrent sans encombre la forêt charbonnière et mirent en pièce le

peu d'armée romaine qu'ils rencontrèrent. Ils en tuèrent un grand

nombre et conquirent toute la région de part et d'autre de la Scarpe et de

l'Escaut. Ils entrèrent en conquérant dans Cambrai, Arras et Tournai4.

Clodion décida de faire de Tournai sa capitale et installa définitivement

les Francs saliens dans cette région. Pendant de nombreuses années ils

vécurent prospères et heureux dans ces contrées riches, annexant par

moment quelques terres supplémentaires. Ils se développèrent à tel

point qu'Aetius, le général romain, décida de mettre un terme à cette

prospérité et aux idées d'expansion qui commençaient à se faire jour

dans l'esprit de Clodion. Aetius, ce génial traître comme le nommait mon

père, rassembla ses troupes et profita de ce que Clodion et ses hommes

festoyaient pour les attaquer. Mon arrière-grand-père avait un ami très

cher parmi ses guerriers, Altéric, comte du palais, un des hommes les

plus considérables après le roi. Celui-ci célébrait son mariage aux

alentours d'Arras et avait invité Clodion et une grande partie de l'armée.

L'attaque d'Aetius surprit Clodion et ses hommes qui, dans ce temps de

festivité, étaient peu en état de combattre. La surprise fut totale et la

panique qui s'en suivit immense. Les Francs fuirent et se réfugièrent

dans leurs cités. Aetius, réalisant que malgré tout il ne pourrait les

chasser des territoires qu'ils occupaient, leur proposa de renouveler le

4 432-435

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traité les fédérant à Rome, à condition qu'ils demeurent dans leurs cités

actuelles et cessent de chercher par tout moyen à s'étendre. Le traité fut

conclu à Tournai qui devenait officiellement la capitale de notre

royaume Franc. Dans la même année le roi Clodion mourut5. Ainsi

s’éteignait le premier roi fondateur de notre dynastie qui se poursuivra,

je l'espère, en mes fils. Clodion fut enterré dans la chapelle dédiée à saint

Brice, canonisé depuis peu. A sa mort Clodion a laissé son royaume entre

les mains de ses deux fils, mon grand-père Mérovée et son frère

Clodovald.

De Clodovald, mon grand-oncle, je ne sais rien, si ce n'est qu'il est je

crois le père de Sigemer et de Sigebert de Cologne.

Quant à Mérovée il est aujourd'hui célébré et vénéré comme un héros

divin dans tous nos clans. Ce qui n'est que justice. Si Clodion est celui

qui a ouvert à notre peuple la route des conquêtes futures et de

l’extension de notre royaume, Mérovée est celui qui a su préserver la vie

de notre peuple, et de bien d'autres, par son combat fameux contre les

envahisseurs sauvages. J'avais dit que je parlerais des Huns. Voilà le

moment venu.

Depuis longtemps on entendait parler de ces terribles sauvages venus de

l'Asie Centrale. Excellents cavaliers, généralement petits mais aux torses

puissants, ils étaient aussi d’habiles archers. Grands tacticiens, ils

semaient la terreur dans les troupes ennemies par des mouvements

d'encerclement de milliers de cavaliers. Ayant mis sous leur joug les

Alains et certains peuples Goths, ils envahirent l'Europe pendant près de

cent ans et arrivèrent en Gaule à la fin du règne de Clodion. Détruisant

maisons et cultures, pillant toutes les richesses, tuant hommes, femmes

5 Vers 450

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et enfants, ces sauvages mirent un grand désordre dans l'Empire

romain. Attila était leur roi. Devant le péril qu'ils représentaient, Aetius,

sénateur romain et généralissime des armées romaines d'Occident,

rassembla toutes les troupes qu'il pouvait et demanda aux rois voisins,

que les romains nomment barbares parce qu'ils ne parlent ni le latin ni

le grec, de se joindre à lui. Il y avait là Mérovée, roi des Francs saliens,

mon peuple, Théodoric et son fils Thorismond, roi des Wisigoths

d'Aquitaine, Sangiban roi des Alains, Sigebert roi des Francs Rhénans et

Gondioc roi des Burgondes. La réunion des ces chefs eut lieu près de

Sens, au lieu dit la motte de César. C'était une ancienne place de

garnison romaine dont les restes de l'édifice principal avaient des

dimensions peu habituelles. Aetius avait installé son camp dans

l'enceinte de cette place forte. Il reçut ses hôtes sous sa tente ; et telle

que la tradition la rapporte, cette rencontre et les événements qui

suivirent expliquent la grande renommée que Mérovée, le roi Franc, a

acquise. Je reproduis ici leur discussion que mon père m'a rapportée,

telle que je m'en souviens :

Aetius, après avoir servi une coupe de vin de la Narbonnaise à ses

invités, fit un rapide compte rendu de la situation :

Attila est actuellement stationné avec ses troupes et celles de ses

alliés goths, près d'Orléans après avoir tout ravagé depuis le Rhin,

entre la Moselle et la Meuse ; mes éclaireurs m'ont fait savoir qu'il

s'apprête à faire mouvement vers Troyes. Nous devons l'arrêter si

nous voulons préserver nos peuples et nos terres.

Théodoric prit la parole :

J'ai entendu parler des méfaits de ce guerrier ; mais l'Aquitaine et

Toulouse sont bien loin. Qu'est-ce que je risque ? Pourquoi veux-tu

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m’entraîner dans cette guerre ? Qu'ai-je à y gagner ?

C'est Mérovée qui lui répondit :

Ami, ton Aquitaine est aujourd'hui loin d'Attila ; mais lui sera

bientôt près de ton pays tant ses troupes et ses cavaliers sont

rapides. Ne te crois pas à l'abri ; si nous ne l'arrêtons pas

maintenant c'est toute la Gaule, de la Belgique aux montagnes

pyrénéennes qui sera ravagée. Réfléchis bien mais réfléchis vite !

Moi et mes guerriers serons au côté de l'armée d'Aetius, c'est notre

intérêt et notre devoir de fédérés. Pense aussi au fabuleux trésor

d'Attila, chacun en aura sa part.

Sigebert, Sagiban et Gondioc approuvèrent bruyamment cette parole.

Je vous remercie de cette fidélité, dit Aetius, en levant sa coupe en

direction de Mérovée, Rome ne sera pas ingrate avec vos peuples.

Quand à votre part du trésor d'Attila, elle sera bien comptée.

Théodoric savait qu'il ne pourrait refuser son aide à Mérovée et encore

moins à Aetius, mais il entendait en tirer un autre profit. Il continua

donc de feindre de ne vouloir participer à ces combats et s'adressa à

Aetius :

Puisque Mérovée, et les autres rois, seront à tes côtés tu n'as pas

besoin de moi ; vous serez bien assez nombreux pour faire face à

Attila et l'arrêter.

Détrompe-toi, lui répondit Aetius agacé. Attila a avec lui des

dizaines de milliers d'hommes ; ils sont très dangereux et très

habiles. J'ai combattu aux côtés d'Attila il y a bien des années, je

connais sa force et sa sauvagerie : il ne suffit pas de l'arrêter, il faut

le repousser, l'anéantir, l'obliger à reculer. C'est cela ou la mort de

notre civilisation. Et ce sera aussi la tienne, que tu y crois ou non.

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Et si je veux prendre ce risque, rétorqua Théodoric, si je ne veux

pas mettre en péril des milliers d'hommes, si...

Alors tu régneras sur un désert peuplé de ruines et de cadavres

avant qu'une année soit écoulée, si tu es encore en vie, lui cria

Mérovée.

Réfléchis vite et bien, repris Aetius, si tu veux régner sur une

Aquitaine apaisée et sûre, alors joins-toi à nous, sinon je ne

réponds en rien de ton avenir, avec ou sans les destructions

d'Attila.

Théodoric comprit la menace du général romain et sut qu'il ne pouvait

continuer davantage son jeu d'opposition. Il répondit :

Soit, si Rome me garantit dans mes frontières, je me joins à vous

avec un grand nombre de soldats.

Tu as ma parole dit simplement Aetius, et tu auras aussi ta part des

richesses conquises.

Ils se levèrent et choquèrent leurs coupes pour sceller ce pacte. Ils se

rassirent pour discuter de la stratégie à adopter face aux Huns. Il fut

décidé qu'une partie de l'armée romaine attaquerait les Gépides, une

tribu alliée d'Attila. Pendant ce temps Aetius prendrait position au

sommet de la colline et attendrait l'attaque des Huns. La bataille se

déroula en un lieu qu'on appelle les Champs Catalauniques, près de

Troyes6. C'est la cavalerie hunnique qui attaqua. Aetius et ses alliés

Francs, avec à leur tête Mérovée, foncèrent sur les Huns. Le choc fut

sanglant. Théodoric mourut dans ces combats. Mérovée se battit avec

une énergie peu commune. On eût dit qu'il montait Sleipnir, le cheval de

l'enfer à huit pattes de Wotan et qu'il maniait Gungir, la lance du dieu.

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Certains crurent que c'était Wotan lui-même qui avait pris les traits de

Mérovée. Les Huns furent défaits et Aetius les laissa partir vers l'Orient,

cependant que Mérovée se voyait confirmé comme roi des Francs saliens

dont la capitale était Tournai. Thorismond, fils de Théodoric, devint roi

des Wisigoths et partit vers Toulouse, sa capitale.

Mérovée régna encore six ans et mourut7 dans une grande gloire qui

perdure de nos jours.

A sa mort le royaume des Francs Saliens, dont héritait mon père

Childéric, couvrait la région comprise entre la Somme et la Scarpe. Il

avait à peine dix-sept ans. Je dois évoquer ici sa vie épique. C'était un

homme de grande taille, au tempérament fougueux. Tenait-il ce

caractère de son enfance ? Il se plaisait à le dire et répétait en toute

occasion : « N'oubliez pas que j'ai été élevé par les barbares d'Orient ! »

Il exagérait ce moment de sa vie qui n'avait duré que deux années. A la

fin de la guerre contre les Huns, alors qu’ils fuyaient dans un désordre

général, des guerriers huns passèrent à proximité de la tente sous

laquelle Childéric, la reine sa mère et Wiomad, jeune compagnon de

Mérovée, se cachaient. Ils furent enlevés tous les trois et suivirent la

retraite des Huns jusqu'en Italie. Mérovée lança à leur recherche

plusieurs groupes, mais aucun ne parvint à les retrouver. Attila fit savoir

à Mérovée qu'il ne reverrait jamais son fils, qu'il l'élèverait comme un

Hun et qu'il en ferait son propre fils et un redoutable guerrier. L'année

suivante, Attila conquit facilement une partie du nord de l'Italie. Il

essaya de négocier avec Rome femme et rançon, mais il craint assez vite

d'être pris en tenailles par les troupes de Marcien, empereur de

Constantinople, arrivant de l'est et celles de Valentinien III, empereur à

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Rome. Il lâcha prise et repartit vers l'est. La mère de Childéric, ma

grand-mère, mourut au cours de l'hiver de la deuxième année de

captivité d'un mal inconnu. Durant ces deux années de guerre, de fuite et

de tractation, Childéric et Wiomad n’ont pas quitté Attila. Il les gardait à

ses côtés comme otages, en espérant ainsi une protection. Il envisageait

même de s'en servir comme monnaie d'échange. Selon Childéric, Attila

se prit peu à peu d'affection pour lui et finit par le traiter comme un fils,

lui apprenant l'art du combat, la cavalerie, la vie rude des camps, la vie

errante des troupes en mouvements permanents. Childéric et Wiomad

ne pensaient qu'à deux choses, se venger et fuir. Ils attendaient une

occasion en acceptant d'entrer dans le jeu et l'intimité de ce roi cruel. Ils

l'eurent la nuit de ses noces avec la germaine Ildiko. Alors qu'Attila,

enivré, se retirait dans sa chambre avec son épouse, il demanda, pour ne

pas être dérangé par des convives aussi avinés ou craignant quelque

complot romain, que Wiomad et Childéric dormissent devant sa porte.

L'occasion était trop belle. Au milieu de la nuit, alors que tous les

convives étaient endormis, abattus par leurs libations ou occupés avec

des femmes, Wiomad entra dans la chambre et égorgea Attila qui n'eut

pas le temps de réagir. Le sang se répandit sur toute sa figure, de telle

sorte qu'on avait l'impression que le sang lui sortait du nez et des

oreilles. Ildiko se réveilla, mais Wiomad l’assomma d'un coup de poing à

la tempe. Ensuite, Wiomad et Childéric se précipitèrent vers l'enclos où

les chevaux avaient été parqués, en détachèrent quatre et partirent en

montant à cru comme ils avaient appris à le faire avec les guerriers

Huns. Ils avaient pris soin de se munir de quelques vivres qu'ils

trouvèrent sans peine en passant par la salle du banquet où de

nombreux reliefs étaient restés sur les tables. Le lendemain la stupeur

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fut telle qu'on dit que le roi était mort étouffé par une hémorragie. La

bataille pour sa succession entre ses trois fils Dengitzic, Ellak et Ernakh

fut si féroce que les Huns renoncèrent à poursuivre les fuyards. Après un

long périple de près de trente jours ils arrivèrent à Tournai où Mérovée

les attendait car il avait été prévenu par un messager qui avait croisé la

route de Childéric et Wiomad près de Soissons. La fête fut immense et

nul ne se souvient aujourd'hui d'en avoir connu de semblable. Deux

années s'étaient écoulées depuis l’enlèvement et Childéric avait atteint la

majorité pendant sa captivité. Cette fête fut aussi l'occasion de célébrer

ce passage alors que Childéric allait avoir treize ans. Durant les trois ans

qui suivirent Childéric ne quitta plus Mérovée. Il connut ainsi une

succession d'assassinats, actes courants et parfois nécessaires dans la

direction d'un peuple. En premier lieu celui de Thorismond, roi des

Wisigoths, par ses frères Euric et Théodoric, ce dernier devenant leur

nouveau roi sous le nom de Théodoric II. Puis celui d'Aetius, vainqueur

des Huns, jouissant d'une grande réputation, assassiné sur ordre de

l'empereur Valentinien III qui craignait sa renommée et son ambition.

Lui-même tombant sous les coups vengeurs de soldats d'Aetius. Dans

ces temps tourmentés, Mérovée consolida le royaume des Francs, et

lorsqu'il mourut, son fils Childéric hérita d'un royaume stable et en paix.

Il est temps que je parle ici d'un homme considérable qui fut pour

beaucoup dans le triomphe du règne de Childéric et qui compta dans les

premières années du mien. Je veux parler de Wiomad. A l'accession au

trône de Childéric il avait à peu près vingt-cinq ans. C'était un homme

petit pour un Franc, à la peau très pâle et aux yeux bleu clair, presque

verts, fils d'un chef de guerre rhénan et d'une reine burgonde. Ce qu'il

traduisait avec humour : « Je suis un territoire inconnu : la Burgondie

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rhénane ! ». En réalité il parlait assez peu de ses ancêtres. Il affirmait

simplement qu'il était germain. Et en cela il respectait profondément nos

ancêtres et vénérait en chaque occasion Wotan et nos dieux. Mais il

appréciait la culture et l'organisation romaine et ajoutait souvent « Je

suis aussi un Germain franc romanisé». C'était assurément un Franc, qui

n'avait jamais quitté l'entourage de nos rois depuis Mérovée jusqu’à moi.

Il parlait de nombreuses langues, le germain, le latin et le grec, ainsi que

plusieurs dialectes goths. D'un caractère surprenant car toujours maître

de lui, peu expansif, fin négociateur, il savait faire preuve d'audace et de

force quand c'était nécessaire. Il s'était entouré d'une cohorte de

messagers, tout autant ambassadeurs qu'espions.

Sans ambition personnelle, il servit ses rois avec une fidélité et une

sagesse sans pareille. Lorsque je devins roi c'était un homme âgé et

respecté de tous que j'élevai au rang de mes convives. Ce que je sais de

notre histoire et que j'évoque dans ces lignes, je le tiens de lui. Mon père

ne me parla que très peu de lui-même et de sa vie. C'est Wiomad qui me

raconta la vie agitée et conquérante de Childéric. Est-ce parce que ce

dernier était jeune et tempétueux ou parce qu'il avait vécu deux ans chez

les Huns, ou bien les deux, que le début de son règne fut si tourmenté ?

A ce qu'on dit Childéric était beau, fort et entreprenant. Et les femmes le

fascinaient. C'était réciproque. Aussi mit-il beaucoup d'ardeur à en

conquérir de nombreuses. Pendant plus d'une année il gagna sinon le

cœur, du moins le corps des femmes de beaucoup de chefs francs, grands

du royaume, et celui de nombreuses femmes du peuple. Son appétit était

tel qu'un grand nombre ne supportèrent plus cette situation qu'ils

vivaient, à raison, comme un outrage. Wiomad, renseigné par ses

espions, mais aussi sollicité par les Francs qui venaient lui faire part de

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leur mécontentement, compris qu'un complot visant à l'assassinat de

Childéric prenait forme. Un matin, au lever, il vint voir le roi qui le reçut

comme toujours avec chaleur et bonne humeur.

Alors mon grand ami, qu'est-ce qui t'amène de si bonne heure ? As-

tu une nouvelle idée de chasse ou bien as-tu repéré une jeune

beauté que je ne connais pas encore ?

Non seigneur, rien d'aussi agréable ; bien au contraire. Ton

comportement exaspère tes plus fidèles guerriers, ceux qui ont

combattu aux côtés de Mérovée et qui t'ont reconnu pour roi il y a

quelques mois. Ils...

Quoi, mon comportement ? N'ont-ils pas assez profité des butins

des guerres ? Ne sont-ils pas assez riches ? N'ont-ils pas d'assez

belles villas et d'assez grandes terres ? N'ont-ils pas assez de titres ?

Ne participent-ils pas à toutes mes chasses et aux fêtes qui

suivent ? Que leur faut-il de plus ?

Childéric s'était assis sur le lit. Il avait dormi nu et son corps faisait

penser à une statue d'athlète grec. Il rayonnait de vie et de force.

Wiomad repris toujours d'un ton calme :

Tout cela les satisfait, n'en doute pas ! Mais ils ne supportent plus

tes débauches avec leurs femmes.

Mais s'ils les honoraient comme je le fais, elles ne viendraient pas

dans mon lit. Ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux s'ils ne savent

pas les garder.

Et le roi partit d'un rire énorme. Puis se plantant debout, nu, devant

Wiomad il reprit :

Regarde ! Ce n’est pas beau ça ? Ça ne te ferait pas envie ami ? dit-il

en souriant. Laisse-les grogner, nous organiserons sous peu une

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expédition vers l’Armorique ; ils pourront se battre et s'enrichir, et

ils ne penseront plus à tout ça.

Il prit Wiomad dans ses bras et le serra comme un fils enserre son père.

Wiomad se dégagea doucement et reprit :

Sois un peu sérieux et arrête tes enfantillages ! Ils en sont à

comploter contre toi et je crains le pire car c'est à ta vie qu'ils

veulent s'en prendre. Une délégation s'est rendue à Soissons auprès

d'Aegidius, le maître des milices, pour lui demander son soutien.

Ils sont prêts à lui faire allégeance. Tu ne mesures pas la rage qui

les anime. Il est trop tard pour arrêter ce mouvement, tu dois fuir

et abandonner ta couronne.

Wiomad était le seul qui pouvait parler au roi si franchement. Il pensa

que Childéric allait rentrer dans une grande colère et s'attendait à devoir

user de toute sa capacité de persuasion. Childéric le regarda en silence,

retourna s'asseoir sur le lit et répondit :

Si tu me dis cela ainsi, aussi franchement, alors c'est vraiment

grave.

Oui, très grave répondit Wiomad à voix basse.

Il vint s’asseoir à côté du roi et lui mit la main sur l'épaule. Childéric

s'était effondré d'un coup ! Son insouciance, sa soif de vie avaient

disparu. Il avait mis ses mains entre ses cuisses et baissait la tête. Un

long moment s'écoula. Wiomad n'était pas sûr qu'il ne pleure pas. En

silence. Puis Childéric parla :

Que me conseilles-tu réellement ? Parle-moi sincèrement comme

d'habitude ; je ferai ce que tu me diras.

Il faut que tu fuies loin.

Quoi ! dit-il dans un cri en relevant la tête. Puis se calmant il ajouta

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: mais où ?

J'ai pensé à ton parent lointain le roi Bisin qui réside près d’Erfurt

en pays de Thuringe en Germanie. C'est une région peu élevée, de

forêts et de lacs, au temps assez agréable. Tu pourras y chasser, y

pêcher et faire oublier ta conduite.

Si loin ? demanda Childéric dans un soupir.

C'est nécessaire. Plus près tu prends le risque d'être recherché et

rattrapé par un assassin quelconque payé pour te supprimer. Crois-

moi, pars et laisse-moi gouverner à ta place. Je convaincrai

Aegidius d'accepter ce que lui demande les Francs, être leur roi, et

de me prendre à ses côtés pour l'aider à gouverner ce royaume. Le

temps venu je te ferai savoir que tu peux venir reprendre ta place

de roi.

Childéric s'était levé et commençait à se vêtir. Il regarda Wiomad,

toujours assis sur le lit et lui répondit :

Reprendre ma place ! Après avoir fui lâchement ! Par quel

prodige ?

Fais-moi confiance. Ce sera peut-être long mais j'y arriverai. Les

Francs te rappelleront pour prendre leur tête. Tiens prends ceci.

Wiomad tendit à Childéric une demi-pièce d'or découpée d'une certaine

façon. Childéric la prit, la regarda et attendit que Wiomad poursuive.

Quand un messager t'apportera de ma part l'autre moitié de cette

pièce en te disant exactement : « Par Wotan, dieu des Francs,

Wiomad t'appelle à ses côtés » et que cette moitié s’emboîtera

précisément avec celle que tu tiens, alors tu sauras qu'il te faut

venir reprendre la tête de ton royaume. Mais ne reviens pas avant

et ne donne aucune nouvelle.

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Ce sera long ? demanda Childéric abattu.

Oui plusieurs mois, peut-être même plusieurs années. Leur

blessure est profonde, ils ne te pardonneront pas en peu de temps.

Wiomad expliqua ensuite à Childéric comment il avait organisé cette

fuite. Il avait envoyé quelques jours avant un messager au roi Bisin pour

l’avertir de sa venue et lui demander la discrétion nécessaire. Il avait

choisi six guerriers aguerris et bon cavaliers qui formeront l’escorte de

Childéric. Ils emporteront quelques vivres pour ne faire que de brefs

arrêts afin de changer les chevaux. Ils seront habillés et équipés comme

des chasseurs qui partent pour plusieurs jours de chasse. Le départ était

prévu pour le soir même. Vaincu, Childéric remercia Wiomad et mit la

demi-pièce dans un petit boîtier qu'il attacha autour de son cou.

Le soir de ce jour de mai, dans la deuxième année de son règne,

Childéric disparut de la vie du royaume des Francs pour une longue

période.

Aegidius, sollicité par les Francs, avec l'appui de Wiomad, prit le pouvoir

sur le royaume Franc et le tint sous son joug d'une main de fer. Ce fut

une période calme en Belgique Seconde. Aegidius eut fort à faire en

Burgondie pour reprendre le contrôle de Lyon, puis en Narbonnaise

pour défendre Arles contre les Wisigoths, tandis qu’à Rome Libérius

Severus était nommé empereur après l’assassinat de l'empereur

Majorien. Occupé par ces troubles, Aegidius s'appuya sur Wiomad pour

gouverner la Belgique Seconde. Ce dernier, fort du respect qu’avaient

pour lui les seigneurs Francs, entreprit d’œuvrer au retour de Childéric.

Pour entrer dans la confiance d'Aegidius il lui conseilla, afin de rétablir

les finances de la province, de lever un impôt d'une pièce d'or par

habitant. Les Francs, satisfaits du changement et surtout de ne plus

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avoir à supporter les écarts de leur ancien roi, acceptèrent facilement cet

impôt. Plus tard Aegidius, qui s'était isolé de Rome en vivant à Soissons,

car il n'avait pas voulu reconnaître Libérius Severus comme nouvel

empereur, dû subvenir lui-même à ses besoins. Or ces derniers étaient

grands car il entreprit plusieurs guerres contre les Wisigoths et les

Saxons. Wiomad trouva prétexte dans ces événements pour convaincre

Aegidius de tripler l'impôt des Francs. Quand Wiomad leur annonça

cette mesure, ils protestèrent mais jugèrent qu'il valait mieux payer ce

nouvel impôt que de voir revenir un roi dont on avait de toute façon

perdu la trace. Wiomad surpris pensa qu'il devait convaincre Aegidius de

prendre une mesure qui le rendrait vraiment impopulaire. Il lui raconta

que les Francs payaient le nouvel impôt mais qu'ils le trouvaient excessif

et étaient prêts à la rébellion. Il le convainquit de punir sévèrement

certains meneurs sous peine de perdre son pouvoir. Aegidius fit arrêter

et exécuter une centaine de Francs. Wiomad revint vers les seigneurs

Francs et leur dit :

Ainsi, non contents de payer un impôt inique, vous vous laissez

égorger comme des moutons ! Childéric ne se serait pas laisser

faire !

Tu as raison répondirent-ils. La situation devient insupportable et

il nous faut un roi Franc à la place de ce tyran Romain.

Malheureusement nous ne savons pas où se trouve Childéric.

Wiomad les rassura en leur disant qu'il pensait pouvoir le retrouver s'ils

le désiraient vraiment. Tous acquiescèrent et lui demandèrent de faire

vite. Le lendemain un cavalier, porteur d'un message de Wiomad et

d'une demi-pièce d'or partait discrètement pour la Thuringe.

Pendant ces années de domination d'Aegidius, Childéric vécut à la cour

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du roi Bisin. Comment occupa-t-il ses journées, je ne le sais pas. Qu'il ait

continué à vivre fougueusement ne fait pas de doute. Ni lui ni Wiomad

ne me dirent rien sur cette période de la vie du roi. Tout au plus appris-

je qu'il avait séduit Basine, la femme de Bisin, sans que ce dernier s'en

aperçoive. Quand Childéric reçut le messager de Wiomad, qu'il l'entendit

prononcer la phrase convenue et qu'il vit que la demi-pièce d'or que le

messager lui remettait s’emboîtait exactement avec celle qu'il portait au

cou, il comprit que le moment de son retour était venu. Il demanda au

roi Bisin une escorte, lui dit adieu en le remerciant de son hospitalité et

se mit en route. Un mois plus tard, après avoir fait étape à Cologne, chez

ses cousins, à Aix puis à Liège, il fut reçu avec effusion par les seigneurs

Francs à Tournai qui le reçurent comme roi. Huit années s'étaient

écoulées. Childéric était maintenant un homme mûr, loin du cheval fou

de sa jeunesse. Aegidius ne put réagir à cette reprise du pouvoir par ce

roi revenu d'on ne sait où. Il hésita à attaquer Tournai pour mettre fin à

ce qu'il considérait comme une forfaiture. Mais il craint que, portant ses

armées vers Tournai, Soissons s'affaiblisse et devienne une cible facile

pour Euric, l'ambitieux roi des Wisigoths qui venait de prendre le

pouvoir en assassinant son frère.

Il envoya donc un ambassadeur auprès de Childéric pour l'assurer de sa

joie de son retour. Il lui fit dire que chacun devait revenir naturellement

dans ses fonctions, lui responsable de l'armée romaine et Childéric

gouverneur de la Belgique Seconde et roi des Francs. Childéric approuva

ces paroles et l'en remercia. Il ne tenait pas non plus dès son retour à

entrer en conflit avec Aegidius ou avec un quelconque voisin, bien que

l'histoire des Francs massacrés que ses fidèles lui racontèrent l'y pousse.

Mais un événement exceptionnel, et de la plus haute importance pour

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moi, allait bouleverser la vie de Childéric. Un matin de juin, quelque

mois après son retour d'exil, un messager venant de Thuringe lui

demanda audience.

Seigneur et roi, lui dit-il, je suis porteur d'une grande nouvelle, la

reine Basine vient vers toi avec sa maisonnée. Elle demande que tu

veuilles bien l'accueillir dans quelques jours.

Que me veut-elle ? demanda Childéric très surpris.

Elle te le dira elle-même, je ne puis dévoiler sa requête sans lui

manquer de respect.

Dis-lui que je la recevrai avec honneur et plaisir.

Trois jours plus tard un grand cortège entra dans Tournai. La reine

Basine était dans un char avec des servantes. Elle était entourée d'une

grande foule de gardes et de serviteurs, et plusieurs autres chars qui

contenaient tous ses biens fermaient le cortège. Childéric l'accueillit à

l'entrée du palais et, la prenant par la main, l'invita à entrer dans la

grande salle. Elle demanda que tout le monde se retire afin de rester

seule avec le roi. Ils étaient debout, face à face. Il prit la parole :

Pour quelles raisons as-tu entrepris un aussi long voyage avec toute

ta suite pour venir me voir ? Ton roi Bisin ne te voudrait-il plus ?

Aurait-il découvert notre liaison ?

Basine le regarda fixement, un sourire aux lèvres. De la tête elle répondit

par la négative. C'était une grande femme, aussi grande que Childéric,

blonde, aux yeux très clairs, à la peau rose pâle. Elle rayonnait de

vigueur malgré la fatigue accumulée tout au long du périple. Elle avait

vingt-deux ans. Elle semblait s'amuser de la perplexité du roi. Elle

répondit :

Je viens de mon plein gré vers toi, avec mes biens et ma suite, pour

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rester auprès de toi.

Quoi ! Tu quittes une région riche et agréable, tu abandonnes un

roi qui t’aime et un grand royaume pour...

Pour vivre avec toi qui m'a aimée et qui j'espère m'aime encore. Je

connais ta valeur, je te sais plein d'énergie, c'est pourquoi je veux

vivre avec toi.

Comme pour sonder sa décision ou par réelle surprise, Childéric lui

répondit :

Avec moi ! Un roi débauché qui a déshonoré les femmes de son

peuple et blessé ses fidèles ! Un roi qui a fui son peuple ! Un roi qui

a vécu en oisif pendant huit années ! Un roi qui a trahi celui qui lui

donnait asile ! Un roi...

Un roi plus roi que beaucoup d'autres. Et si j'avais entendu parler

d'un autre plus vaillant que toi, fut-il par delà les mers, c'est lui que

j'aurais choisi et rejoins. Mais c'est toi que je veux.

Alors Childéric la prit dans ses bras, l'embrassa longuement et lui dit :

Oui je t'aime et ne t'ai pas oubliée. Oui je te prends pour reine et

nous allons annoncer cette grande joie à notre peuple.

Il proposa à Basine de s'installer avec sa suite à Willemeau, une villa

qu'il possédait non loin de la ville, celle-là même où je me retirerai juste

après sa mort, et de fixer leur union à la semaine suivante.

Dans nos traditions le mariage est conclu par un simple engagement

devant témoins et par l'échange de dons et de dot. Notamment, le

lendemain de la nuit de noces, par la remise par l'époux du morgengabe,

cadeau en or ou en terre qui scelle leur union. Le jour prévu tous les

seigneurs se rassemblèrent au château et Childéric présenta Basine

comme la reine qu’il avait choisie. Tous la saluèrent dans un grand

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fracas de boucliers ronds entrechoqués et de framées frappant le sol. Il

s'en suivit un grand banquet au cours duquel le vin et la bière coulèrent

d'abondance. Ce qui se passa lors de la nuit de noces est aujourd'hui

mystérieux. Certes, nul ne pénétra l’intimité du couple une fois la porte

de la chambre refermée, mais il se répandit par la suite une étrange

histoire. Est-ce une confidence de Childéric à Wiomad ou l'invention de

quelques prêtresses en mal de renommée, je l'ignore ? Mais on raconte

aujourd'hui que Basine et Childéric ayant décidé d'avoir une nuit chaste,

eurent des visions. Elles annonçaient ma naissance parce qu’ils auraient

vu un lion, puis celle de mes fils parce qu’ils auraient vu d’autres bêtes

sauvages et enfin celles des fils de mes fils car ils auraient vu des bêtes

féroces comme les ours et les loups. Enfin leurs visions se seraient

terminées par la vue de petits animaux se battant, représentant des

peuples qui se déchirent. Tout cela me semble plutôt appartenir à des

histoires racontées dans nos campagnes. Ni mon père ni ma mère

n'évoquèrent cette vision devant moi. C'est ainsi que mon père et ma

mère s'unirent. Ce fut une belle et heureuse union dont je suis la fière

issue. A partir de ces noces la reine Basine ne quitta plus mon père. Elle

le suivit dans tous ses voyages et toutes ses campagnes. Un an plus tard

je venais au monde.

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CHAPITRE 2 - ENFANCE

Je suis né dans la première année du règne de mon père8, après son

retour d’exil. Cette année-là, Childéric avait entrepris le siège de Paris à

la demande de Geneviève. Cette femme extraordinaire, très catholique,

qui avait pris le voile très jeune, de père franc, Severus, et de mère

grecque, Geroncia, avait déjà une grande influence sur Paris. Elle

siégeait aux séances des curiales de la ville, car elle faisait partie des

magistrats municipaux, ayant hérité de cette charge de son père. Elle

avait sauvé la ville de l'invasion des Huns en exhortant les habitants à

défendre leur ville. Mais devant le peu d’entrain des hommes, elle avait

rassemblé les femmes de la cité dans l’église Saint-Jean-le-Rond et leur

avait tenu ce discours :

Que les hommes fuient, s’ils veulent, s’ils ne sont plus capables de

se battre. Nous les femmes, nous prierons Dieu tant et tant qu’il

entendra nos supplications.

Et Dieu entendit leurs prières et les Huns épargnèrent Paris. Quelques

années plus tard, craignant un embrasement de la ville entre les

Wisigoths et les partisans de Rome, elle fit appel à Childéric qui mit le

siège devant Paris pendant près de dix années.

C'est dans la première année de ce siège que je suis venu au monde. Ma

mère, la reine Basine, était restée près d'Orléans au début du siège de

Paris avec sa compagnie et c'est là que je suis né. Après moi, trois sœurs

sont nées Alboflède9, Audoflède10 et Lantilde11.

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Pendant qu'une partie de son armée assiégeait Paris, Childéric entreprit

des campagnes contre les Saxons à Angers, puis allié avec eux il

combattit les Alamans dans le nord de l'Italie. Quant à nous, ses enfants,

nous étions revenus dans notre ville de Tournai. Nous habitions le palais

qui est situé au bord de l'eau sur la rive gauche de l'Escaut, non loin du

port. C'est une grande villa romaine dont les salles sont ornées de

fresques aux couleurs chaudes. Nous étions entourés de nombreuses

personnes, compagnons d'armes du roi Childéric, domesticité de la

maison de Basine, précepteurs et esclaves. Comme tous les enfants nous

jouions, dans une salle qui nous était réservée, aux osselets, à la dînette,

avec des plateaux de jeux de pions ou des poupées articulées. Quand

nous pouvions sortir nous jouions à saute-mouton ou aux billes et nous

pêchions à la ligne. Mais, enfants du roi des Francs saliens, haut

dignitaire romain, gouverneur de la Belgique Seconde, notre éducation

devait être complète. Le francique étant notre langue natale c'est avec

elle que nous nous exprimions, et nous exprimons encore, dans le cadre

familial ou dans notre clan. Nous apprîmes le latin avec un clerc attaché

à notre service. Je devais être préparé à succéder à mon père, comme le

prévoit la tradition salique. J'appris donc à écrire et à lire en latin avec

les textes de Virgile, Tacite et Marc-Aurèle. Pourquoi ceux-là, je ne sais

pas. Je découvris plus tard qu'il y en avait beaucoup d'autres. Sans doute

parce que le clerc qui m'enseignait avait accès à ces livres. Il s'appelait

Marcus Avitus, il était catholique. Il voulut aussi me faire lire la bible,

dans le texte de saint Jérôme, mais mon père s'y opposa ; il voulait que

je reste fidèle à nos dieux. Des Géorgiques de Virgile j'ai conservé un

penchant pour la poésie et surtout un grand respect pour la nature ; c'est

elle qui par le travail des hommes, qu'ils soient propriétaires, détenteurs

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d'une tenure ou esclave, nous nourrit, nous habille et nous abrite. Dans

le livre La Germanie de Tacite j'appris l'histoire de Rome et des Francs.

Je fus fier de lire la considération qu'il avait pour notre peuple. Sa vision

d'un peuple aux mœurs simples, courageux, trouvait sa confirmation

dans les conquêtes de mes aïeux. Enfin dans les écrits de Marc Aurèle, je

découvris la pensée grecque, romanisée, et le stoïcisme. Cette façon de

vivre, simple et respectueuse de la nature, qui doit permettre d'atteindre

la sagesse et ainsi d'être heureux. Sans trop insister, par peur des

réactions de mon père, Marcus Avitus m'expliquait que le message de

Jésus était le même : vivre simplement en respectant la création de Dieu.

J'étais avide de connaissance et je lisais tout ce qu'on me proposait et

écoutais tout ce qu'on me disait. Ma mère, la reine Basine, conseillée par

Geneviève de Paris, dont la mère était grecque, fit venir à mes côtés un

lettré de Paris. Il m'apprit le grec et me fit lire les philosophes Platon et

Aristote. Je n'en compris à l'époque que peu de choses. Les auteurs

romains étaient pour moi plus simples. Mais j'en appris un goût pour la

réflexion et le débat, ce que les Grecs appelaient la dialectique. Sans

comprendre tout ce que je lisais, il m’apparaissait qu'on pouvait utiliser

les mots de diverses façons jusqu'à leur faire exprimer plusieurs sens.

Dans ma huitième ou neuvième année, un précepteur romain,

fonctionnaire, m'initia aux structures de l'Empire romain et à celles de la

chrétienté. La Belgique Seconde était gouvernée par mon père avec l'aide

de fonctionnaires romains. Ils étaient chargés de l'administration, de la

justice et des impôts.

Quant à la chrétienté, ce que j'en compris à l’époque était qu'il y avait

deux clans qui s’affrontaient violemment sur la question de la divinité de

leurs dieux. Les ariens, suivant en cela Arius duquel ils tiraient leur nom,

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ne considéraient qu'un seul dieu, éternel et non créé, son fils Jésus

n'étant pas un dieu en ce sens puisque naît homme par la volonté de son

père ; il est semblable à Dieu mais non dieu. On me parlait à ce propos

de Wulfila, évêque qui avait converti les goths à cette doctrine en

traduisant la bible dans leur langue. D'un autre côté on m'expliquait que

les catholiques considéraient Jésus semblable à Dieu ; c'est une seule et

même personne en trois ; la trinité Père, fils et Saint-Esprit est une en

Dieu. J'entendais alors parler de l'empereur Constantin premier, du

concile de Nicée12 qui avait fixé le dogme trinitaire bien avant que mon

père et le père de mon père ne viennent au monde. Tout cela me

paraissait très compliqué et je n'en comprenais pas alors tous les enjeux.

A cette époque de ma jeunesse ma religion que je tenais de mes parents

me paraissait beaucoup plus simple que celle des chrétiens. J'avais du

mal à comprendre la différence entre ce dieu unique en trois personnes

auquel croient les catholiques et ce que croient les ariens en acceptant

un dieu et un fils non divin. Je compris plus tard le sens de ces croyances

et leur influence sur la société ; cette question se posa à moi et me

conduisit à faire des choix qui eurent alors une influence considérable

sur ma vie et celle de mon peuple. On m’apprit également le rôle des

évêques qui avaient une grande emprise sur le peuple chrétien et qui

géraient d’immenses domaines.

On me forma aussi à l'art de la guerre. Nous sommes un peuple de

guerriers, farouches combattants et nous l'avons prouvé à de

nombreuses reprises. Il fallait que je sache tenir les armes et combattre.

Un compagnon de mon père, à la grande expérience, ayant toujours

combattu à ses côtés, me forma au combat. Il s'appelait Amalaric, était

12 325

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grand, avec de longs cheveux blonds, signe de force. Il m'apprit à me

servir de l'épée longue, de la hache courbe, du scramasaxe13 et du

bouclier rond. En même temps que moi il formait de nombreux autres

jeunes hommes, fils des dignitaires du peuple. Parmi eux figuraient

Léonard et Aurélien. En fin de journée, quand nous avions fini nos

divers apprentissages, nous nous retrouvions entre nous, dans un champ

hors des remparts, au bord de l'Escaut, pour jouer à la guerre. Parfois se

joignaient à nous des cousins, lorsque leurs pères venaient rencontrer

Childéric. Il y avait là alors, entre autres, Chararic de Tongres, un peu

plus âgé que moi, fils d'un oncle lointain de mon père ; Ragnacaire, lui

aussi plus âgé, fils de Sigemer roi de Cambrai et cousin de mon père.

Nous utilisions nos propres armes mais nous portions les coups avec le

plat et non le tranchant afin de nous préserver. De temps à autre un

coup était mal porté et l'on voyait apparaître le sang et les larmes, mais

aucune protestation ni cri de douleur. Nous étions de futurs guerriers

craints par leurs voisins et il fallait assumer ce rôle. Jamais nous ne nous

prenions en traître. Nous combattions toujours de face et quand l'un

d'entre nous criait «à moi Donar14 !» nous cessions tous le combat et

déposions nos armes au sol. Nous avions convenu que ce cri signifiait

que l'un d'entre nous était épuisé et qu'il y avait des risques à poursuivre

nos jeux. Pour nous, enfants, Donar était notre dieu préféré. Avec son

marteau magique et sa force il était l'image de l'invincibilité à laquelle

nous aspirions tous. Il y eut un jour un incident avec un mien parent,

Chararic. Alors que je l'avais violemment mis à terre, et qu'ayant

considéré le combat achevé parce qu'il avait crié « à moi Donar ! »,

comme nous déposions nos armes au sol, il se jeta sur moi, par derrière,

13 Petite épée courbe

14 Thor

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et m'assena un terrible coup sur l'épaule du plat de sa hache. Sous le

choc je m'agenouillai et serrai les dents. Jamais je n'ai oublié ce geste de

traître et le lui fit payer plus tard. A la fin de nos combats, en toute

saison, nous nous jetions dans la rivière, certains nus, d'autres tout

habillés, afin de nous rafraîchir et de nous laver de la sueur et de la boue.

De tempérament ardent et d'un naturel courageux, l'apprentissage du

maniement des armes et ces jeux de guerre me comblaient. J’ajouterai à

cela que j'appris à la même époque à monter à cheval et à chasser.

Comme tous les hommes Francs mon père aimait passer du temps à la

chasse. En temps de paix c'était une activité presque quotidienne. C'est

en participant à ces chasses que je devins un très bon cavalier, maniant

avec agilité le javelot et la hache de jet. Quand mon père voulait faire ce

qu'il appelait une grande chasse, nous allions dans la forêt qui s'étend au

sud de Tournai jusqu'à Elnon15 et Valenciennes. Là nous chassions les

cerfs et les sangliers qui abondaient. Ils nous arrivaient de passer

plusieurs jours en forêt en dressant pour cela un camp sommaire. Le soir

nous nous lavions de nos souillures dans la Scarpe. J'aimais cette vie

sauvage et parfois brutale, et je n'étais pas le plus maladroit des

chasseurs. On me permit, un jour, de donner le coup de grâce à un grand

cerf, blessé par les chiens, qui haletait couché sur le flanc. Je m'en

approchai et lui plantai non sans quelque fierté mon javelot dans ce que

je pensai être l’emplacement du cœur. La bête expira dans un grand râle.

J'en reçu de nombreuses félicitations des compagnons de mon père

présents et l'épisode fut rapporté au palais pour ma plus grande fierté.

Vers ma dixième ou onzième année, mon père, qui passait plus de temps

à Tournai, commença de m'associer à tous ses actes. Je l'accompagnais

15 St Amand-les-Eaux

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dans toutes les réunions de travail durant lesquelles, avec ses

compagnons et les fonctionnaires romains, il dirigeait les affaires de la

Belgique Seconde.

L'année de mes douze ans, pour fêter cet âge qui me faisait entrer dans le

monde des adultes, il me fit visiter Tournai et le pays environnant. Je

connaissais peu la ville, étant absorbé par mon éducation. Nous fîmes le

tour du port où quelques barques à fond plat déchargeaient les produits

dont les artisans de la ville avaient besoin. Puis nous passâmes par les

carrières d'où étaient extraites les pierres calcaires nécessaires à la

construction de bâtiments. A chaque fois nous mettions pied à terre pour

saluer des personnes, lesquelles se montraient très respectueuses envers

mon père. Il me présentait et j'étais surpris du même respect que me

témoignaient tous ces gens. Nous allâmes également voir Eleuthère,

jeune clerc catholique, qui rassemblait autour de lui une partie de la

population convertie au catholicisme, la majorité des habitants de

Tournai restant fidèle à nos dieux du Walhalla. Ces visites nous prirent

plusieurs semaines. Puis un grand festin fut organisé. C'est à cette

occasion que je fus admis dans le monde des adultes. Dans la grande

salle du palais, ma famille, une grande partie de nos parents et les

convives étaient réunis et formaient un vaste cercle autour de Childéric

et de la reine Basine. Chacun était vêtu de ses plus beaux habits. Le roi

portait sa cuirasse de cuir et était revêtu de la chlamyde et du

paludamentum, le grand manteau pourpre en soie incrusté de motifs en

or des dignitaires romains. A la taille il portait son scramasaxe et sa

grande épée richement ornée. De la main gauche il tenait une hache

courbe et un bouclier rond. De l'autre main il tenait la framée, plus

grande que lui, à la pointe acérée. A ses côtés, la reine Basine était vêtue

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d'une robe brune et d'une grande cape rouge. Sa taille était resserrée par

une ceinture d'or et d'argent ouvragée. Sa tête était couverte d'un voile

blanc fermé par une grande épingle d'or. Le roi m'appela à venir à lui.

J'étais impressionné de me trouver seul devant ce grand roi entouré de

cette noble assemblée. Il était roi depuis une vingtaine d'années, mais

exerçait le pouvoir depuis environ treize années, depuis son retour d'exil,

et tout le peuple le vénérait. Il me regarda me semble-t-il tendrement.

Ses yeux étaient bleu-vert et ses cheveux blonds très longs. La foule était

silencieuse. Le roi me dit :

Clovis, mon fils, es-tu prêt à entrer dans le cercle de mes fidèles

compagnons ?

Oui mon roi, répondis-je la tête baissée.

Es-tu prêt à donner ta vie pour ton roi et pour ton peuple ; à

défendre ta terre et les femmes, les enfants et les vieillards qui

l'habitent ?

Oui mon roi, répondis-je à nouveau, la tête toujours baissée.

Reconnais-tu nos dieux comme maîtres de l'univers et seigneurs du

Walhalla ?

Oui mon roi.

Alors relève la tête, reçois cette framée et ce bouclier et laisse

pousser tes cheveux.

Je saisis ces deux armes et me tournant vers la foule qui nous entourait,

en brandissant cette framée et ce bouclier, je demandai :

Vous, compagnons et fidèles du roi, m'accueillez-vous comme

compagnon et fidèle ?

Chaque guerrier leva sa hache et tous ensemble ils me répondirent :

Sois des nôtres, nous te reconnaissons comme compagnon.

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Alors je criai le plus fort possible :

Devant Wotan et par Donar je jure de vous rester fidèle jusqu'à la

mort.

Et tous crièrent, applaudirent ou frappèrent le sol du manche de leur

framée. Puis ils entonnèrent un bardit16 bruyant et guttural. Plusieurs

vinrent vers moi et je fus surpris et honoré de les entendre me dire :

Mon seigneur j'aurai honneur si tu m'acceptes aussi comme

compagnon.

C'était à la fois me reconnaître comme futur roi et m'assurer de leur

fidélité. Je fus particulièrement touché par l'hommage que me rendit

Aurélien de quelques années mon aîné. Il était connu au palais pour son

courage et sa vive intelligence. Je l'admirais depuis longtemps. Il lui était

arrivé de se confronter à moi dans nos jeux de guerre. J'acceptai avec

joie son hommage. Depuis ce jour nous ne nous sommes pas quittés et il

est encore aujourd'hui mon plus proche convive et conseiller.

Le festin qui suivit fut magnifique. On servit moult gibiers et volailles,

des poissons, des navets, des fèves et toutes sortes de graines cuites dans

du miel, et des fruits, le tout largement arrosé de vin de Germanie

supérieure et de cervoise. La fête dura plusieurs jours et fut l'occasion de

nombreux excès qui se traduisirent en joutes ou bagarres pas toujours

amicales. Quand je m'endormis, je ne sais plus ni où ni quand, enivré et

épuisé, j'avais vraiment le sentiment d'être un homme.

Dans les jours qui suivirent, pour compléter ma formation, comme il

voyagea souvent, le roi m’emmena avec lui. C'est au cours de ces voyages

que je fis la connaissance de Geneviève de Paris. C'était une femme âgée

de plus de cinquante ans dont la renommée dépassait les murs de la cité.

16 Chant traditionnel

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C'était une catholique fervente qui avait décidé de faire bâtir une église

en hommage à saint Denis.

Elle avait un visage rond à la peau lisse et un sourire bienveillant. Elle

n'était pas très grande et portait le voile. Mon père, attaché à ses dieux,

souhaitait néanmoins comprendre cette religion chrétienne au sujet de

laquelle il voyait et entendait beaucoup de choses diverses. Il ne

manquait pas à chaque entrevue d'aborder ces questions. Elle nous

recevait dans une des salles de l'ancien palais de l'empereur Constance-

Chlore. Au préalable, pour nous remettre des affres du voyage elle nous

proposait de passer par les thermes. Nous faisions alors une toilette

soignée et mon père s'habillait dignement. Il ne portait qu'une seule

arme à la ceinture, le scramasaxe. Nous rejoignions Geneviève dans la

grande salle du palais. Une table avait été dressée et nous y prenions un

repas de gibier et de fruits. J'assistais à leur conversation sans

comprendre tout ce qu'ils disaient. Mon père ne voyait pas la différence

entre Wotan et Frikka, parents de Donar, et Dieu et Marie parents de

Jésus. J'étais rassuré de comprendre que mon père partageait avec moi

les mêmes interrogations. Leur discussion était vive :

Pour moi ce sont tous des dieux. Quant à la résurrection je veux

bien y croire. Notre présence sur terre n'est qu'un passage et quand

nous sommes morts nous rejoignons Wotan au Walhalla, en

compagnie des walkyries, en attendant la confrontation finale du

Ragnarök, disait mon père.

D'une voix douce et convaincue Geneviève lui répondait :

Votre Ragnarök c'est comme notre apocalypse. Et à la fin des

temps nous ressusciterons tous pour vivre éternellement dans

l'amour de Dieu. Car Dieu est amour, il…

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Alors s'il est amour pourquoi laisse-t-il faire toutes les guerres, et

les maladies qui déciment nos peuples, rétorquait avec véhémence

mon père.

Parce qu'il nous laisse libre de nos choix et de nos actes.

Mais on ne choisit pas d'être malade ou de mourir jeune ! Et tous

ressusciteront ?

Oui, bien sûr.

Avec Ragnarök ce sera plus simple : tous ceux qui vivent au

Walhalla disparaîtront et seul un couple restera qui repeuplera la

terre. Comme votre Adam et votre Eve.

Leurs discussions se prolongeaient ainsi durant de longs moments sans

que ni l'un ni l'autre ne baisse la garde. Ils se rejoignaient cependant

lorsqu'ils évoquaient le rôle des évêques. Leur action était très

importante dans la gestion des cités. En l'absence de comte ils assuraient

la conduite des affaires. Souvent d'origine romaine, issus d'anciennes

familles patriciennes, parfois eux-mêmes anciens haut dignitaires

romains, ils étaient incontournables. Puissants et souvent très riches, ils

étaient respectés et écoutés par le peuple, même non chrétien. Lorsque

la controverse religieuse leur paraissait épuisée ils abordaient la

politique. Ce jour là, nous étions dans la vingt-troisième année du règne

de mon père, les informations qui parvenaient de Rome les inquiétaient.

L’assassinat d'Oreste, vrai détenteur du pouvoir à Rome, par Odoacre,

d’origine Skyres, et la déposition de l'empereur Romulus Augustulus17

laissaient entrevoir un avenir très sombre pour l'Empire romain

d'Occident qui semblait toucher à sa fin. L'empereur d'Orient, Zenon,

restait le seul légitime. Qu'allaient devenir les royaumes fédérés à

17 476

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Rome ? Quelle serait la réaction des Burgondes, des Wisigoths, des

Saxons, des Alamans et de tous ces peuples dont la tutelle vacillait ? Leur

discussion était moins polémique car tous les deux voyaient l'avenir avec

beaucoup d'incertitude et de crainte :

Euric, roi des Wisigoths, a un appétit féroce. Et si nous ne l'avions

contenu en-deçà de la Loire, Aegidius et moi, de quoi serait-il en

plus maître aujourd’hui ? disait Childéric.

Geneviève quant à elle s'inquiétait du sort des évêques catholiques dans

les pays dominés par les rois ariens :

J'ai entendu dire que dans la région de Toulouse et dans toute

l'Aquitaine les évêques sont persécutés par les Wisigoths.

Pas seulement ces hommes d'église, ils ont aussi massacré des

habitants. Et que va faire Syagrius, qui se proclame roi des

Romains, dans sa cité de Soissons, depuis la mort de son père

Aegidius ? Maintenant qu'il peut s'affranchir de Rome, ne va-t-il

pas vouloir se proclamer empereur ou roi d'Italie et asseoir son

pouvoir sur toute la Gaule ? Il s'entend très bien avec les Wisigoths.

Il faut que je le rencontre pour lui demander ses intentions.

Moi, jeune homme, j’assistais à tous ces entretiens sans savoir que ce

que j’entendais me reviendrait en mémoire quelques années plus tard et

m’aiderait à agir.

Nous partîmes donc pour Soissons, résidence de Syagrius. En chemin

nous nous arrêtâmes quelques jours chez Ragnacaire, mon compagnon

de jeu, devenu roi de Cambrai après la mort de son père. Cette ville était

située elle aussi au bord de l'Escaut et ses environs étaient par endroit

très marécageux. Mon père ne tenait pas en grande estime le roi de cette

ville, dont le récit des débauches étaient parvenues jusqu'à lui.

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Ragnacaire nous reçut avec beaucoup de jovialité et de prodigalité. Je

ressentis que ce roi aimait la vie. Il nous convia à une chasse dans une

forêt voisine et lors du repas bruyant qui suivit, la venaison et le vin

furent abondants. Mon père demanda à voir la ville et je découvris les

artisans tisserands et producteurs de la guède qui permettait de teindre

les étoffes. Nous reprîmes notre voyage après trois jours agités. Comme

nous approchions de la fin du mois d'octobre, mon père voulut que nous

fassions une halte à Saint-Quentin. Bien qu'il ne croie pas aux miracles

des catholiques, il souhaitait que je voie l'influence des tombes de leurs

martyrs sur les foules. La fin du mois d'octobre est la période de

célébration du martyr de saint Quentin.

Nous nous rendîmes donc à la chapelle qui abrite le tombeau du saint.

Une foule importante allait et venait, entrait et sortait, parlait et priait,

debout ou à genou. Je ne comprenais rien à ce qu'elle disait si ce n'est

qu'elle semblait implorer le saint. Ces pauvres gens reconnaissant, à son

apparat et à sa suite, le roi Childéric, s'écartaient pour le laisser passer.

Le roi fit une large aumône aux clercs qui assuraient la garde de ces lieux

saints en leur recommandant de ne pas oublier les pauvres, les veuves et

les orphelins. Le lendemain nous continuâmes notre voyage vers

Soissons. Syagrius, averti de notre arrivée, envoya une escorte nous

accueillir au passage du gué sur l’Aisne. C'est entourés d'une grande

escorte, qui nous surveillait autant qu'elle nous accompagnait, que nous

entrâmes par le nord dans Soissons. On nous conduisit vers le palais

dans lequel résidait Syagrius. C'était une grande demeure avec un

péristyle à l'intérieur duquel on pouvait voir de grandes statues de

marbre. Il nous fallut attendre le lendemain, après un repas, des

ablutions et une nuit réparatrice pour le rencontrer. Mon père était très

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vexé et en colère. Il considérait comme un affront de ne pas avoir été

accueilli par Syagrius lui-même. Le matin au réveil, nous avions dormi

dans la même pièce, avant notre rencontre avec Syagrius, il m'expliqua

ce qui l'opposait à lui et ce qui pouvait expliquer son attitude :

Comprends bien ceci mon fils : J'ai renouvelé le foedus qui nous

lie à Rome en faisant allégeance à Zenon, empereur romain

d'Orient, à Constantinople ; et j'ai reconnu le roi Odoacre

comme roi de Rome, ainsi que l'a proclamé Zenon. Syagrius qui

avait demandé l'arbitrage de Zenon afin d'être désigné lui-même

comme gouverneur de l'Empire romain d'Occident a compris

qu'il était désavoué et refuse tout contact avec Odoacre ; il

préfère se rapprocher d'Euric, le puissant roi des Wisigoths.

Tout nous oppose donc au sein de l'Empire romain. Je veux

m'entretenir avec lui pour essayer de connaître ses intentions

réelles.

Je ne suis pas sûr d'avoir à l'époque bien saisi la portée de ce que

m'expliquait mon père. Je compris sur le moment que Syagrius n'était ni

un ami ni un allié. Mon père conclut par ses conseils :

Maintenant habille-toi comme un fils de roi et n'oublie pas de

porter tes armes, le scramasaxe et la hache de jet.

La rencontre eut lieu dans la grande salle du palais. Elle était richement

décorée de peinture dans les tons rouges et noirs. Le sol était recouvert

d'un dallage blanc avec en son centre une mosaïque représentant un

oiseau très coloré. Une table était dressée avec une coupe de fruits et des

boissons. Mon père fit une entrée impressionnante, vêtu de son

paludamentum, ses armes à la ceinture et ses longs cheveux blonds

descendant sur ses épaules. Il était très grand mais me parut encore plus

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grand. Syagrius nous accueillit avec un large sourire :

Ami, au nom de tes faits d'armes avec mon père, je suis heureux de

te recevoir dans ma cité. Tu es ici chez toi.

Il était plus petit que mon père, avec des cheveux bruns très courts, une

peau bistre et des yeux marron très brillants. Sa tenue était celle des

généraux romains. Mon père le salua d'un signe de tête ; j'en fis autant.

Puis il lui répondit :

Merci de ton hospitalité. Tu ne nous as pas accueillis hier ! J'espère

que ce n'est pas dû à quelques soucis de grande importance.

En aucun cas, j'étais simplement indisposé, répondit Syagrius.

Son ton sonnait faux et je n’éprouvai instinctivement aucune sympathie

pour ce personnage.

Asseyez-vous, reprit-il, et discutons. Tes ambassadeurs m'ont dit

ton inquiétude de l'avenir de la Gaule compte tenu de l'évolution de

l'Empire d'Occident à Rome. Qu'en est-il exactement ?

Childéric commença :

Odoacre, le nouveau roi de Rome...

C'est un usurpateur qui a du sang sur les mains. C'est un barbare

Hun sans lettre. Il a exilé Romulus Augustulus notre empereur. Je

ne lui pardonnerai jamais ! dit Syagrius avec colère en se levant.

Mon père d'un geste ample l'invita à se rasseoir et repris :

Odoacre a été reconnu par Zenon...

C'est inadmissible ; c'est une trahison ! Et toi bien sûr tu reconnais

Odoacre et tu te plies aux ordres de Zenon.

Les deux hommes se dévisageaient, ni l'un ni l'autre ne voulant céder.

Nous sommes liés à Rome par un foedus. En tant que fédéré ce

n'est pas à moi de décider qui doit régner à Rome ou à

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Constantinople. Ton père, Aegidius, en me nommant gouverneur

de la Belgique Seconde, à mon retour de Thuringe, m'a chargé

d'une mission. Mon devoir est de diriger mon peuple comme roi

des Francs et de gouverner cette région. Je me dois de respecter ma

parole comme je te respecte comme patrice romain, dit mon père

d'une voix forte.

Sans doute pour calmer mon père, ou pour réfléchir à ce qu'il allait

répondre, Syagrius pris un pot de vin et nous servit. Il leva sa coupe et

bu ; nous en fîmes autant. Puis il dit :

Soit, ceci t'honore. Mais je ne suis pas lié par le même serment.

Avec Odoacre, cet usurpateur installé à Rome, Rome n'est plus

Rome. Il m'appartient de voir ce que je dois faire pour la défendre

sur la terre des Gaules et en Italie. Euric, roi des Wisigoths, n'est

pas loin de penser comme moi. C'est du moins ce que m'ont

transmis de sa part ses ambassadeurs.

A son tour mon père remplit les coupes. Il prit la sienne, se leva et se

dirigea vers la fenêtre. Il but, puis se retournant et s'adressant avec

ironie à son hôte, il lui dit :

Te voilà bien entouré avec Euric comme allié ! Un roi qui a conquis

son trône en assassinant son frère Théodéric. Certes il est puissant,

mais il a renié Rome en dénonçant son foedus. Il a récemment

publié un recueil de lois pour son peuple, certes inspirées du droit

romain, mais qui prouve sa volonté d'indépendance. Ne compte

pas sur lui pour t'aider à restaurer l'Empire, ou alors à son profit.

Méfie-toi il est malin.

Je te remercie de tes conseils mais je sais à quoi m'en tenir. Je ne

partage pas ton avis sur Euric. Regarde ces bracelets ; il les a fait

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faire spécialement pour moi par des orfèvres de Toulouse en gage

d'amitié.

Comme tu voudras, c'est ton affaire. Mais je ne te suivrai pas dans

une telle entreprise, lui dit fermement mon père.

Je m’en doutais ! Les choses sont ainsi claires entre nous. Chacun

assumera ses choix. Je te remercie de ta franchise.

Syagrius versa à nouveau une coupe de vin. Nous bûmes en silence. Je

commençai à somnoler sous l'effet de la boisson. Ils continuèrent à

discuter jusqu'au repas mais je n'entendis pas ce qu'ils dirent, m'étant

endormi sur la table. C'est Syagrius qui me réveilla par une tape sur

l'épaule :

Allons Clovis, il est temps de déjeuner, tu dois avoir faim

Nous restâmes quelques jours à Soissons. Nous rencontrâmes les

fonctionnaires chargés d'administrer la Belgique seconde sous les ordres

de mon père. Chacun de ces hauts dignitaires romains rencontrés,

d'Italie, de Gaule ou barbares, se montrèrent très déférents vis à vis du

roi et très respectueux à mon endroit. Un jour nous passâmes un long

moment avec l’évêque Prince, frère de Rémi de Reims, lui aussi évêque.

Il nous fit part du grand attachement du peuple aux évêques et à la foi

catholique. Il nous conseilla d'aller jusqu'à Reims pour rencontrer son

frère cadet. Ce que nous fîmes dans les jours qui suivirent.

Reims était une grande cité entourée de nombreux villages. Lorsque

nous entrâmes dans le palais épiscopal, Rémi nous attendait. C'était un

homme mûr, du même âge me sembla-t-il que Childéric. A leur façon de

se saluer, je compris qu'ils se connaissaient déjà et s'étaient rencontrés

plusieurs fois. Rémi évoqua la situation de la province et l'attitude de

Syagrius qui se proclamait roi des romains à Soissons. Il ajouta que pour

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sa part il ne reconnaissait pas ce titre, mais qu'il lui fallait composer avec

ce personnage. Rémi était inquiet de voir les évêques ariens mieux

considérés que les catholiques. Il ajouta que tous les évêques catholiques

ne partageaient pas son point de vue, mais qu'il était néanmoins le

métropolitain de la province et que personne ne lui contestait ce titre.

Childéric salua en lui le grand savant et l'homme généreux car il savait

combien Rémi s'attachait à faire le bien autour de lui. Mon père lui

annonça que c'était vraisemblablement leur dernière rencontre car il se

sentait fatigué et qu'il espérait que j’entretiendrais avec lui les mêmes

relations. Rémi s'adressa à moi et me dit :

Clovis tu seras appelé à régner sur ton peuple et à administrer cette

province. Sache que je prierai notre Seigneur pour qu'il veille sur

toi. Je sais que ta religion n'est pas la mienne, mais mon Dieu

connaît et aime tous les hommes. Il aime les humbles et les justes.

J'espère que tu sauras faire honneur à ton père et gouverner avec

sagesse et bonté. Tu pourras compter, si tu en as besoin, sur mon

appui et mes conseils.

Je le remerciai par quelques phrases banales ; j'étais intimidé par cet

homme qui semblait si sage et si sérieux. Lors d’un banquet qu’il nous

offrit, je revis Léonard, le jeune compagnon de mes jeux guerriers. Nous

avions le même âge. Quelques jours plus tard, mon père remercia Rémi

de ses paroles et ce dernier nous bénit au moment de nous séparer.

Quelques mois plus tard, dans l'avant-dernière année de son règne,

Childéric, s'affaiblissant du fait d'une maladie inconnue, voulut aller

saluer ses cousins à Cologne. Nous partîmes donc de Tournai un matin

de mai avec une escorte légère. Le chemin fut long et dura plusieurs

jours. Nous passâmes par Namur. Nous y restâmes une journée et

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reprîmes la route vers Jupille, à côté de Liège. Il y a là un gué qui permet

de franchir la Meuse. Puis ce fut Tongres, à côté de Maastricht, où nous

fûmes reçus par de lointains cousins. Je revis à cette occasion Chararic,

contre lequel j'avais toujours une rancœur. Nous traversâmes Aix et

arrivâmes enfin à Cologne après dix jours de voyage. C'est au cours de

ces longues étapes que mon père me racontait l'histoire de nos peuples.

Je retrouvais ça et là dans ses paroles ce que j'avais lu dans l'histoire de

la Germanie de Tacite. Je comprenais en cela qu'il me préparait à lui

succéder comme notre loi le prévoyait. Il m'expliquait ce qu'il savait

pour l'avoir vécu ou parce que son père le lui avait raconté. Il me parlait

des Chamaves et de leurs illustres figures le roi Nebigast et son fils

Argobast, général romain, des Chauques, des Bructères de Cologne, des

Ampsivariens aujourd'hui disparus, des Sicambres composante

importante des Francs saliens et de bien d'autres encore. Tous ces

peuples qui sont nos racines se sont battus, se sont alliés contre les

romains, se sont fédérés à eux, ont conquis puis perdu des territoires, se

sont dispersés ou se sont installés en différents lieux de Gaule, de

Belgique et de Germanie. Il serait illusoire de vouloir reconstituer

aujourd'hui ce qui s'est passé dans les siècles qui ont précédé le mien.

J'essayais néanmoins de retenir et de comprendre le maximum de ces

faits racontés par mon père.

Cologne, du fait de sa position sur les limes romains, était un centre

d'échanges culturels et commerciaux très important. Nous fûmes

accueillis par le prince Sigemer et son frère le roi de Cologne Sigebert.

Nous restâmes quelques jours à Cologne. J'y retrouvai avec plaisir mes

cousins Richer, Ragnomer et leur cousine Evochilde, fille de Sigebert.

C'était une jeune fille de mon âge, petite, et très vive ; elle ne rechignait

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pas à participer à nos jeux de combats et se montrait fort habile à la

hache de jet. Elle eut pour moi des regards et des mots qui me

troublèrent.

Le voyage du retour vers Tournai fut pénible. Nous fîmes les mêmes

étapes qu'à l'aller, excepté Tongres qui nous aurait fait faire un détour.

Mon père s'affaiblissait de jour en jour et c'est allongé dans une voiture

qu'il arriva dans son palais de Tournai.

Tout au long du voyage la reine Basine ne l'avait pas quitté. Elle

s'assurait à chaque instant que rien ne manquait pour le confort et la

santé du roi. Elle resta ainsi présente à ses côtés jusqu'à ses derniers

instants. Un an plus tard, sentant sa fin proche, nous avons dépêché des

messagers auprès de nos parents et alliés, ainsi qu'auprès des évêques

des cités et royaumes voisins. Un soir du mois de juillet, la veille de sa

mort, mon père m'appela auprès de lui. Quand j'entrai dans la pièce il

était assis à une table encombrée de nombreux documents. Il se leva, et

malgré sa maigreur et sa pâleur, il m'impressionna encore une fois. Il me

regarda longuement, en silence, et je crus voir dans ce regard qui avait

souvent transpercé ses interlocuteurs, une bienveillance inhabituelle.

Viens t'asseoir à mes côtés, me dit-il d'une voix assurée.

Quand nous fûmes installés, côte à côte, accoudés à la table, il reprit :

Mon fils, écoute bien et n'oublie pas mes dernières paroles. Tu

vas régner dans peu de temps. C'est une lourde charge qui te

rend responsable de notre peuple. Ne sois jamais faible, mais

sois juste. Respecte nos lois, nos coutumes et nos dieux.

Préserve les faibles. La guerre est une horreur nécessaire ; ne la

fait qu'à juste raison pour le bien du peuple. Sur tous les

royaumes qui nous entourent retiens ceci : Syagrius en premier

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lieu ; souviens-toi, nous l'avons rencontré ensemble à Soissons.

Il est ambitieux et n'a pas abandonné son idée de régner sur

Rome et la Gaule afin de restaurer le lustre de l'Empire. Mais il

pense plus à lui qu’à l’Empire. Méfie-toi d'Euric, roi des

Wisigoths. C'est un fou sanguinaire ; il est puissant et a une

grande armée. Avec Aegidius, le père de Syagrius, je l'ai contenu

en-deçà de la Loire. Je pense qu'il rêve de la franchir et qu'il

essaiera de nouveau. Je pense que son entente avec Syagrius est

dangereuse. Enfin Gondebaud, roi des Burgondes. Le moins

trouble des trois. Il n'a pas d'ambition particulière sauf de

maintenir l'unité de ses peules dans un royaume très

indépendant. Il a abandonné l'idée de s'étendre vers la

Méditerranée depuis qu'Euric, encore lui, l'a vaincu il y a

environ cinq années entre Arles et Marseille. Une alliance avec

les Burgondes conforterait ton pouvoir. Respecte Rémi et

Geneviève. Enfin surveille et gagne à ta confiance ces petits rois

et ces comtes qui entourent notre royaume d'ici jusqu'au Rhin.

Tu es jeune, fougueux, cultivé et bon combattant ; sois

mieux encore ! Sois intelligent dans tes décisions et prudent

dans tes actions.

Childéric s'interrompit. Il enserra sa tête baissée dans ses mains, ses

doigts croisés sur le front. Il respirait doucement, lentement. Je

respectai son silence. Relevant la tête il me montra du doigt divers

documents étalés sur la table. Il y avait là des lettres, des comptes, des

cartes et d'autres documents que je n'identifiai pas.

Il faudra que tu t’imprègnes de tous ces écrits. Ils t'instruiront du

monde qui t'entoure. Étudie ces cartes, elles t'indiqueront les voies.

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Appuie-toi sur Wiomad, il est sûr et compétent. Garde ton amitié

avec Aurélien, il sera de bon conseil j'en suis sûr.

Il avait saisi une ancienne carte sur laquelle figuraient les voies romaines

de la Gaule et me la tendit :

elle a près d'un siècle, mais les routes indiquées sont encore les

meilleures. Étudie-la bien avant toute décision.

Il se leva, passa derrière moi, mis ses mains sur mes épaules et

continua :

Sois un grand roi, et n'offense jamais ceux de ton sang. Prends soin

de ta mère, la reine Basine, et de tes sœurs ; je te les confie. Et

maintenant retire-toi, je veux me reposer.

Je me levai et me retournai vers lui. Nous nous regardâmes un long

moment et pour la première fois je ne baissai pas les yeux, non par

arrogance, mais parce que j'avais compris que nous parlions maintenant

d'égal à égal. Et il advint ce qui n'était jamais arrivé. Il me prit dans ses

bras. J'étais aussi grand que lui. Pour la première, et la dernière fois, je

sentis ses cheveux caresser mon visage ; je sentis son odeur ; je sentis sa

joue rugueuse d'une barbe non taillée depuis plusieurs jours ; je sentis

ses muscles puissants. Je sentis passer en moi la puissance physique de

ce roi, aujourd'hui affaibli, mais qui avait su se faire craindre et

respecter.

Nous nous séparâmes sans un mot. Je n'entendis plus jamais le son de

sa voix. Le roi Childéric, mon père, mourut le lendemain, dans la vingt-

troisième année de son règne18.

Dès cet instant je devins roi des Francs. Il m’appartint donc, avec la

reine Basine et les grands du royaume, d'organiser ses obsèques. Nous 18 481

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choisîmes comme emplacement de la tombe un cimetière, hors de la

ville, sur la rive droite de l’Escaut, non loin d’une voie romaine. Il y avait

déjà de nombreuses tombes dans ce lieu dont celle de Mérovée. Le roi

Childéric avait souvent évoqué son désir d’être enterré parmi son peuple.

Nous fîmes creuser plusieurs tombes dans ce cimetière. La première

serait pour le Roi et les autres pour ses chevaux. C’est une tradition chez

nous, les Germains, d’être enterrés avec nos chevaux et nos armes.

Autrefois, mes ancêtres Francs brûlaient les corps de leurs morts et de

leurs chevaux, avec leurs armes. Il nous faut arriver au Walhalla en

guerrier prêt à combattre. Nous rassemblâmes les richesses nécessaires

au voyage d'un roi. Nous choisîmes la tenue royale qui envelopperait le

roi. Il fut décidé que Childéric serait enterré avec toutes ses armes, ses

bijoux et les vêtements de son rang : sa cuirasse, ses habits d'apparat

retenus par une fibule d'or et son paludamentum orné de nombreuses

abeilles en or. On mit également dans le cercueil une bourse pleine de

pièces d'or et de nombreuses pièces d'argent. Les armes étaient les plus

belles de sa collection, toutes décorées de travaux des meilleurs orfèvres

en pierreries et décors cloisonnés représentant surtout des animaux. Son

cheval fut sacrifié, avec beaucoup d'autres, et harnaché d'un masque de

taureau. Enfin le roi garda au doigt son anneau sigillaire, d'autres bagues

et au poignet plusieurs bracelets d'or. Tous ces préparatifs prirent du

temps, ce qui permit à tous ceux qui le souhaitaient de venir aux

obsèques de ce grand roi. Le jour venu le cortège quitta le palais en

direction de la tombe préparée. Il y avait là une foule immense, bigarrée

et bruyante. Il y avait des Nerviens et des Ménapiens habitant Tournai

chacun sur sa rive ; des Francs rhénans avec à leur tête le roi Sigebert, à

cheval, et ses enfants ; Syagrius et un détachement de son armée ; des

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rois des pays environnants ; le comte de Tour représentant Euric ; de

nombreux évêques, catholiques et ariens. Et beaucoup d’autres gens que

je n’identifiai pas. Il y avait surtout, en tête du cortège, derrière moi, au

bras de ma mère, Geneviève de Paris, qui avait tenu à venir rendre

hommage, disait-elle, à son grand et fidèle ami. Elles étaient entourées

de mes trois sœurs.

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CHAPITRE 3 - JEUNESSE

Le lendemain des festivités qui suivirent les funérailles de Childéric,

tandis que la reine Basine restait à Tournai pour veiller aux affaires du

royaume, je me retirai dans notre villa des environs de Tournai à

Willemeau. Nous y possédions une grande villa, avec un hypocauste qui

donnait une bonne chaleur l'hiver. En été nous profitions des vents doux

qui rafraîchissent les collines. Le paysage, vallonné et de peu d’altitude,

mélange paisible de champs et de bosquets, me reposait. Aurélien

m'accompagnait ainsi que mes précepteurs. J'étais roi et j'avais peur.

Certes mes cheveux blonds étaient longs, mais ma barbe naissante ;

j'avais quinze ans. J’avais peur, non de la guerre et des combats, mais

des décisions à prendre pour assurer le bien-être des peuples qui

composaient mon royaume. J’avais besoin de connaître et de

comprendre ces peuples. Le cortège qui avait suivi le cercueil de

Childéric m’avait profondément troublé. Jusqu’à ce jour je n’avais pas

pris conscience de leur diversité.

Dans cette villa confortable je travaillais beaucoup pour apprendre tout

ce que je pouvais. Dans le courant de ce mois passé à Willemeau je reçus

toutes les délégations qui étaient venues aux funérailles du roi.

La première à venir me voir fut Geneviève de Paris. C'était une femme

âgée d'environ soixante ans que les parisiens vénéraient. Elle me raconta

ses liens avec Childéric et comment il l'avait aidé à sauver Paris menacé

par les Wisigoths d'un côté et Aetius de l'autre. Certes ce fut au prix d'un

siège long et douloureux, mais il ne s'opposa jamais quand Geneviève

quittait Paris avec des navires pour aller chercher du ravitaillement. Elle

m'expliqua combien de fois il avait exaucé ses prières et épargné la vie de

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condamnés ou d'esclaves. Elle me souhaita enfin de gouverner avec la

sagesse de ce grand roi et me dit qu'elle prierait Dieu pour moi.

Je fis aussi connaissance des rois burgondes que je n'avais jamais

rencontrés. J'accueillis le roi Gondebaud avec beaucoup de respect car je

savais que mon père le tenait en grande estime bien que de sombres

histoires à son propos circulent. La rumeur l'accusait d'avoir assassiné

ses deux frères Chilpéric et Gondemar. Gondebaud partageait la

Burgondie avec son dernier frère Godégisile, ce dernier régnant sur la

Savoie. J'en appris bien davantage des années plus tard. Je reviendrai

sur ces faits dans la suite de ces mémoires. Gondebaud m'expliqua sa

volonté d'assurer la paix entre les peuples qui constituaient son

royaume. Je lui dis combien je tenais à entretenir de bonnes relations

avec lui. Nous évoquâmes l'avenir de la Narbonnaise partagée entre les

Burgondes et le roi Odoacre. Vestige de l'Empire romain, cette région

très riche, ouverte sur la Méditerranée, était l'objet de nombreuses

convoitises notamment de la part des Wisigoths.

Entre les rencontres je poursuivais l'étude des philosophes grecs ; je

perfectionnais mon latin ; j'apprenais la géographie ; je découvrais

Saint-Augustin, mais je ne comprenais pas la portée de sa pensée. Je la

compris plus tard, dans les conversations que j’eues avec Clotilde et

Rémi. Je conversais souvent de mon père avec Wiomad, de ses actions,

de ses pensées. Wiomad répondait inlassablement à mes questions,

répétait ses explications, me donnait son avis. Une réelle complicité

s'installait avec ce vieux conseiller de mon père qui devenait le mien.

Insensiblement, je sentais qu'il poursuivait à mes côtés ce que mon père

n'avait pu complètement accomplir. Aurélien, mon compagnon,

participait à tous ces échanges, à tous ces travaux. Nous travaillâmes

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ainsi, reclus à Willemeau, pendant un mois. Un après-midi, alors que

nous nous exercions au maniement de la hache de jet, un messager se

présenta de la part de l’évêque Rémi de Reims. Il était porteur d’une

lettre de Rémi. Il me la remit et se retira après que je lui ai proposé

d'aller à la cuisine se restaurer. Rémi n'avait pu venir aux obsèques de

Childéric, mais il tenait à me faire part de ses sentiments. Je reproduis

ici sa lettre car elle fut pour moi d'une importance considérable. Nous

cessâmes nos exercices et retournâmes dans la pièce qui me servait

d'atelier de travail. Je lus la lettre à voix haute devant Wiomad et

Aurélien.

