Chamboderon _ Les Grandes Ensembles Et Leur Peuplement

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    Jean-Claude ChamboredonMadeleine Lemaire

    Proximit spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et

    leur peuplementIn: Revue franaise de sociologie. 1970, 11-1. pp. 3-33.

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    Chamboredon Jean-Claude, Lemaire Madeleine. Proximit spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur

    peuplement. In: Revue franaise de sociologie. 1970, 11-1. pp. 3-33.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1970_num_11_1_1610

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rfsoc_68http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rfsoc_696http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1970_num_11_1_1610http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1970_num_11_1_1610http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rfsoc_696http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rfsoc_68
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    Zusammenfassung

    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaire : Rumliche Nhe und soziale Distanz. Die

    Bevlkerung der stdtischen Grossiedlungen ist eine vorgeformte Bevlkerung, die viele

    Eigentmlichkeiten ihrem Entstehungsvorgang schuldet. Dieser ist sehr verschieden von jenem, der

    dann stattfindet, wenn nur der Mechanismus des Immobilienmarktes in Gang gesetzt ist. Dies fhrt

    zur Bildung einer heterogenen Bevlkerung, die diversifiert ist, einerseits durch die verschiedenen

    Kanale, die zur stdtischen Grossiedlung fhren und nebenbei durch die Vernderungen, die ein

    Niederlassen dort mit sich bringt. So leben soziale Gruppen miteinander, die normalerweise rumlich

    getrennt sind und bei denen die Kontraste zwischen den verschiedenen Kategorien stark betont sind,

    starker als sie es normalerweise innerhalb der Bevolkerung der Gemeinde sind. Das Verkennen der

    Bedingungen, die zur Bildung der Bevolkerung fuhren, erklrt zum Teil gewisse Tendenzen der

    Soziologie der neuen Wohneinheiten, die utopischen Neigungen und das ausschliessliche Betonen der

    Soziabilitat. Diese wird zum Nachteil des morphologischen Studium der Bevolkerung bevorzugt.

    Resumen

    Jean-Claude Chamboredon y Madeleine Lemaire : Proximidad espacial y distancia social.

    La gente que vive en los grupos de edificios elevados es una poblacin construida de antemano que

    debe muchas caracteristcas suyas al proceso de formacin, muy diferente del que influye cuando slo

    operan los mecanismos del mercado inmobiliaro. Eso lleva a la constitucin de una poblacin

    heterognea que diversifican los diferentes trmites de acceso al edificio y secundariamente los

    cambrios que traen consigo la instalacin en el edificio. As pues, coexisten grupos sociales que, por lo

    comn, estn separados en el espacio y dentro de los cuales los contrastes entre categories diferentes

    resultan acentuados y ms profundos que en la poblacin del municipio. El desconocimiento de las

    condiciones de formacin de la poblacin explica en parte ciertas tendencies de la sociologa de losnuevos grupos de habitacon, la corriente utpica y la insistencia exclusiva sobre la sociabilidad,

    privilegiada a costa del estudio mor- folgico de la poblacin.

    Abstract

    Jean-Claude Chamboredon and Madeleine Lemaire : Spatial proximity and social distance.

    The population of big housing developments is preconstructed, it owes most of its characteristics to the

    manner in which the population was formed. Different factors operate when the mechanisms of the

    housing market alone, are considered. In the housing development, a heterogeneous population is

    formed and their diversity depends on the means of access to the development. In this way, social

    groups which are usually separated spatially, coexist; the contrasts are accentuated in these housing

    developments more than they normally are in the local population. Ignorance of the conditions of

    population formation explains in part, certain tendencies in the sociology of new housing developments,

    the Utopian vein and the exclusive insistence on sociability, at the expense of a morphological study of

    the population.

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    R. {rang, sociol., XI, 1970, 3-33Jean-Claude CHAMBOREDON, Madeleine LEMAIRE

    Proximit spatiale et distance sociale.Les grands ensembles et leur peuplement . *

    Prospective technocratique, prophtie urbanistique ou utopie populiste,il est rare que les rflexions sur les conditions nouvelles d'habitat n'annoncentas, sous une forme ou sous une autre, l'mergence d'une socitnouvelle, affranchie des divisions de classes traditionnelles, et, le plussouvent, compose d'hommes nouveaux au psychisme original. Onattribue ces transformations au seul pouvoir de la coexistence de groupessociaux auparavant spars ou mme, parfois, au seul effet des conditionsd'habitat et du paysage urbanistique . Peut-on se contenter, pour rompre avec cette sociologie spontane, de prendre le contre-pied du discourscommun ? Certaines tudes, inspires par l'intention de critiquer l'opinioncommune qu i attribue des caractristiques de la population des grandsensembles les diverses manifestations anomiques qu'on y observe, fontdisparatre la spcificit du peuplement de ces units d'habitation parcequ'elles partagent le prjug substantialiste des opinions qu'elles entreprennent de mettre l'preuve, prjug selon lequel les habitants desgrands ensembles auraient, en tant que tels, des proprits particulires :reposant sur des comparaisons de moyennes, ces tudes peuvent seulementconstater que, en moyenne, les habitants des grands ensembles ne sontpas trs diffrents de la moyenne de la population franaise ou de lamoyenne de la population franaise urbaine, ou encore de la moyennede la population habitant des immeubles neufs, bref ne sont pas trsdiffrents du franais moyen. Telle est en effet la mthode d'une enqutesur les grands ensembles (1) qui, tendant d'abord une descriptionmoyenne (p. 394) compare la moyenne des habitants de grands ensembles diverses moyennes calcules sur des catgories de populations qui nesont en aucun cas dfinies par la rsidence dans le mme quartier ou le* Nous remercions P. Bourdieu dont les conseils et les suggestions nous ont t trsutiles aussi bien au cours de la ralisation des recherches rapportes ici que pendantla rdaction de cet article.(1) Les rsultats sont prsents par P. Clerc in Grands ensembles, banlieues nouvelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1967.

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    Revue franaise de sociologiemme ensemble d'habitation, de sorte que, travaillant sur deux abstractions, lle s'interdit de traiter la question dans ce qu'elle a de plus spcifique et ne peut dire si les grands ensembles envisags sparment, etnon dans leur ensemble comme habitat d'une population particulire, ontun peuplement diffrent de celui d'autres units d'habitation et encoremoins dfinir, ventuellement, cette diffrence (2). L'illusion de lamoyenne risque de condamner l'alternative de nier en bloc toutes lescaractristiques des grands ensembles, notamment les signes de moindreintgration sociale et les formes originales que prennent les rapportssociaux, ou de les relguer dans l'indicible en les attribuant indistinctement l'efficace miraculeuse des conditions matrielles (le paysage ou, surtout,le manque d'quipements collectifs), deux positions qu i dtournentde l'analyse sociologique au profit de la constatation blase qui relvedes gnralits, par dfinition immuables, ou de la lecture prospectivequi dcle partout des mutations. Pour dfinir vritablement la populationes grands ensembles, et pour caractriser les catgories diversesqui composent cette population, ce n'est pas la comparaison abstraiteavec une moyenne gnrale qu'il faut recourir, mais la comparaisonavec d'autres units d'habitation et spcialement d'autres quartiers dela mme ville.En outre, rien n'autorise tudier la composition sociale de ces populations en faisant abstraction des mcanismes sociaux par lesquels lesdiffrentes catgories se sont trouves rapproches et en traitant commeun chantillon au hasard ce qu i est peut-tre le produit d'uneslection particulire : est-ce l'ouvrier moyen qu i voisine ici avec l'employmoyen ? L'illusion de la gnration spontane pourrait en effet tre leprincipe d'une mconnaissance des caractristiques du peuplement desgrands ensembles, que l'on rduit trop souvent la plus vidente :l'allure particulire de la pyramide des ges. La tradition de l'analysecologique n'est-elle pas marque, par suite de l'analogie avec l'cologieanimale et la biologie (3), par le prsuppos des mouvements spontans

    (2) Si particulire que soit la structure dmographique de la population desgrands ensembles, il ne s'agit pas d'une population part, cre en quelque sortepar la nature mme des grands ensembles, comme on le croit souvent. En ralit,cette population est trs proche de celle que constitue l'ensemble des Franaisinstalls dans des logements neufs... En particulier, il ne s'y rencontre pas plus defamilles nombreuses qu'ailleurs L'analyse compare provoque une vritable dmystification (P. Clerc, op . cit., Prface par A. Girard, p. 6). La composition socialemoyenne observe sur un chantillon de grands ensembles n'est qu'une abstractiontrompeuse qui, en toute rigueur, n'autorise pas de conclusions sur le peuplementdes grands ensembles puisque les catgories de population dont on connat la partdans l'ensemble de la population peuvent tre ventiles de faon trs diffrente dansles diffrentes units d'habitation : les diffrences (de composition sociale d'unensemble l'autre) ne peuvent tre exactement mesures, par suite de la structurede l'chantillon qui sert exclusivement la description moyenne (P. Clerc, p. 425) .Le problme de la composition sociale particulire de chaque grand ensemble commeunit d'habitation n'est envisag qu' propos des opinions des habitants sur lesgrands ensembles et sur leur cit. Ce seul examen suffit pourtant prouver que lamoyenne statistique recouvre des situations relles trs diffrentes : II n'existepas qu'un seul ensemble, mais des centaines... caractriss parfois par des compositions sociales assez originales (P. Clerc, p. 363).(3) Cf . A. H. Hawley, Human ecology, New York, Ronald Press Company, 1950,pp. 33-65.

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemairede population ? Une analyse sociologique complte suppose une tudemorphologique de la population prenant en compte les principes selonlesquels elle s'est constitue, principes diffrents selon le type d'immeublet le type de statut des occupants (4).

    C'est seulement une fois les caractristiques morphologiques de cettepopulation nettement tablies que l'on peut analyser les transformationssociales que les grands ensembles induisent. Il se pourrait en effet quenombre de particularits de la perception sociale et des rapports sociaux,que l'on majore parfois pour y apercevoir les signes avant-coureurs d'une mutation psychologique , ou les indices d'une transformation des modesde vie caractristique de la socit de masse , ou que l'on attribue des natures simples, notions psychologiques habilles ou non de sociologie, telles l'ambition, l'mulation ou la sociabilit, dcoulent de la formeque prennent les oppositions et les divisions sociales quand elles sontsurdtermines par les conditions de constitution de cette populationet par les particularits de sa composition (5). Les grands ensemblesn'ont-ils pas pour spcificit de faire cohabiter des catgories qui, d'ordinaire, ne voisinent que dans les statistiques ?