« Une grande nouvelle nous arrive. Tu prends l’administration de

la Belgique Seconde. Rien de nouveau en cela, tu es ainsi ce que tes

parents furent. En premier lieu prends garde que le jugement de

Dieu ne vacille alors que tes qualités, grâce à tes humbles

activités, t’ont conduit au sommet, car comme le dit le peuple :

c’est aux actes qu’on juge l’homme. Tu dois choisir des conseillers

qui pourront honorer ta renommée. Et ta promotion doit être

chaste et honnête. Tu devras respecter les évêques, et en outre leur

demander conseil. Ainsi, si tu es bien en accord avec eux, ta

province s’en portera mieux. Réconforte ton peuple, soulage les

affligés, soutiens les veuves, nourris les orphelins, et encore mieux,

en les instruisant, fais qu’ils te soient reconnaissants et te

craignent. Que la justice sorte de ta bouche, sans attendre rien ni

des pauvres ni des étrangers ; n’accepte aucun don ou quoi que ce

soit d’eux. Que ton prétoire soit accessible à tous, de manière à ce

que nul ne quitte ce lieu mécontent. De ton père tu possèdes les

richesses, en conséquence libère les prisonniers et affranchis-les

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du joug de la servitude. Si quelqu’un se présente à toi, qu’il ne se

sente pas étranger. Amuse-toi avec les jeunes. Discute avec les

anciens. Si tu veux régner montre-toi noble».

Je posai la lettre sur la table. Nous restâmes silencieux, chacun méditant

les mots entendus. Ce fut Wiomad qui s’exprima en premier :

- Eh bien ! voici une belle reconnaissance, un programme de

gouvernement et des menaces ! Cela au moins a le mérite d’être

direct.

Aurélien et moi le regardâmes interrogatifs. Je lui demandai :

- Que veux-tu dire ? Que comprends-tu dans cette lettre ?

Wiomad se leva et repris d’une voix assurée et calme :

- Comprends bien ceci Clovis, tu es roi, tu es jeune, plein de fougue

et d’inexpérience, alors Rémi tente de te dicter une ligne de

conduite qui lui convienne. Il est, avec toi et Syagrius, l’un des trois

hommes les plus importants de cette Belgique Seconde. Il connaît

bien Syagrius depuis longtemps et sait à quoi s’en tenir à son sujet.

Mais toi c’est différent.

- Il est vrai que je ne l’ai rencontré qu’une seule fois un jour où

j’accompagnai Childéric. Cet homme mûr m’avait impressionné

par son discours et son apparence.

La fin du jour approchait et nous avions allumé quelques lampes à huile.

Un domestique nous apporta un repas et nous continuâmes à analyser

cette lettre de Rémi. Aurélien mangeait bruyamment et beaucoup. Cela

n’étonnait personne en regard de sa force et de sa stature. C’est lui qui

reprit la parole entre deux bouchées de porc grillé :

- Alors tu penses qu’il veut mettre Clovis sous sa coupe ? dit-il en

s’adressant à Wiomad. Ce dernier répondit en me regardant :

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- Non bien sûr ! Il est plus malin que cela ! Il commence par te

reconnaître et t’accepter en tant qu’administrateur de la province,

de sa province. Ceci dit il peut difficilement faire autrement

puisque tu es l’héritier légitime du royaume et des charges de ton

père. Mais écoutez comme il est aussi perfide.

Wiomad reprit la lettre posée sur la table et lut :

- « Tes qualités, grâce à tes humbles activités, t’ont conduit au

sommet »

- Et alors ? Je suis au sommet, je suis roi ; il le reconnaît, répondis-je

hautain et un peu agacé.

- Oui c’est certain, mais entends-tu bien ses mots ? Tu es au sommet,

soit, mais tu n’as pas fait grand-chose pour cela ! « tes humbles

activités » c’est clair, non ?

Aurélien avala une bonne gorgée de bière et intervint dans un grand rire

:

- Tu entends ça Clovis, tu es humble ! Il te connaît mal le bougre !

- Non, non, reprit Wiomad, ce n’est pas ce qu’il veut dire. Il insiste

sur le fait que si tu es au sommet où tu es maintenant tu ne le dois

qu’à ta naissance, tu n’as accompli aucun exploit qui justifierait que

tu sois roi. Mais il ne peut pas le dire comme cela car on pourrait

alors croire qu’il te conteste ce titre. Ce serait maladroit. Alors il te

met en garde, certes tu es roi, mais tu n’as rien fait pour mériter ce

titre, alors fais en sorte d’agir bien pour le garder.

Wiomad relut la lettre qu’il avait encore dans sa main, puis me regardant

fixement il dit :

- « Car comme le dit le peuple : c’est aux actes qu’on juge l’homme ».

Cette phrase, qui n’avait pas attiré mon attention à la première lecture,

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dite par le plus proche ami de mon père, me toucha profondément. Je

revis la figure de Childéric, la foule à ses funérailles, les hommages

rendus, le respect qui entourait sa dépouille : il avait agi et était devenu

un roi aimé, craint et incontesté. Rémi m’incitait à agir en digne fils de

ce grand roi disparu et il me mettait en garde contre le jugement du

peuple.

- En somme, ce sont des conseils d’un père à son fils qu’il me donne.

Mais en quoi cela le concerne-t-il ? Mon père m’a déjà donné de

nombreux conseils et il ne manque pas de rois dans les contrées

voisines qui seraient ravis de prendre ma place ; pour Rémi ce ne

serait que changer de roi !

- Tu oublies un fait essentiel, intervint Aurélien, qui pour le moment

laissait la table tranquille. Tous ces rois voisins, qu’ils soient Goths,

Wisigoths, Burgondes ou Rhénans sont ariens. Pour Rémi ce sont

des hérétiques qui dévoient le message du Dieu et du Christ auquel

lui croit.

- Et alors, criai-je, qu'est-ce que cela peut faire ? Pour lui je suis

païen parce que j’ai gardé la foi de mes ancêtres. Je ne crois pas en

leur Dieu, qu’il soit catholique ou arien. D’ailleurs je ne comprends

rien à la différence entre ces deux croyances. Par Wotan, qu’on me

préserve de telles balivernes.

Wiomad s’approcha de moi, me caressa la tête pour me calmer et

reprit :

- C’est justement parce que tu n’es pas hérétique que tu l’intéresses.

Il pense qu’il sera plus facile de convertir un païen à son dieu qu’un

hérétique que toute l’église catholique condamne et voue aux

enfers. C’est pour cela qu’il te dit dans sa lettre : « Prends garde

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que le jugement de Dieu ne vacille », pour que tu saches, et que tu

croies espère-t-il, que son Dieu et son Christ, que tu le veuilles ou

non, ont déjà le regard posé sur toi et t’appellent à de grande

choses. Dieu se désintéressera de toi si tu ne réponds à cet appel.

J’éclatai de rire, et m’adressant à Aurélien, je dis :

- Tu as entendu un appel toi ? Moi aucun, en dehors de celui de cette

cruche de bière ! Vas, sers-moi à boire mon frère et souhaitons bon

courage à Dieu, par Wotan !

Et nous partîmes tous les deux d’un immense fou rire. Wiomad lui-

même ne put s’empêcher de sourire. Puis il reprit, toujours sérieux :

- Ne sous-estime pas le pouvoir des évêques catholiques. Le peuple

les respecte et les écoute même si tous les gens ne sont pas

croyants. Il existe partout une grande vénération pour les saints

chrétiens. Dans ce moment où l’administration de l’Empire devient

incertaine, les évêques prennent petit à petit en main la

gouvernance des cités. Ils sont riches et particulièrement Rémi. Ils

possèdent de nombreux domaines, beaucoup d’esclaves et de

grandes richesses. De plus il est le frère de Prince, évêque de

Soissons. N’oublie pas que la plupart sont issus des familles des

grands dignitaires romains ; certains sont même d’anciens hauts

responsables romains comme Sidoine Appolinaire, l’évêque de

Clermont. Il est descendant de deux préfets du prétoire des Gaules

et a été lui-même préfet de Rome avant d’être nommé évêque.

Crois-moi, il vaut mieux les avoir avec soi que lutter contre eux.

- Si tu veux que je discute avec Rémi, alors que nos rapports soient

politiques ! Je sais que c’est un homme de valeur respecté et

écouté. Mais qu’il ne me demande pas d’abandonner mes

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croyances ! Je respecterai les siennes s’il continue à respecter les

miennes sans chercher à me convertir à son dieu.

Wiomad acquiesça et me proposa d’être mon messager pour porter ma

réponse à Rémi. Puis il reprit, infatigable, son analyse de la missive de

Rémi.

Ensuite dans toute la fin de sa lettre, tout en te donnant des

conseils qui semblent banaux, il te propose une vision chrétienne

pour ta gouvernance que je peux te résumer ainsi, sois juste, sois

respectueux, sois charitable.

Ce bon évêque Rémi et les commentaires de Wiomad commençaient à

m'agacer.

Je respecterai qui me respectera, je châtierai durement qui

s'opposera à moi. Je serai juste avec ceux qui le méritent et

impitoyable avec les traîtres et les fourbes. Je serai charitable et

ferai l’aumône comme Childéric l'a fait et comme Geneviève, cette

femme que certains appellent déjà sainte, le fait. C'est une tradition

de nos peuples que d'être solidaires avec leurs membres les plus

faibles. Et s'il n'est pas content qu'il reste dans son église !

Calme-toi, me lança Aurélien, il ne peut pas t'écrire autre chose,

c'est sa foi qui parle. Mais je suis d'accord avec Wiomad, ne

t'oppose pas à lui, fais-en ton ami plutôt que ton ennemi.

Oui ça j'ai compris merci ! répondis-je sèchement.

Chacun dans ses pensées, un long silence s'en suivit. Je le rompis :

Allez mes amis buvons à notre ami l’évêque ! Je vous promets

d'agir avec intelligence face à lui. Qui sait, il arrivera peut-être à me

convertir l'animal ! Mais j'en doute !

Nous levâmes nos verres et décidâmes qu'il était temps d'aller dormir.

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Dans les jours qui suivirent je continuai à recevoir les dignitaires qui

étaient venus aux funérailles de Childéric. Je revis ainsi Sigebert de

Cologne et sa fille Evochilde. Il y avait un peu plus d'un an que je l'avais

rencontrée à Cologne. Elle avait peu changé et j'éprouvai à sa vue le

même trouble que lors de notre première rencontre. Sigebert me parla

de nos ancêtres communs, de son souhait de resserrer les liens entre sa

famille actuelle et moi, et qu'il ne serait pas contre une alliance. Je l'en

remerciai en lui confirmant mon attachement à notre amitié. Quand il

fut parti je demandai à Wiomad ce qu'il en pensait :

De quel type d'alliance parle-t-il ?

Allons, me répondit-il avec bonne humeur, ne me dis pas

qu’Evochilde te laisse indifférent. Et ses regards vers toi montrent

que tu lui plais.

Et tu penses que Sigebert envisagerait avec bienveillance une union

entre Evochilde et moi ? C'est de cela qu'il s'agit ?

Bien sûr ! Je pense même qu'il en serait honoré.

C'est prématuré, rétorquai-je sèchement. J'ai bien d'autres tâches à

accomplir avant de penser à une union. Je dois d'abord me

montrer roi. Rappelle-toi la lettre de Rémi.

Oui, mais seul un roi peut s'unir à la fille d'un roi. Et Evochilde te

lierait à ces rois rhénans ce qui raffermirait ton royaume et le

sécuriserait sur ses frontières septentrionales. Penses-y, nous en

reparlerons.

Après ce séjour de quelques semaines à Willemeau, je revins m'installer

à l'automne dans mon palais de Tournai. Je me consacrai pendant les

deux premières années de mon règne, presque exclusivement, à l'étude

de la politique et de la géographie. Je rencontrai tous les dignitaires du

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royaume et de la province, romains, gaulois ou francs. Je rendis visite à

toutes les cités de la Belgique seconde. Je confirmai ou changeai les

comtes de ces cités. Je resserrai les liens avec Rémi, comme me le

conseillait Wiomad. J'allais voir les rois voisins, Euric, Ragnacaire et

tant d'autres. Si bien que j'eus une vision précise de la situation à ce

moment-là.

La Belgique Seconde que j'administrais s'étendait à l'ouest de

l'embouchure de l'Escaut et des bords de la mer jusqu'à une ligne qui

allait de Boulogne à Chalons en passant par Beauvais et Senlis. A l'est

elle était bordée par la forêt charbonnière. Cette province couvrait une

partie des royaumes francs, dont la totalité du royaume des Francs

saliens, mon royaume, et une partie de l'Etat romain. Ce dernier

s'étendait à l'ouest jusqu'à Vannes et Rennes et au sud jusqu'à Angers et

Tours. Son centre était Soissons. Cette imbrication de royaumes, de

provinces et d'état romain n'était pas sans poser de graves problèmes de

stabilité.

Plus au nord-est, au-delà de la forêt, s'étendait le royaume des Francs

rhénans jusqu'à Cologne et Mayence.

A l'est il y avait le royaume des Alamans qui s'étendait jusqu'au-delà de

Worms et de Strasbourg, et Bâle vers le sud. Ce royaume était une

fédération de plusieurs peuples dont l'expansion était permanente

depuis plusieurs siècles. Ces Alamans étaient belliqueux et conquérants.

Même si le roi de cette fédération, Gibuld, était arien, la plus grande

partie des Alamans était restée fidèle au même dieu que nous ; ils

imploraient Wotan et Donar. Vers le sud-est, de Besançon jusqu'à Arles,

et d'Autun jusqu'à Gap, s'étendait le royaume des Burgondes. Au sud, de

Tours jusqu’aux Pyrénées s'étendait l'Aquitaine, royaume des Wisigoths.

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MOI, CLOVIS ROI 62/367

Le temps était venu pour moi d'agir en roi. Je me devais de conduire

mon peuple vers des conquêtes et de nouvelles richesses. Je devais aussi

assurer ma descendance afin que le royaume reste dans ma famille pour

être partagé entre mes futurs fils. Il me fallait trouver une alliance par

un mariage. Ce qui me vint à l'esprit ce furent les conseils de Wiomad à

propos de mes cousins rhénans. Nous avions le même arrière-grand-

père, Clodion le Chevelu. Je n'avais jamais oublié Evochilde, son regard,

son sourire et sa force combative. Je ne l'avais pas revue depuis

l’enterrement de Childéric. Je chargeai Aurélien d'aller en compagnie de

Wiomad auprès du roi Sigebert, mon oncle, lui demander sa fille

Evochilde en union. Je leur remis une lettre à l'intention de ce roi ainsi

que les présents nécessaires pour ces démarches. Trois mois plus tard,

nous étions en octobre, ils revinrent m'apporter la réponse positive de

Sigebert et d’Evochilde. Les noces avaient été prévues pour le printemps

suivant. Quand le moment arriva, au mois de juin, le roi Sigebert, sa fille

et leurs suites arrivèrent à Tournai. Ma surprise fut grande quand je la

vis. Elle n'avait plus rien de la jeune fille que j'avais vu deux ans plus tôt.

C'était une belle femme, grande, blonde, à la peau très claire et aux yeux

verts. Elle rayonnait la santé, la force et la douceur. Je ressentis un

trouble comparable à celui que j'avais eu chaque fois que je l'avais

rencontrée. Le soir prévu pour notre union, il y eut un grand banquet qui

fut le premier d'une longue série. Ce soir-là nous nous retirâmes dans

ma chambre, à la vue de tous, ce qui marquait le début de notre union.

Nous découvrîmes nos corps en harmonie et un grand amour naquit

dans nos cœurs. Au matin, selon notre tradition, je remis à Evochilde,

devant l'assemblée des grands du royaume, un petit coffre plein de

nombreux bijoux et de pièces d’orfèvrerie, ainsi qu’une monnaie d'or. Ce

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MOI, CLOVIS ROI 63/367

présent scella notre union devant tous. C'était la fin de la troisième

année de mon règne19 . Ce fut la plus belle mais aussi une des plus

douloureuses années de ma vie. En effet, pendant l'été, Wiomad, puis la

reine Basine disparurent. Ils furent tous les deux enterrés auprès du roi

Childéric. J'avais dix-huit ans et j'étais seul face à mon rôle de roi. C'était

maintenant à moi de gouverner.

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CHAPITRE 4 - SOISSONS

Un matin d'octobre, dans la quatrième année de mon règne, alors que

nous nous apprêtions à partir pour une journée de chasse, un messager

arrivant d'Orléans m'apporta une grande nouvelle, Euric, roi des

Wisigoths, était mort à Arles et son fils Alaric, deuxième du nom, était

roi20. Cette nouvelle ne me surprit pas. La mort d'Euric était normale car

il avait plus de soixante ans. Je décidai donc, malgré cela, de profiter de

cette journée de chasse. Bien m'en prit car elle fut fort bonne et nous

revînmes le soir, fatigués et chargés de nombreuses bêtes.

Le lendemain je réunissais mon conseil. C'était un cercle de fidèles, au

premier rang desquels figurait Aurélien. Il avait pris pleinement le relais

de Wiomad qui lui avait laissé toutes ses archives et l'avait informé de

tous ses réseaux.

Il y avait aussi Clovedric et Gonthier, deux anciens généraux de Childéric

que j'avais choisi pour leur expérience de la guerre, malgré leur grand

âge, ils avaient plus de cinquante ans. Il y avait aussi Avius Lucius,

trésorier chargé des finances du royaume, et Socratès, le lettré qui

m'avait enseigné le grec, pour sa connaissance de la géographie et les

nombreuses langues qu'il parlait. J'avais également demandé à

Evochilde de se joindre à nous, ce qu'elle avait accepté, malgré sa

fatigue ; elle attendait un enfant qui devait naître un mois plus tard selon

les médecins.

J'exposai la situation créée par la mort d'Euric.

Nous voilà débarrassés d'un voisin imprévisible et dangereux. Son

alliance avec Syagrius, telle que l'a expliquée ce dernier à Childéric,

20 485

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MOI, CLOVIS ROI 65/367

nous empêchait d'envisager toute conquête, en particulier celle du

royaume de Soissons. Aujourd'hui un nouveau roi, inexpérimenté,

gouverne les Wisigoths. C'est peut-être une chance pour nous et

l'occasion de mettre fin au règne de ce prétendu roi des Romains

de Soissons.

Ce fut Aurélien qui prit la parole le premier :

Certes Alaric n'a pas d'expérience mais les généraux de son père

sont encore là, et ils sont redoutables. Je pense que nous ne

sortirions pas forcément victorieux d'un affrontement avec eux,

même avec le soutien de Wotan.

Qui te dit que je veux les affronter maintenant ? Non je ne veux

aujourd'hui que Soissons.

Ce fut Gonthier qui poursuivit la discussion.

Il ne faut évidemment pas attaquer les Wisigoths. Pas maintenant.

Mais le fait est qu'ils ont à leur tête un roi sans expérience. Et

l'immensité de leur territoire, de la Loire au fond de l'Espagne, et

les troubles auxquels ils sont confrontés dans le sud de la Gaule les

occupent beaucoup et mobilisent une grande partie de leurs

troupes.

Nous restâmes en silence un moment, chacun évaluant à sa façon la

situation. Puis Clovedric prit à son tour la parole :

Si je te comprends bien Clovis, tu envisages d'attaquer Syagrius et

comptes sur la passivité des Wisigoths qui seraient incapables de

respecter leur alliance.

Si alliance il y a encore ! répondis-je.

Aurélien reprit la parole :

Soit, imaginons ! Mais à nous seuls c'est très risqué. Syagrius

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dispose de corps d'armée romains encore nombreux et aguerris. Et

en nous mobilisant au sud vers Soissons nous nous fragilisons au

nord et à l'est.

Evochilde pâle mais attentive intervint alors.

Au nord et à l'est ce sont nos parents ; Chararic à Tongres et plus

loin encore c'est ma famille, et l'alliance conclue par mon union

avec Clovis nous préserve de tout danger ; plus près de nous c'est

Ragnacaire à Cambrai. Il faut envoyer à chacun une ambassade

pour les inviter à se joindre à nous.

Un nouveau silence s'installa. J'en profitai pour étaler sur la table une

des cartes que m'avait laissées Childéric. Ils la regardèrent en silence.

Avius Lucius n'avait encore rien dit, il prit la parole :

C'est tentant et bien pensé, mais je ne suis pas un homme de

guerre. En revanche je peux te dire, Clovis, que Syagrius dispose

d'un immense trésor et que les terres du fisc produisent de

confortables revenus. Cela accroîtrait ta fortune. Il parle très bien

la langue germanique ; il est consulté et écouté ; les vieillards le

prennent même pour arbitre et conciliateur, voire pour juge. Il a le

soutien de Sidoine Apollinaire, l'évêque des Burgondes, qui le tient

en grande estime et l'appelle son cher Syagrius. Malgré cela je sais

que le peuple ne porte pas dans son cœur ce supposé roi qui le

méprise; il prétend parler mieux le germanique que toi et passe

plus de temps à s'occuper de ses terres qu'à gérer sa province.

Je sais tout cela, répondis-je. C'est aussi pourquoi je veux l'anéantir

avant qu'il ne pense à prendre ma place en persuadant le peuple

qu'il est plus apte à gouverner que moi.

Nous continuâmes d’échanger nos arguments. A la fin nous étions tous

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d'accord pour entreprendre cette campagne. Je décidai d'envoyer des

ambassadeurs vers Chararic et Ragnacaire. Evochilde en enverrait un

vers son père. Personnellement je décidai de me rapprocher des évêques

catholiques afin de leur faire part de mes projets. Pour cela je convoquai

Eleuthère, le principal clerc de l'église de Tournai, dont on parlait pour

le titre d'évêque. Bien qu'il n'ait pas une grande popularité dans le

peuple, il le fut en effet deux ans plus tard. Nous nous connaissions bien

pour nous être souvent rencontrés en diverses occasions. C'était un

homme affable, de dix ans mon aîné, à la voix douce. Il était grand,

maigre et portait la barbe. Il vivait humblement et sa foi, disait-on, était

grande. Lorsqu'il vint me voir, je le reçus seul, et commençai par

partager ma joie avec lui ; Evochilde avait donné la veille naissance à un

garçon. Nous allions l'appeler Thierry. Il me félicita et me dit qu'il

prierait pour que dieu veille sur cet enfant. Je l'en remerciai et lui dit que

Wotan veillait déjà sur lui. Nous étions dans ma salle de travail ; il y

régnait une température agréable bien que le mois de décembre soit

commencé et qu'il fasse déjà très froid. L'hypocauste fonctionnait à

merveille. Nous nous assîmes de part et d'autre de la table. Je nous

servis un peu de cervoise. Il respecta mon silence attendant que je

prenne la parole.

Je te remercie d'être venu. J'ai des choses importantes à te dire. Tu

sais qu'Euric est mort et que son fils Alaric est roi. Cela fait tomber

bien des craintes qui venaient d'en-deçà de la Loire. A ce qu'on m'a

dit Alaric est moins belliqueux que son père. Syagrius règne, si on

peut dire, sans partage sur son soi-disant royaume de Soissons. La

rumeur rapporte qu’il est craint et haï. Quand à moi je règne sur un

royaume Franc trop petit et je gouverne une province sur laquelle

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MOI, CLOVIS ROI 68/367

ce Syagrius à des vues. Tu sais que, comme mon père, j'ai beaucoup

de respect pour les catholiques et leurs évêques même si je ne crois

pas en votre dieu. Peut-on en dire autant de Syagrius ou d’Alaric ?

Je sais tout cela, et je peux me faire le porte-parole de Prince,

l’évêque de Soissons, et de Rémi, son frère, l’évêque de Reims, pour

te remercier de ta bienveillance. Mais nous ne sommes pas des

hommes politiques et encore moins des hommes de guerre. Le

message du Christ nous...

Arrête ! lui dis-je avec quelque vigueur. Tu sais très bien que dans

cette période trouble que nous vivons depuis la prise du pouvoir

par Odoacre à Rome, vous êtes les seuls à représenter une autorité

solide devant la déliquescence du gouvernement romain.

Il est vrai que bien des cités sont administrées par des évêques

auxquels le peuple fait confiance. Néanmoins la guerre...

Est une atrocité nécessaire, répondis-je. Et je ne te demande pas de

la faire ! Mais je ne puis rester dans cette situation, la province est

difficile à gouverner et Syagrius trop peu sûr.

Je me tus et le laissai réfléchir. Il me fallait absolument savoir quelle

serait la position de l'église catholique si je déclarais la guerre à Syagrius.

Je souhaitais au minimum sa neutralité, mais un soutien des évêques, et

ainsi des populations, me serait plus favorable. Après un long silence,

Eleuthère dit :

Comme tu l'as dit, la guerre est une atrocité et les peuples y

perdent toujours plus qu'ils n'y gagnent, qu'ils soient vainqueurs

ou défaits. Les campagnes sont ravagées et saignées, et les

populations déportées ou massacrées. Quant à nos églises elles

sont souvent détruites et pillées. Comprends bien que nous

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n'entendons jamais sans inquiétude le bruit des armes. Bien sûr les

vainqueurs agrandissent leur fortune, mais nous, humbles hommes

de dieu n'avons plus qu'à soigner les blessés, consoler les affligés et

reconstruire nos églises. Dis-toi bien qu'en tant qu'hommes de

Dieu et donc de paix nous ne pouvons cautionner une guerre.

Bien sûr, répondis-je compréhensif. Mais tu avoueras que la

situation actuelle devient intenable. Il faut plus de clarté ! Qui

dirige quoi ! A qui pouvez-vous faire confiance ? A Rome, éloignée

et désorganisée ? A Constantinople, à l'autre bout de la terre ? Aux

Wisigoths, aux Alamans, aux Burgondes, pour la plupart ariens,

qui souvent vous piétinent ?

Je savais qu'en introduisant l'arianisme dans la conversation je le ferais

réagir. Cette doctrine qu'il disait, avec ses pairs, hérétique, leur faisait

horreur. J'avais touché juste ; il se leva d'un bond :

l'arianisme est une monstruosité qui nie l'essence divine du Christ.

C'est insupportable que ces misérables s'érigent en religion

dominante du fait de rois opportunistes convertis par un Arius qui

dévoie nos textes sacrés. Nous devons les combattre et les ramener

à la raison et à la vraie foi, sinon l'enfer s'ouvrira sous leurs pieds.

Qu'ils se convertissent ou bien qu'ils soient maudits à jamais.

Je me levai à mon tour et lui fit signe de revenir s'asseoir.

Calme-toi ami. Ta fougue fervente est comparable à mon ardeur

combative. Tu veux te battre pour ton dieu, quand je veux me

battre pour l'ordre et la sécurité. Chacun son combat. Ceux de mon

sang ont toujours respecté ta foi, ton église et ses représentants,

comme vous avez toujours accepté que nous pratiquions nos

propres dévotions à Wotan. Pourquoi cela changerait-il ? Je vous

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offre la sécurité, la protection contre les ariens, la primauté de

l'église catholique. En échange apportez-moi votre soutien et celui

des peuples.

J'avais clairement mis à nu mes projets. Je lui demandai de rapporter à

Prince et à Rémi le contenu de nos échanges et de me donner une

réponse dès que possible.

Il me promit d'être un messager fidèle et nous nous séparâmes alors que

la neige commençait à recouvrir la cité.

Dès qu'il fut parti, je me rendis auprès d’Evochilde et de mon fils

Thierry. Elle lui donnait le sein et je fus ému par cette scène. Je m'assis

au pied du lit et les regardai les yeux brillants. Et je me mis à prier en

silence : « Un fils ! J'ai un fils ! Un futur roi qui prolongera notre

famille ! Merci Wotan ! Oh mes ancêtres, merci ! Merci à toi Clodion,

merci à toi Mérovée, merci à toi Childéric d'avoir prié pour moi Wotan

afin qu’il me donne ce fils ! Et toi Donar, donne-lui ta vigueur et ton

courage ! Et vous tous mes dieux et Frikka, gardez-moi à jamais ma

chère Evochilde ». Elle était resplendissante quoique fatiguée et mon

cœur débordait d'amour. Elle me le rendait bien. Lorsque la tétée fut

finie, je les embrassai et me retirai.

Je voulais préparer des festivités pour célébrer la naissance de Thierry.

Elles furent très grandes et fastueuses. Il y eut trois jours de banquets et

de danses. La boisson coula à flot, et tout le monde dansa en farandole la

coraule jusqu'à l'épuisement, et certains le tripodium, cette danse

lascive, au son des flûtes et des cithares.

Dans le courant du mois de janvier les ambassadeurs que nous avions

adressés à nos parents nous rapportèrent leurs réponses. Ragnacaire et

Chararic m'assuraient de leur participation et me disaient qu'ils se

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MOI, CLOVIS ROI 71/367

tenaient prêts avec environ mille guerriers chacun. De son côté, le père

d’Evochilde encourageait ma démarche et se réjouissait de voir

s'agrandir le royaume des Francs. Il ne pourrait pas intervenir à mes

côtés mais cependant surveillerait les Alamans et s'assurerait qu'ils

n'interviennent pas dans le conflit. Il me manquait la réponse des

évêques. Elle ne tarda pas et je reçus à nouveau Eleuthère fin janvier.

Il me remit une lettre de l’évêque de Soissons, dans laquelle il m'assurait

du soutien de ses pairs et en particulier de Rémi de Reims. Ils y

mettaient une condition : que les églises et les clercs soient préservés de

tout pillage ou massacre. Je répondis à Eleuthère qu'il était difficile de

toujours maîtriser la fougue des soldats tant la conquête de butin était

pour eux une motivation au combat. Je l'assurai néanmoins que je

donnerai des instructions en ce sens sans me porter garant du résultat. Il

en fut satisfait.

J'avais ainsi les soutiens dont j'avais besoin pour entreprendre cette

première campagne. Je me devais d'être victorieux. Mon pouvoir et ma

renommée en dépendaient. Il me revint en mémoire les paroles de

Rémi : « C'est aux actes que le peuple juge les hommes ». Il fallait, je

voulais, qu'on puisse me juger grand et digne roi.

Je réunis mon conseil et nous fûmes très vite en accord sur le fait qu'il

fallait avertir rapidement Syagrius de nos intentions et lui laisser le

choix du jour et du lieu. C'est une tradition de nos armées franques que

d'avertir notre ennemi et de lui offrir le choix de l'endroit du combat.

Quand il aura donné sa réponse je réunirai les grands du royaume.

J'envoyai donc une ambassade auprès de Syagrius chargée de l'informer

de mes projets, de lui déclarer officiellement la guerre et de lui

demander de choisir le lieu et le moment. Ce que me rapportèrent mes

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MOI, CLOVIS ROI 72/367

ambassadeurs me conforta dans mon idée. Syagrius était entré dans une

grande colère, rappelant que nous n'étions que des barbares, fédérés à

Rome, qu'il était Rome et que ses armées aux faits d'armes

incontestables auraient rapidement la victoire face à nos troupes

désorganisées. Il dit qu'il me ferait payer cette trahison et qu'il ferait

mettre à mort tous ceux qui seraient ses prisonniers. Que pouvait-il dire

d'autre ? Je menaçais son ambition de se voir reconnaître représentant

de Rome en Gaule. Il savait que s'il perdait cette guerre c'en était fini de

ses rêves. Peu de temps après il me fit connaître ses choix. La bataille

aurait lieu dans la plaine au dessus de Juvigny, aux bords de la rivière

l'Ailette, au nord de Soissons, mi-mai.

Je fus heureux de ce choix. Je craignais que Syagrius choisisse de rester

dans Soissons pour défendre son pouvoir. Autant je savais mes guerriers

farouches combattants, rapides et très mobiles, autant je n'avais que peu

d'expérience sur la conduite d'un siège dont l'issue aurait été très

incertaine.

De son côté Aurélien reçut des informations de ses espions résidant à

Soissons. Syagrius était très fébrile et avait sollicité Alaric. Mais pour

l'instant ce dernier n'avait pas répondu. L'armée de Syagrius se

mobilisait sans grand enthousiasme. Mais si elle comprenait encore

quelques corps d'élite de l'armée romaine, elle englobait aussi des

soldats peu aguerris au combat et peu motivés car vivant depuis trop

longtemps dans la paix et l'oisiveté. Elle ne compterait pas plus de cinq à

six mille hommes. Une grande partie de la population, inquiète de

l'annonce de cette guerre, en attendait cependant d'être délivrée du joug

de Syagrius. Les évêques ne manquaient pas de prêcher habilement en

ce sens lors des messes.

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Je convoquai alors les grands du royaume et mes généraux ainsi que

Ragnacaire et Chararic afin de mettre sur pied notre plan de bataille.

Nous nous retrouvâmes tous à Willemeau et durant plusieurs jours,

début mars, nous étudiâmes nos forces et notre stratégie. Prince m'avait

délégué un de ses clercs, Lucturius, natif de Soissons, afin qu'il nous

renseigne sur la géographie du lieu choisi par Syagrius. Il nous expliqua

que c'était une vaste plaine bordée au nord par de faibles collines

derrière lesquelles s'étendaient des vallées et des forêts. Il serait facile de

faire attendre une troupe à l'abri du regard à cet endroit. Chararic me

confirma qu'il disposait d'environ mille hommes et Ragnacaire en fit de

même. Mes propres troupes comprenaient environ quatre mille

hommes. Nous décidâmes que Chararic devrait se tenir prêt, derrière les

collines mais qu'il ne devrait arriver qu'au dernier moment. Il me dit

qu’il camperait vers Laon, en attendant que je lui envoie un messager. Il

lui faudrait une dizaine de jours pour venir jusqu'à Laon, mais une seule

journée suffirait pour arriver de Laon au lieu de la bataille. De son côté

Ragnacaire proposa de m'attendre à Cambrai. Mon armée s'y reposerait

puis nous unirions nos forces pour rejoindre le lieu du combat. Je

souscrivis à cette offre. Nous évaluâmes à huit jours environ le temps de

ce voyage. Je les remerciai de leur aide. J'ajoutai que je voulais que les

pillages traditionnels épargnent les églises et les clercs, et qu'ils se

concentrent sur les possessions romaines. Quand nous aurons vaincu les

romains nous entrerons dans Soissons et pourrons nous emparer du

trésor de Syagrius qui est considérable selon la rumeur. Ils acquiescèrent

tout en évoquant, comme je l'avais fait avec Eleuthère, la difficulté de

maîtriser les élans et les désirs des armées dont ces pillages étaient une

des récompenses. J'ajoutai que je contrôlerai mes armées fin mars et que

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j'espérais qu’elles seraient prêtes. Mes cousins acquiescèrent et dirent en

faire autant. Nous scellâmes ces accords par de franches accolades. Puis

levant nos coupes, à l'unisson nous proclamâmes :

Que nos dieux veillent sur nous ! Par Wotan, la victoire ou la mort !

Quelques jours plus tard, alors que Ragnacaire et Chararic étaient

repartis, un des généraux, Childebert, vint me voir, et je compris à son

air qu'il venait me faire des reproches. C'était un homme solide, à la

stature impressionnante, d'une quarantaine d'année.

Pourquoi as-tu appelé tes cousins à nous venir en renfort ? Ne

sommes-nous pas capables de vaincre seuls ? N'as-tu pas confiance

dans le courage des Francs ? J'ai souvent combattu avec eux et ton

père Childéric. Crois-moi, ils sont redoutables, me dit-il d'un ton

agressif.

Laisse l'esprit de mon père en paix. Je suis le roi de ce peuple et je

décide ce qui me semble le mieux. Ne sous-estime pas les romains ;

c'est une grande armée, plus nombreuse que nous seuls. Je veux

cette victoire et j'ai besoin des guerriers de nos alliés, répondis-je

fermement.

Mais je sentis que la vraie raison de son hostilité était ailleurs. Il reprit,

Je veux cette victoire autant que toi ! Mais en associant Ragnacaire

et Chararic, la part de chacun au partage du butin sera plus petite.

Les hommes murmurent et s'en plaignent. Je...

Tu feras comme j'en déciderai et j'en déciderai comme l'ont

toujours fait nos ancêtres ; chacun aura une part équitable et le

partage se fera à la vue de tous. Ne vaut-il pas mieux une part

moindre mais sûre qu'une grosse part incertaine ? Nous vaincrons

et tu auras ta part comme les autres. Vas et prépare tes hommes.

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Comme tu voudras, mais je t'aurais prévenu ! rétorqua-t-il.

Puis il quitta la pièce à grands pas sonores, sans un salut. Je découvris ce

jour-là le côté vénal de Childebert, ce grand guerrier. Il allait me poser

bien des soucis par la suite.

Comme prévu, fin mars, je passai en revue les troupes. Chacun,

impatient de combattre et certainement de piller, avait préparé ses

armes avec soin. Les angons21, haches, épées et boucliers ronds

étincelaient. A mon passage les hommes frappaient le sol avec leurs

angons en criant : « la victoire ou la mort ».

J'étais fier, et je le suis encore, d'être le roi de ce peuple Franc, guerrier

et courageux. Je remerciai Wotan et mes ancêtres. J'encourageai ces

hommes à combattre pour la fortune et la terre à conquérir. Je savais

que bon nombre mourraient ou seraient gravement blessés. Ils le

savaient aussi et leurs familles avec eux. Mais c'étaient des combattants

qui ne craignaient pas la mort. Ils me l'ont prouvé souvent.

Nous avions décidé de la voie à suivre avec les généraux : nous

passerions par Arras, puis Cambrai pour rejoindre Ragnacaire. Ensuite

ce serait Vermand22, où nous pourrions franchir la Somme à gué, puis

Soissons. Nous éviterions ainsi la cité de Reims ; je ne voulais pas que

des pillages jettent une ombre sur mes relations avec Rémi. Le moment

venu, début mai, nous nous mîmes en route en une longue colonne.

C'était un long cortège qui s'étirait sur plusieurs lieues23, composé

d'hommes et de femmes, d'animaux, de chars et de balistes24. Les chars

transportaient des sacs de grains et de fèves pour nous nourrir, du vin et

de la bière, ainsi que des armes. Les balistes nous serviraient à envoyer

21 Lance à l’extrémité en forme de harpon

22 Saint-Quentin

23 Lieue gauloise : 2.220 m

24 Sorte de catapulte

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des projectiles. Je savais que l'armée romaine possédait de bons archers

et il nous fallait pouvoir répondre avec ces machines car nous n’avions

que peu d’arcs et n'étions pas habiles à nous en servir. Le corps à corps

nous était plus familier et nous y excellions. C'est ce qui fit toujours

notre force et encore aujourd'hui, même si maintenant nous avons

adopté certaines techniques romaines et notamment les arcs. Je marchai

en tête sur mon cheval blanc. Le cortège avançait lentement au pas des

bœufs qui tiraient les chars. On entendait un grondement permanent,

mélange de voix, de cliquetis des armes s’entrechoquant, de cris

d'animaux et d'attelages grinçant sur les pavés de la chaussée bosselée. Il

y avait parfois des cris et des pleurs, des soldats, plus bruts que

courageux, pillaient sur leur passage des fermes isolées. Bien sûr la faim

ou la concupiscence les tenaillaient, mais certains n'avaient aucune

mesure et parfois tuaient pour s'approprier ce qu'ils voulaient.

Cependant ils ne s'en prenaient qu'à des gaulois ou à des romains et

respectaient les Francs installés ça et là. Mais des églises ne furent pas

épargnées. Nous marchions dès l'aurore et nous nous arrêtions en début

d'après-midi dès que nous avions trouvé un endroit propice. Il fallait

alors allumer des feux, dresser quelques tentes et des abris précaires

contre la pluie ainsi que des litières de feuilles et d'herbe pour se

reposer. Certains partaient chasser ou piller. D'autres buvaient puis

s'affalaient pour dormir. C'était l'occasion de nombreux échanges

d'armes, de gibier ou de toutes sortes de butin quand ce n'était pas de

femmes. Tout cela était bruyant et mal odorant. Certains se lavaient

dans les ruisseaux et les rivières que nous traversions ; beaucoup ne s'en

préoccupaient pas durant le voyage, mais ils seraient propres pour le

combat.

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MOI, CLOVIS ROI 77/367

Un jour, alors que nous marchions, Childebert vint à moi pour se

plaindre :

Clovis tu ne devrais pas laisser les hommes prendre du butin et le

garder pour eux. Tu connais nos lois ; le butin doit être partagé en

parts égales entre les guerriers, me dit-il d'un ton acerbe.

Je lui rétorquai agacé :

Tu prétends m'apprendre nos lois ? Prends garde à tes propos !

N'insulte pas ton roi ainsi ! Je connais très bien nos règles de

partage. Elles s'appliquent au butin gagné à la guerre ; il en sera

ainsi à Soissons quand nous aurons vaincu Syagrius. Mais pour

l'heure ce ne sont que des soldats féroces qui se paient sur le pays.

Je le réprouve, mais je sais que ce seront de valeureux combattants

dont nous aurons besoin. Va et surveille tes propres hommes.

Je fis vivement demi-tour pour remonter la colonne, saluer les uns et les

autres et réprimander quelques fautifs que j'avais repérés. Je rejoignis

Aurélien qui était à peu près au milieu du convoi. Je lui fis part de

l'incident avec Childebert et de mon mécontentement. Il me calma en

me rappelant que certes il avait un caractère ombrageux mais que c’était

un excellent soldat et un remarquable meneur de troupe. J'en convins et

repartis reprendre ma place à l'avant de la foule.

Nous arrivâmes enfin non loin du lieu choisi par Syagrius et établîmes

notre camp dans une large plaine au bord d'une petite rivière dont je ne

sus jamais le nom. J'envoyai des ambassadeurs à Syagrius lui porter le

message suivant :

Clovis, notre roi, te fait dire qu'il se tient prêt au combat.

Dites à votre roi qu'il est encore temps qu'il abandonne. Sinon qu'il

prie ses dieux ! Je sais que les miens n'abandonneront pas Rome !

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MOI, CLOVIS ROI 78/367

répondit-il avec beaucoup d'assurance.

L'arrogance de ces paroles augmenta notre détermination quand je les

rapportai à mes généraux. Je les avais réunis pour mettre sur pied notre

plan de bataille. Il y avait là Ragnacaire et ses généraux, Clovedric et

Gonthier, ainsi qu'Aurélien et Childebert, et bien d'autres encore. Nous

décidâmes d'attendre que Syagrius bouge et se mette à découvert. Notre

tactique serait la suivante : dès qu'il sera à notre portée, nous utiliserons

nos balistes et nos quelques archers pour le déstabiliser. Puis nous

attaquerons avec les hommes selon notre formation habituelle : les

guerriers se serraient les uns près des autres de telle sorte qu'ils

formaient comme une énorme pointe de flèche, avec à l'avant les plus

solides, les plus grands. Il y avait entre notre campement et la plaine

prévue pour l'affrontement un petit bois. Nous nous y abriterons et dès

que nous apercevrons les troupes de Syagrius nous déferlerons en dix

groupes séparés d'une cinquantaine de pas25. Les deux groupes les plus

extrêmes attaquant sur les côtés pour encercler les romains.

Nous savions que la bataille pouvait durer plusieurs jours, aussi nous

envoyâmes sans attendre un messager à Chararic qui devait attendre

près de Laon afin de lui indiquer le jour du combat et qu'il vienne nous

prêter main forte au plus vite.

Le lendemain matin à l'aube des éclaireurs vinrent m'annoncer que

l'armée de Syagrius était en marche et approchait de la plaine. Je donnai

l'ordre à nos troupes d'avancer jusqu'à la lisière du bois en prenant soin

de mettre les archers devant. Nous avions installé nos quelques balistes

dans la nuit et les avions cachées avec des feuillages. Dès que l'armée

romaine fut en vue nous envoyâmes une première salve de flèches ; ils

25 Pas romain de 1m40, soit environ 70 mètres

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MOI, CLOVIS ROI 79/367

ripostèrent de la même manière. L'échange de flèches dura un long

moment. Nous eûmes quelques pertes, mais les arbres et nos boucliers

nous protégèrent efficacement. Les romains, selon leur technique de la

tortue, complètement couverts par leurs grands boucliers n'eurent que

peu de pertes et continuèrent d'avancer sur la plaine, à découvert.

Syagrius devait penser que nos pauvres flèches n'étaient pas

dangereuses et que nous avions plus de pertes que lui. Un énorme orage

se déclencha à ce moment précis. La bataille ne pouvait plus avoir lieu ;

cependant j'envoyai une de mes flèches humaines à l'assaut des troupes

romaines. Bien sûr elles résistèrent, mais les chefs de cette première

flèche me rapportèrent que les romains avaient été surpris de l'attaque et

qu'ils avaient ressenti une inquiétude dans les rangs romains. A la fin de

la journée, chacun s'étant retiré dans ses camps, nous ensevelîmes nos

morts autant que nous pûmes et soignâmes nos blessés. Nous

ramassâmes nos armes et parfois des armes romaines ; ils en firent

autant. Le lendemain serait le jour de la grande bataille si le temps le

permettait.

Il fit beau. Mes Francs s'équipèrent très tôt de leur cotte et de leur

cuirasse et s'armèrent comme il se doit. Le messager envoyé vers

Chararic arriva à ce moment-là pour me dire que Chararic avait posté

ces troupes à l'endroit prévu et que lui même se tiendrait au sommet

d'une petite colline pour voir comment évoluerait le combat et à quel

moment il devrait intervenir. Tout me semblait en place et je donnai le

signal de l'attaque. Les différentes colonnes se mirent en marche et

avancèrent rapidement vers les Romains. Comme c'est mon devoir en

toutes circonstances j'étais en tête de mes hommes, chevauchant à leur

allure, protégé par mon bouclier. Le combat fut terrible. La terre buvait

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MOI, CLOVIS ROI 80/367

le sang qui formait avec elle une boue marron qui collait partout. Les cris

de force se mêlaient aux plaintes et aux râles. On entendait le choc des

armes. Parfois certains frappaient des alliés par mégarde tant la boue

rendait les hommes méconnaissables. Cette mêlée dura plusieurs

heures. A la fin du jour, les Romains avaient reculé, certains avaient fui

et leurs pertes étaient immenses. Le combat cessa et nous

recommençâmes les secours aux blessés et l’ensevelissement de nos

morts. Nous ne craignons pas la mort car le Walhalla est notre paradis et

Wotan nous y attend. On m'apprit la mort de Clovedric. Ce grand soldat

avait servi Childéric sans défaillance, aussi ordonnai-je qu'il soit enterré

avec ses armes et son cheval. Personnellement j'avais une entaille sans

gravité au bras gauche. Cette journée fut une belle et grande journée et

j'en félicitai les chefs et les guerriers en passant dans les campements.

J'annonçai que le lendemain, un jeudi, nous livrerions une bataille

définitive qui devait nous donner la victoire. Je dis que Chararic nous

rejoindrait, m'étonnant en moi-même qu'il ne soit pas déjà venu.

Chacun eut à cœur de se mettre en ordre pour le lendemain en nettoyant

ses armes et en se lavant des souillures de la journée. Une grande

agitation régna, accompagnée d'un grand enthousiasme.

Le lendemain aux premières lueurs nous avançâmes aussi vite que nous

le pûmes contre les rangs romains. L'avancée n'était pas toujours facile

car le champ de bataille était encore couvert par endroit de cadavres

d'hommes ou de chevaux et d'armes abandonnées. Certains Romains

étaient prêts au combat, d'autres furent surpris d'une attaque si rude et

si précoce. La désorganisation fut totale et mes guerriers prirent vite le

dessus. Ce fut en quelques heures la panique dans les rangs de Syagrius.

Je le cherchai pour le capturer ou le tuer, mais ne le vis pas. Les pertes

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romaines furent considérables et ceux qui ne fuirent pas se rendirent en

jetant leurs armes. Je fis passer le message qu'on épargne ceux qui se

rendaient et qu'on poursuive à mort les fuyards. Personne ne vit

Syagrius, ce qui découragea un peu plus les soldats romains. C'est

seulement à ce moment que Chararic arriva avec ses hommes. A la fin de

la journée ma victoire était totale et les acclamations des Francs

victorieux, malgré les nombreux morts et les blessés, m'emplirent de

fierté. Ma première victoire, rapide et incontestable, me justifiait comme

roi des Francs. Ma renommée s'étendit vite dans le pays.

Le soir je réunis les chefs sous ma tente et leur annonçai qu'après deux

journées de repos nous partirions vers Soissons. J'envoyai Aurélien avec

une escorte rencontrer les édiles de la ville et l’évêque Prince pour leur

annoncer ma venue et mon intention de m’installer dans le palais de

Syagrius ; tout habitant qui chercherait à résister serait mis à mort. Je

savais qu'il y aurait beaucoup de débordements, de morts et de pillages.

Je ne pouvais interdire aux guerriers de récolter le juste fruit d'une

grande victoire. Même si je renouvelai mes recommandations de mesure

envers les catholiques et les églises, je savais qu’elles seraient peu

entendues et ne pouvais m'y opposer. Des chefs comme Childebert

pousseraient leurs hommes à s'emparer de tout le butin qu'ils

pourraient.

Lors de cette réunion j'interrogeai Chararic sur son arrivée tardive dans

la bataille :

Dis-moi, Chararic, pourquoi es-tu entré si tard dans la bataille ? Ne

t'avais-je pas envoyé des messagers pour te demander

d'intervenir dès le premier jour ?

Si, répondit-il embarrassé, mais je ne savais exactement à quel

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MOI, CLOVIS ROI 82/367

moment ni où intervenir alors j'ai attendu de voir comment le

combat évoluait. J'ai constaté que sous ton illustre conduite tes

forces étaient suffisantes et allaient vaincre et je n'ai pas voulu faire

de l'ombre à ta victoire. J'ai voulu te laisser à toi seul le parfum du

succès. J'ai...

Assez, m'emportai-je. Tes flatteries sont ridicules. Si tu étais

intervenu plus tôt nous aurions vaincu plus tôt et épargné bien des

vies. Je me demande si tu n'attendais pas de voir qui avait

l'avantage pour te porter aux côtés du plus fort pour en tirer le

maximum de profit. C'est une félonie dont tu me rendras compte.

Je n'avais pas oublié le coup qu'il m'avait donné en traître quand nous

étions jeunes. Un fort murmure d'acquiescement traversa la tente.

Devant cette fronde, Chararic ne dit rien et sortit sans saluer personne.

J'appris le lendemain qu'il était reparti vers son royaume avec ses

troupes.

Le jour venu nous poursuivîmes notre route vers Soissons. Bien des

exactions, que je regrette aujourd'hui, eurent lieu en chemin. Des bandes

mal maîtrisées pillèrent, brûlèrent, violèrent et volèrent. C'était normal,

l’ennemi devait être sanctionné, et le vainqueur augmenter son bien. Je

demandai que le principal du butin pillé me soit apporté dans le palais

de Syagrius pour un partage équitable. C'est en effet dans ce palais que

j'avais résolu de m'installer. J'en avais de vrais souvenirs bien que n'y

étant pas revenu depuis notre visite à Syagrius, avec Childéric, sept ou

huit ans plus tôt. L'entrée dans Soissons fut bruyante et il y eut encore

beaucoup de morts et de nombreux pillages. Petit à petit, la masse du

butin grandissait dans le péristyle ; c'était un ensemble hétéroclite de

monnaies, de bijoux, d'armes, dont certaines étaient richement décorées

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et d'objets d'or ou d'argent, dont un grand nombre provenait d'édifices

religieux aussi bien romains que chrétiens, mais aussi des demeures de

riches romains. Il fallut plusieurs jours pour que le calme revienne dans

Soissons et ses environs. Je reçus, contraints ou volontaires, tous les

dignitaires de la ville. Je m'adressai à cette assemblée en latin. En effet il

y avait là des Francs, des Romains, des Gaulois et d'autres encore. Mais

tous parlaient ou au moins comprenaient le latin car il y avait plus de

quatre siècles que la Gaule subissait l'occupation par Rome et qu'elle

avait accepté son administration. Devant cette assemblée de plusieurs

dizaines d'hommes j'annonçai que je gouvernerai toute la province qui

dépendait de Syagrius en tant qu'administrateur et roi ; que ceux qui

contesteraient ma victoire trouveraient la mort ; mais que je protégerai

tous ceux qui me feraient allégeance. L'évêque Prince demanda à

prendre la parole. Je l'invitai à s’approcher de moi et le laissai s'adresser

à la foule.

Il y a déjà eu beaucoup de destruction et de morts et je prierai Dieu

pour eux. Mais nous avons maintenant un nouveau roi qui a chassé

le romain, lequel a fui en vous abandonnant. J'ai ouï dire qu'il était

parti avec son escorte rejoindre Alaric à Toulouse pour lui

demander asile. Alaric devait le secourir, disait-il. Où est-il ? Voyez

le résultat de la couardise de Syagrius. Est-ce ainsi que devait agir

celui qui se prétendait roi de Soissons ? Aujourd'hui un nouveau

roi se présente à nous. Nous savons combien son père Childéric

était grand. Nul doute que son fils lui ressemble. Mettons-nous

sous sa protection afin qu'il nous préserve d'autres malheurs et

d'autres attaques. L'église que je représente accepte ce nouveau roi

et lui demande de nous protéger tous contre nos voisins Wisigoths,

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Burgondes ou Alamans. Même si son dieu n'est pas le mien, je sais

Clovis respectueux de la croyance des autres. Même s'il y a eu

beaucoup de pillages et de morts, ce qui est inévitable en temps de

guerre, je sais qu'il saura protéger ses fidèles et ne fuira pas. Vive le

roi Clovis, que Dieu le bénisse.

Un grand silence suivit. Les uns et les autres se regardèrent et

murmurèrent à basse voix. Puis un cri retentit : « Vive le roi Clovis ! ».

Je reconnus la voix d'Aurélien. Bien lui en prit, car aussitôt la salle

s'emplit de ce même cri et d'un grand tumulte. Beaucoup vinrent à moi

pour me jurer fidélité. D'autres restèrent à l'écart. Prince demanda à

s'entretenir en privé avec moi. Nous nous retirâmes dans une autre

pièce.

Cher Clovis, ta victoire est immense et rapide. Très vite ta

renommée va s'étendre au delà de Soissons. Comme je te l'ai dit, et

comme te l'a écrit Rémi, tu auras le soutien des évêques

catholiques, veille à les protéger et à les consulter. J'ai maintenant

une requête à formuler, me dit-il.

Parle sans crainte et si ta demande est raisonnable je l'honorerai.

Tu as amassé en tas un grand trésor dans le péristyle. Je sais que tu

dois partager ce trésor équitablement entre tes soldats selon la

coutume des armées. Néanmoins, j'ai vu dans ce tas un très grand

vase en argent que ma famille a offert à l'église de Soissons. En

mon nom et en celui de Rémi, mon frère, je te demande de me

restituer ce vase afin qu'il retrouve sa place dans mon église,

poursuivit-il, l'air grave. C'est une offrande que nous avons faite

pour remercier le Seigneur de nous avoir conduits à l'épiscopat,

Rémi et moi. Nous y attachons un grand prix et te serons

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éternellement reconnaissants de nous rendre ce vase.

Ta requête est honorable et je m'engage à y répondre. Je t'offrirai

ce vase en gage de mon respect pour toi et ton frère. Mais je ne

pourrai le faire que le jour du partage avec l'accord de mes

guerriers.

Sois béni pour ta sagesse. Puisses-tu conduire ton royaume

toujours avec autant de magnanimité, conclut-il.

Puis faisant un signe de croix pour me bénir, il quitta la salle. Il allait

falloir que je convainque mes soldats de me donner ce vase, en plus de

ma part, contrairement à toutes nos traditions. Je rejoignis Aurélien

dans la grande salle où demeuraient encore une foule importante. Je

donnai des ordres pour qu'on serve à boire et à manger à tous. Puis me

mis à l'écart avec Aurélien et lui racontai mon entretien avec Prince. Je

lui demandai de prévenir mes chefs de sa requête, discrètement et

habilement. Je savais qu'il saurait faire cela. Je voulais ainsi prévenir un

refus brutal qui m'aurait mis en fâcheuse position et aurait terni mon

autorité. Je lui demandai aussi de les prévenir que le partage aurait lieu

une semaine plus tard, dans le péristyle.

Ce jour-là étaient rassemblés tous les chefs qui avaient participé à la

victoire, y compris Ragnacaire. Nous étions autour du butin à partager.

Je pris la parole :

Comme le veut la coutume de notre peuple et des armées, chacun

aura une part égale aux autres et le sort seul attribuera à chacun ce

qu'il lui revient. J'ai cependant une requête à formuler. Je voudrais

que vous m'accordiez de prendre, en plus de ma part et avant le

tirage au sort, ce vase d'argent afin de le rendre aux évêques

auxquels il appartient.

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MOI, CLOVIS ROI 86/367

Je désignai alors le grand vase dont m'avait parlé Prince. Je vis les

soldats se consulter et l'un d'eux, Hermaric, l'un des plus valeureux et

des plus respectés malgré son jeune âge, me répondit :

Clovis, tu nous as conduits vers une victoire rapide. Notre royaume

s'est étendu et chacun pourra en tirer des bénéfices. Nous sommes

maintenant un peuple craint par nos voisins. Nous ne doutons pas

que tu nous conduiras encore vers de nombreuses conquêtes. Pour

te remercier nous te prions de prendre ce que bon te semblera dans

tout ce butin.

Je ne veux rien d'autre que ce vase en plus de ma part.

En disant cela je m'approchai pour me saisir de l'objet qui était sur le tas.

A ce moment-là Childebert sorti de la foule et s'approchant de moi cria :

Tu n'auras rien en dehors de ce que nos lois prévoient. Tes ancêtres

ont toujours respecté notre mode de partage et tu le respecteras.

Puis, avant que j'ai pu réagir, il sortit sa hache de sa ceinture et asséna

un violent coup sur le ventre du vase le déformant gravement. Un

grondement de la foule monta et certains firent mouvement vers

Childebert, prêts à l'affronter. Il s'était redressé et les défiait sa hache à

la main. Aurélien, du fond du péristyle où il était appuyé à une colonne,

me fit signe d’apaiser la foule. Il avait raison. Je ne pouvais pas laisser

s'envenimer la situation, et malgré l'affront public que je venais de

recevoir, je pris la parole :

Childebert manifeste violemment son opposition à ma demande. Il

ne fait que rappeler nos lois. Comme mes ancêtres je m'y plierai

donc. Que ceux qui ont reçu mission de procéder au partage le

fassent.

Je ne pouvais réagir autrement. La colère m'aurait entraîné à un geste

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irréparable, alors que Childebert ne faisait que rappeler nos traditions.

Mais je ne pus oublier cette agression qui avait failli mettre à mal mon

autorité. J'ai la rancune tenace et n'oublie aucun affront. Le vase fut mis

dans un lot et le tirage au sort l'attribua à Hermaric. J'ordonnai qu'on

mette ma part dans des coffres et qu'on les porte dans ma chambre. Je

demandai à Aurélien de conduire l'opération et me retirai sans saluer

personne, jurant en moi même de faire payer son geste à Childebert.

Plus tard, à la nuit tombante, Hermaric vint me rejoindre :

Tiens, Clovis, accepte de recevoir en gage d'amitié et de fidélité ce

que nos traditions n'ont pu t'offrir simplement, dit-il en me

tendant un paquet plié dans un grand linge.

Je dégageai le linge et découvris le vase, très abîmé. Il reprit :

Nous avons compris que par ce présent tu comptes t'attirer pour

longtemps la bienveillance des évêques. C'est une bonne chose.

Childebert s'est emporté ; c'est dans sa nature. Oublie l'incident,

prends ce vase et fais ce que tu as décidé.

Je le remerciai et le serrai vigoureusement contre ma poitrine. Il était de

ma taille et nous avions le même âge.

Sois honoré pour ce geste. Je souhaite que dorénavant tu fasses

partie de mon conseil. Tu prendras la place de l'illustre Clovedric

mort au combat. Mais ne me demande pas d'oublier l'affront que

m'a fait Childebert. Je le lui ferai payer, crois-moi.

Il ne me contredit pas, pensant certainement qu'il faudrait d'une

manière ou d'une autre que je remette Childebert à sa place le moment

venu. Ce qui arriva un an plus tard.

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CHAPITRE 5 – PUNITION

J'avais vingt ans ; je venais de remporter une victoire éclatante mais

facile ; j'avais une femme et un fils ; j'étais le roi incontesté des Francs et

le gouverneur de la Belgique Seconde, partie de la Gaule ; j'entretenais

de bonnes relations avec les évêques. Je me sentais fort et le gain de

cette guerre m'incitait à poursuivre mes conquêtes. J'en avais envie. La

guerre, par le pouvoir et la fortune qu'elle donne au vainqueur, me

plaisait et me plaît encore. Il me fallait m’assurer, de gré ou de force, de

la fidélité de la quatrième et de la seconde Lyonnaise qui faisaient aussi

partie du territoire qu’administrait Syagrius. Nous échangeâmes

longuement et fréquemment avec Aurélien, Hermaric et quelques-uns de

mes plus proches fidèles. Nous étions maîtres à l'ouest du sol qui va de

l'embouchure de l'Escaut à la Seine, et jusqu'à la Meuse à l'est. De quels

côtés étendre nos conquêtes ? D'où pouvaient venir les plus grands

dangers ? Autant de questions auxquelles nous cherchions ensemble des

réponses. Les Wisigoths, sous la conduite de leur roi Alaric, restaient en-

deçà de la Loire. Ils s'étendaient à l'est de part et d’autre de la vallée de

l'Allier, à l'ouest jusqu'à la mer et au sud jusqu'au-delà des Pyrénées, en

Espagne. Ils possédaient également le Septimanie et la Provence et donc

tout l'accès à la Méditerranée. Leur territoire était immense et très riche.

Leur royaume obtenait ses richesses non seulement de ses terres, mais

aussi de son commerce avec des marchands africains ou orientaux. Ils

occupaient leur pays sans contestation possible, reconnus et respectés

par l'Empereur Zénon à Constantinople, et par Odoacre à Rome. Mais on

disait que Zénon commençait à se méfier d'Odoacre dont il craignait que

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la soif de puissance et de richesse se retourne contre lui. De fait, Odoacre

s'était fait le protecteur du pape Félix III, espérant ainsi s'attacher

l'église catholique. Il s'était également assuré la fidélité des Wisigoths en

leur cédant la Provence. Cette alliance d'Alaric et d'Odoacre

m'empêchait d'imaginer toute action au sud de la Loire, bien que les

populations catholiques l’espèraient en regard des persécutions subies,

surtout du temps d'Euric, le père d'Alaric. Il me fallait être vigilant car

leurs forces à tous étaient bien supérieures aux miennes. Mais ils étaient

pour l'heure trop occupés à consolider leurs territoires et leur alliance

pour envisager de s'étendre vers le nord. Cependant la fuite de Syagrius

chez Alaric me souciait. Je ne voulais pas qu’il fédère autour de lui

quelques corps d’armée qui lui restaient fidèles. Je craignais aussi qu’il

arrive à convaincre Alaric de me défier. Aussi je décidais d’envoyer une

délégation auprès d’Alaric chargée de lui tenir les propos suivants : je le

sommais de me remettre Syagrius ; je l’avais vaincu et il me revenait de

plein droit comme prisonnier ; je ne souhaitais pas devoir venir le

chercher moi-même à la tête de mon armée dans la cité de Toulouse.

Bref, ou bien il remettait Syagrius à ma délégation ou bien c’était la

guerre.

Au sud-est s'étendait le royaume Burgonde. Avec à sa tête deux frères

aussi puissants que sanguinaires, ce pays, dont l'histoire remonte loin

dans le temps, ne présentait pas un danger immédiat. Mais le caractère

de ces frères m'incitait à la prudence. En effet, la rumeur rapportait

qu'ils avaient tué dans une guerre fratricide leurs frères Godemar et

Chilpéric, ainsi que ses fils. Deux filles de Chilpéric auraient été

épargnées. Ce pays qui s'étendait tout au long de la large vallée du

Rhône et sur une partie des Alpes était composé de nombreuses tribus

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que les ancêtres des rois actuels avaient réussi à unifier mais qu'ils

devaient continuer à pacifier. Ils étaient occupés. J'avais plus de respect

pour les Burgondes que pour les Wisigoths, mais je les craignais tout

autant.

Au nord-ouest il y avait les Francs rhénans, parents de ma chère

Evochilde et en conséquence mes alliés. Au-delà de leur territoire vivait

une des plus belliqueuses populations, les Alamans. Ils occupaient des

contrées à l'est de la Moselle jusqu'au-delà du Rhin et ne manquaient

pas d'essayer en toute occasion d'étendre leur royaume. Maintes fois les

empereurs romains avaient dû les repousser. Aujourd'hui ils étaient loin

et ne présentaient par pour nous un danger immédiat. Sigebert, le père

d’Evochilde, à Cologne, m'avait fait savoir qu'il les maintiendrait dans

leurs frontières. Au nord il y avait le pays de Tongres, et à sa tête

Chararic. J'avais bien envie de me venger de sa félonie. Il pouvait

attendre mais son heure viendrait. Peut-être avait-il envie de me faire

payer notre altercation et son éviction du partage du butin. Mais le

constat qu'il avait pu faire de la puissance de mes soldats et sa couardise

ne l'inciteraiten pas à tenter quoi que ce soit contre moi.

Il fallait que je pousse mon avantage et que je soumette en premier lieu

tout le pays que Syagrius avait appelé son royaume, c'est à dire la

Belgique Seconde et les seconde et quatrième Lyonnaises. Je régnais sur

un axe Tournai, Cambrai, Soissons et Reims. Il me fallait maintenant

soumettre les grandes cités du reste de ces provinces gallo-romaines et

en particulier leurs parties est jusqu'à la Moselle et leurs parties ouest

jusqu'à Nantes. Mais je devais en premier lieu instituer Soissons capitale

de mon royaume. Cela m’obligeait à rentrer à Tournai pour procéder au

transfert de mon administration. Je voulais aussi revoir Evochilde et

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MOI, CLOVIS ROI 91/367

Thierry que j'avais quittés depuis maintenant quatre mois. Je me mis

donc en route avec une escorte importante. Hermaric et Gonthier

m'accompagnaient. J'avais demandé à Aurélien de rester à Soissons

pour me représenter. Nous empruntâmes le même chemin que nous

avions emprunté à l'aller. Nous prîmes notre temps. Nous ne manquions

pas de nous arrêter dans les villes pour nous assurer que

l'administration remplissait sa tâche au nom du roi Clovis. A chaque fois

je rassemblais les édiles de la cité et l’évêque et leur tenais un discours

que j'avais préparé et qui était presque toujours le même. J'en reproduis

ici les grandes lignes car je n'en sais plus aujourd'hui les termes exacts :

Je disais que par la défaite et la fuite de Syagrius je devenais le seul roi

de cette cité et de toutes les cités de la Belgique Seconde ; que j'exigeais

que les fonctionnaires, les seigneurs et tous ceux qui avaient un

quelconque rôle officiel me fassent allégeance ; que je savais qu'ils

étaient d'origines diverses mais que nous étions tous Romains car nos

ancêtres s'étaient fédérés à Rome ; qu'il y avait des Romains, des gaulois

et de tous les peuples que les Romains appelaient barbares parce qu'ils

ne parlent ni le latin ni le grec ; que chacun pourrait garder sa langue et

ses traditions, mais que la langue officielle restait le latin ; que chacun

pouvait demander à être jugé selon ses coutumes, la loi romaine ou la loi

des Francs ; enfin que même si la foi catholique était la foi officielle

depuis que l'empereur Théodose l'avait décrété26, chacun pouvait croire

dans le dieu de ses pères en respectant la croyance des autres ; que moi-

même j'étais fidèle aux dieux des Francs mais que je respectais les

évêques pour leur foi et le bien qu'ils faisaient autour d'eux.

Et lorsque nous rencontrions de la résistance nous manifestions notre

26 380

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mécontentement et parfois emprisonnions les récalcitrants pour les

remplacer par des Francs fidèles. Nous mettions un soin particulier à

rencontrer à chaque fois les clercs qui desservaient les églises du lieu

lorsqu’il n'y avait pas d'évêque. Dans la campagne, nous croisions tantôt

des gens qui nous saluaient avec enthousiasme, tantôt des bandes qui

fuyaient par crainte, les premiers étant plus nombreux que les seconds.

Il nous fallut trois semaines pour ce voyage de retour. Mon entrée dans

Tournai fut triomphale. On aurait dit que toute la population de la cité et

des environs était présente. On voulait me voir, me toucher ; on

m’interpellait, on criait « Vive Clovis », « Vive le roi », « Par Wotan

vaincre ou mourir » et bien d'autres expressions de victoire et de respect.

Sur nos chevaux nous avancions lentement, fiers, remerciant la foule en

levant notre hache. Ce fut une grande mêlée joyeuse et bruyante. Il

faisait chaud, nous étions en septembre.

Quand j'arrivai au Palais je retrouvai avec une grande émotion Evochilde

et Thierry. Il me regarda et se mit à hurler quand je voulus le prendre. Je

le reposai dans son lit non sans l'avoir couvert de baisers et l'avoir

fortement serré dans mes bras. Je vis que ma femme était très pâle et

fatiguée. Je l’embrassai et nous restâmes un long moment enlacés. Puis

elle m'annonça attendre un nouvel enfant. Mon cœur exultait ; je la

serrai fortement et la remerciai du cadeau qu'elle me faisait. Je lui dis

que son teint pâle m'inquiétait et qu'il fallait qu’elle prenne soin d'elle.

Elle m'assura que les docteurs la conseillaient habilement et que je

n'avais pas à m'inquiéter.

L'automne passa très vite. J'étais occupé sans cesse à l'organisation du

transfert vers Soissons. J'essayais de prévoir mes prochaines actions. Je

chassais. Je passais du temps avec Thierry et Evochilde. J'étais bien

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auprès d'elle. Nos longues étreintes nous emplissaient de bonheur. Elle

me prodiguait sans cesse mille attentions. Je la consultais souvent avant

de prendre une décision. J'étais heureux et fier et me sentais puissant.

Fin janvier Evochilde sentit venir le moment de la naissance. Elle était

très fatiguée et souffrait depuis plusieurs semaines de grandes douleurs

au ventre. Le jour venu, elle se retira dans la chambre avec les sages-

femmes. L'attente fut interminable. J'entendais des cris, des soupirs, des

exclamations. Je priais Wotan et tous nos dieux. J'attendais avec

impatience un deuxième héritier. Hermaric était avec moi. Nous

discutions de l’avenir, du temps, de la chasse ; nous comptions les

heures. Enfin la porte s'ouvrit et l'on vint me chercher. Quand j'entrais

dans la chambre le silence régnait. Sur le lit Evochilde plus pâle encore

ne bougeait pas, un petit tas de linge posé sur son cœur. Du sang tachait

le lit et les linges. Je m'approchais. Une sage-femme me toucha le bras ;

elle pleurait. Elles étaient mortes toutes les deux, ma femme et ma fille.

Pour la première fois de ma vie je pleurai bruyamment. Je ne savais pas

qu'on pouvait souffrir à ce point. Même les morts de mon père et de ma

mère ne m'avaient fait aussi mal. Je criais, je sanglotais, je maudissais

Wotan et tous ses dieux qui m'avaient abandonné. Je fis prévenir

Sigebert du drame qui frappait nos familles. Ma femme et ma fille, que je

nommais Theodechilde, furent enterrées près de Childéric, sans que

nous ayons pu attendre la présence des siens, trop loin. Je reprochais à

tout le monde de n'avoir rien fait pour les sauver. Pendant plusieurs

jours je fus irascible et m'en pris violemment à tout ce qui ne me

convenait pas. Même Hermaric et Gonthier ne parvenaient pas à me

calmer. Les rires et les premiers pas de Thierry ne me comblaient plus.

Mes sœurs, très prévenantes, m'agacèrent plus qu'elles ne me

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soulagèrent. Seule la chasse me permettait, à force d'épuisement, de

trouver le sommeil. La fin de l'hiver fut longue et sinistre. Il fit très froid

cette année-là. Un début de famine s'installa contre laquelle j'étais

impuissant. Je voyais mon peuple souffrir et ne pouvais le soulager. Cela

redoubla ma colère et ma détermination. Je pris la décision de repartir

en campagne dès le printemps afin de consolider mon royaume et

d'offrir toujours plus de terre aux Francs. Je pensais aller vers l'Est pour

soumettre toutes les cités au-delà de Reims jusqu'à la Moselle.

J'entendais ainsi montrer aux royaumes voisins ma force et mon

ambition. Je m'en ouvris à mes conseillers. Ils m'approuvèrent, ou

n'osèrent pas me contredire. Gonthier me suggéra même d’envisager

d'aller aussi vers le sud pour s'assurer de la fidélité de Troyes, d'Auxerre

et de Sens. Je fus d'accord. La guerre appelle la guerre et j'avais besoin

de cela pour chasser, pensais-je, ma douleur. Tout d'abord nous

transférâmes le siège du royaume à Soissons où je m'installai

définitivement dans le palais de Syagrius. Les morts d’Evochilde et de

ma fille me donnaient une raison de plus de quitter Tournai, cette ville

dans laquelle j'avais été si heureux et qui était maintenant pour moi

synonyme de mort. Je pensais ne jamais y retourner.

C’est durant cet hiver que la délégation que j’avais envoyée auprès

d’Alaric revint avec mon prisonnier, Syagrius. Je le fis enfermer dans

une des caves de mon palais. J’allai le voir un matin et je trouvai un

homme amaigri et pâle mais toujours aussi déterminé. Avant que j’ai pu

m’exprimer il se lança dans un long et véhément discours. Il me menaça

d’une attaque imminente des Wisigoths alliés aux Goths d’Italie; il

m’assura que je n’étais qu’un petit roi cruel et arrogant ; que Zenon se

rendrait vite compte de son erreur ; que lorsque lui, Syagrius, aurait

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repris le pouvoir il massacrerait ma famille et mon fils. Je ne pus

l’interrompre et ses dernières menaces contre mon sang me révoltèrent.

Je saisis mon épée et lui transperçai la gorge. Dans un long râle, il

mourut baigné de sang. Je donnai des ordres pour qu’il soit enterré à

l’extérieur de la ville et qu’on fasse savoir sa triste fin et la façon dont

désormais je traiterai mes ennemis

Au mois de mars je demandais qu'on me présente les armées afin que

j'en fasse l'inspection. Le lieu choisi fut Bellus Locus27, non loin de la

cité. Tous les soldats présents à Soissons et dans les environs étaient

présents, que ce soit des armées romaines ou franques. Chaque chef

avait pris soin de les ordonner de belle façon. Chaque soldat avait

nettoyé, réparé, lustré ses armes. Les tenues étaient propres. Cette revue

au Champ de Mars était traditionnelle et permettait au roi de se faire

reconnaître comme chef suprême et à chaque soldat de se montrer prêt

au combat. Ce rituel renforçait le courage des troupes. Je passai donc

dans les rangs et félicitai les uns et les autres de leurs tenues. Au premier

rang se trouvaient les chefs. Je passai devant eux en les remerciant. Je

les observai attentivement ; je cherchai Childebert. Je n'avais pas oublié

l'affront qu'il m'avait fait un an plus tôt. En passant devant lui je lui fis

un signe de tête et poursuivis mon inspection sur quelques mètres. Je

revins vers lui, le regardai fixement, puis baissai les yeux pour regarder

ses armes et son bouclier dressé devant lui. Ils étaient impeccables. Je

sortis ma hache de ma ceinture et fit tomber son bouclier par terre en lui

disant :

Est-ce ainsi, avec des armes sales que tu comptes combattre à mes

côtés et te couvrir de gloire ? Est-ce un exemple pour tes soldats ?

27 Actuellement : Belleu

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Quel chef es-tu ? Ramasse ce bouclier et nettoie-le !

Je le sentis prêt à riposter, mais je n'étais plus le roi débutant qu'il avait

affronté un an plus tôt. Il n'osa pas et se pencha pour ramasser le

bouclier. Je levais alors mon arme et lui tranchais la tête d'un coup en

criant pour être bien entendu :

Voilà ce que tu as fait dans cette cité au vase que je voulais offrir

aux évêques.

Personne ne bougea. Je remis ma hache à la ceinture et poursuivis mon

inspection. Depuis ce jour personne n'a contesté mon autorité.

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CHAPITRE 6 – PARIS

Après la revue au Champ de Mars, j’avais dépêché vers les principales

cités de la Belgique Seconde et des Lyonnaises des ambassadeurs ayant

pour mission de rencontrer les comtes et les évêques. Je voulais

connaître leur état d'esprit et bâtir un plan d'action pour m'assurer de la

soumission de toutes les cités. J'envoyai également des ambassadeurs

vers l'empereur Zenon à Constantinople, et Odoacre à Rome, pour leur

faire part de ma loyauté envers l'Empire. Je n'attendais pas de réponse

rapide car le voyage pour Constantinople, aller et retour, durait au moins

six mois et celui pour Rome près de trois mois. Le premier messager qui

revint, fin avril, fut celui que j'avais adressé à Geneviève de Paris, Arélius

Agonus. C'était un fonctionnaire zélé, d’une vingtaine d’année, d'origine

gauloise, catholique, né à Paris et connaissant bien cette cité. Je lui avais

proposé d'entrer à mon service lors de sa venue aux funérailles de

Childéric. Il me fit un compte rendu détaillé de la situation et me remis

une lettre de Geneviève de Paris. En voici le contenu :

« Geneviève au digne et illustre Clovis, roi des Francs,

C'est en souvenir de l'amitié et du respect que nous partagions

avec le grand Childéric, ton père, que je t'écris. Ta victoire contre

Syagrius et ta reconnaissance comme maître des cités de Tournai

jusqu'à Soissons m'est parvenue. Tu sais que dans le royaume que

disait posséder Syagrius il y a toutes les cités entre l’Escaut et la

Seine, jusqu'à la mer. Et parmi celles-ci il y a Paris. La rapidité de

ta victoire montre que tu es un grand stratège. Mais les

destructions et les pillages qui l'accompagnèrent ont jeté un grand

trouble parmi beaucoup de cités. Certaines accepteront sans

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difficulté, par crainte ou par calcul, ta domination en

remplacement de celle de Syagrius. D'autres, parce qu'elles ont à

leur tête des comtes fiers et courageux, vont te résister. Tu sauras

j'en suis sûr les faire fléchir. Mais j'en appelle à ta magnanimité

pour que les peuples et en particulier les catholiques et leurs

églises soient épargnés. Notre Seigneur, qui n'est pas le tien je le

sais, n'a pas besoin que tu crois en lui pour se pencher sur toi. En

son nom je te demande de te montrer juste et charitable. Protège

les faibles et respecte tes ennemis. Bannis toute cruauté de ta vie

en évitant toute mort inutile. Quant à ma cité de Paris elle attend

de juger tes actions pour se livrer ou se refuser à toi. Gagne ses

édiles à ta cause par l'intelligence de tes propos et de tes actes. Par

la force tu n'auras que résistance et les habitants de Paris ont déjà

montré qu'ils pouvaient conjurer le destin et endurer les pires

souffrances lorsqu'un siège se prolonge. Tu pourras compter sur

mon aide pour autant que je reconnaîtrai en toi la grandeur et la

dignité de ton père et de ta race. Je sais le grand malheur qui t'a

frappé. Sois courageux et patient. Vis chastement jusqu’à ce que la

Providence mette sur ton chemin une nouvelle compagne digne de

toi. Mes prières vont vers Dieu pour qu'il t'inspire en toute

circonstance un comportement noble.»

Geneviève m'ouvrait les portes de Paris. Elle me mettait en garde sur

mon attitude vis à vis des habitants de cette cité en me rappelant qu'ils

avaient résisté aux Huns et qu'ils étaient sortis victorieux d'un très long

siège. Je retrouvais aussi dans sa lettre les mêmes conseils que m'avait

donnés Rémi quelques années plus tôt. Rien d'étrange à cela puisqu'ils

partageaient la même foi catholique. Elle me consolait de ma peine et me

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promettait un jour une nouvelle compagne. A ce moment-là je ne

pensais pas à trouver une nouvelle femme. Ma douleur au souvenir

d’Evochilde et de ma fille était encore trop vive pour que j'y pense. Je

savais cependant qu'il me faudrait y songer et ce jour là faire une alliance

profitable à mon royaume. En attendant ce temps-là je devais me

consacrer à asseoir mon pouvoir. Je convoquai mon conseil afin de

réfléchir ensemble comment agir. Certes la soumission des cités vers

l'Est et le Sud était indispensable, mais l'offre de Geneviève ne pouvait

être négligée. Paris n'était pas une cité majeure. Elle avait à peine cinq

mille habitants, mais elle était à la jonction de voies importantes dont

celle qui va d'Amiens à Orléans puis Tours, et celle qui va de Rouen à

Lyon en passant par Sens et Auxerre. Se rendre maître de Paris c'était

maîtriser ces voies et se créer un point d'appui pour étendre les

conquêtes vers la Loire.

Arelius Agonus nous donna des détails sur la ville. Elle était bâtie sur

une île de la Seine qui n'était accessible que par deux ponts. Sur la rive

gauche s'étendait l'ancienne ville romaine, en grande partie abandonnée

maintenant. Pour convaincre la cité de se soumettre, un siège pouvait

être envisagé en bloquant les deux ponts et en stationnant des troupes le

long des berges. Mais lors du siège de Childéric, Geneviève avait malgré

tout réussi à conduire plusieurs bateaux jusqu'à Arcis-Sur-Aube afin de

procurer aux habitants du ravitaillement. On pouvait imaginer un

nouveau siège mais il risquait d'être long et de mobiliser des hommes

nécessaires pour d'autres conquêtes. Hermaric, mon nouveau convive,

qui avait lu la lettre de Geneviève, intervint :

Mettre le siège devant Paris alors que Geneviève nous tend la main

me semble peu raisonnable.

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Gonthier, le soldat, avança un argument intéressant :

Sans mettre en place un siège, on pourrait installer en quelques

endroits stratégiques des troupes qui se contenteraient de

poursuivre ceux qui chercheront à quitter la ville ou attaquer ceux

qui voudront y entrer, générant ainsi une certaine insécurité qui

dissuadera les audacieux. Si le reproche nous en est fait nous

pourrons toujours protester que ces troupes nous échappent et ne

sont que des brigands ; nous pourrons même proposer de les

neutraliser.

Aurélien prit la parole et s'adressa à moi :

Ne vaut-il pas mieux que tu demandes, par l'intermédiaire de

Geneviève, à rencontrer les édiles de la cité et, comme elle le dit,

qu'ils puissent juger sinon tes actions du moins tes projets.

Un élément me manquait ; qui était vraiment cette Geneviève dont tout

le monde parlait ? Je ne l'avais rencontrée que deux fois. Arélius Agonus

me fournit la réponse :

Geneviève est d'origine franque par son père : Elle est née il y a

plus de soixante années, au temps où Placidia, nommée Augusta,

régnait sur l'Empire et où des Francs pillaient Trêves28. Très tôt elle

a voulu se consacrer comme vierge au dieu des chrétiens. Saint

Germain, à l’époque évêque d’Auxerre, de passage à Nanterre où

elle vivait avec ses parents, alors qu'elle n'avait que sept ans, la

confirma dans son choix. Mais c'est un autre évêque, un certain

Villique, qui l'accueillit au sein de la communauté des Vierges de

Dieu. A la mort de son père elle a hérité de la charge de membre du

Conseil de Paris et d'une grande fortune.

28 423

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Je l'interrompis car ce qui m’intéressait c'était son rôle actuel. Je lui

demandai :

Très bien, mais aujourd'hui, quel est son poids dans la cité.

Elle est considérée comme très pieuse par les siens. Elle tient sa

renommée de son action pour défendre Paris face aux Huns.

Depuis ce temps, elle est honorée par tous comme sauveuse de la

cité. On peut dire qu'elle agit comme un évêque en tout point.

D'ailleurs, depuis lors, aucun évêque n'a été nommé à Paris.

Aujourd'hui il y a un prêtre important, Ursicin, mais que le peuple

n'a pas élu évêque ; ils se concertent chaque fois qu'une décision

importante est à prendre. Elle échange souvent des lettres avec

Rémi. Elle est réellement très influente dans Paris, conclut-il.

Aurélien demanda :

Et tout ce qu'on raconte sur les miracles qu'elle ferait ?

Arélius se signa du signe des chrétiens et répondit :

Elle est la préférée de Dieu qui exauce ses prières. Nombreux sont

ceux qui viennent la voir pour obtenir une guérison et qui

l'obtiennent. Elle passe beaucoup de jours et de nuits en prières et

utilise à tout moment sa grande fortune pour soulager les

malheureux. Beaucoup la disent déjà sainte. Rien dans Paris ne

peut se faire sans elle.

Je te remercie Arélius de nous avoir ainsi éclairés. Je te demande

de retourner voir Geneviève et lui dire que je me présenterai à elle

dans le mois de juin. Qu'elle veuille bien me recevoir.

Après avoir congédié mon conseil, je restai seul. J'avais besoin de penser

à l'avenir. Je n'avais pas de doute sur la force de mes armes. S'il me

fallait vaincre et soumettre Paris par la force je le ferais. Mais il me

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semblait plus habile d'essayer de convaincre d'abord. Un pouvoir

accepté peut toujours plus qu'un pouvoir subi. Cependant l'idée de

Gonthier de placer quelques unités de soldats, parmi les plus

belliqueuses, en différents points de la campagne autour de la cité me

semblait intéressante. Il n'y a pire sourd qui n'entende face à l'éveil de la

crainte. Je voulais aussi réellement mesurer le poids des catholiques et

des ariens. Il fallait donc que je voie Geneviève en premier lieu et qu'elle

me fasse rencontrer le conseil de Paris. Je saurai lui faire comprendre où

se trouve son intérêt.

Dans le mois qui précéda ma marche sur Paris, je gérai les affaires

courantes. J’eus notamment à présider de nombreuses séances de mon

prétoire pour rendre la justice. C'est ainsi que je condamnais de

nombreuses personnes pour des vols d'animaux à payer plusieurs sous

d'or aux plaignants. J'en condamnais d'autres à payer trente-cinq sous

d'or pour enlèvement d'esclaves, et d'autres encore pour viol ou pour

dépouillement de cadavre. J'appliquais la loi salique telle qu'elle nous

avait été transmise par nos ancêtres. J'étais très ferme dans l'application

de nos lois. Pourquoi racontais-je cela dans ces pages ? Parce que je veux

qu'on sache que j'ai été un roi exigeant et sans pitié pour les criminels.

Pour que l'on comprenne aussi combien ces temps-là étaient pervertis

par l'éparpillement des pouvoirs en de multiples cités dont beaucoup

n'avaient plus la force de faire régner l'ordre. Je devais montrer que la

chute de Syagrius et ma reconnaissance comme roi impliquaient ordre et

sécurité. Bien sûr, je ne condamnais pas les actes de guerre qui

permettent les conquêtes, mais les actes contraires à la loi quand la

guerre était finie et la paix établie. Je n'étais pas prêt à tolérer les

rébellions ou les mouvements comme les bagaudes qui avaient secoué

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l'Empire autrefois. Comme me l'avait écrit Rémi, je devais être craint et

personne ne devait quitter mon prétoire mécontent. J'appliquai donc la

loi avec justice et rigueur. J'en fus souvent remercié, rarement contesté.

Et quand je ne pouvais le faire moi-même, et qu’il s’agissait de trancher

des conflits entre Germains, c’était l’assemblée des rachinbourgs29,

rassemblée en mallus30 présidée par un tungin31, qui rendait justice dans

notre langue. Et chaque sentence était précédée de la formule

« mallobergo » qui atteste qu’elle correspond à nos lois coutumières

germaniques. Je pensais alors qu’il faudrait un jour mettre par écrit

toutes ces lois afin qu’elles constituent un code valable pour l’ensemble

de mon royaume.

A la fin du mois de mai je me mis en route pour Paris avec une escorte

digne de mon rang et quelques groupes de soldats sous la direction de

Gonthier. Aurélien m'accompagnait. Nous empruntâmes les voies

romaines telles qu'elles figurent sur la carte que m'avait laissée mon

père. Nous passâmes par Epernay, Morains, Montereau et Melun. Nous

fîmes une longue halte à Melun. Située sur une île de la Seine, cette cité

nous parut très agréable et nous profitâmes des thermes pour nous

remettre de notre voyage et préparer notre entrée dans Paris. Aurélien

me confia même qu'il se retirerait volontiers à la fin de ses jours dans

cette île. Je lui répondis que l'heure n'était pas encore venue et l'envoyai

vers Geneviève pour l'avertir de mon arrivée deux jours plus tard. Je

donnai l'ordre à Gonthier de rester posté avec ses troupes aux abords de

la forêt de Bière32 en attendant mes ordres.

29 jury

30 Assemblée qui rend la justice (sorte de tribunal)

31 Président du mallus

32 Fontainebleau

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A mon entrée dans Paris33, je fus accueilli par le comte de la cité, Caius

Tulius Lentullus, qui me conduisit dans l'ancien palais où Julien avait

résidé un siècle plus tôt et où il fut proclamé empereur au temps où cette

ville s'appelait Lutèce. Le comte était un petit homme rond, très

déférent, romain apparenté à Sidoine Apollinaire. Il fut plein d'attention

à mon égard, me proposant d'aller aux thermes et m'offrant un repas

copieux. Je ne sais si son attitude résultait du respect qu'il pensait me

devoir, de la crainte que j'aurais pu lui inspirer ou d'une simple civilité

toute romaine. Avant de me quitter il m'informa que Geneviève viendrait

me voir le lendemain matin. Il m'avoua être lui-même chrétien mais

arien et qu'il avait la plus grande admiration pour elle. Je n'avais pas

revu Geneviève depuis la mort de Childéric, il y avait six ans. Je ne

l'avais rencontrée qu'une seule fois lorsque j'avais une dizaine d'années.

Ce serait mon troisième entretien avec cette grande dame, très pieuse et

chaste dont tout le monde s'accordait à dire qu'elle vivait en sainte.

Quant aux nombreuses guérisons que la rumeur lui attribuait je

m'interrogeais sur leur réalité.

Je savais par la lettre qu'elle m'avait envoyée qu'elle avait un regard

bienveillant sur ma personne et qu'elle attendait de moi un

comportement noble. Il me fallait donc être digne de cette rencontre et

la convaincre que je devais être accepté comme nouveau gouverneur de

la province et de la cité de Paris.

Le lendemain en début de matinée on vint me chercher et on me

conduisit dans l'atrium où m'attendait Geneviève. Elle avait plus de

soixante ans et aurait pu être ma grand-mère. Elle avait toujours le

visage rond et l’air serein dont je me souvenais. Elle était vêtue d'une

33 487

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ample robe brune qui la couvrait des épaules aux pieds et portait sur la

tête un voile blanc qui masquait complètement ses cheveux et lui

descendait sur les reins. Elle ne portait aucun bijou. Je ne voyais que son

visage, son sourire et ses yeux marron au regard perçant. Elle

m'accueillit comme son enfant ; elle me tendit ses deux mains que je

serrai avec respect et émotion.

Sois le bienvenu dans ma ville, mon cher Clovis, et que la paix du

Seigneur soit sur toi et tous les tiens.

Soyez en remerciée et croyez en mon profond respect, répondis-je

un peu maladroitement.

Pour la première fois j'étais impressionné, oserais-je le dire, intimidé,

par une femme. La seconde fois sera lors de ma première rencontre avec

Clotilde.

Nous nous assîmes face à face de part et d'autre d'une grande table.

Nous étions seuls dans la pièce. Elle prit la parole :

Les édiles de la cité sont inquiets, commença-t-elle. Ils

s'interrogent sur tes intentions. Paris est une petite ville, enserrée

dans son île, qui s'est étendue au nord et au sud pendant quatre

siècles. C'est une ville romaine qui a beaucoup compté pour les

empereurs Justinien et Valentinien. Elle est au croisement de voies

importantes et la Seine est un axe de communication commercial

très actif. Il peut être tentant de s'en emparer pour ses richesses ou

pour en faire le point de départ de conquête vers l'ouest ou le sud.

Tu sais que les Wisigoths ont toujours voulu s'en saisir. Ils ont

essayé mais grâce à Childéric et Aetius ils n'ont pas réussi. Ils sont

pour le moment cantonnés au delà de la Loire ; mais pour combien

de temps ?

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MOI, CLOVIS ROI 106/367

Je sais cela et je puis vous assurer que mes intentions ne sont pas

belliqueuses pour autant qu'on voudra m'écouter. Vous savez avec

quelle rapidité j'ai défait Syagrius à Soissons et comment ce

prétendu roi a fui au plus vite vers les Wisigoths, répondis-je avec

plus de vivacité et de fierté qu'il aurait fallu.

Ta gloire pour ces faits d'armes nous est bien parvenue. Nous

savons ta force et ton intelligence du combat. De là nos craintes,

dit-elle avec beaucoup de douceur et de calme.

Ma victoire sur Syagrius a fait de moi le seul maître de la Belgique

seconde. La plupart des cités de cette province acceptent ce fait. Le

pouvoir de Syagrius s'étendait aussi sur la Quatrième Lyonnaise

dont la cité de Paris fait partie. Il est logique que je gouverne aussi

cette province. Il devra en être de même pour la Deuxième

Lyonnaise et la cité de Rouen.

Mais qui te dit que nous ne sommes pas capables de nous diriger

nous-mêmes ? Caius Julius Lentullus qui t'a accueilli est capable

de gouverner. Il est le comte de cette cité, aimé et respecté. C'est un

homme cultivé et fin très écouté. C'est un ambitieux et le titre de

roi des Romains de Gaule, dont tu as déchu Syagrius, pourrait le

tenter.

Avec quelle armée défendra-t-il Paris ? Répondis-je agacé. Les

Wisigoths sont à vos portes, des bandes incontrôlées peuvent à tout

moment s'organiser pour rançonner vos convois, bloquer vos

routes ou piller vos campagnes. Il n'y a plus d'armée dans la cité.

Les troupes habituellement en station au Champ de Mars ont

rejoint Syagrius et ont été défaites comme lui. Beaucoup ont péri,

d'autres ont fui avec lui et rodent en bandes de pillards un peu

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MOI, CLOVIS ROI 107/367

partout, et le reste s'est rallié à moi. Paris est sans défense à la

merci du premier audacieux.

Sans perdre son calme, Geneviève me répondit :

Nous avons résisté au siège protecteur de Childéric, nous avons

éloigné les Huns grâce à nos prières qui ont été entendues par

Dieu. Penses-tu que nous ne sommes pas capables de

recommencer et que Dieu nous abandonnera ?

Vous vous bercez d'illusion, repris-je plus calmement. Je ne crois

pas en Dieu, je crois en Wotan qui m'a donné la victoire contre

Syagrius. Et si vous me poussez à faire la guerre contre Paris je ne

suis pas sûr que votre Dieu soit plus fort que Wotan. Vous avez

résisté au siège parce que Childéric a laissé passer vos

embarcations sur la Seine. Il lui aurait été facile de les attaquer et

de les couler. Quant aux Huns s'ils ont épargné cette cité c'est

qu'elle ne représentait rien pour eux. Orléans, Tours ou Troyes

offraient bien plus de richesses et de territoires pour ces sauvages.

J'allais poursuivre en reparlant des Wisigoths, mais elle se leva et prit la

parole avec véhémence :

Tu penses réellement que c'est en nous menaçant et en nous

méprisant de la sorte que tu vas nous gagner à ta cause ? Les

Parisiens sont fiers ; ils sont Gaulois, Latins, Goths ou que sais-je

encore, mais ils sont avant tout Romains et la domination d'un roi

Franc, fut-il reconnu par Constantinople et Rome, et tu ne l'es pas

encore, n'est pas naturelle pour eux. Si c'est en ces termes que tu

comptes t'adresser au Conseil de Paris tu as perdu d'avance. Je

dois maintenant me retirer pour aller prier et soulager des

malheureux. Je demanderai à Caius de te déléguer une escorte.

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MOI, CLOVIS ROI 108/367

Promène-toi dans Paris et ses abords. Regarde, écoute et réfléchis !

Nous nous reverrons dans quelques jours. J'ose espérer que tu

auras changé de ton. Adieu Clovis, que Dieu te garde.

Elle quitta aussitôt la salle. Je me levai et de rage jetai au loin ma chaise.

Je me retirai dans ma chambre et convoquai Aurélien et Hermaric. Je

leur racontai mon entretien avec Geneviève et comment je m'étais

emporté. Nous discutâmes un long moment de la meilleure façon de

reprendre la main lors de la prochaine entrevue que j'aurai avec

Geneviève. Nous tombèrent d'accord sur le fait que même si Paris n'avait

que peu d’intérêt économique ou politique, il était important de s'en

rendre maître compte tenu de sa position stratégique pour des

conquêtes vers l'ouest et le sud. Je priai Aurélien de m'accompagner les

jours suivants dans les visites de la cité que m'imposait Geneviève, et

Hermaric de se promener dans l'île afin de ressentir ce que pensaient les

parisiens. Étant inconnu il lui serait facile de se faire passer pour un

marchand et parler avec des fonctionnaires, des artisans ou d'autres

marchands.

Deux jours plus tard, alors que nous commencions à nous morfondre

dans nos appartements, Caïus vint nous voir accompagné d'une escorte

de six hommes en armes. Son salut fut froid mais courtois ce qui me fit

penser qu'il était informé de mon entretien avec Geneviève. Il nous dit

que nous pouvions prendre plusieurs jours pour explorer la ville et ses

environs, que l'escorte serait là chaque matin à notre service et qu'il

nous ferait savoir quand le Conseil de Paris serait prêt à nous recevoir.

Je l'en remerciai. Nous visitâmes donc rapidement l'île. Nous fîmes

cependant une halte devant la cathédrale Saint-Étienne et nous

aperçûmes, suivie par une foule de pauvres hères, Geneviève souriante et

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calme qui entrait dans l'église. Puis nous passâmes le petit-pont vers le

sud. Nous remontâmes ce qui restait du cardo dans le prolongement de

ce pont. Nous mîmes pied à terre devant l'immense palais des thermes,

en partie détruit lors des invasions des Alamans deux cents ans plus tôt

me dit-on. Puis nous poursuivîmes notre ascension vers le sommet du

mont Lucotitius34 en continuant à traverser la ville romaine. Arrivés en

haut de la colline nous redescendîmes par la gauche vers les arènes et

rejoignîmes ensuite la Seine pour rentrer à la nuit tombante dans notre

logement. Le lendemain la même escorte nous attendait et nous

explorâmes le nord par le grand-pont. Beaucoup moins construit que le

sud, le nord avait des aspects champêtres. Nous avons sillonné ainsi les

alentours de Paris pendant plusieurs jours. Ce qui nous a frappés c'est à

la fois le calme qui régnait, l'activité incessante des Parisiens,

l’indifférence vis à vis de notre cortège et les multiples langues parlées.

Je reconnus le latin, le grec et le germain, mais d'autres langues,

nombreuses, m'étaient inconnues. Quelques curieux attardaient leur

regard sur nous ; ça et là d'anciens soldats, ayant probablement participé

à la victoire de Soissons, reconnaissant mon étendard venaient me

saluer. J'étais un inconnu dans cette petite ville que je voulais dominer.

C'était donc bien les édiles qu'il fallait faire plier, sans rien attendre des

habitants, contrairement à d'autres conquêtes entre Tournai et Soissons.

Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi dans une sorte d'isolement et de

désœuvrement qui me rendaient nerveux. Les rapports que me faisait

Hermaric conduisaient à la même conclusion, convaincre, par la force si

nécessaire, les édiles. On vint enfin un jour m'avertir que le Conseil de

Paris me recevrait le lendemain. C'est accompagné d'Aurélien et

34 Actuellement Montagne Sainte-Geneviève

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d’Hermaric que je me présentai devant cette assemblée, au palais du

comte Caïus. Il y avait là Geneviève et le Conseil de Paris, c'est à dire une

vingtaine d'hommes d'origines diverses. Caïus nous accueillit et nous

proposa de nous asseoir à ses côtés, au bout d'une immense table autour

de laquelle tous s'assirent, Geneviève était assise à l'autre bout, face à

Caïus, signe du respect que tous avaient pour elle et de son influence me

sembla-t-il. Nos échanges furent en latin, langue officielle que tous les

grands parlaient aisément. Le comte prit la parole :

Ainsi Clovis, tu nous proposes ta protection et tu nous demandes

de te reconnaître, non seulement comme administrateur de notre

province, au nom de l'Empire dis-tu, mais encore d'accepter que

notre cité entre dans ton royaume en te reconnaissant comme roi

des Francs. Dis-nous ce qui justifie une telle demande.

Déjà des protestations fusaient autour de la table à voix plus ou moins

forte ; je crus même entendre quelques quolibets : « Childéric le Grand a

accouché d'un poussin vaniteux », « Il est aussi franc que les marchands

syriens sont honnêtes » et encore « Mérovée, Childéric, Clovis, jusqu'où

descendrons-nous ? ». Je ne relevai aucun de ces propos, me levai et pris

a parole :

Madame, et vous illustres personnages, acceptez mes excuses si en

quelque situation ou par quelque parole je vous ai fait offense.

En commençant comme cela je voulais désamorcer les remarques qu'on

pourrait me faire en lien avec les propos tenus à Geneviève et dont je ne

doutais pas qu'ils soient tous instruits. Quelques murmures et

hochements de tête approbatifs me firent penser que j'avais raison. Le

silence se fit et je poursuivis :

Certes ma demande peut vous surprendre et vous paraître

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prétentieuse en regard de mon âge et de la taille de mon royaume.

Mais je suis, par ma naissance, le roi des Francs incontesté et

l'administrateur de la Belgique Seconde, reconnu par Zénon et par

Rémi.

Je fis signe à Aurélien qui sortit de sa besace une copie de la lettre de

Rémi et la remis à Caïus. Il la parcourut rapidement et la fit circuler.

Rémi est un évêque respectable, mais son pouvoir ne s'étend pas

au-delà de la cité de Reims, répondit Caïus.

Je poursuivis, calme et courtois

Geneviève, la noble dame que nous respectons tous, m'a elle-même

écrit et...

Alors que je faisais signe à Aurélien de donner une copie de la lettre de

Geneviève à Caïus, ce dernier me coupa sèchement la parole :

Il suffit, nous connaissons tous cette lettre. Viens-en au fait

rapidement.

Il m'avouait ainsi, ce dont je me doutais, que la lettre de Geneviève

émanait en fait de cette assemblée. Je repris donc la parole et fis à

l'assemblée le discours que j'avais déjà prononcé à de multiples reprises

dans plusieurs cités après ma victoire contre Syagrius. Je parlais du

maintien de l'administration, du respect des peuples et de leurs

croyances, de la protection contre les invasions en insistant sur le danger

des Wisigoths ou les ambitions des Bretons et des Saxons et de tout ce

qui pourrait me semblait-il faire pencher pour moi ce Conseil. Au fur et

mesure que je m'exprimais je voyais des hochements de tête, des

échanges à voix basse, mais aussi quelques mouvements d'humeur.

Geneviève ne disait rien. Caïus était impassible mais je ne voyais pas son

expression car il était à côté de moi. Quand j'eus fini, je conclus par ces

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mots :

Soyez assurés de ma volonté d'unifier ces provinces des Lyonnaises

et de Belgique en un grand royaume de paix dans la fidélité à

l'Empire.

Je m'assis et attendis. C'est Geneviève qui prit brièvement la parole :

Respectables seigneurs, la parole de Clovis est franche et doit être

entendue. Je vous demande de décider en ce sens pour le bien de

notre cité et de nos églises.

Caïus se leva et mit fin à la séance :

Nous avons tous bien entendu Clovis, et ton vœu respectable

Geneviève. Mais il nous faut réfléchir et nous concerter pour

prendre une décision dont dépend l'avenir de notre cité.

Puis se tournant vers moi il ajouta :

Nous nous retrouverons dans une semaine dans ce lieu et te ferons

savoir à ce moment-là seulement notre décision. Que nos dieux et

nos ancêtres nous inspirent la meilleure décision.

Tout le monde se retira et je retournai avec mes fidèles compagnons

dans mes appartements. Cette semaine fut longue. J'appris par Arélius

que les conseillers de Paris se réunissaient chaque jour ; que la rumeur

ne semblait pas favorable à mes intérêts ; et que Caïus se faisait de plus

en plus hostile à mon égard. Enfin le matin du jour prévu je me rendis,

toujours accompagné d'Aurélien et d’Hermaric, au Conseil. En chemin

nous fûmes agressés par une bande de six hommes qui nous attaquèrent

au cri de « Mort à l’imposteur ». Le combat fut rude. Je n'eus la vie

sauve que grâce aux qualités de combattant d'Aurélien qui transperça un

homme prêt à me fracasser le crâne par derrière. Nous les tuèrent tous.

J'étais blessé à la main et au front et je saignais abondamment. Je

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m'essuyais comme je pus ; mes habits étaient tâchés et ma décision

prise.

A notre entrée dans la salle du conseil il se fit un grand silence et je vis

des regards surpris de me voir ainsi blessé. Je ne laissai pas le temps à

l'assemblée de s’asseoir et pris la parole avec véhémence :

Ainsi certains parmi vous me considèrent comme un imposteur !

Certains pensent que m'assassiner résoudra vos problèmes !

Certains pensent qu'une agression est la meilleure solution pour se

débarrasser de moi ! Certains pensent que je ne ferai pas un bon

roi ! Que ma place n'est pas ici ! Que je ne suis pas digne de régner

sur ces provinces parce que je ne suis pas chrétien ! Que vous

n'avez pas besoin de la protection d'un Franc ! Et tout cela parce

que je suis Franc ! Mais un Franc n'est-il pas un homme ? Ne

souffre-t-il pas et ne saigne-t-il pas quand on lui fait mal ? Ne rit-il

pas quand il est heureux ? N'est-il pas capable d'amour ? N’est-il

pas capable de piété envers ses dieux ? Ainsi il ne serait pas digne

d'être votre roi ! Très bien ! J'ai compris ! Je ne vous forcerai pas et

devant tant d'inimitié et de trahison, devant tant d'agressivité et de

haine je me retire. Ne comptez pas sur mes troupes pour vous

défendre. Vous avez choisi votre destin, puissiez-vous ne pas avoir

à le regretter. Adieu.

Je quittai la salle et rejoignis mon logement en hâte. Ayant rassemblé

nos affaires nous quittâmes Paris le jour même sans avoir revu

personne. Nous nous dirigeâmes vers Melun où nous attendaient

Gonthier et ses troupes. En chemin je ne dis pas un mot à mes

compagnons qui se gardèrent bien de m'interroger. Nous arrivâmes le

soir à Melun. Le lendemain, je réunis au palais Gonthier, Aurélien,

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Hermaric et Arélius. Je leur devais des explications. Nous étions assis

autour d'une petite table et déjeunions de gibier, de fruits et de vin. Je

pris la parole :

Gonthier, ami fidèle, tu sais ce qui est arrivé.

Oui, Hermaric m'a raconté votre triste journée dans les détails,

répond-il l'air grave.

J'éclatai de rire :

Bon sang, quel joli tour que ce tour là ! M'exclamai-je.

Je vis trois visages étonnés me fixer. Seul Arélius souriait. Je repris

amusé :

Vous pensez vraiment que Caïus, ou un autre, aurait été assez

stupide pour tenter de m’assassiner en plein Paris ? Alors que

j'étais leur hôte ! Un hôte royal ! Quasiment adoubé par

Geneviève ! Brave et fidèle Arélius, merci de ton efficacité.

Je me jouai d'eux et leur dévoilai enfin l'affaire.

J'avais su que la décision du Conseil de Paris risquait de m'être

défavorable. Cela signifiait un échec en public. Je n'en voulais à

aucun prix. J'en conclus que seule la force me permettrait de

m'emparer de Paris, ou plutôt la ruse. J'ai demandé à Arélius,

moyennant de généreuses pièces d'or, de recruter six malandrins

pour simuler une agression contre nous. Cela réussit à merveille.

Aurélien m'interrompit :

Mais nous les avons tous tués !

Comme cela pas de témoins ! Ils ont sûrement retrouvé les

cadavres confirmant ainsi mon récit, repris-je. Il me restait à faire

le discours d'un roi outragé que vous avez entendu et à quitter

Paris précipitamment, laissant tous les édiles, et la population qui

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serait forcément informée, dans la division et la plus grande

perplexité.

Et c'est cela qui va te permettre de soumettre Paris ? Dit Hermaric.

Ça c'est la première partie de ma stratégie, la discorde. Va suivre la

persécution et pour finir la protection.

Gonthier, en soldat de grande expérience, comprit immédiatement où je

voulais en venir. Il continua :

Comme je te l'ai suggéré, tu vas me demander d'organiser une sorte

de blocus de Paris en essaimant aux alentours des troupes de

barbares qui auront pour mission de faire régner l'insécurité et de

bloquer toute entrée et toute sortie de marchandises de la ville.

Jusqu'à ce que les Parisiens, excédés et exsangues, me sollicitent

pour les protéger et délivrer Paris de ce fléau. Je reviendrai ainsi, à

la tête de mon armée qui sera imposante, dans Paris en sauveur et

en roi protecteur incontestable. Exit Caïus, vive Clovis ! concluais-

je en éclatant à nouveau de rire, entraînant dans cette gaîté mes

convives.

Je restai plusieurs jours à Melun pour organiser ce plan puis repartis

pour Soissons où j'arrivai dans le courant du mois de juillet.

Peu de temps après j’appris que Caïus avait rejoint Verdun où il

possédait de la famille. Mes espions m’apprirent qu’il fomentait une

résistance à mon autorité ; il semblait qu’il voulait se rapprocher des

comtes de cités voisines comme Chalons et Metz afin d’ouvrir un front

de conflit. Son idée était de m’attirer longuement dans des guerres vers

l’Est et d’ainsi lui laisser le temps d’organiser la défense et

l’indépendance de la cité parisienne. Je ne pouvais laisser se développer

une quelconque opposition sur mon royaume. Je devais me montrer

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puissant et me faire respecter dans tout l’ancien domaine de Syagrius. Il

me fallait faire vite car le danger était réel et l’automne approchait. Je

devais absolument régler ce problème avant l’hiver. Je rassemblai à

nouveau mon armée et marchai vers Verdun rapidement. Je fis halte à

Reims pendant que l’armée continuait d’avancer ; je lui ordonnai de

m’attendre aux abords de Chalons. Je voulais rencontrer Rémi et avoir

son sentiment. Ce n’était que la troisième ou quatrième fois que je le

rencontrais. Il me reçut dans son palais épiscopal. Il devait avoir plus de

cinquante ans mais ne les paraissait pas. Il me serra dans ses bras avec

une joie et une affection qui me touchèrent, puis il m’interrogea :

- Je suis très heureux de te voir mon fils. J’ai appris que tu étais en

marche avec une armée puissante. Quels sont tes projets ?

- Le comte de Paris, Caïus, tente de réunir autour de lui des cités

comme Chalons et Verdun pour s’opposer à moi et peut être

reprendre la place de Syagrius. Qu’en pensez-vous ?

Il réfléchit quelques instants, puis en hochant la tête me répondit :

- J’ai en effet entendu parler de ce Caïus. Il est dangereux et tu ne

dois pas le sous-estimer. Je ne pense pas qu’il trouve beaucoup

d’audience à l’exception de Verdun. Cette cité est laissée aux mains

de quelques édiles peu fiables car mon cher ami l’évêque Possessor

se meurt et ne peut plus gouverner. Tu dois soumettre Verdun de

gré ou de force. Tu dois y installer en permanence des troupes

fidèles et combattives. Si tu ne le fais pas, ce sera un point faible

dans ton royaume par lequel les Alamans ne manqueront pas de

tenter de pénétrer.

Son analyse rejoignait la mienne. Il restait un problème à résoudre. Je

lui demandais :

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- Qui sera élu à la suite de Possessor ?

- Il y a dans cette ville un vieux prêtre, Euspicius, qui a toutes les

qualités pour assumer cette charge. Ce serait un bon choix, me dit-

il.

Je le remerciai et me levai, mais il me demanda de me rasseoir. Il

ajouta :

- Et toi Clovis, que veux-tu faire de ta vie ? La guerre, les conquêtes,

le pouvoir, tu nous montres chaque jour que tu es fait pour cela. Tu

es déjà respecté et craint dans un vaste pays, que veux-tu de plus ?

- Je veux être certain que le royaume des Francs de Tournai à Nantes

et de Nantes à Toul, entre Loire, Escaut et Meuse m’appartienne et

vive en paix. Plus tard je veux contraindre les Wisigoths à rester

dans leur royaume et qui sait, les contraindre à reculer jusqu’aux

Pyrénées, répondis-je, avec peut être trop d’assurance et

d’emphase.

Il me répondit doucement :

- Oui mon fils, cela je l’ai bien compris. Mais l’homme ne vit pas que

de guerres et de rapines. Il aspire à plus haut, à plus fort.

Je l’interrompis :

- Bien sûr. Je prie mes dieux chaque jour et avant chaque bataille et

je sais qu’ils m’attendent au Walhalla. Et l’hiver, lorsque je suis au

repos, à Soissons, je lis et je relis nos grands penseurs grecs et

latins. Marc-Aurèle ne me laisse pas indifférent et Socrate

m’impressionne.

- Et la Bible et les Evangiles, les lis-tu de temps en temps ? Ce sont

des livres précieux plein de sagesse et de promesse, me répondit-il

avec un grand sourire. Puis il ajouta avant que je lui réponde, se

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doutant que ma réponse serait négative :

- Penses-tu à te remarier ? Je sais que tu as un fils et que ta chère

épouse est morte. Mais un roi sans femme et sans grande

descendance prend le risque de voir s’éteindre sa race. Y as-tu

songé ?

- Ma sœur Alboflède me tient sans cesse le même discours. J’y

songerai, je vous en fais le serment, dis-je avec sincérité.

- C’est bien. Je sais une jeune femme, catholique, fille d’un roi

burgonde assassiné, qui se fane d’ennui et de tristesse. Dis à tes

ambassadeurs en Burgondie de se renseigner. Ce serait une bonne

alliance pour ton royaume.

Je le remerciai de ses conseils et nous nous séparâmes après qu’il m’eût

à nouveau serré contre sa poitrine et donné sa bénédiction, ce qui est un

geste habituel chez les évêques.

A Chalons je n’eus que peu d’opposition, Caïus n’ayant pas eu le temps

d’organiser une défense efficace. Poursuivant ma route j’arrivai devant

Verdun en octobre avec mon imposante armée. Aussitôt je mis en place

un siège et envoyai des ambassadeurs vers la ville. Le message était

simple : remettez-nous Caïus et soumettez-vous. Mes ambassadeurs

revinrent, m'informant que Caïus avait déjà quitté la cité pour Paris et

qu'il n'y avait personne pour négocier, l’évêque Possessor venant de

mourir et personne n'ayant encore été élu pour lui succéder. Afin de

maintenir la pression mon armée fit quelques assauts contre la ville. Le

siège était total, rien n'entrait ou sortait de la ville. Enfin après plusieurs

jours on me fit savoir qu'un nouvel évêque, Euspicius, était pressenti et

prêt à discuter. Un matin je vis arriver un grand homme, très maigre,

barbu et habillé très modestement d’une simple grande robe en tissu

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médiocre et sale. Il ne portait aucun des attributs que je connaissais et

auxquels on identifiait aisément les évêques. Malgré son apparence de

vagabond, il se dégageait de sa personne une autorité naturelle. Quand il

prit la parole je sentis un homme mesuré et sage. Il me dit que la ville

était prête à se soumettre à mon autorité afin que cesse le siège ; que la

seule condition qu’y mettaient les habitants était que je sois clément et

épargne les vies. Je lui répondis que je serai certainement obligé de

punir les meneurs pour mettre à leur place des édiles de confiance et

prêts à obéir à mes ordres. Il en convint et me demanda de limiter mes

représailles au minimum, de ne mettre personne à mort, que certains

avaient été abusés par Caïus, et de préserver tous les lieux de cultes. Il

me parla du Christ, de magnanimité, de compassion, de miséricorde et

du royaume réservé aux doux et aux pauvres. Il fut si éloquent qu’il

réussit à me convaincre. Je m’engageai à respecter ses requêtes et lui

demandai d’aller annoncer aux habitants que je lèverai le siège et

entrerai dans la ville dans deux jours et que j’espérai que les portes

s’ouvriraient seules à mon arrivée. Il m’assura qu’il serait mon fidèle

interprète et se retira. Je réunis mes généraux pour leur annoncer la

nouvelle. Je leur dis de lever le siège et d’éloigner le principal de l’armée

d’une lieue. Je gardai avec moi Angellus Tractus, général fidèle et

meneur d’hommes, et lui demandais de garder une troupe importante

pour que nous entrions dignement dans Verdun. Je lui annonçai que je

le nommerai comte de la cité ; il accepta avec beaucoup d’humilité et de

respect, ce qui me conforta dans mon choix. Quand nous nous

présentâmes devant les portes de la cité, nous les trouvâmes ouvertes.

Euspicius nous attendait, entouré du clergé, de personnalités, de

quelques soldats. Il me salua et nous invita à le suivre. Ceux qui venaient

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de nous accueillir marchaient devant, à pieds. Nous les suivions sur nos

chevaux. Une fois passées les portes nous vîmes une foule importante et

silencieuse mais je ne ressentis pas d’hostilité. Ayant fait quelques

mètres nous arrivâmes sur une place. Je prononçai mon discours

maintenant bien au point et quand j’annonçai qu’il n’y aurait pas de

représailles, que j’étais conscient qu’ils avaient été abusés par Caïus, que

je nommais un nouveau comte en la personne de Angellus Tractus

auquel je leur demandais de se soumettre, des cris de joie explosèrent et

une grande agitation parcourut la ville. Il y eut plusieurs jours de

festivités et parfois de débordement. Quand je dus quitter la ville, j’allai

voir Euspicius pour le saluer et le remercier. Je lui demandai d’accepter

cette nomination à la charge épiscopale parce qu’il en était digne. Il me

répondit qu’il ne l’accepterait pas et se retirerait dans un monastère à

Micy-sur-Loire. Je le laissai à son choix et repartis confiant vers

Soissons.

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CHAPITRE 7 - VENGEANCES

Je retrouvais avec joie mon fils Thierry et passais du temps avec lui. Mes

sœurs s'occupaient bien de lui. Il faudrait que je me préoccupe de choisir

pour elles des unions profitables à nos intérêts. Autour de mon royaume

il y avait trois grands peuples et des alliances avec eux me semblaient

indispensables. Alboflède, l’aînée de mes sœurs, était une femme douce,

âgée de vingt ans. Toujours prévenante pour Thierry, elle se comportait

en véritable mère. Très pieuse, elle invoquait sans cesse nos dieux, mais

aussi parfois des dieux romains ou le dieu des chrétiens, et ne manquait

jamais une célébration officielle. Elle était grande, mince et portait des

cheveux longs noués en natte qui lui descendait bas dans le dos. Elle ne

portait pas de bijou et partageait sans cesse ses biens avec les plus

pauvres. Quand je voulais lui parler de mariage, elle fuyait la

conversation prétextant je ne sais quelle urgence. Audoflède, qui avait

dix-huit ans, lui ressemblait en tout point si ce n'est le caractère qu'elle

avait autoritaire. Toujours intéressée par les affaires politiques et ce que

je pouvais lui raconter de mes campagnes et de mes projets, elle avait

l'âme d'un chef. Elle était très attachée à notre religion et au culte de nos

ancêtres. Il me fallait pour elle une alliance avec un grand peuple et un

grand monarque. Nous en discutâmes à plusieurs reprises. Un jour, alors

que j'évoquais Odoacre, maître de l'Italie, elle me répondit :

Jamais je n'épouserai un barbare, dont la famille fut l’alliée

d'Attila, et qui a exilé un empereur.

Il est pourtant très puissant aujourd'hui et pourrait être dangereux

pour nous. Il a une alliance avec les Wisigoths auxquels il a donné

la Narbonnaise, essayai-je de lui expliquer.

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Mais j'ai entendu dire par des marchands qui viennent de ce pays

qu'il est en conflit avec les Ostrogoths et leur roi Théodoric, et que

l'issue du conflit pourrait être longue et incertaine. Me répondit-

elle, montrant ainsi qu'elle était parfaitement informée.

Soit, n'en parlons plus pour aujourd'hui, mais réfléchis bien si tu

ne veux pas que je t'impose une union qui servirait mes intérêts,

dis-je pour conclure l'entretien. Mais elle reprit,

Et toi, Clovis, penses-tu à t'unir ?

Cette question si simple et si directe me surprit. Nous restâmes un long

moment silencieux. Je revoyais Evochilde et son sourire ; je ressentais sa

peau, son haleine ; je voyais son regard.

Ne me demande pas d'oublier si vite ma chère Evochilde. Toi et tes

sœurs vous prenez grand soin de Thierry ; je vous en remercie

infiniment. Ainsi il n'a pas besoin d'une nouvelle mère. Je...

Elle me coupa la parole et dit :

Pardonne-moi si je t'ai fait souffrir en ravivant ta douleur. Mais il y

a plus d'un an qu'elle a rejoint le Walhalla. Tu es ambitieux et

aspire à étendre notre royaume des Francs. Des alliances avec les

peuples voisins seront nécessaires tu viens de le dire. Parmi les

plus prestigieux il y a les Burgondes. Réfléchis bien toi aussi. Nous

en reparlerons.

Sa perspicacité, son réalisme m’impressionnèrent. C'était une femme

politique et je n'en pris conscience qu'à cet instant. Je décidai de

l'intégrer à mon conseil, ce qu'elle accepta non sans fierté.

Ma troisième sœur, Lantilde, qui avait dix-sept ans, était très différente.

De petite taille, elle portait les cheveux longs qu'elle laissait libres sur ses

épaules. Elle s'était convertie à l'arianisme et pratiquait beaucoup cette

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religion. Comme sa sœur Alboflède elle était très généreuse et faisait

souvent l’aumône aux abords des églises.

Tout au long de l'été, mes messagers me rapportèrent des nouvelles des

différentes cités. Elles acceptaient presque toutes mon pouvoir et

demandaient à me rencontrer. Des réticences venaient de villes de l'Est.

Il faudrait qu'un jour je prévois un nouveau périple pour entrer dans les

cités que je n'avais pas encore visitées et amener à la soumission celles

qui résistaient. C'est dans ce temps-là que je reçus une lettre de Zénon

qui me remerciait des mots de mon ambassadeur, m'assurait de son

soutien et me nommait officiellement duc et gouverneur de Belgique

Seconde et des Lyonnaises Seconde et Quatrième. Je pensais qu'en

présentant ce diplôme je pourrais convaincre certains récalcitrants. Ce

ne fut pas aussi facile. Je restais la fin de l'été, l'automne et l'hiver à

Soissons, murissant mes plans pour l'avenir. Les nouvelles que Gonthier

me faisait parvenir régulièrement de Paris me confortaient dans l'idée

que ma stratégie commençait à porter ses fruits. Il m'informait

notamment que le Conseil de Paris était maintenant très divisé. Les

partisans de l'indépendance de la cité s'étaient regroupés autour de

Caïus ; ceux qui étaient prêts à accepter ma domination, les plus

nombreux, se rassemblaient autour de Geneviève. Caïus comme

Geneviève tentaient de ravitailler Paris par la Seine en faisant naviguer

des vaisseaux. Je donnai l'ordre à Gonthier de couler ou de capturer tous

les navires de Caïus et de laisser passer ceux de Geneviève. L'action de

Gonthier fut si efficace que bientôt la disette s'installa dans Paris et que

le peuple protesta contre Caïus. On l'accusait d'être incapable de venir à

bout des bandes qui pillaient les convois et coulaient les bateaux. On

attribuait aux prières de Geneviève le fait que ses bateaux apportaient de

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la nourriture, bien qu'en quantité insuffisante. On criait aux miracles ;

on demandait la protection de l'armée. Mais d'armée Caïus n'en n'avait

pas. Et c'est contraint par la foule qu'il pria Geneviève d'envoyer des

émissaires me demander ma protection. C'est au printemps suivant35

qu'une délégation de conseillers de Paris demanda à me voir. Je les reçus

à Soissons au mois d'Avril. Ils m'exposèrent ce que je savais déjà. Je leur

répondis que j'allais réfléchir et leur ferai savoir ma réponse quelques

jours plus tard. J'avais déjà pris ma décision mais je voulais les laisser

dans le doute le plus longtemps possible. Je les laissais attendre deux

semaines. Je me vengeais ainsi de l'attente que j'avais moi-même subi à

Paris un an plus tôt. Après avoir réuni mon conseil et décidé de la suite

des opérations, je reçus les émissaires et leur dis que j'interviendrai avec

mon armée au mois de juin. Dans le même temps j'envoyai un message à

Gonthier lui indiquant mes plans, lui demandant de disperser ses

bandes qui menaçaient Paris dès que je serai à Melun, et l'invitant à me

rejoindre ensuite dans cette ville. Au mois de juin, comme prévu, j'entrai

à nouveau en campagne militaire. J'arrivai à Melun à la moitié du mois

de juin avec une grande armée. Gonthier me rejoignit. Nous

organisâmes notre entrée dans Paris et la façon dont nous prendrions la

gouvernance de la ville. Il me confirma que seul Caïus et quelques

conseillers de Paris resteraient un obstacle à éliminer. J'envoyai

Audoflède comme ambassadrice auprès de Geneviève, pour lui annoncer

mon arrivée avec mon armée et que j'entendais n'avoir aucune

résistance. Fin juin nous nous mîmes en route. Gonthier à mes côtés

conduisait l’armée. Aurélien, que j'avais nommé Comte de la cité de

Melun selon son vœu était resté dans cette ville pour en organiser

35 488

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l'administration. Nous arrivâmes à Paris par le nord ; l'armée installa

son campement sur la rive droite dans la plaine de Saint-Denis. J'entrai

dans Paris par le grand-pont sur lequel m'attendait Geneviève, Caïus et

Audoflède. Mes antrustions36 me suivaient, ainsi qu'un groupe de soldats

fortement armés. Geneviève et Caïus m'invitèrent à me rendre au Palais

où le Conseil nous attendait. Dans le court trajet qui sépare le grand-

pont du Palais, quelques parisiens, bien choisis par Geneviève, comme

me l'avait fait savoir ma sœur, m'acclamaient. Dans la grande salle du

Palais, celle-là même où j'avais fait un esclandre un an plus tôt, les

conseillers m'attendaient, debout, dans un grand silence. Je pris la

parole :

Geneviève, et vous les conseillers, vous m'avez appelé à l'aide. Me

voici avec mon armée pour qu'enfin votre cité vive en paix,

débarrassée des bandes qui la rançonnent. A compter de ce jour

votre cité fait partie du royaume des Francs, mon royaume, et je

suis votre roi et vous assure de ma protection. Je nomme Gonthier

comte de la cité avec tous les pouvoirs pour assurer la paix.

J'entendis des protestations et vis Caïus s’avancer et prendre la parole :

Clovis, nous t'avons appelé pour nous défendre mais il n'est pas

dans notre intention de te livrer la ville. Nous te proposons une

alliance qui...

Il suffit Caïus, nous avons déjà abordé ce sujet et la majorité

accepte de se soumettre à Clovis. Ainsi s'exprima un jeune

conseiller dont je n'ai pas retenu le nom.

Caïus se retourna vers lui et commença à l'invectiver en le traitant de

traître et de lâche. Ce jeune homme fit mine de sortir son épée. Je

36 Hommes libres constituant la garde personnel du roi

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compris qu'il fallait que j’intervienne rapidement afin d'éviter une

querelle et un éventuel retournement de situation :

Je suis venu assurer votre protection. Donc je me dois d'organiser

l'administration de la ville comme je l'entends. Je veux un homme

fidèle parmi les fidèles, un de mes convives. Ce sera Gonthier.

Puis me retournant vers mes antrustions j'ajoutai en désignant Caïus et

les conseillers qui le soutenaient :

Arrêtez ces hommes et enfermez-les en attendant que je prononce

ma sentence.

Aussitôt mes hommes se saisirent des récalcitrants et les conduisirent

dans un cachot. Ils étaient une dizaine. Puis Gonthier prit la parole :

Messieurs les conseillers nous nous retrouverons dans cette salle

dans deux jours pour organiser l'administration de la cité et

soulager les maux de ses habitants.

Le lendemain Geneviève vint me voir. Elle avait demandé à me voir

seule. Elle m'entretint de l'incident de la veille. Elle me parla des

prisonniers et me réclama la clémence. J'argumentai que toute faiblesse

pourrait favoriser d'autres rébellions et que je devais donc être

impitoyable. Je revins sur l'agression que j'avais subie un an plus tôt

dont je lui dis que Caïus était responsable. Elle me pria, au nom de son

dieu, au nom du mien ; m'expliqua qu'un geste de clémence me

grandirait. Elle sut si bien parler qu'elle me convainquit. Je décidai de

faire grâce aux conseillers fidèles à Caïus, et je réservai ma décision pour

ce dernier en expliquant à Geneviève le rôle joué par Caïus à Verdun.

Elle me remercia d'une telle décision. Après en avoir discuté avec

Audoflède et Gonthier, je décidai d'envoyer les amis de Caïus le plus loin

possible. Je choisis Cambrai, à l'autre extrémité de mon royaume. Je

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voulais les mettre ainsi sous la garde de Ragnacaire. J’eus à regretter

cette décision quelques années plus tard. Peu de temps après j’allais voir

Caïus dans sa prison. Je venais d’arriver devant lui quand il se mit à

m’invectiver :

- Traître, barbare, hors de ma vue ! Tu as beau parler latin, tu n’es et

ne resteras qu’un barbare. Ce n’est pas du sang romain qui coule

dans tes veines mais le poison de la violence. Tu pries un dieu qui

boit dans un crâne. Tu es fourbe et cruel et ne penses qu’à tuer,

piller et conquérir des territoires. L’Empire n’a rien à attendre de

toi que du danger ! Maudits soient le père qui t’a engendré et la

femme qui t’a mis au monde ! Que le sang que tu verses se répande

sur toutes les générations de ta race !

Il termina son véhément discours par un crachat qui souilla ma cape.

C’en était trop, je ne pus supporter de telles insultes et lui fracassai le

crâne avec ma hache. La nouvelle se répandit vite et augmenta la crainte

que j’inspirais.

Quelques jours plus tard, Geneviève vint me voir pour me parler de ses

projets. Elle ne me dit rien du sort de Caïus qu’elle ne pouvait ignorer.

Elle avait entrepris depuis plus de dix ans la construction d'une église au

nord de Paris à la gloire de saint Denis, ce grand saint martyrisé deux

siècles plus tôt. Elle voulait également en bâtir une autre en hommage

aux apôtres Pierre et Paul. Elle avait besoin d'aide et de fonds. Aussi

m'interrogea-t-elle sur ma volonté de l'aider dans ces deux chantiers. Je

l’assurai que je protégerai toutes les religions et que j’aiderai à construire

aussi bien des temples dédiés aux dieux romains que des églises

chrétiennes. Elle m’en remercia et nous conclûmes d’en reparler

lorsqu’elle aurait commencé à rassembler des fonds et trouvé un lieu. Un

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autre jour ce fut moi qui allais la voir dans sa maison. Je voulais la

remercier de m’avoir appelé à gouverner la cité. En me déplaçant dans la

ville, j’avais à plusieurs reprises rencontré des personnes du peuple ou

des notables qui m’avaient salué et remercié d’avoir sauvé leur ville. Sa

maison était fort simple, à côté du petit-pont, en bord de Seine. Elle me

reçut dans une salle austère, peu lumineuse, et maigrement meublée,

dans laquelle le serviteur qui m’accueillit me pria d’attendre. J’explorai

la pièce. Dans un angle, au mur, était accrochée une croix sur laquelle un

christ en bois souffrait en ayant l’air de sourire. Au pied de la croix il y

avait un petit autel portant une autre croix et un cadre en bois doré dans

lequel étaient attachés avec des rubans pourpres de minuscules objets.

En m’approchant je vis qu’il s’agissait de reliques de saint Martin et de

saint Denis. Posée sur ce même autel, ouverte, il y avait une bible. Au

centre de la pièce était installée une table sur laquelle reposaient des

livres et de nombreux documents ; quatre chaises étaient placées autour

de la table. Face à l’unique fenêtre qui donnait sur la Seine, il y avait une

vaste cheminée sans feu puisque nous étions en juillet. Je me tenais

debout, dos à celle-ci, et attendais. Geneviève ne me fit pas attendre

longtemps et me salua très amicalement :

- Mon cher Clovis, je suis heureuse de te voir. La rumeur m’apprend

tous les jours tes bienfaits : tu as chassé les bandes de pilleurs des

alentours ; tu as renforcé les corps de garde la nuit ; tu as donné

des ordres pour que les rues soient nettoyées et que l’aqueduc soit

entretenu ; on dit même que tu aurais déjà le projet de reconstruire

les arènes. Je savais que nous pouvions te faire confiance et que tu

étais bien le digne fils de Childéric.

- Je ne fais que respecter l’engagement que j’ai pris envers vous et les

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Parisiens. A mon tour je vous remercie d’avoir appuyé ma

démarche et rassemblé autour de vous suffisamment d’édiles pour

que cette ville, sous mon autorité, puisse retrouver sa prospérité,

lui répondis-je avec beaucoup de respect.

Elle poursuivit :

- Assieds-toi et écoute-moi. Aujourd’hui tu es un roi respecté et

craint de la Seine à la Somme. J’imagine sans peine que tu as

d’autres ambitions et que ton caractère fougueux te poussera vers

d’autres horizons. Alors je vais te donner deux conseils : trouve-toi

une épouse digne de ton rang et convertis-toi au dieu des chrétiens

catholiques.

Autant le premier conseil, dans lequel je vis l’influence de ma sœur

Audoflède, et peut-être de Rémi, ne m’étonna pas, autant la demande de

conversion me surprit.

- Pourquoi abandonnerai-je mes dieux qui nous ont toujours

soutenus, moi et mes ancêtres, jusqu’à ce jour ? Votre dieu n’a pas

été d’un grand secours pour beaucoup de villes au temps d’Attila,

sauf Paris j’en conviens. Et que peut un dieu unique quand mon

peuple en a plusieurs qui tous nous soutiennent ? Un dieu qui n’a

pas pu sauver son fils. Vous n’êtes même pas d’accord entre vous,

les chrétiens, pour dire qui est Dieu et qui est son fils. Je vais vous

décevoir, mais je pense qu’il est mieux que chacun garde ses

croyances.

Elle resta silencieuse un long moment, tête baissée, puis me répondit :

- Je te rappelle qu’il y a un siècle l’empereur Théodose a prescrit que

tous les peuples qui dépendent de l’Empire doivent se convertir à la

foi des apôtres et croire en la sainte Trinité. Tu es un roi Franc mais

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tu es aussi gouverneur de province romaine au nom de l’empereur

d’Orient. Le premier titre l’emporterait-il sur le second ? Penses-tu

pouvoir augmenter ton pouvoir, et ton royaume, en ne respectant

pas la loi Théodosienne ? Tu sais l’influence des évêques dans

beaucoup de cités ; tu ne pourras pas gouverner sans eux ! Crois-tu

qu’ils vont obéir à un roi païen alors qu’ils haïssent des rois

chrétiens, certes ariens, mais chrétiens ?

Les arguments de Geneviève ne manquaient pas de pertinence. Je lui

répondis :

- Soyez assurée que le moment venu je trouverai une alliance et une

épouse conforme à mon rang. Mais permettez-moi de ne pas

oublier si vite ma tendre Evochilde, la mère de mon petit Thierry.

Quant au dictat de Théodose, je le connais. Mais voudriez-vous

vraiment une conversion purement politique ou bien attendez-vous

de moi un changement de croyance sincère ?

- Je te souhaite une conversion sincère qui sera un acte politique,

dit-elle rapidement.

- Alors il vous faudra patienter et beaucoup prier votre dieu !

Je pris congé d’elle et me retirai dans mon logis. Les jours s’écoulaient

mollement et l’inactivité commençait à m’agacer. L’expansion de mon

royaume vers l’est ne serait pas facile, mais vers l’ouest ? Le royaume de

Syagrius s’étendait jusqu’au frontières de l’Armorique. Je connaissais

mal cette région et savais peu de choses sur ses territoires. Ma

connaissance, qui remontait à mes lectures de César et de Pline, avait été

complétée par des entretiens avec Grallon, un marchand de cette région,

avec lequel je commerçais pendant mon séjour à Paris. Il ressortait de

tout ceci que l’Armorique était en fait une association de multiples

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peuples, chacun attaché à une cité, dont l’origine remonterait à Enée et

Brutus. Certaines légendes allant jusqu’à les faire descendre de Noé et de

son fils Japhet. Ces peuples avaient été des guerriers, jaloux de leur

foedus les rattachant à Rome dont ils furent des alliés fidèles. Mais

aujourd’hui ils semblaient vouloir se détacher de ce qui restait de Rome

et défendre leur indépendance. C’étaient de grands marins qui

maîtrisaient toute la côte, de l’embouchure de la Gironde jusqu’à celle de

la Somme. La conquête ne serait pas facile. Nous en discutâmes

longuement, à plusieurs occasions avec mes conseillers Aurélien,

Gonthier, Audoflède et Gondevald. Ce dernier était le fils de Théodebert,

fier soldat tué à la bataille de Soissons. Il n’était pas grand pour un

Franc, mais d’une force peu commune. Il était massif, puissant, fin

combattant et sans pitié. Je l’avais choisi ce jour-là pour prendre la tête

de l’armée pour toutes ces qualités, ne sachant pas à quoi je devais

m’attendre en pénétrant en Armorique. Mes conseillers trouvaient

l’entreprise risquée, d’autant plus que résidait au Mans le roi Rignomer,

de triste réputation. Mais ils pensaient qu’il fallait profiter du prestige

donné par la conquête de Paris et du calme relatif du Soissonais. Je

décidai donc d’une campagne pour m’assurer de la fidélité des cités de

l’ouest et, peut-être conquérir l’Armorique. Je pris la route avec une

petite partie de l’armée vers Rouen. J’avais demandé à Gondevald de

prendre le commandement de l’autre partie de l’armée, et d’attendre

mon appel pour venir installer son campement aux abords du Mans. Ma

première étape fut Rouen où l’évêque Godard m’accueillit. Rouen était

une des plus grandes cités de la Gaule romaine, avec un amphithéâtre et

des thermes immenses, bien qu’elle ait perdu une partie de son lustre

d’antan. Godard était un franc d’une quarantaine d’années, né prés de

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Noyon, ami de Rémi de Reims. Il m’assura que la cité acceptait de se

ranger sous mon autorité. Je le constatai quand le conseil de la ville me

reçut et m’acclama à la suite de mon discours habituel. Ayant passé une

semaine dans cette ville je poursuivis ma route vers Evreux. Comme à

chaque fois que j’entrais dans une cité, je fus accueilli par l’évêque,

Maurusius, et le comte de la cité. Evreux était une cité très riche, avec

une grande activité commerciale d’étoffes. Ses habitants vénéraient deux

martyrs, saint Mauxe et saint Vénérand. J’avais à de nombreuses

reprises, dans de multiples cités, observé ce culte, cette vénération que le

peuple a pour ces hommes, et parfois ces femmes, qui se sont laissés

torturés pour leur croyance. Ces rassemblements, ces dévotions me

troublaient beaucoup. Quel était le pouvoir de ce dieu capable

d’entraîner des hommes et des femmes vers la mort pour la gloire de son

nom ? Certes mes dieux étaient puissants et ils m’avaient souvent donné

la victoire, et ils me la donneraient encore à de nombreuses reprises.

Nous avions nous aussi nos prières, nos sacrifices, nos rites que nous ne

manquions pas de pratiquer en toute occasion. Mais je ne connaissais

personne qui se serait laissé torturer sans se défendre au nom de Wotan

ou de Thor. Car ces saints ne se sont pas défendus, pas plus que le Christ

n’a appelé ses apôtres à le défendre par les armes. C’était pour moi

inconcevable. Si on m’attaque je me défends jusqu’à la mort. Si on

menace mon pouvoir j’élimine mon adversaire ; je serai amené à le faire

souvent. Et si je veux quelque chose dont je pense qu’il sera un bien pour

mon peuple je m’en empare. Jamais je ne pourrai tendre l’autre joue,

jamais je ne pourrai remettre l‘épée au fourreau comme il est dit dans

l’Evangile. Je connaissais tous ces passages pour les avoir entendus de la

bouche de Marcus Avitus, mon précepteur, et pour les avoir lus, après la

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mort de Childéric, sur un évangile que m’avait donné Geneviève. Et que

penser des miracles ? Ces guérisons inexplicables, ces événements

incompréhensibles. Jamais Wotan n’a, à ma connaissance, soulagé un

malheureux des maux qui le rongent. Mais Wotan m’a fait gagner des

batailles comme Dieu a éloigné Attila de Paris. Voilà quelques unes des

pensées qui encombraient mon esprit lorsque je traversais tous ces lieux

de culte où les chrétiens érigent sans cesse des églises toujours plus

grandes, toujours plus riches. Pour quelles obscures raisons certains

dieux poussent-ils les hommes à leur construire des monuments si

considérables ? Pourquoi les temples grecs ou romains ? Pourquoi ces

gigantesques constructions que sont les pyramides décrites par

Ptolémée ? Alors que les dieux n’attendent de nous que des sacrifices et

des prières, et que nos prêtres sont capables de lire les signes du temps

et de nous dire si nos dieux nous sont favorables dans telle ou telle

action. A quoi bon ces monuments !

Quelques jours plus tard je poursuivis mon chemin vers Chartres. C’était

une petite cité entourée de nombreux villages. Je m’y attardais le temps

de permettre à mes troupes de se reposer et de faire des provisions.

L’étape suivante, Le Mans, nous abriterait pour l’hiver. Je savais que

c’était une place forte, entourée de murailles, qui hébergeait une

garnison romaine depuis longtemps. Située dans la Troisième

Lyonnaise, donc hors des régions que j’administrais depuis la défaite de

Syagrius, il s’agissait pour moi d’une conquête, contrairement aux autres

cités que je n’avais eu qu’à soumettre à mon autorité. Cette ville était

dirigée par un roi franc, Rignomer, que je connaissais mal, bien qu’il soit

le frère de Chararic et Ragnacaire. D’obscures tractations avec Syagrius

lui avaient permis d’obtenir la maîtrise de cette cité et de cette province,

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avec en échange l’obligation de protéger cette région contre les

prétentions des Armoricains. Comme je le craignais, la résistance de la

cité du Mans fut forte. Rignomer n’avait pas l’intention de se rendre sans

combattre. Je mis donc le siège autour de la ville et une semaine plus

tard j’envoyai une délégation auprès de Rignomer pour lui proposer un

arrangement : il se rangeait sous mon autorité et en échange je le

maintenais dans son rôle de roi du Mans, ainsi qu’il se plaisait à se

nommer. Je me doutais qu’il refuserait aussi avais-je demandé à deux de

mes fidèles soldats de faire partie de ce groupe délégataire. Ils avaient

pour mission d’assassiner Rignomer dès que l’occasion se présenterait,

de répandre la nouvelle et de m’avertir aussitôt. Je mettrai alors en

marche mes troupes vers la ville, de tous les côtés, pour la prendre de

force. Tout se passa comme prévu. La cité quand elle sut qu’elle n’avait

plus de chef se rendit presque sans combattre et je pus m’y installer pour

passer l’hiver. Selon mon habitude je laissai en place l’administration

romaine, n’écartant que les personnes manifestement opposées à mon

pouvoir. Il y eut quelques prisonniers et quelques exécutions inévitables

en ces circonstances. J’eus pendant les quelques mois d’hiver qui

suivirent plusieurs entretiens avec l’évêque du lieu, Victeur. Et c’est d’un

commun accord que je nommai Sidonus Agonus comte de la cité. C’était

un romain d’ascendance franque, que j’avais vu combattre au côté de

Ragnacaire à Soissons. C’est ce dernier qui l’avait envoyé près de son

frère pour diriger ses antrustions. Dans nos conversations Victeur me

parlait souvent de Tours et du culte voué à saint Martin. Ses descriptions

d’une foule nombreuse priant sur les reliques du saint m’intriguaient.

Mais Tours se situait en pays Wisigoth et je ne pouvais m’y rendre sans

risque. Aussi décidais-je de faire ce voyage en toute discrétion, déguisé

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en pèlerin burgonde. Je voyageais donc, accompagné de Gondevald,

pauvrement vêtu, demandant asile le soir dans des villas ou des fermes.

Au seul nom de saint Martin, les gens nous recevaient volontiers et,

lorsqu’ils étaient chrétiens, se signaient et nous marquaient un profond

respect. Dans ces familles nous avions alors toujours la meilleure part,

que ce soit pour manger ou dormir ; et quand nous partions au matin on

nous recommandait de prier le saint d’accorder sa protection au foyer.

Je profitais de ces instants d’intimité pour me renseigner sur le pays. Je

prétendais venir de Lyon en étant passé par Paris pour voir Geneviève.

Je disais que nous marchions depuis trois mois, que nous avions

traversé des régions diverses et calmes, que nous avions entendu parler

des armées franques et de Clovis, leur roi. Je voulais connaître ce qu’on

savait dans cette région. La plupart me dire n’avoir jamais entendu

parler de Clovis, qu’ils vivaient en royaume Wisigoth et que même le roi

Alaric n’était jamais venu dans ces contrées. Tous ces gens étaient avant

tout romains et gardaient pour l’Empire un grand attachement parce

qu’il leur avait apporté la paix et la prospérité. D’ailleurs tous, ou

presque, parlaient latin. Plus nous approchions de Tours plus nous

étions nombreux à marcher. Dans les maisons on nous parlait toujours

plus de saint Martin et de l’évêque Perpetuus, ancien sénateur romain,

qui avait fait construire une grande basilique dédiée au culte du saint.

L’histoire était toujours la même, avec des variantes. Pour certains saint

Martin aurait donné la moitié de son manteau à un pauvre hère, pour

d’autres c’était une cape, pour d’autre encore un drap qui l’enveloppait.

Dans tous les cas on louait sa générosité. On évoquait aussi les

monastères qu’il avait fondés et dans lesquels de nombreux clercs

étaient formés. Enfin, et surtout, on admirait les miracles qu’il réalisa de

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son vivant et qui se produisaient encore sur ses reliques. C’était en

réalité ce dernier élément qui poussait, et pousse encore, les foules vers

son tombeau. C’est ainsi que je suivis ou croisai d’innombrables infirmes

qui venaient implorer le saint. Les abords du sanctuaire étaient

encombrés de nombreux commerçants et artisans qui offraient aux

pèlerins un très grand choix de nourriture ou d’objets divers. Il y avait là

des tavernes, des orfèvres, des tisserands, des vanniers, des potiers qui

commerçaient en une grande foire permanente, colorée et bruyante.

Quand, ayant traversé cet enchevêtrement j’arrivai enfin à la basilique, je

fus saisi par la densité de la foule qui avançait à petits pas vers le

tombeau, en murmurant des prières en latin ou en chantant des

alléluias. Je retrouvai dans ce lieu la même foi, le même recueillement,

les mêmes implorations que j’avais rencontrées lors de mon passage à

Saint-Quentin avec Childéric. Plus je m’approchais du tombeau, plus je

me sentais envahi d’un trouble ; la diversité de ces pèlerins, latins,

gaulois, Wisigoths, armoricains et que sais-je encore, leur pauvreté ou

leur richesse, les offrandes déposées, de la plus humble à la plus

magnifique, concouraient à donner à cette foule une diversité que les

prières dites d’une seule voix effaçaient. Ce dieu Christ avait, plus de

quatre siècles après sa mort, un surprenant pouvoir : celui de rassembler

une foule hétérogène en un chœur, les cœurs battant à l’unisson. Jamais

je n’avais vu de telle foule réunie au nom de Wotan. Pourtant Wotan

avait donné de nombreux succès à mon peuple depuis Clodion. Mais

nous n’avions élevé aucune basilique à sa gloire. Et aucun homme n’avait

été martyrisé ou déclaré saint en son nom. D’ailleurs cet état de sainteté

n’existe pas dans le Walhalla. Wotan est un dieu qu’on ne peut imiter.

Alors que le Christ, je le compris ce jour-là, fut un homme que beaucoup

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cherchent à imiter. Et c’est dans une vie à l’imitation de la sienne que

certains gagnent ce titre de saint, ce pouvoir de miracle et cette immense

vénération. Je revins plusieurs jours au sanctuaire et je vis à chaque fois

le même spectacle. Le soir quand nous regagnions notre hôtellerie, nous

partagions nos impressions. Gondevald s’interrogeait comme moi sur

cette foi qui remuait tant les foules. Nous assistâmes un jour à un de ces

fameux miracles auxquels j’ai encore aujourd’hui du mal à croire. C’était

une jeune femme, presque aveugle, que conduisait son père en la tenant

par le coude. Elle se pencha sur la tombe du saint et la baisa, et

lorsqu’elle se releva elle s’écria « Bénit soit saint Martin, loué soit le

Seigneur, je vois, oh mon père, je vous vois à nouveau ! » ; elle fondit en

larmes et s’agenouilla à nouveau près du tombeau et le baisa sans cesse.

La nouvelle se répandit immédiatement et tout le monde voulut

s’approcher d’elle et la toucher. Ce fut une immense bousculade.

Comment savoir si elle simulait ou si elle avait guéri spontanément suite

à quelque traitement qui faisait enfin effet ou s’il s’agissait d’un miracle ?

Je ne le saurai jamais, mais l’enthousiasme soulevé par ce fait nous

marqua durablement. Quelques jours plus tard, nous reprîmes le chemin

du Mans.

Durant l’hiver qui me retint dans cette ville je m’informai autant que je

le pus sur les armoricains. En lisant les écrits de César sur sa guerre des

Gaules, j’appris la multitude de peuples qui constituaient cette province.

Je pensais que cette division en peuples jaloux de leur indépendance me

faciliterait la conquête. Je devrai affronter en premier les Andécaves à

Angers, les Redones à Rennes et les Namnètes à Nantes. On me parla

aussi du roi Hoël Le Grand, qui serait le fils d’Anna, la sœur du roi

Arthur. Mais personne ne sut me dire quelle était la réelle influence de

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ce roi sur les tribus armoricaines. Après beaucoup d’études et de

réflexion, je décidais de diriger mes troupes vers Angers, puis de défier

les Namnètes à Nantes. Je pensais pouvoir les vaincre facilement en les

bloquant contre la mer, et une fois cette conquête effectuée, je

marcherais sur Rennes. Ces deux villes conquises je pourrais ensuite

m’enfoncer en territoire armoricain et soumettre cette province. Dès

mai, après la revue des armées, je marchai avec toutes mes forces vers

Angers. C’était une ville assez petite, entourée d’un rempart en mauvais

état qui n’avait pas résisté aux invasions germaniques et qui depuis deux

cents ans se dégradait. La prise de cette cité fut assez facile et me laissa

augurer une suite victorieuse. Je poursuivis vers Nantes qui offrit une

résistance ferme, mais qui plia bien vite sous le nombre et la vigueur de

mes soldats. J’organisai la ville selon mes vœux, comme je l’avais fait

pour Angers et décidai d’attendre un peu pour marcher vers Rennes. Il

fallait donner aux hommes le temps de se reposer et aux armée de

reconstituer leurs équipements. Au mois de juillet, je m’apprêtais à

poursuivre ma route vers Rennes, quand un matin on vint m’avertir

qu’un ambassadeur du roi Hoël le Grand demandait un entretien. Sûr de

moi à la suite de mes récentes victoires sur Angers et Nantes, je le reçus

persuadé qu’il venait demander clémence. J’eus face à moi un homme de

taille modeste, au visage maigre et au regard brillant, parlant fort bien le

latin. Je m’assis et l’invitai à prendre la parole.

- Je suis le roi Waroch, de Vannes. Je suis envoyé par le roi Hoël le

Grand pour vous ordonner d’arrêter votre marche vers nos terres.

Si tel n’est pas le cas vous aurez à vous opposer à tous les peuples

d’Armorique fédérés autour d‘Hoël.

- Vos menaces ne m’impressionnent pas. J’ai dominé les Romains de

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Syagrius. J’ai vaincu Rignomer roi du Mans. J’ai soumis de

nombreuses cités et je gouverne toute la Gaule depuis la Meuse

jusqu’à la Loire. Maintenant je suis aux portes de l’Armorique avec

dix mille soldats aguerris et courageux ; je peux en rassembler bien

plus encore, et compte bien poursuivre mes conquêtes. Je vous

mets en garde contre trop d’arrogance, lui répondis-je avec

vigueur.

Loin de le déstabiliser, il me répondit avec beaucoup de calme et

d’ironie :

- Comme vous voudrez. Si vous pensez pouvoir faire face à plus de

vingt mille armoricains dirigés par un roi très respecté et grand

guerrier, libre à vous. Hoël, au nom de tous les rois et comtes

d’Armorique, vous donne huit jours pour faire demi-tour. Faute de

quoi il vous défiera dans les plaines entre Nantes et Vannes.

Pour la première fois j’avais à faire face à une résistance qui

jusqu’alors m’était inconnue. Je réunis mon conseil le jour suivant et

nous discutâmes longuement. Nous étions loin de Soissons et des

nouvelles me parvenaient faisant état de troubles au Nord, dans les

régions de Cambrai et Tongres. Par ailleurs, si je voulais conquérir le

pays Wisigoths la neutralité des Armoricains, voire une alliance avec

eux, pourrait être utile. Je ne pouvais prendre le risque d’une guerre

incertaine pour conquérir des terres dont je ne savais ce qu’elles

pourraient m’apporter. J’envoyai alors un ambassadeur à Vannes,

auprès de Waroch, pour lui proposer une entrevue avec Hoël sur l’île

de Vendunitta dans l’estuaire de la Loire. La rencontre eut lieu sur

cette île un jour d’août de la huitième année de mon règne37. Le roi

37 489

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Hoël était très grand, vêtu de riches habits bleu et pourpre ; il portait

une couronne d’or ornée de la croix des chrétiens. Il avait quelques

années de plus que moi. Il était accompagné d’une forte escorte.

J’étais moi-même vêtu de mes plus beaux habits, mes longs cheveux

répandus sur mes épaules ; j’avais mis tous mes colliers et tous mes

bracelets les plus beaux. D’un commun accord nous ne portions

aucune arme. Nous nous assîmes de part et d’autre d’une table carrée.

Il prit la parole :

- Ainsi Clovis la raison l’emporte et tu renonces à la guerre. La

crainte d’une défaite t’aurait-elle rendu sage ?

Son intention était de m’humilier et de me montrer sa supériorité.

Vexé d’une telle entrée en matière je répliquai :

- J’ai voulu épargner à tes peuples de nombreux morts et une grande

humiliation. Seule la pitié a retenu mon bras. Mais si tu y tiens il

n’est pas trop tard pour nous mesurer. Mon armée, unie dernière

moi, vaincra celles de tes peuples dispersés.

Je voulais ainsi lui faire comprendre que j’étais le chef d’un peuple uni

face à lui, représentant une fédération de peuples dispersés et

disparates. Notre joute continua ainsi un long moment, chacun

provoquant l’autre et ne voulant être le premier à parler de traité de

paix. Il fit cependant une erreur qui me permit de prendre l’avantage.

Croyant me vexer un peu plus il me dit :

- Ta victoire facile sur Nantes t’a permis de t’avancer aux portes de

l’Armorique ; n’espère pas avancer plus.

Cette attaque lui fut fatale ; je me levai et lui dis :

- Si j’en suis là c’est bien parce que tu n’es pas venu au secours des

Nantais ! Où était ta si redoutable armée pendant que j’assiégeais

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et m’emparais de cette cité ? Allons, sois raisonnable. Je te garantis

de ne pas pousser plus loin mon avantage en échange d’un pacte de

non agression et du maintien des frontières où elles sont fixées

aujourd’hui.

Il prit un temps de réflexion. Un grand silence régnait. La chaleur sous la

tente était à son comble. A son tour il se leva afin de me parler d’égal à

égal :

- La guerre n’est jamais bonne même si elle est parfois nécessaire et

utile. Elle fait trop de morts et de familles éplorées. En souvenir de

mon oncle et de sa quête du Saint-Graal, au nom du Christ, pour

épargner des vies, j’accepte ton offre.

Puis il se tourna vers un de ses compagnons et donna l’ordre qu’un clerc

vienne sur le champ rédiger ce traité. Il se rassit, me pria d’en faire

autant et nous fit servir du vin des bords de Loire, le meilleur selon lui.

Nous nous séparâmes juste avant la nuit après avoir signé ce diplôme de

paix. Je ne le revis jamais mais garde aujourd’hui en mémoire le

souvenir d’un grand roi, combatif, respectueux de son peuple et de sa

parole, car ce traité ne fut jamais brisé.

Je restai encore quelques temps à Nantes, puis retournai à Soissons, en

faisant étape dans chaque cité sur mon chemin pour en vérifier la

soumission.

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CHAPITRE 8 - CLOTILDE

De retour à Soissons, je retrouvais avec plaisir mon fils Thierry, mes

sœurs et mon fidèle Aurélien qui avait quitté Melun après avoir mis en

place une administration solide. Je consacrais mes premiers jours à mon

fils et à mes sœurs. Aurélien avait organisé de grandes festivités pour

mon retour ; nous passâmes plusieurs jours en fêtes et festins au cours

desquels je pus revoir tous mes plus fidèles compagnons et les grands de

la cité. Puis revint le temps de la politique et de l’action. Aurélien me

dressa un tableau détaillé de la situation dans les royaumes voisins. Il la

connaissait précisément grâce à ses multiples espions et ambassadeurs

qui vivaient dans ces contrées. Les nouvelles venant d’Italie

m’inquiétèrent le plus. Théodoric, roi des Ostrogoths avait fait

mouvement vers l’Italie. Il était le préféré de Zénon qui l’avait adopté et

nommé Patrice, Généralissime et Consul. Il s’était couvert de gloire en

repoussant les Slaves sur les bords du Danube. Il avait vécu plusieurs

années à Constantinople, auprès de Zénon. Mais son peuple l’avait

rappelé en Mésie38. N'étant pas cultivateur, ce peuple avait vécu sur le

pays jusqu'à l'épuiser. Il réclamait donc de nouveaux territoires à son

chef. Cette demande et le caractère naturel de Théodoric, conquérant et

féroce, lui firent rassembler une armée pour marcher vers

Constantinople. Zénon, craignant pour son Empire, a vu là une occasion

d'éliminer Odoacre dont il redoutait la fourberie. L'empereur a proposé

officiellement à Théodoric, devant le sénat, le gouvernement de l'Italie,

mais il lui faudrait pour cela vaincre Odoacre. Zénon offrait un territoire

à Théodoric, ce qu’il voulait, et l’éloignait de Constantinople, ce que

38 Bulgarie

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Zenon recherchait. Depuis, Théodoric progressait par de grandes

victoires contre les Sarmates et les Gépides, et il était maintenant aux

portes de l'Italie du nord. L'affrontement était imminent dans cette

région entre lui et Odoacre. La situation était inquiétante. En effet, si

Théodoric arrivait à s'emparer de l'Italie, j'avais tout à craindre d'une

alliance qu'il pourrait faire avec Alaric, roi des Wisigoths, dont le

royaume touchait celui d'Italie par la Narbonnaise. Seuls contre une

alliance de ces deux peuples, nous les Francs ne résisterions pas

longtemps. De leur côté les Wisigoths ne bougeaient pas. On ne notait

aucun mouvement de troupe significatif. Tout au plus se contentaient-ils

de quelques exactions sur leur sol en particulier contre les chrétiens

catholiques, poursuivant en cela, mais plus mollement, la politique

d'Euric. Quant au royaume des Burgondes gouverné par deux frères il ne

représentait pas de danger immédiat au contraire. La partie nord,

dirigée depuis Genève par Godégisile, était occupée à se protéger des

Alamans toujours belliqueux. La partie sud, que Gondebaud dirigeait

depuis Lyon, regardait plus du côté de l'Italie. Il faudrait surveiller une

éventuelle alliance avec les Ostrogoths si ces derniers arrivaient à

conquérir l’Italie. Il semblait évident que l’expansion du royaume des

Francs devait se faire par le sud en conquérant le territoire des

Wisigoths qui paraissaient les plus faibles. De plus leur pays était vaste

et riche. Mais je ne pouvais envisager une telle conquête qu’en étant sûr

que les royaumes voisins me seraient soumis ou ne feraient preuve

d’aucune agressivité contre moi. Je venais de me rendre maître de tout le

royaume de Syagrius jusqu’aux confins de l’Armorique. J’avais mis en

place de nouveaux comtes ou confirmés dans leur rôle ceux qui me

semblaient fiables. Je n’avais pour le moment plus rien à craindre de

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MOI, CLOVIS ROI 144/367

l’Ouest. Le Nord était préoccupant, non seulement je recevais des

informations inquiétantes sur Ragnacaire à Cambrai, mais aussi sur

Chararic à Tongres, en Toxandrie, où son agressivité lui donnait des

ambitions contre les francs Rhénans de Cologne. C’est par ces deux

cousins qu’il me faudrait commencer afin de me libérer de toute crainte

venant du nord. Mais avant, je devais m’attacher à fixer les frontières

avec le royaume Burgonde.