    1. Une population prconstruiteLa composition sociale des communes suburbaines de dveloppementrcent doit nombre de ses caractristiques aux conditions de dveloppement de la construction et de la politique du logement. Les divisionssociales y prennent une allure nouvelle, les diffrences d'un quartier

    l'autre et , surtout, l'intrieur d'un mme quartier, devenant plustranches (6). La construction d'ensembles de logements semblabless'adressant une clientle relativement homogne conduit la juxtaposition e quartiers nettement diffrencis, diffrenciation qu i dpend du(4) Au lieu que d'ordinaire les tudes sur les grands ensembles adoptent unedfinition par la taille de l'unit d'habitation, le statut d'occupation tant une variable econdaire sur laquelle l'enqute apporte des claircissements, les diffrentespopulations tudies ici sont distingues nettement selon la qualit de locataire oude propritaire, la caractristique des grands ensembles, l'htrognit de la population, variant nettement selon le statut des habitants et culminant dans les immeublesocatifs. On utilise ici une enqute par questionnaire auprs de propritaireset locataires d'un grand ensemble en coproprit situ au Nord de Paris. L'chant

    illonn =: 130) a t tir au hasard, les appartements tant stratifis selon le typed'immeubles et le type d'appartements (F2, F3, F4 et F5) et selon le statut d'occupation (propritaires, locataires) D'autre part on s'appuie sur une srie de recherches(tude statistique et dmographique du peuplement par l'analyse du recensementd'un certain nombre d'lots tirs au hasard, enqute par entretiens auprs deshabitants, enqute sur la dlinquance juvnile) menes dans une ville de la banlieueparisienne comprenant un grand ensemble dans lequel la part des habitations loyer modr (HLM) est trs importante. Sauf prcision contraire ,ce sont lesrsultats de cette dernire enqute que nous prsentons.(5) En montrant ce que les rapports entre les groupes doivent aux conditions morphologiques dans lesquelles ils s'exercent (composition diffrentielle des groupes,localisation, etc..) on a la chance d'chapper au saut dans la psycho-sociologie quisuccde d'ordinaire immdiatement au constat dmographique (cf. M. Halbwachs,Morphologie sociale, Paris, A. Colin, 1938, p. 198).(6) Pour approcher autant que possible des groupes rels d'interaction, l'chantil-

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    Revue franaise de sociologietype et du cot de la construction, et par suite, trs largement, de la datede la construction. L'image catastrophique du grand ensemble doit quelquechose ces conditions : ce complexe, o la part de population ouvrireest forte, voisine en effet avec un quartier de petits pavillons construitsaux environs de 1930 et occups principalement par des sujets de classamoyenne, pour la plupart retraits (68 % sont gs de 41 an s et plus,contre 50 % de moins de 40 an s parmi les chefs de mnage du grandensemble) (7). Certaines perceptions trs dfavorables du grand ensemblene s'expliquent-t-elles pas par le voisinage de populations trs diffrentesqui s'opposent par leurs valeurs et par leur style de vie ?

    Composition SOCIO-PROFESSIONNELLE DEGrandensemble

    Ouvriers etmanuvresClasse moyenneClalsse suprieure

    56,5394,5

    du G..28,559,512,5

    DIFFERENTS QUARTIERSImmeubles encoproprit

    2156,523

    Quartierresidentiel3,5

    43,555

    * Les pourcentages ayant t arrondis, le total n'est pas toujours gal 100.S'il s'oppose nettement aux quartiers voisins, le grand ensemble n'estpas pour autant une unit homogne comme peut l'tre un quartier traditionnel. La sparation cologique de catgories sociales diffrentess'observe dans la plupart des quartiers de la commune tudie : la struc

    ture sociale de quartiers bien dlimits fait le plus souvent apparatreun groupe social dominant qui, formant la moiti environ de la populationdu quartier, donne le ton et dfinit le style des relations prvalantdans le quartier, bref impose ses normes la communaut (8). Dans leIon (n =,1244 mnages) n'a pas t constitu en tirant au hasard des mnages, maisdes units d'habitation, des lots, selon la terminologie de l'Institut National de laStatistique et des Etudes Economiques (INSEE). Ces lots on t t tirs au hasard l'intrieur de catgories (en prenant plusieurs lots dans chaque catgorie) dfinies la fois par le secteur gographique, le type d'habitation qu'ils comportent et ladate de construction de ces habitations (ces trois caractres, et surtout les deuxderniers tant fortement lis entre eux). On a distingu six catgories, les anciennesmaisons du Centre, les petits pavillons construits entre 1900 et 1939, les pavillonsconstruits depuis 1945, un quartier rsidentiel, des immeubles en coproprit, le grandensemble. C'est l'exploitation des rsultats des recensements (1954 et 1962) qui apermis de dlimiter ces catgories. La reprsentativit de l'chantillon (chantillonau 1/10) a t teste, en l'absence des rsultats du recensement de 1968, par rfrenceaux rsultats de 1962 : en 1962 la population de tous ces lots tait reprsentative,sous le rapport de la catgorie socio-professionnelle, de l'ensemble de la populationde la commune.(7) De mme G. Vincent note que, dans une cit, les groupes d'habitations (dfiniespar leur type et leur date de construction, anciennes habitations bon march(H.B.M.), H.B.M. plus rcentes, immeubles H.L.M. de qualit particulirement sommaire, villas) se distinguent nettement par la composition sociale de leur population. Espace social et structures urbaines , sous la direction de G. Vincent, in Sociologie et Urbanisme, Association Universitaire de Recherche Gographique et Cartographique, septembre 1967, pp. 61-122, p. 81.(8) Divers phnomnes peuvent contribuer le dissimuler. D'une part les dcou-6

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemairecas du grand ensemble au contraire, aucun groupe social n'est largementmajoritaire : la diffrence entre la catgorie modale et les autres catgoriesest beaucoup plus faible ici que dans les autres quartiers. La catgoriela plus nombreuse (les ouvriers qualifis) (9) ne forme que le tiers dela population d'ensemble (38 % de l'ensemble des chefs de mnage)et n'a pas un poids suffisant pour constituer un groupe dominant. Cesconditions morphologiques majorent l'htrognit de la population : ladiversit statistique des diffrentes catgories est redouble par la diversitui tient l'absence d'un groupe dominant dont les normes, reconnuesmme si elles sont transgresses, tendent dfinir une lgitimit pourl'ensemble des habitants du quartier effet de domination qu i ne serduit pas un effet de volume (10).En outre, les diffrentes catgories sociales sont reprsentes, dans lapopulation du grand-ensemble, par des chantillons particuliers constitus selon des rgles diffrentes dans chaque cas, et pas seulementparce que les logements neufs attirent plus de couples maris et unepopulation en moyenne plus jeune (11). L'analyse doit prendre encompte le type d'organisme et le type de filire par lesquels onaccde ces grands ensembles, conditions administratives secondairesen apparence, mais, en fait, conditions dterminantes de la formationde la population (12). Certains ensembles nouveaux peuvent n'avoirde commun que le nom s'ils diffrent par les processus selon lesquelssont slectionns leurs habitants (statut d'occupation, proprit ou location,organisme attribuant les logements et critres d'attribution). En effet,les diffrents organismes qui assurent l'attribution des logements danspages statistiques peuvent ne pas concider avec les units relles d'habitation oupeuvent regrouper plusieurs aires diffrentes les unes des autres mais chacune depopulation homogne. D'autre part la diversit statistique des catgories reprsenteseut recouvrir des degrs trs variables d'htrognit sociale selon que lesgroupes reprsentant ces catgories sont plus ou moins proches de la moyenne.L'homognit sociale de quartiers dcrits ci-dessus apparat plus nettement si l'onutilise des catgories sociales plus fines : dans le quartier de petits pavillons prochesdu grand-ensemble, le groupe dominant appartient la frange suprieure des classesmoyennes (48 % de l'ensemble des chefs de mnage sont des cadres moyens et artisans-commerants) ; de mme dans un quartier rsidentiel 55 % des chefs de mnagesont cadres suprieurs ou membres de professions librales.(9) On trouvera ci- dessous les raisons qui commandent de considrer part lesouvriers qualifis, sans les runir avec les ouvriers spcialiss (O.S.) et lesmanuvres en une seule catgorie d'ouvriers.(10) Cf . A. H. Hawley, op . cit.(11) Ce premier type de slection est mis en vidence par P. Clerc : la part decouples maris parmi les moins de 45 ans est de 87 % 94 % dans l'chantillon depopulation des grands ensembles qu'il tudie (contre 82 % pour la France) et, de45 64 ans, de 70 84 % (contre 71 % pour la France) (P. Clerc, op . cit., p. 134) . Demme la part des 0-19 ans est de 48 % contre 33,9 % pour la France, celle des 20 - 64ans de 48 % contre 54,2 % pour la France et celle des 65 ans et plus de 4 % contre11,9 % pour la France (P. Clerc, op . cit., p. 131) Plus des trois quarts des chefsde mnages (77 %) des grands ensembles tudis par P. Clerc on t moins de 45 anscontre 37 % pour la France (P. Clerc, opi cit., p. 134)(12) Le mcanisme de constitution de la population est donc diffrent du mcanisme conomique par lequel les tudes cologiques expliquent couramment la distribution spatiale des diffrentes catgories sociales dans une ville, le prix du loyerconduisant une homognisation sociale de la population des diffrentes aires ( Leloyer agissant par l'intermdiaire du revenu, joue un rle trs important dans ladistribution et la sgrgation des units familiales A. H. Hawley, op . cit., p. 282.)