L’hiver fut, comme les années précédentes, très rigoureux et les journées

s’écoulèrent lentement, malgré les nombreuses chasses que j’organisais.

Je passais de longues heures avec mon fils, qui avait déjà quatre ans. Je

jouais avec lui en l’armant d’épée de bois et je lui racontais l’histoire de

ses ancêtres, vraie ou légendaire. Il était déjà beau, grand et fort ; un

digne fils de roi !

Je mis aussi ce temps d’inactivité à profit pour continuer de m’informer

sur les royaumes voisins. Aurélien se montrait d’une efficacité

remarquable et les informations nombreuses que nous rapportaient ces

gens étaient une aide précieuse. Ces informateurs m’avaient fait savoir

que la cité d’Auxerre était revendiquée par Gondebaud bien qu’étant une

cité de la Quatrième Lyonnaise donc relevant de mon pouvoir. Cette

situation venait du fait qu’il n’y avait plus d’évêque depuis la mort de

Censoir et que les édiles de la ville étaient faibles. Il me fallait stabiliser

cette frontière avec les Burgondes. Au mois d’août39 je me mis en route

avec une partie de mon armée en direction d’Auxerre. Quand il apprit

ma manœuvre, Gondebaud en fit de même et s’avança jusqu’à Autun. Je

fis avancer un corps d’armée jusqu’à Avallon. Gondebaud en fit autant et

nos deux armées s’affrontèrent sur les collines d’Avallon. A la fin de la

39 490

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journée les armées se retirèrent dans leurs campements. Il y eut

beaucoup de morts mais personne n’avait emporté la victoire. Je ne

voulais pas entrer dans une guerre longue, à l’issue incertaine, pour la

seule possession d’une cité. Je décidais donc d’envoyer un ambassadeur

à Gondebaud pour lui proposer une entrevue. Je lui donnais rendez-vous

sur une île de la rivière Cure qui était un terrain neutre, ne dépendant ni

de la cité d’Auxerre, ni de la cité d’Autun. J’installais mon campement

sur la rive gauche face à cette petite île tandis que Gondebaud s’installait

sur la rive droite. Nous nous rencontrâmes sur cette île, accessible de

tout côté par des gués. Une tente et une table avaient été dressées. Nous

nous assîmes face à face. Un domestique burgonde nous servit le vin

qu’avait apporté Gondebaud. Nous ne nous étions jamais rencontrés.

J’étais dans ma vingt-quatrième année et il devait avoir dix ans de plus

que moi. Il était le roi d’un royaume plus ancien que le mien et ses

ancêtres remontaient loin dans le temps. Il prit la parole :

- Clovis, ton ardeur et ton sens du combat me sont connus. Je sais

que tu as en peu de temps mis sous ta coupe tout ce qui dépendait

de Syagrius. La Gaule romaine est maintenant dirigée par des rois

germains. Alaric, toi et moi avons chacun notre part de ce pays.

Que veux-tu ? T’emparer de la Burgondie ? Fais attention ! Mon

frère Godégisile et moi nous ne te laisserons pas faire et je ne suis

pas sûr que tu sois de taille à te défendre si c’est nous qui décidons

de te défier.

Sa dernière phrase était une menace claire et juste. Il me fallait le

rassurer tout en lui montrant que je n’étais pas prêt à reculer.

- Gondebaud je connais ta valeur et la force de ton peuple. Je n’ai

nullement l’intention de conquérir ton royaume. Du moins pas

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maintenant pensai-je ; je poursuivis :

- Je veux simplement que nos frontières soient bien définies afin

qu’il n’y ait aucun trouble entre nous. Je veux la paix entre nos

peuples. Nous aurons besoin l’un de l’autre un jour contre les

Alamans. Ce peuple agressif menace ma famille dans la cité de

Cologne et ne cesse d’avoir des vues sur le royaume de ton frère au

nord de Genève. Il nous faudra nous unir pour les soumettre.

Il réfléchit un moment et répondit :

- Tes paroles sont sages et ta vision est bonne. Que proposes-tu ?

- Fixons notre frontière entre Auxerre et Autun. La cité d’Auxerre me

revient, celle d’Autun reste tienne.

- Soit. Faisons comme cela, conclut-il.

Je fus satisfait de ce dénouement et lui dis :

- Je t’enverrai à Lyon mon plus proche conseiller, Aurélien. Il est

comme mon frère et pourra travailler avec tes conseillers.

Revenu à Soissons, j’informais Aurélien de la situation et de la mission

que je lui confiais envers les Burgondes. Quelques temps plus tard

Aurélien me relata les dernière nouvelles reçues d’Italie. Gondebaud, en

soutien à Odoacre, venait de lancer une attaque sur Pavie et avait fait

plusieurs milliers de prisonniers qu’il emmenait en esclavage en

Burgondie. Malgré cela, Théodoric venait de défaire Odoacre sur les

rives d’une rivière, l’Ilonso. Ce dernier avait fui et s’était réfugié dans

Vérone. Poursuivi par Théodoric, Odoacre avait continué sa fuite vers

Ravenne. Il semblait assuré que Théodoric était en voie de s’emparer de

l’Italie. Alaric, roi des Wisigoths, venait d’envoyer une partie de son

armée à Pavie encore tenue par les armées d’Odoacre et de Gondebaud.

Une alliance commençait à se dessiner entre Alaric et Théodoric. Afin

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d’être prêt à faire face à toute éventualité venant du sud, je comprenais

qu’il était urgent que je mette de l’ordre au nord. Je décidais de m’en

occuper au printemps suivant et m’apprêtais à passer à nouveau

l’automne et l’hiver à Soissons.

Aurélien fit plusieurs voyages à Lyon afin de rédiger le traité de paix avec

les Burgondes. Il me rapportait des informations précieuses, insistant

sur l’intérêt qu’il y aurait à faire une alliance avec ce peuple. Soumis à la

pression de Geneviève, de Rémi, de ma sœur et de mes conseillers, je

commençais à accepter l’idée d’une nouvelle union. C’est pourquoi, la

missive qu’il m’adressa un jour, et que je reproduis ici, me convainquit

d’agir.

« D’Aurélien à Clovis, illustrissime roi,

Nos discussions avec les conseillers du roi Gondebaud progressent

et nous pourrons bientôt signer un traité qui établira pour

longtemps la paix et la mutuelle assistance entre nos peuples. Il

faut que je te donne des nouvelles d’un autre ordre qui vont je

pense te surprendre et t’intéresser. Bien aimé seigneur, ce que je

vais te rapporter est réellement ce que j’ai entendu et vu à la cour

de Gondebaud. Ce grand roi des Burgondes règne aujourd’hui

sans partage sur son pays autour de Lyon, et son frère Godégisile

règne sur le pays de Genève. De toute part on m’a raconté la

même histoire. Gondebaud et Godégisile avaient deux frères

Chilpéric et Godomar. Ils sont tous les quatre fils de Gondioch, de

la lignée d’Athanaric, roi des Burgondes violent et cruel. Pour ne

pas avoir à partager le royaume à la mort de leur père, Chilpéric

et Godomar déclarèrent la guerre à Gondebaud et à Godégisile.

Ces derniers commencèrent par être défaits du côté d’Autun, mais,

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rassemblant une grande armée, ils furent vainqueur et tuèrent

leurs frères. Ils tuèrent Godomar et Chilpéric, et firent prisonnière

sa femme, dont on ne sait ce qu’elle devint. Ce pauvre couple avait

deux garçons auxquels ces frères cruels tranchèrent la tête et deux

filles qu’ils épargnèrent on ne sait pourquoi. Saideleube, l’ainée,

est très religieuse et s’est réfugiée dans un monastère où elle se fait

appelée Crona. La seconde, Clotilde, convertie au catholicisme,

alors que ses oncles sont ariens, est retenue dans un palais à

Genève. Gondebaud étant l’aîné il s’est nommé tuteur de Clotilde

et demande à son frère de la retenir sous sa garde. On dit Clotilde

fort belle, fort savante et très pieuse ; elle est âgée de seize ans.

Comme Carètène, l’épouse de Gondebaud, elle est catholique. S’il

te plaît je peux m’enquérir de son sort en l’allant rencontrer à

Genève. Peut-être pourrait-elle être l’instrument qui scellerait ton

pacte avec les Burgondes en devenant ton épouse. Comme elle est

catholique tu rendrais ainsi hommage à Geneviève et Rémi et tu

obtiendrais leur appui pour tes conquêtes futures. Pense aussi au

peuple romain, très chrétien, qui serait rassuré de voir à tes côtés

une reine de leur religion. J’attends tes ordres à Lyon et suis ton

très fidèle et respectueux serviteur. »

Je fis lire cette lettre à ma sœur Audoflède. Elle me conseilla de

poursuivre l’affaire et d’ordonner à Aurélien de recueillir le plus de

renseignements qu’il pourrait sur cette Clotilde. Elle trouvait son analyse

très juste, mais elle souhaitait que nous ayons plus de certitude avant de

prendre une décision. Je me rangeai assez vite à son avis et écrivis à

Aurélien.

« De Clovis à Aurélien fidèle convive,

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Les nouvelles que tu me donnes de ton ambassade auprès de

Gondebaud me réjouissent le cœur et j’ai hâte de signer ce traité

car j’ai résolu de partir en campagne pour conquérir et pacifier le

nord au printemps prochain. Tu me parles d’union avec une nièce

du roi. Je veux bien étudier cette possibilité mais tu dois me

donner de plus complets renseignements sur cette femme et me

dire comment tu penses que le roi, son oncle, réagirait si je lui

demandais sa main. Rends-toi discrètement à Genève et rapporte-

moi des informations sûres. Je te renouvelle ma confiance mon

aimé convive».

Lorsqu’Aurélien revint à Soissons, en novembre, il me raconta son

périple vers Genève. Il s’était déguisé en colporteur et vendait sur les

places divers objets en terre cuite et en cuir. Cela lui permettait de

discuter avec toute sorte d’habitant, du plus humble au plus noble. Tout

ce qu’il entendit sur Clotilde pouvait être résumé en une phrase simple :

« C’est une belle jeune femme, triste, catholique très pieuse, pleine de

bienveillance et de générosité envers les plus malheureux ». Cette

description correspondait à la petite peinture sur bois qu’avait fait

réaliser très discrètement Aurélien par un artiste Genevois et qu’il

m’avait remise. Mais Aurélien me mit en garde contre les visées d’un

certain Arédius, conseiller estimé de Gondebaud, qui avait des vues sur

Clotilde. Nous devisâmes ainsi longuement sur la beauté et les mérites

de cette femme ; j’accrochai ce petit tableau au mur de ma chambre,

devant mon lit. Mal m’en prit. Une nuit que j’eus agitée, je me réveillai

en sueur et vis le visage d’Evochilde dans le petit tableau. Aussitôt je me

levai et le décrochai pour le mettre dans un tiroir de la table. Ma chère et

tendre Evochilde…

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MOI, CLOVIS ROI 150/367

Je profitais du retour d’Aurélien, et de l’hiver peu propice à l’action, pour

réunir fréquemment mon conseil pour des séances de travail longues et

mouvementées. Je voulais en effet l’informer de mes intentions réelles.

Je me souviens en particulier d’un jour où notre discussion fut des plus

importantes. Il y avait là Aurélien, Gonthier, Gondevald et ma sœur

Audoflède. Je leur fis part de ma volonté.

- Mes amis comme nous l’avons souvent évoqué il nous faut nous

préserver vers le Nord. J’ai donc décidé qu’au printemps prochain

nous irons nous assurer de la fidélité des cités de Belgique et de

Germanie et soumettre, par la force si nécessaire, celles qui nous

résisteront.

Gonthier prit la parole :

- Ne crains-tu pas d’inquiéter nos voisins ? Tu as déjà fait beaucoup

de conquêtes, ta renommée s’étend et certains évêques s’inquiètent

de tes projets. Il te faut être prudent.

- D’autant plus, ajouta Gondevald, que nous ne savons pas encore

qui gouvernera l’Italie de Théodoric ou d’Odoacre et ce que feront

les Wisigoths.

Nous avions déjà évoqué ces sujets de nombreuses fois et leur manque

d’enthousiasme m’agaça. Je leur répondis par un long discours :

- Que me chantez-vous là ! Où sont passés les valeureux guerriers

que j’aime ? Jusqu’à ma sœur aimée qui approuve ces propos !

Mais enfin qui sommes-nous ? Avez-vous oublié d’où nous venons

et notre fidélité à Rome ? Depuis le foedus signé par Clodion, mon

ancêtre, nous avons toujours été fidèles à Rome. Nous avons

combattu aux côtés des empereurs et de leurs généraux contre tous

les envahisseurs. Mérovée n’a-t-il pas anéanti les Huns d’Attila

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avec Aegidius ? Childéric n’a-t-il pas déjà combattu les Wisigoths ?

N’a-t-il pas défendu Paris ? Ne s’est-il pas battu, allié au Comte

Paul après la mort d’Aegidius, pour contenir les Wisigoths à Déols

? Et pourquoi ? Pour l’Empire ! Pour Rome et Constantinople !

Nous sommes Francs, je suis roi des Francs, certes, mais nous nous

sommes toujours battus comme des généraux romains conduisant

des troupes romaines. Et que voit-on aujourd’hui ? Une

Armorique, romaine à n’en pas douter, mais jalouse de son

indépendance ; une Aquitaine aux mains des Wisigoths qui se sont

affranchis de Rome et gouvernent seuls pour eux-mêmes. J’ai

entendu dire qu’Alaric envisageait de rédiger une adaptation du

code théodosien à ses propres coutumes. Il serait alors totalement

indépendant de Rome. Et laisserons-nous faire les Burgondes, dont

les rois s’entretuent, et qui n’ont qu’une idée, conquérir la

Septimanie pour atteindre la Méditerranée et se rendre maîtres des

mers ? J’ai déjà obtenu la négociation d’un traité, auquel Aurélien

travaille ardemment, mais cela suffira-t-il à les contenir chez eux ?

Je ne le pense pas ! Et les Alamans à l’Est toujours prêts à envahir

le moindre territoire qu’ils sentent faiblir ? Allons, allons, réveillez-

vous ! L’Empire est mourant, vive l’Empire ! Je ne veux rien d’autre

que le défendre et rétablir sa gloire !

- Et ta propre gloire ! m’interrompit violemment Aurélien.

Cette remarque me mit hors de moi :

- Et alors ? Ma gloire est celle de Francs ! Oui j’ai de l’ambition pour

mon peuple. Et si nous ne réagissons pas maintenant, si nous

n’attaquons pas les premiers, nous serons faibles et bientôt nos

adversaires se coaliseront et nous soumettront. Oui je veux

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MOI, CLOVIS ROI 152/367

reconstituer l’Empire en Gaule et en Belgique ! Oui nous devrons

conquérir le pays des Wisigoths et celui des Burgondes ! Oui il

faudra beaucoup de batailles et de morts pour la grandeur de Rome

et celle du peuple Franc ! Oui il nous faut nous assurer de la fidélité

de nos familles du Nord ! Et tant pis si c’est par la force !

Gonthier prit la parole :

- Je connais ta fougue et ta valeur Clovis et y vois les qualités d’un

grand roi, mais je le redis as-tu pensé aux évêques, anciens

notables romains, qui gouvernent presque toutes les cités, même si

tu as placé à leur tête des comtes qui te sont dévoués ?

- J’ai l’affection et le soutien du plus grand d’entre eux, Rémi de

Reims, et, ici de son frère Prince. J’ai l’appui de Geneviève de Paris.

Souvenez-vous de leurs lettres. Et combien d’autres encore nous

remercient d’être un rempart contre les ariens qu’ils considèrent

comme hérétiques et avec lesquels ils ne peuvent concilier. Les

évêques préfèrent avoir des païens, ainsi qu’ils nous nomment,

comme alliés plutôt que ces ariens.

Une fois encore le coup que je n’attendais pas vint de ma sœur ;

Audoflède me dit :

- Ne penses-tu pas, frère bien aimé, qu’une alliance avec un de ces

peuples vaut mieux que guerre et pillage ?

Ma réponse fut immédiate et la laissa sans voix :

- Si, j’y ai pensé. Je te donnerai en épouse au maître de l’Italie,

quand nous saurons qui il est, de Théodoric ou d’Odoacre.

Je prenais ainsi une décision conforme à la tradition de nos peuples

germains qui donne au chef de famille le pouvoir de choisir les maris des

femmes. Sa surprise fut telle qu’elle ne sut rien me répondre. Elle

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connaissait la tradition. C’est Aurélien qui prit la parole, comme pour

venir au secours de ma sœur :

- Et toi Clovis, que comptes-tu faire avec cette Clotilde dont je t’ai

abondamment parlé ?

- La demander en union si elle l’accepte. Et je veux que tu fasses en

sorte qu’elle accepte et que Gondebaud son oncle ne puisse me la

refuser. Je ne supporterais pas un tel affront dont tu serais le seul

responsable. Tiens, prend mon anneau et porte-le en secret à

Clotilde en gage de promesse d’union. Mais cela ne m’empêchera

pas, si l’occasion en est favorable un jour, de défier ces Burgondes

si arrogants et si cruels.

Ce jour-là la discussion, tendue mais sincère, se poursuivit toute la

journée. Seule Audoflède ne s’exprima plus, mais elle resta très attentive.

Petit à petit mes conseillers entrèrent dans mes vues et je mis fin à nos

débats quand la nuit était déjà avancée :

- Oui mes amis et fidèles convives, je veux conquérir les territoires

de la mer du nord jusqu’aux Pyrénées ; de l’atlantique aux confins

des frontières de l’Est ; et de Soissons jusqu’à la Méditerranée,

pour Constantinople, pour Rome et pour les Francs.

Au printemps de cette année-là, la dixième de mon règne40, je mis en

œuvre mon plan pour mettre au pas les cités du Nord. Toutes les

informations que j’avais recueillies sur le roi de Cambrai, Ragnacaire,

me faisaient horreur. Il avait combattu à mes côtés avec vaillance contre

Syagrius et depuis, sans doute grisé par cette victoire, il se comportait de

façon indigne. D’innombrables faits m’étaient rapportés disant qu’il

vivait de rapines et de débauches, aidé en cela par un conseiller du nom

40 491

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de Farron. Ils accaparaient pour leur seul plaisir tout ce qu’ils pouvaient,

sans partage, soit qu’on leur en fasse cadeau, soit qu’ils le prennent par

la force. Leur vie n’était que beuveries, vols, viols et bagarres. Le peuple

de la cité n’en pouvait plus, mais n’osait se rebeller, par crainte, face à de

tels comportements. Je ne pouvais le tolérer, d’autant plus que c’était le

fait d’un membre de ma famille. Je n’ai jamais toléré la débauche et la

violence sans raison. Certes des débordements sont inévitables lors des

banquets qui célèbrent tel ou tel événement. Des pillages et des viols

sont le fait courant de la guerre ; mais ce sont des faits de guerre, et la

guerre est nécessaire pour la gloire et la fortune de tout un peuple,

quand ce n’est pas pour assurer sa survie. J’ai moi-même en de

nombreuses occasions participé à ces actes ; souvent avec plaisir et

beaucoup d’entrain. Mais laisser les plaisirs malsains, faits de sexe, de

violence et de beuverie, diriger sa vie montre un homme faible et sans

dignité. Ce que faisait Ragnacaire était pour moi une raison de plus pour

le mettre au pas. Je pris contact avec plusieurs de ses fidèles et les

conquis à ma cause par des dons. J’avais fait fabriquer par des orfèvres

des baudriers et de nombreux bijoux en cuivre, si bien travaillés, qu’on

eût dit de l’or. Je leur remis ces présents en échange de quoi ils devaient

faire croire à Ragnacaire, lorsque j’arriverai près de Cambrai avec mon

armée, que je venais en ami lui prêter main forte dans quelque aventure

que je savais qu’il envisageait contre les Frisons. Lorsque je fus non loin

de Cambrai, ses fidèles lui confirmèrent que l’armée de Clovis était

importante et que ce serait un renfort utile pour lui. En entendant ces

paroles, Ragnacaire tout heureux s’avança en confiance vers moi avec

une armée peu nombreuse. Dès qu’il fut à ma portée, je lançai mes

soldats contre lui. Le combat fut bref ; il fut vite défait et ses combattants

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prirent la fuite. Des soldats de mon armée le firent prisonnier, ainsi que

son frère Richer, et me les amenèrent, les mains liées dans le dos.

Voyant cela, et bien décidé à me débarrasser d’eux, je dis à Ragnacaire :

- Ta débauche t’a enlevé toute force pour combattre. Tu t’es laissé

attraper comme un lapin et tu te présentes à moi les mains liées.

Honte à toi qui a sali mon sang et trahi ton peuple. Tu n’es pas

digne de régner.

Et sortant ma hache je lui fendis la tête. Puis me retournant vers son

frère, qui protestait de n’avoir jamais participé aux excès de Ragnacaire,

je lui dis :

- Peut-être mais tu es de sa famille et sa honte rejaillit sur toi. Et tu

n’as même pas cherché à le secourir car on m’a dit que tu fuyais

plutôt que de combattre. Tu n’as pas aidé ton frère ! Ton propre

frère ! Toi non plus tu ne mérites pas de vivre.

Je lui appliquai le même châtiment. Puis je poursuivis ma route vers

Cambrai. Quand j’entrai dans la ville une foule immense m’acclama,

me louant et me remerciant de l’avoir délivrée de tels tyrans indignes.

Nul ne sut ce qu’était devenu Farron. On ne le revit jamais. Quand

j’arrivai dans le palais, les fidèles auxquels j’avais remis des cadeaux

m’attendaient. L’un d’eux, s’approchant me demanda :

- Clovis tu nous as remis des présents et nous t’en remercions, mais

certainement as-tu été déjoué par ton orfèvre car ils sont en cuivre

et non en or.

Je les regardai et souris. Pensant que j’allais réparer cette erreur, ils se

regardèrent et un murmure de satisfaction se fit entendre. Je pris alors

un air grave et d’une voix forte je leur dis :

- Ce sont d’assez beaux présents pour qui trahit son roi. Contentez-

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vous comme cadeau que je vous laisse la vie, traîtres ! Disparaissez

avant que je ne change d’avis.

Ils s’enfuirent comme une volée de perdreaux.

Je restai plusieurs semaines à Cambrai pour remettre de l’ordre dans

l’administration de la cité. Les fidèles traîtres ne reparurent pas et je

nommai aux postes importants des compagnons ou des édiles acquis à

ma cause.

Peu de temps après, Aurélien me rejoignit et me raconta en détail ses

démarches auprès de Clotilde.

- Selon tes ordres je me suis rendu à nouveau à Genève pour

rencontrer Clotilde. Je savais, pour l’avoir déjà observée, qu’elle se

rendait fréquemment à l’église et qu’elle avait habitude de faire

l’aumône aux pauvres qui encombrent les abords des églises. J’ai

donc résolu de me mélanger à ces gens pour pouvoir l’approcher.

- Mais tu es loin d’être pauvre, toi un fils de sénateur romain.

Comment as-tu fait ? dis-je amusé.

- En effet il me fallait un subterfuge. Je me suis déguisé en mendiant

avec des habits usés et une cape dont le capuchon cachait mon

visage. Ainsi mêlé aux autres indigents, je pus facilement me

mettre sur le chemin de Clotilde. Par Wotan quelle belle et

lumineuse femme ! Plus elle s’approchait de moi, plus j’étais ému,

plus….

Je l’interrompis en riant :

- Attention Aurélien, c’est peut être ta future reine, reste prudent

dans tes paroles !

- Ne t’inquiète pas Clovis, je sais rester à ma place. Donc elle

s’approche de moi et je lui tends la main. Elle me donne une pièce

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d’or et au moment où elle me dépasse, je tire un pan de sa robe.

Elle se retourne et nous nous regardons quelques instants. Puis elle

poursuit son chemin, continuant de faire l’aumône et donnant à

chacun une parole de réconfort. Lorsqu’elle se fut éloignée, je me

relevai et partis pour mon gîte. En chemin une personne de sa suite

me fit savoir que sa maîtresse souhaitait me voir dans son palais le

lendemain matin. Tu penses si mon cœur s’est réjoui et si l’attente

fut longue ! Le lendemain matin, toujours habillé en pauvre, je me

rends au palais et suis conduit immédiatement dans une petite

pièce. Je n’ai pas attendu longtemps avant que Clotilde me

rejoigne. Je m’agenouille devant elle, comme il se doit, en baissant

la tête. Elle me dit de me relever et me demande qui je suis. Alors je

me redresse, j’ôte mon capuchon et je la remercie de me recevoir.

Elle me redemande qui je suis car, me dit-elle, elle a bien vu la

veille que mes mains et ma face, qu’elle a aperçues sous le

capuchon, ne sont pas celles d’un pauvre vagabond désargenté ;

que c’est pour cela qu’elle accepte de me recevoir, mais qu’elle veut

avant tout savoir qui je suis et d’où je viens. Par tous nos dieux

Clovis, elle est magnifique et parait si douce ; je l’aurais bien prise

dans mes bras et…

A nouveau je l’interrompis, sèchement :

- Aurélien, prends garde à tes propos ; ne mets pas ma patience et

mon amitié à si rude épreuve, je suis ton roi et c’est pour moi

que tu agis ; ne l’oublie jamais !

- Pardonne-moi, tu as raison. Je continue. Je lui dis que je suis

Aurélien, convive fidèle de Clovis, fils de sénateur, et que je suis

le messager de mon roi. Je lui explique que tu as entendu parler

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d’elle, que tu apprécies ses qualités dont on t’a fait état, et que tu

m’envoies pour la demander en mariage et qu’en gage de ta

sincérité et de ton respect tu lui donnes ton anneau. Je le dépose

sur la table à côté d’elle.

- Et alors ? Qu’a-t-elle dit ? Elle est d’accord ? dis-je impatient.

- Comme tu t’empresses ! Sois un peu patient et écoute-moi. Elle

me regarde étonnée et garde le silence un long moment. Moi je

ne savais que faire. Puis elle me dit « J’ai entendu parler de

Clovis, souvent. On dit que c’est un grand roi et un redoutable

guerrier, fin stratège, ambitieux et violent. Gondebaud, mon

oncle de triste réputation, maudit soit-il, se vante de l’avoir forcé

à signer un traité de paix, mais je n’en crois rien. La demande du

roi des Francs m’honore, mais il est païen et je suis fervente

catholique. Comment une union serait-elle possible ? ».

- Sont-ce bien là ses propos ?

- Assurément Clovis, je te rapporte au mot près ce qu’elle m’a dit.

- Au diable sa religion et son dieu ! Donc elle refuse c’est bien

cela ?

Aurélien soupira et fit signe de me taire :

- Laisse-moi finir, assieds-toi et calme-toi !

Son ton fut tel que je ne protestai pas et m’assis. Il poursuivit :

- Je lui dis que bien que païen tu respectes toutes les religions ; que

tu t’honores de l’amitié que te portent Geneviève de Paris et Rémi

de Reims et bien d‘autres évêques ; que tu condamnes le sort fait

aux chrétiens catholiques dans le royaume des Wisigoths ; qu’enfin

tu es attentif au bien-être de ton peuple et que tu prends soin des

veuves et des orphelins. Je lui dis tout cela et bien d’autres choses

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encore, vantant tes mérites et ta grandeur. Alors elle me remercie

de mes paroles et me donne congé, me disant qu’elle a besoin de

prier pour connaître la volonté de son dieu et le dessein qu’il a pour

elle, et qu’elle me fera rechercher dans mon logement pour une

autre rencontre. Elle me prie de reprendre l’anneau ne voulant pas

le garder de peur que je pense que ce soit le signe de son

acceptation. Quelques jours plus tard, la même personne que la

première fois vient me chercher. Je remets mon déguisement de

pauvre et je me retrouve une fois encore face à Clotilde. Je ne dis

rien, c’est elle qui parla : « Aurélien, voici ma réponse à la

demande de Clovis et les conditions que j’y mets. J’ai rencontré

l’évêque Patient et il m’a conseillée. Mon Dieu, que j’ai beaucoup

prié, m’a fait savoir en mon cœur qu’il n’était plus grande mission

ni plus grand devoir que de répondre à l’amour et que de ramener à

lui les âmes égarées ; c’est pourquoi j’accepte de devenir l’épouse

de Clovis et…. »

Je bondis de ma chaise et serrai Aurélien dans mes bras en le remerciant

chaleureusement. Il m‘écarta poliment et me dit :

- Attends la suite tu vas voir ! Donc elle me dit qu’elle accepte et

ajoute « … je veux que nos enfants soient baptisés et élevés dans la

religion catholique ; je veux qu’il reçoive lui-même un

enseignement catholique ; je veux qu’il me venge du crime

fratricide de Gondebaud qui m’a privée de mon père et m’a séparée

de ma mère et de ma sœur. S’il est d’accord qu’il envoie au plus vite

une ambassade officielle auprès de Gondebaud pour me réclamer

en mariage ». Je la remercie et je lui donne ton anneau qu’elle

accepte et qu’elle me dit mettre dans son trésor.

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J’allais répondre, mais Aurélien ne m‘écoutait pas car il cherchait

fiévreusement quelque chose dans un sac de cuir qu’il avait attaché à sa

ceinture. Il en sortit une petite bourse de toile de lin et me la tendit,

- Pour sceller cet accord, elle m’a remis ceci pour toi.

J’ouvris le sac et trouvai le seau de Clotilde. Une bague à son effigie,

entourée d’un côté d’une croix, de l’autre d’une colombe ; au sommet

était gravé son nom. Je la mis à mon petit doigt, et comme j’allais

répondre aux exigences de Clotilde, il me dit qu’il n’avait pas fini, et

continua :

- Elle a ajouté qu’il faut faire vite car elle craint l’inconstance de son

oncle et surtout le retour de son conseiller Arédius, parti pour

Constantinople. Elle craint la réaction de ce dernier car il a une

grande influence sur Gondebaud et elle pense même qu’il a des

visées sur elle et pourrait demander sa main au roi pour lui-même.

Voilà mon cher Clovis toute l’histoire, aussi fidèlement que

possible.

Je le serrai à nouveau dans mes bras et dis :

- Ainsi, grâce à toi, me voilà fiancé à la princesse burgonde. Je t’en

serai pour toujours reconnaissant. Quant aux conditions qu’elle

pose nous verrons plus tard. Baptiser nos enfants pourquoi pas si

elle y tient, mais Wotan et Thor veilleront aussi bien sur eux. La

venger de son oncle certes, mais il faudra trouver le moment

propice. Enfin recevoir un enseignement catholique, j’y réfléchirai !

Nous envisageâmes ensuite la meilleure façon de poursuivre les

démarches pour conclure ce mariage. Nous décidâmes qu’Aurélien

retournerait demander officiellement la main de Clotilde à Gondebaud,

au printemps suivant, et la ramènerait à Soissons afin de célébrer ce

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mariage. En attendant je lui demandais de m’accompagner dans la suite

de ma campagne vers le Nord.

Au mois de juillet je m’apprêtais à me diriger vers le pays des Tongriens

et leur ville Tongres, dont mon cousin Chararic, de triste mémoire, était

le roi. Je me méfiais de ce pleutre capable de m’attaquer dans le dos lors

de nos jeux de jeunesse, ou de se tenir à l’écart d’une bataille alors que je

l’avais appelé à me soutenir. Je le pensais assez perfide pour profiter

d’un moment où je serais occupé vers le sud pour attaquer mes cités et

agrandir son royaume, voire d’attaquer nos parents de Cologne. En un

mot c’était pour moi un couard capable de toutes les perfidies. J’étais

donc résolu à le soumettre et à m’emparer de son royaume. J’envoyai

Aurélien prévenir Chararic que je ferai halte dans sa cité, en chemin

pour Cologne où j’allais rendre visite à mon beau-père Sigebert. Il devait

lui dire que je ne serai accompagné que de mes antrustions. D’autre part

je prévins mes généraux de se tenir prêts car je souhaitais qu’ils

prennent position discrètement avec leurs armées aux abords de

Tongres, à Braives, et qu’ils attendent là que je les fasse prévenir. En

août, quand Aurélien revint me dire que Chararic était très heureux de

m‘accueillir, j’ordonnai à mes armées de se mettre en route et de camper

à Braives, à quelques lieues de Tongres. Ils seraient ainsi à une journée

de marche de la cité. Pour ma part je pris le chemin de Tongres, avec

trente de mes antrustions, et Aurélien. Après une semaine de voyage

nous arrivâmes à Tongres où Chararic nous accueillit chaleureusement.

Il me dit être heureux que je ne lui tienne pas rigueur de sa conduite à la

bataille de Soissons et qu’il serait toujours un fidèle allié. Il m’installa

dans la plus belle pièce de son palais et m’invita à une grande fête qu’il

donnerait en mon honneur quelques jours plus tard. Sachant cela, je dis

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à Aurélien de rejoindre l’armée à Braives et de lui dire d’avancer afin de

se positionner tout autour de Tongres le jour de la fête prévue par

Chararic. Les généraux reçurent l’ordre de s’installer de nuit et de lancer

une attaque le matin à l’aube. Le jour de la fête venu, Chararic déploya

un faste inouï pour me prouver son respect et sa fidélité. La boisson

coula abondamment et la nourriture ne manqua pas. A l’aube on

entendit de grandes clameurs et un garde de Chararic entra à grands cris

dans le palais. Il criait que la cité était attaquée par une armée inconnue

qu’on n’avait pas vu venir. Nous nous retrouvâmes bien vite dans

l’atrium, avec Chararic et son fils, quelques-uns de leurs gardes, moi et

tous mes antrustions auxquels j’avais demandé de se tenir prêts.

Chararic était désemparé et me demanda :

- Qu’en penses-tu Clovis ? Est-il possible que ce soit des Alamans ou

des Saxons ?

- Non, rassure-toi lui répondis-je, ce n’est que mon armée. Je

m’empare de ta cité et te déclare prisonnier du roi des Francs.

Il voulut protester et ses gardes firent mouvement pour le protéger, mais

mes antrustions, plus nombreux et très bons combattants, les

neutralisèrent rapidement. Ils s’emparèrent de Chararic et de son fils, et

leur lièrent les mains dans le dos. Ils crièrent, éructèrent, me traitèrent

de tous les noms, me maudirent au nom de Wotan. Je gardai le silence.

Quand ils se turent, voici ce que je leur dis :

- Vous n’êtes pas dignes d’être rois. Toi Chararic parce que je

connais ta lâcheté et qu’un jour tu m’aurais attaqué pour agrandir

ton royaume, et toi, son fils, parce que tu es le fils de cet homme

indigne.

Le lendemain ayant réuni les grands de la cité, avec le comte et l’évêque,

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MOI, CLOVIS ROI 163/367

je donnai l’ordre qu’on leur coupe, devant tous, les cheveux qu’ils avaient

fort longs selon le privilège réservé aux rois de ma race. Perdant ainsi les

attributs de la royauté ils étaient officiellement déchus. Je demandai à

l’évêque de les faire prêtres et de les exiler dans l’abbaye de son choix. Je

pensais en être débarrassé. Cependant j’appris bientôt qu’ils se vantaient

de reconquérir le pouvoir, le fils de Chararic aurait même dit : « On nous

a tondus comme on tond un arbre vert, mais les feuilles repoussent vite.

Il faudra moins de temps pour que ce monstre qui a fait cela périsse ». Je

compris dans ces propos une menace sérieuse. Aussi, quand je sus que

ces deux êtres abjects prenaient le chemin de l’abbaye où ils allaient être

enfermés, j’envoyai quelques uns de mes antrustions pour les assassiner.

Ce qui fut promptement fait et me débarrassa ainsi de deux personnages

dangereux. Ayant mis la main sur leur royaume et leurs richesses,

comme à mon habitude j’installais l’administration qui me convenait.

Après quelques semaines, je renvoyais Aurélien vers Melun, considérant

qu’un comte se devait d’être présent dans sa cité, afin qu’il y passe

l’hiver. Avant de partir il me fit part des dernières nouvelles d’Italie. La

plus importante fut la situation à Byzance. L’empereur Zenon était mort.

Je perdais ainsi le soutien de l’homme le plus puissant de l’Orient qui

n’avait cependant pas renoncé à rétablir la puissance de Rome en

Occident. Anastase lui succédait. On ne savait que peu de chose sur lui si

ce n’est qu’il avait environ soixante ans et que c’était un chrétien du

palais, qui avait été silentiaire41 de Zenon. La marche d’Alaric vers Pavie,

même si elle n’était pas un grand succès avait affaibli Odoacre dont la fin

paraissait maintenant proche. Théodoric serait dans quelques mois le

seul maître de l’Italie et un allié puissant des Wisigoths. L’idée d’une 41 Membre du Sénat comme Consul, parfois comtes des domestiques ou maîtres des offices illustres ils organisent la

vie autour de l’empereur.

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alliance avec lui en lui offrant Audoflède comme épouse s’imposait

comme une évidence pour contrer son rapprochement avec Alaric. Mais

il ne fallait pas précipiter les événements.

En septembre je me rendis à Cologne, à la rencontre du père

d’Evochilde, le roi Sigebert. Je voulais l’informer de mon intention de

me marier à nouveau. C’était aussi l’occasion de lui présenter son petit

fils Thierry et de resserrer mon alliance avec lui. Il m’accueillit

chaleureusement, comme un père. Il fut heureux et ému de voir Thierry

et nous passâmes de nombreux moments ensemble en jeux et en

festivités de toutes sortes. Il fallait cependant que j’aborde les questions

pour lesquelles j’étais venu voir ce roi. Je lui demandai donc un entretien

officiel et nous retrouvâmes un matin, seuls, dans une pièce du palais. Je

commençai par le remercier :

- Permets-moi, Sigebert, tout d’abord de te remercier de ton accueil

si affectueux.

- Je n’oublie pas que tu as été l’époux de notre chère Evochilde et

combien tu l’aimas. Tu m’as donné un petit fils qui me réjouit. Avec

un grand-père comme moi et un père tel que toi il sera forcément

un grand roi, conclut-il en riant.

Je le remerciai en partageant son avis, et en vins au sujet qui me

préoccupait

- Sigebert je dois t’avouer que je ne puis rester sans reine plus

longtemps et que j’envisage une alliance avec Clotilde, la nièce de

Gondebaud. Je suis venu te l’annoncer moi-même par respect pour

toi et Evochilde. J’espère que tu n’en prendras pas ombrage.

Il s’approcha de moi, prit mes mains dans les siennes, et me répondit :

- Mon fils, je suis déjà au courant des relations de ton ambassadeur

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avec Clotilde. Moi aussi j’ai de bons espions. Je te remercie du soin

que tu as pris de venir me l’annoncer. Je comprends ta décision et

l’approuve. Un roi comme toi, ambitieux et déjà fameux, ne peut

rester longtemps seul. Je te souhaite de trouver avec Clotilde le

même bonheur que tu as partagé avec ma fille. Et je suis heureux

que notre petit Thierry ait ainsi la joie d’avoir des frères et des

sœurs.

- Merci de ta bienveillance. Je ne l’oublierai pas et resterai à jamais

ton obligé et ton fidèle allié.

Il lâcha mes mains, fit le tour de la table qui était au centre de la pièce,

déplia une carte et me dit d’approcher :

- Regarde ceci Clovis.

Il pointait son doigt sur une zone de la carte :

- C’est pour cela que j’ai besoin de toi ; Je te remercie de tes paroles

et de ton alliance. Le danger vient de là ! ces maudits Alamans !

Il me montrait une portion de territoire entre le sud de son royaume de

Rhénanie et le nord du pays Burgonde, presque aussi étendue que les

autres royaumes. Il poursuivit :

- Je sais que tu veux construire un grand royaume Franc. C’est bien.

Tu as fait la paix avec les Bretons et les Burgondes, c’est parfait. Tu

t’es emparé du royaume de Ragnacaire et tu l’as éliminé, soit ! ce

n’est pas une grande perte ! De même pour le royaume de Chararic.

Mais avais-tu nécessité de le faire disparaître ? C’était un lâche plus

qu’un guerrier, mais admettons ! Les Wisigoths regardent vers

l’Italie et l’Espagne, pas d’inquiétude immédiate. Théodéric et

Odoacre se battent pour l’Italie. Pauvre Odoacre, je ne parierai pas

une pièce d’or sur lui ! Mais eux, ces Alamans, ce sont des démons.

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Depuis des siècles ils attaquent, pillent, tuent sans retenue. C’est à

grand peine que les empereurs depuis Caracalla jusqu’à Stilicon et

dernièrement Majorien les ont contenus plus ou moins

efficacement. Des informations que je reçois me laissent penser

qu’ils préparent de nouvelles actions. Il nous faut être sur nos

gardes et rester unis face à eux sans quoi…

- Nul ne sait jusqu’où ils s’avanceront. Compte sur moi et mes

armées. Et peut-être nous faudra-t-il aussi l’appui des Burgondes.

Tous unis, le moment venu, nous leur ferons définitivement

entendre raison.

Il roula la carte et levant le regard vers le ciel conclut en disant

- Tous unis, peut-être ! Puissent nos dieux t’entendre Clovis !

Puissent-ils nous entendre !

Quelques jours plus tard je repris le chemin de Soissons.

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CHAPITRE 9 - MARIAGE

L’année suivante, en août42, je renvoyais Aurélien auprès de Gondebaud

avec pour mission de lui demander en mon nom Clotilde et de la

ramener vers Soissons. Ce ne fut pas aussi facile que je l’espérais. Voici

ce qui se passa, tel que me le raconta Aurélien, lui-même vivant certains

moments ou les reconstituant selon les informations qu’il recevait.

Lorsqu’il arriva à Lyon, Aurélien fit savoir à Gondebaud qu’il demandait

une audience officielle pour une affaire de haute importance. Il n’eut pas

longtemps à attendre et fut reçu quelques jours plus tard au palais du

roi. Puisqu’il s’agissait d’une rencontre officielle, le roi, en grand apparat

était entouré de tout son conseil. Le roi portait sa couronne d’or, de

nombreux bijoux et était revêtu d’une grande cape bleue. Ses conseillers

étaient vêtus de pourpre, d’or et de bijoux. Le roi était assis et les

conseillers debout. Aurélien s’adressa à eux en ces termes :

- Illustrissime roi et vous conseillers éminents écoutez la requête que

je viens formuler au nom de mon roi Clovis. Mon roi vous demande

de bien vouloir lui accorder la main d’une princesse, sa fiancée, que

vous retenez en votre royaume.

La surprise fut totale. Le roi et ses conseillers se regardèrent étonnés.

Puis Gondebaud dit :

- De quelle fiancée parles-tu ? Je ne retiens aucune princesse

captive. Ton roi cherche-t-il à m’humilier ou à me menacer ?

Prends garde à tes paroles et ne mets pas ma patience et mon

honneur à l’épreuve sans quoi tu pourrais bien t’en repentir à

jamais.

42 492

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- Loin de moi l’idée de vous offenser seigneur Gondebaud. Les

paroles de Clovis sont sincères et respectueuses de votre autorité.

La princesse dont il s’agit est votre nièce Clotilde. Clovis et elle ont

échangé leurs anneaux en signe d’engagement. Il vous appartient

de fixer le jour et l’heure où vous voulez que sa fiancée soit

solennellement remise par vous à son royal époux, répondit

Aurélien avec beaucoup de déférence, comme il sied à un

ambassadeur.

Le roi se leva et s’approcha d’Aurélien. Il était courroucé par une telle

demande dont personne ne l’avait averti. Puis il se retourna vers ses

conseillers avec lesquels il échangea des regards interrogatifs. Enfin,

s’adressant à Aurélien, il conclut l’entretien avec ces mots :

- Je dois consulter mes conseillers sur cette étrange prétention de

ton roi. Je te ferai savoir quand je pourrai à nouveau te recevoir.

Puis il quitta la pièce suivi de tous ses conseillers. Aurélien appris

bientôt, par un espion que la discussion avait été vive au sein du Conseil.

Certains craignaient qu’un refus ne déclenche une guerre contre les

Francs et redoutaient les armées franques. D’autres trouvaient le

procédé étrange et se demandaient s’il n’y avait pas là une quelconque

ruse de Clovis. Mais on n’en voyait pas bien le sens. Gondebaud sollicita

même l’avis de Patient, l’évêque de Lyon. Ce dernier, comme il l’écrivit

plus tard à Rémi qui me l’a rapporté, pensa qu’une reine catholique

auprès d’un roi franc païen pouvait être une bonne chose pour l’église et

conseilla une réponse positive. En définitive il fut décidé de convoquer

Clotilde devant le Conseil pour lui demander de s’expliquer. Quelques

semaines plus tard elle se présenta devant Gondebaud. Celui-ci

l’interpella :

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- Ma nièce, Clovis le roi des Francs dit que tu es sa fiancée et il te

réclame en mariage. Je ne suis informé de rien, ma surprise est

donc énorme et je te prie de m’expliquer cet étrange arrangement.

- Volontiers mon oncle, répondit-elle, je me suis fiancée en secret,

depuis mon exil de Genève, avec le roi des Francs. Je serais

honorée d’être l’épouse d’un si grand roi. Nous avons échangé nos

anneaux, en voici la preuve.

Elle sortit alors la bague d’un petit gousset qu’elle portait à la ceinture et

la tendit à Gondebaud. Il la regarda attentivement et la fit circuler parmi

ses conseillers. C’était une lourde bague en or, sur laquelle était gravée

l’effigie du roi Clovis, entourée de la mention « Chlodovecus Rex »43.

Gondebaud y reconnut sans peine le sceau par lequel Clovis avait

approuvé leur traité de paix un an plus tôt. S’adressant à sa nièce il lui

demanda :

- Pourquoi tant de secret ? Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? Dois-

je te rappeler que je suis ton tuteur depuis la mort de ton pauvre

père, mon regretté frère…

Clotilde lui coupa la parole et vivement répliqua :

- pour que vous me l’interdisiez ou m’assassiniez comme vous avez

assassiné mon père !

Calme et sûr de lui, Gondebaud répondit :

- Mon enfant, ton père est mort au combat, dans la guerre qu’il avait

déclarée contre moi pour prendre le pouvoir. J’en suis aussi

meurtri que toi mais c’est la conséquence de la guerre qu’il a

voulue. N’en parlons plus. Puisque tu t’es fiancée à Clovis je ne puis

refuser à ce roi ce qu’il demande. Nous convoquerons donc

43 Clovis roi

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Aurélien, son ambassadeur, pour lui dire notre réponse.

Clotilde s’inclina, remercia son oncle et tous les conseillers et se retira

dans son logement. Le lendemain, Aurélien revint au palais, et ayant

reçu l’accord de Gondebaud, il lui remit une pièce d’or, selon la coutume

franque, pour sceller cette union. Dans les jours qui suivirent, Clotilde

retourna à Genève, escortée par ses gens, ainsi qu’Aurélien et ses soldats.

Clotilde et sa suite rassemblèrent promptement leurs biens et en

chargèrent plusieurs basternes44. Le convoi prit la route de Châlons-sur-

Saône en octobre ; il s’étirait sur une grande longueur, les soldats

d’Aurélien ouvrant et fermant la marche du cortège composé des gardes

personnels de Clotilde, de sa suite, de quelques clercs catholiques

qu’elles aimaient, et de ses basternes. Le pas était lent. C’était celui des

bœufs tirant les chariots. Dans l’un d’eux Clotilde avait pris place avec sa

proche domesticité. Elle s’inquiétait de la lenteur du convoi et s’en ouvrit

à Aurélien. Ce dernier lui confirma qu’il faudrait bien six ou huit jours

pour atteindre Chalons et autant pour aller de Chalons à Troyes et

plusieurs encore pour aller de Troyes à Soissons. Peu de jours s’étaient

écoulés quant un messager rejoignit le convoi. C’était un fidèle de

Clotilde qui venait l’informer qu’Arédius, le terrible conseiller de

Gondebaud, avait débarqué à Marseille, de retour de Constantinople,

qu’il était arrivé hier à Lyon et qu’il s’était mis dans une grande fureur

lorsque Gondebaud lui avait annoncé l’alliance qu’il venait de faire avec

Clovis en lui donnant sa nièce en mariage. Arédius avait protesté avec

véhémence, expliquant au roi qu’elle n’aurait de cesse de vouloir venger

la mort de son père et l’exil de sa mère ; qu’elle allait trouver en Clovis

un allié redoutable ; que les Burgondes avaient tout à perdre dans une

44 chariot

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telle alliance et qu’il fallait absolument l’empêcher. Il avait ajouté qu’il

valait mieux défier maintenant Clovis et le mettre en pièce plutôt que le

laisser mener à sa guise la vengeance inévitablement demandée par sa

femme, à laquelle il ne pourrait la refuser. Gondebaud protesta en

évoquant le traité d’Autun et le respect de sa parole. Mais Arédius

argumenta en disant que ce traité ne valait rien, que Clovis le

dénoncerait quand il le voudrait et qu’il valait mieux le faire avant lui,

bref il avait si bien plaidé sa cause que Gondebaud avait donné ordre

qu’une troupe de soldats se mette en route immédiatement afin d’arrêter

au plus vite le convoi de Clotilde et qu’ils la ramènent à Lyon. Entendant

cela, Clotilde s’adressa à Aurélien :

- Notre convoi est trop lent. Si tu tiens à me remettre à Clovis,

donne-moi un cheval et une petite escorte et nous irons à vive

allure vers Chalons et Troyes. Mais laisse ici des soldats qui

continueront le chemin en protégeant mes basternes et ma fortune

et nous rejoindront plus tard.

- Tu as raison répondit-il. Je t’accompagne dans cette fuite avec mes

meilleurs hommes et je dépêche vers Clovis un messager pour

l‘informer de la situation.

Bien que jeune et d’apparence frêle, Clotilde se révéla une excellente

cavalière et c’est à grande allure qu’ils gagnèrent Chalons puis qu’ils

prirent la route de Troyes.

C’est ainsi que je reçus la visite de ce messager qui m’informa de la

situation périlleuse dans laquelle se trouvaient Clotilde et Aurélien. Nous

étions début novembre, les jours étaient courts et le froid déjà saisissant.

Je rassemblai aussitôt une troupe importante et me portai, à marche

forcée, au devant de Clotilde. Je la rejoignis à Villery, non loin de Troyes,

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à la frontière du pays Burgonde. Je mis Clotilde et Aurélien sous la

protection des antrustions qui m’accompagnaient, et poursuivis mon

avancée en territoire Burgonde en donnant ordre à mes soldats de tout

détruire sur leur passage sur plusieurs lieues. Je reproduisais ainsi la

technique d’Attila dont mon père m’avait parlée et qui consistait à ne

rien laisser debout sur un territoire afin que les soldats ennemis n’y

trouvent plus aucune des ressources nécessaires à l’entretien de troupes

en guerre. Puis nous repartîmes vers Villery. Les soldats de Gondebaud

ne purent rattraper Clotilde car ainsi je la protégeai. Quant au convoi de

basternes, ils ne le trouvèrent pas car celui-ci avait pris des voies

inhabituelles et fut lui aussi bientôt à l’abri en terre franque.

Pris par la nécessité d’arrêter les soldats de Gondebaud, je n’avais pas

encore vu Clotilde qu’Aurélien avait conduite à l’abri, dans le palais

épiscopal de Troyes, où l’évêque Camélien accueillit chaleureusement

cette princesse catholique.

Quand je fus libéré des contraintes guerrières contre les Burgondes, je

me rendis au palais épiscopal pour rencontrer Clotilde. Quand j’entrai

dans la grande salle du palais je fus accueilli par l’évêque qui était

entouré de ses clercs servants. Son accueil fut chaleureux et il me félicita

de mon entreprise contre les Burgondes et du choix que j’avais fait pour

prendre comme épouse cette princesse avec laquelle il avait pu

converser. Il était sûr de sa foi et de ses qualités. Il me prit par le bras et

me conduisit vers elle, en priant à tous ses gens de s’écarter. Assise au

fond de la salle, je vis Clotilde qui me regardait m’avancer. Le regard

grave, elle souriait doucement. Son teint était très pale et ses longs

cheveux blonds descendaient bas sur ses épaules. Elle était moins belle

que ne me l’avait laissé penser le petit tableau, mais on voyait déjà sous

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les traits de l’enfance non encore enfuie les qualités d’une femme de

cœur et de foi. Elle avait dans le regard la douceur et la force dont elle

ferait toujours preuve. Elle se leva pour m’accueillir. Sa taille était

ordinaire et son buste généreux. Elle était vêtue d’une longue robe bleue,

ceinte d’une écharpe pourpre et ne portait aucun bijou à l’exception

d’une petite croix d’or sur la poitrine. Nous étions face à face aussi gênés

l’un que l’autre, elle par mon statut de roi, moi par sa jeunesse. Je

rompis le silence en m’adressant à elle :

- Princesse Clotilde, devant cette noble assemblée, je fais serment de

vous prendre pour compagne et reine, respectant en cela la

promesse de l’échange de nos anneaux

Elle me répondit d’une voix que je découvris douce quoiqu’un peu

rauque :

- Roi Clovis, je respecterai moi aussi ma promesse et serai votre

femme quand bon vous semblera, mais je veux vous entendre me

dire vos réponses aux trois engagements que je vous aie demandés

par l’intermédiaire d’Aurélien.

Je fus un peu surpris d’une telle demande, la parole de mon

ambassadeur me semblait suffisante. Je compris qu’elle voulait que je

m’engage devant tous afin que je ne puisse me dédire plus tard. J’allais

répondre avec humeur, mais je me retins et lui dis malgré tout un peu

sèchement :

- Princesse Clotilde, vous m’avez demandé d’accepter que nos

enfants soient baptisés au nom du Christ. Soit, j’accepte, bien que

je ne voie pas la protection supplémentaire qu’apportera votre

dieu. Wotan et les dieux du Walhalla seront déjà bien assez

nombreux pour se pencher sur eux.

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D’une petite inclinaison de la tête vers l’avant elle m’indiqua qu’elle était

satisfaite. Je poursuivis :

- Vous souhaitez que je vous rende justice et vous venge de l’ignoble

traitement infligé à votre famille par Gondebaud. Outre le fait que

j’ai des doutes sur la véracité des faits qu’on rapporte à ce sujet, je

ne pourrai répondre à cette demande rapidement. En vous

épousant je crée un lien familial avec Gondebaud et les Burgondes,

signe d’alliance et de paix. Je ne puis donc porter le fer contre eux

maintenant sans faire acte de trahison. Mais si dans l’avenir une

occasion se présente qui me permette de vous venger sans

enfreindre cette alliance, alors je le ferai.

Du même petit signe de tête elle approuva.

- Enfin vous me demandez de me convertir et de me faire baptiser. A

cela je ne puis m’engager sans trahir mon peuple, nos dieux et la foi

de nos ancêtres. Mais j’accepte de vous entendre et ne refuse pas

que vous m’instruisiez de votre foi. Je vous instruirai de la mienne

et nous attendrons que nos dieux nous fassent connaître ce qu’ils

veulent.

Je sentis que ma réponse ne la satisfaisait pas complètement car elle se

tourna vers l’évêque. Avant qu’elle n’ait pu dire un mot, ce dernier prit la

parole :

- Les propos de Clovis sont raisonnables et ils me satisfont. Clotilde,

nous prierons Dieu pour qu’il éclaire Clovis. Je ne vois plus rien

maintenant qui pourrait empêcher cette union.

Clotilde s’inclina profondément et respectueusement devant l’évêque en

signe d’acquiescement. Je me tournai alors vers la salle et annonçai :

- Vous tous ici soyez témoins de notre engagement. Je vous convie à

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venir célébrer ce mariage à Soissons au mois d’avril.

Quelques jours plus tard une longue colonne se mit en route vers

Soissons. Dans le même temps je demandais à Aurélien d’envoyer des

messagers aux rois francs de ma parenté ainsi qu’aux évêques des cités

pour leur annoncer la nouvelle.

De retour dans ma ville, je retrouvais Thierry et mes sœurs. Tous se

réjouirent de la bonne nouvelle. Thierry, qui était dans sa sixième année,

me posa beaucoup de questions sur Clotilde. Il était inquiet et heureux.

Je le rassurai du mieux que je pus ne sachant moi-même que peu de

choses sur elle. Clotilde avait été accueillie par l’évêque Prince qui

l’hébergeait dans son palais épiscopal.

Cette période qui précéda le mariage fut très active. Je voulais une fête

que personne n’oublie. Je confiais à mes sœurs le soin de décorer les

salles où se dérouleraient les agapes et donnais des ordres à mon

majordome pour que personne ne manque de boissons et de nourritures

pendant plusieurs jours.

Plusieurs fois, pendant que l’agitation régnait partout, je réunis mon

conseil pour m’enquérir des affaires du royaume et de nos voisins.

Alaric, qui avait poussé ses armées jusqu’à Pavie, avait réussi à libérer

Théodoric du siège qu’il subissait dans cette ville. Il s’était ensuite tourné

vers l’Espagne dont il finissait la conquête. J’appris aussi qu’Odoacre

venait d’être tué, ainsi que toute sa famille, par Théodoric qui s’était

installé à Ravenne, seul maître de l’Italie. Le temps était venu de lui

proposer Audoflède comme épouse afin de sceller une alliance avec ce

puissant roi Ostrogoth. Je pensais me préserver ainsi de tout

rapprochement agressif de Théodoric avec Alaric contre moi. J’envoyais

donc un ambassadeur porteur d’une lettre lui proposant cette alliance.

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« De Clovis, roi des Francs à Théodoric roi d’Italie,

Illustrissime Seigneur,

J’apprends que vous vous êtes rendu maître de l’Italie en défaisant

Odoacre. Notre empereur Anastase à Constantinople ne peut que

se réjouir d’avoir trouvé, en vos qualités, un fidèle servant de la

cause de l’Empire, qui a éliminé un usurpateur ambitieux.

N’avais-je pas moi-même repris à Syagrius, pour la gloire de

l’Empire, les terres qu’il espérait s’approprier. Je vois que nous

œuvrons tous les deux pour Constantinople et l’Empire, et m’en

réjouis. Il ne faudrait pas que d’autres, poussés par des ambitions

néfastes, s’élèvent contre nous ou, par quelques ruses iniques,

brisent cet élan qui nous pousse tous les deux à préserver la

grandeur de Rome. Comme il ne se peut que dans une famille,

selon nos coutumes, il y ait une quelconque agressivité entre ses

membres, il nous faut faire en sorte que des liens de sang nous

unissent à jamais. Je sais combien la perte de votre regrettée

épouse Ménia de Mésie, d’illustre mémoire, vous a affecté. Il n’est

pas bon qu’un grand roi reste seul. Il doit pouvoir s’appuyer sur

une épouse digne de lui afin d’assurer une nombreuse

descendance. Il ne faut donc pas que vous restiez seul trop

longtemps mais que vous vous unissiez avec une femme dont la

renommée ne fera pas d’ombre à la votre mais au contraire la

raffermira. Je me permets humblement de vous offrir cette

possibilité avec respect en vous proposant de vous unir à ma sœur

Audoflède, aussi sage que belle. Ce sera pour nous un grand

honneur si vous prenez cette proposition avec considération et y

répondez favorablement. Que nos dieux veillent sur vous et votre

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peuple aussi bien qu’ils veillent sur le mien ».

J’informai Audoflède de cette lettre. Elle n’en fut pas surprise, se

souvenant de nos conversations précédentes. Elle comprit parfaitement

mes raisons politiques et m’affirma accepter ma décision pour le bien de

notre peuple.

Les jours qui suivirent furent plein d’agitation. Il fallait accueillir les

invités qui arrivaient en ordre dispersé et leur proposer à chacun des

logements conformes à leurs rangs. Je voulais que mon mariage soit

magnifique et marque les esprits. Aussi je fis parer l’atrium de grandes

draperies blanches entre chaque colonnade. Sur des stèles, partout, à

foison, il y avait des lampes à huile. Les tables étaient dressées dans la

grande salle et de nombreux lits de repos avaient été installés dans tous

les coins possibles. Le sol de cette salle et de l’atrium était parsemé de

fleurs et de plantes odoriférantes. Des bardes, des acrobates, des

monteurs d’animaux, des magiciens avaient été recrutés pour distraire

les convives. J’avais voulu que la nourriture soit abondante et variée. Il y

avait sur les tables diverses sortes de viande domestique et sauvage, de

la volaille et des poissons. Des racines cuites et des fruits complétaient

harmonieusement les tables. Enfin des tonneaux de vin et de bière

étaient disposés ça et là, avec à proximité des coupes en métal ou en

terre cuite. Tout fut fait pour satisfaire et impressionner nos invités. A

tout ce que je proposais, Clotilde répondait par l’affirmative, donnant de

temps à autre des instructions aux domestiques et aux esclaves chargés

des préparatifs.

Vint le jour où, tout le monde étant rassemblé dans l’atrium, Clotilde fut

officiellement présentée comme reine du royaume des Francs, épouse du

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roi Clovis. Ce fut un moment de fête et de grandes libations.

Le soir de cette journée mémorable45 nous nous retrouvâmes seuls, dans

ma chambre. Je ne garde pas de cette nuit un heureux souvenir.

L’innocence de Clotilde et mes pensées, qui ne purent s’empêcher

d’éveiller l’image d’Evochilde, perturbèrent nos élans. Cette gêne de nos

corps et de nos esprits s’amenuisa au fur et à mesure des nuits pour

progressivement se muer en une grande attirance et une grande

affection. Peu à peu le souvenir d’Evochilde s’effaça, le corps de Clotilde

se délia, et nous passâmes, et passons encore, de nombreuses nuits de

grand bonheur.

Le matin de cette première nuit, je remis les cadeaux coutumiers qui

scellaient devant tous notre union. Je lui offris de nombreuses étoffes

précieuses, des bijoux, des pièces d’or et de grands domaines dont elle

aurait la jouissance et qui lui procureraient les ressources dont elle avait

besoin pour soulager les pauvres. Après la remise de ces présents elle me

dit qu’elle souhaitait assister à une messe que l’évêque Prince devait

célébrer en l’honneur de cette union. Elle me demanda d’y assister.

J’étais déjà entré plusieurs fois dans des églises, mais je n’avais encore

jamais participé à une messe. Afin de lui être agréable, et aussi par

curiosité, je l’accompagnais. Geneviève, Aurélien et bien d’autres se

joignirent à nous. Si je raconte en détail cette première messe à laquelle

j’assistais, c’est pour vous faire comprendre la perplexité dans laquelle

elle m’a plongé. Nous étions peu nombreux, mais je fus surpris de

reconnaître quelques personnes du palais ou de la cité dont j’ignorais

qu’elles étaient catholiques. Dès l’entrée on nous sépara afin que les

hommes soient d’un côté et les femmes de l’autre. Voyant ma surprise,

45 Avril 493

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Clotilde m’expliqua qu’à un moment il y aurait échange d’un baiser de

paix et que cette séparation évitait des désordres à ce moment-là. Nous

nous installâmes donc comme il se devait, séparés. Un grand silence

régnait quand l‘évêque entra ; il portait ses habits ordinaires, rien ne le

distinguait des autres gens en dehors d’une sorte d’écharpe qu’il portait

sur l’épaule et qu’on appelle pallium. Toute la célébration se déroula en

latin. Il s’assit au fond de l’abside et salua l’assemblée par cette phrase

« dominus vobis cum »46. Puis nous écoutâmes plusieurs lectures. La

première parlait de la sagesse donnée par Dieu si on observe ses

préceptes et expliquait qu’il est l’assistance et le bouclier des hommes

droits47. L’assemblée entonna ensuite un chant répétitif dans lequel le

mot Alléluia revenait souvent. Une deuxième lecture fut celle d’une lettre

de saint Paul dans laquelle il dit que la femme doit se soumettre à son

mari et que son mari doit l’aimer comme son propre corps, comme lui-

même.48 Puis un diacre lut un extrait de l’Evangile dans lequel le Christ

annonce que ce sont les pauvres, les déshérités, les malades qui sont

bienheureux.49 L’évêque prit ensuite la parole et commenta ces textes. Je

ne me souviens plus aujourd’hui de ce qu’il nous dit ce jour là, à

l’exception de sa conclusion : « si l’amour de votre prochain ne conduit

pas tous vos actes, alors vous résonnerez comme une cloche fêlée, vous

sonnerez faux ». Après son discours, il y eut un mouvement de foule ;

ceux qui ne pouvaient participer à la liturgie du sacrifice devaient quitter

l’église, c'est-à-dire ceux qui n’étaient pas encore baptisés. Clotilde me fit

signe de rester et Prince m’y invita également. Puis tout le monde pria

46 « le Seigneur soit avec vous »

47 Proverbes 2,1-22

48 Lettre de Saint Paul aux Ephésiens 5,22-33

49 Evangile de Saint Matthieu 5,3-12

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pour toute l’Eglise. Ensuite, des diacres et l’évêque vinrent chercher

auprès des catholiques les offrandes qu’ils avaient apportées. Elles

furent déposées sur l’autel ou au pied, le pain et le vin mis à part.

L’évêque commença alors l’eucharistie, suivie de la prière du Pater

Noster. Lorsque l’assemblée prononça la phrase « comme nous

pardonnons à ceux qui nous ont offensés», tous échangèrent avec leurs

voisins le baiser de paix en signe de réconciliation et d’amour. Je fus très

gêné lorsque mon voisin, un homme grand et fort que je ne connaissais

pas, me prit dans ses bras pour me baiser la joue. Je ne pus que lui

rendre son baiser ; il paraissait alors, comme les autres, heureux et

souriait. Puis vint le moment de la communion, chacun se présenta à

l’autel où l’évêque posait dans les mains ouvertes le pain, corps du

Christ, que le fidèle mangeait immédiatement. Puis un diacre lui offrait à

boire la coupe de vin, le sang du Christ. Bien sûr je ne participai pas à

cette communion. Après une dernière prière, tout le monde sortit en

silence. Nous étions tous restés debout tout au long de la messe. Durant

le chemin du retour au palais, Clotilde répondit à toutes mes questions

sur cette étrange cérémonie à laquelle je venais d’assister. Ainsi ces gens

croyaient en un dieu qui dit qu’il faut aimer même ses ennemis ; un dieu

qui sacrifie son fils comme nous sacrifions des animaux à Wotan. Mais

c’est son fils, un dieu, qui est sacrifié, pour racheter nos fautes. Mais

comment la mise à mort de son fils peut-elle contenter ce dieu ? Quand

nous offrons des sacrifices à nos dieux antiques, ou aux dieux romains,

c’est pour leur faire plaisir, pour obtenir leur protection ; comment celui

dont on tue le fils peut-il nous apporter sa protection ? Une grande

perplexité m’envahissait.

La fête se poursuivit plusieurs jours et ce fut un grand chambardement

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qui embrasa toute la cité de Soissons. Chaque jour, Clotilde allait à la

messe, mais je ne l’y accompagnais plus. Je passais tout mon temps en

banquets, jeux de force, combats amicaux et parties de chasse. Plus

d’une fois pendant ces jours, je m’endormais, ivre de vin et de fatigue.

Puis, peu à peu le calme revint et chacun put reprendre ses activités, nos

hôtes nous quittant les uns après les autres. La dernière à partir fut

Geneviève qui me demanda de venir la voir à Paris ; elle avait toujours

en tête ses projets de construction de plusieurs églises. Je lui en fis la

promesse.

L’été de cette année là fut calme. Je restai auprès de Clotilde dans

Soissons et me consacrai à l‘administration de mon royaume. Je

continuais à récolter beaucoup d’informations que les ambassadeurs et

les espions d’Aurélien me faisaient parvenir sur les royaumes voisins.

J’avais environ vingt six ans et ma gloire était faible. Je n’avais connu

que des victoires faciles et régnais sur un territoire peu étendu. Quand je

le comparais à l’étendue du royaume des Wisigoths ou à celle de l’Italie

je le trouvais petit. Certes ma réputation de valeureux guerrier et de roi

respecté était réelle, mais qu’avais-je fait pour laisser une trace dans

l’histoire ? Alexandre, César, Marc-Aurèle et bien d’autres me

dépassaient de cents coudées. Ils avaient conquis d’immenses terres et

on en parlait encore. Et moi ? J’avais mis sous mon autorité quelques

provinces romaines, quelques cités, dont la résistance avait été faible.

J’avais échoué à conquérir l’Armorique, j’avais dû pactiser avec Hoël et

faire demi-tour. De même avec Gondebaud. Certes j’étais seul roi des

Francs, mais au prix de combien d’éliminations de mes proches.

Pouvais-je en tirer gloire ? Qu’aurai-je à partager entre Thierry et les fils

que me donnerait, je l’espérais, Clotilde ? Un homme ne vaut que par

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son ambition, le soin qu’il met à la réaliser et les résultats qu’il obtient.

Conquérir l’Italie ? Il ne fallait pas y penser. Théodoric avait une armée

plus puissante que la mienne et il venait de démontrer sa force et son

talent en éliminant Odoacre. Et je venais de lui proposer ma sœur en

mariage. L’attaquer serait une félonie et une erreur politique.

L’empereur d’Orient me retirerait à coup sûr son soutien et joindrait ses

forces à celles de Théodoric. Je n’avais aucune chance. Je ne pouvais pas

plus m’en prendre aux terres burgondes. En épousant Clotilde j’avais

renoncé à toute guerre contre les Burgondes. Plus au nord il y avait les

Saxons et l’ile de Bretagne. Mais nous ne sommes pas des marins et

n’avons pas de flotte. La seule issue pour construire un royaume digne

de ce nom était le royaume des Wisigoths. Grand et riche, il était

gouverné par un roi faible, dont les ambitions semblaient le tourner vers

l’Espagne. Mais il me faudrait ce jour là trouver des alliances solides.

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CHAPITRE 10 - GENEVIEVE

Au mois de janvier suivant50, le 24, Clotilde mit au monde notre premier

né, un fils que nous appelâmes Ingomer. Un deuxième fils après Thierry,

ma descendance était assurée. Peu de semaines après la naissance,

Clotilde souhaita faire baptiser Ingomer. L’ayant promis avant notre

mariage, je ne pus refuser. Elle mit un soin particulier à faire décorer

l’église et le baptistère de voilages et d’ornements de toute sorte.

Ingomer fut habillé de blanc. Après le signe de croix fait sur le front de

l’enfant à l’entrée de l‘église, nous nous dirigeâmes tous vers le

baptistère, sorte de grande cuve octogonale abritée par un ensemble de

colonnes. Comme nous étions en février, l’église était froide et l’eau de la

cuve glacée. Lorsque l’évêque plongea par trois fois Ingomer, nu, dans la

vasque, ce dernier hurla, et il continua de pleurer, même lorsqu’il fut

rhabillé. Le soir même, Ingomer mourut alors qu’il portait encore les

habits du baptême. Pour la deuxième fois je perdais un enfant à la

naissance et fus pris d’une extrême colère. Tandis que ce pauvre enfant

reposait, blême et froid, dans son berceau, je m’en pris violement à

Clotilde l’accusant d’être directement responsable de la mort de mon fils.

- Quel besoin avais-tu de faire baptiser cet enfant si jeune dans une

église si froide ? Ton dieu ne pouvait-il attendre ? Non content

d’avoir laissé tuer son fils il faut qu’il tue ceux des autres !

- Calme-toi Clovis, me répondit-elle sereinement, si je ne l’avais fait

baptiser il n’aurait pu entrer dans le royaume de Dieu. Aujourd’hui

je sais qu’il y est accueilli sous le regard bienveillant du Seigneur.

- Mais s’il avait été mis sous la protection de mes dieux il serait

50 494

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encore en vie ! rétorquai-je avec force.

- Et pourtant ta fille Theodechilde est morte à la naissance bien que

tu aies imploré tes dieux ! Es-tu sûr que maintenant elle est dans le

Walhalla ?

Sa réplique me toucha ; beaucoup de nourrissons meurent quelques

soient les dieux invoqués. Mais il fallait que je réponde.

- Si tu ne l’avais pas baigné dans cette eau glacée il ne serait pas

mort ! Au moins dans ma religion nous n’avons pas avec les petits

enfants des pratiques aussi cruelles.

Je quittai la pièce en fureur et ne partageai pas la couche de Clotilde ce

soir là. Le lendemain elle organisa une cérémonie funèbre, avec une

messe, suivie de l’enterrement d’Ingomer. Je n’y assistai pas. Je partis

toute la journée à la chasse avec quelques uns de mes compagnons. Le

soir je me couchai sans un mot aux cotés de Clotilde et décidai de partir

seul vers Paris le lendemain. Geneviève m’avait invité et je voulais

m’éloigner de Clotilde espérant ainsi apaiser ma douleur et ma colère.

Le lendemain, par un temps froid et sec, je prenais la route de Senlis où

je voulais faire étape pour chasser dans les immenses forêts qui

l’entourent. J’étais déjà passé plusieurs fois dans cette ville et j’avais à

chaque fois été impressionné par la taille de ses murailles et des

nombreuses tours qui les défendaient. Je restais une semaine à chasser.

La cité était calme, je dirais même indifférente à ma présence. Beaucoup

de bretons y vivaient, peut-être en était-ce la raison ? Puis je repartis

vers Paris en m’arrêtant à Saint-Denis. Je vis l’église construite par

Geneviève en hommage au saint. Elle était encore en travaux. Je pus

constater la même ferveur des pèlerins qui se rendaient sur la tombe de

saint Denis que celle que j’avais pu voir à Tours. La foule était moins

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nombreuse mais tout aussi priante. J’arrivais enfin à Paris un mois

environ après avoir quitté Soissons. Gonthier qui gouvernait la ville

m’accueillit avec effusion et m’hébergea dans son palais, dans l’île. Le

lendemain je rencontrai Geneviève. Elle avait soixante dix ans environ

mais son visage était d’une étrange jeunesse. Son regard profond et son

sourire, simple et permanent, étaient apaisants. Je voulais qu’elle

m’explique pour quelles raisons mon fils était mort ; pourquoi son dieu

n’avait rien fait pour lui permettre de vivre. Elle m’invita à m’asseoir et

après m’avoir dit qu’elle partageait ma tristesse et celle de Clotilde, elle

m’expliqua :

- Les desseins de Dieu nous sont inconnus à jamais. Je ne puis donc

te dire pourquoi ton fils est mort. Sais-tu toi-même toujours ce que

veulent tes dieux ?

Sa question me surprit car je ne me l’étais jamais posée. Je répondis ce

que je savais :

- Non mais je sais que lorsque je les prie, lorsque je leur fais les

sacrifices qu’ils aiment, ils me donnent la victoire.

D’une voix douce elle reprit :

- Toujours ? En es-tu si sûr ? Comment peux-tu être sûr que tu iras

au Walhalla ? Comment es-tu sûr que tes dieux existent ?

Une fois encore elle me questionnait sur un sujet qui pour moi ne faisait

pas de doute, mes dieux existaient. Je lui dis :

- J’en suis sûr pace que mes ancêtres l’ont dit de génération en

génération.

Elle sourit et poursuivit ses interrogations

- Quelle différence fais-tu avec cette religion transmise de si loin et

les légendes qui sont colportées dans ton peuple ? Tes ancêtres ont-

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ils rencontré vos dieux ?

- Non, mais …

- Mon Dieu s’est montré et c’est pour cela que je crois en lui. Il a pris

chair, il s’est fait homme dans le corps de son fils Jésus, et

beaucoup l’ont vu et ont témoigné de son œuvre sur la terre. Nous

avons de nombreux textes, des évangiles, des lettres, des récits, qui

racontent tous cela. Et cela c’est passé il y a cinq siècles.

Je pensai avoir trouvé un argument irréfutable, je lui répondis :

- Il y a bien longtemps en effet ; qu’est-ce qui te fais penser que ces

récits sont vrais ; que ce ne sont pas des légendes ; que Jésus a bien

existé ? Tu ne l’as pas vu toi-même !

Elle poursuivit par une question dont je ne compris pas tout d’abord le

but :

- Tu connais César ? Tu connais Socrate ? Ils ont bien existé n’est-ce

pas ?

- Bien sûr, répondis-je rapidement, nombre d’auteurs en parlent

depuis des siècles !

J’étais agacé de cette question dont je ne voyais pas le lien avec notre

discussion. Elle m’avait habillement amené là où elle voulait. Elle reprit :

- Et pourtant tu n’as jamais rencontré César ni Socrate ! Alors

pourquoi ces auteurs qui nous retracent leurs vies seraient-ils plus

crédibles que nos saints qui ont écrit les évangiles ? Penses-tu

vraiment qu’on parlerait encore aujourd’hui de Jésus s’il n’avait

existé et fait tout ce que les livres racontent ; que des milliers de

chrétiens croiraient en lui et accepteraient d’être martyrisés en son

nom ? Combien de Francs sont morts pour défendre Wotan ?

Assurément nous ne révérions aucun martyr dans notre religion. Mais je

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ne voulais pas le reconnaitre et lui donner encore des arguments. Je me

contentai de lui rétorquer :

- Soit, Jésus a bien existé, des écrits l’attestent. Mais qu’est-ce qui te

fait croire que c’est bien un dieu ? qu’est-ce qui te le prouve ? Est-

ce parce qu’il l’a dit ? Mais n’importe qui peut prétendre la même

chose ! Est-ce à cause des miracles qu’il aurait accomplis ? Mais tu

sais comme moi qu’il y a de nombreux prêtres, magiciens ou

sorciers qui sont capables, de nos jours, de tels prodiges ; cela n’en

fait pas des dieux et ils ne le prétendent pas !

Elle resta silencieuse un moment, la tête baissée, les yeux clos. Sans

bouger, elle reprit à mi-voix :

- Rien ne me le prouve, tout me fait y croire ! C’est ce qu’on appelle

avoir la Foi. Pour nous chrétiens c’est une grâce que nous accorde

Dieu ; ainsi nous suivons ses commandements dans la joie car nous

savons que cela nous ouvrira les portes du royaume éternel. Il l’a

dit ainsi que nous le rapporte l’ancien testament et il est venu nous

le redire lui-même en prenant chair dans son fils Jésus.