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    Revue franaise de sociologieune mme cit (13) drainent chacun une clientle diffrente. La structure socio -professionnelle des occupants varie selon le type d'organismede gestion. Ainsi, la clientle des offices d'H.L.M. de l'agglomration parisienne compte 46 % d'ouvriers, 26 % d'employs et 22 % de cadres moyenset cadres suprieurs, cependant que la clientle de la Socit centraleimmobilire de la caisse des dpts (S.C.I.C.) se compose de 23 %d'ouvriers, 31 % d'employs et 46 % de cadres moyens et cadres suprieurs (14). A l'intrieur mme des H.L.M., il existe diffrentes filiresd'accession, qui correspondent la diversit des parties prenantes, allocations familiales, entreprises prteuses, municipalit, etc., de sorte quele secteur social coexiste ici avec beaucoup d'autres (15) La caractristique commune de ces organismes est de raliser une slection qui nes'opre pas selon les lois du march : alors que des appartements attribusselon les mcanismes normaux du march attirent une clientle assezhomogne du fait qu'elle doit rpondre aux mmes conditions conomiqueset que, le plus souvent, elle est recrute dans une aire (sociale et gographique) assez dfinie, les organismes qui rpartissent les immeublesrecrutent les occupants dans des aires diffrentes et selon des rglesdiffrentes. Par exemple, les appartements attribus par les organismesd'allocations familiales vont de prfrence aux mal-logs, aux famillesnombreuses, aux mnages menacs d'expulsion, bref, plutt des famillesappartenant la frange infrieure de la classe ouvrire, qu i fournissent unelarge part des cas sociaux (15 bis) Au contraire, les appartements obtenus au titre de la contribution des employeurs la construction (le 1 %patronal) sont attribus des cadres ou des employs ou, bien souvent, des ouvriers qui ont une stabilit particulire dans leur entreprise, unemploi sr, un niveau de qualification lev, c'est--dire des sujetsqui appartiennent la frange suprieure de la classe ouvrire. Ainsis'explique notamment la diffrence entre la taille moyenne des famillesde manuvres et celle des familles d'autres catgories (16). Le jeucombin des motifs humanitaires qu i donnent une priorit aux familles

    (13) Interrogs sur la manire dont ils ont trouv leur logement , les habitantsde grands ensembles citent essentiellement l'employeur (32%), la mairie et lesservices administratifs (.35%), la socit de construction (23%) (P. Clerc, op. cit.,p. 234). Sur les 53 ensembles observs dans l'chantillon de P. Clerc, 18 seulementsont grs par un seul organisme, les autres relevant de plusieurs socits diffrentescomme le grand-ensemble tudi ici (op. cit., p. 77).(14) P. Clerc, op . cit., p. 157. De mme Sarcelles, J. Duquesne note que desgroupes de logement de type diffrent construits des dates diffrentes attirentdes catgories d'habitants particulires (.Vivre Sarcelles, Paris, Cujas, 1966, p. 93-94).(15) Pour une analyse de la logique profonde de la politique d'attribution deslogements H.L.M., cf.. G. Malignac (Le logement des faibles: vincement progressifet formation d'un sous-proltariat, Population, 12 (2), avril- juin 1957, pp. 237-259),qui montre comment l'introduction de considrations conomiques et le souci del'autonomie des organismes de H.L.M. on t conduit faire une place de plus enplus grande des catgories autres que les catgories les plus dfavorises. L'analyseprsente ici vaut surtout pour les immeubles H.L.M., dont la clientle est pluspopulaire et o la diversit sociale est plus grande.(15 bis) Encore qu'une fraction importante de ces familles n'a, par suite de lafaiblesse de son revenu, aucune chance d'accder un appartement en H.L.M.(16) Le nombre moyen d'enfants est de 3,77 pour les manuvres, 3,06 pour lesouvriers spcialiss, 3,03 pour les ouvriers qualifis, 3,05 pour les employs, 2,20 pourles cadres moyens et artisans- commerants, 2,45 pour les cadres suprieurs et membres des professions librales.

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaireles plus dfavorises pour les appartements attribus par le servicedes allocations familiales et des rgles conomiques qui veulentque l'on s'assure que le loyer n'est pas une charge trop lourde par rapport aux ressources des familles (17) donne des chances beaucoupplus grandes d'obtenir un appartement aux familles nombreuses des couches dfavorises, qui, en partie grce aux allocations familiales et l'allocation logement, disposent de ressources relativement plus levesque celles des autres familles de la mme catgorie. S'il est vrai quele nombre moyen d'enfants par famille est plus lev dans le grandensemble que dans la ville, ceci pour toutes les catgories sociales l'exception des classes suprieures (le niveau de ressources de ces dernires rduit l'importance des allocations familiales dans le budget et, parl, neutralise les diffrences que le nombre d'enfants dtermine dansdes catgories aux revenus moins levs), il faut nanmoins remarquerque la diffrence est beaucoup plus grande chez les manuvres et lesemploys : l'cart entre le nombre moyen d'enfants par mnage dansl'ensemble de la commune et dans le grand ensemble passe de 0,53 pourles cadres moyens et artisans commerants, 1,51 pour les employs,1,01 pour les O.P., 1,26 pour les O.S. et 2,31 pour les manuvres.A ces diffrences directement lies aux principes auxquels a obi la slection des occupants s'ajoutent des diffrences adventices, produitesselon les mmes mcanismes, qui accentuent et qu i qualifient les diffrences tenant l'appartenance des catgories sociales diffrentes :ainsi, les ouvriers qualifis, dont beaucoup accdent au grand ensemblepar l'intermdiaire de leur employeur, se distinguent de leur catgoried'origine par un niveau de qualification plus lev, l'inverse des employsqui sont plus dfavoriss que la moyenne de leur catgorie d'origine (18).Par rapport aux ouvriers et aux cadres moyens respectivement, lesmanuvres et employs, catgories immdiatement infrieures, paraissentpour la plupart en fin de carrire urbanistique : plus gs, ils ontchang plus souvent de rsidence. En effet, plus de la moiti des manuvres52,5 %) et le tiers des employs (34 %) sont gs de 51 ans ouplus alors que plus des trois quarts des O.S. et O.P. (80%), des cadresmoyens (83 %) et des membres des classes suprieures (84 %) n'ont pasencore atteint 51 ans. Les ouvriers qualifis et les cadres moyens sontplus jeunes et plus diplms, ils ont un niveau de vie plus lev que lesmanuvres et O.S. et les employs respectivement (19). Pour eux le

    (17) Calcul conomique qui a tendu se gnraliser dans la pratique des organismes chargs de l'attribution. Cf. G. Malignac, loc. cit.(18) A catgorie d'ge quivalente (40 ans et moins) on observe que 41 % desouvriers qualifis (chefs de mnage) du grand ensemble possdent un diplme galou suprieur au certificat d'aptitude professionnelle (CAP.) contre 30,5 % pour lereste de la ville; l'inverse 25,5 % de s employs (chefs de mnage) du grand ensemblepossdent un diplme gal ou suprieur au C.A.P. contre 41 % dans le reste de laville. Parmi les employs on compte une forte part de personnel subalterne del'administration municipale et des hpitaux (personnel de service, cantonniers, aide-soignants) .(19) Parmi les chefs de mnage, la part de ceux qui possdent au moins le C.A.P.est de 6 % parmi les manuvres, 5 % parmi les O.S., 19 % parmi les employs,34 % parmi les O.P., 65,5 % parmi les cadres moyens et artisans commerants et100 % chez les cadres suprieurs et membres des professions librales

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    Revue franaise de sociologiegrand ensemble est une tape provisoire au long d'une trajectoire ascendante, et souvent une tape avant l'achat d'un appartement, en fin ou enmilieu de carrire (20). Au contraire, pour les manuvres et les employs,assez gs pour la plupart et trs faiblement diplms, le grand ensembleest le terme et ils peuvent plus difficilement que les autres espreraccder une rsidence d'un type suprieur au H.L.M. : en effet lesraisons conomiques et , conjointement, dmographiques (dont l'efficaceest d'autant plus forte qu'elles inspirent directement les rgles d'attribution des logements) interdisent aux catgories les plus dfavorisesd'accder aux H.L.M. avant un certain ge (c'est--dire avant d'avoiratteint un certain niveau de ressources) et avant que leur famille aitatteint une certaine taille (c'est--dire des droits particuliers ce logement en mme temps que, grce aux allocations familiales, un niveau deressources plus sr) (21). Chaque catgorie se trouve donc, par rapport la catgorie infrieure, un point de sa trajectoire diffrent et secaractrise, non seulement par une situation sociale suprieure, maisencore par des chances de mobilit (gographique et sociale) beaucoupplus fortes (22) A l'intrieur d'une mme classe sociale, le destin social cre des sous-catgories fortement opposes et la coexistence dansl'espace exprime la rencontre momentane de trajectoires sociales fort

    (20) Les caractristiques des occupants d'une cit en coproprit de la communeconfirment que telle est bien la trajectoire la plus probable. La rpartition socioprofessionnelle des chefs de mnages est la suivante 1 % de manuvres et O.S.,17,5 % d'O.P., 13 % d'employs, 42,5 % de cadres moyens et artisans commerants et26 % de cadres suprieurs; les propritaires de cet ensemble sont en moyenne plusgs que les locataires du grand ensemble (42,5 % on t entre 41 et 50 ans) leur niveaude qualification est aussi plus lev : 48 % des employs ont un diplme gal ousuprieur au C.A.P. et 78,5 % des cadres moyens et artisans commerants. Les diffrences entre co-propritaires de cette cit et locataires du grand ensemble sontfortement marques dans la catgorie des employs et plus faibles, marques surtoutau niveau de l'ge, dans les catgories de s cadres moyens et des O.P. qui sont apparues comme des catgories favorises parmi les habitants du grand ensemble : ainsile niveau de qualification (possession du C.A.P.) est identique chez les O.P., la seulediffrence apparaissant dans la possession du certificat d'tudes primaires (58 % pourles propritaires, 36 % pour les locataires)(21) Pour tre moins marque que dans les autres catgories et pour s'arrterplus tt, l'augmentation du revenu moyen avec l'ge s'observe aussi chez lesouvriers : le revenu global individuel moyen est de 5 189 francs de 21 35 ans, etde 7 030 francs de 31 40 ans. (Source : J. P. Ruault, Les revenus des mnages en1962, Etudes et Conjoncture (12), dc. 1965, p. 69). Mais ce qui augmente surtoutavec l'ge, ce sont les chances d'avoir de s enfants, donc de bnficier de prestationsfamiliales plus importantes, et, ensuite, les chances d'avoir des enfants au travail,donc des revenus supplmentaires s'ajoutant au salaire du chef de famille.(22) On peut interprter comme un effet des mmes mcanismes le fait que lesmanuvres et les employs se distinguent des autres catgories par un taux demnages anomiques (divorcs, veufs, concubins) plus lev (soit respectivement28 % et 24 % contre 14 % pour l'ensemble) et par une part plus grande de mnagesdont les deux conjoints sont issus de petites villes (soit pour les manuvres 40 % et,pour les employs, 30,5 % contre 19,5 % pour l'ensemble) Ces caractristiques redoublent a distance sociale qui spare ces catgories des autres. Elles on t chance d'accrotree caractre marginal de ces catgories ainsi que leur mauvaise adaptation aucontexte urbain et la prcarit de leur situation conomique : un des effets les plusimportants de anomie du mnage dans les classes populaires n'est-il pas, autantque les consquences affectives sur le climat de la famille, de rendre plus incertainela situation conomique ?10

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemairediffrentes que la sociologie spontane confond (23). C'est l'htrognitextrme de sous-groupes produits par les mcanismes de slection quiconstitue le trait spcifique de la population des grands ensembles, plusque le seul volume de la population ou que le rapprochement subit degens d'origines diverses, causes phnomnales qui doivent leur efficace la condition fondamentale que l'on vient d'analyser et dont il fauttirer toutes les consquences.

    2. Sociabilit et coexistence de classesLes caractres que la population des grands ensembles doit aux processus selon lesquels elle est construite ne sont-ils pas plus importantspour comprendre les formes que prend l'interaction sociale et la faibleintgration que les dispositions de sociabilit ou que la sensibilit aucadre d'existence ? Ne risque-t-on pas, faute de rapporter certains ph

    nomnes leur origine vritable, la composition de la population, deles autonomiser et de les grossir jusqu' en faire des curiosa de l'tiologieet de la sociographie des grands ensembles ou encore des signes annonciateurs de mutations mal dfinies ? C'est trop concder des prsuppossvolontaristes et idalistes que de traiter les intentions de dpart et ladure moyenne de sjour comme l'expression du got ou du dgot pour le grand ensemble sans tenir compte des chances ingales d'accder un autre type de logement et , par suite, du dlai variable pour raliserces chances. L' attachement que les habitants ont pour leurs immeublesvient-il de ce qu'ils s'y plaisent ou de ce qu'ils y sont attachs (24) ? Lesdclarations dfavorables sont d'autant plus frquentes que l'on s'lvedans la hirarchie sociale (25). Mais ce serait une erreur que d'y voirl'expression directe d'attitudes profondes l'gard de la coexistence et

    (23) On en trouverait beaucoup d'exemples dans les rflexions sur les dbutsdans la vie et la priode d'installation des jeunes mnages, o l'insistance sur lasimilitude momentane des problmes cache que les trajectoires vont prochainementdiverger, la carrire des cadres moyens par exemple les conduisant plus vite unrevenu plus haut que celui des ouvriers.(24) En tant que l'instabilit est un signe objectif de dtachement, sinon derpulsion, on ne peut affirmer que les grands ensembles de Toulouse exercent surleurs habitants un effet rpulsif plus intense que les autres types d'habitat . Lacritique des erreurs qui attribueraient aux seules conditions physiques de logementune importance dmesure ( L'effet [du type d'habitation sur les relations de voisinage] parat encore moins notable que l'action exerce par l'anciennet d'installation), n'est-elle pas marque par le prsuppos de la libert entire du choix?L'anciennet d'installation ne dpend pas seulement de la date de construction desimmeubles mais de la dure moyenne de rsidence des diffrents groupes, qui estfonction de leurs chances d'accs d'autres types de logement. Elle dpend doncen dernire analyse de la composition sociale de la population, et non pas du climat des relations sociales. (R. Ledrut, L'espace social de la ville, Paris, Anthropos,1968, p. 60, 187).(25) Dans l'enqute sur le grand ensemble en coproprit, 21,5 % des ouvrierssont dfavorables, contre 26,5 % des employs, 33,5 % des cadres moyens et 66,5 %des cadres suprieurs et membres des professions librales. De mme, selon le niveaud'instruction, 16,5 % des titulaires du certificat d'tudes primaires, sont dfavorables,contre 28 % des titulaires du brevet d'tudes du premier cycle ou d'un certificatd'aptitude professionnelle, et 57 % de s titulaires du baccalaurat ou d'un diplmesuprieur. Si les rsultats obtenus par P. Clerc, de mme sens (36 37 % des cadres

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    Revue franaise de sociologiedu rapprochement des classes, et de vouloir en dduire directement lesnormes de sociabilit et de confort propres chaque classe en opposantpar exemple les classes suprieures, hostiles la coexistence, aux classespopulaires, favorables l'change et la communaut, ou encore desgroupes avec de fortes exigences quant aux conditions de logement etdes groupes qui, par manque d'ambition ou par ignorance, se contenteraiente moins.Pour comprendre les variations des opinions sur le grand ensemble,il faut prendre en compte les contraintes objectives qui, pour chaquegroupe, dfinissent le possible et l'impossible en matire de logement (26).La signification de l'habitat et des proximits spatiales qu'il impose estfonction de la trajectoire sur laquelle il s'inscrit pour chaque groupe :passage momentan, sur une trajectoire qui conduira d'autres conditions de rsidence, ou situation durable dont on doit, si criticable soit- elle,se contenter ou mme, tant donn ce quoi elle permet d'chapper,se fliciter. Bref paradoxalement, l'attitude l'gard du grand ensembleest fonction des chances que l'on a de le quitter, donc du degr delibert par rapport aux contraintes qu i dfinissent les conditions de logement (27). Il faut beaucoup de navet, pour interprter les rponsesaux questions gnrales sur les grands ensembles sans tenir compte del'ensemble des contraintes qui rgissent l'accs au logement, spcialementans les classes populaires. L o le sociologue pose la questionen termes de got, l o il croit explorer les arcanes de la sociabilit,vertu non pas dormi tive mais associative, les sujets des classes populairesrpondent en termes de contrainte : ce qu i importe c'est d'tre log (polisseur) il y a tellement de gens mal logs (femme de couvreur-moyens et suprieurs et des membres des professions librales condamnent la construction des grands ensembles contre 29% dans les autres catgories), sont moinsnets, c'est que la question, par sa grande gnralit, faisait plus appel une position gnrale en matire d'urbanisme qu' l'exprience propre des sujets. Lesrserves sur les conditions particulires d'habitation s'estompent ds que la questionappelle un jugement gnral sur les problmes du logement.(26) On peut en avoir une ide approximative, sans pouvoir saisir prcismentles variations, trs fortes, d'une classe l'autre, par une enqute de 1963 : Environun quart de mnages qui se marient ne disposent pas l'anne mme de leur mariaged'un logement indpendant (ou mme d'une chambre d'htel ou d'un meubl)... 15%des mnages maris avant 54 et qui on t emmnag entre 1961 et 1963 ne disposaientpas, en 1960, d'un logement ordinaire : ils habitaient l'htel ou en meubl oupartageaient un logement avec d'autres personnes. La distribution des types delogements occups lors de la premire installation montre la raret, donc le prix,des logements neufs, spcialement en location, catgorie o se rangent les appartements n H.L.M. : parmi les mnages qui s'installent pour la premire fois en 1963, 70 % vont dans des logements anciens dont 33 % en location vide, 21 % en meublou htel) 20 % acquirent un logement (INSEE - CREDOC, Aspects du logementen France en 1963, Extrait du Bulletin Statistique du Ministre de la Construction,s. d., p. 25, 26).(27) Chez les habitants de l'ensemble en coproprit les souhaits de dpart passentrespectivement de 53 % pour les ouvriers, 56,5 % pour les employs, 62 % pour lescadres moyens et 80 % pour les cadres suprieurs et membres des professions librales. D'aprs l'tude de P. Clerc, 49 % des cadres suprieurs 44 % des cadresmoyens, 31 % des employs et 32 % des ouvriers pensent qu'ils n'habiteront pas longtemps le logement qu'ils occupent. (P. Clerc, op. cit., p. 362) P. Clerc constate aussique ce sont les mnages revenu lev qui envisagent plus nombreux le dpart (p 283).12

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    Jean-Claude Chamhoredon, Madeleine Lemairezingueur) (28); je suis favorable au grand ensemble dans le sens ol'on peut loger les gens mal logs (employe) Ils apprcient les grandsensembles comme une solution la crise du logement dont ils ont souventprouv personnellement les effets : merveille, je n'y crois pas, aprsavoir habit dans des baraquements, c'est formidable (femme de compagnon-maon) (29). Et ils ne reprennent pas du tout les strotypeshostiles que diffuse la presse et que l'on rencontre souvent dans lediscours des sujets de classe moyenne ou suprieure : Pour moi a ne mechoque pas tous ces gens, a ne m'est jamais venu l'ide que apouvait tre une cage lapins ou un poulailler comme on dit (ouvrierqualifi, propritaire) ; Pour moi un grand ensemble c'est une caserne,un lieu sinistre, un dortoir (cadre moyen, propritaire)De mme que les opinions sur le grand ensemble n'ont de sens quepar rapport au systme de contraintes, variable d'une classe l'autre,qu i rgissent l'accs au logement, les conduites de sociabilit ne se comprennent pas sans rfrence l'htrognit de la population et auxdiffrentes manires dont les diffrents groupes peuvent, tant donn lesnormes de sociabilit propres leur classe, rpondre cette situation.On croirait, lire certaines tudes, que les conduites de sociabilit n'engagent rien d'autre qu'une disposition particulire l'change et que,efflorescences de la vie sociale, elles ne se relient la situation socialeque de faon trs lche, en sorte que la sociologie pourrait ici se limiter l'tude d'un homo loquens dfini par la facult de parler et de lier connaissance avec ses voisins. Il suffit au contraire d'interroger et d'analyserces comportements en renonant aux bonnes intentions de l'animationet aux illusions de l'change social intense et gnralis pour voir queles conduites de sociabilit les plus anodines engagent toute la positionsociale et tout le rapport aux autres groupes sociaux. Comprendrait- onle paradoxe apparent par lequel les membres des groupes favoriss, quiaffirment plus souvent que les autres le manque de solidarit entre leshabitants, sont les plus nombreux s'intgrer dans un rseau d'changede services, cependant que les ouvriers et employs entrent plus rarementdans ce type de relations si l'on ne voyait que, pour ces derniers groupes,l'change de services est beaucoup plus qu'une convention de commoditentre voisins et suppose une solidarit profonde, fonde sur la complicit,l'identit de condition et l'interconnaissance (30) ? Dans les couches suprieures des classes moyennes les relations sociales sont une activitspcifique et limite qui est mene assez souvent comme une entreprisesystmatique (on parle de se faire ou d'entretenir des relations)

    (28) Cit par P. Clerc, op. cit., p. 377-378.(29) Cit par P. Clerc, op . cit., p. 346; 82 % des habitants de grands ensembless'estiment mieux logs que dans leur ancien logement, les amliorations les plusfrquentes tant celles du confort. Dans l'ensemble en coproprit, il n'est pas rarede trouver chez les ouvriers et les employs des familles qui on t vcu auparavant enmeubl ou dans une seule pice (28 % des ouvriers et 13 % des employs) .(30) Dans le grand ensemble en coproprit, 57 % des cadres suprieurs et cadresmoyens affirment que dans la cit on vit chacun pour soi pour 37,5 % des ouvrierset employs; 54,5 % des ouvriers et employs entrent dans un rseau d'changerciproque de services, contre 81,5 % pour les membres des classes moyennes et suprieures.13