Elle me parla ensuite du pèlerinage qu’elle venait d’effectuer à Tours, sur

le tombeau de saint Martin. Elle m’expliqua sa joie à la vue des

nombreux chrétiens qui se rendaient en ce lieu. Je lui dis que je

comprenais bien ce dont elle parlait pour y être allé moi-même. Puis elle

évoqua les apôtres Pierre et Paul, leur importance auprès de Jésus et

insista sur l’église qu’elle voulait faire construire en leur honneur sur le

mont Lucotitius. Elle avait besoin de mon aide pour financer cette

construction. Bien que fort riche, elle voulait préserver sa fortune pour

continuer à venir en aide aux pauvres de la cité. Elle me proposa d’aller

voir ce lieu, ce que nous fîmes quelques jours plus tard. Tout au long du

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chemin qui nous y conduisait, elle s’arrêtait dès qu’elle voyait un pauvre

ou un malade et lui parlait avec bonté. Parfois elle ouvrait sa bourse et

donnait une pièce de monnaie. Beaucoup la saluaient avec respect ou

venaient lui demander sa bénédiction. Alors que nous passions devant

les thermes, un jeune garçon, qui pouvait avoir une dizaine d’années,

s’approcha de nous. Il portait une toge blanche et son visage me rappela

quelqu’un sans que je puisse le nommer. Il me regarda et m’adressa

violement ces simples mots :

- Maudit sois-tu roi meurtrier, puisse-tu périr dans les flammes des

enfers !

Et il me cracha sur les pieds. Aussitôt, sans que je leur fasse signe, les

quatre antrustions qui me suivaient se saisirent du jeune homme. J’avais

déjà levé ma hache quand Geneviève s’interposa.

- Non Clovis ! Ne fais pas ça ! Pour moi et pour mon dieu !

- Je ne peux pas me laisser insulter ainsi. Je suis le roi des Francs et

gouverneur de cette province, et ne serai pas digne si je me montre

faible, répondis-je avec force.

Elle me regarda et me dit avec douceur :

- La clémence grandit l’homme plus que la vengeance, et la mort de

cet enfant n’effacera pas son outrage. Puis elle ajouta à voix basse,

c’est Marcellus, le fils de Caius Julius Lentullus que tu as tué dans

sa prison.

- Caïus était un traitre qui a essayé de soulever des cités contre moi.

- Mais le fils n’est pas responsable des actes du père. Il ne peut en

tirer ni honneur, ni honte. Quelle gloire t’apportera la mort d’un

enfant sans combattre ?

La force du regard de Geneviève, son ton calme, me firent baisser mon

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arme. Je restai un moment silencieux en regardant cet enfant que mes

soldats tenaient fermement. Marcellus me regardait fixement. Je pensai

à mes fils, Thierry et mon regretté Ingomer. Je me revis à son âge :

aurai-je eu ce courage d’aller de face insulter en public mon roi sachant

que la mort en serait la sanction ? Je m’approchai de l’enfant et lui dit :

- Vas, et dis partout que Clovis est un grand et juste roi !

Je fis signe qu’on le libère et il partit en courant. Geneviève posa sa main

sur mon épaule et dit simplement :

- Merci, que Dieu te bénisse.

Nous poursuivîmes en silence notre ascension vers le sommet de la

colline Lucotitius. Pour la première fois je faisais grâce à l’auteur de ce

que je considérais comme la plus grave des insultes. Des sentiments

confus se faisaient jour en moi. J’avais le sentiment d’avoir trahi ma

fonction en étant faible, et j’éprouvais en même temps une certaine paix

de n’avoir pas tué cet enfant. De temps immémoriaux dans notre peuple,

la vengeance était la loi de la réparation des offenses. Elle cédait peu à

peu le pas à la compensation en argent. J’avais donc failli. Je ne l’avais

pas tué et ne lui avais pas demandé d’argent, qu’il n’aurait pu me donner

vu son jeune âge. Je m’en ouvris à Geneviève.

- Notre Seigneur nous dit qu’il faut pardonner à celui qui nous a

offensés. Tu ne crois pas en lui mais tu viens de pratiquer son

enseignement majeur.

- Je n’ai pas pardonné à cet enfant, je l’ai épargné, ne te trompe pas,

lui répondis-je.

- C’est un bon début, dit-elle en souriant.

En poursuivant notre chemin sur le cardo maximus, nous dépassâmes le

théâtre et l’amphithéâtre, puis nous traversâmes le forum. Tous ces

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bâtiments, signe de la grandeur de Rome, se délitaient et servaient par

endroit de carrière pour la construction des remparts ou d’autres

bâtiments. Si bien qu’à l’architecture régulière romaine, au tracé

géométrique des rues, se substituait peu à peu une architecture moins

robuste et plus anarchique. Comme si la confusion, qui a régné durant

les cinquante dernières années, depuis la mise à sac de Rome, trouvait

sa traduction dans l’effondrement progressif des bâtiments de cette cité.

Nous arrivâmes au sommet du mont et elle m’expliqua ses projets en me

montrant la vaste étendue où elle voulait faire construire son église. Elle

en indiqua les dimensions qu’elle voulait et me dit qu’elle aimerait y être

enterrée le jour venu.

Quelques jours plus tard on me porta la réponse de Théodoric à ma

proposition de mariage avec ma sœur.

De Theodoric à Clovis roi,

Ta missive m’est bien parvenue et tes paroles de réconfort sont

bien celles qu’un roi sincère peut dire à un ami. Nous avons connu

tous les deux la perte d’une épouse que nous chérissions. Nous

connaissons tous les deux la douleur immense que cause la perte

d’un être cher, mère de nos enfants. Ta compassion me soutient et

tes signes d’amitié me réchauffent. Nos dieux, qui ne sont pas les

mêmes, ne nous ont pas épargnés en nous faisant subir une telle

épreuve. Sans doute l’avons-nous, à leurs yeux, méritée. Tu me

proposes une alliance entre nos deux familles. S’il en est ainsi, tu

seras assuré de la protection de Rome sous ma conduite. Afin que

ce projet soit grand, j’envisage la même alliance avec les

Wisigoths en proposant à leur roi Alaric de s’unir avec ma fille

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Théodégonde. Ce roi m’a secouru lorsque j’étais assiégé par

Odoacre à Pavie et je me dois de lui prouver ma reconnaissance

en lui proposant cette alliance. Je sais que tu es allié aux

Burgondes par ton mariage avec Clotilde, la nièce du roi

Gondebaud. Nous serons de la sorte tous les quatre liés par des

liens familiaux que rien ne saurait détruire. Par cette entente nous

établirons une vaste étendue en paix pour le bien de nos peuples.

La paix régnera et assurera leur prospérité. Seule ta religion te

distinguera de nous, puisque tu es resté fidèle aux dieux de tes

ancêtres et que nous sommes ariens. Je t’enverrai prochainement

mes ambassadeurs à Soissons afin qu’ils te demandent en mon

nom la main de ta sœur Audoflède. Je prie mon dieu de veiller sur

toi, sur Audoflède et sur ton peuple et qu’il t’inspire toujours des

décisions sages.

Bien que cette lettre réponde à mes attentes elle me plongea dans le

trouble. J’avais besoin d’en discuter avec mes conseillers. J’envoyai un

messager à Aurélien qui était revenu à Melun pour lui demander de me

rejoindre au plus vite à Soissons. Comme Gonthier m’hébergeait il me

fut facile de lui enjoindre de m’accompagner également à Soissons. Je fis

mes adieux à Geneviève, lui promettant de revenir la voir et de

m’occuper de trouver le financement de son église des saints apôtres.

Après un mois passé à Paris je retournais donc à Soissons où je

retrouvais avec joie mes proches et ne refusais plus de partager la couche

de Clotilde. Je pris du temps pour faire des exercices d’armes avec

Thierry et constatai qu’il avait déjà de bons gestes. Je fis lire la lettre de

Théodoric à Audoflède et lui demandai de se joindre au conseil qui

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devait se tenir quelques jours plus tard. Nous nous retrouvâmes comme

d’habitude dans ma salle de travail, Audoflède, Gonthier, Aurélien,

Hermaric et moi. Je leur lus la lettre de Théodoric et attendis leurs

réactions.

C’est Gonthier, le plus âgé et le plus informé des affaires politiques, qui

prit la parole le premier :

- Théodoric s’érige en organisateur et pacificateur de l’ancienne

Gaule romaine. Par les alliances qu’il évoque, il distribue les cartes

et fige les frontières de vos royaumes. Tu pensais t’en faire un allié

redevable en lui offrant ta sœur, il te répond en maître. Il s’investit

de la parole d’Anastase avant de s’emparer de son pouvoir, car nul

doute que c’est ce qu’il vise : en imposant une paix familiale à

l’Ouest il espère avoir les mains libres pour s’investir à l’Est.

- Alors tu penses qu’en lui offrant ma sœur j’ai fait une erreur,

répondis-je.

- Non, poursuivit Gonthier, c’est sa réponse qui est intelligente. En

acceptant ton offre et en s’alliant avec Alaric ils vous neutralisent

tous : le premier qui attaquera aura aussitôt les autres contre lui.

Tu ne peux envisager une guerre ni contre les Burgondes, tu as

épousé la nièce de leur roi, ni contre les Ostrogoths, tu viens de

donner ta sœur à leur roi. Et si tu te tournes contre les Wisigoths,

Théodoric viendra à leur secours, ils l’ont aidé à gagner l’Italie et

Alaric va épouser sa fille.

Un long silence suivit ce constat. La lettre de Théodoric passait de main

en main. Hermaric, soldat avant tout, s’exprima :

- Alors il nous reste l’Armorique ! Aucune alliance ne nous retrient et

on dit que ce pays est riche et ses côtes très poissonneuses.

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- N’y pense pas, dis-je, nous avons déjà échoué contre ces peuples et

j’ai signé un traité avec leur roi Hoël.

A son tour Aurélien livra le fond de sa pensée,

- Pour le moment, Clovis, tu dois t’en tenir à la situation actuelle et

ne pas envisager de conquête maintenant. Attends de voir quelle

est la politique du nouvel empereur Anastase. La situation est

bloquée et il ne faut faire que des mouvements mineurs dans

l’espoir d’un faux pas de l’adversaire ; soyons patients. En

attendant je te conseille d’accompagner ta sœur à Ravenne pour

son mariage. Certes le voyage est long, mais nous veillerons sur le

royaume en ton absence et les ducs, les comtes et l’administration

en place continueront de remplir leurs fonctions. Tu pourras ainsi

sonder le cœur de Théodoric sur ses projets.

Audoflède acquiesça et remercia Aurélien de sa suggestion. Hermaric

proposa, qu’en l’absence de tout risque de guerre proche, il nous

accompagne avec une troupe de soldats et mes antrustions, afin de

former un cortège digne de notre gloire. Je l’en remerciai en acceptant sa

proposition. Quelques jours plus tard, les ambassadeurs de Théodoric

vinrent officiellement me demander la main d’Audoflède. Ils y mirent de

la part du roi une condition : Audoflède devrait se convertir à

l’arianisme. Puis ils me remirent les présents d’usage et le protocole fut

en tout point respecté.

Je leur confirmai que le mariage aurait lieu au mois de juillet suivant et

que j’accompagnerai ma sœur dans ce voyage. Ils en furent satisfaits et

me dirent rapporter fidèlement mes propos à leur roi. Nous étions en

mars. Aurélien et Gonthier repartirent dans leurs cités. Hermaric resta

au palais et nous préparâmes hâtivement ce long périple qui devait me

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MOI, CLOVIS ROI 194/367

conduire à Ravenne.

Quelques jours plus tard, Audoflède vint me voir. Elle voulait me parler

de sa conversion à l’arianisme qu’impliquait son mariage avec

Théodoric. Elle me confia combien l’abandon de nos dieux ancestraux au

profit du dieu des ariens la meurtrissait.

- Comprends-tu Clovis, depuis près de vingt cinq années, je prie

Wotan, Thor, Frikka et tous nos dieux, et je dois maintenant les

abandonner pour ce nouveau dieu, sur la nature duquel même les

chrétiens ne sont pas d’accord entre eux ! Nos dieux me le

pardonneront-ils ? Ne vont-ils pas faire tomber leur colère sur moi

et mes enfants à venir ?

Je comprenais bien le drame qui se jouait dans le cœur de ma sœur.

Mais je devais la rassurer et la convaincre de la justesse de ce

changement de dieu.

- Je ne puis t’affirmer que cette conversion à l’arianisme soit sans

danger. Mais je sais qu’elle est politiquement obligatoire. Je prierai

chaque jour nos dieux pour qu’ils te pardonnent et ne se vengent ni

sur toi ni sur tes enfants, mais que leur colère retombe sur moi.

- Merci Clovis, je sais que tu agis pour le bien des Francs et la

grandeur de Rome, et que le sacrifice que tu me demandes est

nécessaire. J’honorerai dignement cet engagement, tu peux

compter sur moi, me répondit-elle avec émotion.

- Et puis rien ne t’empêchera, si tu en ressens le besoin, dans ton

intimité, de continuer à prier nos dieux, ajoutai-je.

Nous restâmes un moment en silence, puis elle se jeta dans mes bras.

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MOI, CLOVIS ROI 195/367

CHAPITRE 11 - THEODORIC

Nous avions prévu le départ de notre convoi mi-mai afin de pouvoir

revenir à Soissons avant les rudes mois d’hiver. Le voyage serait long car

il y avait près de six cents lieues romaines51 à parcourir et les Alpes à

franchir. Il nous faudrait au moins trois mois pour parvenir à Ravenne,

moins pour en revenir et je comptais bien rester dans cette cité deux

mois. Notre convoi compterait près de deux cents personnes, dont mon

autre sœur Lantilde, et une dizaine de basternes, dont plusieurs

contiendraient les biens d’Audoflède, tirées par des chevaux, les bœufs

étant trop lents pour ce genre de périple. J’envisageais de faire quelques

étapes dans certaines cités dont Reims. Je voulais également m’arrêter à

Lyon pour revoir Gondebaud et à Vienne pour rencontrer son évêque

fameux, Avit. C’est Hermaric qui dirigerait le convoi. Le jour de notre

départ Clotilde m’annonça avoir fait un songe dans lequel un ange de

Dieu lui avait annoncé qu’elle aurait bientôt un deuxième enfant. Elle me

dit sa joie et qu’elle sentait en elle ce songe se réaliser. Je lui répondis

que j’espérais que son dieu ne se trompait pas et qu’il veillerait mieux

sur ce deuxième enfant que sur le premier. Je la pris dans mes bras et

nous nous enlaçâmes fortement. Je lui recommandai de prendre soin

d’elle ; elle me pria d’être vigilant et de lui revenir vite. Je lui promis

d’être de retour avant la naissance de notre deuxième enfant. Puis notre

convoi s’ébranla. Le voyage fut rapide jusqu’à Reims que nous

atteignîmes trois jours plus tard. J’avais envoyé des messagers pour

informer les personnes chez lesquelles j’avais l’intention de faire halte.

51 Une lieue = 2.223 mètres

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MOI, CLOVIS ROI 196/367

Lorsque je me présentai au palais épiscopal de Rémi je fus accueilli

comme un fils. Rémi me serra dans ses bras et je ressentis la même

sensation que celle que m’avait procurée l’étreinte de mon père la veille

de sa mort. Il avait une soixantaine d’années, il était grand et portait une

barbe grise soigneusement taillée. Son regard était intense et il me

regardait fixement en me parlant :

- j’ai su par Geneviève le malheur qui vous a frappés Clotilde et toi et

la rancœur que tu as nourri envers ton épouse et notre dieu. Je

peux le comprendre mais te demande de garder espoir et joie.

Clotilde n’est pour rien dans la mort de ton fils Ingomer.

Malheureusement beaucoup d’enfants meurent en bas âge et Dieu

n’y est pour rien non plus. Par amour il a créé le ciel et la terre pour

que l’homme les domine, qu’il y croisse et qu’il y vive, chacun selon

son choix. Il a créé le monde libre, tant la nature que l’homme, et

chacun doit vivre en acceptant et respectant l’autre. Ce qui ne veut

pas dire que le paradis est sur terre. Non, bien au contraire,

l’homme choisit souvent de faire de sa vie, ou de celles des autres,

un cauchemar de guerre et de violence, tandis que la nature suit

son cours sans conscience. Nous pourrions changer bien des

choses si nous respections ses commandements, mais l’homme

libre n’aime pas obéir, pauvre de lui !

Je respectais beaucoup ce prêtre mais ne put m’empêcher de lui

répondre :

- je ne peux pas croire en un dieu dont vous dites tous qu’il est

amour, qu’il nous aime, qu’il veut que nous aimions même nos

ennemis et qui nous laisse nous débattre parfois dans d’horribles

souffrances ou nous battre contre une nature hostile et meurtrière.

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MOI, CLOVIS ROI 197/367

Un père, puisque vous l’appelez ainsi, qui aime ses enfants, les

protège, les entoure et fait en sorte qu’il ne leur arrive rien.

- Quand ils sont enfants certes ; mais une fois adulte le père ne les

laisse-t-il pas libres de leur conduite et responsables de leurs

actions ? Quelle serait notre liberté si Dieu nous dictait tous nos

actes et nous préserver de tout, si un destin doux comme du miel

était prévu par Dieu pour chacun de nous ?

Il se leva et prit sur une étagère un livre qu’il me remit. C’était un livre de

Saint Augustin d’Hippone qui traitait du libre arbitre.

- Ce grand théologien a beaucoup écrit pour nous éclairer sur la

volonté de Dieu et la liberté qu’il a donnée à l’homme. Quand tu

auras lu ce livre revient me voir et nous poursuivrons notre

discussion. Si un jour tes pas t’amènent près de Toul, rencontre

Vaast. C’est un ermite franc, de ta race, catholique. Il t’expliquera

pourquoi il s’est converti et s’est fait baptiser. En attendant dis-moi

ce que tu vas faire en Italie.

- J’accompagne ma sœur pour son union avec….

- Théodoric ! ça je le sais déjà. Mais qu’attends-tu de ta rencontre

avec ce roi ? Car je ne puis croire que tu entreprends un tel voyage

pour une simple participation à un mariage, fusse celui de ta sœur.

Me répondit-il en souriant.

Rémi était bien trop au fait des affaires du monde pour ignorer la

situation politique et militaire de l’Italie. Ses espions et ses relations avec

le Pape Gélase, d’origine Berbère, lui permettaient d’être parfaitement

informé. J’avais confiance en cet homme. Il avait été l‘ami de mon père,

il m’avait connu jeune, il avait approuvé mon mariage avec Clotilde, il

était proche de Geneviève, enfin, il avait l’écoute des autres évêques

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MOI, CLOVIS ROI 198/367

catholiques. Je lui fis donc part de mes projets. Je lui expliquais que je

souhaitais agrandir le royaume des francs, au sein de l’Empire romain,

en restant fidèle à l’empereur de Byzance, Anastase. Mais cette extension

ne pouvait se faire que par le sud, c'est-à-dire en conquérant le royaume

des Wisigoths. J’avais besoin pour cela de m’assurer des intentions

réelles de Théodoric. Bien entendu je ne lui parlerai pas aussi

clairement, mais en restant deux mois à Ravenne j’espérais me faire une

idée claire de ce personnage et de ses projets. Rémi approuva ma

démarche et me recommanda d’être prudent dans mes propos,

Théodoric étant orgueilleux et capable de violence. Je le remerciais de

ses conseils et le quittais le lendemain.

L’étape suivante fut Lyon où Gondebaud m’accueillit. Je ne peux pas

dire qu’il fut cordial. Il considérait que j’avais enlevé Clotilde et que je

l’avais forcé, lui, le roi des Burgondes, à accepter notre mariage. Je lui

répondis que Clotilde était traitée en reine, que l’amour nous unissait et

qu’elle était heureuse. Il me dit l’espérer ainsi, mais que Dieu n’avait pas

approuvé ce mariage et nous l’avait fait savoir en reprenant Ingomer dès

sa naissance. Notre entretien était tendu et je lui proposais de me retirer

et de poursuivre ma route sans attendre. Il se radoucit et me dit qu’étant

maintenant de la même famille puisque j’étais devenu son neveu, il nous

fallait cesser cette querelle et vivre en bonne entente. Je lui répondis que

c’était bien ce que je souhaitais et que là était le sens de ma visite. Les

jours suivant furent l’occasion de quelques banquets et de parties de

chasse au cours desquelles Godégisile, son frère, nous rejoignit. Nous

eûmes aussi quelques conversations politiques ; c’est pendant l’une d’elle

que Gondebaud me fit part de ses craintes :

- Comprends bien Clovis, ceux que je redoute le plus sont les

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Alamans. Je ne sais quelles sont leurs intentions mais je ne les

pense pas bonnes. Je n’ai rien à craindre de toi, ni de Théodoric

puisque sa fille Ostrogotha va épouser mon fils Sigismond, pas plus

que d’Alaric qui s’allie aussi à Théodoric en épousant son autre fille

Théodégonde. Nous pouvons vivre un long moment de paix, nos

quatre peuples étant unis par les liens forts de la famille. Mais les

Alamans, personne ne les maîtrise !

C’est Godégisile qui poursuivit :

- Comme vous le savez je réside à Genève et je puis vous affirmer que

les informations que j’ai sont inquiétantes. Ce peuple qui a toujours

été belliqueux et qui a déjà mené de nombreuses guerres contre

nous ou contre les Francs prépare à nouveau quelques opérations.

On relève beaucoup d’agitation et de mouvements de troupes, mais

personne ne sait vers quel territoire ils vont déclencher des

hostilités.

Je leur fis part de mon sentiment :

- Ainsi que vous le dites nous sommes alliés. Donc si les Alamans

attaquent l’un d’entre nous, les autres devront venir le secourir et

l’aider à écraser une fois pour toutes ce peuple trop agressif.

Ils en convinrent et c’est sur des serments d’assistance mutuelle que

nous nous séparâmes et que je continuai mon voyage le long du Rhône

jusqu’à Vienne. Le convoi d’Audoflède, plus lent dans ses déplacements,

poursuivait sa route sans faire les mêmes étapes que moi et mes

antrustions.

Je sus à tout moment, par des messagers qui tout au long du voyage

firent le va et vient entre le convoi et moi, comment il se déroulait. Je fis

une étape à Vienne où je rencontrais l’évêque Avit. Catholique

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convaincu, il luttait depuis toujours contre l’arianisme. Fils d’Eysichius,

sénateur romain, lui-même évêque, il avait été nommé peu de temps

avant notre rencontre. Très proche de Gondebaud et de Godégisile, qu’il

n’arrivait pas me dit-il à ramener dans la vrai foi, il avait beaucoup

soutenu Clotilde dans sa conversion au catholicisme. Il m’accueillit avec

chaleur et me félicita de mon mariage. Comme Rémi, il me consola de la

perte d’Ingomer en me disant de ne pas en rejeter la faute sur Dieu. Très

direct, il me conseilla de réfléchir à ma religion. Selon lui je ne pouvais

rester seul roi païen de l’Empire, croyant à des dieux obscurs dont on ne

connaissait aucun écrit. Des dieux, disait-il, simplement préoccupés de

la guerre et dont il fallait deviner les pensées dans les entrailles

d’animaux sacrifiés ou dans le vol d’oiseaux. Tout cela lui faisait horreur

en comparaison avec le dieu d’amour des chrétiens, unique et tout

puissant. C’était la première fois que j’entendais une condamnation

aussi directe et sévère de ma religion. Je lui répondis que mes dieux

valaient bien le sien et qu’à ma connaissance son dieu n’avait empêché

aucune guerre :

- Vous dites tous que c’est un dieu d’amour, qu’il aime l’homme

comme son fils ! et que faites-vous du mal ? Il laisse l’homme et la

nature faire le mal, et ça ne vous révolte pas !

- Mais ton dieu laisse aussi faire le mal. Il l’encourage même puisque

vous le priez de vous donner la victoire ou de mourir, et qu’il vous

exauce parfois ! Par Wotan, La victoire ou la mort, c’est bien ce que

vous dites n’est-ce pas ? Le mien n’en demande pas tant ! me

répondit-il.

Nous continuâmes à échanger nos arguments sans que l’un accepte de

céder aux arguments de l’autre. A la fin de l’entretien, comme Rémi, il

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me remit un livre en me conseillant de le lire et de méditer. Celui-ci était

de saint Ambroise de Milan et traitait des vertus. Au fur et à mesure que

je rencontrais ces évêques, je sentais de leur part une volonté de me

convaincre d’adhérer à la foi catholique de plus en plus forte. A coup sûr,

Prince avait écrit à Rémi qui avait envoyé un messager vers Avit qui ne

manquerait pas d’informer Eon d’Arles après mon départ. Il apparaissait

pour moi de plus en plus évident qu’ils avaient, au-delà de ma simple

conversion, un projet politique dont j’étais l’enjeu. Mais j’en percevais

mal les contours et la finalité. Ces évêques catholiques qui se

concertaient pour faire pression sur moi, rejoints en cela par Clotilde et

Geneviève, étaient minoritaires dans les différents royaumes. Il est vrai

qu’ils étaient tous d’anciens dignitaires romains, préfets ou sénateurs,

certains de la famille d’anciens empereurs, se transmettant leurs charges

souvent de père en fils, et qu’en conséquence ils jouissaient partout d’un

grand prestige et avaient la main sur l’administration des cités. De plus

ils avaient de grandes fortunes, soit qu’ils les détiennent eux-mêmes, soit

qu’elles appartiennent à leurs évêchés ou aux monastères fondés par

eux. Cela leur permettait de soulager le peuple et d’y acquérir audience

et respect. De plus le culte des saints chrétiens, qu’ils entretenaient avec

soin était un grand élément fédérateur. En poursuivant mon voyage, je

me promis d’essayer d’obtenir de plus amples informations d’Eon

d’Arles.

En arrivant à Arles je découvris une ville en déclin. Certes son port était

encore un grand centre d’activité économique, mais la ville se

transformait sous la pression démographique. Les anciens édifices

romains servaient de carrières pour la construction d’un habitat plus

modestes ou d’églises, comme dans beaucoup de villes. Lors de ma

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traversée de la ville pour atteindre le palais épiscopal je constatais que

des maisons avaient été construites à l’intérieur des arènes et que le

théâtre avait quasiment disparu. Eon me raconta que toutes ces

transformations qui avaient commencé au début du siècle, lorsque la

préfecture avait été déplacée depuis Trèves jusqu’à Arles, se

poursuivirent lorsque la cité et la région furent conquises par les

Wisigoths il y avait environ vingt ans. Eon poursuivit ses explications en

se lamentant :

- Que de changement en un siècle ! Où est passée la splendeur de

cette ville et de la région, notre Narbonnaise. Nous avons même été

un temps la résidence des empereurs Avitus et Majorien. Et

aujourd’hui nous sommes sous le joug des Wisigoths et de leur

faible roi Alaric. Il est pour l’heure plus préoccupé par l’Espagne ou

la persécution des catholiques que par la prospérité de son peuple.

Béni soit celui qui un jour je l’espère nous en délivrera.

- J’avais pourtant entendu dire qu’il se préoccupait d’unifier les

ariens et les catholiques, répondis-je.

- Mais c’est impossible s’écria-t-il ! Ce sont des hérétiques qui nient

la divinité du Christ, un avec Dieu, ajouta-t-il très énervé.

J’entendais à nouveau le même discours que m’avait tenu Prince

quelques années plus tôt. Ces deux versants de la même religion dont les

différences me restaient obscures m’apparaissaient réellement

inconciliables. Poursuivant notre discussion je lui fis part de mes

réflexions, espérant ainsi connaître sa position et celle des évêques :

- Mais de qui donc attendez-vous cette délivrance à laquelle vous

aspirez ? Des Burgondes, des Ostrogoths, païens ou ariens ? Des

Armoricains pour beaucoup catholiques ? Mais ils sont si loin.

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MOI, CLOVIS ROI 203/367

- Non ! Non ! Il ne peut s’agir que d’un roi vaillant, combatif et

catholique. Il aura l’appui de tous les évêques catholiques et de

leurs cités à chaque fois qu’il nous débarrassera des ariens et

rendra justice au Christ, me dit-il toujours aussi énervé.

Puis se calmant et me regardant fixement il ajouta :

- Il est regrettable que tu sois païen.

- Me reprochez-vous d’être fidèle aux dieux de mes ancêtres ?

- Non bien sûr ! répondit-il. Ta fidélité t’honore. Il est malheureux

qu’elle soit au service de dieux païens. Combien plus grande

pourrait être ta gloire si tu entendais le message du Christ.

L’empereur Anastase est converti mais il est monophysite.

Heureusement le pape Gélase, à Rome, tient ferme la barre de

l’Eglise et défend avec ténacité la primauté de Rome comme mère

de l’église catholique.

Je l’interrompis. De nombreuses fois j’avais entendu parler de ces

diverses formes de la chrétienté sans en comprendre les différences.

Aussi lui demandai-je de me les expliquer. Il eut un grand soupir et me

répondit :

- je ne te parlerai que des trois grandes divisions de notre foi. Je vais

essayer d’être simple. Tu as beaucoup entendu parler des ariens, et

tu en as rencontré souvent. Ils pensent, comme le soutenait Arius,

qui reprenait la doctrine de Paul de Samosate, il y a plus d’un

siècle, que le Christ bien qu’étant le fils de Dieu, ne peut être dieu

lui-même puisqu’il a été enfanté par une femme. Pour eux le Christ

est avant tout un homme, inférieur à Dieu, ayant quelques attributs

divins. Les monophysites quant à eux disent que la nature du

Christ est unique et qu’elle est divine, sa divinité absorbant sa

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nature humaine. Pour eux le Christ n’est que Dieu. Enfin pour nous

les catholiques, comme nous l’avons affirmé au concile de Nicée, et

selon ce que nous enseignent les textes sacrés, le Christ est

pleinement dieu et pleinement homme, sans que ces deux natures

se confondent. Je te fais grâce des autres nombreuses sectes,

comme les donatistes ou les pélagiens, qui dévoient notre credo.

- Mais pourquoi pensez vous avoir la vraie foi ? Qu’est-ce qui vous

permet d’affirmer que votre interprétation est la bonne ?

Il se gratta la tête, réfléchit un moment, puis, prenant un livre qui était

l’évangile de Jean il me lut :

- Ecoute ce que nous dit saint Jean dans son évangile : « Et le Verbe

s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la

gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et

de vérité » et plus loin il ajoute « Dieu, personne ne l’a jamais vu ;

le Fils unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est

lui qui l’a fait connaître ». Chacune des sectes dont je t’ai parlé n’a

retenu qu’une phrase. Les monophysites la deuxième et les ariens

la première. Nous nous retenons les deux, telles que les écrit Jean.

Je poursuivis mon interrogation :

- et pourquoi reconnaissez-vous un chef, le pape de Rome, alors que

les ariens n’en n’ont pas ? Vous les évêques, êtes-bien tous des

papes ainsi qu’on vous appelle, alors pourquoi celui de Rome a-t-il

un statut particulier ?

Une fois encore il prit un livre qu’il me dit être l’évangile de saint

Matthieu et me dit :

- ce passage suit ce qu’on appelle la profession de foi de saint Pierre,

l’un des douze apôtres, qui venait d’affirmer au Seigneur qu’il le

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MOI, CLOVIS ROI 205/367

reconnaissait comme fils de Dieu vivant et Christ. Ecoute bien

ajouta-t-il, puis il lut lentement :

- « Jésus, reprenant la parole, lui dit : Tu es heureux, Simon, fils de

Jonas; car cette révélation est venue à toi non par la chair et le

sang, mais par mon père qui est dans les cieux. Et moi, je te dis : tu

es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes du

séjour des morts ne prévaudront point contre elle ».

Il posa le livre et poursuivit :

- ce texte est fondateur de l’église pour nous. D’abord il institue

Pierre comme socle pour l’avenir, comme chef de l’église, et quand

Pierre mourut, ce fut Lin, un de ses proches qui poursuivit sa tâche

et à la mort de Lin ce fut Anaclet et ainsi de suite jusqu’à nos jours.

Quand le Christ appelle Simon du nom de Pierre, il pose le principe

du changement de nom de celui qui devient pape de Rome. Mais ce

changement n’est que rarement respecté. Quant à Rome, puisque

tu m’as posé cette question, je puis te dire que c’est le pape Libère

qui a décidé de fixer dans cette ville le siège de l’église catholique il

y a plus d’un siècle. Aujourd’hui, nous regardons le pape de Rome

comme le premier parmi nous car il est nommé avec l’accord de

l’empereur de Constantinople, ce qui lui donne une légitimité

impériale que nous respectons. Comprends-tu maintenant

pourquoi nous espérons qu’un jour un roi catholique restaurera la

puissance de l’Empire romain en Occident ?

Je commençai à comprendre le souhait de ces évêques. Je compris

surtout que ce roi là leur permettrait, en s’affranchissant du pouvoir de

l’empereur de Constantinople, de gouverner à leur guise les cités en

installant la primauté du droit de l’église sur le droit traditionnel des

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MOI, CLOVIS ROI 206/367

peuples. Ce roi catholique devrait se soumettre aux évêques puisqu’ils

l’auraient aidé à chasser les hérétiques. Il faudra que ce soit un roi fort,

suffisamment puissant et reconnu pour qu’il ne se mette pas sous la

coupe des évêques. J’envisageai la possibilité que ce roi fût moi. L’appui

des évêques m’aiderait dans ma conquête de l’Aquitaine et de la

Burgondie. Je pensai que j’étais suffisamment fort et reconnu par les

miens pour résister aux évêques. Mais le point le plus délicat était celui

de la religion. Comment se convertir ? Pourquoi ne pas se convertir ?

Changer d’une trinité, Wotan, Frikka, Thor pour adopter une autre

trinité Dieu, Jésus-Christ et Saint-Esprit, qui offrent l’une et l’autre un

paradis dans lequel les récompenses abonderont, était possible. Mais je

ne pouvais l’envisager sans l’accord de mon peuple et de mes seigneurs.

Il faudrait que je puisse justifier ce changement par un grand prodige.

J’avoue que cette idée m’excitait car elle me confortait dans mes

aspirations. Mais beaucoup de dangers me guetteraient. Je poursuivis

mon chemin vers Ravenne en remuant toutes ces pensées. Après

plusieurs jours de voyage je retrouvai le convoi d’Audoflède non loin de

Pavie, dans la grande plaine du Pô. Il ne restait qu’une dizaine de jours

de voyage, aussi nous décidâmes de rester quelques jours aux abords de

cette ville pour reconstituer nos réserves et reposer bêtes et hommes.

Cette ville était défigurée tant les destructions infligées par Odoacre

avaient été importantes. Nous reprîmes la route une semaine plus tard et

arrivâmes à Ravenne début Août. Informé de notre arrivée, Théodoric

avait dépêché vers nous son ambassadeur Faustus accompagné d’une

petite escorte. Quand nous arrivâmes dans Ravenne, après avoir traversé

les marais, je découvris une ville construite sur des canaux peu salubres.

Mais elle se parait de nombreux bâtiments, que je visitais plus tard,

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MOI, CLOVIS ROI 207/367

basilique, palais et baptistère. Ils étaient tous richement ornés de

mosaïques multicolores. Je ressentis la volonté de ce peuple Goth

d’élever Ravenne au rang de capital en remplacement de Rome. Cela se

voyait quand on contemplait les innombrables chantiers qui partout

donnaient naissance à de nouvelles constructions qui se voulaient

prestigieuses. Nous fûmes accueillis par Théodoric qui nous installa

dans un de ses palais. Tout était grand, beau, riche, et me changeait de la

qualité médiocre de nos vieux palais romains qui se dégradaient. La

présentation officielle des deux futurs époux fut très protocolaire, devant

une grande foule de personnalités de la cité. Et le mariage qui eut lieu

quelques jours plus tard suivi le rite de nos peuples et ressembla

beaucoup au mien. Ce fut une longue période de fêtes. Quant au couple

que formaient ma sœur et le roi, il me parut devoir être solide. Il était

tous les deux grands et beaux et avaient un caractère similaire. Je n’en

sais pas plus aujourd’hui car ma sœur ne me fit jamais de confidences

sur leur intimité.

Comme nous en avions convenu, nous nous sommes retrouvés seuls

quelques jours après les festivités, un matin dans le bureau de

Théodoric, pour ce qui fut le premier de plusieurs entretiens. Il me pria

de m’asseoir et nous fit servir des fruits et du vin d’Italie, puis il se mit à

me parler de lui :

- Vois-tu Clovis, avant que nous en venions à des considérations

politiques, il est bon que tu saches qui tu as en face de toi. Je ne

doute pas que tes ambassadeurs et tes espions ne t’aient déjà

renseigné, mais je tiens à te dire certaines choses moi-même.

Maintenant que nous sommes beau-frère il ne peut y avoir d’ombre

entre nous et la franchise doit être notre seule façon d’être l’un

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MOI, CLOVIS ROI 208/367

envers l’autre. Je suis né une douzaine d’années avant toi, au

moment où mon oncle Valamir mit en déroute les armées d’Attila.

Mon père Théodomir descendait de notre respecté ancêtre et dieu

Gaupt, ou Wotan si tu préfères, qui donna naissance à Humal qui

fut le père d’Augis lui-même père d’Amal. C’est de ce dernier que

mon peuple tient son nom d’Amales.

Je compris qu’en me retraçant une histoire familiale très ancienne et

quasi mythologique, il me montrait la supériorité de sa race à la mienne

qui ne pouvait prétendre à d’aussi lointains ancêtres. Il continua :

- Toute mon enfance je l’ai passée avec mon clan, d’abord près du lac

Balaton, puis en Macédoine lorsque mon père et mes oncles

migrèrent avec le peuple vers cette contrée. Puis j’ai vécu mon

adolescence à la cour de Byzance sous les deux empereurs, Léon le

Thrace et Léon II, comme otage garantissant l’accord de paix entre

nous et Byzance. J’ai vécu ainsi près de dix années à la cour de ces

empereurs jusqu’à l’avènement de Zénon. Cette année là je

retournais chez mon père, riche de ce que j’avais appris et compris

du fonctionnement de l’Empire byzantin.

Il voulait que je sache combien son éducation à la cour impériale avait

été plus riche que la mienne. Il était donc plus savant que moi. Je le

laissai poursuivre :

- Je ne t’assommerai pas plus longtemps avec mes histoires de

jeunesse. Tu as bien compris je suppose que l’histoire de Byzance

et de ses empereurs m’est parfaitement connue. Venons-en au

présent qui nous intéresse toi et moi.

Je pris la parole car j’en avais assez de son monologue. Je ne voulais pas

qu’il pense, parce qu’il était plus âgé que moi, qu’il pouvait me regarder

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MOI, CLOVIS ROI 209/367

comme un roi inexpérimenté et subjugué.

- Cher beau-frère, ta science et les succès que tu as remportés

prouvent que tu es un grand roi. Tu as conclu de nombreuses

alliances avec les royaumes voisins, nous les Francs, les Wisigoths,

mais aussi les Burgondes car je sais que tu as promis ta fille

Ostrogotha en mariage à Sigismond, le fils de Gondebaud. Tu es

celui d’entre nous qui as organisé le plus d’alliances. Quelle est ton

ambition réelle ?

Il sembla surpris de ma question et me répondit :

- Rassure-toi ! aucune ambition malveillante contre vous tous.

Comment le pourrais-je ? on n’attaque pas sa famille ! Mais il me

semble que nous avons tous à gagner quelque chose à cette

situation : la paix. Je veux que nos peuples retrouvent cette paix

romaine que nos ancêtres ont pu goûter.

- Tu penses donc réellement que le partage des provinces romaines

entre nos quatre peuples constitue une situation stable qu’il ne faut

plus modifier ?

- Exactement, poursuivit-il. Anastase ne peut plus gouverner

l’Empire depuis Constantinople, trop excentrée. Il a besoin de

stabilité vers l’ouest et d’un roi pour maintenir cet équilibre. Tu

sais que grâce au regretté Zenon je suis déjà Consul et que ma

statue équestre orne cette ville lointaine.

- Non je l’ignorai, dis-je réellement surpris qu’il ait déjà eu tant de

reconnaissance de la part de cet empereur. Il reprit :

- Eh bien apprends que j’ai écrit à son successeur, Anastase, pour

l’assurer de ma fidélité et de mon dévouement et lui demander de

m’autoriser à porter la pourpre et la chlamyde.

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Il m’avouait ainsi qu’il espérait être élevé aux plus hauts grades de

l’Empire et pourquoi pas à celui d’empereur d’Occident.

- Je te félicite de tels honneurs que tu mérites. Ainsi tu te sens

investi de….

- Je ne me sens pas investi, je suis investi…. m’interrompit-il

sèchement.

Je continuai :

- Soit ! tu es investi d’un pouvoir de contrôle et d’ordre sur nos

royaumes. Ce qui veut dire que si l’idée venait à l’un de ces rois de

ta famille de défier l’un d’entre d’eux…

Je n’eus pas à finir ma phrase, il le fit avec un ton péremptoire :

- Je ne laisserai quiconque instaurer le désordre dans cet ensemble

de paix.

Cette assertion venait à l’encontre de mes projets. Mon souhait d’étendre

mon royaume vers le sud était contrecarré par l’attitude de ce roi. Si je

voulais réaliser mon ambition alors il faudrait que je combatte

Théodoric ou que je trouve le moyen de le neutraliser, ce qui ne serait

pas facile. Mais je devais à ce moment là entrer dans son jeu. Je

répondis :

- Je suis d’accord avec toi. Il n’y a rien de plus précieux pour nos

peuples que la paix. Aussi tu peux compter sur moi pour t’aider

dans cette tâche. Tu dois savoir que j’ai déjà mis au pas quelques

trublions du nord de la Gaule et de la Belgique, certains de ma

famille, et que la paix règne maintenant dans ces contrées.

- Je le sais et t’en félicite. Je suis heureux de voir que nos objectifs

sont les mêmes et que notre conception de l’Occident est la même.

Je te propose d’aller fêter cet accord autour d’un bon repas.

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MOI, CLOVIS ROI 211/367

Nous allâmes rejoindre d’autres convives dans la grande salle du palais

où un buffet magnifique et des fauteuils confortables nous attendaient.

Peu de temps après je reçus une lettre d’Aurélien m’informant que les

Alamans commençaient à faire mouvement vers le nord et qu’un

affrontement avec Sigebert de Cologne semblait inévitable. Il me

demandait d’abréger mon séjour à Ravenne et de rejoindre au plus vite

Soissons. Il me donnait aussi des nouvelles de Clotilde, dont la grossesse

se passait bien, et qui priait tous les jours à la messe pour mon retour. Je

ne pouvais partir sans revoir ma sœur et Théodoric une dernière fois.

L’entrevue avec ma sœur me fut pénible. Non qu’elle me reprochât de

l’avoir livrée à ce barbare mal romanisé, c’était sa propre expression,

mais parce que je vis qu’elle avait déjà perdu sa vivacité. Elle était

résignée d’avoir à vivre le reste de ses jours dans ce palais de Ravenne ;

mais elle était surtout meurtrie d’avoir dû se convertir à l’arianisme. Elle

avait toujours été très pieuse et priait souvent nos dieux. Elle m’avoua

que malgré son baptême arien elle continuerait de les prier en cachette,

ne comprenant pas comment un dieu unique pouvait remplacer

plusieurs dieux dont chacun avait sa fonction. Je la remerciai de sa

franchise et lui dis qu’elle pouvait m’appeler au secours si elle se sentait

en danger. Elle m’assura qu’elle comprenait la nécessité politique de ce

mariage et qu’elle ferait honneur à notre nom en toute circonstance.

Nous nous étreignîmes longuement car nous savions l’un et l’autre que

nous ne nous reverrions sûrement jamais. Enfin elle me recommanda

d’embrasser tendrement ses sœurs, Thierry, et Clotilde. Nous nous

séparâmes tous les deux profondément tristes.

Le lendemain, la veille de mon départ pour Soissons, je revis Théodoric.

Après l’avoir remercié de son hospitalité et l’avoir assuré de ma

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fraternelle fidélité je lui posais une question qui me hantait :

- Permets-moi de t’interroger sur ta foi. Tu es arien alors que tes

ancêtres, comme les miens et moi-même sacrifions à Wotan et aux

dieux du Walhalla. Que trouves-tu dans ce dieu que ne t’offrent pas

les nôtres ?

- Mon cher Clovis, ta question ne me surprend pas. Tu es en effet un

des derniers rois à conserver vivantes nos anciennes traditions. Il

est naturel que tu te la poses. Quant à moi, n’oublie pas que je suis

né arien ! Je n’ai jamais connu d’autre religion et j’ai très tôt été

baptisé dans la foi arienne. Je ne puis faire de comparaison

pertinente. Ce que je comprends, et dont je suis sûr, c’est que ce

dieu unique est très puissant. Jusqu’à ce jour, parce que je l’ai

toujours respecté et honoré, il m’a donné victoire sur victoire.

Jamais il ne m’a abandonné. Et les écritures saintes, que je lis de

temps à autre, sont pleines de bon sens, mais parfois aussi de

contradictions. Ce qui me permet de m’appuyer sur tel ou tel texte

selon les circonstances. « œil pour œil, dent pour dent » quand j’ai

besoin de justifier une guerre ou des représailles. « Aime ton

prochain comme toi-même » quand je veux faire accepter un geste

de clémence parfois contesté. C’est assez pratique crois-moi ! Et

c’est écrit ! Dans notre religion ancestrale rien n’est écrit. Enfin je

suis du côté des évêques ariens, mais les évêques catholiques me

respectent, et ce sont eux qui ont le pouvoir dans nombre de nos

cités. Alors je me porte très bien de cette religion. C’est d’ailleurs

pour cela que l’empereur Anastase me demande d’aller à Rome

rencontrer le pape Gélase. L’empereur est excédé des prétentions

de Gélase qui veut imposer la primauté du pouvoir spirituel, le

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sien, sur le pouvoir temporel. Il voudrait aussi que je convainque ce

pape de se rapprocher des monophysites de la cour de

Constantinople. Mission difficile pour laquelle je pars à Rome dans

un mois.

- Donc tu apprécies plus le pouvoir politique que te donne cette foi

que ce qu’elle t’apporte en conviction religieuse ? répondis-je un

peu surpris.

- Eh quoi ! je ne suis pas évêque, je ne suis pas un homme de foi, je

suis un roi, et la religion est un formidable instrument de pouvoir.

Quand à avoir la foi en ce dieu, je t’avoue humblement que ça

dépend des jours. Mais ça personne ne le sait et je te fais confiance

pour garder ce secret. Nous sommes entre rois, entre frère

maintenant, n’est-ce pas ! Mais toi, que comptes-tu faire ? Rester

païen, comme ils disent, ou te convertir ?

Je le remerciai de sa confiance et lui répondis combien cette question me

tourmentait. Que j’y pensais beaucoup mais que je n’avais rien décidé.

- Réfléchis, mais réfléchis bien, conclut-il. Tu ne pourras rester ainsi

seul dans ta croyance très longtemps.

Je lui confirmai mon départ pour le lendemain et après nous être donnés

une accolade vigoureuse nous nous sommes séparés. Je ne le revis

jamais, mais nous échangeâmes plusieurs fois de la correspondance dont

je parlerai plus loin.

Le voyage du retour, fait avec une petite troupe, fut rapide et nous prit à

peine plus d’un mois. Nous arrivâmes à Soissons dans les premiers jours

de novembre. Il faisait déjà très froid.

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CHAPITRE 12 - TOLBIAC

Comme après chaque longue absence, je retrouvai les miens et Soissons

avec joie. Mon petit Thierry, qui aurait bientôt dix ans, commençait à se

comporter comme un homme. Clotilde m’accueillit avec douceur. Je la

retrouvais avec plaisir. Elle ne pouvait pas cacher sa maternité proche.

J’étais fatigué de ce long voyage et il me fallut plusieurs semaines de

calme et de bains aux thermes pour retrouver toute ma vigueur. Il en fut

de même pour mes compagnons.

En janvier52, le 10 du mois, naquit notre deuxième fils que nous

appelâmes Clodomir. Comme pour mon regretté Ingomer, Clotilde

voulut qu’on le baptise très vite, afin me dit-elle « que le Seigneur

l’accueille dans son royaume s’il meurt encore enfant ». Je lui fis part de

mes inquiétudes. Le baptême n’avait pas sauvé Ingomer, peut-être

même l’avait-il tué, alors pourquoi se précipiter ? Elle me répondit que

sans baptême, les enfants ne pouvaient aller au paradis. Elle ajouta que

saint Augustin l’avait écrit et que le prêtre Gennade de Marseille l’avait

confirmé dans un texte fameux. Je ne connaissais évidemment pas ce

texte et je protestai, mais elle me rappela ma promesse lors de notre

mariage. Je dus donc accepter ce baptême. Le cérémonial fut en tout

point le même que pour Ingomer. Peu de jours plus tard, Clodomir fut

pris de vomissements et eut beaucoup de fièvre. Je ne pus m’empêcher

de m’emporter et de faire de vifs reproches à Clotilde. Baptiser de si

petits enfants dans un tel froid ne pouvait que les conduire à la mort.

Mon inquiétude et ma colère étaient si fortes que j’allais jusqu’à la

menacer de la tuer si Clodomir mourrait. Elle me répondit qu’elle avait

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confiance en Dieu, qu’elle allait le prier toute la nuit et qu’il guérirait

Clodomir. C’est ce qu’elle fit, en compagnie de l’évêque Prince. Le

lendemain Clodomir ne vomit pas et la fièvre avait disparu. Il ne fut plus

jamais malade. Comme de mon côté j’avais imploré mes dieux

d’épargner Clodomir et que j’avais demandé aux prêtres de ma religion

d’effectuer de nombreux sacrifices et de grandes offrandes, je crus

davantage dans leur pouvoir qu’en celui du dieu de Clotilde.

En octobre, Aurélien m’informa qu’un messager venait de lui annoncer

la visite de Cloderic, le fils de Sigebert. Quelques jours plus tard je reçus

Cloderic, le frère de ma chère Evochilde, qui m’apportait de mauvaises

nouvelles de Sigebert. Les Alamans avaient attaqué les territoires des

Francs Rhénans. Ils avaient conquis Trèves et Mayence. Le roi Sigebert

les avait arrêtés à Tolbiac. Il avait été gravement blessé à la jambe et

avait dû se replier à Cologne. Les Alamans reconstituaient leurs forces

pour marcher vers Cologne et Sigebert m’appelait à son secours. Il

pensait que les Alamans passeraient l’hiver à Tolbiac et l’attaqueraient

au printemps suivant53. Je savais que ce peuple Alaman était très

belliqueux et dangereux pour la paix dont nous avions parlé avec

Théodoric. Comme nous ils étaient restés fidèles à la religion de leurs

ancêtres. Comme nous, ils avaient cherché à s’étendre, vers le nord ou

vers le sud, mais ils avaient été de nombreuses fois battus sur les limes

par les armées romaines. Depuis que ces dernières s’étaient retirées de

leurs frontières septentrionales, les Alamans n’avaient cessé de

progresser. Ils avaient conquis la cité de Mayence dont ils ont été

chassés par les Vandales il y a près de cent ans. Ils ont conquis l’Alsace et

maintenant ils veulent à nouveau reprendre leur expansion vers

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Cologne. Leur roi Gibuld était un grand guerrier, entouré d’une armée

puissante dans laquelle la cavalerie jouait un rôle déterminant. Mon

beau-père, Sigebert, m’appelait à son secours, je devais le secourir. Ce

serait pour moi l’occasion de prouver ma puissance. Je n’avais livré

aucune bataille d’importance depuis ma victoire sur Syagrius à Soissons

il y avait dix ans. Bien sûr j’avais soumis par la force ou la ruse des cités

récalcitrantes, mais je n’avais mené aucun combat digne de ce nom.

Malgré une imposante armée j’avais dû négocier avec Hoël de Bretagne

et plus tard avec Gondebaud. Je m’étais allié avec les peuples les plus

prestigieux, Burgondes et Goths. Et maintenant ? Je voulais construire

un grand royaume et laisser ma trace dans l’histoire. Il me fallait de

grandes actions pour asseoir ma gloire et conquérir des territoires. Je

voulais imposer une paix franque. Et au-delà du proverbe romain « qui

veut la paix prépare la guerre » je préférais dire « qui veut la paix doit

fait la guerre ». La paix ne peut être permanente dans des frontières

respectées que si on prouve à l’ennemi sa force et son courage. Or

comment le faire sans la guerre ? Les Alamans m’offraient une occasion

unique de mettre en œuvre mon principe. Et cela avec d’autant plus de

sûreté qu’ils étaient les assaillants. Personne ne pourrait me reprocher

d’avoir aidé mon beau-père. Personne ne pourrait me suspecter d’avoir

délibérément conquis de nouveaux territoires au détriment de peuples

pacifiques. Je devais partir en guerre, anéantir les Alamans et

m’emparer de leur royaume. J’avais les longs mois d’hiver pour nous y

préparer. Je convoquai une fois encore mon conseil et nous passâmes

deux mois, décembre et janvier, à Soissons pour préparer cette guerre.

Pendant ces deux mois, nous établirent notre stratégie. Cloderic, par sa

parfaite connaissance de son pays, nous permit de prévoir précisément

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MOI, CLOVIS ROI 217/367

le positionnement de nos armées. Nous appelâmes en renfort des

troupes de combattants aguerris. Parmi elles il y avait une troupe de

cavaliers Alains qui résidait sur les bords de Loire. J’avais pour ma part

une petite cavalerie. Nous n’avions pas de tradition cavalière et

excellions davantage dans le combat au corps à corps. Cependant il me

fallait ce type de soldats pour contrer les chevaux des Alamans. Après de

nombreuses discussions et controverses nous avions réussi à mettre au

point un plan de bataille. Je conseillai à Cloderic de retourner auprès de

son père Sigebert et de le lui expliquer. Je ne voulais pas envoyer un

messager avec une lettre, de peur qu’elle ne soit interceptée. Notre plan

fut le suivant. Fin mars nous nous dirigerons vers Cologne en

empruntant une route au nord. Nous passerons par Cambrai, Namur,

Maastricht, Eerlen et Julich pour installer notre camp à Düren. Pendant

ce temps les Alains et une partie de ma cavalerie se positionneront aux

alentours de Gemünd, dans la vallée de l’Our, à une journée de marche

au sud de Tolbiac. J’avais choisi cet endroit car il permettrait aux

cavaliers de se cacher dans cette région vallonnée. Ils pourraient ainsi,

en cas de nécessité, surprendre les Alamans dans la plaine de Tolbiac.

Mon intention était d’attaquer dans la plaine entre Tolbiac et Cologne,

afin de couper la route aux Alamans. Pour cela, après avoir regroupé mes

troupes à Julich, j’avancerai en passant par Düren. De leur côté, Sigebert

et Cloderic attaqueraient à partir de Cologne.

Fin mars nos troupes se mirent en route et nous atteignîmes Julich mi

avril. Je profitai du temps que prit l’installation du camp des troupes

pour aller voir Sigebert. Je rencontrai un homme vieilli et affaibli. La

grave blessure qu’il avait reçue des Alamans le faisait fortement boiter et

l’obligeait à s’aider d’une canne. Il était content de me voir et

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m’accueillit comme son fils. Il m’avoua que ses hommes l’appelaient

maintenant Sigebert le boiteux, mais il ne savait pas si c’était par respect

ou par moquerie. Je compatis à ses blessures et lui demandai de se tenir

prêt avec les restes de son armée, aux portes de Cologne, pour fondre sur

Tolbiac si je le lui demandais. Il en fut d’accord et me remercia

chaleureusement de mon intervention. Je revins au camp à Julich, et

quand les prêtres m’annoncèrent que les augures étaient favorables, je

réunis mes généraux pour leurs donner mes dernières instructions ; la

cavalerie devait s’avancer en première ligne, suivie des archers. Ces

derniers tireraient plusieurs salves, par-dessus les chevaux, dès que les

Alamans seraient à portée, puis la cavalerie chargerait, suivie des

combattants à pied, les archers se repliant pour les laisser passer. Tous

approuvèrent cette tactique. Je leur demandai de rapporter à leurs

troupes que si nous perdions cette guerre, les Alamans pourraient nous

soumettre, conquérir nos terres, massacrer nos familles et garder les

prisonniers comme esclaves. Puis, après avoir prié ensemble nos dieux

et imploré Wotan et Donar de nous donner la victoire, nous nous

séparâmes au cri de « la victoire ou la mort ». J’étais inquiet car je jouais

mon avenir sur cette guerre. Si je la perdais c’en serait fini de mes

ambitions car mon peuple perdrait confiance en moi et pourrait choisir

un autre chef. Même si je restais gouverneur de provinces romaines, je

ne pourrai plus prétendre au titre de roi des Francs. Je ne m’endormis

que tard et dormis mal. Au petit matin je me levais et m’habillais de mon

armure et de mes armes de combat, l’épée longue, l’épée courte, la hache

de jet et l’angon. L’agitation régnait dans le camp et chacun avait à cœur

d’être prêt pour le combat. A l’heure dite nous nous avançâmes dans la

plaine avant Tolbiac. Mes éclaireurs nous informèrent que les Alamans

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étaient positionnés et nous attendaient. Je fus étonné car j’espérais bien

les surprendre. Hélas, dès que nous fûmes à portée les uns des autres,

nos archers eurent à peine le temps de tirer leurs flèches que nous étions

nous aussi sous une pluie de traits ennemis. Puis nous entendîmes un

grondement qui enflait à chaque instant. Leur cavalerie se précipitait

contre nous. Je pris la tête de la nôtre et nous chevauchâmes à leur

rencontre. Le choc fut terrible et je ne dus plusieurs fois la vie qu’à mon

bouclier. De nombreux chevaux et cavaliers tombèrent, et lorsque les

combattants se précipitèrent les uns contre les autres pour le combat au

corps à corps ils durent enjamber d’innombrables cadavres d’hommes et

de bêtes. Mon armée fléchissait et je ne sentais pas les Alamans prêts

d’être vaincus. La bataille fut terrible toute la journée, et lorsque la nuit

tomba la terre était rouge et l’espace empli des cris des blessés. Inutile de

décrire l’horreur d’un champ de bataille en fin de journée, tout le monde

sait l’épouvante qui règne alors, les hurlements des blessés, l’odeur du

sang et des entrailles béantes, la crasse, la peur et l’épuisement des

survivants. Bien qu’habitués à ces visions effroyables, beaucoup, et j’en

faisais partie, en avaient à chaque fois la nausée. J’envoyai une

ambassade auprès de Gibuld pour lui proposer une trêve de deux jours

afin d’honorer nos morts et soigner nos blessés. Il l’accepta car dans nos

traditions germaniques un combat ne peut se poursuivre sans que nous

ayons honoré nos morts par les prières et les rites auxquels ils ont droit

pour accéder au Walhalla. Or Gibuld, bien qu’Arien, avait, comme nous,

gardé ses croyances ancestrales. La trêve fut donc respectée. On s’occupa

de soigner les blessés, d’enterrer les morts et de ramasser toutes les

armes abandonnées. Il était important d’en perdre le moins possible. Il

fallait arracher les haches et les flèches des corps parfois gémissants ;

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collecter les pavois protecteurs ; enlever les cottes ou les rares armures.

Tout cela dans le but d’être toujours bien équipé pour le combat. Je ne

comprenais pas comment les Alamans avaient pu être si prêts et nous

attendre en aussi bon ordre de combat. Mon armée était très affaiblie et

je voyais s’annoncer la défaite que je redoutais tant. Je redoublais de

prières envers mes dieux et demandais aux prêtres de doubler les

sacrifices et offrandes afin que Wotan nous donne la victoire. Le jour

venu les combats reprirent encore plus intenses. Les deux armées

s’affrontaient violemment. On entendait le ronronnement des haches de

jet qui traversaient le ciel. Les soldats hurlaient, couraient, frappaient en

tout sens. Ils arrachaient du corps des gisants les haches ensanglantées

lancées par d’autres ; ils s’équipaient des épées et des boucliers tombés à

terre. Je commandais mes troupes du haut de mon cheval, les

encourageant de ma voix puissante. Mais des deux cotés nul ne cédait.

Je voyais mon armée s’affaiblir et mes effectifs devenir inférieurs à ceux

des Alamans. Quand la nuit tomba le sol était couvert de corps. A

nouveau je demandai à Gibuld une trêve de deux jours qu’il accepta. Le

lendemain soir, seul dans ma tente je m’interrogeais. Les Alamans ne

céderaient pas et nous non plus. Si je gagnais leur royaume deviendrait

le mien et ce peuple mon tributaire. Il n’aurait plus d’espoir de devenir

un grand peuple marquant l’histoire de son empreinte. Si je perdais, ce

serait pour moi le déshonneur et la mort. Ce serait la fin de mon projet

de grand royaume franc du Rhin jusqu’aux Pyrénées. Mes dieux

m’abandonnaient parce que j’avais accepté que mes enfants soient

baptisés dans la religion catholique. Ils se vengeaient aussi de la

conversion à l’arianisme que j’avais imposée à Audoflède. Je comprenais

que ni Wotan ni Thor ne prendraient parti pour moi.

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Nous étions deux peuples de même religion et certainement ils se

refusaient à choisir laissant les armes seules décideuses. Nous étions des

hommes farouches, déterminés, seuls, face à face. Sans le soutien des

dieux, avec une armée affaiblie, je voyais poindre la défaite tant

redoutée. Alors je pensais au dieu de Clotilde. Je repensais à ce qu’elle

m’avait dit de ce dieu unique qui, selon elle, a créé le monde et toute

chose présente sur cette terre. Ce dieu qu’elle disait tout puissant, qui

aime les hommes qui le prient et auxquels il accorde ses bienfaits. Ce

dieu qui exauce les prières sincères et humbles. Pouvais-je faire appel à

lui et trahir ainsi mes dieux ancestraux ? Certainement ils ne voulaient

pas intervenir dans cette guerre et me donner la victoire, mais quelle

serait leur réaction si je les trahissais ? Le dieu de Clotilde était-il

vraiment plus puissant que Wotan et Thor ? A lui tout seul pouvait-il

réellement vaincre tout un panthéon de dieux aussi anciens que lui ? Je

pensais aux miracles que ce dieu accomplissait. J’en avais été témoin à

Tours sur le tombeau de saint Martin. Beaucoup racontaient des

miracles faits en son nom par d’autres saints. Que penser de ceux qu’on

attribuait à Geneviève ? Que dire de tous ces ermites qui lui consacraient

leur vie dans la joie et la sérénité ? Tout cela n’existait pas dans ma

religion. Je revoyais tous ces évêques, aussi sages que pieux qui

m’exhortaient plus ou moins directement à croire en leur dieu. Jusqu’à

Clotilde qui m’avait fait promettre mon baptême lors de notre mariage.

Je passais une partie de la nuit en de multiples réflexions. J’implorais

Wotan de me donner un signe prouvant qu’il me mènerait à la victoire.

J’attendais, je veillais, j’écoutais. Mais je n’entendais que le silence de la

nuit transpercé par moment par les cris des blessés, le bruit métallique

des armes ramassées que l’on entassait et le hennissement des quelques

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chevaux qui nous restaient. Un peu avant l’aube, fiévreux et me sentant

abandonné de Wotan je me tournais vers ce nouveau dieu. Je

l’implorais. Je le priais pour qu’il me donne la victoire. Ne sachant pas

prier comme les chrétiens j’improvisais :

« Jésus-Christ fils du dieu de Clotilde, Dieu toi-même, toi qu’on dit

père de toute chose, notre père, n’abandonne pas mon peuple qui

est aussi celui de Clotilde. Mes dieux m’abandonnent. Mais toi

qu’on dit plus puissant qu’eux, écoute-moi. Tu as pris mon

Ingomer, je te le pardonne car tu as sauvé Clodomir. Vois comme

Clotilde croit en toi et combien elle te prie. Sûrement en ce moment

te prie-t-elle pour moi et mes soldats, pour que tu leur donnes une

victoire juste. Exauce ses prières. Moi aussi je te prie et me mets à

genoux, viens à mon secours et aide moi à terrasser mes ennemis.

Aide-moi à anéantir ce peuple qui ne croit pas en toi et qui

toujours attaque les peuples voisins causant de grands dommages

aux habitants. Ne permets pas que ces Alamans continuent de tuer

et ravager tout ce qui est à leur portée. Fais de moi un roi

victorieux et juste envers les siens et ses ennemis. Donne-moi tout

cela dieu de Clotilde et je te promets de croire en toi et de me faire

baptiser dès que cela sera possible. Je te promets de faire baptiser

avec moi mes fidèles et mes convives ainsi que tout mon peuple.

Oh Dieu, écoute-moi et exauce-moi ».

Je restais à genoux, les yeux fermés, un long moment, répétant sans

cesse les mêmes phrases de supplications et de promesses. A bout de

forces, je finis par m’endormir à même la terre sous ma tente. C’est un

de mes généraux, Enséric, qui me réveilla et s’étonna de me voir ainsi

allongé sur le sol. Il m’aida à me relever. Je lui demandai de rassembler

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tous les chefs sous ma tente immédiatement. Un moment plus tard ils

étaient tous devant moi, une trentaine d’hommes, commandant les

diverses parties de mon armée. Je pris la parole :

- Compagnons et fidèles, nos dieux nous ont abandonnés. Je les ai

implorés longuement cette nuit et aucun ne s’est manifesté. Sans

l’appui de nos dieux jamais nous ne vaincrons. Aussi me suis-je

tourné vers le dieu de Clotilde et des chrétiens. Je sais que c’est

déjà le dieu de certains d’entre vous. Mais ce n’est pas celui de

notre peuple et de nos ancêtres. Je l’ai prié toute la nuit de nous

donner la victoire. On le dit plus puissant que Wotan et Thor, je lui

ai demandé de nous le prouver. Espérons qu’il est un vrai dieu et

qu’il m’entendra.

Enséric pris la parole :

- Clovis nous te faisons confiance. Dis nous quelles offrandes et

quels sacrifices nous devons faire à ce dieu et nous les ferons avant

la bataille.

- Aucune offrande et aucun sacrifice ne sont …

- Quoi ! m’interrompit Enséric. Pas de sacrifices d’animaux ou de

prisonniers. Pas d’offrandes ! Mais quel est donc ce dieu qui ne

demande rien pour nous donner la victoire ?

Une rumeur interrogative s’éleva de l’assemblée. Je levai la main pour

obtenir le silence et poursuivit :

- Non ni offrandes ni sacrifices ! mais une promesse : que nous nous

ferons baptiser en son nom si nous sommes victorieux. Et notre

peuple avec nous.

Le silence ! Je sentis que chacun de ces hommes, valeureux guerriers, se

demandait en son for intérieur ce qu’impliquait ce que je venais de dire,

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l’abandon de leurs dieux traditionnels. Ce fut Hermaric qui rompit ce

silence :

- Clovis, depuis quinze ans que tu règnes et nous conduis, tu as

toujours agi avec sagesse et courage. Tu nous as donné de

nombreuses victoires depuis celle mémorable contre Syagrius et

soumis de nombreuses cités. Tu as négocié des traités de paix avec

audace et profit avec Hoël et Gondebaud. Tu as noué des alliances

familiales solides avec les Burgondes et les Goths. Nous t’avons

toujours fait confiance et nous avons eu raison. Aujourd’hui je te

fais encore confiance et avec toi je tiendrai la promesse faite au

dieu de Clotilde. Si nous avons la victoire, je me ferai baptiser et

t’aiderai à convaincre notre peuple.

Un grand bruit eut lieu alors, celui des lances que mes hommes

frappaient sur le sol en signe d’approbation, comme nous le faisions

toujours selon la tradition. Je les remerciai de cette confiance et leur

demandai d’aller rapporter notre décision aux soldats et de leur

annoncer que le dieu de Clotilde que j’avais prié allait nous donner la

victoire et qu’il convenait que chacun le prie également, de la même

façon qu’il priait nos anciens dieux.

Les lances frappèrent à nouveau le sol et d’une seule voix, l’assemblée se

sépara sur ce cri :

- Par Dieu, le dieu de Clotilde, la victoire ou la mort !

Le jour même je faisais savoir aux Alains cantonnés à Gemünd de

s’avancer jusqu’à être en vue des Alamans le matin de la reprise des

combats en faisant un maximum de bruit et de poussière pour montrer

leur nombre, mais sans se lancer dans la bataille. J’en fis de même avec

Sigebert. Toute cette journée, veille du combat décisif, je parcourais le

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camp, félicitant les uns, encourageant les autres, réconfortant les blessés

et ceux qui avaient vu mourir un ami. Certains m’interpellaient :

- Clovis, on nous a dit de changer de dieu et d’en prier un autre ! es-

tu sûr que c’est un dieu bon et fort ? Comment doit-on l’appeler ?

Va-t-il vraiment nous donner la victoire ?

Et beaucoup d’autres interrogations encore de même sens. A chaque fois

je répondais que j’étais sûr que c’était un grand dieu ; que c’était celui

que Geneviève de Paris avait prié il y avait près de quarante ans et qu’il

avait détourné les Huns de Paris ; que je l’avais vu faire des miracles à

Tours ; qu’il fallait simplement l’appeler Jésus-Christ ou Dieu car c’était

le Dieu de tous les dieux, l’unique et tout puissant Dieu. J’ajoutais

toujours que pour lui rendre hommage et obtenir ses faveurs il fallait le

prier, comme on priait Wotan et Thor, et qu’il fallait partir au combat

avec des armes propres et acérées. Au fil de mes pas dans le camp, je

voyais mes paroles porter leurs fruits. Les soldats s’activaient pour

remettre en état leurs équipements, certains brandissaient leurs armes

vers le ciel en criant :

- C’est pour toi Dieu que brille mon arme, pour que tu sois fier de

moi Jésus-Christ, et que tu me donnes la victoire. Par Dieu, la

victoire ou la mort !

Et ces paroles rebondissaient de bouche en bouche, et les hommes

s’aidaient à se préparer et ils s’embrassaient et ils chantaient. Un vent de

confiance et de fierté emplissait tout le camp. Je retournais le soir à ma

tente et me couchais tôt ; demain serait le grand jour ! La victoire ou la

mort !

A l’aube le camp s’éveilla, et au soleil levant les hommes et les cavaliers

se mirent en route. L’enthousiasme de la veille persistait et j’entendais çà

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et là déjà des cris de victoire et des interpellations « Dieu aide nous et tu

verras ce dont nous sommes capables ». Arrivés en vue des Alamans, je

fis stopper l’armée en ordre de bataille. Pour la troisième fois nous

allions nous mesurer aux Alamans, et cette fois je ne doutais pas que

nous serions vainqueurs. J’attendis que les messagers m’informent du

mouvement des troupes des Alains et de Sigebert. Quand je fus sûr que

les Alamans pouvaient voir et entendre au loin ces renforts je lançai mes

troupes à l’assaut. Quelle force ! Quel courage ! La masse en hurlant, en

appelant à Dieu, et parfois à Wotan, se jeta sur les Alamans. Ces

derniers, surpris par la vigueur de l’attaque plièrent et certains

commencèrent à battre en retraite. Je sentis la victoire à portée de lance

et combattis comme jamais je ne l’avais fait. Des cris s’élevaient des

rangs Alamans : « Ils ont des renforts de cavalerie qui arrivent par le

sud» ou bien « Sigebert nous attaque par le nord ». J’avais repéré leur

roi Gibuld. Il avait beau exhorter ses hommes au combat, la débandade

commençait. Et plus ils battaient en retraite, plus mes hommes les

poursuivaient avec rage. Je m’avançai vers Gibuld et le défiai. Nous

lançâmes nos chevaux l’un contre l’autre, mais il avait perdu son

bouclier et je le transperçai d’un seul coup d’angon. Il tomba de cheval et

mourut sur l’instant. Voyant que leur roi était mort, les Alamans prirent

la fuite poursuivis sans pitié par mes hommes. En fin de journée la

victoire était totale. Dieu nous avait entendus, il nous avait donnés la

victoire. Peut-être la vue des renforts y était-elle aussi pour un peu. Mais

pour tous ce fut bien Dieu, ce Dieu nouveau, le Dieu de Clotilde et de

Geneviève qui venait de montrer sa puissance et sa bonté en exhaussant

les vœux de ceux qui le priaient. Les jours suivants nous poursuivîmes

les fuyards afin de mettre en déroute définitive cette armée. Les

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MOI, CLOVIS ROI 227/367

quelques chefs qui restaient en vie me furent amenés, prisonniers. Je

leur proposai la soumission en échange de leurs vies et de celle de leur

peuple. Ils acceptèrent n’ayant pas d’autre choix. Je donnais des ordres à

Enséric pour qu’il occupe le pays Alaman et y maintienne l’ordre en mon

nom. Mais une question restait sans réponse : comment les Alamans

avaient-ils connu nos plans ? En interrogeant un de leurs chefs, il

m’avoua avoir eu des informations par des hommes venant de Cambrai,

se disant mes ennemis pour avoir été chassés de Paris et exilés dans

cette ville. Ils avaient vu passer mes troupes et, en faisant parler

quelques soldats habilement abreuvés ou soudoyés, avaient obtenu

toutes les informations sur ma stratégie. Je demandai où était ces

hommes que je reconnus être les fidèles de Caïus de Paris que j’avais

envoyé à Cambrai sous la garde de Ragnacaire. On me dit qu’ils avaient

fuit dès qu’ils avaient senti venir la défaite. Je donnai pour mission à

Enséric de les rechercher et de les mettre à mort sur le champ.

Je restai encore quelques semaines entre Tolbiac et Cologne où nous

célébrâmes, avec les débordements habituels, notre victoire. Puis je

repartis avec une partie de l’armée et mes antrustions vers Soissons.

Nous étions accompagnés d’une troupe nombreuses avec à sa tête

Cloderic. Nous longeâmes la rive gauche du Rhin vers le sud, et dans

chaque cité, Cloderic installait des hommes à lui et chassait durement les

quelques Alamans qui y demeuraient encore. Après s’être arrêtés à

Mayence où nous nous séparâmes, j’arrivais à Trèves. Je pris la route de

Nancy car je voulais m’arrêter à Toul. J’ordonnais à mon armée de

rentrer à Soissons et ne gardais avec moi que mes antrustions. Rémi

m’avait parlé d’un certain Vaast, ermite à Toul, et je voulais le

rencontrer. L’évêque de la cité, Ursus, me conduisit à lui. Il habitait une

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petite maison de bois et de chaume, adossée à la colline. Il vivait là, seul,

priant sans cesse, travaillant un petit bout de terre et vivant surtout de

présents que les habitants lui apportaient en venant le consulter. Il était

très vénéré pour sa sagesse et sa foi. Il était grand, plus grand que moi,

blond aux yeux bleus. Il devait avoir une trentaine d’années. Ses cheveux

étaient courts et une grande barbe blonde descendait jusqu’à sa poitrine.

Ursus nous ayant quittés, quelques uns de mes antrustions m’attendant

à l’extérieur, Vaast m’accueillit avec un grand sourire et m’invita à entrer

dans son logis. C’était une pièce unique, avec une petite cheminée, un lit,

une table et deux tabourets, et quelques objets pour la cuisine. Fixée à

un mur il y avait une planche de bois qui supportait plusieurs livres. Une

fenêtre, dont le volet de bois était ouvert, laissait passer un peu de clarté.

Il m’invita à m’asseoir sur un tabouret, me servit un verre d’eau, s’assit

et me regarda en souriant. Puis il me dit :

- Ainsi Clovis tu as vaincu les Alamans et tu les maintiens sous ton

pouvoir dans leur pays. On rapporte que ta victoire est un miracle

que tu as obtenu en priant Dieu et en lui promettant de te faire

baptiser. Est-ce exact ?

- Que j’ai vaincu les Alamans et que j’ai promis de me faire baptiser

si j’avais la victoire est vrai. Dire que c’est un miracle je ne sais pas.

Dieu nous a-t-il donné la victoire par je ne sais quel prodige ou

bien a-t-il simplement mis en nos cœurs la force et le courage qui

nous manquaient ? Ou bien est-ce simplement la vue de mes

renforts qui effraya les Alamans et Dieu n’y est pour rien ? Peux-tu

me le dire toi qui le connais bien ?

- Nul ne connaît le cœur de Dieu ! Mais quand on a la foi et qu’on le

prie sincèrement, alors il est sûr que Dieu nous entend et nous

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exauce. Je ne puis donc répondre à ta question. Je ne sais pas si tu

as la vraie foi et si tu as été sincère dans tes prières. Comptes-tu

vraiment demander le baptême catholique ?

Sa question directe ne me surprit pas, mais je restai silencieux un

moment. De ma réponse allait dépendre mon avenir et celui de mon

peuple. La peur de la défaite m’avait poussé à cette promesse. Avais-je

encore le choix ? Ne pas tenir ma promesse c’était affirmer

définitivement que je ne croyais pas en ce dieu et que je ne devais la

victoire qu’à ma capacité militaire. C’était bafouer les engagements de

mon mariage. C’était rompre les liens avec Rémi et Geneviève. Mais

c’était aussi respecter mes ancêtres et leurs dieux. D’un autre coté,

respecter ma promesse c’était pour toujours renoncer à nos dieux,

entrainer mon peuple dans une religion peu connue, et obéir à ses rites

et obligations. C’était aussi être assuré de l’appui de Geneviève, de Rémi,

et des évêques. S’opposaient ainsi en moi le confortable respect de la

tradition et le saut dans un avenir politique incertain. Je lui répondis :

- Si je te dis que je ne respecterai pas ma promesse que me réponds-

tu ?

- Si tu as la foi je te dirais que tu es parjure. Que tu blasphèmes notre

dieu en t’en servant comme d’un objet utile à ta victoire. Mais

comme je ne sais si tu as la foi, je ne sais si tu es parjure et si tu

blasphèmes. En revanche je me demande ce que pensera ton

peuple. Il admire un grand roi, soldat victorieux ; admirera-t-il un

roi qui ne tient pas une promesse, fut-elle faite à un dieu mal

connu ? D’autant plus que la victoire est là !

- Rassure-toi, repris-je, j’ai bien l’intention de tenir ma promesse

ainsi que l’engagement pris au nom des miens. Mais un baptême

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sans la foi est-ce possible ? Il est vrai que vous baptisez les tous

petits enfants qui sont incapables de comprendre et de croire quoi

que ce soit. Alors que moi je sais ce que je comprends et crois.

Donc me baptiser sans foi n’aurait aucun sens, si ce n’est un aspect

politique : embrasser la tradition des évêques et d’une grande

partie du peuple romain, et donc recueillir leur soutien.

Il rit franchement, puis souriant encore, et me regardant fixement, il

répondit :

- Sois assuré Clovis qu’aucun prêtre ou évêque ne te baptisera sans

être sûr que tu crois en Jésus-Christ, fils de Dieu. Un baptême

comme calcul politique est inconcevable, à moins que tu ne sois

assez fourbe pour tromper tout le monde, et donner l’illusion que

tu crois. Qu’en pensera Clotilde ? Et tu ne pourras indéfiniment te

soumettre à des rites et des obligations qui seront contre ta nature.

Un jour tu te rebelleras, et alors, ta supercherie étant dévoilée, tu

tomberas de ton trône. Est-cela que tu veux ?

Je n’osai lui avouer que j’avais par moment songé à me faire baptiser

sans croire, ou tout du moins en laissant penser que j’avais la foi. Mais la

remarque qu’il me faisait à propos des obligations chrétiennes

m’obligeait à renoncer à cette stratégie.

- Non bien sûr. Si j’use parfois de ruse pour abattre mes ennemis, je

ne veux pas me comporter de la même façon vis à vis de ceux qui

m’honorent et me font confiance. Je respecterai donc ma

promesse. Mais il faudra m’enseigner la foi pour que je crois en ce

dieu.