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    Revue franaise de sociologieAussi cette situation nouvelle ne les prend-elle pas au dpourvu (31).Au contraire, dans le milieu ouvrier, les relations sont, comme un liende communaut , plus totales et fondes sur une solidarit troite :assurant une protection contre le monde extrieur, elles se doublentd'un systme d'aide rciproque qui n'est pas rductible un changerationalis fond sur un calcul conomique (32). Par suite de ces diffrences, des dclarations formellement identiques peuvent avoir un senstrs diffrent et les rponses aux questions sur l'interconnaissance etles changes de services ne sont pas forcment, comme les analystesaiment le croire, un indice d'intgration profonde (33). De mme, c'estpar la faiblesse de l'interconnaissance, lie l'htrognit des groupessociaux, et non pas par les particularits de la disposition communiquer,u'il faut expliquer le rapport au voisinage. Le voisinage rappelleavec qui le grand ensemble oblige cohabiter. S'il n'est plus l'aire derelations privilgies (34), s'il disparat comme espace qualifi et socialementmarqu mdiatisant l'opposition du monde extrieur et du mondefamilial (35), c'est que la condition essentielle de l'existence de relationsde voisinage et d'un voisinage est l'homognit sociale de la population. es relations obissent au principe du libre choix qu i ignore lessparations gographiques, ou mme elles se situent en dehors des limitesdu voisinage ou du quartier, ce qui est une manire de s'attester quele choix est libre , c'est--dire qu'il n'est pas limit au milieu auquelon appartient : Le mieux c'est de quitter sa maison et d'adhrer desloisirs ailleurs, c'est plus sympathique de se retrouver plusieurs dames

    (31) R. Ledrut note que les relations de frquentation avec les voisins... sontplus dveloppes chez les cadres que dans les autres groupes (op. cit., p. 187) Letravail exploration sociale , au cours duquel des interlocuteurs essaient de sesituer en livrant progressivement leur situation et en exposant leurs morales parla discussion de leurs conceptions sur divers sujets discriminants, est dcrit par H.J. Gans dans le cas d'une cit rsidentielle nouvelle : les gens se disaient d'o ilstaient venus, ce qu'ils faisaient puis parlaient, les femmes de la faon d'lever lesenfants, d'amnager la maison, les hommes de la pelouse, des autos et du travail.Chaque sujet rapprochait les interlocuteurs ou les loignait les uns des autres enindiquant o se situaient les diffrences et quels taient les sujets tabous. (TrieLevittowners, anatomy of suburbia : the birth of society and politics in a new American town, London, Allen Lane The Penguin Press, 1967, p. 46.)(32) Cf . M. Young et P. Willmott, Family and kinship in East London , Har-mondsworth, Penguin Books, 1964 (Nv. d.), (1st ed, London, Routledge and KeganPaul, 1957) ; E. A. Weinstein The social debt : an investigation of lower class andmiddle class norms of social obligation , American sociological Review, 27, 1962,p. 532-539; ainsi que H. Coing, Rnovation urbaine et changement social, les Editionsouvrires, Paris, 1966.(33) Si 75 % des habitants dclarent entrer dans un rseau d'changes de services,31 % seulement des familles ayant des enfants en ge d'tre gards acceptent de confierla garde de leurs enfants des voisins; si 70 % dclarent connatre leurs voisins,23 % seulement les reoivent chez eux, dont 5 % parce qu'ils les connaissaient auparavant. (E. Ledrut, op . cit., p. 62-78.)(34) Dans le grand ensemble en coproprit la plupart des amis que frquententles habitants rsident en dehors de la cit, soit dans la ville mme (24 % pour lesclasses populaires et 10 % pour les cadres moyens et suprieurs) soit surtout endehors de la ville (48,5 % pour les classes populaires et 63,5 % pour les cadres moyenset suprieurs).(35) C'est fier ici... vous voyez pas les gens sortir en blouse, il faut toujourstre habille, tre en chapeau pour sortir. O c'est que j'tais avant, quand j'allaisau boulanger je sortais en courant en blouse, ici jamais! (femme d'O.S., 35 ans).14

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    Jean-Claude Chainboredon, Madeleine Lemaireen dehors, tandis que le voisinage, on se laisse toujours enfermer parles choses mnagres (femme d'ouvrier fraiseur) (36)Les prsupposs volontaristes et l'insistance exclusive sur la sociabilit qui caractrisent nombre d'crits sociologiques sur les conditionsnouvelles d'habitat ne s'expliquent-ils pas par une intention utopique ?Si l'on rassemble et systmatise des traits qui, dans chaque uvre individuelle, sont masqus par des affirmations inverses selon la pratiquedu discours alternatif ou par des descriptions d'apparence sociologique,on aperoit que le principe de toutes ces analyses est d'affirmer l'mergence d'une socit nouvelle o les divisions de classe disparaissent (37).Soit, entre maint autre exemple possible, quelques illustrations de cesthses : la prsence dans les mmes units d'habitation de mnagesappartenant des catgories sociales trs diffrentes marque un tournantdans l'histoire de la civilisation industrielle... dans les laboratoires improviss ue sont les cits nouvelles s'laborent, sous des pressions opposes,les structures sociales de demain (38) ; dans ces grands ensembles plusque partout ailleurs s'labore la nouvelle culture, la culture de masse.Les grands ensembles fournissent le cadre et les conditions parfaitementadapts la floraison de cette culture. Dans le grand ensemble on arrivesans pass, sans histoire autre qu'idalise, on vit individuellement, demanire excessivement prive... c'est la gense d'une autre socit. (39).On peut distinguer deux formes de cette utopie. La premire, caractrisepar sa bonne volont sociale et son optimisme, affirme la diffusion miraculeuse des besoins et des aspirations, supposes universelles, lacondition petite bourgeoise : Les habitants de la cit en changeant desdtails de leur existence, tendent en mme temps changer de positionsociale. Le fait d'habiter dans les cits pousse certaines familles rechercher une position sociale plus leve; d'autres, au contraire, pourne pas trop se distinguer, simplifient leur genre de vie. Les diffrences(...) et les oppositions qu i persistent ou mme se renforcent dans les citsnouvelles pourraient s'attnuer ou disparatre si ces possibilits de mobilit ociale taient mieux tudies (40) Les espoirs placs dans unesorte de social engineering qu i veillerait miraculeusement, c'est--dire indpendamment des chances objectives d'ascension, des aspirations la mobilit, reposent sur une conviction plus profonde, celle del'universalit de l'aspiration la condition moyenne, aspiration assez

    (36) est en effet difficile de voir l un approfondissement et une transformationde la sociabilit : ... les relations de voisinage s'tendent; elles ne sont pas dtermines simplement par la proximit : en effet les relations personnelles deviennentslectives et plus profondes (P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, Paris,I, 1959, p. 111). C'est bien la slectivit, mais sociale et non affective, qui est letrait caractristique de ces relations.(37) Cette slection pourra paratre peu respectueuse de la diversit de chaqueuvre et peu soucieuse d'en restituer la cohrence. Le thme idologique expos ici,qui se retrouve avec des formes et des attnuations diverses dans la plupart desanalyses, est le principe qui donne son unit ce champ de rflexion et demeureidentique dans toutes les variantes individuelles et circonstancielles.(38) P. H. Chombart de Lauwe, Des hommes et des villes, Paris, Payot, 1965, p. 123.(39) R. Kas, Vivre dans les grands ensembles. Paris, Editions Ouvrires, 1963.p. 307.(40) P. H. Chombart de Lauwe, Des hommes et des villes, op . cit., p. 154.15

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    Revue franaise de sociologieforte mme pour pousser ceux qu i sont au-dessus de ce niveau rentrerdans le rang et dans l'heureuse mdiocrit. Cette utopie de sociologues, elle exprime peut-tre une des intentions de la politique de construction des grands ensembles est trs proche du discours que tiennentcertains sujets qui, confiants dans les progrs promis la classe ouvrireau contact et par l'exemple des classes moyennes, voient dans les grandsensembles l'instrument d'une politique civilisatrice : II y a des famillesqui peuvent apprendre mieux vivre au contact des autres (employde banque) (41). Et, de mme, l'idal de la socit sans classes est larplique des rves de certains sujets de classe moyenne : C'est unimmeuble ouvrier, o l'ouvrier a mont d'un cran; c'est un immeublebourgeois o la bourgeoisie a clat, a pris conscience de l'ouvrier; ... cemlange se fait; il y a de tout et a ne choque personne... il n'y a plusde diffrences nettes, on a fait la synthse (employ) (42). La deuximeforme de l'utopie, plus radicale et plus prophtique, conclut de lanouveaut des cits la nouveaut de la population qui les habite et ,de l, la nouveaut des besoins qui naissent dans cette population : (...) L'exprience des cits nouvelles (...) permet d'apercevoir les besoins l'tat spontan, natif, presque brut. Ils ne se recouvrent pas encorede motivations, de facticits, d'idologies et de justifications. Ils s'expriment. (43). Bref, cellule sociale o sont runis des sujets de classemoyenne, ou lieu d'une exprience de retour aux origines, le grandensemble, en soustrayant l'influence de la socit ambiante, permettraitl'mergence de l'homme nouveau, soit le petit bourgeois universel, soitl'homme ternel dlivr des alinations , des mythes et des conditionnements . Ces rflexions supposent que le seul changement desconditions de logement et de voisinage est de nature produire destransformations automatiques et immdiates. Pour que le rve utopiquesoit possible, il faut se donner des sujets chez qui les besoins mergentmiraculeusement, spontanment ou par contagion : Quittant des logements vtusts et surpeupls, les familles de bas revenus cherchentvolontiers non seulement transformer leur vie quotidienne mais acqurir de nouveaux moyens pour s'installer. Leur dsir d'atteindre une qualification suprieure en est accru ; ou encore : Tout semblese passer comme si les mauvaises conditions de vie et de logementtouffaient jusqu'au dsir mme d'amliorer ce que l'on possde dj.Un changement total, en l'occurrence le passage un type d'habitationmeilleur, fait merger de nouveaux dsirs et de nouveaux comportements(44) Pour raisonner ainsi il faut, on le voit, oublier que l'accsaux nouveaux logements est diffrenci, que les aspirations se mesurentaux possibilits objectives, que les conditions de logement et de voisinagene suffisent pas transformer la position sociale et enfin que les chan-

    (41) Cit par P. Clerc, op cit., p. 199.(42) Cit par H. Coing, op . cit., p. 202.(43) H. Lefebvre, Les nouveaux ensembles urbains , Revue franaise de Sociologie, 1 (2), avril-juin 1960, pp. 186-201, p. 198.(44) P. H. Chombart de Latjwe, Des hommes et de s villes, op . cit., p. 18 , et Familleet Habitation, I, op . cit., p. 111 (soulign par nous).16

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemairegements sociaux ne se rduisent pas des changements dans les esprits.Le trait commun des mutations ainsi dcrites est de promettre la disparition des classes populaires, soit au profit de la petite bourgeoisie, soitau profit d'une nouvelle classe ouvrire (45) On peut ds lors sedemander si ces analyses ne permettent pas de rsoudre l'ambivalencedu rapport que les intellectuels entretiennent avec le peuple, et quiprend des formes variables selon la position des diffrents sociologuesdans le champ intellectuel et selon la trajectoire sociale qu i les y aconduits (46). On peut reconnatre dans la plupart des analyses et desproccupations que suscite le dveloppement de l'urbanisme le prolongement d'utopies nes, en Angleterre notamment, comme une raction l'industrialisation et l'urbanisation rapides, et la naissance d'unproltariat urbain. Il en est ainsi de la Ville Jardin imagine parEbenezer Howard (Tomorrow, 1898), synthse heureuse de la ville etde la campagne et dont P. H. Mann note qu'elle est conue pour trehabite par la bourgeoisie distingue ( genteel middle class ) (47) soncentre tant form par un hpital, une bibliothque, une salle de concert,une mairie et un muse. Ces utopies qui, travers diverses mdiations,ont marqu la politique d'urbanisme et survivent dans certains programmes, dcrivent une ville saine, propre, harmonieuse, intgre lamanire d'un village traditionnel et dlivre du proltariat, absent outransform par les vertus du contact vanglisateur avec les classesmoyennes (48). L'quilibre harmonieux des classes assure l'animationet la concorde dans les communauts rves par ces planificateurs, lessujets de classe moyenne fournissant des leaders la masse des sujetsde classe populaire : chaque schma d'urbanisme devrait viser produire des units de voisinage bien intgres la ville et harmonieusementquilibres du point de vue de la composition sociale (49). Iln'est pas jusqu' l'insistance thorique sur le voisinage commeconcept privilgi de la sociologie urbaine et sur la sociabilit commeobjet par excellence des enqutes de sociologie urbaine qui ne s'explique

    (45) 'La nouvelle classe ouvrire' n'a donc plus les traits caractristiques del'ancienne 'aristocratie ouvrire' : passivit, indiffrence, corruption... La 'nouvelleclasse ouvrire' dote par son rle dans la production d'une forte cohsion socialecherche crer 'hors travail' dans la cit des rapports sociaux complexes. H.Lefbvre loc. cit., pp. 200-201.(46) Cf . P. Bourdieu et J. Passeron, Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues, Les Temps Modernes (211), pp. 998-1021.(47) P. H. Mann, An Approach to urban sociology, London, Routledge & KeganPaul, 1965, pp. 121-124. On peut apercevoir l'origine de ces utopies les mmes inquitudes devant l'industrialisation et la constitution d'un proltariat, classe inculte,qui ont inspir nombre de spculations sur la culture. Cf . R. Williams, Culture andSociety, 1780-1950, Harmondworth, Penguin Books, 1963 (2nd d.) Signalons la traductioncente du livre de E. Howard Les Cits-jardins de demain. Paris, Dunod, 1969.(48) De mme, en France, au xrxe sicle, la dnonciation des cits ouvrirescomme camps retranchs menaant la socit par le rapprochement et la runionde proltaires et, au contraire, l'loge du rapprochement spatial des classes socialescomme garantie de concorde et de paix sociale on t une place importante dans lesspculations sur le logement. R. H. Guerrand, Les Origines du logement social enFrance, Paris, Editions Ouvrires, 1967.)(49) Cit par P. H. Mann, op. cit., pp. 174.17

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    Revue franaise de sociologiepar la nostalgie typiquement populiste de la communaut villageoiseidyllique (50).Moins prvenus que les sociologues qu i s'obstinent voir dans lerapprochement spatial des classes sociales les prmisses et la garantied'un rapprochement social, les habitants des grands ensembles thma-tisent pourtant le rapport cette situation exceptionnelle de coexistence,mme si, le plus souvent, c'est par le recours des prnotions. Le mlangedes classes sociales dnonc comme promiscuit ou lou comme rapprochement est souvent le thme explicite des dclarations sur le grandensemble (51). Ds que l'on dpasse l'opinion gnrale sur un problmed'urbanisme, les rponses impliquent toujours la rfrence au contextesocial, les sujets se situant par rapport aux autres groupes non seulementdans l'instant mais encore dans leurs chances d'avenir. Les attitudes l'gard du grand ensemble expriment donc la convenance sociale queles habitants reconnaissent au rapprochement spatial de groupes diffrents. En se prononant sur le grand ensemble, ils se prononcent enfait sur la distance relle qu'ils aperoivent entre leur groupe et lesautres groupes dont ils ont t artificiellement rapprochs. Ainsi,les sujets de classe populaire ou de classe moyenne en cours de mobilitse dclarent trs favorables une situation qui leur fournit quotidiennement 'occasion de ctoyer des catgories auxquelles ils aspirent, desraisons de croire qu'ils s'en sont rapprochs et des modles, pourl'apprentissage de leur condition d'aspiration : Dans ces grandsensembles on est trs mlangs, il y a un mdecin, un ouvrier dans lemme escalier, les salaires sont trs diffrents les uns des autres, moia ne me gne pas; la cage d'escalier c'est la maison, la famille (ouvrire, propritaire). Moi les mlanges a ne me gne pas; aucontraire je prfre justement : si tout le monde est du mme niveau,si nos maris sont tous ouvriers, si on est sur le mme plan on sympathise, mais il faut avoir quelqu'un qui nous apporte son savoir, il fautprofiter du savoir des autres (femme d'ouvrier qualifi, locataire)Par suite, les attitudes varient selon que le contexte d'habitation permetd'approcher des catgories suprieures ou, au contraire, rapproche decatgories populaires (52).En toute hypothse anonymat des cits nouvelles, qui autorisela rupture avec le groupe de parent et avec le contrle d'une communaut e rsidence intgre, s'accorde assez bien avec la situation des

    (50) P. H. Mann (op. cit.) qui retrace l'histoire de ces spculations et qui montrecomment elles se sont perptues dans la rflexion urbanistique en Grande-Bretagnep. 170 sq.) constituant ainsi une sorte d'inconscient de la sociologie urbaine,note l'importance de la notion de voisinage dans la tradition sociologique (p. 149)sans pour autant mettre en question les privilges thoriques de cette notion.(51) II y a trop de locataires, trop de classes sociales diffrentes (Vendeurdans un grand magasin); cit par P. Clerc, op. cit., p. 380.(52) De sorte que pour prouver vraiment l'importance de la coexistence desclasses dans la dfinition des attitudes l'gard du grand ensemble, il faudraitprendre en compte dans l'analyse des rponses la fois la catgorie sociale desrpondants (mais dfinie de faon assez fine pour ne pas neutraliser dans une faussemoyenne la diversit des attitudes des diffrents groupes constitus par les processus de slection) et la composition sociale dtaille de la cit qu'ils habitent,et non pas tantt l'une et tantt l'autre.18

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemairegroupes en cours de mobilit, qui tendent se dtacher de leur grouped'appartenance. Au contraire, les groupes situs aux deux extrmits dela hirarchie critiquent cette situation parce qu'elle les contraint unecoexistence contre nature (53). Les groupes les plus dfavoriss, expossau mpris des autres et la confrontation avec des faons de vivreinaccessibles, le ressentent comme une humiliation. II me semble qu'Sarcelles a serait moins fier qu'ici, c'est un ensemble plus ouvrier.Ici c'est un mlange, il y a de tout. Ici il n'y a rien faire, les gensne sont mme pas polis, ils vous bousculent !... C'est fier. Il y a beaucoup de gens qu i sont propritaires, alors ils sont orgueilleux et fiers ! (ouvrire, locataire). Les sujets de classe suprieure, ou des couchessuprieures des classes moyennes, critiquent le principe mme du grandensemble et sont trs sensibles aux difficults de cohabitation (54). Eneffet, le plus souvent, les opinions gnrales sur le grand ensemble, ousur le cadre d'existence ou mme les remarques sur des dtails en apparence purement matriels expriment de faon dtourne la raction cette situation de coexistence (55). Ainsi on ne comprend pas l'importance u thme rcurrent du bruit, trs souvent associ dans les critiquesaux thmes de la promiscuit et du mlange social, si l'on ne voit queles inconvnients trs rels d'une insonorisation dfectueuse ont unesignification sociale (56) : le bruit rappelle, jusque dans l'intimit, combien sont trangers des voisins qui vivent selon d'autres horaires etd'autres murs, les bruits les plus dsagrables tant ceux qui proclament des mthodes d'ducation brutales ou trahissent des habitudes

    (53) De mme, une tude sur les femmes dans un grand ensemble montre quece sont les femmes de cadres moyens qui apprcient la rsidence dans un grandensemble, cependant que les femmes d'ouvriers et de cadres suprieurs, pour desraisons diffrentes, sont plus souvent mcontentes. (M. Huguet, Les femmes dansles grands ensembles, Revue franaise de Sociologie, 6 (2), avril-juin 1962, pp.215-227.)(54) Dans l'ensemble en coproprit, 47 % des sujets se dclarent gns par lebruit, critique que les ouvriers n'noncent jamais, et les employs rarement (25%).(55) Ah si je pouvais partir a serait avec joie; tout est mauvais ici, mauvaiseconstruction, mauvais voisinage surtout (comptable, propritaire) . L'aspiration aupavillon, qui obit aux conditions dfinissant pour chaque groupe les possibilitsobjectives de logement (pour rver au pavillon il faut pouvoir esprer en avoir unun jour), n'exprime pas grand chose d'autre que le culte de l'intimit et la nostalgiede la sgrgation des groupes sociaux. Tous les cadres suprieurs, 63,5 % descadres moyens, 55,5 % des employs et 33,5 % des ouvriers souhaitent habiter unemaison particulire. J'aimerais une maison autour d'une ville : on a l'avantagede ne pas tre embt par les personnes autour, de ne pas avoir de communautavec les uns et les autres, c'est mieux (cadre moyen, propritaire)(56) Si les critiques du bruit varient selon le type d'immeuble (21 % deshabitants d'immeubles du type Lopofa , 28 % des habitants de Logeco et 47 %des habitants de HLMB ne sont gns par aucun bruit), la composition sociale dela population l'explique autant que la qualit de l'isolation phonique (les HLMBtant de meilleure construction que les Logecos, et ceux-ci leur tour que lesLopofas) : en effet les habitants de Logecos sont surtout de classe populaire (54 %contre 46 % de classes moyennes et suprieures) alors que dans les HLMB les classesmoyennes et suprieures l'emportent (60 % contre 40 % de classes populaires)(source : enqute de la Compagnie d'tudes industrielles et d'amnagement du territoire). Les jugements sur le bruit sont souvent associs des jugements sur laqualit des voisins : il y a un conseiller municipal... c'est un immeuble bien,il n'y a pas tellement de bruit, on trouve un cantonnier, un employ des travauxpublics, un employ dans le priv... c'est calme... c'est propre, c'est bien notrecoin (employe)19

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    Revue franaise de sociologiede sexualit diffrentes, bref ceux qu i attestent impolitesse et inculture (57). On pourrait ainsi montrer que la plupart des critiquesrenvoient toujours la coexistence des classes sociales (58), ou, plusprcisment, une structure particulire des rapports objectifs entre lesclasses, qui peut susciter les griefs en apparence contradictoires de promiscuit et d'isolement.