A nouveau il rit, et répondit :

- Je suis embêté Clovis, mais je ne peux t’enseigner la foi. Elle ne

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s’apprend pas, elle se ressent et se vit. En revanche je peux essayer

de te faire rentrer dans le mystère du Christ et du Dieu vivant. Je

puis te parler de son message, de sa vie sur terre et de son paradis.

Ce n’est qu’après ou pendant cet enseignement, et par la grâce de

Dieu, béni soit son saint nom, que tu sentiras en toi si tu as la foi.

- Alors enseigne-moi maintenant, dis-je avec trop d’empressement

me semble-t-il.

- Ce sera long. Tu devras lire des textes, écouter des sermons et

surtout beaucoup réfléchir et prier. Alors peut être un jour… et ce

jour là nous te baptiserons avec joie. Alléluia ! conclut-il en se

dressant et en levant les bras vers le ciel.

Je me levai aussi et lui dit :

- Je suis prêt à tout cela, dis-moi ce que je dois faire.

Il m’indiqua que nous devions d’abord nous rendre auprès de Rémi et

que c’est avec lui que nous organiserions mon enseignement. Je lui

proposais de partir quelques jours plus tard et que nous passerions chez

lui pour qu’il se joigne à nous. Je mis à profit les quelques jours durant

lesquels je demeurais à Toul pour vérifier l’organisation de cette cité.

Puis, un matin de juin, nous prîmes la route d’Attigny, près de Reims.

Vaast et moi avancions côte à côte sur nos chevaux, entourés de mes

soldats. J’avais fourni un cheval pour Vaast qui n’en avait pas. Au fur et à

mesure que nous cheminions, des hommes et des femmes,

reconnaissant l’ermite, suivaient notre convoi quelques lieues. Ils se

renouvelaient sans cesse de sorte que nous avions toujours plusieurs

dizaines de personnes autour de nous. Toutes disaient vouloir toucher

Vaast qu’elles appelaient « le saint homme » ou « l’homme de Dieu ».

Certains demandaient qu’il les bénisse. S’arrêtant alors, mettant pied à

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terre, Vaast, après avoir récité des prières en latin dans lesquelles

revenaient souvent les noms de Jesus-Christus, Deus et Deo, bénissait la

foule en faisant par-dessus sa tête d’amples signes de croix. Un jour,

après sa bénédiction, alors que nous franchissions l’Aisne sur un pont,

près de Rilly-aux-Oies, un aveugle lui fut amené par ses proches.

S’accrochant à la tunique de Vaast, il le supplia : « Vaast, saint homme

de Dieu, prends moi en pitié. De ton cœur aimant implore Dieu qu’il te

donne le pouvoir de me délivrer de ma tristesse. Je n’ai point besoin d’or

ou de richesses, je veux simplement revoir la lumière ». Alors Vaast se

mit à genoux, joignit les mains et ferma les yeux ; il se fit un grand

silence. Plusieurs personnes l’imitèrent. J’étais descendu de cheval et

tenais les deux par la bride afin qu’ils soient calmes. Et ils le furent

comme je ne les avais jamais vus être aussi tranquilles. Puis Vaast se

releva, toucha de sa main droite les yeux de l’aveugle et implora le

Christ : « Christ, Seigneur Jésus, toi qui as rendu la vue à l’aveugle

Bartimée sur la route de Jéricho, prends en pitié cet homme, regarde sa

foi et rends lui la vue afin qu’il admire l’œuvre du créateur, et que tous

ici présents voient ta bonté et ta puissance ».

Vaast retirant sa main dessina un signe de croix sur chaque paupière de

l’homme qui les tenait baissées. Quand l’homme ouvrit les yeux, il pleura

et, se relevant, il cria « je vois, Mon Dieu tu es grand, et toi Vaast tu es

bien le saint homme de Dieu que l’on dit » et il partit en courant suivi

d’une nombreuse foule qui criait sa joie et sa foi. J’étais impressionné et

ne bougeais pas plus que mes chevaux. Quand la foule commença à se

disperser nous reprîmes notre chemin. Je l’interrogeai :

- Pourquoi lui et pas les autres ?

- Que veux-tu dire ?

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- Pourquoi Dieu a-t-il guéri cet aveugle et aucun des autres infirmes,

estropiés ou malades qui étaient dans la foule ? Si c’est lui qui m’a

donné la victoire sur les Alamans, alors il est capable de grands

prodiges ! Soulager une foule de miséreux doit être facile pour lui.

Il ne me répondit pas tout de suite. Nous avions fait près d’une lieue,

lorsqu’il me répondit :

- Et tu penses que c’est injuste, que Dieu n’a pas le droit de choisir

tel ou tel ?

- Oui, c’est ce que je pense, puisque vous dites qu’il aime tous les

hommes. Pourquoi certains souffrent et pas d’autres ?

- Vois-tu, Dieu attend de nous foi, humilité, et amour de nos frères.

Peut-être cet homme pratique-t-il sincèrement ces trois préceptes.

Ils sont difficiles à pratiquer et rares sont les hommes qui font

ainsi. Dieu connaît le cœur de chaque homme, pas nous, alors

faisons lui confiance. En effet il aime tous les hommes comme des

enfants, et il donne à chacun selon son mérite.

Je réfléchis un moment et repris,

- Alors si je n’ai jamais été malade, si j’ai remporté des victoires, si

j’ai perdu Evochilde et ma fille, si j’ai épousé Clotilde, si Ingomer

est mort, si j’ai vaincu les Alamans, tout cela c’est Dieu qui me l’a

donné comme je le méritais ?

- Et plus tu croiras en lui, plus il sera à tes côtés en toute

circonstance.

En chemin il me parla de son enfance passée à Chalus, un village du

Limousin. De son amitié avec Rorice, évêque de Limoges, bien que

beaucoup plus âgé que lui. De l’inquiétude de ce dernier face aux

exactions des Wisigoths telle qu’il l’expliquait dans ses lettres.

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Quand nous arrivâmes à Attigny je retrouvais Clotilde qui, prévenue par

des messagers, ayant ainsi eu connaissance de ma victoire, était venue à

ma rencontre. Nos retrouvailles furent heureuses et affectueuses. A sa

demande je lui racontais cette guerre et l’incertitude de la victoire de nos

armées. Au fil de la conversation je me rendais compte qu’elle ignorait

mon vœu. Alors je lui décrivis ma nuit d’angoisse, mes interrogations,

ma frayeur de perdre mon royaume et mon honneur, et enfin comment

je m’étais tourné vers Dieu et comment il m’avait exaucé. Elle m’avoua

en être troublée et comblée de joie, car elle avait de son coté ardemment

prié Dieu pour qu’il me protège et me donne la victoire. Elle ajouta qu’il

me faudrait suivre un enseignement et qu’elle allait demander à Rémi de

venir discrètement à Attigny pour le commencer sans délai. J’ajoutai que

j’étais inquiet de la réaction que pourrait avoir mon peuple à l’annonce

que je renonçais à nos dieux, et qu’ils ne me protégeraient donc plus.

Elle me rassura en me disant :

- Le peuple Franc comprendra bien vite que Dieu est le seul vrai

dieu, unique et tout puissant, et l’écho de ta victoire l’en

convaincra. Quant aux Romains présents en Gaule, beaucoup sont

déjà chrétiens, plus catholiques qu’ariens, et ils ne pourront que se

réjouir de ta conversion. Il en sera de même pour beaucoup de

Gaulois. Je demanderai à Rémi d’intercéder auprès de tous les

évêques pour qu’ils instruisent le peuple et veillent à ce que tes

soldats les plus proches, qui connaissent ton vœu, se préparent à se

faire baptiser en même temps que toi.

Je la remerciai de son aide et lui demandai de continuer à prier pour

moi. Quelques jours plus tard Rémi arriva à Attigny. Je le retrouvais

avec plaisir. Il avait environ soixante ans, soit le double de mon âge,

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mais faisait preuve d’une étonnante vigueur. Il me serra dans ses bras, et

donna une accolade fraternelle à Vaast. Puis il nous bénit, ce à quoi je

répondis par un vague signe de croix comme je le voyais faire par les

chrétiens. Il fit plusieurs va et vient entre Attigny et Reims, et nos

discussions, auxquelles participait souvent Vaast, furent très riches.

Parfois Rémi demandait à Léonard de se joindre à nous. Je revoyais

ainsi avec plaisir ce compagnon et ami de jeunesse, qui bien que plus

savant que moi sur la religion catholique, n’était pas encore baptisé. Ils

entreprirent l’enseignement qui devait me conduire à la foi. Ils

m’expliquaient la Genèse, l’histoire du peuple hébreu, les dix

commandements et tout ce qui était exposé dans l’ancien testament. Ils

me faisaient lire certains passages de la bible de Saint-Jérôme, la vulgate

en latin. Je devais donc m’astreindre, pendant de longs moments, à lire

les passages qu’ils me conseillaient. Ces séances de lecture étaient

pénibles, car je les passais debout, devant un lutrin qui supportait ses

énormes reliures de parchemin jaune. Ensuite ils me posaient de

nombreuses questions pour vérifier ce que j’avais retenu et compris. Ce

qui me frappait au fur et à mesure de mes lectures c’était la puissance de

ce dieu unique. Il avait créé le ciel, la terre, toute la nature qui nous

entoure, et enfin l’homme et la femme à son image. Je me souviens

qu’une de mes premières questions à Rémi portait sur le visage de dieu.

- Comment a-t-il pu faire l’homme à son image, aucun homme ne se

ressemble, sans même parler de la couleur de la peau, des yeux ou

des cheveux ?

Rémi me répondit :

- À son image ne veut pas dire physiquement comme lui. Cela veut

dire que nous avons une intelligence, un cœur et une âme comme

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MOI, CLOVIS ROI 236/367

lui. Il nous a créés libres d’agir, comme lui était libre de créer le

monde ou de ne pas le créer. Et il nous a créés pour nous aimer.

Nous sommes en tout point semblables à lui, mais lui est tout

puissant, existant de tout temps et immortel, alors que nous

sommes nés mortels et peu puissants.

D’autres questions, plus ou moins importantes ou sensées me venaient

constamment à l’esprit. Et à chaque fois, Rémi ou Vaast me répondait

patiemment. Une autre fois je demandais :

- Vous dites toujours que Dieu nous aime, mais dans la bible,

plusieurs fois il tue tous les hommes et femmes. Comment peut-il

se venger et tuer ceux qu’il aime ?

- Tous les dieux font cela, mais Dieu ne se venge pas, il punit ceux

qui l’ont mérité et exauce ceux qui le prient sincèrement, répondit

Vaast. Mais notre Dieu, le seul vrai Dieu, ne le fait qu’après avoir

mis en garde les hommes et épargné les justes. Il n’envoie les plaies

sur l’Egypte qu’après que le pharaon ait refusé de laisser partir les

hébreux ; et il dispense les hébreux de ces malheurs. Il était prêt à

épargner Sodome et Gomorrhe s’il y avait trouvé quelques justes ; il

ne les trouva point et ne détruisit les villes qu’après avoir permis à

Lot et sa famille de se réfugier dans une autre.

Durant tous ces jours, je lisais plutôt l’ancien testament. Rémi ne voulait

pas que je lise les évangiles sans que je sois pénétré de la grandeur de

Dieu et de son amour. J’avais été particulièrement troublé par certains

des dix commandements. Autant il me paraissait naturel d’honorer et de

respecter son dieu, ce que j’avais toujours fait avec les miens, autant je

me demandais comment il fallait comprendre l’interdiction de tuer ou de

voler. M’adressant aux deux je leur demandai donc un jour :

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- Je comprends bien les cinq premiers commandements qui nous

disent de respecter et d’honorer Dieu. Mais je ne vois pas

comment, comme roi et chef de guerre, devant toujours apporter à

mon peuple terre et prospérité, je puis respecter les cinq derniers.

La mort, le vol, la convoitise sont liés à la guerre ; comment les

éviter ? Comment faire la guerre et combattre sans déplaire à

Dieu ? Les grands plaisirs de la vie ne sont-ils pas l’amour, le

pouvoir et la violence ? Du moins ce sont les miens !

- Les commandements nous interdisent tout acte volontaire exécuté

dans l’intention d’assassiner ou de voler pour notre bien-être

personnel ou pour notre simple plaisir. Mais Dieu n’interdit pas la

guerre lorsqu’elle sert une cause juste ; lorsqu’il s’agit de défendre

ton peuple contre un agresseur ou de délivrer un autre peuple de

rois ou de seigneurs indignes, me répondit Rémi.

Vaast ajouta :

- Penses-tu que Dieu t’aurait donné la victoire sur les Alamans s’il

n’avait trouvé juste ton combat, ou qu’il t’aurait laissé impuni s’il

avait jugé la mort de Ragnacaire ou de Chararic illicite ? Non !

rassure-toi, Dieu est juste et bon et il assiste ceux dont le cœur est

pur, et non perverti, et qui obéissent à l’esprit de ses

commandements.

Je ne pus m’empêcher de leur demander :

- Qu’entendez-vous par un cœur pur ?

Vaast poursuivit :

- C’est celui qui possède les trois vertus majeures, la foi, l’espérance

et la charité. Lis saint Augustin, et tu comprendras que la foi te fait

aimer ce que tu ne comprends pas, que l’espérance te met en

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attente de la joie de la rencontre avec dieu, et qu’enfin la charité,

qui consiste à aimer son prochain comme soi-même, te remplit de

l’amour de Dieu.

- Mais qui est ce prochain dont vous parlez si souvent ? repris-je

C’est Rémi qui me répondit :

- Ton prochain c’est tout autre que toi. Moi, Vaast, Clotilde, mais

aussi tes esclaves, aussi bien que l’empereur ou le plus simple de

tes soldats, et même tes ennemis.

- Même mes ennemis ! répétai-je avec étonnement

- Même tes ennemis ! redit Rémi. Respecte ceux que tu combats.

N’as-tu pas déjà un code de l’honneur, ne respectes-tu pas ta parole

quand tu la donnes, même à un ennemi ?

- Si bien sûr, mais quand je combats je poursuis mon ennemi jusqu’à

sa mort ou jusqu’à le capturer et le mettre en esclavage, lui et tous

ceux de son clan.

Rémi continua :

- Eh bien fais-le avec respect et non comme un sauvage. Et à chaque

fois que tu le peux, montre-toi clément, ne verse pas de sang et ne

fais pas souffrir inutilement. Souviens-toi des paroles du Christ sur

la croix « père pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Apprends à pardonner et change ton cœur de guerrier et de

conquérant en un cœur de justice et de conciliation ; bannis l’envie,

la jalousie et la concupiscence et leur corollaire, la violence. Si tu y

parviens, alors tu auras un cœur pur et Dieu sera bienveillant pour

toi. Change tes plaisirs malsains ! Garde l’amour, l’amour plein,

sans arrière pensée, l’amour de tous ceux qui ne sont pas toi mais

qui, comme toi, sont des enfants de Dieu. Transforme ta soif de

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pouvoir et de puissance en devoir de service ; sers ton peuple et

ceux que tu conquiers et exerce ton pouvoir seulement comme le

devoir de rendre ceux qui dépendent de toi heureux de vivre en

paix. Abandonne toute idée de vengeance ; sois clément et juste.

Rappelle-toi ce que je t’ai écrit à la mort de ton père ; personne ne

doit être insatisfait de ta façon de rendre la justice. Préfère la loi, la

conciliation et la réparation à une vengeance aveugle et passionnée.

Tout cet enseignement me troublait et les nombreuses discussions que

nous eûmes ensemble me plongèrent dans des réflexions complexes.

Quand le moment arriva, je remerciai Vaast et Rémi de leur sagesse et de

leurs conseils en leur promettant de continuer d’approfondir avec eux

mes pensées. Vaast avait décidé de m’accompagner à Soissons pour

continuer mon enseignement disait-il. Léonard, avec l’accord de Rémi,

se joignit à nous. Rémi nous souhaita bonne route et adressa des

compliments aussi respectueux qu’élogieux à Clotilde. En août nous

arrivions à Soissons et je retrouvais le reste de ma famille avec un

indicible bonheur.

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MOI, CLOVIS ROI 240/367

CHAPITRE 13 - ENSEIGNEMENT

Fin août, je réunis mes conseillers car des nouvelles inquiétantes me

parvenaient qui me laissaient cependant entrevoir des possibilités

intéressantes. J’avais appris que Théodoric était toujours à Rome et qu’il

devait y rester encore quelques mois, les discussions avec Gélase étant

très difficiles. Ce pape n’entendait pas se laisser mettre sous la coupe

d’un empereur. Il prétendait toujours que son pouvoir, parce que venant

de Dieu, était supérieur à celui de l’empereur qui lui devait, en

conséquence, allégeance. De son côté Aurélien avait appris que les

Wisigoths étaient empêtrés dans des conflits au sud de la Gaule et en

Espagne. Alaric résidait à Arles et tentait de s’implanter en Espagne. Des

troubles importants avaient lieu, et une révolte hispanique semblait sur

le point d’éclater, avec à sa tête un certain Burdunellus. Quant aux

Alamans, si leurs troupes bougeaient encore, il semblait que ce n’était

plus que par de faibles mouvements provoquant ça et là de petites

batailles que les Francs savaient gagner.

En résumé, Théodoric était bloqué à Rome, et Alaric à Arles et au nord

de l’Espagne. Le moment semblait propice à une incursion au sud de la

Loire. Mes conseillers étaient hésitants, l’un évoquant nos liens

familiaux, l’autre la puissance de ces peuples, un troisième la prospérité

qu’apportait la paix depuis plusieurs années. Je leur montrais alors une

lettre que Geneviève avait écrite à Clotilde :

« Ma chère Clotilde et amie,

Le Seigneur a bien voulu dans sa grande bonté vous faire cadeau

d’un deuxième enfant. J’en suis heureuse pour vous et pour Clovis

et prie Dieu de veiller sur cet enfant et de mettre en son cœur foi,

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bonté et justice. Je ne doute pas qu’élevé à la lumière de votre foi il

ne devienne un grand roi, à l’image de son grand-père et de son

père. C’est ce que j’espère si les persécutions dont sont victimes nos

frères catholiques en Aquitaine ne se propagent pas dans nos

provinces. Combien faudra-t-il de massacres et de martyrs avant

qu’un roi ne se lève et mette à la raison ces barbares Wisigoths et

leurs évêques, tous hérétiques à la face de Dieu ? Des évêques

catholiques sont exilés, d’autres sont interdits de ministères, leurs

biens sont confisqués, des églises sont fermées ou brûlées.

Volusien, notre respecté évêque de Tours vient d’être fait

prisonnier avec de nombreux prêtres et ils sont prêts d’être exilés

à Toulouse à tout moment. La prière est notre seule arme. Nous

gardons confiance, Dieu ne nous abandonnera pas. Que Dieu vous

bénisse et vous garde. »

Je leur laissais le temps de lire cette courte lettre et leur dis :

- Ne comprenez-vous pas que Geneviève nous appelle au secours des

peuples catholiques du pays Wisigoth ? Ne comprenez-vous pas

que la situation nous est favorable ? Alaric et Théodoric sont trop

loin et trop occupés pour pouvoir réagir à une action forte et

rapide. Ce sera pour nous l’occasion de tester la résistance des

Wisigoths. Et puis enfin allons-nous laisser impunément enlever

des évêques et des prêtres chers aux cœurs de Geneviève et de

Clotilde ?

- Qu’entends-tu par tester leur résistance ? interrogea Hermaric.

- Voilà ce que je pense, répondis-je. Conquérir ce pays maintenant

est prématuré. Seuls nous n’y arriverons pas. Il nous faudra des

alliés. Tant que la menace des Alamans n’aura pas disparu nous ne

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MOI, CLOVIS ROI 242/367

pourrons rien entreprendre d’ambitieux. Malgré notre victoire à

Tolbiac, les Alamans restent actifs et peuvent encore être

dangereux. Ils peuvent à tout moment tenter de se révolter contre

notre pouvoir, surtout s’ils nous sentent faiblir ou occupés ailleurs.

Mais une intervention ponctuelle nous permettra de connaître les

forces de ce peuple Wisigoth et l’accueil des populations.

- Et quel est ton plan ? questionna Gonthier.

- Je propose que nous marchions sur Tours pour prendre cette ville

aux Wisigoths, délivrer Volusien et protéger les reliques de saint

Martin. Puis nous verrons si nous pouvons tenter une incursion

vers Poitiers. Nous partirons avec une petite armée d’environ cinq

cents hommes. Hermaric tu en prendras sur mes contingents de

Soissons et toi Gonthier tu compléteras avec ceux des cités de Paris

et Chartres. Moi je passerai avec mes antrustions par Paris pour

voir Geneviève, et nous nous rejoindrons à Orléans. Quant à toi,

Aurélien, je te demande d’informer les Burgondes, et en particulier

Godégisile, que je compte sur eux pour surveiller les Alamans et les

combattre si nécessaire.

C’est ce qui se passa. Je rencontrai Geneviève à Paris fin septembre. Elle

me reçut comme à l’habitude, chez elle, simplement mais

chaleureusement. Elle était informée de ma victoire à Tolbiac et de mes

échanges avec les évêques. Je constatais une fois de plus que le réseau de

ces illustres chrétiens était bien organisé et solide. Je lui fis part de mes

intentions d’aller à Tours protéger les reliques de saint Martin et

défendre Volusien. Elle m’en remercia et nous eûmes plusieurs échanges

sur la situation au sud de la Loire et sur mes progrès dans la

connaissance de sa religion. Lors d’un de nos entretiens quelle ne fut pas

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ma surprise de voir entrer dans la pièce Marcellus, le jeune garçon

envers lequel j’avais été clément. Il nous apportait des boissons et un

peu de nourriture. Elle me dit l’avoir accueilli comme domestique et lui

enseigner la vraie religion.

Puis je poursuivis ma route vers Tours. Nous entrâmes dans Tours sans

difficultés. Nous fûmes accueillis par Vérus, l’évêque nommé en

remplacement de Volusien. Il nous confirma que Volusien et des prêtres

venaient d’être arrêtés et emmenés sous bonne escorte vers Poitiers. On

leur reprochait de se servir du sanctuaire de saint Martin et de leurs

églises comme lieu de propagande contre les Wisigoths. Il nous dit

craindre pour sa vie et celle de Rorice, évêque de Limoges. Sans attendre

je lançais mon armée à la poursuite des Wisigoths en direction de

Poitiers. Je ne rencontrais que peu de résistance. Comme je l’avais

envisagé, Alaric était loin et occupé avec son armée tournée vers

l’Espagne. A Poitiers j’apprenais qu’une petite troupe de soldats d’Alaric

était passée quelques jours plus tôt et qu’elle détenait des prisonniers

qu’on disait être des clercs de la cité de Tours. Face à si peu de difficultés

je continuais ma poursuite jusqu’à Saintes dans l’espoir de retrouver ces

clercs. J’y installais mes troupes toujours sans difficultés. Mais les

prisonniers n’étaient déjà plus là. Je positionnais alors mes soldats au

Nord de Saintes, satisfait de mon avancée, mais déçu de n’avoir pu

sauver ces hommes. J’hésitais à prolonger plus avant ma route. Je

n’avais qu’une petite troupe. D’un autre côté, le peu de résistance

rencontrée me laissait penser que je pouvais poursuivre vers Bordeaux.

Mais les événements se précipitèrent et m’obligèrent à battre en retraite.

En effet, Alaric, informé par je ne sais qui, avait fait route avec de

grandes forces depuis Aire-sur-l’Adour où il résidait, alors que je le

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croyais à Arles, et s’approchait de Saintes. Je ne pouvais l’affronter avec

une telle infériorité numérique. Je rebroussai chemin, pensant pouvoir

rester à Poitiers. Mais il me poursuivit de telle sorte que je fus obligé

d’abandonner et Saintes et Poitiers et Tours. Ce fut pour moi une

véritable désillusion qui faillit mettre à mal mon prestige de roi et de

chef de guerre. De retour à Paris, Geneviève m’informa qu’elle savait

comment Alaric avait été prévenu. Le jeune Marcellus, sitôt mon plan

dévoilé, avait pris la fuite, et c’est lui qui, chevauchant nuit et jour, avait

informé Alaric. Ainsi, pour la troisième fois j’étais trahi par celui que

j’avais épargné. Trahi par Caïus qui était parti soulever les cités de l’Est

contre moi ; trahi par ses conseillers de Paris envoyés en exil à Cambrai

et qui avaient informé les Alamans ; trahi par ce garçon, Marcellus,

envers lequel j’avais été clément à la demande de Geneviève.

- Tu vois où conduit la clémence chère à ton dieu ! Seuls la mort et

l’esclavage peuvent vaincre l’ennemi. Faire preuve de clémence

c’est lui permettre d’entretenir une volonté de trahison et de

vengeance. Crois-moi, je ne serai plus jamais aussi faible.

C’est en ces termes que j’exposais à Geneviève mon dépit et mon

mécontentement. Elle me répondit vivement :

- Tu parles de trahison, mais il n’y a trahison que là où il y eut

confiance. Or avais-tu confiance en Caïus, dans ses conseillers ou

en Marcellus ? Non ! Donc ils ne t’ont pas trahi. Ils se sont vengés.

N’aurais-tu pas fait de même ? N’est-ce pas ce que tu as fait avec

Syagrius en l’assassinant dans sa prison ? Avec tes cousins Chararic

et Ragnacaire ? Ne reproche pas aux autres ce que tu as toi-même

fait ! Et cela t-a-t-il empêcher d’asseoir ton pouvoir, d’être

considéré égal aux autres rois, de battre les Alamans ?

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- Soit ! Mais je viens d’être humilié par la faute d’un enfant que j’ai

épargné. Est-ce cela la récompense de Dieu pour cet acte de

clémence ?

- Tu seras récompensé au centuple dans le ciel. Le Christ a toujours

prêché l’amour, la miséricorde et la justice.

- Et il est mort crucifié ! La belle affaire ! Si j’avais été là avec mes

antrustions, je t’assure que cela ne se serait pas passé de la sorte.

- Il a donné sa vie pour nous sauver, mais tu ne peux encore

comprendre cela. Il te faudra encore beaucoup lire et étudier pour

entrer dans ce mystère de l’amour divin.

- Je ne suis pas sûr d’avoir envie de croire en ce dieu qui prône la

faiblesse plutôt que la force.

- Souviens-toi de ta promesse ! Si toi tu l’oublies, Dieu ne l’oublie

pas. Il veille sur toi, malgré toi.

Nous avons poursuivi cette conversation tendue un long moment, puis je

l’ai saluée et me suis retiré. Quelques jours plus tard je regagnais

Soissons. Nous étions en novembre et le froid commençait à se faire

sentir. Clotilde m’annonça qu’elle attendait un nouvel enfant, notre

troisième. Thierry allait avoir onze ans, dans un an il entrerait dans le

monde des adultes. L’hiver qui s’approchait annonçait un peu de repos.

Nous en avions tous besoin, tant cette année, la quinzième de mon

règne, avait été chargée. Je profitais des longues journées oisives pour

lire et relire l’ancien testament et saint Augustin. Toujours les mêmes

questions revenaient : Dieu aime et laisse souffrir, pourquoi ? Dieu

guérit les uns et pas les autres, pourquoi ? Il me donne la victoire contre

les Alamans et me laisse fuir devant les Wisigoths, pourquoi ? Et tant

d’autres qui d’une manière ou d’une autre pouvaient se résumer ainsi :

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Dieu existe-t-il et que veut-il ? Nous avions sur ces sujets de longues

discussions, Léonard, Vaast et moi. Je m’en ouvrais souvent à Clotilde.

Un jour notre discussion fut très difficile et houleuse car elle me voyait

assez peu pressé d’abandonner mes dieux. Elle me dit au comble de

l’exaspération :

- Tes dieux ne sont que bois, pierre ou métal, comme Mercure, Zeus

et tous les autres dieux, dont les romains adorent plus les statues

que les êtres divins. Wotan, Thor et tous ceux de votre ciel ne sont

que des magiciens sanguinaires qui ne se sont jamais manifestés

sur terre. Vous êtes obligés de faire de perpétuels sacrifices de

toutes sortes, hommes ou bêtes, pour essayer d’attirer leur

attention sur vous. Vous êtes esclaves de vos dieux.

- Nos dieux sont plus puissants que ceux de Rome. Ils les ont vaincus

en nous donnant depuis plus d’un siècle la victoire. L’Empire est

abandonné par ses dieux et Wotan nous accompagne dans nos

conquêtes, rétorquai-je non sans moins de vigueur.

- Alors comment expliques-tu ta victoire sur les Alamans si ce n’est

grâce à Dieu ? Et n’oublie pas que tes parents, Burgondes, Goths et

Wisigoths, sont convertis à mon Dieu depuis plus de cent ans et

que c’est donc par lui, et non par Wotan, qu’ils ont vaincu les

Romains, fait reculer l’Empire jusqu’à Constantinople et t’ont privé

de victoires, insista-t-elle.

Je fus un peu désemparé par sa réplique. En effet, depuis que Wulfila,

un grec de Cappadoce, avait traduit la bible, il y a plus de cent ans, en

langue Gothique, en reprenant les thèses d’Arius, tous les peuples goths

étaient convertis au christianisme. Ils priaient donc le même dieu que

Clotilde. Je fus obligé de reconnaître que ce n’était pas Wotan, mais Dieu

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qui leur avait permis de conquérir l’Empire romain en Occident.

A d’autres moments c’est auprès de Vaast que Léonard et moi

cherchions des réponses. Léonard s’interrogeait en particulier sur la vie

d’ermite et les raisons qui poussent un homme à vivre ainsi. Un jour que

nous l’interrogions Vaast nous expliqua :

- Ne cherchez pas les raisons d’un tel choix, mais le but poursuivi.

Vivre à l’imitation de Jésus-Christ n’est pas possible dans ce

monde. Il faut s’abstraire des tentations qu’il offre chaque jour et

vivre de prières, dans la solitude et la contemplation de Dieu. On

peut alors espérer atteindre la sérénité et la vraie foi. Il faut donc

accepter de vivre retiré, priant toujours, mangeant peu et

seulement ce que la générosité ou notre travail nous offre. Il faut

n’être plus qu’ascèse et prière.

Léonard lui demanda alors :

- C’est la recherche de la sainteté qui te guide ?

- Non ! Quel orgueil que cette pensée là. Dieu seul sait si je mérite ou

mériterai d’être appelé saint. Non ! Non ! je veux seulement me

rapprocher au plus prés de mon créateur en consacrant ma vie à le

prier et à l’honorer humblement. D’ailleurs la sainteté n’impose pas

la vie d’ermite. Geneviève, cette très vieille femme, qui s’est

dévouée toute sa vie à son prochain, qui a toute sa vie vécu au

milieu de la foule, parmi les riches et les pauvres, est déjà sanctifiée

par tout le peuple de Paris.

C’est moi qui poursuivis :

- Dis-moi Vaast, faut-il faire ce choix pour toute sa vie et vivre seul le

reste de ses jours ?

- Non bien sûr ! Certains comme saint Antoine le Grand ont fait ce

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choix là. Ce qui n’empêchait pas qu’il eut de temps à autres de

petites communautés autour de lui. Mais d’autres, comme saint

Martin de Tours, vivent à certains moments comme des ermites et

à d’autres dans la vie de leur cité.

- Se priver des joies de la vie, de l’action, de l’amour… j’aurais du

mal ! répondis-je.

- Je pense que j’y arriverais, ajouta Léonard. Je n’aime pas beaucoup

le monde et sa violence. Alors être ermite, pourquoi pas ? Je me

sentirais sûrement mieux.

Vaast conclut en lui répondant :

- Ce choix ne doit pas être une fuite face à un mal de vivre en société.

Il ne doit pas être intellectuel, mais spirituel, et répondre à un

impératif de ta foi. Détrompe-toi, ce n’est pas facile tous les jours.

Les tentations sont grandes ; même le Christ a vécu cela dans le

désert.

Puis il nous conseilla de lire les évangiles :

- Vous comprendrez que ni Dieu ni le Christ ne demandent que

chacun soit ermite. Au contraire, le Christ invite ses disciples à

aller et enseigner toutes les nations, donc à vivre parmi les hommes

et non retirés d’eux. Je vous conseille la lecture de l’évangile de

Marc.

Cet hiver là je passais ainsi beaucoup de temps en discussion et en

lecture. J’avais fait une promesse et il me faudrait la tenir. Je devais

donc essayer de comprendre ce Dieu, son fils et le Saint-Esprit, trois

personnes en une seule. C’était assurément le plus incompréhensible

pour moi. Comment, si le Christ est Dieu, a-t-il pu accepter de souffrir et

se laisser crucifier ? N’était-ce pas plus simplement un homme

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exceptionnel ou un demi-dieu, à l’image d’un Hercule ? Dieu étant le

seul, unique et tout puissant. Les ariens pensent cela et ils étaient

majoritaires dans les royaumes qui m’entouraient. Ma sœur Lantilde

elle-même n’était-elle pas arienne ? Pouvaient-ils tous se tromper ainsi ?

Toute l’année qui suivit fut calme54. J’eus la joie d’avoir un troisième fils

qui naquit le 21 mai. Nous l’appelâmes Childebert. Il fut baptisé comme

les autres. C’est au cours de cette année que nous fêtâmes l’entrée de

mon fils Thierry dans l’âge adulte. La fête donnée à cette occasion me

rappela celle que j’avais vécue, à son âge, il y avait bien longtemps déjà.

A partir de ce moment là, j’associais Thierry à ma vie, comme Childéric

l’avait fait pour moi. Thierry fut de tous les combats, de tous les voyages,

de toutes les cérémonies. Je pris aussi la décision de le confier à Léonard

pour qu’il fasse son éducation dans la foi chrétienne et le prépare au

baptême. Je mis à profit le temps dont je disposais cette année-là pour

parcourir mon royaume. Je me rendis plusieurs fois à Reims et à Paris.

A Paris, je décidais avec Geneviève, de la construction sur le mont

Lucotitius, d’une église dédiée aux saints apôtres. Je conversais avec elle

de mes études de la religion chrétienne et je lui faisais part de mes

doutes et de mes interrogations. Mais c’est avec Rémi, à Reims, que

j’eus le plus d’échanges et que je pus approfondir tous les dogmes de la

foi. Comme deux jours suffisaient pour aller de Soissons à Reims, je fis le

voyage souvent, en compagnie de Léonard et Thierry et d’une faible

escorte. Parfois ce fut Rémi qui vint, discrètement, de Reims à Soissons.

Je voulais que ses déplacements soient les plus discrets possibles afin de

ne pas inquiéter mon peuple Franc. En effet, je craignais encore sa

réaction lorsque la nouvelle de mon baptême se répandrait. Mes

54 497

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antrustions et mes officiers connaissaient ma promesse et l’avaient

approuvée. Les soldats avaient accepté de prier Dieu pour avoir la

victoire sur les Alamans mais ils ignoraient ma promesse. J’étais roi des

Francs, j’exerçais les fonctions de prêtre de notre religion ; j’avais peur

qu’en me faisant baptiser mon peuple ne me reconnaisse plus ni comme

roi ni comme prêtre. N’importe quel chef de clans germains pourrait

alors revendiquer la couronne et se faire élever sur le pavois. Ce serait la

fin du désir de mon grand royaume Franc qui devait couvrir toute la

Gaule, la Belgique et la Germanie. Ces entretiens avec Rémi

m’apportèrent des explications sur le plus grand mystère de cette foi

chrétienne, la Trinité. Un jour où je lui faisais part de mon

incompréhension, Rémi m’expliqua ce qu’elle représentait :

- C’est par la substance divine que dieu est un en trois personnes,

comme l’humanité toute entière est une en ce qu’elle est la

substance humaine unique en une multitude d’êtres. Mais une

différence entre l’homme et Dieu est que chaque homme est le fils

d’un homme parce qu’il a été créé par lui, il en est charnellement le

fils, et le fils, l’enfant, a charnellement nécessairement un père.

Dieu a engendré Jésus-Christ dans sa substance divine, de sorte

que dans cette substance, dans cette essence, Jésus-Christ venant

après Dieu en est le fils mais non charnellement. Etant de même

substance, Jésus-Christ ne fait qu’un avec Dieu. Cependant il a pris

un corps humain pour se faire reconnaître de nous et partager

pleinement notre sort sur cette terre. Il était alors pleinement

humain : c’est pourquoi nous disons que le Christ est pleinement

homme car enfanté dans la substance humaine par Marie, et

pleinement Dieu car engendré dans la substance divine.

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Comprends-tu cela ?

- Et le Saint-Esprit, qu’est-ce ?

- C’est la relation du père et du fils qui est amour. Elle s’inscrit dans

le cœur de chaque homme comme l’esprit de famille s’inscrit dans

le cœur de tous les membres d’une famille.

Cela me paraissait encore obscur. Admettre un dieu unique, ayant un

fils, de même que Wotan a enfanté Thor, je le comprenais. Admettre que

ce dieu est entouré d’une armée d’anges, comme Wotan a une armée de

walkyries qui accompagnent les morts, je l’acceptais. Mais cette idée de

la trinité me restait mystérieuse. Il me semblait que la vision qu’en

avaient les ariens était plus simple : un dieu unique et un fils, homme

aux pouvoirs exceptionnels, sorte de demi-dieu. Cette croyance se

rapprochait davantage des dieux romains et de ceux de mon peuple.

Nous eûmes ainsi de nombreux échanges. Chacun d’eux apportait des

réponses à mes interrogations et me faisait pénétrer dans les mystères

de cette religion. Mais à chaque fois se posaient de nouvelles questions

qui me plongeaient dans de nouvelles réflexions. Cependant je

comprenais petit à petit l’expression simple de cette religion : Dieu est

unique en trois divinités et il nous donne son amour par l’intercession de

son fils pour que nous le partagions entre tous les hommes. Cette

religion dévoilait à qui voulait en faire l’expérience une possibilité de

réponse aux interrogations intimes sur le sens de la vie. Le sens de ma

vie m’apparaissait à cette époque claire et unique : faire du royaume des

Francs le plus fort et le plus étendu de l’Occident, quel qu’en soit le coût.

Mais je voyais l’immense écart qui existait entre cette vie de batailles, de

douleurs, de morts et de sacrifices, et les vies de Geneviève, de Clotilde

ou de Rémi, consacrées à Dieu et au service de leurs prochains.

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Pouvions-nous croire au même Dieu ? Dieu pouvait-il aimer un homme

qui a du sang, beaucoup de sang sur les mains ? A ces questions

récurrentes Rémi me répondait invariablement :

- Le commandement « tu ne tueras point », n’interdit pas la guerre,

mais le meurtre, l’assassinat sans motif respectable. Or, ajoutait-il,

les guerres que tu mènes contre les Wisigoths ou les Burgondes ont

pour but de protéger les chrétiens catholiques, les vrais enfants de

Dieu, contre les exactions des hérétiques ariens, et de rétablir la foi

trinitaire dans toutes ces contrées. Et cela, vois-tu, plait à Dieu.

C‘est pourquoi il te donne souvent la victoire et que je te bénis et

t’incite à poursuivre cette œuvre salutaire.

Cette année fut une année de grands bouleversements dans mes

croyances. En insinuant en moi le doute sur la puissance de mes dieux

ancestraux et de ceux des romains, en me faisant côtoyer fréquemment

Geneviève et Rémi, en observant la vie quotidienne de Clotilde, faite de

simplicité, de prière et de charité, j’entrevoyais la possibilité de croire en

cette religion et d’abandonner la mienne. Leurs arguments et leurs actes

m’impressionnaient, mais je voyais aussi dans cette possible conversion,

un moyen de servir mon projet.

Au printemps de l’année suivante55 de mauvaises nouvelles me

parvinrent une fois encore en provenance de Geneviève. Elle

m’annonçait qu’à nouveau les Wisigoths se déchainaient à Tours.

L’évêque Vérus venait à son tour d’être enlevé et les brutalités contre les

catholiques reprenaient. Elle avait encore des craintes pour la

sauvegarde du tombeau de saint Martin, et me suppliait d’intervenir à

nouveau. Après avoir réuni mon conseil, je décidais d’une intervention

55 498

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MOI, CLOVIS ROI 253/367

d’envergure pour protéger Tours et refouler les Wisigoths aussi loin que

je le pourrais. Peu de temps avant mon départ, Clotilde m’annonça

qu’elle attendait un nouvel enfant, dont elle espérait la venue au mois

d’Août. Ce serait notre quatrième. Je lui fis part de ma joie mais lui dis

que je ne serai pas de retour avant l’automne. Comme elle participait à

mon conseil, elle connaissait mon projet. Elle me répondit qu’elle savait

que je ne serai pas revenu pour la naissance de l’enfant, et que la guerre

que j’allais livrer au nom de Dieu la remplissait de joie et de

reconnaissance. Nous décidâmes d’appeler cette enfant Clotilde ou

Clotaire selon ce que nous donnerait Dieu. Je lui dis aussi de ne pas

attendre mon retour pour le faire baptiser.

C’est ainsi que je me mis en route avec une troupe d’un millier

d’hommes. Seul Hermaric m’accompagnait, Gonthier et Aurélien étant

restés dans leurs cités de Paris et Melun. Curieusement, comme lors de

ma précédente expédition sur ces terres, je ne rencontrai que peu de

résistance, si bien que je pus poursuivre mon occupation jusqu’à

Bordeaux. Alaric, très occupé par la conquête de l’Espagne et les troubles

que cela engendrait, n’avait pu réagir. La mort de Burdunellus lui

permettait de mettre fin à la rébellion, mais cela mobilisait une grande

partie de ses forces. Nous pûmes ainsi entrer dans Bordeaux et

soumettre cette ville sans difficultés. Je libérai Vérus et fis prisonnier le

comte de la ville, Suatrius et le jeune Marcellus qui lui servait de

messager. C’est pendant mon séjour dans cette ville que j’appris la

naissance de mon quatrième fils, Clotaire. J’en fus comblé et cela

renforça ma détermination à agrandir mon royaume. A ma mort il

faudrait que chacun de mes fils hérite d’un royaume suffisamment

grand, le partage devant être fait de façon équitable. Malheureusement

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je ne pus rester longtemps dans cette cité. En effet, Alaric ayant été

informé, j’appris qu’il s’apprêtait à venir reconquérir Bordeaux. Je

n’étais pas prêt pour soutenir un siège ni combattre. Mais ces deux

expéditions menées en deux ans m’avaient permis de vérifier que les

troupes Wisigothes, si elles étaient nombreuses, étaient en revanche peu

réactives. Cela me laissait entrevoir une réelle possibilité de conquête de

ce pays à brève échéance, pour peu que j’intervienne avec une très

nombreuse armée. Je quittais donc Bordeaux, avec Vérus et mes deux

prisonniers, sans laisser à Alaric le temps de me rattraper. J’emportais

une partie du trésor de la ville, soit quelques coffres de pièces d’or et des

objets d’orfèvrerie de valeur. Je m’arrêtais à Tours. Nous étions en

novembre et j’en profitais pour assister à la fête de saint Martin. Je

confiais Suatrius et Marcellus à quelques hommes avec pour mission de

les conduire à Paris afin que Gonthier les enferme dans ses geôles.

Tours était en permanence en proie aux plus grands troubles. Cette ville

qui marquait la limite de mon royaume et de celui des Wisigoths passait

alternativement sous ma coupe et sous la leur. Afin de m’approcher au

plus près du sanctuaire, je procédais comme je l’avais fait jadis en me

déguisant en pèlerin. Pendant plusieurs jours je vécus parmi les

chrétiens qui venaient prier et implorer ce saint. J’entrais dans plusieurs

églises, assistais à différentes cérémonies et messes. Je m’approchais

maintes fois du tombeau de Saint Martin et voyais des guérisons

miraculeuses. Tantôt des énergumènes étaient délivrés de leurs démons,

tantôt des boiteux partaient en courant et des aveugles recouvraient la

vue. A chaque fois ce n’était que cris, pleurs, chants et psalmodies qui

s’entremêlaient dans un désordre immense. Chacun redoublait d’ardeur

pour toucher les miraculés et baiser le tombeau. Et tous rayonnaient de

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joie. « Alléluia », « Dieu est grand », « Béni soit son saint nom », « Béni

soit saint Martin » fusaient de toute part en une perpétuelle mélopée. Je

voyais la puissance de Dieu. Porté par ces immenses élans, j’y participais

chaque jour davantage. Au point que je sus bien vite les prières et les

chants qui sortaient des poitrines qui m’entouraient et que je finis par

chanter à l’unisson avec cette foule de pèlerins. Plus les jours passaient

plus je me sentais envahi d’une sérénité que je n’avais jamais connue. A

genou, je priais comme les autres, je chantais comme les autres, je me

signais comme les autres. Je pouvais rester ainsi de très longs moments,

priant, chantant ou en silence, évoquant en moi le nom de Dieu et du

Christ. Un jour, un soldat Wisigoth s’approcha près de l’autel qui

jouxtait le tombeau et je le vis lever son épée pour frapper le Christ et les

offrandes posées sur l‘autel. Je me levai et voulus saisir mon épée. Mais

j’étais sans arme dans ce lieu saint. Alors je priai intensément Jésus-

Christ et saint Martin de retenir le bras de ce soldat. Et le miracle

s’accomplit, le soldat resta le bras levé, incapable de le bouger, puis il

lâcha son arme, se serra la poitrine et mourut sur le champ. Les pèlerins

qui avaient assisté à cette scène s’emparèrent du corps et le portèrent

hors de la chapelle. Je venais d’éprouver la puissance de Dieu qui avait

répondu à ma prière. J’en fus bouleversé et remerciai Jésus-Christ par

une très longue prière, à genoux. Ce jour là je demandai pardon à Wotan

et à mes dieux de les abandonner. Je les remerciai de tout ce qu’ils

avaient fait pour moi depuis tant d’années, cependant que mes pensées

revenaient obstinément vers Dieu. Je me sentais bien, porté par la foi

des pèlerins qui m’entouraient et par le sentiment que Dieu était

réellement présent et à mon écoute. Certains soirs avant de rentrer à

mon logis, je rendais visite à Vérus qui avait regagné son palais

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MOI, CLOVIS ROI 256/367

épiscopal. Il m’accueillait toujours avec beaucoup de simplicité. Nous

nous asseyions au coin d’une cheminée et je lui racontais mes journées.

Un jour, alors que je lui faisais part de mes émotions, je lui demandais :

- Est-ce cela avoir la foi ?

- Etre en communion avec ton prochain, partager ton amour pour

Dieu, le prier et lui parler comme à un être de chair, bref avoir

confiance en lui quoiqu’il puisse-t-arriver, si c’est que tu veux et

crois, alors oui, tu as la foi.

- Alors je puis maintenant demander à recevoir le baptême ?

- Si tu le désires vraiment, tu le peux. Il te faudra encore recevoir des

enseignements et franchir les étapes du catéchuménat. Je te

conseille de t’en ouvrir à Vaast et à Rémi. Je sais que tu les vois

souvent et que vous avez beaucoup de respect les uns pour les

autres. Ils te conduiront à ce sacrement avec la sagesse et la foi

nécessaires. N’oublie pas que tu as à tes côtés une femme

catholique très pieuse. Elle te sera de bon conseil.

En décembre, je rentrais à Soissons, en passant par Melun et Paris.

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CHAPITRE 14 - BAPTEME

L’hiver étant peu propice aux voyages je restais à Soissons et passais de

longues heures en discussion avec Vaast et Léonard. Nous lisions des

extraits des évangiles et nous les commentions. Inlassablement, l’un ou

l’autre répondait à mes questions ou relevait mes contradictions.

Lantilde et Alboflède, mes sœurs, se joignaient parfois à nous. En effet

elles avaient fait savoir qu’elles souhaitaient elles aussi être baptisées. Ce

ne serait d’ailleurs pas un baptême au sens propre pour Lantilde, car elle

avait déjà été baptisée dans la tradition arienne. Avec Clotilde j’assistais

fréquemment à la messe, sans prendre part à l’eucharistie. Elle

m’expliquait qu’elle mettait en pratique l’amour enseigné par le Christ

en soulageant du mieux qu’elle pouvait le malheur des pauvres. Parfois

je l’accompagnais dans ses actes de charité. A partir du mois de mars56 je

me rendis plusieurs fois à Reims pour m’entretenir avec Rémi. Par de

longs et nombreux entretiens il s’assura de la sincérité de ma conversion.

Il m’apprit le credo trinitaire, s’efforçant pour chacune des assertions

que je la comprenais bien et que j’y croyais réellement. Assuré de mes

connaissances, il voulut un jour que nous parlions du baptême. Il me

dit :

- La tradition veut que les baptêmes aient lieu à Pâques. Cependant

le temps nous manque pour organiser cette célébration à cette

date. De plus je souhaite, et Avit de Vienne est de mon avis, que

nous donnions à cet événement le maximum d’éclat.

Je lui répondis que pour ma part, il me fallait encore un peu de temps

pour m’assurer que mes fidèles me suivent dans ma démarche, que mon

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MOI, CLOVIS ROI 258/367

peuple soit informé et que ceux qui le souhaitent aient le temps suffisant

pour se préparer à être baptisés le même jour que moi. De plus, j’avais

reçu un message de Godégisile, le roi Burgonde de Genève, qui

demandait à me rencontrer au plus vite, sans qu’il m’en dise plus. Il

fallait que je me rende en juin à Toul. Pour toutes ces raisons je ne

pouvais organiser une telle fête avant l’automne. Rémi trouva cela sage

et me proposa la date du 25 décembre suivant. Il insista pour que le

baptême ait lieu à Reims. Personnellement j’aurais aimé que ce soit à

Soissons ou à Tours, mais Tours venait de retomber entre les mains

d’Alaric et ce n’était donc pas envisageable. Il me dit aussi vouloir inviter

les évêques catholiques de Gaule et de Belgique, même s’il savait que

beaucoup ne pourraient participer à la cérémonie, soit qu’ils en soient

empêchés par leurs rois, soit simplement parce qu’en hiver les

déplacements étaient difficiles. Nous nous sommes ainsi répartis les

tâches, Rémi s’occuperait des évêques et des clercs, et je m’occuperais de

mon peuple.

Au mois de juin je me rendis à Toul pour rencontrer Godégisile. Il avait

choisi cette ville parce qu’elle se trouvait au nord du pays Burgonde, il

espérait ainsi se déplacer discrètement, à une dizaine de jours de voyage

de Soissons comme de Genève. Je connaissais peu Godégisile pour ne

l’avoir rencontré qu’une seule fois lors de mon mariage. Mais Clotilde,

qu’il avait élevée après la mort de son père, Chilpéric, m’en avait souvent

loué la probité et la foi, car il était catholique. Je rencontrai donc

l’homme tel qu’elle me l’avait décrit. De taille moyenne, avec un visage

émacié, des yeux vairons et une immense chevelure claire, il paraissait

très âgé, bien que n’ayant qu’une vingtaine d’année de plus que moi.

Comme je m’inquiétai de sa santé, il me répondit :

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- Je suis fatigué parce que je suis inquiet. Mon frère Gondebaud n’a

de cesse de me harceler sur la frontière de nos deux royaumes. Je

pense qu’il teste mes troupes afin de préparer une attaque

d’envergure contre moi pour s’emparer de mon royaume,

m’éliminer et régner en seul maître sur la Burgondie. C’est pour

cela que j’ai besoin de toi.

M’immiscer dans une querelle, une guerre, entre ces deux frères ne

m’enchantait guère. J’étais le neveu par alliance de l’un et de l’autre,

attaché à Godégisile, l’éducateur et le bienfaiteur de Clotilde, et obligé

vis-à-vis de Gondebaud, son tuteur. A toute aide apportée à l’un

correspondait une trahison vis à vis de l’autre. Je fus très prudent :

- En quoi puis-je t’aider ? souhaites-tu que je serve d’intermédiaire

entre vous afin de vous aider à établir un traité de paix ?

- J’en serais heureux, me dit-il, mais Gondebaud n’acceptera jamais

qu’un étranger, fut-il de notre famille, s’entremette dans nos

différents. Il a toujours voulu agir selon sa volonté, sa seule

volonté, au détriment de sa famille, de ses frères. Non, je ne

pensais pas à cela.

- Alors que puis-je pour toi ?

- Je vais te révéler mon plan. Je crains qu’il ne te déplaise, mais je

n’en vois pas d’autre, reprit-il.

- Explique-toi et je te répondrai sincèrement.

Il prit un temps de réflexion, se leva afin d’aller vérifier qu’il n’y avait

personne derrière la porte de la pièce, et m’expliqua à voix basse :

- Ecoute-moi sans m’interrompre ; tu me feras part des tes réflexions

à la fin. Voici. L’avenir de la Burgondie c’est moi ou mon frère. Je

désapprouve sa façon d’agir, mais sur le fond je suis d’accord avec

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lui, deux rois pour un même peuple c’est un de trop ! Mais s’il ne

doit y en avoir qu’un autant que ce soit moi. Je suis plus tolérant

que lui, moins excessif, et comme catholique j’ai l’appui des

évêques. Le peuple Burgonde n’est pas belliqueux et depuis que

nous sommes installés sur ces terres, nous n’avons eu de cesse de

vivre en bonne entente avec nos voisins. Genève, Lyon et Vienne

sont des cités prospères et le Rhône est une richesse pour nous

tous. Nous avons tout à craindre des Wisigoths et des Goths, plus

puissants que nous. Je ne demande qu’à vivre en paix avec eux. Et

c’est ce que je leur proposerai quand je serai seul roi des

Burgondes. Mais je ne peux y arriver seul. Alors voici ce que

j’attends de toi. Dès que je t’aurai fait savoir que Gondebaud

commence à marcher contre moi, je te demande de le défier et de

l’attaquer. Comme il te craint, nul doute qu’il renoncera

temporairement à me combattre et m’appellera à son secours. Je

viendrai alors à votre rencontre avec mon armée et lorsque je serai

près du lieu du combat, je me joindrai à toi, contre mon frère.

Attaqué de deux cotés à la fois, ses armées ne pourront résister ; tu

le feras prisonnier et tu me le remettras. Je l’enfermerai et le

maintiendrai prisonnier, comme il l’a fait pour Clotilde. Je serai

seul roi et nous établirons un traité d’alliance entre nous qui

assurera la paix pour de nombreuses années. J’ai appris que tu

allais être bientôt baptisé car tu as foi en Dieu. Imagine un instant

la force de l’union de deux rois catholiques, soutenus par tout un

corps d’évêques et par le plus grand d’entre eux, le Pape

Symmaque à Rome.

Il se tut et me regarda longuement avec un sourire amical. Je soutins son

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regard un moment, puis me levai. J’avais besoin de marcher pour

réfléchir tant sa proposition me désarçonnait. Il me demandait ni plus ni

moins de rompre mon alliance familiale avec Gondebaud et notre traité

de paix, donc d’agir en félon, et de cautionner sa propre traitrise en m’en

rendant complice. Et tout cela en échange d’un nouveau traité de paix,

pour remplacer l’ancien traité que j’avais signé avec Gondebaud peu de

temps avant mon mariage avec Clotilde. Je me demandais un instant s’il

avait toute sa raison. Par quel motif pourrai-je déclarer la guerre à

Gondebaud ? Que pourrai-je y gagner ? Je vins m’asseoir et lui répondis

avec agitation :

- Mon oncle, as-tu perdu la raison ? tu me demandes de rompre une

alliance familiale, de dénoncer un traité de paix et de m’associer à

ta traitrise ! Qu’ai-je à y gagner en regard des risques que je

prends ? Tu as parlé de notre Dieu à l’instant, es-tu sûr qu’il

regardera cette aventure avec bienveillance et qu’il nous accordera

son soutien ? Tu ne tueras point est-il écrit ! et ce que tu me

proposes est un massacre organisé. Au nom de quoi, de qui, parles-

tu ainsi ?

- Calme-toi, reprit-il. Tu veux un motif : rappelle-toi la promesse

faite à Clotilde de venger la mort de son père et de ses frères, de la

confiscation de leur partie du royaume Burgonde, et de

l’enfermement de sa mère. Qu’as-tu à y gagner ? Un prestige

encore plus grand. Par cette victoire sur Gondebaud tu seras

encore plus craint et respecté. Qu’as-tu à y gagner encore ? Une

extension de ton royaume car je t’abandonnerai tout le pays qui est

au dessus de la voie qui va de Bourges à Besançon en passant par

Chalon-sur-Saône. Tu en veux plus ? Je te paierai un tribut annuel

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que tu fixeras à ton gré ! Au nom de qui je parle ? Mais en mon

nom, au nom d’un roi qui ne veut que le bien de son peuple, un

peuple qui aspire à la paix et ne veut plus de guerres fratricides !

Qu’en pensera Dieu ? Mais Dieu ne peut que se réjouir de voir deux

rois, convertis à sa foi, la foi trinitaire, mettre à bas un roi arien et

toute sa clique arienne. Il nous donnera la victoire. Tu en veux plus

encore ? Pense….

Je l’interrompis d’un geste. Je découvrais la haine qu’il entretenait

contre son frère. Il me proposait une partie de son futur royaume pourvu

que je l’aide à anéantir Gondebaud. L’action me paraissait aussi

périlleuse qu’incertaine. Je lui demandais alors pourquoi il ne tentait pas

cette guerre seul ou avec l’aide de Théodoric. Sa réponse me déstabilisa :

- Théodoric est trop loin et il est le beau-père du fils de Gondebaud,

Sigismond, qui a épousé sa fille Ostrogotha, sa traitrise serait pire

que la tienne. Effectivement je peux affronter seul mon frère, en

retirant les troupes que tu m’as demandé de laisser en Alemanie

pour contenir, avec l’aide de Sigebert, les Alamans, toujours

dangereux. Est-ce ce que tu veux ?

Il avait visé juste et sa remarque m’amena au dilemme suivant : ou bien

il retirait ses troupes et je me retrouvais seul face aux Alamans, obligé de

m’engager davantage sur ces terres, avec tous les risques que cela laissait

entrevoir, y compris la défaite, ou bien j’acceptais une traitrise, assortie

d’une victoire presque assurée. Malheur au vaincu, gloire au victorieux,

même si la victoire a été obtenue par des moyens douteux, bien vite

oubliés. Je lui répondis :

- Soit, je t’aiderai contre ton frère, car j’ai besoin de toi contre les

Alamans. Et j’accepte les dons que tu me proposes en rétribution

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de cet aide. Mais je ne défierai Gondebaud qu’au printemps

prochain, dans un an.

Il acquiesça et je retournai à Soissons, inquiet mais satisfait d’un accord

qui finalement devrait me permettre d’accaparer une partie du royaume

Burgonde.

Tout le temps qui me séparait de mon baptême, je le mis à profit pour

gérer mon royaume, chasser et me divertir. Ce fut une période de paix

durant laquelle je mettais au point ma future campagne contre les

Burgondes. C’est en ce temps là que Thierry m’annonça qu’il voulait

prendre une épouse. Je lui conseillais d’attendre un peu afin de faire un

bon choix. L’été et l’automne furent aussi l’occasion de compléter mon

éducation chrétienne. Il me fallut tout ce temps pour expliquer ma

conversion à mes fidèles et m’assurer qu’elle serait acceptée par le

peuple. En effet, j’abandonnais un dieu guerrier pour un dieu d’amour et

de paix. Je renonçais à la force de Thor pour adopter la faiblesse d’un

dieu qui laisse crucifier son fils. Je tournais le dos à nos traditions et au

choix qu’avaient fait les rois voisins. Je prenais le risque de me couper de

mon peuple et d’être incompris de mes parents qui régnaient sur les

pays alentour. Je devais convaincre que ce Dieu d’amour était aussi

puissant que Wotan et Thor puisqu’il faisait des miracles et qu’il donnait

la victoire à ceux qui le prient. Autant sur le premier point, je pouvais

attester, et je n’étais pas le seul, que des miracles avaient bien lieu et que

j’en avais vu se réaliser plusieurs fois. Autant le Dieu pourvoyeur de

victoire était plus difficile à faire admettre. En effet depuis ma victoire

sur les Alamans, je n’avais eu que des revers, en particulier face aux

Wisigoths. Et je dus déployer beaucoup d’efforts et faire de nombreux

discours pour persuader mes fidèles et les édiles des cités que mon choix

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était le bon. Je rappelais sans cesse le poids des évêques catholiques qui

m’apportaient leur entier soutien, et le fait qu’une partie de la

population gallo-romaine était catholique. On me rétorquait mon

isolement dans cette religion et la grande discorde qui régnait entre tous

les divers courants de croyance. On me parlait du schisme entre l’église

d’Orient, à Constantinople, et celle d’Occident, à Rome. Je répondais que

l’empereur Anastase, lui-même monophysite, étaient chrétien et

cherchait à unifier ces doctrines. Malgré tout je rencontrai de nombreux

Francs qui se préparaient aussi à être baptisés, avec lesquels j’avais des

conversations très riches. Ce temps qui précéda mon baptême fut une

période de grande activité et au fur et à mesure que les jours passaient je

sentais ma foi s’affermir. Il m’arrivait de plus en plus souvent de prier

avec Clotilde et je l’accompagnais souvent à la messe. Un jour de

septembre, à la fin d’une messe, elle m’annonça attendre un nouvel

enfant dont elle espérait la naissance vers le mois de mars. Je lui

manifestai ma joie en la serrant fortement contre ma poitrine, et le soir

nous priâmes longuement, dans notre chambre, pour remercier Dieu.

J’espérais être présent pour la naissance, car je pensais partir en guerre

contre Gondebaud au mois d’avril, après la revue du Champs de Mars.

Après la Saint-Martin, vers le 20 novembre, je me rendis à Reims pour

demander solennellement à Rémi de recevoir le baptême. Clotilde

m’accompagnait, ainsi qu’Aurélien, Léonard, Vaast et mon fils Thierry.

Rémi s’étant assuré par des questions précises que ma connaissance

était suffisante et que ma foi était réelle, accepta ma demande. Il en fût

de même pour Aurélien, Léonard et Thierry. Nous quittâmes alors la

classe des audientes57 et fûmes admis comme competentes58. Nous

57 Auditeurs

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MOI, CLOVIS ROI 265/367

avions quarante jours pour continuer à nous préparer et à recevoir un

enseignement qui portait plus précisément sur le Credo, le symbole de

Nicée, que nous devions apprendre, et les sacrements. Vaast, sur

instruction de Rémi, se chargea de cet enseignement. Durant les

quelques jours qui précédèrent mon baptême, Clotilde et moi envoyâmes

des messagers vers tous les évêques catholiques de mon royaume ainsi

qu’auprès de ceux des royaumes Wisigoths et Burgondes. Beaucoup ne

purent venir soit parce que l’hiver les empêchait de faire le voyage, soit

parce que les comtes des cités leur avaient interdit de quitter leur cité,

mais ils me firent savoir, par le retour de nos messagers et par les lettres

qu’ils me remirent, leur contentement de me savoir enfant de Dieu,

premier roi catholique du royaume des Francs. Geneviève ne put venir,

son grand âge lui faisant redouter la fatigue du voyage, mais Ursicin,

évêque de Paris nouvellement nommé, la représenta. Vers la mi-

décembre, nous nous installâmes à Reims, dans le palais des empereurs

romains, dans lequel un siècle plus tôt, avait séjourné Valentinien 1er.

Situé près de la porte Bazée, de ses fenêtres les plus hautes on voyait

toute la cité et ses nombreuses églises. Le chemin que nous devions

suivre jusqu’à l’église Notre-Dame de Reims, où se trouvait le baptistère,

avait été pavoisé de blanc. La veille du baptême, donc la veille du jour de

Noël, nous passâmes de longs moments en prière, moi, Clotilde et mes

proches, dans la petite église Saint-Pierre qui communiquait avec le

palais. Le matin je me parai de mes plus beaux habits, revêtis casque et

armure, et m’ornai de tous mes colliers et bijoux, attributs de ma royauté

et de ma religion germanique. Rémi avait envoyé à notre rencontre son

frère Prince, parce qu’il était évêque de Soissons, ainsi que toute une

58 Demandeurs

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MOI, CLOVIS ROI 266/367

procession de clercs. Nous nous rangeâmes derrière ces clercs. Le

cortège, conduit par Prince qui portait une grande croix, avançait à pas

lents, vers le baptistère. Il faisait très froid. Cet hiver-là, comme ceux des

années précédentes, était très rigoureux et, malgré les manteaux et les

étoffes dont chacun se couvrait, tout le monde en souffrait. Nous

avancions dans une rue au sol encore enneigé et gelé. Avec ma famille et

mes fidèles je marchais derrière l’évêque et ses clercs ; nous étions suivis

par une centaine de mes fidèles et de mes soldats qui devaient recevoir le

baptême. Quelques uns de mes antrustions, soit parce qu’ils étaient déjà

baptisés, soit qu’ils souhaitaient garder leur religion ancestrale,

fermaient le cortège. Le long des rues que nous empruntâmes une foule

clairsemée, beaucoup n’ayant osé affronter le froid, regardait passer ce

cortège. A certains endroits des feux apportaient un peu de chaleur à

ceux qui se regroupaient autour. Toutes les bouches exhalaient des

vapeurs blanches. Certains se signaient au passage de la croix ; on

entendait des cris de joie, mais aussi de la réprobation car d’autres

n’hésitaient pas à proclamer leur foi germanique en lançant des « vive

Wotan ». Nous marchions tantôt en silence, tantôt en priant ou en

chantant. Je pensais à mes parents, à mes ancêtres ; que pouvaient-ils

penser de mon reniement ? Certes je commençais sincèrement à croire

en ce Dieu unique, mais je ne pouvais m’empêcher, une nouvelle fois, de

demander pardon à Wotan et à Thor. Je me demandais si j’avais bien

choisi en privilégiant l’église catholique plutôt que l’église arienne.

Seul contre tous ces rois ariens serai-je assez fort ? Mon peuple me

suivrait-il comme par le passé ? J’avais fait ce choix, poussé par Clotilde

et Rémi, il me fallait maintenant le vivre pleinement. Je ne pouvais plus

reculer. Le trajet fut de courte durée car il n’y avait du palais au

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MOI, CLOVIS ROI 267/367

baptistère pas plus d’une lieue59. Rémi nous attendait à l’entrée du

baptistère. A ses côtés je reconnus les évêques des cités proches : Amand

de Chalons, Camélien de Troyes, Edibius d’Amiens et beaucoup d’autres

encore. Rémi s’avança vers moi et me demanda si je renonçais au démon

et à mes dieux ancestraux. Je lui répondis que j’y renonçais. Puis il me fit

professer ma foi en me demandant si je croyais en Dieu, en son fils

Jésus-Christ et au Saint-Esprit. Je répondis par l’affirmative, alors il

ajouta : « dépose humblement tes colliers, fier roi des Francs, brûle ce

que tu as adoré et adore ce que tu as brulé ». Puis le cortège, guidé par

Rémi entra dans le baptistère. Il était construit dans une sorte d’atrium,

proche de l’église Notre-Dame. C’était un édifice octogonal, de faible

dimension, au centre duquel on trouvait une cuve peu profonde. Un

système de canalisation sommaire amenait l’eau d’une source proche et

en permettait l’évacuation. Il faisait froid, très froid, et lorsqu’on me

déshabilla je fus saisi de tremblements. J’étais nu et ne portais qu’un

linge blanc à la ceinture. J’entrai dans la cuve baptismale et je faillis crier

tant l’eau était froide. Elle montait jusqu’au dessus de mes genoux. Rémi

s’avança, entouré de trois ou quatre évêques, et, à l’aide d’une coupe en

métal dorée, il versa par trois fois de l’eau sur ma tête en disant « je te

baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Je grelottai et cru

défaillir, mais eus la force de répondre « amen ». On m’aida à sortir de la

cuve et Vaast s’empressa de m’essuyer énergiquement pour me

réchauffer. Il m’aida à me rhabiller et enfin me fit revêtir un grand

vêtement blanc. Pendant ce temps, Thierry, qui ne put retenir des cris au

contact de l’eau froide, puis Alboflède, Aurélien et Léonard, furent

baptisés à leur tour. Alboflède reçut des mains de Rémi le voile, signe de

59 Une lieue égale environ 2.220 m

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MOI, CLOVIS ROI 268/367

sa consécration à Dieu. Ce sont ensuite mes fidèles, chefs de mes troupes

et antrustions, qui reçurent le baptême. Ils entraient à plusieurs dans la

cuve et chacun était baptisé par un des évêques présents. Puis ils

sortaient rapidement et étaient remplacés par d’autres. Une centaine de

personnes reçurent ainsi le baptême ce jour-là à mes côtés. Je savais

aussi que des centaines d’autres personnes, partout à travers le royaume,

recevaient au même moment ce baptême, ainsi que nous l’avions décidé

avec Clotilde et Rémi. La foule, l’exigüité des lieux, la précipitation due

au froid, donnèrent à l’ensemble de la cérémonie un air de grand

désordre mais aussi de bonne humeur. Nous étions tous joyeux, nous

d’entrer dans l’Eglise de Dieu et de devenir ses enfants, les autres de

nous accueillir. Nous nous félicitions, nous nous donnions des accolades

et des baisers de paix et échangions des « Dieu te bénisse », « Dieu te

garde » et d’autres paroles de bienvenue. Enfin nous entrâmes tous dans

l’église Notre-Dame pour assister à la messe. C’est au cours de celle-ci

que nous reçûmes l’onction du Saint-Chrême, et que nous participâmes

à notre première eucharistie. Ma sœur Lantilde, déjà baptisée arienne,

ne reçut pas un nouveau baptême, mais seulement l’onction. Il m’est

difficile aujourd’hui, une dizaine d’années plus tard, de me rappeler tous

les détails de ce moment mémorable. Je me souviens de cette gaité qui

embrasait toute l’assemblée, de la joie que je voyais dans le regard de

Clotilde et de Thierry. Ce que personnellement je ressentis ? Difficile de

le décrire précisément. Toujours cette tristesse d’avoir délaissé mes

anciens dieux, mais aussi le bonheur de partager avec tous les miens la

même foi et les mêmes prières ; l’espoir que Dieu me donnerait toutes

les victoires que j’espérais, mais aussi la crainte du jugement des miens

si ces victoires se dérobaient.

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A la suite de la cérémonie eut lieu un grand banquet au palais. Clotilde

voulut que nous invitions tous les pauvres et malheureux que nous

avions croisés sur le chemin du baptistère. Elle voulait que mon premier

acte de baptisé soit un acte de charité en me rappelant les paroles du

Christ « ce que vous ferez au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous

le ferez ». Ce fut une grande et belle fête, et je fus heureux de voir tous

ces gens se rassasier, rire et danser, et venir me remercier de ma bonté.

Quelques jours plus tard nous rentrions à Soissons. Je mis à profit les

mois d’hiver pour réfléchir à ma campagne du printemps contre

Gondebaud, comme j’en avais pris l’engagement avec Godégisile.

Nous étions à nouveau installés à Soissons depuis peu quand Alboflède

tomba malade. Elle fut prise d’une toux effroyable, très vite cracha du

sang et mourut en quelques jours. Les médecins dirent qu’elle avait pris

froid lors du baptême et que son corps malingre n’avait pas résisté. Je

ressentis la même colère et les mêmes doutes que lors de la mort

d’Ingomer. Alboflède, en recevant le voile faisait don de sa vie et de sa

virginité à Dieu, et pour la remercier il lui envoyait la mort. Clotilde me

consola en m’expliquant que si le dessein de Dieu était de l’appeler si tôt

auprès de lui c’était bien ainsi. Elle était sûre, me disait-elle,

qu’Alboflède intercéderait pour nous et le royaume des Francs auprès de

Dieu, et qu’elle rejoignait Ingomer et tous nos parents déjà morts. Prince

célébra une messe au cours de laquelle je priai ardemment le Seigneur

d’épargner ma famille et de m’accompagner dans mes projets futurs. Ne

pouvant se déplacer en raison du froid, Rémi m’adressa une lettre de

réconfort que me remit Maccolus, un de ses prêtres qu’il me dépêchait.

Rémi m’écrivait que je ne devais pas me laisser aller à la tristesse

puisqu’Alboflède se trouvait maintenant auprès du Seigneur qu’elle

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chérissait. Il me conseillait de montrer l’exemple par un cœur joyeux et

que personne ne me voit accablé. Enfin il m’exhortait à gouverner et à

administrer le royaume avec l’aide de Dieu. Maccolus compléta cette

lettre par des paroles bienveillantes qu’il prononça au nom de Rémi.

En février60 je reçus une très longue lettre d’Avit, évêque de Vienne. Il

me fallut du temps et l’aide d’Aurélien, expert dans la langue latine, pour

en comprendre tous les mots et les subtilités. C’était une longue missive

dans laquelle Avit se réjouissait de mon baptême. Je connaissais peu cet

évêque pour ne l’avoir rencontré qu’une seule fois lors de mon voyage en

Italie, mais sa réputation de grand théologien, combattant inlassable de

l’hérésie arienne m’était connue. Il était évêque depuis une dizaine

d’années, ayant succédé dans cette fonction à son père Hesychius, qui

avait été sénateur romain avant son élection à l’épiscopat. Avit avait

autant d’importance en Burgondie que Rémi en avait dans mon

royaume. Aussi je pris beaucoup de soin à en comprendre toute les idées.

« A Clovis roi, Avit Evêque,

Les sectateurs des schismes ont voulu voiler votre grande

perspicacité par la variété de leurs discours, divers à l’infini, vides

de toute vérité chrétienne. Alors que nous nous en remettions à

l'Éternité, alors que nous attendions le jugement dernier pour

connaître qui est dans la vérité, voilà que surgit parmi nous un

rayon de vérité lumineux. La divine Providence a trouvé un

arbitre pour notre temps. Votre choix est une décision pour tous.

Votre foi est notre victoire. Beaucoup, dans la même situation,

face à une sage et attrayante croyance, soit par l’exhortation des

prêtres, soit à l’incitation de leurs compagnons, opposent 60

500

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l’observation des coutumes de leur peuple et des rites de leurs

pères. Ainsi, au salut, préfèrent-ils une honteuse impiété, gardant

pour leurs parents, dans l’incrédulité, une révérence vaine,

avouant ainsi ne pas savoir quoi choisir. On ne peut plus

désormais accepter de si mauvaises excuses après un tel miracle.

Quand à vous, de vos anciennes origines vous n’avez voulu

conserver que la noblesse, décidant d’être, pour votre

descendance, l’origine de toute la renommée liée à une haute

naissance. Vous avez d’illustres ancêtres, vous avez souhaité être à

l’origine d’une encore meilleure lignée. Vous êtes semblable à vos

bisaïeux, raison pour laquelle vous régnez actuellement. Vous

fondez votre postérité en régnant par le ciel. On se réjouit en

Grèce de l’élection d’un empereur comme nous : mais elle n’est

plus seule à être digne d’un tel don, et toutes les parties de

l’Occident, grâce à un roi nouveau, brillent d’une lumière

éclatante. Sa splendeur commence lors de la nativité de notre

seigneur : ainsi vous avez été appelé au salut par les eaux

régénératrices, au moment même où le monde accueillait son

rédempteur. Que ce jour qui célèbre la naissance de notre

Seigneur soit aussi le vôtre : vous êtes assurément né au Christ,

comme le Christ est né au monde, ce par quoi vous avez consacré

votre âme à Dieu, votre vie à vos contemporains, votre renommée

à la postérité. Et maintenant, que dire de plus de la solennité de

votre très glorieuse renaissance ? Si votre serviteur n’a pu

participer physiquement, je n’ai pas manqué d’être en communion

avec vos joies, puisque la divine providence nous a fait la grâce,

avant votre baptême, que vous nous adressiez, sublimissime

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MOI, CLOVIS ROI 272/367

humilité, un messager nous annonçant que vous étiez

catéchumène. Ainsi, après notre attente, la nuit sacrée nous

trouva confiant. Nous dissertions et méditions sur le sens de cet

événement, tandis que la main multiple des évêques réunis,

pénétrés de leur ministère saint, redonnait vie à vos membres,

tandis que cette tête redoutable s’inclinait humblement devant les

serviteurs de Dieu, tandis que la chevelure entretenue sous le

casque de fer était couverte du casque salutaire de l’onction

sacrée, tandis que, dévêtus de la cuirasse, les membres immaculés

resplendissaient, semblables au vêtement blanc. La douceur de ces

vêtements, très éminent roi, comme vous le croyez, je le confirme,

vaudra mieux que la dureté de vos armes. Que tout ce qu’une

heureuse félicité vous accorda jusqu’à ce jour, ce soit désormais la

sainteté qui vous le donne. J’aurais volontiers ajouté quelques

exhortations à vos éloges, s’il avait manqué quelque chose à votre

savoir ou à votre sagesse. Pourrions-nous vous prêcher une foi

parfaite, alors que votre foi l’est déjà pour l’avoir comprise sans

prédicateur ? Ou bien l’humilité, dont vous nous faites déjà

témoignage avec dévotion, alors que vous ne nous la devez que

depuis votre profession de foi ? Ou encore la miséricorde, quand

vous en faites déjà preuve envers un peuple captif, qui en fait part

au monde par ses cris de joie et à Dieu par ses larmes ? Il y a

encore une idée que je voudrais développer : puisque Dieu a

adopté, grâce à vous, votre peuple comme le sien, que les peuples

naturellement ignorants et non encore corrompus par le germe

d’aucun dogme hideux, reçoivent du noble trésor de votre cœur la

semence de la foi. N’éprouvez ni honte ni regret d’envoyer des

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ambassadeurs pour agrandir le parti de Dieu, lui qui a tant fait

pour vous et votre peuple. Je prie sans cesse pour que le Seigneur

nous garde longtemps ce grand roi qu’il nous a donné, pour votre

femme aux vertus fameuses, et pour vos enfants afin qu’ils

grandissent et conduisent leur vie dans les traces de leurs parents

et dans la volonté de Dieu.»

Après avoir lu plusieurs fois cette lettre, Aurélien en ayant fait de même,

je lui demandai :

- Je suis heureux qu’il se réjouisse de mon baptême, mais ne

trouves-tu pas ses propos exagérément flatteurs ?

- Certes il déverse sur toi un tombereau d’éloges, mais je le crois

sincère. Il exprime tout le bonheur et l’espoir que fait naître ton

choix de la religion catholique pour tout le peuple de Dieu. Et il te

donne l’ordre de mettre tout en œuvre pour convertir les peuples

encore païens.

- En fait il me donne ce que j’espérais, un blanc seing pour

poursuivre mes conquêtes, pourvu qu’elles soient dans le but de

créer un royaume catholique, dis-je.

Aurélien reprit :

- Oui, je le comprends comme cela aussi. Explicitement tu as le

soutien des évêques et implicitement il t’indique également qu’en

Orient, ce qu’il appelle la Grèce, l’empereur Anastase est lui aussi

chrétien donc qu’il ne pourra qu’approuver tes entreprises.

- Alors il est temps que nous préparions notre première action : la

marche contre Gondebaud, comme je m’y suis engagé avec

Godégisile.

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CHAPITRE 15 – GUERRE BURGONDE

Pendant l’hiver je passais du temps avec Clotilde et mes enfants. Thierry

allait avoir seize ans. C’était un homme fort et courageux, fin d’esprit,

qui montrait une vraie habileté dans le maniement des armes. Je

déplorais cependant, et le regrette encore aujourd’hui, qu’il montre peu

d’humanité, et que sa force lui tienne lieu de morale. Nous fêtâmes son

union avec la femme qu’il s’était choisie. Elle s’appelait Armigonde.

C’était une lointaine cousine de Thuringe. Quand à mes trois autres fils,

c’étaient encore des enfants préoccupés de jeux et de baisers.