    3. La diffrenciation des groupes et les terrains de conflitLe langage de la mutation et de la disparition de la socit de classerecouvre deux illusions symtriques. Selon la premire, des groupes ouplutt des individus situs sur des courbes identiques commencent, avecl'installation dans un habitat nouveau, diverger trs fortement parcequ'ils utilisent plus ou moins compltement les possibilits qu'ouvre cettesituation, la diversification tant ici dfinie de faon psycho-sociologiquecomme veil diffrentiel des aspirations et des besoins ; selon laseconde, le rapprochement et l'identit des conditions d'habitat homognisent des groupes qui taient diffrents avant l'installation au grandensemble. Le principe de ces illusions, antithtiques et complices, estla sous- estimation des diffrences antrieures que le processus de slection de la population des grands ensembles aiguise et souligne en rapprochant des catgories fortement contrastes. On attribue donc l'efficacedu grand ensemble des phnomnes dont l'installation au grand ensembleest le plus souvent la consquence ou l'accompagnement ou, plus rarement, la condition favorisante dans le cas des groupes pour qu i le grandensemble s'inscrit sur une trajectoire ascendante, le changement dersidence permettant et actualisant la fois les projets de mobilit. Lesrapports entre les groupes sont affects par les diffrenciations qu is'oprent l'occasion de la modification des conditions de vie. L'installationans un nouveau logement dtermine des transformations dansl'conomie domestique et , par suite, dans la vie familiale. La seulemesure de la dispersion des revenus suffirait, si elle tait faite plussouvent (59), montrer le caractre idologique du discours sur lerapprochement des conditions : d'aprs une enqute sur des mnages

    (57) Ce qui gne ici, ce sont les clats de voix... tandis que l vous tiez avecdes gens tout de mme d'un certain niveau, eh bien, ils faisaient des bruitsnormaux, donc des bruits dont on ne se rendait mme plus compte (cit parN. Haumont, Les Pavillonnaires , Paris, 1966, p. 126) . L'opposition des classesmoyennes aux classes populaires s'exprime nettement dans les conduites les plusquotidiennes, conversations discrtes ou bruyantes, postes de radio ou de tlvision sonores ou marchant en sourdine, reproches bruyants et publics aux enfantsou rprimandes de bon ton.(58) Si les arguments en faveur de la construction de grands ensembles reposentpour la plupart sur les conditions objectives et matrielles de logement, les objections reposent le plus souvent (46 % des cas) sur des impressions subjectives quirenvoient, malgr les apparences, aux inconvnients de certains voisinages (bruit,cadre) . Les inconvnients le plus souvent cits (50 % des cas) sont ceux quitiennent, de prs ou de loin, la nature des voisins (P. Clerc, op . cit., p. 377).(59) Les pr-supposs idalistes et sociabilistes qui inspirent les tudes desociologie urbaine apparaissent dans la raret des tudes sur les conditions conomiques d'existence, et sur les changements que subit le budget de consommationlors de l'installation dans un logement nouveau.20

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemairevivant en H.L.M., le rapport entre le groupe aux revenus les plus baset le groupe aux revenus les plus levs est de 1 2 environ (60). Lestaux d'quipement font apparatre des diffrences encore plus nettes (61).L'installation dans un logement nouveau entrane en outre une srie detransformations dans le budget de sorte que les diffrences conomiquesprexistant l'installation se trouvent modifies. D'aprs une enqute (62)comparant le budget de mnages vivant dans un logement ancien et defamilles habitant un logement neuf, les dpenses de logement sont plusfortes en moyenne pour les logements neufs que pour les logementsanciens (3 624 F en moyenne par an, contre 2 703 F) la part de cesdpenses est trs forte pour les mnages dont la dpense totale est laplus faible (20 % et au-del de la dpense totale contre 10 % environpour les mnages dont la dpense totale est la plus forte). La comparaison des budgets de familles d'une mme catgorie sociale montre que,dans toutes les catgories l'exception de celle des cadres suprieurs etmembres des professions librales, les dpenses autres que celles dulogement sont plus faibles pour les mnages logs dans des immeublesneufs. La somme de ces dpenses est ainsi, pour les cadres moyens etemploys de 14.675 (neuf) et de 15.762 (ancien), pour les contrematreset ouvriers qualifis de 12.895 (neuf) et de 13.923 (ancien), pour lesautres ouvriers et le personnel de service de 12.416 (neuf) et de 13.414(ancien) (63). Les postes o la diffrence est la plus grande sonten gnral l'habillement, les transports individuels, l'hygine, la santet les services domestiques, les vacances.L'augmentation de la part du loyer dans les dpenses, l'accroissementdes charges et des frais de transport, les dpenses d'entretien, de transformation et surtout d'amnagement exiges en quelque sorte par unappartement neuf (64) retentissent trs diffremment sur les budgets

    (60) La moyenne mensuelle des gains individuels du chef de famille est de43.702 francs (anciens) pour le groupe 1, contre 104.022 pour le groupe 4.Le niveau de vie mensuel par unit de consommation est de 24.952 francs enmoyenne pour le groupe 1, et de 44.994 pour le groupe 4 (source : Vinot, Rsultatsd'une enqute socio-conomique sur les niveaux de vie et sur quelques aspectsdes conditions d'existence de 2.000 foyers vivant en HLM , Journal de la Socitde Statistique de Paris, janvier-mars 1962, pp. 39-63). Les carts sont encore plusgrands dans l'enqute faite par P. Chombart de Lauwe, o la moyenne des ressources mensuelles (en milliers de francs) passe de 37,5 pour les 01 107 pourles intermdiaires 2 (P. Chombart de Lauwe, op . cit., t. II, p. 314).(61) Ainsi, dans le grand ensemble tudi, le taux de possesseurs de voiturepasse de 40 % pour les manuvres 53 % pour les O.S., 74 % pour les O.P.,57 % pour les employs, 79,5 % pour les cadres moyens et artisans commerants et82,5 % pour les cadres suprieurs et membres des professions librales. Il faut noterque les rapports entre les diffrentes catgories, O.S. et manuvres d'une part,O.P. d'autre part, employs d'une part, cadres moyens d'autre part, sont les mmesque ceux relevs ci-dessus dans d'autres domaines. De mme, le taux d'quipementen tlphone est, pour ces mmes catgories, respectivement de 16,5 %, 9 %, 15,5 %,29 %, 40,5 % et 71,5 %.(62) C. Van Gravelinghe, Etude compare de la situation des budgets demnages habitant logements neufs et anciens, Etudes statistiques (4), 1961.(63) La dpense moyenne totale ayant t galise dans les diffrentes catgories, ces sommes permettent de mesurer la part prise dans les dpenses par lesdiffrents postes et non le montant rel de la dpense.(64) D'aprs l'enqute cite ci-dessus, 60 % des mnages estimaient leur mobilierinsuffisant lors de leur entre dans le logement, parmi lesquels la moiti l'a

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    Revue franaise de sociologiedes diffrentes catgories sociales. L'installation dans un logement nouveau fournit une sorte d'preuve de l'aptitude ou de l'incapacit accder un autre mode de vie : les classes moyennes peuvent raliserleurs aspirations, dvelopper un art de vivre ajust aux exigences objectives de l'appartement; de leur ct, parce qu'il est difficile de transporter ou de reconstituer aussitt l'ensemble d'expdients et d'quilibresfragiles sur lesquels reposait souvent leur budget, les catgories les moinsfavorises peuvent se trouver dans une situation encore plus prcaireo le rapprochement et la confrontation avec des groupes plus favorissnourrissent le sentiment de relgation et l'impression de n'tre pas lahauteur des exigences du logement nouveau. L'installation a donc uneffet de rupture pour les groupes les plus dfavoriss cependant qu'elleautorise chez les autres le dveloppement d'un style de vie propre, et ,en particulier, dans les catgories les plus favorises de la classe ouvrirel'accession au style de vie des classes moyennes, accession facilite parle rapprochement spatial avec les groupes de rfrence et par la ruptureavec les contrles par lesquels, dans une communaut intgre, sontrgles les consommations (65). Les diffrences entre les groupes diffrents qu i coexistent dans le grand ensemble s'en trouvent renforces etd'autant plus que dans ce contexte la similitude apparente des conditions de logement est de nature renforcer les mcanismes de diffrenciation. Ces transformations ont chance de retentir, dans les classesmoyennes et les couches suprieures de la classe ouvrire o elles sontles plus marques, sur l'ensemble de la vie domestique. De mme quele budget tend se restructurer autour du logement, la vie sociale tend s'organiser autour de la vie familiale. L'amnagement de l'appartementrenforce l'intgration du mnage; le travail d'amnagement, discussions,achats en commun, bricolage, fournit, en mme temps qu'un centred'intrt commun et que des activits communes, l'occasion de vrifierou de raliser l'accord des choix esthtiques. En outre, la rupture avecles anciennes relations, le rapprochement avec des catgories que l'onne souhaite pas toujours frquenter, la faiblesse gnrale de l'intgrationdue l'htrognit de la population favorisent le resserrement de lavie familiale autour du foyer et des loisirs consomms dans l'intimitfamiliale (66). Cette transformation, assume volontairement par lesgroupes dont le systme de valeurs permet la dfinition d'un art de vivrecomplt la date de l'enqute pendant que l'autre moiti ne l'a pas encore fait.44 % des mnages ont un remboursement d'achat crdit en cours (Vinot, loc. cit.) .Une autre tude montre que, parmi les habitants de diffrents grands ensembles,les achats (premier achat ou renouvellement) d'quipement, frquents aprs l'installation dans l'appartement, sont particulirement nombreux dans le domaine dumobilier et des biens destins meubler la salle commune, centre de la vie familiale environ 20 % des mnages on t achet une voiture, 45 % un rfrigrateur,40 % un poste de tlvision et 50 % un mobilier de salle manger (source : Enqutede la C.I.N.A.M.).(65) On ne veut pas vivre comme des cloches ! On veut tre la hauteurde quelques-uns, la hauteur de certains bourgeois; on veut montrer qu'on estcapable (employ, propritaire)(66) De l l'importance de la tlvision : le taux d'quipement est de 70 % dansles familles tudies par P. Clerc, contre 55 % pour les mnages urbains (P. Clerc,op. cit.).22