Aujourd’hui, quand j’écris ces lignes ce sont presque des hommes.

Clodomir va bientôt entrer dans l’âge adulte. C’est un combattant aimant

le bruit des armes, mais dont l’intelligence est limitée. Childebert, qui a

une dizaine d’année, est un gentil petit garçon. Plus rêveur que combatif,

il obéit, comme fasciné, à ce que lui demandent ses frères. Enfin

Clotaire, qui a à peine neuf ans, est un garçon réfléchi, curieux de tout.

C’est un charmeur auquel on résiste difficilement, au risque de se faire

manipuler. Ce sont mes fils et ils régneront après moi sur le royaume

que j’ai constitué.

Je profitais de cette période pour désigner ça et là des fonctionnaires à

mon service et je nommais Vaast évêque d’Arras. C’est également à cette

période que Léonard m’informa qu’il me quittait. Je lui avais proposé de

le nommer évêque, mais il préférait se retirer dans un ermitage à Micy

près d’Orléans où il voulait rejoindre un certain Mesmin. Début mars,

Clotilde mit au monde une fille à laquelle nous donnâmes le nom de sa

mère. Je me dis alors que, le temps venu, il me faudrait penser à

organiser ma succession, sans oublier cette petite Clotilde, si Dieu ne la

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rappelait pas d’ici là. Notre loi salique interdisant à une femme d’hériter

d’une part du royaume de son père, il faudrait donc que je lui fasse

offrande de certaines terres.

Je reçus en Avril une lettre de Rémi m’informant qu’Alaric semblait

vouloir se déchainer à nouveau contre les évêques catholiques. Il venait

d’exiler Césaire d’Arles à Bordeaux, lui interdisant tout ministère. Fin

Avril, un émissaire de Godégisile m’informait que Gondebaud venait de

le défier. C’était pour moi le signal, il fallait que je respecte la parole

donnée à Godégisile. J’envoyais donc Aurélien auprès de Gondebaud,

avec pour mission de lui dire que je le défiais et que j’avais l’intention de

m’emparer de son royaume. Aurélien devait lui dire que c’était en

respect de ma parole donnée à Clotilde de venger ses parents et pour

protéger les catholiques du royaume Burgonde, qui maintenant étaient

mes frères en Jésus-Christ, et que je savais menacés. Aurélien me

rapporta la réponse de Gondebaud début mai, me disant qu’il

m’attendrait fin mai aux abords du fort de Dijon. Selon Aurélien, il était

entré dans une violente diatribe m’accusant de traîtrise, de cruauté et

m’assurant que tout le peuple Burgonde, de Genève à Avignon, se

liguerait contre moi et m’écraserait. De Genève à Avignon ! C’était la

preuve, comme l’avait prévu Godégisile, que son frère allait faire appel à

lui, abandonnant, pour le moment, son idée de conquérir l’ensemble du

royaume Burgonde. Je rassemblai une grande armée et m’installai fin

Mai dans la grande plaine, au bord de l’Ouche, au sud-est du fort de

Dijon. Dès les premiers combats, Godégisile se retourna contre son frère,

et unit ses armes aux miennes. Gondebaud, attaqué de deux côtés par

des armées plus nombreuses n’eut pas d’autre choix que de battre en

retraite. Ce fut alors une longue poursuite, faite de batailles et de longues

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courses. Gondebaud voyait ses forces s’amenuiser au fur et à mesure

qu’il fuyait vers le sud en longeant le Rhône. Ce fut une folle poursuite, à

marche forcée, et malgré les combats, les nécessaires repos, et les non

moins indispensables pillages pour ravitailler les troupes, nous

atteignîmes Avignon en une trentaine de jours. Gondebaud venait de s’y

réfugier, espérant ainsi être à l’abri de nos attaques. De plus, étant à la

limite sud de son royaume, à proximité d’Arles, certainement pensait-il

qu’Alaric, qui résidait dans cette ville, lui viendrait en secours. Je

maintins pendant tout l’été et l’automne un siège féroce. Nul n’entrait ou

sortait de ce rocher. Aucun Wisigoth ne vint à son secours. Thierry,

pendant ce temps, en septembre, me demanda d’aller conquérir Arles,

en pays Wisigoths, une de leur principale cité. Je lui donnai bien

volontiers mon accord et il partit à la tête d’un important effectif. Mais

l'aventure ne tourna pas à l'avantage de Thierry. Est-ce son inexpérience

de la guerre et de la façon dont on mène un siège, il n'avait alors à peine

plus de seize ans ? Est-ce la forte résistance des Wisigoths ? Est-ce son

infériorité numérique ? Je ne sais encore aujourd'hui. Sans doute tout

cela à la fois ! Thierry dû battre en retraite et revenir à Avignon dès la

fin octobre. Nous passâmes l'hiver dans ce sud au climat si doux. Nous

qui étions habitués à la rigueur de l'hiver du nord, nous appréciions la

clémence du ciel. Ayant fait une mauvaise chute de cheval, de grandes

douleurs me transperçaient le dos. Le répit de l’hiver me donna le temps

d’aller sur le tombeau de sainte Marthe, à Tarascon, afin de la prier.

Quelques jours plus tard je n’avais plus mal. C’est aussi durant ce même

hiver que Thierry reçut la nouvelle de la naissance de son fils Thibert.

Godégisile, voyant que je maintenais fermement le siège d'Avignon,

certain que la fin de Gondebaud était proche, décida de s'installer à

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Vienne comme seul roi de Burgondie. Il n'avait pas choisi Lyon, ce qui

eut été son droit, de crainte qu'il n'y ait dans cette ville un trop grand

nombre de partisans de Gondebaud. Au mois de février, on m'informa

qu'un homme souhaitait me parler. C'était Aridius, ancien sénateur

romain, et fidèle de Gondebaud. Celui-là même qui avait essayé de

m’arracher Clotilde pendant sa fuite. C’était un bel homme, à la peau

halée et aux cheveux courts noirs. Son regard était brillant et son sourire

magnifique. Il était vêtu d’une simple toge blanche et ne portait aucun

bijou. Notre conversation fut étrange. Quand il fut devant moi il

commença comme un tribun :

Oh grand et illustrissime Clovis, permets qu'un humble sujet

burgonde, ami du roi Gondebaud, rende hommage à ta force et à ta

grandeur. Par delà les monts, les vallées et les fleuves, depuis le

nord la rumeur nous rapporte tes hauts faits qui nous plongent

dans la crainte et l'admiration. Tes armées puissantes, depuis des

mois, infligent à notre roi et à notre peuple des souffrances sans

doute justifiées, mais trop cruelles. La loi du plus fort devrait être

la voie de la raison. Hélas, malgré le respect que je lui porte et

l'admiration que j'ai eue pour lui, je me rends compte que notre roi

Gondebaud n'a pas pris conscience de ta vaillance et de ta

détermination. Seul dans ce petit repère, il s'enfonce dans la

misère, entraînant avec lui un peuple impuissant. Il espère le

secours qu’Alaric, par mon intermédiaire, lui a promis mais qui

tarde. La ténacité de Gondebaud n'a d'égale que la tienne. De ton

côté, pour entretenir ton armée, tu mets ce pays à feu et à sang,

pillant, violant, arrachant les oliviers pour faire du feu ; il n'y aura

bientôt plus qu'un désert autour de toi ! Ainsi je vois deux rois

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vaillants, face à face, chacun ne voulant rien céder, chacun

espérant selon son camp, lui un secours, toi sa reddition complète.

Je connais ce roi, grand Clovis, et crois-moi, il ne cédera rien tant

qu'il pourra sauver son honneur, fusse au détriment de son peuple.

Il marqua une pause, attendant de voir l'effet produit par sa diatribe.

J'entendais bien les flatteries exagérées de ce discours. Mais tout cela

avait certainement un but précis. Au delà du plaisir qu'il y a à entendre

des éloges, même emphatiques, je devais comprendre ce qu'il voulait. Je

restai un moment silencieux, puis lui répondis :

Parles-tu en ton nom ou bien est-ce ce roi têtu qui t'envoie ?

Ce roi est trop fier pour déléguer auprès de toi, puissant Clovis, un

quelconque ambassadeur. Mais il est suffisamment réaliste pour ne

pas empêcher une initiative personnelle qui peut, pense-t-il,

ménager ses intérêts. Je te parle donc en mon nom, et au nom de

nombreuses personnes épuisées par ce siège. Ce siège qui t'occupe

avec ton armée loin de chez toi. Et je ne doute pas que ton absence

ne t'inquiète et que tes fidèles n'attendent ton retour avec

impatience. Bien des ambitions se réveillent quand un monarque

est trop éloigné. Et je regretterai de mettre mes humbles

compétences au service d'un roi qu'un siège qui le rend fort ici

affaiblit ailleurs.

Ce sénateur, ambassadeur de lui-même, faisait preuve d’une habileté et

d'une franchise peu commune. Il mettait en exergue un point qui me

préoccupait. Depuis près d'un an j'étais loin de Soissons et de mon

royaume. Des ambitions de rois ou de ducs pouvaient effectivement se

faire jour. Je réfléchissais depuis plusieurs semaines à une sortie

honorable de ce conflit et il venait m'en proposer une. Je ne savais

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encore laquelle, mais je me devais de l'entendre. Malgré tout, son ton

m'agaçait. Je lui répondis :

Tu es fin et rusé Aridius, mais ne me sous-estime pas et prends

garde à tes propos qui pourraient blesser un roi qui est proche

d'être le tien, par la force ou par ton désir. Je t'écoute, qu'as-tu à

me proposer ?

Valeureux Seigneur, je te respecte trop pour avoir ne serait-ce que

l'idée de t'offenser. Je n'exprime que des idées qui n'engagent que

moi et ne préjuge d'aucune réalité. Il faudrait être bien

déraisonnable, et je ne le serais pas, moi, pour penser une

quelconque action contre un si grand roi, dont on est tributaire, du

seul fait de son absence. Bien fou est celui qui imaginerait cela,

mais l'homme est ainsi fait que l'ambition parfois le dévore et le

fait déraisonner.

Assez de bavardage, ma patience a des limites, viens en aux faits,

dis-je avec énervement.

Les armes ne résoudront rien rapidement. Ta victoire est assurée,

mais dans quels délais ? Hors, pour les raisons que j'ai dites, une

fin plus rapide serait profitable à nos deux peuples. Alors voici

quelle est mon idée : fixe un tribut, que Gondebaud devra te payer

chaque année, en échange de quoi tu lèves le siège, il retourne à

Lyon et garde une partie de son royaume autour de cette ville.

Godégisile garde lui son royaume de Genève et cette région, de

Vienne à Avignon, qu'il a conquise grâce à toi. Pour ta part, outre

ce tribut, tu acquières les terres que t'a promises Godégisile.

Qu’est-ce qui te fais croire qu'un tel arrangement est possible et

qu’il sera accepté par ces rois.

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- Je conseille Gondebaud depuis longtemps. Rien ne l'importe plus

que son titre de roi. Sa vanité sera satisfaite de le conserver et son

orgueil sera comblé car il pourra dire à son peuple : j'ai résisté au

plus grand roi des Gaules, je vous ai sauvés et j'ai gardé mon

royaume. Quant à Godégisile, il gardera un royaume plus grand

que celui qu'il avait et pourra se flatter d'être l'allié de Clovis. C'est

un faible, plus préoccupé de bien vivre que de combattre, répondit-

il très sûr de lui.

Je mis fin à l'entretien en lui disant que j'avais besoin de réfléchir et que

je le convoquerai quelques jours plus tard. Je voulais évaluer cette

proposition avec Aurélien et Thierry. Ce dernier s'opposa violement à ce

qu'il considéra comme un marchandage et une défaite déguisée. Il

voulait attaquer Avignon et prendre la ville de force. Aurélien considéra

l'offre comme une bonne solution, conseilla de fixer le tribut à un

montant très élevé et d'exiger que Gondebaud se reconnaisse mon

vassal. De plus, ajouta-t-il,

- Les Wisigoths vont forcément intervenir vu leurs liens avec

Gondebaud et ici nous ne serons pas de taille à leur résister.

J’étais de son avis et malgré les protestations de Thierry, je décidais de

mettre en œuvre les propositions d’Aridius. Je lui en fis part et quelques

jours plus tard, accompagné d’une escorte porteuse du premier tribut, il

me transmettait l’accord de Gondebaud. Muni de cet estimable trésor, je

levais le siège d’Avignon et repartais vers Soissons, non sans emmener

avec moi bon nombre de prisonniers. En passant à Vienne je fis part à

Godégisile de ma décision, et devant ses protestations et son inquiétude,

je lui laissais une troupe d’une centaine de soldats aguerris. J’apprenais

par Aurélien que la rumeur faisait état d’un comportement licencieux de

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MOI, CLOVIS ROI 281/367

Godégisile et du mécontentement de la population qui croissait. Inquiet

de la situation que je laissais, je poursuivais ma route. Je revenais vers

mon royaume avec un résultat décevant. Une demi-victoire contre

Gondebaud, ce dernier maintenu vivant dans Avignon et certainement

désireux de se venger, Godégisile perdu dans des plaisirs, inconscient de

la rancœur de son frère. Il me faudrait être vigilant sur l’évolution de ce

royaume burgonde, et je demandais à Aurélien de laisser en place des

espions. Ce fut une bonne idée, car au mois de septembre, nous

arrivèrent des nouvelles inquiétantes. Alaric avait finalement envoyé des

secours à Gondebaud et ce dernier avait entrepris la reconquête de son

royaume. Avec les wisigoths, le reste de son armée et les burgondes

fidèles qu’il recrutait progressivement, Gondebaud était parvenu jusqu’à

Vienne. A son tour il avait établi un siège devant les murailles.

Godégisile n’ayant pas la force pour lutter avait fait sortir de la ville

toutes les personnes qui n’étaient pas en âge de combattre. C’était autant

de bouches à ne plus nourrir. Mais la situation avait empiré et

Gondebaud, par suite de la trahison assez obscure d’un fidèle de

Godégisile, avait réussi à pénétrer dans Vienne par l’aqueduc. Le

massacre avait été complet. Godégisile et toute sa cour avaient été

massacrés, et les survivants de mes soldats faits prisonniers et offerts en

remerciements à Alaric. Gondebaud était maintenant seul roi de

Burgondie, de Genève aux portes d’Avignon, dont il avait fait présent à

Alaric. Cela signifiait pour moi la transformation de ma demi-victoire,

six mois plus tôt, en véritable défaite. Plus de tribut, plus de territoire

conquis sur la Burgondie, un allié mort et un roi Burgonde plus puissant,

ayant renforcé son alliance avec les Wisigoths, et certainement plein de

rancœur envers moi. La perfidie d’Aridius m’apparaissait évidente et je

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MOI, CLOVIS ROI 282/367

me jurais de la lui faire payer dès que je le reverrai. Ce fut pour moi un

coup très rude. J’avais vaincu les derniers romains à Soissons, vaincu les

Alamans à Tolbiac, mais déjà transigé avec Gondebaud, reculé et pactisé

avec Hoël, reculé par deux fois devant les Wisigoths à Saintes et

Bordeaux, et maintenant je ne tirais rien de mon aventure Burgonde qui

me présentait pour tout un peuple comme roi félon. Tout cela en quinze

ans de règne. Décidément je n’étais pas un bien grand roi. Certes mon

ambition était intacte. Ma volonté de construire un grand royaume

Franc, de la mer du Nord à la méditerranée, de la Bretagne aux

Pyrénées, demeurait toujours puissante. Mais j’étais isolé, et ma

conversion et mon baptême dans la foi catholique m’isolaient encore

plus. Certes j’avais l’appui des évêques, hommes influents détenant le

pouvoir administratif et spirituel, mais sans soldat ! Certes j’étais par

alliance de la famille de Théodoric, mais il était bien loin, et avait les

mêmes alliances avec les Burgondes et les Wisigoths. Il ne pourrait

m’aider. Je ne pouvais définitivement compter que sur moi-même, la

valeur des mes armes et mon intelligence. C’était beaucoup ! Serait-ce

suffisant ? Durant l’automne et l’hiver qui suivirent je me renfermai et

devins morose. Tout m’irritait. Je dormais mal. Ni la douceur de

Clotilde, ni l’amour de mes enfants, ni l’amitié d’Aurélien ne me

comblaient. Seules les courses sans fin, les duels et les chasses dans les

grandes forêts me permettaient de dormir d’épuisement. J’allais

régulièrement à la messe, je communiais à chaque fois, je priais Dieu, je

l’implorais de m’éclairer, et malgré tout je n’arrivais pas à construire de

bonnes stratégies pour mon grand projet. Parfois, lassé, je me disais que

finalement le statu quo pourrait être une bonne solution : chaque

royaume dans ses frontières, alliés les uns aux autres, cela pouvait ouvrir

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une période de paix, telle qu’en avait connu la Gaule après les conquêtes

de César. César ! Voilà un empereur qui a conquis un monde et laissé

pour l’éternité son nom gravé dans la pierre. Et moi, quel César Franc

pouvais-je être maintenant ? A d’autres moments, je me voyais levant

mes armées, défiant tous mes voisins, et les écrasant tant j’étais sûr de

ma valeur et de celle de mes soldats. C’est dans cet enchevêtrement de

pensées qui occupaient sans cesse mes jours, que je reçus, coup sur

coup, deux nouvelles qui bouleversèrent ma vie.

La première vint de Paris début janvier61. Geneviève venait de mourir,

rappelée par Dieu, à plus de quatre-vingt ans. La seconde, fin février, la

plus surprenante, vint de Burgondie : Aridius demandait un entretien en

tant qu’ambassadeur de Gondebaud.

61

502

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MOI, CLOVIS ROI 284/367

CHAPITRE 16 – PACTES

Première triste nouvelle : Geneviève était morte. Cela me bouleversa

autant que Clotilde. Nous perdions plus qu’une amie, une sœur en Dieu

et une alliée. Sans délai, nous nous mîmes en route pour Paris, avec une

petite escorte. Tout le temps du voyage qui dura trois jours, je pensai à la

vie de cette illustre femme. Toute une vie consacrée à Dieu, à

commencer par sa bénédiction, alors enfant, par saint Germain

d’Auxerre et son compagnon saint Loup de Troyes, près de trente ans

avant ma naissance, puis sa consécration et son ordination comme

diaconesse. Je repensais à son rôle joué contre les Huns, quand elle

sauva Paris de la destruction, par la prière, alors que des parisiens

voulaient la lapider. Comment ne pas honorer aussi son infatigable

compassion, et son infinie charité, pour les plus pauvres ? Enfin

comment oublier le soutien qu’elle fut pour mon père qu’elle considérait

comme son ami ? Quant à son attitude envers moi, je lui rends grâce à

jamais de m’avoir soutenu dans la reconnaissance de mon pouvoir sur

Paris, d’avoir soutenu mon choix de Clotilde, et d’avoir accompagné ma

conversion. A notre arrivée à Paris, nous fûmes accueillis par Gonthier

qui nous installa dans son palais. Dès le lendemain nous montions sur le

mont Lucotitius pour nous recueillir sur le tombeau de Geneviève.

Chemin faisant, nous évoquions le souhait qu’elle avait de faire édifier

une basilique sur ce mont. Clotilde me demanda de respecter ce souhait

et de construire cette église. Je le lui promis. Quand nous arrivâmes au

lieu de la sépulture, une foule innombrable et presque silencieuse

occupait le lieu. A la vue de notre cortège, la foule s’écarta pour nous

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permettre d’atteindre le tombeau. Ça et là j’entendis murmurer mon

nom. Mais j’entendis surtout des prières de toutes sortes et des

implorations pour que soit exaucés des vœux les plus divers. Ce qui nous

surprit le plus ce fut que tous adressaient leur prières à sainte Geneviève,

montrant ainsi ce que voulait la voix du peuple, bien avant que les

évêques ne se soient prononcés. Nous nous agenouillâmes devant le

tombeau. C’était un sarcophage de pierre, abrité par un modeste édicule

en bois. Après avoir passé un long moment en prière, guidés par le

prêtre ami de Clotilde qui nous accompagnait, nous nous relevâmes et je

demandai à mes compagnons d’écarter la foule. Je me reculai pour me

situer à environ trente pieds du tombeau et lançai de toute ma force ma

hache de jet devant moi, par-dessus e tombeau. Elle se planta en terre

près de cent cinquante pieds plus loin. Je décidai qu’une basilique

d’environ deux cents pieds serait construite à cet emplacement, par-

dessus le tombeau de sainte Geneviève, pour l’honorer, et que cet édifice

serait consacrée aux apôtres Pierre et Paul. Je chargeai Gonthier

d’entreprendre les travaux sans attendre. Après plusieurs jours passés à

Paris, au cours desquels nous allâmes à plusieurs reprises sur le

tombeau, nous regagnâmes Soissons, attristés mais confiants dans

l’intercession de Geneviève.

Seconde nouvelle, fin février : Aridius voulait me rencontrer au nom de

Gondebaud. Ma première réaction fut de ne pas le recevoir. Mais

Aurélien me conseilla le contraire, argumentant qu’un ambassadeur était

une personne intouchable, quelle qu’elle soit. Je me rendis à contre cœur

à ses raisons et reçus Aridius. Il m’informa que Gondebaud souhaitait

me rencontrer. Il trouvait regrettable que deux grands rois liés par une

alliance familiale ne soient pas en paix. Il considérait nécessaire de se

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MOI, CLOVIS ROI 286/367

rencontrer afin de construire un nouveau pacte. Il proposait une

rencontre au même endroit que la fois précédente. Enfin Aridius conclut

qu’un refus de ma part serait compris comme un affront de plus qui ne

pourrait que fédérer les royaumes qui m’entouraient. En clair, ou

j’acceptais cette entrevue dont j’ignorais le contenu, ou je me

retrouverais seul face au Burgondes et aux Wisigoths, voire aux Alamans

et aux Goths. J’acceptais donc et je proposais que cette rencontre ait lieu

en Mai. Je voulais ainsi avoir le temps de m’informer sur la situation

exacte de la Burgondie et de son roi. Pour cela je demandais à Aurélien

de mobiliser ses espions et de me donner des informations fiables. Je

n’arrivais pas à comprendre pourquoi Gondebaud faisait une telle

démarche. Je ne l’avais pas vaincu, tout au plus humilié. Il avait

maintenant avec lui toutes les forces burgondes et une alliance solide

avec Alaric. Je craignais surtout qu’il ne veuille me défier pour se venger,

auquel cas ma position deviendrait critique.

La première information intéressante que me rapporta Aurélien

concernait Gondebaud lui-même. Sous la pression de sa femme

Carètène, et d’Avit de Vienne, ses deux fils Sigismond et Godomar,

avaient été baptisés dans la religion catholique. Gondebaud lui-même

était en proie à des interrogations complexes sur ses croyances. La

rumeur le disait en contact fréquent avec Avit auquel il aurait confié être

prêt à embrasser la religion catholique. Mais il hésitait par peur de la

réaction de son peuple. Je comprenais ses hésitations pour avoir eu les

mêmes. Avit avait accepté de remettre en secret à un messager

d’Aurélien une copie d’une lettre qu’il avait envoyée à Gondebaud après

sa demande de reconnaissance dans l’église catholique. J’en reproduis

ici le passage principal qui lui dit combien son comportement n’est pas

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en rapport avec la foi qu’il dit avoir, et les paroles du Christ à ce propos :

« … Quiconque reconnaitra croire en moi devant les hommes, à

mon tour je croirai en lui devant mon père ; mais celui qui me

reniera devant les hommes, à mon tour je le renierai devant mon

père. Et vous qui êtes roi, et qui ne risquez rien, vous craignez la

colère de votre peuple, et n’osez affirmer votre foi devant lui. Vous

craignez votre peuple ! Alors que votre peuple doit suivre votre foi

et que vous ne devez point écouter ses humeurs. Vous êtes le chef et

non l’inverse. Quand vous allez à la guerre, vous marchez devant

vos soldats et ils vous suivent, confiants. Dieu n’aime pas celui qui

choisit son royaume en ce monde plutôt que celui des cieux …».

Aurélien m’annonça également que Gondebaud avait confié à quelques

savants et lettrés de Lyon, la rédaction de deux recueils de lois. Le

premier, à destination des gaulois et des romains, inspiré du code de

Théodose, le second pour les Burgondes. Il voulait aplanir les difficultés

de coexistence des ces peuples et en particulier permettre de résoudre

intelligemment et justement les conflits. Il était pour cela vénéré par son

peuple. J’avais moi-même envisagé de mettre par écrit les lois de mon

peuple. Et je savais qu’Alaric nourrissait la même idée pour ses lois.

Nous étions tous désireux de nous affranchir définitivement de la tutelle

de Rome, et cela nécessitait que nous ayons nos propres lois écrites.

Mais ce qui me préoccupait à cet instant c’était cette rencontre avec un

roi dont la famille, et lui-même, entrait progressivement dans l’église

catholique ; un roi qui se montrait pacificateur et conciliateur. Qu’avais-

je à craindre ?

L’entrevue eut lieu exactement au même endroit qu’une dizaine d’années

plus tôt, sur une île sur la Cure. J’étais accompagné d’Aurélien et

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d’Hermaric, et lui d’Aridius et d’un autre personnage dont je n’ai pas

retenu le nom. Une fois de plus je dus contenir ma rage à la vue

d’Aridius. Nous étions assis tous les six, de part et d’autre de la table

rectangulaire qui avait été dressée sous la tente. Gondebaud prit la

parole :

- Mon neveu, tu m’as fait injure et en voici la preuve : tu as trahi

notre alliance et nos liens familiaux en t’associant à Godégisile,

mon propre frère, pour me tuer et prendre mon royaume. J’en

attends réparation.

L’attaque fut brutale et faillit me prendre de court. Je lui répondis sur le

même ton :

- Tu as toi-même, et le premier, trahi ces liens familiaux, qui te

semblent si chers, en voulant tuer ton frère et s’emparer de son

royaume de Genève. Pour ma part au contraire j’ai respecté ces

liens en venant, à sa demande, au secours de Godégisile, l’oncle

aimé de Clotilde. Godégisile qui depuis des années m’aide à

contenir les Alamans dans leurs frontières, alors que tu n’as pas

levé le petit doigt pour nous aider. Ma fidélité et ma

reconnaissance, est-ce cela que tu nommes traitrise ? Aurais-je été

plus vertueux en me joignant à ta traitrise envers ton frère ?

- A nous deux nous aurions remporté une victoire éclatante et tu

aurais aujourd’hui ta récompense. Alors que tu n’as plus rien et que

j’ai tout gagné, répondit-il avec arrogance. Tu es un roi nu !

L’insulte était trop forte. Elle me touchait au plus profond car elle

rejoignait le sentiment que j’avais de n’être pas un très grand roi. Je me

levai d’un bond, la main sur ma hache de jet. Il en fit de même et nous

nous défiâmes ainsi quelques instants. Aurélien mit la main sur mon

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bras et m’invita à me rasseoir. Aridius, dans un même geste, en fit

autant. Un peu calmé, mais très humilié, je repris :

- Alors de quoi te plains-tu ? Tu as tout, dis-tu ! Que veux-tu de

plus ? Tu veux réparation ? Et t’es-tu demandé ce que je voulais,

moi ? Naguère tu as tué le père de Clotilde et tu viens d’assassiner

Godégisile, son plus cher parent. Dois-je laisser cela impuni ? Tu as

donné en cadeau à Alaric mes compagnons Francs que tu as fait

prisonniers. En cadeau à Alaric ! Et je ne dois rien dire ! et je suis

nu ! Vas-y défie-moi ! défie mon peuple ! défie mes armées si tu

oses et nous verrons qui est le roi nu !

Je le sentis quelque peu déstabilisé par mon attaque. Je lui intimai

l’ordre de me défier. S’il ne le faisait pas il passerait pour un pleutre, s’il

le faisait était-il sûr de remporter la victoire ? Il se pencha vers Aridius et

échangea quelques mots avec lui. Puis il reprit :

- Clovis tu es un grand et valeureux roi, et mes paroles, si elles t’ont

blessé, c’est parce qu’elles sont à la hauteur de ma déception. A

quoi bon nous défier à nouveau alors qu’ensemble nous serions

invincibles. Tes armées ont prouvé leur valeur en bien des

occasions, et aussi en me poursuivant et en m’assiégeant dans

Avignon. Mais avais-tu besoin de ce siège et de ce pacte humiliant

que tu m’as proposé alors ? N’était-il pas suffisant de m’avoir

repoussé à l’extrême sud de mon royaume, après avoir dévasté mes

terres, fait de nombreux morts et prisonniers, et installé Godégisile

à Vienne ?

Le maladroit ! Il me donnait là une bonne occasion de le contrer :

- La preuve que non ! Dès que nous eûmes signé ce pacte et que j’eus

retiré mes troupes tu as montré ton vrai visage : celui d’un traître,

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à nouveau, et d’un redoutable guerrier. Tu n’as eu qu’un objectif :

reprendre ton royaume, tuer ton frère, te saisir de son royaume et

me chasser en faisant des morts et des prisonniers. J’ai voulu être

un roi vainqueur, juste et magnanime, alors que j’aurai pu donner

l’assaut et te tuer. Mais tu m’as trahi en dénonçant notre pacte. Et

tu as poursuivi ton plan indigne. Tu as réussi. Félicitations ! Au

prix d’une double félonie ! Tu peux être fier et arrogant. J’attends

maintenant ton défi.

Je crus qu’il allait exploser, mais il se contint. Il reprit d’une voix calme

mais un peu tremblante :

- Te défier n’est pas mon intention. A quoi servirait un massacre

dont nul n’est sûr de l’issue. Tu es un grand roi, tu l’as prouvé. Tes

armées sont puissantes et redoutables, mais ton royaume est peu

étendu. Je suis seul roi du grand royaume des Burgondes réunifiés.

Mes armées sont nombreuses. Et nos ennemis sont les mêmes : les

Alamans. Pactisons, une bonne fois pour toute ! Resserrons nos

alliances et soyons prêts, ensemble, à faire face aux dangers, d’où

qu’ils viennent.

Il se dévoilait. Le roi nu c’était lui. Contrairement à ce que je pensais, il

me craignait, ainsi que mes armées. Il avait surtout peur de se trouver

seul face aux redoutables Alamans. Ses paroles avaient été d’autant plus

dures qu’il savait qu’en définitive il voulait la paix avec moi. Je pouvais

alors le pousser dans ses retranchements :

- Que proposes-tu ? Que proposes-tu qui puisse me faire croire en ta

parole ?

- Je te propose que nous échangions nos prisonniers, dit-il.

- Soit ! et puis ?

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- Je te propose de signer un pacte d’assistance mutuelle, dont nous

avons déjà besoin face aux Alamans. Même si ta célèbre victoire

contre eux les a affaiblis, ils restent un peuple dangereux prêt à

tout. Et nous pourrions avoir besoin l’un de l’autre en d’autres

circonstances.

- Bien ! et encore ?

- Enfin, tu as un fils, Thierry, dont la valeur perce déjà sous la jeune

barbe. J’ai une petite fille, Suavegothe, fille de mon fils Sigismond,

elle est catholique, comme lui. Nous les marierons dans quelques

années, conclut-il en me tendant la main.

Je le laissai le bras tendu et ajoutai :

- Et je veux en plus que tu promettes de respecter les catholiques et

leurs évêques, et de favoriser leur culte.

Il se leva, et la main toujours tendue répondit :

- J’en fais le serment.

A mon tour je me levai, nos conseillers en firent autant, et nous nous

serrâmes longuement les mains. Gondebaud pria alors ses conseillers de

sortir. J’en fis de même et nous restâmes seuls. Il me demanda de me

rasseoir car il voulait me dire autre chose.

- Dis-moi Clovis, tu crois en Dieu n’est-ce pas ?

- Oui, tu sais bien que j’ai reçu le baptême des mains de Rémi. Je

regrette d’ailleurs que tu n’aies pas autorisé Avit de Vienne à venir.

Mais passons !

- Je m’interroge moi-même sur ce Dieu unique, trois en un. Ma

famille se convertit chaque jour un peu plus au dogme catholique,

et moi-même je ne suis pas loin de faire de même. Mais je crains la

réaction de mon peuple. Comment as-tu fait pour que le tien

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accepte ta conversion ?

Donc les informations que m’avait transmises Aurélien étaient

rigoureusement authentiques. Je lui répondis en reprenant les termes de

la lettre d’Avit, sans lui dire que j’en avais une copie.

- Bienheureux celui qui croit sans avoir vu ! Bienheureux celui qui

ose affirmer sa foi sans craindre son peuple. Si tu reconnais Dieu

sur terre, alors tu seras reconnu dans les cieux. Ton peuple te

suivra, comme il te suit quand tu vas à la guerre. N’aie crainte !

Bien venu dans le peuple du vrai Dieu, unique et trois. Je prierai

pour toi et ton peuple, que Dieu te bénisse.

- Je te remercie de tes paroles. Je vais réfléchir encore. Tu

comprends aussi pourquoi notre pacte sera solide. Deux rois qui

ont la même foi dans le vrai Dieu ne peuvent plus combattre l’un

contre l’autre.

A mon tour je lui dis que j’avais une demande particulière à lui faire. Il

m’invita à parler sans crainte :

- Tu sais qu’Auxerre n’a plus d’évêque, Censure ayant été appelé par

Dieu le mois dernier.

Il fut surpris de cette remarque et dit :

- Et alors ? Et en quoi cela me concerne-t-il ? Je ne suis pas encore

tout à fait catholique, dit-il dans un éclat de rire.

Ce que je voulais lui proposer était un moyen de plus pour moi de

l’obliger à respecter un partage de cité entre Autun et Auxerre, notre

frontière passant entre les deux. Mais je ne voulais pas qu’il prenne ma

proposition comme un signe d’autorité ou de méfiance. J’avais appris

qu’à Autun résidait un homme sage, du nom d’Eptade, que les habitants

d’Auxerre souhaitaient nommer évêque. J’exposai cette situation à

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Gondebaud et conclus :

- Je n’ai pas le pouvoir d’autoriser cette nomination puisqu’Eptade

dépend de ton pouvoir. Aussi je te demande de donner ton

autorisation à cette nomination. Ainsi tu auras dans la cité

d’Auxerre un homme de confiance qui saura conduire les Auxerrois

à te respecter comme roi voisin et ami. Pour ma part je verrai dans

cette nomination un signe de plus qui scellera notre pacte.

- Je connais bien Eptade, me répondit-il. On dit que c’est un homme

de grande foi et de grande probité. Nul doute qu’il fasse un bon

évêque, bien qu’il soit catholique, dit-il avec ironie. Soit, j’accède à

ta requête. Qu’il soit évêque d’Auxerre. Et que nos conseillers se

rencontrent pour établir notre traité de paix.

J’étais heureux de cet accord car je voulais considérer Gondebaud

comme un homme de parole. A mon retour en passant par Auxerre

j’informai les édiles de notre décision. A l’idée d’avoir Eptade comme

nouvel évêque ils furent très joyeux. Je les laissais organiser sa prise de

fonction. J’appris plus tard qu’Eptade avait refusé cette nomination et

s’était réfugié dans quelque lieu nommé Cervon, dans les forêts du

Morvan, où il vécut en ermite. Ursus avait été élu évêque à sa place.

Mais bien qu’Eptade ait toujours refusé l’épiscopat, il n’a jamais manqué

d’intervenir quand il le jugeait nécessaire, en particulier pour la

libération de prisonniers. Ainsi Eptade renouvelait le même refus

qu’Euspicius à Verdun. Il y avait donc des hommes pour qui l’attrait

d’une vie pauvre et isolée primait sur une vie titrée faite de

reconnaissance et de pouvoir. Et cela en l’honneur de Dieu et du Christ.

Préférer l’ombre à la lumière, la privation à l’opulence, l’humilité à

l’orgueil du pouvoir était pour moi, et encore parfois aujourd’hui,

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difficilement compréhensible. Je n’étais assurément pas homme prêt à

cette forme de vie que nous appelons sainte.

Considérant que nous avions purgé notre conflit et épuisé nos débats,

nous nous sommes donné une franche accolade. Puis nous rappelâmes

nos conseillers et partageâmes un long et plantureux repas.

Au mois de juillet de la même année, Alaric me dépêchait un

ambassadeur. Ce dernier me proposait une rencontre avec son roi afin

de sceller un pacte d’amitié. J’étais surpris de cette demande. Lui aussi

me craignait donc au point de ressentir le besoin d’un traité de paix. S’il

en était ainsi c’est qu’il ne voulait pas m’attaquer, bien au contraire. Ce

traité me mettait à l’abri d’une mauvaise surprise venant des Wisigoths.

Je pourrai ainsi préparer sans crainte mon projet d’agrandissement de

mon royaume, notamment en m’emparant de ces terres du sud de la

Loire. Il me fallait entrer dans le jeu d’Alaric et accepter son offre, quitte

plus tard, quand je serai prêt, à ne pas respecter cet accord. Je répondais

donc favorablement à l’ambassadeur et lui donnais rendez-vous fin

Août.

Le lieu choisi fut une île, sur la Loire, près d’Amboise. Nous étions tous

sans arme, tel que le prévoyait nos accords pour cette rencontre. Une

fois installés sous la tente, moi et Aurélien d’un côté, Alaric et son

conseiller de l’autre, ce fut le roi des Wisigoths qui débuta.

- J’ai ouï dire que tu as conclu un accord de paix avec Gondebaud et

que vous avez échangé des prisonniers. Je te propose le même

pacte.

- Qu’est-ce qui te fait penser que je suis en attente d’un pacte avec

toi ? Me menaces-tu de me défier si je ne signe pas ? Ou bien as-tu

si peur de moi que tu veuilles te protéger de mes armées ?

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répondis-je.

Il paru surpris et repris :

- Je n’ai pas peur de toi et ne cherche pas à te menacer. Non ! Non !

Mais il me semble qu’un statu quo de nos peuples dans nos

royaumes actuels permettrait une paix durable pour le bien de

tous. Les Goths en Italie, les Burgondes dans la vallée du Rhône,

les Francs dans la Gaule du nord et en Belgique, les Armoricains en

Bretagne et moi en Aquitaine. Ne parlons plus des Alamans que tu

as vaincus. Ainsi depuis plus de quinze ans cette géographie n’a pas

évoluée. Pourquoi ne pas la fixer définitivement. Je t’assure qu’il y

va de l’intérêt de tous. Théodoric, roi d’Italie, qui est notre parent

commun, partage cette opinion.

En effet, rien n’avait réellement évolué depuis mon élimination de

Syagrius. Malgré mes tentatives en Armorique et en Burgondie je n’avais

pu, hélas, agrandir mon royaume. Or c’est ce que je voulais. Une paix

avec les Wisigoths pouvait me donner du temps pour renforcer mes

armées, pour produire les matériels nécessaires, et pour, au moment

opportun, m’étendre jusqu’aux Pyrénées. Je devais donc signer ce traité,

dont je savais déjà que je ne le respecterai pas. Mais il me fallait montrer

quelque résistance pour être crédible et ne pas éveiller ses soupçons.

- Oublies-tu que tu as secouru Gondebaud contre moi ? Oublies-tu

que tu as reçu en cadeau des prisonniers Francs et la cité

d’Avignon ? oublies-tu que tu as exilé nombre d’évêques

catholiques, à commencer par ceux de Tours, tombeau du

vénérable saint Martin, et Rorice de Limoges et bien d’autres

encore ? Oublies-tu….

- Je n’oublie rien de tout cela, m’interrompit-il. C’est pourquoi je te

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MOI, CLOVIS ROI 296/367

propose de libérer tous les prisonniers Francs que je détiens. Quant

aux évêques, en signe de respect, et pour essayer d’unifier tous ces

chrétiens, j’envisage, d’ici quelque temps, de convoquer un concile

à Agde, sous la présidence de Césaire, l’évêque d’Arles. Quant à

moi, je ne te demande rien en échange. Une amitié entre nous me

suffira.

Il fallait donc qu’il ait vraiment besoin de ce pacte de non agression pour

qu’il me le présente ainsi. Il voulait avoir les mains libres pour

consolider son royaume en Espagne. Une acceptation trop rapide de ma

part eut été de nature à le mettre sur ses gardes. Aussi barguignai-je

encore sur le sort de Tours :

- Autoriseras-tu les pèlerins à se rendre sur le tombeau de saint

Martin, sans entrave et sans risque ?

- Je te le promets.

- Alors j’accepte ton offre, et en signe d’amitié je consens à libérer

Suatri et le jeune Marcellus que je retiens prisonniers à Paris.

- Je ne te le demandais pas, mais l’accepte avec plaisir et t’en

remercie.

Nous nous levâmes, et en signe de concorde, selon une vieille coutume,

nous nous caressâmes réciproquement la barbe. Puis nous déjeunâmes

de bon appétit.

Dès lors, m’étant assuré de la neutralité de mes plus proches voisins, il

me fallait conforter le pacte avec Hoel de Bretagne et m’assurer du

concours de l’empereur d’Orient, Anastase. Je connaissais son

ressentiment envers Théodoric et son inquiétude de le voir prendre de

plus en plus d’assurance et d’autonomie. Mon but était d’obtenir qu’il

contienne Théodoric en Italie quand j’avancerai mes troupes vers

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MOI, CLOVIS ROI 297/367

l’Aquitaine.

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MOI, CLOVIS ROI 298/367

CHAPITRE 18 – ALLIANCE IMPERIALE

A l’automne de l’année suivante62 Sigismond m’envoya un ambassadeur.

Celui-ci m’informa que les Alamans avaient reconstitué leurs forces, et

que, sous la direction d’un nouveau roi, ils voulaient reconquérir les

terres dont je les avais chassés dix ans plus tôt. Sigismond, qui régnait

sur le royaume de Godégisile depuis la mort de ce dernier, me

demandait aide. Dans le même temps, Sigebert de Cologne et

Gondebaud me firent parvenir la même requête. Ces requêtes ne me

convenaient pas. En effet, je continuais le travail entrepris depuis

plusieurs années de renfort de mes troupes et de mes armes pour mon

projet de conquête du pays Wisigoths. Le recrutement battait son plein,

et les forgerons travaillaient sans relâche à la production des armes dont

nous aurions besoin. Depuis près de quatre années la paix régnait et

maintenant les Alamans voulaient troubler cet équilibre. Je les avais

repoussés au-delà du Danube, dans la contrée entre Salzburg et les pieds

des Alpes. Mais ils avaient réussi à se reconstituer en une multitude de

colonies, dirigées par des ducs. Aujourd’hui ils se réunissaient et

voulaient tenter de repasser le Danube. Je n’avais pas le choix. Pouvais-

je ne pas répondre à l’appel de Sigismond, devenu catholique et dont

Thierry devait épouser la fille ? Pouvais-je ne pas respecter mon pacte

avec Gondebaud ? Pouvais-je ne pas assister Sigebert qui avait déjà tant

souffert lors de la précédente guerre contre les Alamans ? Non bien sûr.

D’autant plus qu’en allant à leur secours j’en ferai mes obligés et qu’ainsi

je pourrai leur demander leur aide quand l’heure viendrait. Au

printemps suivant je me mis donc en marche avec une troupe de plus de

62

505

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MOI, CLOVIS ROI 299/367

cinq mille hommes, pour aller exterminer ce peuple belliqueux. Je

rejoignis les troupes de Sigebert vers Metz. Sigismond avait ordre de

nous rejoindre à l’entrée de la vallée de la Glatt, au nord de Zurich. Leurs

contingents étaient bien inférieurs au mien, mais ensemble nous

formions une troupe de près de dix mille hommes. Bien qu’ayant eu le

temps de se préparer et de nous attendre, notre attaque fut si brutale et

si massive que les Alamans ne résistèrent pas longtemps. Les quelques

survivants, car nous en avions massacré beaucoup, se débandèrent très

vite en s’enfonçant vers l’Italie, à travers les Alpes ou plus à l’Ouest vers

la Pannonie. Leurs ducs tués, certains hommes en fuite, d’autres

capturés et emmenés en esclavage, la victoire fut totale et en moins de

quinze jours nous avions réduit à néant les prétentions de ce peuple de

sauvages guerriers. Nous laissâmes sur place un millier d’hommes, sous

le commandement de quelques uns de mes meilleurs généraux, avec

ordre de chasser et de tuer tout Alaman qui chercherait à revenir sur ces

territoires.

A mon retour à Soissons, en Aout, une longue lettre de Théodoric

m’attendait. Elle m’était apportée par deux ambassadeurs, Sévérinus

Maximus et Antonius Libérius. Ils étaient accompagnés d’un troisième

personnage. Cette lettre était une longue exhortation de Théodoric à me

montrer clément envers les Alamans. Il considérait, qu’étant donnée

mon écrasante victoire, il était inutile de poursuivre les quelques

survivants de ce peuple qui avaient trouvé refuge en Norique, donc dans

son royaume. Etant de ce fait sous sa protection, il me demandait grâce

pour eux et m’invitait à ne pas m’aventurer plus avant dans son

royaume. Comme Geneviève l’avait fait naguère, il m’expliquait la force

de la clémence par opposition à la faiblesse que trahirait une trop grande

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MOI, CLOVIS ROI 300/367

cruauté. Il insistait aussi sur nos liens familiaux qui permettaient

d’éviter toute agressivité les uns envers les autres. Quand j’eus fini ma

lecture, je m’étonnai que deux ambassadeurs aient été missionnés pour

me porter cette lettre. Severinus Maximus prit la parole :

- Excellence, le roi Théodoric a souhaité exprimer auprès de vous,

par notre présence, toute la considération et l’affection qu’il a pour

vous. Il nous a recommandé de vous confirmer de vive voix les

propos contenus dans sa lettre.

- Qu’il soit remercié de tant de sollicitude.

Antonius Liberius poursuivit :

- Notre roi est très attaché à vos liens familiaux, mais il l’est encore

plus aux frontières de son royaume qu’il est à même de défendre

seul. La présence de soldats Francs aux abords du Danube pourrait

jeter le trouble dans ces régions et les déstabiliser.

Le message, tout diplomatique qu’il soit, était clair : Théodoric ne voulait

plus voir de soldats Francs à la poursuite des Alamans dans son

royaume, et si je ne retirais pas mes troupes il les chasserait par la force.

Je leur répondis :

- Dites à mon beau-frère que nos liens familiaux me sont également

sacrés et que, s’il prend sous son aile les Alamans et qu’il les

maintient hors d’état de nuire, alors je n’ai pas de raison de

maintenir mes soldats loin de chez eux.

Ils hochèrent la tête en guise d’acquiescement et Antonius Liberius

reprit, en se tournant vers le troisième personnage qui était resté muet :

- Permettez-nous de vous présenter Agrippin, excellent citharède,

cousin de notre grand Boèce, que Théodoric délègue auprès de

vous, selon vos vœux.

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MOI, CLOVIS ROI 301/367

Je me souvins qu’en effet j’avais été impressionné par la magnificence

des fêtes de Théodoric lors du mariage avec ma sœur. J’avais en

particulier été charmé par ces poètes, musiciens, qui chantaient les

louanges et les actes héroïques, historiques ou légendaires, des rois et

des empereurs. Je lui avais alors dit, plus par flatterie que par nécessité,

que j’aimerais un jour avoir auprès de moi un poète et musicien,

comparable à leur Boèce, pour agrémenter mes festivités. Je chargeai les

ambassadeurs de remercier Théodoric et les gardai plusieurs jours au

palais. Au cours d’un banquet donné en leur honneur, nous pûmes

apprécier les qualités d’Agrippin dont les chants et les contes ravirent

tous les invités. Peu avant leur départ je leur remis une lettre pour

Théodoric dans laquelle je confirmai ce que j’avais dit à ses

ambassadeurs.

Si Théodoric cherchait ainsi à me menacer dans l’espoir de m’intimider,

il était certain qu’il ne me laisserait pas conquérir le pays Wisigoth sans

intervenir. Il me fallait donc accélérer mes préparatifs. J’avais besoin de

trois éléments pour pouvoir déclencher mon attaque. Je devais connaître

la position de l’empereur Anastase. Je devais m’assurer du concours de

mes alliés, les Armoricains, les Francs Rhénans de Sigebert et

Gondebaud. Enfin il me fallait un prétexte pour déclencher les hostilités.

En prévision de mon action j’avais prié Aurélien, au mois de mars, de se

rendre à Constantinople pour rencontrer Anastase et tenter d’obtenir

son soutien dans ma future conquête du pays Wisigoth. C’était un très

long voyage de près de six mois, aussi avais-je donné à Aurélien une

troupe de cinquante hommes pour l’accompagner ainsi que

suffisamment d’argent pour subvenir à toutes les charges du voyage. Il

était parti en mars et nous étions fin Aout, je ne pouvais espérer son

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MOI, CLOVIS ROI 302/367

retour avant fin septembre ou octobre. En attendant j’envoyai d’autres

ambassadeurs auprès de Hoel et de Sigebert pour leur faire part de mon

intention d’attaquer les Wisigoths au printemps suivant. Ils devaient en

mon nom leur demander leur aide armée. Quant au prétexte pour

déclencher les hostilités je le trouvais dans l’échec du concile d’Agde en

septembre. En effet, dans son souci d’apaiser la gronde des évêques

catholiques exilés et de leurs fidèles, Alaric avait réuni un concile à Agde

sous la présidence de Césaire d’Arles. Il espérait ainsi permettre le

rapprochement des différents courants de la chrétienté, et amadouer les

évêques. Mais les ariens et les catholiques sont irréconciliables. Face à

cet échec, Alaric, de rage renforça sa mainmise sur nombre de lieux de

culte catholiques et en particulier, il envoya un cousin éloigné, Eutharic,

resserrer la garde autour du tombeau de saint Martin. J’appris ainsi qu’il

était devenu presque impossible aux catholiques d’approcher du

tombeau de ce grand saint. Ce fut le prétexte que j’espérais et j’envoyais

au mois d’octobre une troupe importante prendre possession de Tours et

chasser les Wisigoths. En quelques jours toute résistance cessa, Eutharic

fut tué et les wisigoths se retirèrent en deçà de la Loire. J’avais conquis

facilement la seule cité de la Troisième Lyonnaise qui n’appartenait pas

encore à mon royaume. J’appris bien vite que loin de se résoudre à la

défaite, Alaric avait envoyé un messager à Théodoric pour se plaindre de

la mort de son parent Eutharic et lui demander son aide. Dès que je

connus cette nouvelle, j’envoyai moi aussi une missive à Théodoric lui

demandant un arbitrage en ma faveur. Je lui demandais d’amener à la

raison Alaric et de lui faire comprendre son intérêt à cesser de mettre

sans cesse à feu et à sang la cité de Tours.

Au cours du mois d’octobre Aurélien revint de Constantinople et

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MOI, CLOVIS ROI 303/367

m’apporta des informations qui furent décisives. Il me résuma ainsi ses

nombreuses rencontres avec l’empereur Anastase :

- Le voyage que tu m’as fait entreprendre fut l’un des plus pénibles

de ma vie. Outre sa durée, plus de six mois je te le rappelle, il m’a

fait parcourir des contrées sauvages et parfois hostiles. Je dus en

particulier traverser non sans peine la Dalmatie, aux mains de

Théodoric. Plusieurs fois on me demanda où j’allais. Et lorsque je

répondais que j’étais l’ambassadeur de Clovis auprès d’Anastase,

on me laissait passer.

Je l’interrompis :

- Alors il n’y a pas de doute, Théodoric est au courant de ce voyage !

- Certainement, poursuivit Aurélien. Mais en connaît-il aujourd’hui

le résultat ? Je ne sais pas. J’arrivais enfin à Constantinople après

deux mois de marche. Comment te décrire cette cité ? Elle est

immense ! Quand on arrive par le Nord, on domine la ville. On voit

d’abord, ses deux remparts, puis la ville qui est au moins cent fois

plus grande que les nôtres et puis au fond la mer Noire et la mer de

Marmara, reliées par le détroit du Bosphore. Plus de cent mille

habitants y vivent. Tout est gigantesque, démesuré mais d’une

beauté inoubliable. Un jour je te décrirai cette ville, son cirque

immense, son port remarquable et tous ces monuments construits

depuis un siècle par les romains. Mais je suppose que tu préfères

que je te parle de mes rencontres avec Anastase.

- En effet, lui dis-je. Je ne doute pas que cette ville soit magnifique,

mais je préfère la politique à l’architecture. Parle-moi de

l’empereur.

- Son palais est somptueux. Il domine la mer et les ports et ses

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MOI, CLOVIS ROI 304/367

décorations sont des plus raffinées. Quant à l’empereur, c’est un

vieil homme d’environ soixante-dix ans, mais d’une redoutable

vivacité d’esprit. Son regard est étrange car il a les yeux de deux

couleurs, noire et bleue. Il m’a accueilli avec beaucoup d’amabilité.

Tous nos entretiens ont porté sur deux points, à ses yeux

essentiels : la religion et les ambitions de Théodoric.

- Sait-il que je suis baptisé catholique ?

- Il le sait et s’en réjouit. Mais il regrette que tu n’ais pas fait le choix

du monophysisme comme lui. Tu reconnais le pape Symmaque, qui

a succédé à Gélase, comme chef de l’Eglise, alors qu’il est en conflit

avec lui.

- Pourquoi sont-ils en conflit ?

- Parce que Symmaque considère le monophysisme comme une

hérésie, et qu’il rejette l’hénotique, cette tentative d’unification des

dogmes du concile de Chalcédoine et du monophysisme sur la

nature du Christ, voulue par l’empereur Zénon et repris par

Anastase.

J’avoue que j’avais des difficultés à comprendre les finesses de ces

discussions sur la nature du Christ. N’étant pas théologien, ces subtilités

sont encore pour moi, aujourd’hui, difficiles à saisir.

- Et alors c’est vraiment sérieux ? lui demandai-je.

- Bien sûr. Imagine-toi que lors de l’élection de Symmaque, pape

catholique, il y a sept ou huit ans, un autre pape, Laurent, a été élu

le même jour. Et ce pape était assez favorable aux thèses

monophysites. Théodoric quant à lui avait choisi dans un premier

temps de soutenir Symmaque, puis il choisit Laurent, pour revenir

un temps plus tard vers Symmaque. Anastase avait espéré qu’en

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MOI, CLOVIS ROI 305/367

missionnant auprès de Symmaque Théodoric, ce dernier pourrait

le convaincre d’accepter l’Hénotique, et ainsi rejeter le pape

Laurent et le réconcilier avec Symmaque.

- Et ça n’a pas marché !

- C’est cela. On ne sait pas très bien comment Théodoric a abordé la

question à Rome, toujours est-il que Symmaque est resté sur ses

positions, qu’il s’apprête à excommunier Anastase et que le pape

Laurent est sur le point de mourir en exil. Théodoric a même été

jusqu’à publier un décret affirmant la fin du schisme entre l’église

de Byzance et celle de Rome. Mais Symmaque, reconnu comme

seul pape, en remerciement à Dieu, et pour marquer la suprématie

de l’Eglise Catholique, a consacré une église à saint Sylvestre et une

autre à saint Martin. Du coup l’empereur est brouillé avec

Symmaque et en veut terriblement à Théodoric qui n’a pas su

l’aider dans ce conflit. De plus Anastase reproche à Théodoric

d’être toujours arien et surtout il est exaspéré de l’extension de son

royaume.

Je fus flatté d’apprendre que ce pape avait pour saint Martin la même

dévotion que moi. Il me lançait ainsi un message clair : « défendez les

catholiques, nous vous bénissons ». Quant à Théodoric, je savais déjà

que ce roi avait conquis de nombreuses terres vers le nord. A mes

dépends il avait mis la main sur la Norique et la Rhétie, et, à ceux de

l’empereur, la main sur la Dacie et la Dalmatie. Dans cette région, il avait

envoyé un de ses fidèles, le comte Pitzia, pour abattre les Gépides et les

chasser de ces terres. Je comprenais donc très bien l’opinion de

l’empereur. Aurélien l’avait bien comprise aussi puisqu’il s’appuya sur

cette situation pour obtenir son soutien. Aurélien poursuivit :

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MOI, CLOVIS ROI 306/367

- Ayant bien compris tout cela, je lui fis part de ton attachement à

l’empire et de ton profond respect pour sa personne. Il en fut

honoré et me répondit que tu étais un grand roi dont il avait

entendu vanter les exploits. Il ajouta qu’il était heureux que tu sois

catholique, car ta croyance et la sienne sont proches contrairement

à celle des ariens. Je lui répondis qu’en effet, depuis ta conversion,

tu n’avais de cesse de lutter contre les méfaits des ariens et que tu

trouverais la paix seulement quand tu aurais anéanti ces peuples

hérétiques.

J’étais impatient de savoir si je pouvais compter sur l’aide de cet

empereur. Je pressais Aurélien :

- Alors ? Il m’aidera ? Comment ?

- Mon cher Clovis je reconnais bien là ton impatience habituelle. Tu

me bouscules de la même façon que lors de la négociation de ton

mariage, répondit Aurélien avec un sourire. Puis il poursuivit :

- Je lui décrivis alors les deux pactes signés avec les Burgondes et les

Armoricains. J’insistai sur la religion des Armoricains, catholiques

pour la plus part, et sur les conversions en cours des rois

Burgondes et de leurs familles. Il me demanda alors : « et avec les

wisigoths ? ». Je pense qu’il était déjà informé, mais qu’il voulait

connaître ma version. Je lui racontai donc le pacte signé à Amboise

et tes inquiétudes, malgré cela, quant à l’attitude toujours agressive

des Wisigoths vis à vis des chrétiens catholiques. « Mais il y a bien

un concile en préparation à Agde ? », me rétorqua-t-il. Je lui

répondis que nous pensions qu’il s’agissait plus d’une manœuvre

destinée à donner le change, qu’une œuvre sincère. Il le voyait

comme cela aussi.

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- Vite ! vite ! aux faits !

J’étais de plus en plus excité et impatient.

- Je lui expliquai alors ta volonté de soumettre toute la Gaule entre la

Loire et le Rhône, jusqu’aux Pyrénées, afin de restaurer la grandeur

de l’empire Romain dans ces contrées, mais que nous craignions

une alliance d’Alaric avec Théodoric, qui, en unissant leurs forces

pourraient au contraire conquérir toutes ces terres et mêmes celles

au-delà de la Loire jusqu’au Rhin.

- C’est exactement cela ! C’est très bien résumé ! et alors qu’a-t-il

dit ? , pressai-je Aurélien.

- Voici ses mots exacts : « si je comprends la demande de Clovis, il

attend de moi que je neutralise Théodoric, pendant qu’il conquerra

le pays Wisigoth ».

- Enfin ! il a dit exactement ce que je voulais entendre. Et alors ?

- Je lui confirmai l’exactitude de son analyse et l’en remerciai. Il

poursuivit et m’expliqua ce qu’il comptait faire. Comme il voulait

de son côté briser l’ambition dévorante de Théodoric il ferait d’une

pierre deux coups. Il va préparer sa flotte et son armée, à grand

bruit pour que Théodoric soit informé, afin de débarquer sur les

côtes de l’Apulie63. Anastase est certain que Théodoric, au bruit des

armes et des rames, concentrera ses forces vers cette région et ne

sera plus en mesure de venir au secours d’Alaric, compte tenu du

fait qu’il a aussi une partie de son armée bloquée en Dalmatie. Ce

roi préférera sauver son royaume d’Italie plutôt que de venir

secourir un parent, fut-il son gendre.

Je jubilai et m’exclamai :

63

Aujourd’hui les Pouilles, au sud de l’Italie

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MOI, CLOVIS ROI 308/367

- Voilà qui est parfait. Tu as fait un beau travail mon cher Aurélien.

Je t’en serai toujours reconnaissant. Nous allons pouvoir

réellement envisager la conquête des terres wisigothes sans tarder.

Et cette fois-ci ce sera une victoire éclatante, crois-moi.

- Je l’espère, mais je n’ai pas fini. L’empereur nous met en garde. Il

pense que Théodoric va cependant essayer quelques manœuvres

pour contrer ton projet. Tu sais qu’il a tissé sa toile familiale avec

tous les peuples voisins.

- Bien sûr, à commencer par moi qui suis son beau-frère et Alaric qui

est son gendre.

- Oui, mais aussi avec les Burgondes, puisque Sigismond a épousé sa

fille Ostrogotha, et avec les Vandales au roi desquels, Tharasmund,

il a donné sa sœur, Amalafrède, en mariage. On dit aussi qu’il est

très proche des Hérules et qu’il pourrait un jour adopter leur roi

Rodulf. Anastase pense donc qu’il va essayer de mobiliser ces

peuples contre toi, puisqu’il ne pourra rien faire lui-même.

- Cela ne m’inquiète pas, dis-je avec bonne humeur. Je suis sûr des

Burgondes et des Armoricains. Ils m’aideront. Quant à ces

peuplades du nord, les Hérules, ou du sud, les Vandales, ou

d’ailleurs, que sais-je, ils ne traverseront pas des contrées hostiles

pour venir de si loin au secours des Wisigoths qui ne sont pas

forcément leurs amis. Non rassure-toi, le seul fait que Théodoric

soit immobilisé me laisse le champ libre et m’annonce un

triomphe.

Mon optimisme laissa Aurélien sceptique, ce qui ne nous empêcha pas

de boire un bon vin pour fêter son retour et les bonnes nouvelles qu’il me

rapportait.

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MOI, CLOVIS ROI 309/367

Je donnais des ordres pour que durant la fin de l’automne et l’hiver on

redouble d’efforts dans la préparation des armées et la fabrication des

armes. Je souhaitais le plus de discrétion possible. Mais fabriquer des

centaines d’armes et de boucliers ne peut se faire en secret. Je me

doutais en conséquence qu’Alaric devait être informé de tous ces

préparatifs. Je ne pourrai pas compter sur un effet de surprise. Je ne

pourrai m’appuyer que sur la force de mes armées et de mes alliés.

Durant cette période j’apprenais que la prédiction d’Anastase se

réalisait : Théodoric écrivait à tous les rois qui m’entouraient et leur

envoyait des ambassadeurs. Bloqué en Italie, il allait essayer de

participer à distance.

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MOI, CLOVIS ROI 310/367

CHAPITRE 19 – BALLET DIPLOMATIQUE

C’est par Gondebaud que j’appris les démarches de Théodoric. Il me fit

parvenir, par l’intermédiaire, une fois encore, d’Aridius, avant que je

reçoive les ambassadeurs du roi d’Italie, la copie des lettres que ce

dernier envoyait à tous ses parents. J’avais plutôt envie de fracasser la

tête d’Aridius, mais malgré mon aversion, je conversai longuement avec

lui. Aridius me commenta chacune de ces lettres et me fit part de son

sentiment sur la position des rois sur lesquels Théodoric faisait pression.

C’est lui qui parla le premier :

- Comme vous allez le voir, Illustre Clovis, Théodoric ne ménage pas

sa peine pour contrer vos ambitions. Il a écrit à Alaric, à

Gondebaud et enfin à tous les rois des tribus du Nord qui lui sont

plus ou moins apparentées. A chacun il dit la même chose :

« unissez-vous contre Clovis » ! Et ses ambassadeurs sillonnent

toute l’Europe à la rencontre de ces rois pour leur remettre des

lettres et les convaincre.

- Et ils doivent venir me voir prochainement, un messager me l’a fait

savoir, l’interrompis-je.

Il reprit :

- Procédons par ordre. Lisez d’abord ceci.

Il me tendit la lettre de Théodoric à Alaric. Je la lus avec attention :

“A Alaric, roi des Wisigoths, Theodoric roi,

Quoique la foule immense de vos ancêtres vous ait donné

confiance en votre force, quoique vous vous rappeliez que la

puissance des Wisigoths a fait plier le vaillant Attila, cependant,

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MOI, CLOVIS ROI 311/367

parce que les cœurs des peuples féroces s’attendrissent dans une

longue paix, prenez garde d’envoyer à l’aventure ceux dont on

constate qu’ils n’ont pas eu d’entrainement depuis si longtemps. Ils

sont terribles les conflits humains s’ils ne sont assis sur

l’expérience et la continuité, il n’y a plus alors aucune garantie

dans l’affrontement. Cessez d’être pris d’une rancune aveugle. La

modération est sage car elle préserve les peuples. La fureur au

contraire entraine beaucoup de pression, qui oblige

nécessairement d’avoir recours aux armes, tandis qu’il n’y a plus

de clémence à attendre des adversaires. Pour cela retenez-vous,

tant que nos ambassadeurs sont envoyés au roi des Francs,

jusqu’à ce que des jugements amis réduisent ce litige. En effet nous

ne pouvons choisir l’un plus que l’autre de nos deux parents

voisins, car cela reviendrait à en abaisser un. Que le sang versé

de vos parents n’allume la mèche, ni qu’il mette le feu dans une

province occupée. Jusqu’à présent vous n’en n’êtes qu’aux mots, il

est facile de négocier si seulement vous n’échauffez pas vos esprits

par les armes. Nous offrons souverainement, par nos délégués, à

nos parents et aux peuples privilégiés, la justice qui fait des rois

forts. Ils se transforment rapidement les cœurs de ceux qui sentent

contre eux de tels soldats armés. C’est pourquoi, en vous saluant

d’abord avec respect, nous pensons nécessaire de vous adresser tel

et tel de nos ambassadeurs, qui d’une part vous donneront de

manière suffisante nos ordres, et d’autre part se rendront, avec

votre accord, auprès de notre frère le roi Gondebaud et des autres

rois, afin que vous n’ayez pas à souffrir de ceux qui se réjouissent

avec malveillance de s’aliéner ces combats. Puisse Dieu éloigner

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MOI, CLOVIS ROI 312/367

de vous cette iniquité que nous considérons comme notre mal

commun. Donc je serai à bon droit l’adversaire de celui qui

voudra marcher contre vous. »

Je fus très surpris du ton de cette lettre. Je la donnai à Aurélien et

j’interrogeai Aridius.

- Si je comprends bien, Theodoric s’inquiète de la faiblesse d’Alaric

et craint qu’il subisse une défaite complète contre moi. Il le pousse

à négocier avant d’entreprendre les hostilités.

- C’est bien cela, répondit-il. Il espère qu’en vous envoyant des

ambassadeurs au nom de tous ces rois qu’il évoque, il pourra vous

départager équitablement.

- Il veut vraiment faire sa loi et nous mettre sous sa coupe ! Mais

qu’imagine-t-il ? Que je vais me laisser tondre comme un mouton ?

Il rêve !

Aridius ajouta :

- Je ne sais s’il rêve, dit-il en souriant, mais je suis sûr

qu’effectivement il a peur d’une déroute d’Alaric devant vos

troupes et celles de Gondebaud. Il sait qu’Alaric a envoyé en

Espagne de nombreuses troupes, conduites par ses meilleurs

généraux, pour mettre un terme à une révolte conduite par un

certain Pierre. Et nombreux sont ses soldats qui ont déjà quitté son

royaume pour aller chercher des terres en Castille ou près de

Barcelone.

- Il a raison d’avoir peur, Alaric est très affaibli. Les armées qu’il a à

sa disposition sont très hétéroclites et comptent beaucoup

d’hommes qui n’ont plus l’habitude du combat. Même s’il conserve

une cavalerie dangereuse, j’aurai avec moi les redoutables cavaliers

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MOI, CLOVIS ROI 313/367

Alains qui se joindront à nous à Orléans. Mais dites-moi, que veut-

il dire dans la fin de sa lettre ? Qui vise-t-il en parlant de celui qui

veut s’aliéner ces combats ?

C’est Aurélien qui venait de finir de lire la lettre, qui répondit :

- L’empereur ! Anastase lui-même ! Ses espions ont dû lui rapporter

mon voyage à Constantinople. Alors il est persuadé que tu vas agir

au nom de l’empereur qui te délègue, qui t’aliène, selon son

expression, cette guerre.

Aridius compléta :

- Theodoric se voit empereur à la place d’Anastase. Donc il recherche

n’importe quel prétexte pour le menacer. Bien sûr il ne peut pas le

nommer directement, voilà pourquoi ces mots paraissent sibyllins.

Il veut faire comprendre à tous les rois, ses parents, qu’il est

puissant, plus puissant même que l’empereur.

Nous restâmes un moment silencieux, puis je repris :

- Alors il ne connaît pas encore les intentions d’Anastase. Il ne sait

pas qu’il va bientôt le clouer sur place et qu’il risque d’y perdre son

trône d’Italie. Quand il va le découvrir, ce sera trop tard. Il sera

obligé de masser ses troupes sur les bords de l’Adriatique et

abandonnera Alaric à son triste sort. Voilà qui fera bien nos

affaires.

Ils en convinrent tous les deux. Puis Aridius me tendit la lettre

envoyée à Gondebaud. Je lus alors la lettre qu’avait reçue

Gondebaud :

« A Gondebaud, roi des Burgondes, Théodoric roi,

C’est un important malheur que de voir des personnes royales

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MOI, CLOVIS ROI 314/367

chères devenir ennemies, de ne rien dire, et d’éprouver du chagrin pour

l’un d’eux. Ce n’est pas sans que nous ressentions de l’aversion si un de

nos deux parents par alliance se trouve massacré. Vous êtes tous mes

obligés du fait de mes grandes faveurs : pas un seul d’entre vous n’a été

mis à l’écart. Si bien que si l’un de vous faillit, il commet gravement une

faute douloureuse contre moi. Il est de notre devoir de calmer ces rois

jeunes par toute sorte d’objections, car nous sommes vraiment très

malheureux de leur convoitise violente, eux qui ne peuvent réprimer

l’arrogance de leur désir. Ils respectent les vieux, bien qu’ils soient dans

une splendide jeunesse impétueuse. Qu’ils se sachent nos ennemis

quand ils s’affrontent, et que nous voulons déraciner cela, de sorte que

réellement l’un et l’autre puissent se retirer. Il nous faut donc leur

parler fermement, afin que nos parents n’en viennent aux extrémités.

Et pour cette raison, nous croyons en t’adressant tel et tel

ambassadeur, que, si notre fils Alaric en est d’accord, nous devons aussi

les envoyer, avec nos gens, auprès du roi des Francs, afin que le

différend qui se développe entre eux soit rationnellement tranché par

des conseillers impartiaux. Il convient en effet que de si grands et si

remarquables rois ne recherchent d’aussi pitoyables disputes, d’autant

plus qu’ils peuvent conduire à la ruine eux et nous. C’est pourquoi, avec

mon soutien, votre fraternité pour eux doit noblement ramener la paix,

parce que personne ne peut imaginer qu’ils en viennent à se battre sans

notre accord. Si ce n’est qu’il est clair, que s’ils en arrivent vraiment au

conflit, alors ce ne peut être que le nôtre. Habitué à penser avec une

grande conscience, afin de tout bien faire aidé par Dieu, pour que vous

connaissiez la vérité nous avons confié des lettres à nos porteurs. Ainsi

votre sagesse pourra avoir une vue d’ensemble ».

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Je demandai alors à Aridius ce que pensait Gondebaud de tout cela et de

cette lettre. Il me répondit :

- Mon roi, le grand Gondebaud, est très irrité par les prétentions de

Théodoric à vouloir régler les conflits comme s’il était le seigneur et

maître de l’Europe. Les rois, parce qu’ils sont de sa parentèle,

devraient se plier à ses ordres. Non, Gondebaud n’est pas le sujet

de Théodoric, et ne trahira pas le traité que vous avez signé sur les

bords de la Cure. Il m’a chargé de vous dire en quelle estime il vous

tient et qu’en toute circonstance, et en particulier vis-à-vis de vos

ennemis communs, vous pouvez compter sur sa fidélité. Il

comprend très bien votre litige avec Alaric et s’il joint aux

ambassadeurs annoncés les siens, c’est uniquement pour ne pas

irriter Théodoric et le tenir à l’écart. Il ne craint ni les sous-

entendus de ce dernier et ni ses menaces de se considérer lui-

même attaqué si l’un des rois de la Gaule en attaque un autre.

Ces propos me rassuraient et je commençais à cesser de ne voir en

Aridius qu’un homme à abattre. Il continua :

- Quant à la lettre écrite à Rodulf, roi des Hérules64, à Hermegiscle

roi des Warnes65, et à Bisin II roi des Thuringiens66, elle est banale.

La voici, dit-il en me la tendant. Elle a peu d’intérêt et permettez

que je vous la résume.

Je pris la lettre et, tout en la remettant à Hermaric, j’écoutai Aridius.

- Il exhorte tous ces rois du Nord à se mobiliser et à envoyer leurs

ambassadeurs, avec les siens, auprès de vous. Pour les convaincre

64

De la région centrale du Danube 65

Du delta du Rhin 66

Des bords de l’Elbe (Saxe)

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de ne pas rester neutres, il leur rappelle tout ce qu’ils doivent à

Euric, père d’Alaric ; sans le traité qu’il avait imposé aux Francs

que resterait-il d’eux aujourd’hui ? Donc ils doivent lever leurs

armées, passer le Rhin et vous attaquer par le Nord. Il va jusqu’à

les menacer d’une fin terrible en leur expliquant que si, tous

ensemble, ils ne vous arrêtent pas maintenant, alors vous les

anéantirez les uns après les autres.

Je ne pouvais avouer à Aridius que telle était bien mon intention et que

Théodoric, fin stratège qu’il était, comprenait parfaitement ma volonté.

Une fois les Wisigoths vaincus, je me retournerai contre les autres

peuples du Nord, puis contre les Burgondes eux-mêmes afin de venger

l’affront subi lors de ma campagne précédente. Je resterai ensuite seul

face à Théodoric, avec l’appui de l’empereur Anastase. Alors !... Mais je

ne pouvais, ni ne devais, laisser paraître le moindre indice sur mes

intentions futures. Je m’écriai :

- Quelle idiotie ! Pourquoi irai-je attaquer des peuples si pauvres et

si loin de mon royaume, alors que par la conquête du pays

Wisigoths j’aurai plus que triplé son étendue en terres riches et

prospères ?

- Je vous crois, Illustre roi ! Ces rois doivent penser comme vous le

dites, car, d’après nos ambassadeurs qui les ont rencontrés, ils ne

semblent pas disposer à obéir à Théodoric, même s’ils vont vous

envoyer des ambassadeurs afin de donner le change eux aussi à ce

roi italien.

Je me levai, et dans un accès de colère, je lui dis :

- Il vaut mieux pour eux qu’ils se tiennent tranquilles, hors de mon

chemin. Sinon ils pourraient bien subir le même sort que les

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Alamans. Croyez-moi, je saurai le faire comprendre à leurs

ambassadeurs.

- Je n’en doute pas, vos armées sont trop puissantes pour des

peuples aussi peu civilisés, me répond-il plus par flatterie que par

conviction.

Quelques jours plus tard on m’annonça l’arrivée imminente

d’ambassadeurs de divers royaumes. Je mis tout en place pour qu’ils

soient accueillis selon les usages et lorsqu’ils furent tous là, je les

convoquai à une réunion devant mon conseil au complet. Ils formaient

une délégation dont les ambassadeurs de Théodoric avaient pris la tête.

Après les salutations d’usage, ces derniers me remirent la lettre de

Théodoric. Ils me conseillèrent de prendre le temps de la lire et

proposèrent que nous nous retrouvions deux jours plus tard. Ils

ajoutèrent que le roi d’Italie était très préoccupé du conflit entre Alaric et

moi et qu’il souhaitait peser de toute son autorité pour le régler. Je les

remerciai de sa sollicitude et acceptai le rendez-vous fixé.

Resté seul avec mon conseil, je lus la lettre, lentement, à haute voix.

Nous comprenions tous le latin, mais il fallut plusieurs lectures pour que

nous saisissions les finesses et les sous-entendus de ce texte,

vraisemblablement écrit par Cassiodore, le plus proche conseiller de

Théodoric.

« A Clovis, roi des Francs, Théodoric roi,

De tout temps les dieux ont voulu que les lois divines fortifient les

alliances des rois, et qu’ainsi, par leur attitude clémente, ils procurent

au peuple la tranquillité désirée. C’est pourquoi, aujourd’hui, ce

principe est sacré, et personne ne peut se permettre de le violer par une

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action violente. En vérité à quelles garanties peut-on se fier, si on ne

croit pas en l’affection ? Unir des rois voisins, de telle sorte que des

peuples divisés se glorifient d’un but commun, comme si, telle une

ruche, ils étaient unis par un même souhait de concorde. Quoiqu’il en

soit, nous sommes effarés de vos animosités que stimulent de si

minables prétextes, de telle sorte que vous voulez vous affronter avec

notre fils Alaric dans un conflit très dur, tandis que nombreux sont ceux

qui vous craignent mais se réjouissent de votre conflit. Vous êtes tous

les deux rois de peuples remarquables, vous êtes tous les deux dans la

fleur de l’âge. Ne bouleversez pas vos royaumes avec légèreté, même si

vous combattez pour libérer certaines régions. Ne faites pas de votre

vaillance un désastre soudain pour votre patrie, car la grave ruine des

peuples pour une cause inconséquente génère une grande haine pour le

pouvoir royal. Je le dis franchement, je le dis affectueusement comme je

l’éprouve : c’est avoir une attitude insupportable que d’agiter

immédiatement les armes à la première ambassade. Il faut chercher

parmi les parents et qu’on choisisse ceux qui acceptent d’être arbitres.

En vérité il est précieux que ce soit parmi ces grands juges que vous

vouliez choisir des intermédiaires. Vous-même, que pourriez-vous

penser de nous, si vous saviez que nous avons délaissé vos demandes ?

Qu’on s’abstienne de ce conflit, dans lequel l’un de vous pourrait subir

de graves dommages. Abandonnez l’épée, vous qui voulez m’outrager

par des combats. A bon droit, comme père et ami, je vous l’interdis.

Celui qui croit pouvoir rejeter nos exhortations, ce que je n’ose croire,

devra nous affronter ainsi que nos amis. Pour cette raison, nous avons

pensé avec raison, envoyer à votre excellence tel et tel de nos

ambassadeurs, par lesquels, de même, nous avons envoyé notre lettre à

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votre frère, notre fils le roi Alaric, afin que ne se répande entre vous

une animosité nuisible, mais au contraire qu’en demeurant en paix, les

amis médiateurs vous conduisent à l’apaisement. De sorte que, grâce à

eux et aux paroles qu’ils ont charge de vous dire, vos gens, qui ont

connu une longue période de paix du temps de vos ancêtres, ne puissent

subitement être détruits par des troubles. En cela vous devez croire qu’il

est certain qu’il ne vous conseille pas loyalement, celui qui se rit de vos

intérêts, puisqu’il veut vous précipiter tous les deux dans une chute

ruineuse. »

Je pris le premier la parole :

- J’écris à ce roi pour lui demander un arbitrage favorable sur la cité

de Tours et il me répond que je dois concilier avec Alaric. De quel

droit se permet-il de me donner des ordres et de me menacer si je

ne les respecte pas ? Alaric n’est pas mon frère. Je ne suis pas le fils

de Théodoric, mais son beau-frère, comme il est le mien. Nous

sommes sur un même plan familial, et ce n’est pas parce qu’il a dix

ans de plus que moi qu’il peut se permettre de tels propos. C’est un

vieil homme de plus de cinquante ans quand j’en ai à peine

quarante. Que croit-il ? Que je suis encore un jeune homme qu’on

peut gouverner à distance ?

Je continuais ainsi un long moment en me répétant, en insistant, en

criant et en frappant la table avec le plat de ma hache. Jusqu’à ce que

Gonthier m’interrompe et me dise :

- Calme-toi, Clovis ! Vas-tu lui donner ainsi raison en te montrant si

prompt à pendre l’épée. Maîtrise-toi.

- Me maîtriser ! Alors qu’il qualifie mes prétextes de minables !

Minable de vouloir protéger les évêques et les catholiques ?