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaireajust ces conditions et dont la situation conomique autorise lesmoyens de cet art de vivre, est, au contraire, souvent vcue comme relgation par les membres des classes populaires (67). Loin de porter unrapprochement des conditions de vie et une homognisation des diffrents groupes, l'installation dans des cits nouvelles agit comme une sorte dervlateur des potentialits conomiques des diffrents groupes et redoublela diffrenciation premire opre par les conditions de constitution dela population, produisant ainsi une division trs nette entre des groupesqui ralisent compltement les virtualits de leur situation et accdent la condition petite bourgeoise et d'autres qui demeurent dans la condition opulaire.Les rapports entre les groupes htrognes sont domins par l'oppositione la morale petite bourgeoise la condition populaire. La moralepopulaire n'a pas ici l'intgrit ni l'assurance thique qu'elle prsenterait ans un quartier populaire intgr (68). Elle tend prendre souvent des formes misrabilistes sous l'effet conjugu de la position desous-proltaire et du sentiment de relgation que le grand ensemblenourrit dans les catgories les plus dfavorises de la classe ouvrire.Celles-ci mobilisent l'attention porte aux classes populaires et, catgorierepoussoir, font l'objet de l'indignation gnrale parce que leur modede vie contredit la morale petite bourgeoise dans tous ses articles essentiels, et principalement dans le domaine des comportements conomiques,et dans ceux de la fcondit et des mthodes d'ducation. C'est dansles conflits qu i naissent propos des jeunes que l'on peut le mieuxressaisir tous les griefs ports contre les murs populaires. Dans lesrapports quotidiens entre jeunes ou entre jeunes et adultes de classesdiffrentes se trouvent pratiquement confrontes les mthodes d'ducationiffrentes des divers groupes (69). La condamnation, au nom del'asctisme petit bourgeois, des murs populaires qu i abandonnent lanature ce qu i devrait tre une entreprise rflchie d'ducation meneavec raison et mthode apparat dans l'accusation, trs frquente, de laisser les enfants livrs eux-mmes , ou encore dans telle rflexiond'un observateur, qui, propos des enfants d'une famille de classe populaire du grand ensemble, note qu'ils sont levs et non pas du-

    (67) Depuis que je suis ici, je n'ai pas d'amis, des fois je me trouve seule, del'ennui alors... c'est pas croyable... d'ailleurs depuis qu'on est l on a achet laTV, on ne sort plus, on est enterr (ouvrire, locataire) Moi je ne m'occupe pas tellement des voisins, nous ne sommes pas en relations les uns avec les autres, je ne voisine pas... on ne se frquente pas dans lacage d'escalier... on se dit bonjour mais c'est tout. J'ai dj bien faire avectoute ma famille, pour moi c'est le plus important, je suis centre sur ma famille...les enfants on leur doit tout (employe)(68) Cf . H. Coing, op . cit.(69) En effet, les rapports entre adultes sont, en toute hypothse, mieux protgscontre les conflits parce qu'ils sont plus limits et plus rgls par des conventionsqui dfinissent les manires de s'aborder (ou de s'viter) et de se parler. Aucontraire, la relation entre jeune et adulte a toujours une dimension pdagogique,l'adulte se trouvant en partie dans une position d'ducateur : par l il est amen juger les mthodes d'ducation et les ducateurs qui on t produit le jeune avecqui il est en rapport.23

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    Revue franaise de sociologiequs (70) C'est dans l'aptitude transmettre la culture que l'on voitle signe le plus indiscutable de culture et c'est une accusation de barbarieque de dnoncer l'incapacit de donner une ducation correcte (71).L'opposition thique qui s'exprime sur ce terrain est d'autant plus forteque, pour les groupes sociaux en cours de mobilit, l'ducation est lavaleur des valeurs : les enfants et l'ducation des enfants ont beaucoupde prix dans un systme de valeurs centr sur la famille; d'autre partet surtout, c'est par l'ducation de leurs enfants que les parents peuventraliser le plus compltement leur projet d'ascension (72). C'est aumoment de l'adolescence que cette opposition est la plus aigu (73).

    (70) Mon gosse moi jamais il n'est sorti avec qui que ce soit ! Les parentspeuvent pas surveiller leurs gosses, ils travaillent et le soir sont occups par laT.V... Il y a des enfants qui on t tous les vices dans la peau ! Ils sont vicis, livrs eux-mmes, les parents disent rien... Ce sont des gamins qui n'ont pas le got del'cole, ils ne pensent qu'au vice, sortir le plus vite possible de l'cole (gardiend'immeubles). On voit apparatre des condamnations similaires dans le cas desujets de classe suprieure qui, tant en garde contre l'indignation petite-bourgeoise,peuvent noncer leur distance dans un langage inspir par l'idal de la concorde : nous avons des amis, enfin des gens qui ne sont pas du mme milieu que nous,mais que je trouve extrmement sympathiques, qui sont des gens ouverts, gnreuxet formidables, et que j'admire beaucoup... Mais il n'empche qu'il y a des problmes, peut-tre anodins, comme celui du langage, des gros mots, de la faondont les enfants se comportent, de la mauvaise ducation (femme de cadre suprieur, 6 enfants).(71) La source de beaucoup d'enqutes sur l'enfance en danger montre que,dans les milieux populaires, pour accuser de barbarie on reproche de battre lesenfants, de ne pas savoir les duquer. Au long du processus d'instruction desenqutes sur la dlinquance juvnile ou l'enfance en danger, on peut apercevoirles formes diverses que peut prendre, d'un groupe l'autre, la condamnation desmthodes d'ducation populaires. Les griefs qu'inspire une morale asctique peuventrencontrer les accusations de froideur et de manque d'affection pour les enfantsportes au nom du sentimentalisme plus caractristique des classes moyennes et deleur frange suprieure. C'est l'ide d'abandon, de manque de soins qui permet ces deux types de critique de concider. Ainsi le jugement petit-bourgeois quiaccuse les parents de laxisme peut tre relay par le jugement bourgeois quiles accuse de froideur. On voit ces valeurs l'uvre dans les jugements o lessujets ont peine admettre, chez les parents de classe populaire, des sentimentsdont ils ne reconnaissent pas les signes distinctifs et caractristiques, dans leurclasse au moins. Ainsi, dcrivant la population de H.L.M. parisiens, un analystecrit : Les parents, surtout les mres, aiment les enfants. Mais elles manquentde tendresse le soir, ils ne s'embrassent pas pour se dire bonne nuit (V. Stancitj,La criminalit Paris, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1968,p. 202).(72) Peru, au niveau psychologique, comme prtention, le zle scolaire quemanifestent certains groupes sociaux s'explique en ralit par les espoirs d'ascensionociale investis dans l'cole : II y a aussi des parents... qui viennent continuellement ous demander si a va l'cole, si leur enfant suit bien, ils voudraientqu'on leur donne des leons particulires ds la maternelle ! Ce sont des petitscadres qui sont arrivs difficilement, qui sont imbus de leur importance... (institutrice). On sait que les diffrences entre les groupes d'habitants du grand ensemble se marquent particulirement dans le domaine de la scolarisation des enfants.(73) Ce qui ne pose pas de problmes dans le grand ensemble, c'est que lesenfants sont petits; quand ils seront tous adolescents, cela posera des problmes.Pour ma fille a me fait peur le petit voyou il n'y a pas de raison qu'on ne luiapprenne pas quelque chose, mais si on est seul le faire on ne le changera pas.Et quand nos enfants seront plus grands, cela me fera peur... Je prfrerais quemes enfants aient des contacts avec des enfants qu'ils connaissent dans un mouvement, au lyce par exemple, ils auraient des camarades l'extrieur (femmed'ouvrier qualifi, 35 ans). Tant qu'ils sont petits, qu'ils jouent dehors, a n'a pasbeaucoup d'importance; quand ils grandissent que vous avez les petits jeunes gensaux cheveux longs, avec leurs mobylettes, qui commencent courir aprs les filles,moi ce n'est pas le genre de garons que je veux voir frquenter par les miens.Alors, eh bien, on s'en va, c'est la fuite (femme de cadre suprieur, 6 enfants)24

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    Jean-Claude Chamboredon, Madeleine LemaireL'appartenance de classe doit alors s'accuser pour marquer les gots etles attitudes qu i se forment durablement cet ge, comme on le croit,alors mme que le monopole de la famille sur la socialisation s'attnue,l'action de la famille tant relaye, complte ou concurrence pard'autres instances qui peuvent compromettre l'apprentissage adquat desvaleurs de classe (74).La manire dont les divisions selon l'ge se composent avec les divisions selon la classe sociale accrot les diffrences entre les groupes etpolarise les oppositions sociales et dmographiques : si la venue augrand ensemble ne se situe pas, pour tous les groupes sociaux, unmoment identique dans le cycle de vie de la famille, le nombre desenfants et leur ge tendent scander peu prs de la mme manirel'histoire du logement : par suite, on ne rencontre pas ici la mme diversit 'ge (ge des mnages et ge des enfants) que dans des quartierso le renouvellement de la population est progressif, command par ledveloppement continu et tal de logements et par le mouvement normalde la natalit, de la nuptialit et de la mortalit. En raison de la quasi-absence des gnrations ges, la structure de la population tend sepolariser en une structure deux termes opposs (parents /enfants) aulieu d'une structure trois termes (grand-parents /parents /enfants) (75).D'autre part, ce sont quelques gnrations seulement qui, par suite del'allure irrgulire de la pyramide des ges, forment chacun de cestermes : par exemple, les ges des parents ne sont pas tals de 25 55 an s mais se situent, pour la plupart, entre 31 et 40 ans; de mme, laplupart des enfants ont de 5 15 ans, les jeunes de 19 25 an s tantparticulirement peu nombreux (76). Ces contrastes dmographiques ontpour effet d'aiguiser la sensibilit aux diffrences dmographiques donttmoignent les discussions sans nombre sur les conflits de gnration etl'originalit des jeunes. C'est la catgorie des jeunes qui mobilise l'attention. n peut l'expliquer partiellement par des raisons dmographiques.En effet, si les adolescents sont moins nombreux que les plus jeunes(les 10-14 an s reprsentant 27 % des jeunes de 0 25 ans, les 15-19 ans23,5 %), leur catgorie parat particulirement importante si on la rapporte l'ensemble de la population, dont ils reprsentent plus dudixime (77). Cette comparaison est plus proche de la perception relle

    (74) Alors