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Minable de vouloir défendre mon royaume et défendre Tours qui a

toujours fait partie de la troisième Lyonnaise et m’appartient

donc ? Minable d’avoir vaincu les Alamans ? Moi, je suis minable ?

Mais il va voir ! Il veut m’affronter, il me menace, eh bien qu’il

vienne avec ses troupes, le minable l’attend !

Aurélien me mit lui aussi en garde contre mes emportements. Il me

conseilla de faire bonne figure devant les ambassadeurs, même pour leur

dire que je ne me rangerai pas aux ordres de Théodoric. Hermaric au

contraire, en bon soldat, abonda dans mon sens, et conclut notre

réunion en considérant que Théodoric devait être combattu et vaincu.

Deux jours plus tard, je reçus tous les ambassadeurs. C’était un lundi. Je

me souviens du jour car c’était le début de la Semaine Sainte, semaine si

importante pour nous. Afin de donner toute la solennité que je voulais,

j’avais demandé qu’on installe dans l’atrium quelques sièges pour moi et

mes conseillers présents, Aurélien, Gonthier et Hermaric. Je reçus les

visiteurs assis et ils restèrent debout. J’étais roi, ils n’étaient que des

serviteurs. Les deux ambassadeurs de Théodoric, Severinus Maximus et

Antonius Liberius, étaient toujours en tête de la délégation. Severinus

Maximus s’exprima le premier :

- Illustre roi, comme vous avez pu le constater par sa lettre, notre roi

est très soucieux de maintenir une entente forte entre vous et le roi

Alaric. Il vous supplie par notre intermédiaire, et par celui des

ambassadeurs qui m’accompagnent, de ne pas vous lancer dans

une guerre aussi périlleuse et destructrice. Bien sûr il comprend

votre différend, mais pense qu’un arbitrage conduit par des rois

voisins, de vos familles, devrait permettre de trouver une solution.

Il ne faisait là que me répéter ce qui était assez clairement exprimé dans

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MOI, CLOVIS ROI 321/367

la lettre de Théodoric. Je répondis :

- J’ai bien compris cela. Etait-il nécessaire de vous faire faire un si

long périple pour me redire ce qui est écrit ? A moins que vous

n’ayez un autre message à me communiquer ; un message que

Théodoric ne voulait écrire. Mais que pensent les ambassadeurs de

mon ami Gondebaud ?

Ils furent un peu surpris et visiblement gênés que je leur donne la

parole. Aridius répondit :

- Noble roi, nous t’apportons les salutations fraternelles de notre roi

Gondebaud. Il est certain que l’alliance familiale qui vous unit et

que le pacte que vous avez signé sur la Cure ont scellé une grande

amitié entre vous. Notre roi comprend votre position mais ne veut

pas interférer dans vos décisions. A moins qu’un enjeu pour les

Burgondes ne l’amène à réfléchir.

Un murmure et des signes d’approbations parcoururent l’assemblée.

Tous avaient compris que Gondebaud interviendrait s’il se sentait

menacé. Moi j’avais bien compris qu’Aridius me confirmait ainsi, en

public, à mots couverts, ce qu’il m’avait déjà dit quelques jours plus tôt.

Je le remerciai de ses paroles et il me rendit mes remerciements par un

petit signe de tête et un sourire que personne ne remarqua. Puis je

m’adressai aux ambassadeurs des rois du Nord.

L’un d’eux, représentant le roi des Warnes, s’avança :

- Digne et illustre roi, permettez-moi de parler aux noms de mes

amis ici présents. Nous sommes les humbles serviteurs des

royaumes du Nord, vaillants et courageux, mais combien faibles

face à votre fougue et à votre force. Il nous serait désagréable

d’avoir à intervenir dans un conflit entre de si grands rois avec

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lesquels nous avons les mêmes ancêtres. La traversée de si

lointaines régions pour intervenir en Gaule couterait beaucoup à

nos peuples. Cependant, si les événements l’exigent, il faudra que

nos rois prennent le temps de se concerter.

Ces ambassadeurs étaient visiblement contraints à des circonvolutions

orales. Ils ne voulaient pas me fâcher tout en satisfaisant les

ambassadeurs de Théodoric. Oh la belle chose que la diplomatie ! Je

compris parfaitement le sens de leurs paroles : nous avons les mêmes

ancêtres, nous sommes de la même lignée, nous sommes trop loin et

trop peu nombreux pour venir nous mêler à un conflit qui ne nous

concerne pas. Mais s’il le faut, nos rois en parleront entre eux, et le

temps qu’ils le fassent, nous espérons que le conflit sera réglé.

Curieusement, les ambassadeurs de Théodoric ne semblaient pas

percevoir ces finesses, car après chaque intervention, je les voyais

opiner. Puis c’est aux ambassadeurs d’Alaric que je m’adressai :

- Quel message me portez-vous de mon allié Alaric ?

- Illustre roi, notre grand roi Alaric, vous adresse ses salutations les

plus franches. Il est cependant contrarié qu’une partie de son

royaume soit en but à votre désaccord permanent et que cela ait

entraîné la mort de son parent Eutharic. Il se range à l’avis de son

beau-père Théodoric pour qu’un arbitrage vous départage.

C’était limpide. Alaric se rangeait totalement sous la bannière du roi

d’Italie et comptait sur son aide. Je répondis :

- Tours, puisque c’est de cela qu’il s’agit, a toujours fait partie de la

Troisième Lyonnaise, province romaine. Depuis la mort de mon

père, le grand et vénéré Childéric, je suis l’administrateur de cette

province, donc de Tours. C’est ce que le droit nous dicte, c’est ce

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que Dieu veut au nom de saint Martin.

Il me répondit :

- Alaric prie Dieu lui-aussi. Et il vous redit que, même si lui est arien,

il respecte tous les catholiques qui peuvent accéder librement au

tombeau du saint. D’ailleurs le concile d’Agde est la preuve de la

considération de notre roi pour les évêques catholiques. Au nom de

votre Dieu et de votre pacte il vous conjure de vous entendre avec

lui par l’intermédiaire de juges impartiaux.

Sans fermer la porte, je leur fis comprendre que ma position était ferme :

- Tous les peuples de la Gaule ont pris leur distance par rapport à

l’empire. Moi seul respecte encore Anastase et me bats pour la

sauvegarde de ce que Rome a construit ici. Mon combat est celui de

l’empire, du respect de son administration et de ses lois, du code

Théodosien, donc du symbole trinitaire de Nicée. Tours et saint

Martin sont éternellement liés à l’Empire. C’est ainsi que cela est et

que cela doit être et que cela sera. Avec ou sans l’accord d’Alaric.

Severinus Maximus voulut prendre la parole :

- Théodoric…

Je l’interrompis violement :

- N’est ni Franc, ni Wisigoth. Et ce n’est ni l’empereur, ni le pape.

Alaric et moi nous sommes assez grands pour savoir ce que nous

avons à faire. Nous sommes assez responsables pour être capables

de discuter d’homme à homme si nous le jugeons nécessaire. Dites

à Théodoric qu’il cesse de nous prendre pour des enfants

irresponsables.

Je sentis une grande gêne dans l’assemblée. Severinus Maximus avait

blêmi, et s’était tourné vers son voisin, l’autre ambassadeur de

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Théodoric, Antonius Liberius. Ils n’avaient pas l’habitude qu’on leur

parle en termes si peu diplomatiques. Antonius Liberius prit la parole :

- Puissant Clovis, votre emportement nous blesse, quand nous

venons vous proposer aimablement une aide pour organiser une

conciliation. Mais si tel est votre position, si votre refus est

catégorique, alors nous nous retirerons et porterons fidèlement vos

paroles à notre roi. Certainement il en sera peiné, car il aime avant

tout votre sœur et sa famille. Nul doute qu’il sera obligé de se

porter au secours de sa fille Théodégonde qui est l’épouse d’Alaric,

ne voulant lui laisser courir aucun danger.

Voilà enfin dit ce que Théodoric ne pouvait écrire : si je bouge, il

intervient. Je savais, moi, qu’il ne le pourrait pas. Lui ne le savait pas

encore. Je donnai sèchement congé à tout ce monde et restai avec mon

conseil.

- Amis, leur dis-je, nous voilà fixés. Alaric a peur et veut, au nom de

Dieu, une entente. Théodoric interviendra dans le conflit, croit-il.

Gondebaud me soutiendra, et les autres rois ne bougeront pas.

Je me levai. Ils en firent autant. Saisissant ma hache et levant les bras au

ciel je criai :

- A l’attaque ! Par Dieu et tous ses saints, la victoire ou la mort !

D’une seule et forte voix, ils répétèrent la phrase.

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CHAPITRE 20 – VOUILLÉ

Tout était maintenant en place pour qu’enfin j’accède à mon destin.

J’allais pouvoir entreprendre cette conquête du pays wisigoth tant

espérée et tant attendue. Rapidement, je réunissais mon conseil et mes

généraux et leur faisais part de ma stratégie. Je commençais par leur

redire combien il m’était devenu insupportable, depuis ma conversion,

que la plus grande partie de la Gaule soit entre les mains des Wisigoths

ariens. Je leur expliquais que je voulais les anéantir, et les repousser

jusqu’en Espagne, afin de mettre leur pays sous ma domination et

restaurer partout les évêques et le culte catholique. Je voulais aussi que

la discipline règne afin qu’on n’assiste plus aux débordements habituels

à ces expéditions. Je leur disais que je publierai un édit, avant le début

des hostilités, qui placerait tout le clergé, des évêques jusqu’au clerc le

plus simple, ainsi que leurs familles, dans ma paix, donc sous ma

protection et que j’en informerai les évêques. J’ajoutais que cet édit

interdirait aussi de maltraiter quiconque et de prendre de force rien

d’autre que de l’herbe et de l’eau, et que j’ordonnerai que toutes ces

instructions soient transmises aux soldats lors des revues au Champ de

Mars. Enfin je leur exposais ma stratégie. Hoël et les Armoricains

attendraient mes ordres à Nantes. Sigebert et ses troupes nous

rejoindraient à Tours. Gondebaud serait chargé de fondre sur le

Limousin et de nous rejoindre là où je le lui indiquerai, entre Tours et

Bordeaux, afin d’attaquer Alaric par son flan. Je voulais qu’avant l’hiver

tout le pays wisigoths soit sous ma coupe. Ils approuvèrent mes choix. Je

chargeais Aurélien d’envoyer sans attendre des messagers à Sigebert et à

Gondebaud pour leur faire part de mon plan et leur demander leur aide.

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Gonthier devait se charger d’aller à la rencontre d’Hoël. Tout allait se

mettre en place pour m’assurer une victoire éclatante. Le réseau des

évêques fonctionnant de façon sûre, comme je l’ai déjà évoqué, ceux qui

résidaient en pays wisigoth furent bientôt informés de mes préparatifs.

Depuis longtemps déjà ils attendaient ce qu’il voyait comme une

délivrance, la fin du royaume wisigoth. Le peuple catholique suivait ses

évêques avec ferveur, et les récits de certains, exilés dans ce royaume,

avaient fini de convaincre les plus sceptiques. On m’avait rapporté qu’un

dénommé Eugène, ancien évêque de Carthage exilé près d’Albi, mort peu

de temps avant ces événements, avait raconté en des termes si terrifiants

les persécutions subies par les catholiques en Afrique du Nord, en pays

Vandales, du fait des rois ariens Hunéric et Gunthamund, que les

catholiques du pays wisigoth en avaient conçu une haine solide contre

les ariens. J’étais donc attendu par ces peuples comme un libérateur. Je

me devais de ne pas les décevoir.

Au moment où j’écris ces lignes je me remémore avec précision ces

derniers événements qui se déroulèrent il y a trois ans. Je me souviens

de l’excitation qui m’avait envahie à l’approche des combats, en même

temps qu’une grande crainte d’un échec. J’engageais dans cette guerre

toute mes armées et je savais que si j’échouais je perdrais toute

légitimité. On me reprocherait ma conversion, ma brouille avec

Théodoric, mon respect pour l’empereur, que sais-je encore ! On

m’accuserait d’être déicide, traitre à mes ancêtres et l’opprobre

retomberait sur les miens. J’infligerais à Clotilde et à mes enfants honte

et peut être bannissement. Une fois encore j’allais porter le fer contre

des peuples. Depuis bientôt trente ans je combattais pour le bien de mon

peuple et ma propre gloire. Durant toutes ces années, malgré de

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MOI, CLOVIS ROI 327/367

nombreux combats, je n’avais pu que maintenir l’ordre romain dans

mon petit royaume autour de Soissons et administrer ces provinces

romaines du mieux possible. Quand je me battais au nom de Wotan et de

Thor, j’étais heureux et fier de combattre, de faire couler le sang pour ces

dieux guerriers. Aujourd’hui je combats au nom de Dieu. Dieu de

miséricorde et d’amour, de compassion et de charité. Comment peut-il

me donner la victoire au prix de milliers de morts et de blessés ? Les

évêques me disent sans cesse que Dieu aime mes combats parce qu’ils

défendent la vrai foi, le Dieu vrai et unique ; que je suis un outil dans la

main de Dieu. Mais tu ne tueras point ! Un des dix commandements. Je

n’ai pourtant pas le sentiment que ce commandement soit conditionné à

tel ou tel justification. Mais les évêques me bénissent et bénissent mes

armées quand nous partons nous battre ! Il est vrai que ce ne sont que

des hommes, choisis par Dieu, mais néanmoins des hommes de chair,

d’os et de passions humaines. Mon Dieu, m’éclaireras-tu un jour ? Début

juin, Loup, l’évêque de Soissons qui avait succédé à son père, Prince,

mort deux ans plus tôt, vint me demander un entretien. Je reçus avec

respect et affection ce jeune évêque. Il m’apportait la bénédiction de

Rémi, son oncle, et de tous les évêques catholiques qui approuvaient

tous mon entreprise. Je l’en remerciais et l’informais que je souhaitais

que Lupicin, un de ses clercs, m’accompagne en tant que chapelain. Il

me donna son accord. Quand, fin juin67, je donnais ordre aux armées de

se mettre en route vers Tours, je savais que j’avais beaucoup à gagner

dans ce que j’espérais être la mise à mort des Wisigoths, mais que j’avais

aussi tout à perdre. Ma volonté et mon enthousiasme en furent décuplés.

Répondant à mon appel, Sigebert de Cologne m’avait envoyé son fils

67

507

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MOI, CLOVIS ROI 328/367

Cloderic à la tête d’une troupe de plus de mille hommes. Cloderic

m’expliqua que son père, âgé et très diminué du fait de ses blessures

reçues lors des guerres contre les Alamans, ne pouvait plus se déplacer

et combattre. J’en fus désolé et réalisai qu’un jour moi aussi je serais

peut-être conduit à me retirer au profit de mes fils. Ces troupes rhénanes

nous ayant rejoints à Soissons, nous partîmes en direction de Paris.

J’avais établi comme route le passage par Paris, puis Blois, Orléans et

enfin Tours. De là j’envisageais, comme je l’avais fait quelques années

avant, de fondre sur Poitiers, Saintes et Bordeaux, sans savoir si ni

quand Alaric voudrait ou pourrait m’affronter.

En faisant de Tours un point de passage de mes troupes, j’avais

l’intention de mettre une fois pour toute cette ville sous mon autorité. Je

donnais en conséquence des ordres pour que tous les combattants

wisigoths soient exterminés ou chassés de la cité. Je rappelais que j’avais

interdit qu’on s’en prenne aux clercs, aux veuves et aux orphelins.

J’ajoutais que j’entendais qu’on respecte également le tombeau de saint

Martin et les pèlerins. La prise de la ville fut rapide. La rapidité de mon

intervention et le nombre de mes soldats avaient surpris les quelques

Wisigoths qui défendaient la ville.

Alors que je la sillonnais pour m’assurer que nous en étions bien

maîtres, on m’avertit qu’un de nos soldats pillait une ferme en

s’emparant de son foin. Accompagné de quelques uns de mes

antrustions je me dirigeais à vive allure vers la ferme. Quand j’arrivai, je

mis pied à terre et constatai qu’un soldat chargeait un chariot avec tout

le foin du malheureux paysan. Ce dernier se tenait, avec sa famille, sous

un appentis, protestant et pleurant tandis que le soldat tout en chargeant

le foin l’insultait. Une petite foule de soldats et de voisins assistaient,

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MOI, CLOVIS ROI 329/367

silencieux, à la scène. Je m’approchai du soldat pilleur et l’interpellai :

- Est-ce ainsi que tu respectes les édits et les lois de ton roi ?

Le soldat se retourna et me fixant, il me répondit :

- Notre grand roi Clovis a interdit qu’on prenne plus que de l’eau et

de l’herbe. Le foin n’est que de l’herbe séchée. Où est ma faute ?

Surpris de son aplomb, je lui répondis sèchement :

- J’autorise seulement l’herbe que ton cheval a besoin de manger au

jour le jour. Je n’ai jamais autorisé qu’on s’empare de toute une

réserve pour en faire je ne sais quel usage ou quel commerce.

Comment espérer la victoire si sous les yeux de saint Martin vous

ne respectez pas les plus pauvres et les plus malheureux ?

Il voulut protester, mais de rage, je saisis ma hache et lui fracassai la

tête. Un murmure parcouru l’assistance puis il y eut un grand silence. Je

regardai un à un fixement chaque membre de cette petite assemblée et

ajoutai :

- Que chacun rapporte ce qu’il a vu et dise que le roi Clovis

n’acceptera jamais qu’on désobéisse à ses édits ou qu’on les

détourne, et qu’il punira lui-même les fautifs.

Puis je repartis sans attendre vers Tours. En arrivant je me dirigeai vers

le palais épiscopal. Licinius, l’évêque qui succédait à Verus, m’accueillit

avec respect. Il me dit combien il était heureux que la cité soit enfin

délivrée du joug des Wisigoths. Il me bénit en me promettant la victoire

jusqu’aux Pyrénées et à la Méditerranée. Je lui demandai comment il

pouvait être si sûr, si Dieu lui avait parlé ? Il me répondit que ma

campagne était aimée de Dieu car elle allait éliminer une hérésie qui Lui

faisait horreur, à Lui et à tous ses clercs. Il ajouta que ces derniers

avaient ordre de prier et de faire prier leurs assemblées pour le roi Clovis

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MOI, CLOVIS ROI 330/367

et ses soldats. Je l’en remerciai et me retirai pour poursuivre mon

inspection de la ville.

Comme il restait au fond de mon âme du respect pour les dieux de mes

ancêtres et nos croyances antiques je demandai à deux de mes plus

proches antrustions de se rendre sur le tombeau de saint Martin. Je

voulais qu’ils essaient de voir si Dieu et son saint manifestaient par

quelques signes, semblables à ceux des oracles et des pythies, leur

approbation. Dans un moment aussi crucial pour ma gloire, ma postérité

et l’avenir de mon royaume, je ne pouvais renoncer totalement à des

dieux que j’avais servis et qui m’avait soutenu depuis ma naissance,

pendant plus de trente années. Je savais bien que la religion catholique

interdisait de telle croyance, mais j’avais besoin que cette démarche soit

accomplie. Quand ils revinrent, mes deux compagnons me firent le récit

suivant. Ils étaient arrivés dans un sanctuaire presque vide. Il avait été

déserté par les pèlerins qui avaient fui, ne sachant si les armées qui

envahissaient la cité étaient Franques ou Wisigothes. Ils avaient fait le

tour du tombeau, regardant partout autour d’eux si quelque

manifestation particulière pouvait être le signe de Dieu. Mais ils

n’avaient rien vu. En rentrant dans la basilique, ils avaient assisté au

début d’une messe. Ils étaient arrivés au moment où le clerc commençait

la lecture de plusieurs textes de la bible et ce qu’ils avaient entendu les

avait remplis de joie. C’était le psaume 17. J’en reproduis ici quelques

versets :

« Je poursuis mes ennemis et je les atteins ; je ne reviens pas sans

les avoir anéantis.

Je les brise, et ils ne se relèvent pas ; Ils tombent sous mes pieds.

Tu me ceins de force pour le combat, tu fais plier sous moi mes

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adversaires.

Mes ennemis !... tu leur fais tourner le dos devant moi ; et

j’extermine ceux qui me haïssent.

Ils crient, et personne pour les sauver ! Ils crient vers Yahweh, et il

ne leur répond pas !

Je les broie comme la poussière livrée au vent, je les balaie comme

la boue des rues. »

Le signe était là. Dieu me parlait. Dieu ne m’abandonnerait pas et

m’aiderait à vaincre tous ceux qui désiraient ma ruine et donc la sienne.

J’étais maintenant convaincu. L’augure était clair : Dieu était avec nous

pour la victoire.

Rassuré, le lendemain je fis le tour des campements que les soldats

avaient installés autour de la ville. Il y avait mes soldats Francs toujours

fidèles et courageux, les Alains et leur précieuse cavalerie, les Francs du

Rhin de Sigebert, commandés par Cloderic son fils, et mon fils Thierry à

la tête d’un fort contingent. Tous ensemble ils formaient une troupe

innombrable. Dès lors j’envoyai l’ordre aux bretons de se diriger vers

Poitiers et je donnai instruction à mes troupes de se mettre en marche

vers cette même ville. De Tours jusqu’à Poitiers il nous fallait environ

quatre jours de marche par la voie romaine qui joint ces deux cités. Je

me souviens que, bien que nous fussions en été, il plût sans cesse

pendant ces quelques jours de telle sorte que lorsque nous dûmes

franchir la Vienne, cette dernière avait tellement grossi et était tellement

boueuse que son franchissement me parut impossible. Les rares ponts

qui avaient existé avaient tous été détruits, soit du fait des ordres donnés

par Alaric, soit du fait de la crue. Nous étions à peu près à mi chemin

entre Tours et Poitiers. Face à ce franchissement impossible, je

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MOI, CLOVIS ROI 332/367

cantonnai mes troupes sur la rive droite de la Vienne. J’envoyai un

groupe d’homme remonter le cours de l’eau et moi-même je le

descendis. Nous recherchions un gué. A la fin de la journée je

commençai à désespérer et me tournai vers Dieu. Mes hommes et moi

mirent pied à terre et, à genoux, nous implorâmes Dieu d’écarter les flots

et de nous faire un passage. J’invoquai le souvenir de Moïse écartant les

eaux de la mer Rouge. Nous avions fini notre prière et remontions sur

nos chevaux lorsqu’une biche énorme sortit du bois et traversa la rivière

par un gué, devant nous. Dieu nous exauçait. C’était un signe de plus de

son approbation de ma campagne contre les Wisigoths. Nous pûmes

ainsi franchir cette rivière68 et poursuivre notre chemin vers Poitiers.

Informé du mouvement de mes troupes, Alaric avait rassemblé à la hâte

une petite partie de son armée et s’était enfermé avec elle dans Poitiers

nouvellement fortifié. Je n’avais pas l’intention de faire le siège de cette

ville car je savais par expérience que nous n’avions pas cette

compétence. L’échec du siège d’Avignon était là pour me le rappeler. Je

m’interrogeai sur la tactique à appliquer quand on m’annonça qu’Alaric

venait d’abandonner Poitiers pour rejoindre le gros de ses troupes qui

était cantonné au nord ouest de cette ville, dans un ancien camp romain.

Il y avait là des mercenaires, des gaulois, des romains et même quelques

Arvernes sous la conduite d’Appolinaire, fils de Sidoine Appolinaire69.

Alaric attendait là. Son intention me parut claire : me laisser la ville pour

que je l’investisse et qu’ensuite il m’y assiège. Je ne commis pas cette

erreur. J’installai mon camp au nord de la ville non loin de Jaunay-Clan.

Je lui fis dire que je le défiais dans une grande plaine, entre Vouillé et le

Clain, en un lieu appelé Campus Vocladensis. Il accepta, poussé, je

68

Vraisemblablement à l’emplacement actuel de Nouâtre (Indre et Loire) 69

Evêque de Clermont, mort en 486-488.

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MOI, CLOVIS ROI 333/367

l’appris plus tard, par ses généraux qui se plaignaient de son manque de

courage. Je pense qu’en réalité Alaric cherchait à gagner du temps,

espérant une aide de Théodoric, aide qui ne vint jamais, ce dernier étant

trop occupé à contrer le mouvement des troupes d’Anastase en Italie. Ce

qui correspondait au plan que nous avions élaboré, Anastase et moi.

Dans la nuit qui précéda le combat, je vis s’élever au dessus de l’église

consacrée à saint Hilaire, une vive lumière, comme un phare de feu, qui

brillait comme la foi de ce saint a brillé pour éclairer les peuples de la

Gaule et rétablir la vraie foi catholique contre la foi arienne. Saint

Hilaire, à son tour, après saint Martin et Dieu, m’apportait son soutien.

La victoire devenait évidente. A l’aurore les soldats s’éveillèrent et le long

cortège des combattants de Dieu se mit en marche vers le champ de

bataille. Au milieu de la journée, les deux armées étaient à la vue l’une de

l’autre, de part et d’autres de la grande plaine du Campus Vogladensis.

Je donnai l’ordre aux cavaliers Alains de charger l’armée d’Alaric. Cette

dernière, sous le violent choc de cette cavalerie déchainée subit

beaucoup de pertes et recula. Les cavaliers firent demi-tour et les

fantassins chargèrent à leur tour. J’étais à leur tête, sur mon cheval. Le

combat fut terrible et les pertes effroyables. Il n’avait pas plu depuis

plusieurs jours, mais le sol humide devint vite boueux sous les pas des

chevaux et des hommes. Et ce fut le même spectacle que celui de

Soissons ou de Tolbiac. Les cris, les pleurs, les hennissements mêlés aux

claquements des armes qui s’entrechoquent, l’odeur du sang et des

entrailles béantes, l’ordinaire d’une guerre, tout cela nous excitait et

redoublait nos ardeurs. Alors que les Wisigoths fléchissaient, je vis à

quelques pas Alaric, sur son cheval, qui exhortait ses soldats à combattre

avec encore plus de bravoure. Et pourtant ils n’en manquaient pas. Il

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MOI, CLOVIS ROI 334/367

était aussi boueux et sanguinolent que moi. Je me précipitai vers lui et

nous nous affrontâmes, hache à la main. Bien vite nous nous

retrouvâmes à terre et dans ce corps à corps mortel se décidait le sort de

la Gaule. Alors, tout en combattant, je m’adressai à Dieu « Seigneur

souviens-toi que je combats pour ta Gloire ». Et par ma force, par mon

expérience du combat, par ma rage de vaincre, et grâce à Dieu, je lui

fendis le cou, d’où s’échappa un flot de sang. Il tomba à terre et mourut

aussitôt. Ainsi finit Alaric, deuxième du nom, roi des Wisigoths. Voyant

cela, comme à chaque fois qu’elle perd son chef, l’armée se débanda. Je

remontai sur mon cheval et repris le combat. Mais deux hommes se

précipitèrent sur moi. Je les reconnus sans peine. C’était Suatri et

Marcellus, son âme damnée. Ils me frappèrent de violents coups d’épées

qui ne purent percer mon armure, et sans la vivacité de mon cheval et

l’aide de mes antrustions aussitôt accourus, je ne sais si je pourrais

écrire ces lignes aujourd’hui. Ces événements se sont passés il y a bientôt

trois ans et je ressens encore par moment de violentes douleurs au côté.

Suatri et Marcellus furent donc mis en déroute et je les vis, fuyant

courageusement, prendre sous leur protection Amalaric, le jeune fils

d’Alaric, qui ne devait pas avoir plus de cinq ou six ans. Je me demande

d’ailleurs pourquoi Alaric avait pris le risque d’amener sur un lieu de

bataille un enfant si jeune. Moi-même je n’avais à mes côté que Thierry,

qui était déjà un homme, et Clodomir, qui venait d’avoir douze ans.

J’avais prié Clotilde et mes autres enfants de rester à Tours. Le soir de

cette mémorable journée, le champ de bataille était couvert de cadavres.

Les Wisigoths avaient eu de nombreux morts. Les Arvernes, sous la

conduite d’Appolinaire avaient été massacrés et ce dernier avait pris la

fuite. Il nous fallut plusieurs jours pour enterrer tous ces morts et prier

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pour eux. De vastes tombes furent creusées, surmontées de tumulus de

terre sur lesquels ont planta de nombreuses croix de toutes sortes.

Pendant que ce labeur s’effectuait, j’allai, avec mes deux fils et mes

fidèles, prier sur le tombeau de saint Hilaire. J’assistai à une messe, au

cours de laquelle nous rendîmes grâce à Dieu, à saint Martin et à saint

Hilaire de nous avoir donnés cette victoire. Puis nous nous dirigeâmes

vers Poitiers qui nous ouvrit ses portes et nous accueillit avec

enthousiasme. Je demeurai quelques temps dans cette cité. J’y appris

que, pendant que nous exterminions les Wisigoths d’Alaric, les

Burgondes n’étaient pas restés inactifs. Sigismond, le fils de Gondebaud,

à la tête de ses soldats burgondes, avaient conquis le Limousin, en

passant par Dun-le-Palestel, où il avait fait une multitude de prisonniers.

Quant à son père, Gondebaud, il avait conquis la cité d’Arles. Ainsi, le

royaume des Wisigoths tombait peu à peu sous la coupe de ses ennemis,

mes alliés. Fort de ces nouvelles, je poursuivis ma campagne vers

Angoulême. Mais cette ville, du fait de sa position en haut d’un piton

rocheux, me résista. Je me retirai en laissant sur place une troupe

chargée d’en faire le siège. L’hiver approchant je décidai d’aller

m’installer à Bordeaux. Cette ville opulente se soumit à mon autorité

sans résistance. Peut-être était-ce le fruit du travail de son évêque

Cyprien et de Césaire d’Arles qui était exilé dans cette cité. Je fis venir

auprès de moi ma famille. J’avais besoin de sentir autour de moi la

présence des miens. Je tenais presque, enfin, la grande victoire et la

grande conquête à laquelle je pensais depuis des lustres. Il me fallait

pendant ce séjour à Bordeaux organiser la suite de mon action. Je savais

que des débordements avaient eu lieu un peu partout. Il est toujours très

difficile de maintenir la discipline d’une armée quand les soldats

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MOI, CLOVIS ROI 336/367

comptent sur le pillage pour s’enrichir, ou simplement jouir, en

récompense de leur bravoure et de leur victoire. Et je ne pouvais punir

tous les fautifs sans prendre le risque de retourner contre moi une partie

de l’armée. Je laissais donc faire des actes somme toute

compréhensibles. Il me fallait cependant rassurer les évêques et

préserver le peuple en faisant en sorte que les prisonniers ne soient pas

tous réduits en esclavage et exilés. Il était vital que les campagnes restent

peuplées pour en maintenir l’exploitation et que le fisc produise toujours

les ressources dont j’avais besoin pour la suite de mon action. J’écrivis

alors une lettre aux évêques du pays wisigoths. Elle me permit d’affirmer

mon pouvoir sur ce pays conquis et de faire preuve de sollicitude envers

eux. Une copie se trouve dans mes papiers70.

« Aux Seigneurs Saints et très dignes détenteurs de sièges

apostoliques, Clovis roi

L’information ayant été donnée de notre action et de la règle qui

s’imposait à toutes nos armées, avant que nous attaquions le pays

Goths, cela n’a pu être inconnu de votre Béatitude.

En premier, nous recommandons, relativement au service de

toutes les églises, que personne ne ravisse où que ce soit, ni des

religieuses, ni des veuves qui se sont dévouées au service de notre

Seigneur. La même condition doit être faite aux fils de celles-ci et

aux clercs, clercs et veuves qui vivent, aussi bien les uns que les

autres, ensemble dans leurs propres demeures. Il en est de même

en particulier des esclaves des églises, dont l’enlèvement sera

prouvé par la revendication des évêques. Pour tous ceux-là,

l’ordre à observer est qu’aucune violence ou peine de toute sorte ne

70

Note de l’auteur : je la reproduis ici pour plus de clarté.

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MOI, CLOVIS ROI 337/367

leur soit infligée. C’est pourquoi, afin que cela soit bien clair, nous

ordonnons que tous ceux-ci, s’ils ont subi l’outrage de la captivité,

aussi bien dans que hors des églises, soient restitués sans aucun

délai. Quant aux autres prisonniers laïcs, faits prisonniers hors de

la paix, et que cela a été prouvé, vos lettres par lesquelles vous

aurez rendu votre arbitrage ne pourront pas être refusées. En

conséquence de cela, pour celui qui usurpe être dans ma paix, si

vous affirmez la vérité par lettres revêtues de votre sceau

annulaire, alors adressez-les nous par tout moyen, et elles seront

confirmées sur notre décision. Ainsi, néanmoins, notre peuple

demande, que, pour tous ceux qui seront dignes de recevoir vos

lettres, que vous disiez sans tarder, sous serment au nom de Dieu

et par votre bénédiction, que ce fait qui doit être prouvé est vrai,

parce que beaucoup de variétés et de falsifications sont

découvertes, de telle sorte qu’on peut dire, comme dans les

écritures « que le juste périt avec l’impie ». Priez pour moi, Saints

Seigneurs et très dignes Papes de votre siège apostolique ».

Tout en affirmant leur rôle dans la régulation de l’après guerre,

j’entendais cependant leur faire admettre que j’étais leur roi et que les

décisions dépendaient de moi. Les prisonniers faits en temps de guerre

sont un butin de valeur pour les soldats. En imposant mon contrôle aux

évêques je voulais rassurer les vainqueurs que je préservais leur bien, et

qu’il n’y aurait pas de libérations injustifiées. Nous disposions, et

disposons encore, de structures administratives efficaces, aptes à gérer

l’échange de ces lettres. Il y eut un évêque qui s’investit tout

particulièrement dans cette mission de libération, ce fut Eptade, l’évêque

d’Autun, auquel le messager chargé de lui remettre ma lettre, délivra en

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outre un message très personnel, par lequel je le priais de consacrer tous

ses efforts aux libérations justifiées et aux rachats des prisonniers. Ce

qu’il fit avec zèle.

Mon autre travail, durant cet hiver à Bordeaux, a été de prévoir la

stratégie à appliquer lors de la reprise des hostilités au printemps

suivant. Ayant réuni Thierry, Clotilde et mon conseil, nous décidâmes

que je poursuivrai la conquête en m’emparant de Toulouse. C’était une

grande cité, qui abritait, disait la rumeur, le trésor considérable des

Wisigoths et notamment celui pillé à Rome il y avait cent ans environs.

Mais avant nous irions conquérir la Novempopulanie, la région des

neufs peuples, en deçà de la Garonne jusqu’aux Pyrénées. Ainsi je ne

prendrais pas le risque d’être pris à revers par des peuples dont je ne

savais rien et qui pouvaient ne pas vouloir subir ma férule. Puis nous

nous dirigerions vers Toulouse. De là Thierry s’emparerait des cités

proches du pays Burgonde comme Albi, Rodez et Clermont. Quant aux

Burgondes, stationnés dans Arles, je leur demanderais de conquérir la

cité de Narbonne. Et j’espérais par la suite les rejoindre pour conquérir

toute cette région et m’ouvrir enfin l’accès à la Méditerranée. Tout se

mettait en place pour que les Wisigoths soient chassés et que ce pays

devienne une partie du royaume des Francs. Un mystère demeurait

cependant : qu’était devenu Amalaric, le jeune roi des Wisigoths qui

devait succéder à son père ? Nul ne put me le dire, mais compte tenu du

jeune âge de l’enfant je ne m’en inquiétai pas. L’hiver s’écoula

paisiblement. Je mis ce temps à profit pour envoyer une longue lettre à

l’empereur Anastase lui expliquant en détail mon action, mes succès et

mes projets. J’insistai sur ma fidélité à l’empire et sur le fait que tout

était accompli pour sa grandeur. Je pris aussi beaucoup de temps pour

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MOI, CLOVIS ROI 339/367

organiser l’administration selon mes choix en respectant la lex romana

visigothorum71. C’était un recueil de lois, inspirées du code Théodosien,

à destination des Wisigoths, des Gaulois et des Romains habitant ce

royaume. Alaric avait fait rédiger cet ensemble de lois afin de fédérer ses

différents peuples. La lecture de ce document me poussa à imaginer une

nouvelle rédaction de notre propre texte. Nous possédions depuis

plusieurs générations un document, rédigé par d’illustres ancêtres, en

langue franque, le pacte de la loi salique. Je confiais à quelques un de

mes proches les plus lettrés la nouvelle rédaction en latin de ce pacte. Ce

fut un long travail de lecture, d’interprétation, de consultations des

grands de mon royaume Franc et enfin de traduction en latin. Au

moment où j’écris ces lignes, je m’apprête à rendre public ce texte. C’est

pendant cet hiver à Bordeaux que j’appris qu’un dénommé Geisalic

venait d’être reconnu roi des Wisigoths et s’était installé à Narbonne. Il

se prétendait fils ainé d’Alaric, que ce dernier aurait eu d’une première

épouse. Les Wisigoths étaient sur le point de se diviser autour de leurs

deux rois. Si cela s’avérait, je devrais envisager de pousser mes armées

jusqu’à cette cité pour tuer dans l’œuf les prétentions de ces rois.

Je profitai de ce temps d’inactivité pour avoir une conversation avec

Clodéric, le fils de Sigismond. Je le fis venir un matin et lui dis :

- Ta vaillance est grande et ton art du combat évident. Tu seras un

grand roi.

- Merci Clovis, me répondit-il avec fierté. Mon père, en m’associant

tôt à ses affaires, m’a préparé à cette tâche.

- Ton père est un roi illustre, respecté et valeureux, mais il est très

affaibli aujourd’hui. Envisage-t-il de se retirer et de te laisser la

71

Appelé beaucoup plus tard (XVIème ?) Brévaire d’Alaric

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MOI, CLOVIS ROI 340/367

place ?

Il fut surpris et blessé de ma remarque, et répliqua :

- Par tous nos dieux, non ! Mon père dispose de toutes ses capacités

et demeure un roi fameux ! Pourquoi dis-tu cela ?

A ce moment-là, je voulais seulement l’amener à se poser des questions.

- Parce que les dangers sont grands autour de votre royaume, dis-je,

et que pour y faire face il faut un roi vigoureux. Mais tu me

rassures, n’en parlons plus.

Il partit visiblement troublé par mes propos. J’avais infiltré le doute

dans son esprit. C’est ce que je voulais. Cela allait servir le plan que je

voulais mettre en œuvre dès que cette campagne militaire serait achevée.

Enfin, durant cette période j’eus de nombreux entretiens avec l’évêque

Cyprien. A l’issu de l’un d’eux, il me suggéra d’organiser un synode des

évêques du royaume Francs, qui marquerait la prééminence de la

religion catholique et l’unité religieuse du royaume. Je lui promis d’y

réfléchir et de l’organiser dès que ma campagne en aquitaine serait

achevée.

Au mois de mars je priai Clotilde de repartir avec nos enfants et de

m’attendre à Tours. Je gardai avec moi mes fils Thierry et Clodomir et

me mis en route vers les Pyrénées. La première ville dont il fallait que je

m’empare était Eauze, capitale romaine de cette région. Entre Bordeaux

et Eauze il y avait une place forte nommée Bazas. Je pris ces deux villes

sans coup férir. Là encore je mesurai la puissance des évêques. Sextilius

à Bazas et Clarus à Eauze n’étaient pas pour rien dans ces victoires. Dans

chacune de ces villes j’assistai à une messe d’action de grâce célébrée par

les évêques. Dire que les populations étaient enthousiastes d’être

libérées du joug wisigoth serait exagéré, mais du moins elles n’étaient

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MOI, CLOVIS ROI 341/367

pas hostiles. D’Eauze nous prîmes la direction d’Aire, sur l’Adour.

Capitale épisodique du royaume Wisigoth, je pensais que sa chute

m’ouvrirait tout le pays. Mais notre progression fut très compliquée.

Cette région était déserte, sans relief et marécageuses. Plusieurs fois

nous nous y embourbâmes, et l’ardeur des soldats fût mise à mal par

l’humidité du sol qui rendait les couches nauséabondes et par

l’agressivité des moustiques. C’est ce manque de combativité qui ne nous

permit pas de nous emparer d’Aire, pas plus que des cités qui se

trouvaient au pied des Pyrénées. J’avais un temps gardé pour moi l’idée

de franchir ces montagnes pour poursuivre les Wisigoths jusqu’en

Espagne. Mais ce que nous vécûmes dans cette contrée me força à y

renoncer. Je fis demi tour, abandonnai ces pays et me dirigeai vers

Toulouse. En chemin je m’emparai d’Auch et arrivai devant Toulouse.

Cette ville n’était pas prête à se soumettre et m’opposa une résistance

inattendue. Nous dûmes redoubler d’efforts, et après plusieurs jours de

combats violents, nous pénétrâmes dans la ville. La sauvagerie de mes

soldats, qui pillèrent et incendièrent cette cité, fut leur réponse à la

résistance des Toulousains et aux déconvenues subies les jours

précédents. Pour ma part je m’emparai du trésor d’Alaric, du moins de

ce qui restait sur place. En effet, ce trésor qu’on disait fabuleux me parut

bien modeste. Quelques édiles de la ville, capturés et soigneusement

interrogés, avouèrent que le trésor avait été transporté à Carcassonne.

Cela ne changeait pas mes plans. Une fois Toulouse conquise et

maitrisée, Thierry poursuivit comme prévu vers l’Albigeois, le Rouergue

et les monts d’Auvergne. Clodomir et moi nous dirigeâmes vers

Carcassonne. Comme Toulouse, cette cité se défendit avec pugnacité.

Perchée sur son rocher et bien protégée par ses remparts, elle fut difficile

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MOI, CLOVIS ROI 342/367

à conquérir. Aussi ma déception fut elle grande quand je constatai que le

trésor si convoité était aussi maigre. Il fallut que j’use de mon pouvoir de

persuasion pour obtenir quelques explications sur la disparition de ce

trésor. Mais je n’obtins que des versions contradictoires. Pour les uns le

trésor avait été envoyé depuis longtemps à Ravenne, chez Théodoric.

Pour d’autres il avait été caché dans les montagnes prés de Carcassonne.

Nul ne sut, ou ne voulut, me conduire à cette cachette. Par dépit, et pour

malgré tout récompenser mes soldats, je les laissai piller toute la cité et

les cités voisines.

Les informations que je reçus alors me confirmèrent que Gésalic et

Amalaric se trouvaient tous les deux dans Narbonne. Je pris donc le

chemin de Narbonne. Gondebaud en fit de même. Cette cité ne résista

pas longtemps et j’étais tout à ma joie de capturer Gésalic et Amalaric.

Hélas, une nouvelle déconvenue m’attendait. Ayant eu vent de

l’approche de nos armées, Amalaric avait été conduit sous bonne escorte

vers Ravenne, où son grand-père Théodoric allait le protéger. De son

côté, Gésalic avait fui avec une petite armée vers Barcelone. Le royaume

Wisigoth en Gaule s’effondrait, mais il persistait, encore dangereux et

avait maintenant deux rois, un en Italie et un en Espagne. J’avais

conquis un territoire, je n’avais pas abattu un royaume. Et l’accès à la

méditerranée me restait impossible car les Goths tenaient fermement

entre leurs mains les terres depuis Narbonne jusqu’à l’Italie. Nous étions

en juillet. Depuis maintenant un an j’étais en campagne. J’avais dû

laisser ça et là des troupes pour asseoir mon autorité et faire régner

l’ordre Franc. Mon fils Thierry était parti avec un fort contingent et

Gondebaud avait usé beaucoup de force dans la conquête du Limousin et

sa descente de la vallée du Rhône jusqu’à Narbonne. Quant au fils de

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MOI, CLOVIS ROI 343/367

Sigebert, Clodéric, il avait hâte de repartir auprès de son père, mes

propos sur les faiblesses de ce dernier lui faisant craindre quelque

mauvais coup qui lui ferait perdre son royaume. Nous jugeâmes,

Gondebaud et moi, plus prudent d’arrêter là notre campagne et de

consolider nos conquêtes. Lui-même se dirigea vers Avignon qu’il

assiégea. Quant à moi, je repartis vers le Nord. Je repassai par Toulouse

et me dirigeai vers Limoges. J’avais appris que Léonard, mon

compagnon de conversion, vivait en ermite dans la forêt de Pauvin, près

de cette cité. Il avait créé autour de lui une petite communauté qui

défrichait les terres et exploitait la forêt. Nos retrouvailles furent

festives. Nous évoquâmes notre passé avec bonheur et je participai avec

Léonard et ses compagnons à de nombreux offices, dont des baptêmes

au baptistère de Limoges, sur un promontoire dominant la Vienne.

Pendant cette halte à Limoges, j’appris par l’évêque Rorice, neveu du

précédent du même nom, qu’Angoulême résistait toujours et que le siège

n’était d’aucun succès. Je décidai alors d’envoyer une troupe de soldats

expérimentés en travail de maçonnerie. Je leur donnai des ordres pour

qu’ils détruisent les fondations des murailles de la cité, ou au minimum

qu’ils trouvent le moyen de préparer une brèche, et de m’attendre pour

ouvrir le passage. Après quelques jours passés auprès de Rorice, je repris

ma route vers Angoulême. Je m’arrêtai en chemin à Chassenon. On

m’avait vanté les thermes de ce lieu et j’espérai pouvoir m’y reposer

quelque temps. Hélas, des thermes il ne restait pas grand-chose et

l’immense ensemble, avec son théâtre et ses temples, semblait laissé à

l’abandon. Je continuai donc ma route vers Angoulême. Quand je fus

arrivé au pied du promontoire rocheux sur lequel est perchée la cité, je

demandai à mon chapelain, Lupicin, d’organiser une procession

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MOI, CLOVIS ROI 344/367

majestueuse, au pied de la muraille, dont je prendrai la tête à ses côtés.

En même temps, j’ordonnai à mes soldats de finir le travail de

destruction commencé afin qu’un pan de muraille s’écroule au passage

de la procession. Ce qui fut fait. La population de la cité, très affaiblie par

un an de siège, vit en cet effondrement un miracle que Dieu faisait en

mon nom. La ville se rendit sans plus combattre. Je fis détruire la

cathédrale wisigothe et nommai Lupicin évêque du lieu. Plusieurs jours

après ces événements, je repartis vers Tours. Dès mon arrivée je me

rendis sur le tombeau de saint Martin et priai un long moment. Je

remerciai Dieu et ses saints, saint Hilaire et saint Martin, de leur aide

dans mes conquêtes. Je fis des dons généreux aux églises de ces saints.

Quelque temps après, alors que je profitai de ce temps de repos auprès

de ma famille, on vint m’avertir que des ambassadeurs d’Anastase

venaient se présenter à moi. Je les reçus avec tout l’apparat dû à leur

rang, en présence de mon conseil et de ma famille réunie. Ils

m’annoncèrent que l’empereur me nommait Patrice et Consul

Honoraire. Ils étaient chargés de me remettre les attributs

correspondant à ces titres, à commencer par le dytique d’ivoire qui

officialisait cette nomination. Ma joie fut immense, mais je ne la montrai

pas. Je les remerciai de cette distinction et les priai de transmettre à

l’empereur ma reconnaissance infinie et l’assurance de ma fidélité. Puis

nous décidâmes que cette remise serait faite de façon officielle, devant le

peuple rassemblé, dans la basilique de saint Martin. Ce fut il y a un peu

plus d’un an, le 15 septembre72. Je me souviens et revois cette cérémonie.

Comment l’oublier ? L’évêque Licinius préside la cérémonie. Je suis

debout, au pied de l’autel, seul. Les ambassadeurs s’avancent jusqu’à

72

508

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MOI, CLOVIS ROI 345/367

moi et me revêtent de la chlamyde, du paludamentum et posent sur ma

tête un diadème en argent, serti de nombreuses pierres précieuses. Ils se

retirent et je reste un long moment debout, face à la foule. Il y a là ma

famille, sauf Thierry qui était encore retenu en Auvergne, mon conseil,

tous mes antrustions et les édiles de la cité, ainsi qu’une foule immense.

Elle déborde de la nef et se masse à l’extérieur. Un grondement se fait

entendre qui dure plusieurs minutes. Les uns m’acclament, d’autres

applaudissent et les soldats frappent le sol de leurs framées en criant

« vive Clovis, vive notre Consul ». Je suis très ému. Je me retourne, pour

être face à l’autel, m’agenouille et assiste à la messe. Je reste à genou

tout le temps de la célébration, remerciant Dieu de m’avoir exaucé. Mais

mon esprit s’échappe et de nombreuses pensées m’envahissent. Je les

traduis ici comme je me souviens les avoir eues :

« Enfin j’ai la victoire que je recherche et la reconnaissance qui me

fera entrer dans l’histoire. Enfin mon nom va retentir dans toutes

les cités comme celui d’un grand roi Franc et d’un illustre

généralissime Romain, Consul et Patrice. L’empereur reconnaît ma

loyauté et ma force et m’élève au même niveau que Théodoric. Je

vais pouvoir le défier, d’égal à égal, et je régnerai sur tout

l’occident, seul représentant de Rome et de Byzance. Je n’ai plus

qu’à m’emparer du royaume de Sigebert et vaincre les Burgondes

pour me retrouver face à face avec le roi d’Italie. Je suis encore

jeune, j’ai le temps. Il est vieillissant et haï de l’empereur. Oui

Clovis, de grandes choses t’attendent encore et ton nom rayonnera

comme celui des césars. Merci mon Dieu de ne pas m’abandonner.

J’agirai toujours pour la gloire de ton nom et de celle de ton fils.

Ensemble nous soumettrons l’occident ».

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MOI, CLOVIS ROI 346/367

Aujourd’hui, ce qui me paraissait si simple au pied de la tombe de saint

Martin, me paraît plus incertain et plus compliqué. Mais j’y reviendrai

plus loin.

A la fin de la cérémonie je sors le premier, suivi de ma famille, puis les

ambassadeurs, les évêques et la foule. Dehors mon cheval, harnaché

comme un prince, m’attend. Je monte et entame la marche vers la

cathédrale. Tout au long du parcours, sous les acclamations, je jette à

poignée des pièces d’or. Je les ai puisées dans le trésor ramené de

Toulouse et de Carcassonne. La foule m’honore. Cà et là j’entends fuser

le mot d’Auguste. Ma fierté en est décuplée. Je pense à tous ceux qui

m’ont aidé à atteindre ce moment de gloire. Mon père Childéric et ma

mère Basine, Wiomad le fidèle conseiller, Rémi et Geneviève, Clotilde,

Aurélien et tous ceux dont j’ai oublié le nom. Mes soldats, dont beaucoup

ont donné leur vie pour moi. Tous ceux, morts ou blessés, dont je ne

connaitrai jamais le nom et qui ne comptent que pour leur famille et

leurs voisins. Quand nous arrivons à la cathédrale, je m’efface pour

laisser entrer l’évêque et les clercs en premier, puis j’entre. Nous

assistons à un nouvel office d’action de grâce. Puis la journée se termine

par un grand festin et ses débordements habituels. Comment traduire

aujourd’hui toutes les émotions que j’ai ressenties ce jour-là ? Si je n’en

retiens qu’une ce sera la fierté. Fierté d’avoir agrandi le royaume des

Francs ; fierté d’avoir choisi la religion catholique et d’avoir la

reconnaissance des évêques ; fierté d’avoir éliminé les Alamans et les

Wisigoths ; fierté d’avoir une famille solide qui assurera la poursuite de

mon œuvre quand le moment viendra ; fierté de pouvoir continuer mon

projet d’unir l’occident avec l’approbation de l’empereur.

Quelques semaines après cette élévation au rang des plus illustres

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MOI, CLOVIS ROI 347/367

romains, alors que je faisais halte à Paris, sur la route de Soissons, des

nouvelles alarmantes me parvinrent d’Italie. L’empereur Anastase,

satisfait de ma victoire contre les Wisigoths, avait retiré ses troupes et

ses bateaux des côtes de l’Apulie. Théodoric, voyant cela et comprenant

que tout danger avait disparu pour lui, avait regroupé ses troupes et

avait fait marche vers la Narbonnaise. Ses troupes, à la tête desquelles

marchait un duc, nommé Ibba, venaient de mettre en déroute les

troupes Burgondes qui avaient mis le siège devant Arles. Ibba avait fait

prisonnier l’évêque Césaire. J’aurai dû prévoir de mobiliser mes troupes

de Bordeaux et Toulouse pour venir en aide à Gondebaud. Je ne le fis

pas car j’appris presque en même temps que le roi Sigebert le Boiteux, de

Cologne, venait d’être tué dans un accident de chasse. C’est du moins

ainsi que me l’apprit l’ambassadeur que Clodéric, son fils, me dépêcha.

Ce dernier était-il pour quelque chose dans cette mort ? Je ne le sus

jamais, mais aujourd’hui encore je nourris quelques doutes. Toujours

est-il que Clodéric était ainsi devenu roi des Francs de Cologne et du

Rhin. Mais c’était un jeune homme d’environ vingt cinq ans sans

expérience ni caractère. Je crains d’avoir assez vite à me porter à son

secours, contre ses voisins entreprenants. Par ailleurs, le fait que les

Burgondes soient en difficulté face aux Goths, dans le sud, n’était pas

pour me déplaire. Plus les Goths les affaibliraient, plus ma conquête de

leur territoire me serait facile. Je les laissai donc seuls, faisant savoir à

Gondebaud que, connaissant la vaillance de ses armées et son talent

militaire, il n’aurait pas de mal à repousser l’agresseur. Ce dont je

doutais bien sûr.

Je me hâtais vers Soissons pour y passer l’hiver. Cet hiver là fut un des

plus rigoureux que je connus. Toute la Gaule, du sud au nord, était gelée.

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MOI, CLOVIS ROI 348/367

J’étais dans une grande perplexité et me devais de prendre des décisions

rapidement. Au sud, le retour des Goths, malgré les avantages qu’il

pouvait représenter pour moi, m’inquiétait. Je connaissais la valeur de

Théodoric, et ce roi d’Italie allait peut être vouloir reprendre tout ce que

j’avais conquis sur les Wisigoths. Au nord la faiblesse de Clodéric me

faisait craindre un déferlement de peuples du nord qu’il ne saurait

contenir. Dans mon nouveau royaume il me fallait mettre en place des

structures et des lois pour unifier les peuples. Enfin, cet hiver rigoureux

me fit regretter le confort de mon palais parisien. Je m’ouvris de tout

cela à Aurélien et à Clotilde et les choix ne furent pas faciles. La première

décision que je pris fut celle du transfert de mon siège de Soissons à

Paris. Cette ville me parut plus centrale, au croisement de grandes voies

de communication. Le palais y était confortable, et la Seine une vraie

voie de navigation. Mais je ne ferai ce transfert qu’après avoir résolu le

problème que me posait Clodéric. Pour ce qui est des Goths, je décidai de

ne pas bouger en attendant de voir ce qu’ils feraient au printemps ou

l’été suivant.

En mai dernier73, vers le 15 si ma mémoire est bonne, j’envoyai Aurélien

vers Clodéric avec une petite escorte. Le message à transmettre était le

suivant « Clovis vient vous voir pour sceller votre amitié et se recueillir

sur la tombe du regretté Sigebert ». Et je donnai l’ordre à mon

ambassadeur de trouver une occasion d’assassiner Clodéric. Je lui

adjoignis pour cette œuvre deux criminels qui croupissaient dans les

geôles de Soissons, dont je fis mes sicaires, habillés en soldat, chargés de

l’assassinat. En échange je leur promis de l’or et la liberté. Je partis avec

mes antrustions et une petite troupe en direction de Cologne. Je fis

73

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MOI, CLOVIS ROI 349/367

halte à Tournai sur la tombe de Childéric. La population, prévenue de

mon arrivée me fit une haie d’honneur, de l’entrée de la ville jusqu’au

palais. Devant la tombe de mon père, je me mis à genoux, et priai

longuement. J’étais à peine plus vieux que lui au moment de sa mort. En

priant je le remerciai, lui et mes ancêtres, de m’avoir donné la victoire.

En son honneur, je me relevai, et récitai, en langue franque, avec mes

antrustions qui m’entouraient, ce vieux poème saxon que j’aimais tant

« L’armée est en marche ; les oiseaux chantent, les cigales crient, les

lames belliqueuses retentissent… »74. Ensuite en brandissant nos haches

vers le ciel, nous criâmes « Honneur à Childéric ; la victoire ou la mort ».

Puis nous nous éloignâmes.

Fin mai nous quittâmes Tournai pour rejoindre Cologne. Nous reprîmes

le même chemin que celui emprunté lors de la guerre contre les

Alamans. Nous fîmes halte une dizaine de jours plus tard à Julich, à

deux jours à peine de marche de Cologne. J’avais dit à Aurélien que je l’y

attendrai et qu’il me rejoigne lorsque Clodéric aurait cessé de vivre. Il

arriva assez vite, en compagnie des deux assassins et de sa petite troupe.

Il me dit que c’était fait et me décrivit la scène.

- Alors que Clodéric se vantait de posséder le trésor de son père, il

me demanda de lui envoyer deux hommes pour qu’ils le constatent.

Tu penses bien, Clovis, que je choisis tes deux crapules. Alors qu’il

ouvrait un coffre pour faire admirer l’or aux deux soldats, et se

penchait pour en prendre deux poignées pour les leur remettre, ils

l’exécutèrent selon tes ordres. Puis ils remplirent de pièces d’or

deux petites bourses qu’ils cachèrent sous leurs habits.

- Parfait, dis-je. Voilà du bon travail, à moi de jouer maintenant.

74

Voir le texte page 8

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MOI, CLOVIS ROI 350/367

Il ajouta

- En effet, mais fais vite, car un certain désordre s’ensuit dans

Cologne. Plusieurs parents de Clodéric, qui n’avait pas d’enfants,

lointains oncles ou cousins, revendiquent le titre de roi.

Je demandai à mes antrustions de m’amener les deux assassins. Ils se

présentèrent devant moi, espérant leur dû. Je sortis alors mon épée et

les transperçai l’un et l’autre en disant :

- Voilà ce que je fais aux assassins et aux voleurs de mon parent

Clodéric.

J’ordonnai qu’on charge leurs corps sur un chariot et nous nous

dirigeâmes vers Cologne. Aurélien repartit au plus vite pour prévenir

l’évêque, les édiles et les parents de Clodéric que j’arrivai et voulai

m’entretenir avec eux. Il devait obtenir qu’ils se rassemblent dans

l’atrium de la cathédrale. Ce qui fut fait. Quand j’arrivai, je vis une

cinquantaine de personnes assemblées, hauts dignitaires civils et

militaires en armes, qui discutaient vivement. Mon entrée, que je fis

aussi solennelle que je pus, entouré de mes antrustions, calma la foule.

J’avais revêtu mes habits de Patrice et Consul ainsi que mon diadème.

Quand le silence fut établi je pris la parole

- Amis Francs, vous êtes aujourd’hui sans roi. Je me penche avec

respect sur la dépouille de Sigebert et de son fils Clodéric qui

étaient mes parents et furent toujours de fidèles alliés. Votre aimé

roi Sigebert est mort dans des circonstances troubles dans la forêt

de Bucconia. Son fils, le roi Clodéric a été lâchement assassiné.

Des cris retentirent,

- Par qui ? A mort les assassins ! Qui nous les livrera ?

L’agitation enflait. Je levai les mains et ayant à nouveau obtenu le

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MOI, CLOVIS ROI 351/367

silence je poursuivis

- Les assassins sont en ma possession. Aurélien, mon fidèle

compagnon que voici, les a capturés et mes les a amenés. Je les aie

châtiés de ma propre main.

Et ayant fait signe à mes antrustions, ils déposèrent brutalement, sur le

sol de l’atrium, les deux cadavres. Je continuai :

- Voyez le sort que Clovis réserve à ceux qui ne respectent pas les

rois. Je ne connais pas ces hommes et ne suis pour rien dans leur

forfait. Mais ils ont tué votre roi et volé une partie de son trésor,

dis-je en déchirant leurs vêtements du bout de mon épée,

dégageant ainsi à la vue de tous les bourses bien garnies qu’ils

cachaient. Je les ai punis comme ils le méritaient.

Des exclamations de surprise jaillirent, quelques applaudissements se

firent entendre. Enfin quelqu’un cria :

- Vive Clovis qui a rendu justice à notre peuple.

Je levai à nouveau les mains et repris la parole

- Vous êtes un grand peuple souverain et pouvez choisir le roi qui

vous paraît le plus digne. Quant à moi, ayant épousé la fille de

Sigebert, Evochilde, qui m’a donné un fils, Thierry, qui est à mes

côtés en ce jour, je suis aussi de leur parentèle, et plus proches que

beaucoup d’autres, et je puis ainsi prétendre au royaume. Mais, en

peuple libre, vous ferez ce que vous voudrez. Si vous me choisissez

pour roi, je vous protégerais de vos ennemis et vous mettrais sous

ma protection. Vous connaissez la force de mes armées. Je les

mettrais aux services du peuple de Cologne.

Je vis au premier rang deux ou trois personnages que mes propos

mécontentaient et qui s’apprêtaient à protester quand une vague déferla

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MOI, CLOVIS ROI 352/367

dans la salle :

- Nous te voulons, illustre Roi. Sois notre roi et protège-nous.

Et avant que j’ai pu dire autre chose, dans mains s’emparèrent de moi,

me posèrent sur un pavois, et je fus hissé au dessus de la foule et

promené tout autour de l’atrium. Les cris redoublèrent, les framées

frappèrent le sol, puis d’un seul mouvement tous se mirent à genoux et

crièrent

- Vive notre roi Clovis. Longue vie à lui, que les dieux le protègent.

C’est ainsi que je m’emparai, sans combattre, du royaume des francs

Rhénans. Ce jour là, le 10 juin, je devins le seul roi d’un royaume qui

allait du Rhin aux Pyrénées en franchissant la seine et la Loire. J’avais

depuis longtemps éliminé tous les petits rois, mes voisins, qui auraient

pu contester ma légitimité. Enfin seul maître d’un grand royaume franc,

j’allais pouvoir poursuivre mes conquêtes. Les jours qui suivirent furent

l’occasion de fêtes et de banquets copieusement arrosés de vin du Rhin.

Je restai plusieurs semaines à Cologne et après avoir nommé les édiles

que je souhaitais aux postes clefs, je repartis vers Soissons.

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CHAPITRE 21 - PROJETS

Début septembre, il y a tout juste un an75, je transférai toute ma cour de

Soissons à Paris. Je fis savoir par des messagers, dans tout mon royaume

que désormais je résiderai dans cette cité. Il y avait plus de vingt ans que

je l’avais soumise et sept ou huit ans que Geneviève était morte.

Gonthier, l’administrateur de la cité que j’avais nommé, était mort peu

de temps après Geneviève. Théodebert l’avait remplacé. Plus jeune, il

avait acquis beaucoup d’expérience au contact de Gonthier, dont il avait

été le secrétaire et confident. Il avait activement suivi le chantier de

construction de l’église des Saints-Apôtres, sur le tombeau de Geneviève,

et la suite de celui de Saint-Denis. Il avait aussi aménagé et restauré le

palais dès que je lui avais fait part de mon intention de venir m’installer

dans cette ville. Les nouvelles qui continuaient de m’arriver du sud

étaient alarmantes. Ibba, après avoir défait les Burgondes à Arles, venait

de reconquérir Narbonne et Nîmes. D’autres renforts, envoyés par

Théodoric, conduits par un duc, Mammo, avaient pillé Orange et

Valence. A ce moment là, ces conflits affaiblissaient surtout les

Burgondes dont ils réduisaient le territoire. J’espérai que cette

reconquête s’arrêterait là et je n’envoyai toujours pas de renforts à

Gondebaud, malgré ses appels pressants. Je me rends compte

aujourd’hui de l’erreur que j’ai commise.

Pendant ce premier hiver passé à Paris, je participai à la rédaction du

texte que je voulais publier au printemps et que je nommerai « le pacte

de la loi salique ». Il devait fixer une fois pour toutes les relations que

j’entendais voir s’établir entre les habitants du royaume. Mon but était

75

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MOI, CLOVIS ROI 354/367

en particulier de supprimer la vengeance par le sang pour lui substituer

une obligation de réparation financière. Ce pacte détaille toutes les

fautes et les réparations, de telle sorte que les juges puissent rendre une

justice acceptée de tous. J’introduisis aussi dans ce texte quelques

articles destinés à mettre de l’ordre dans nos traditions matrilinéaires et

patrilinéaires. Je ne voulais plus de mariage incestueux entre nièces et

oncles, ou beaux-frères et belles-sœurs, et bien d’autres alliances

douteuses encore. J’avais dû combattre et éliminer des parents, souvent

proches, simplement parce que nos traditions leur auraient permis,

éventuellement, de réclamer leur part de mon royaume à mon décès. Je

voulais réduire aux seuls enfants légitimes le droit d’héritage. Ce texte

fut proclamé en juin dernier et j’en suis fier.

Au printemps76 les mauvaises nouvelles s’accumulèrent. Je n’avais pas

voulu mobiliser mes troupes au secours des Burgondes. Je pensais en

tirer profit par une conquête plus rapide de leur pays. Je pensais que

Théodoric se contenterait de reprendre les terres que nous lui avions

prises dans la région de Narbonne et en Provence. Je pensai qu’il

n’oserait pas s’attaquer directement à moi, convaincu qu’il craindrait la

force de mes armées. Funeste erreur que je me reproche amèrement

aujourd’hui. En effet, pour parfaire la reconquête, Ibba reprit

Carcassonne. Ma garnison sur place fut trop faible pour lui résister. Il

s’arrêta là et partit poursuivre jusque dans Barcelone le roi Gésalic afin

de le repousser au-delà de la mer, chez les Vandales. Et il installa

Amalaric, l’enfant, roi des Wisigoths sous la férule tutélaire de son

grand-père, Théodoric.

Hier je viens d’apprendre que, de son côté, l’empereur, que j’honore, qui

76

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m’a élevé à la plus haute dignité, pactise avec Théodoric qu’il déteste. Il

vient d’accepter le partage de l’Illyrie77, se gardant le nord et laissant le

sud à Théodoric.

Ce soir, j’ai l’impression que ma victoire me glisse entre les doigts

comme du sable. Que me reste-t-il ? Un ancien royaume wisigoth

amputé de ses plus riches terres ; un nouveau royaume Wisigoth en

reconstruction en Espagne ; un accès à la méditerranée fermé ; un allié

Burgonde affaibli ; un roi d’Italie qui agit comme s’il était empereur

d’occident avec l’appui semble-t-il maintenant de Byzance. Aurais-je

régné près de trente années pour arriver à seulement cela ? Ah mes

dieux ancestraux, je vous ai reniés et vous me le faites payer ! Et toi Dieu

en qui j’ai mis ma confiance ; Dieu de Geneviève, de Clotilde et de Rémi,

où est ta force ? Où sont les victoires que tu devais me donner ?

Pourquoi laisses-tu mes ennemis me reprendre ce que j’ai gagné ? Me

ferais-tu payer mes crimes ? Oublies-tu que je les ai commis en ton

nom ? Les évêques m’ont sans cesse répété que tu aimais mes combats ?

Se seraient-ils trompés ou m’auraient-ils trompé ? Allons, je dois

dormir ! Je sens que ma raison défaille devant tant de déceptions.

25 octobre

Depuis plus d’un mois les mauvaises nouvelles continuent de me

parvenir. Théodoric, pour affermir son pouvoir sur la Narbonnaise, vient

de nommer à Arles un préfet du prétoire des Gaules, un certain Libère,

et un sénateur, Gemellus, comme vicaire des sept provinces. La reprise

en main se poursuit. Et je suis là, impuissant, n’ayant pas réagi au

77

Côtes adriatiques

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moment voulu. La dernière réunion de mon conseil s’est mal passée.

Thierry, le plus vindicatif, me dit de fondre sans attendre sur les

Burgondes, affaiblis et retenus en masse au sud de leur royaume.

Théodebert d’accord avec lui, est partisan d’une action plus rapide. Il

prétend, ayant eu des lettres des gouverneurs de Bordeaux et de

Toulouse, qu’il est possible de lever une très forte armée pour reprendre

le sud, seul, sans les Burgondes. Clotilde me demande de cesser les

guerres et de pactiser avec Théodoric. Enfin Aurélien lui aussi me pousse

à réagir et à faire alliance avec les Burgondes pour contrer Théodoric,

reconquérir tout le sud et atteindre la méditerranée. L’hiver approche et

il n’est pas possible d’entreprendre quelque action que ce soit

maintenant. Mais il faudra prendre des décisions au printemps.

20 décembre

Les uns et les autres font pression pour que je me décide rapidement.

J’accompagne chaque jour Clotilde à la messe, pour me préparer à la

venue du Seigneur. Je prie ardemment Dieu de m’éclairer, mais son

silence m’agace. J’attends des présages, des signes de lui qui ne viennent

pas. Comment savoir si j’aurais la victoire ? Je vais à la chasse presque

tous les jours et je rentre épuisé le soir. Mais rien ne me détend. Je dois

décider et ne pas me tromper. Théodoric me fait peur et le moindre faux

pas peut me faire perdre tout ce qui me reste. Mon Dieu éclaire-moi !

21 janvier78

Après concertation avec Héraclius, évêque de Paris, reprenant l’idée de

l’évêque Cyprien de Bordeaux, et espérant ainsi être agréable à Dieu et

78

511

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obtenir son soutien, je viens de décider de convoquer un concile des

évêques de mon royaume. Ce concile se tiendra dans la ville d’Orléans en

juillet prochain. Cette ville est centrale par rapport à tous les diocèses

convoqués. Je vais en confier la présidence à Cyprien. Dans ma

convocation, je demanderai aux évêques de dire le droit de l’église sur

certains points.

Je veux qu’ils prennent position sur la nomination des clercs et leurs

règles de vie, sur le sort qu’on doit réserver aux ariens et aux romains du

royaume des Francs et enfin sur le droit d’asile dans les lieux de culte.

25 mars

De très mauvaises nouvelles me parviennent de Cologne. Poussés par

Théodoric, les Thuringiens préparent une attaque contre le royaume de

Cologne. D’après le messager qui m’apporte cette information, le roi

Bisin, à Erfurt, bien que très âgé car il a plus de soixante-dix ans, va jeter

ses armées contre la cité de Cologne avec l’aide de son fils Hermanfried.

Il veut venger ce qu’il appelle le rapt de sa femme Basine, ma mère, par

mon père Childéric il y a plus de quarante ans. Théodoric qui connait

cette histoire, parce que je la lui aie racontée lors de mon séjour à

Ravenne, s’est fait un plaisir de l’exciter en ce sens lui expliquant de

surcroit que s’il ne s’emparait pas du royaume de Cologne, ce serait moi

qui me saisirai du royaume de Thuringe. J’ai donné l’ordre ce matin à

Thierry de prendre suffisamment d’hommes avec lui et de rejoindre

immédiatement Cologne, à marche forcée, afin de secourir nos parents

et amis. Je leur ai promis ma protection, je dois respecter ma promesse.

J’espère que Thierry arrivera à temps, car il va lui falloir plus de vingt

jours pour rejoindre la cité de Cologne.

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5 avril

Non content de susciter des troubles dans le nord de mon royaume, en

Rhénanie, et pour bien marquer sa reprise de contrôle sur tout le sud de

la Gaule, Théodoric a nommé Gemellus, consul pour l’occident. Pour le

moment, ce roi est occupé à installer son petit-fils Amalaric comme roi

des Wisigoths, en Espagne. Il poursuit Gésalic afin de l’obliger à s’enfuir

et à franchir la méditerranée pour trouver asile chez les Vandales. Mais

il ne fait pas de doute qu’une fois l’Espagne stabilisée sous sa

domination il revienne en Gaule et qu’il forme des projets néfastes pour

mon royaume. Je ne peux déclencher des hostilités pendant la

préparation du concile. Les évêques seront trop occupés et ils ne

pourront plus soutenir mon action par leurs harangues dans leurs

diocèses. Et Thierry est occupé à Cologne alors que son aide m’est

nécessaire. Mais il me faut agir vite pour préparer une attaque

d’envergure l’année prochaine.

30 Mai

J’ai reçu ce matin un messager envoyé par Thierry pour m’informer de la

situation à Cologne. Ce qu’il m’a raconté est révoltant. Thierry est arrivé

trop tard. Les Thuringiens avaient déjà investi la cité. Afin de faire cesser

les combats et obtenir la paix, les habitants de Cologne leur ont donné

des otages. Mais les Thuringiens ont passé les otages par les armes.

Aucun n’a échappé à leur brutalité. Puis ils se sont à nouveau déchainés

contre Cologne et ses habitants. Ce que m’a expliqué ce messager m’a

empli d’effroi. Leur cruauté a dépassé tout ce que j’ai connu. Ils pillèrent

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tout ce qu’ils purent, puis ils s’emparèrent d’enfants et de jeunes filles,

plus de deux cents m’a-t-il dit. Ils massacrèrent les enfants dans

d’atroces supplices, les pendant aux arbres par le nerf de la cuisse, et

firent écarteler des jeunes filles par des chevaux, ou écraser d’autres,

clouées au sol, par des chariots lourdement équipés. Le messager, au

comble de l’émotion à l’évocation de ces atroces souvenirs, me dit, en

pleurs, n’avoir jamais entendu un être humain hurler comme ces enfants

et ces femmes dépecés et écrasés. Moi-même au bord des larmes, révulsé

par tant d’abomination, j’ai écouté la suite de son récit. Quand Thierry

est arrivé, ces événements s’achevaient. Il ne put que constater ces

horreurs. Alors lui et ses hommes, outrés par tant d’exactions, se sont

jetés avec une extrême ardeur contre les Thuringiens. Si bien qu’ils les

firent reculer, et qu’ils s’enfuirent dans leur pays. Mais un massacre avait

eu lieu et Thierry avait décidé de rester à Cologne aussi longtemps que

nécessaire pour poursuivre sans pitié tous les Turingiens qui

s’approcheraient, et pour défendre la cité de sa mère Evochilde. J’ai

remercié le messager et lui ai ordonné de se retirer chez lui et de se

reposer de tant d’émotion. Cet épisode renforça ma conviction que si je

ne m’attaquais pas directement à Théodoric rapidement, il serait bientôt

le maître de l’occident, roi d’Italie, d’Espagne et de Gaule. Le titre

d’empereur serait alors à sa portée.

15 juin

Le concile approche et les évêques commencent à arriver à Orléans. Je

vais m’y installer quelques jours pour les accueillir, puis je reviendrai à

Paris pendant la tenue du Concile.

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10 juillet

Le concile est ouvert et les travaux commencent. Je suis très déçu de ne

compter qu’une trentaine d’évêques sur la soixantaine convoqués. Je

puis comprendre que ceux de Novempopulanie, proches des Pyrénées

n’aient pu venir. Cette région au pied de ces montagnes n’est pas encore

totalement sous ma domination et les wisigoths, qui en sont encore

maîtres, leur ont interdit toute participation. Plus étrange est l’absence

des évêques de Germanie et de Belgique première. Mais je suis heureux

de constater la présence de Césaire d’Arles, nommé récemment vicaire

du Saint-Siège dans les Gaules par le pape Symmaque. Mais l’absence

que je déplore et qui m’attriste le plus est celle de Rémi. Il est vrai que

c’est aujourd’hui un vieil homme de plus de soixante dix ans dont les

déplacements sont rares. Je sais aussi qu’il est en conflit avec plusieurs

évêques au sujet de la nomination à ma demande d’un clerc, Claude,

dont ils trouvent le personnage douteux. Certainement n’a-t-il pas voulu

se trouver en leur présence, se considérant insulté par leurs

insinuations. J’éclaircirai ce point la prochaine fois que je le

rencontrerai.

7 août

J’ai réuni à nouveau mon conseil fin juillet et j’ai pris ma décision. Je

dois abattre Théodoric maintenant, il devient trop dangereux. Je compte

reconstituer l’alliance qui m’a réussi contre les wisigoths. Les Francs de

Cologne, fiers de pouvoir se venger des dernières attaques, rejoindront

les Burgondes et descendront par la vallée du Rhône. Les Armoricains

me rejoindront et nous passerons par Limoges et Toulouse, où nous

retrouverons les troupes de Bordeaux. Cette masse immense de

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guerriers attaquera simultanément, au printemps prochain et Arles et

Carcassonne, et se réunira à Narbonne pour poursuivre ensuite jusqu’à

Marseille. Puis nous pénétrerons en Italie et déposerons Théodoric. Ce

roi cruel ne pourra pas opposer des forces suffisantes. Son territoire est

trop vaste, du fond de l’Italie jusqu’à Barcelone, sans oublier l’Yllirie et la

Dalmatie, et mobilise beaucoup de soldats. Il n’en n’aura plus assez. J’ai

envoyé à mes futurs alliés des ambassadeurs chargés de leur faire part de

mes plans. Me méfiant des espions de Théodoric, je n’ai pas écrit de

lettres. La parole des ambassadeurs sera ma parole. J’attends leur

réponse à l’automne.

3 aout

Je viens de recevoir une lettre des évêques accompagnée des actes du

concile d’Orléans. Je suis heureux de lire qu’ils me considèrent comme

très chrétien et se félicitent de ma foi. Ils continuent donc de me

soutenir. Ils ont accepté une grande partie des demandes que j’avais

formulées et sollicitent mon approbation. Je vais la leur donner, mais il

me faudra être prudent à l’avenir, car je perçois dans leurs écrits, que

leur soif de pouvoir et de privilèges est grande.

22 septembre

Comme je l’espérai, les réponses de mes alliés me parviennent. Elles

sont positives et enthousiastes car tous craignent les ambitions de

Théodoric. Thierry me fait savoir qu’il a réorganisé la défense de la cité

de Cologne et qu’il rejoindra les Burgondes avec beaucoup d’hommes.

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Une armée de plus de cent mille hommes est en train de se constituer à

travers mon royaume et les royaumes voisins. Contre Théodoric, pour

l’empereur et le Pape, ma victoire totale est proche. C’est moi qui serais

le représentant de l’empereur en occident et non ce goth arien.

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EPILOGUE

Ainsi s’achèvent brusquement ces mémoires. Clovis est mort le 27

novembre 511 à 45 ans. Nul ne sait de quoi ni comment. Clotilde reste

seule avec ses quatre fils et sa fille Clotilde. Le royaume sera partagé

entre les quatre fils, la loi salique interdisant aux filles d’hériter de terres

royales. Thierry sera le chef de famille, mais Clotilde gouvernera

quelques années au nom de ses trois fils mineurs. Ainsi va débuter une

longue période de troubles, de guerres, de trahisons, de meurtres qui

terniront irrémédiablement l’image des mérovingiens.

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MOI, CLOVIS ROI 365/367

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TABLE DES MATIERES Introduction …………………..………. 2

Chapitre 1 ………. Racines …………. 6

Chapitre 2 ………. Enfance ………… 28

Chapitre 3 ………. Jeunesse ……….. 52

Chapitre 4 ………. Soissons ………… 64

Chapitre 5 ………. Punition ………… 88

Chapitre 6 ………. Paris ……………… 97

Chapitre 7 ………. Vengeances ……. 121

Chapitre 8 ………. Clotilde ………….. 142

Chapitre 9 ………. Mariage …………. 169

Chapitre 10 …….. Geneviève ………. 183

Chapitre 11 ……… Théodoric ………. 195

Chapitre 12 ……… Tolbiac ………….. 214

Chapitre 13 ……… Enseignement … 240

Chapitre 14 ……… Baptême ………… 257

Chapitre 15 ……… Guerre Burgonde 274

Chapitre 16 ……… Pactes …………….. 284

Chapitre 17 ……… Alliance impériale …… 298

Chapitre 18 ……... Ballet diplomatique … 310

Chapitre 19 ……… Vouillé …………….. 325

Chapitre 20 …….. Projets …………….. 353

Epilogue …………………………………….. 363

Bibliographie