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Dans la préface de votre ouvrage, la sociologue Dominique Méda cite le président américain Robert Kennedy qui disait en 1968 : “Le PIB mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue”. Puisque le PIB ne reflète pas la réalité du bien-être des citoyens, pourquoi est-il toujours au centre de l’attention politique ? “Il faut repartir de l’histoire. Après la Seconde Guerre mondiale et ses années de privation, nous devions renouer avec la croissance afin de voir le niveau de vie augmenter. Cette croissance s’est faite en parallèle avec le développement de la production de masse et la baisse des prix de produits auparavant considérés comme des biens de luxe. Le PIB est un indicateur complexe, mais il a un avan- tage : il donne un chiffre clair qui permet des comparai- sons aisées. Ce facteur de facilité d’appréhension a été important. Et puis, à un niveau idéologique, s’appuyer sur un indicateur qui prend en compte la production de richesse reflète des choix de société basés sur la consommation et le matériel. Le fait que le PIB soit au centre de la comptabilité nationale dit quelque chose de nos préoccupations. Quoi de mieux que le PIB pour une société de consommation ? Sachant qu’on nous assène encore que la croissance économique va nous guérir de tous nos maux, c’est aberrant ! Évidemment, le PIB n’est pas neutre et le choix des indicateurs n’est pas objectif. Les critiques de l’attention exclusive donnée au PIB n’ont rien de nouveau, mais elles reviennent plus constamment depuis une dizaine d’années. Pour moi, l’enjeu est aussi plus profond. Avec le PIB, on a une vue à très court terme. On sait qu’on va dans le mur et, en même temps, modifier l’orientation de la bous- sole demande des efforts politiques pour changer de perspective.” Changer de boussole Vers d’autres indicateurs que le PIB Le PIB (Produit Intérieur Brut) est un indicateur qui mesure la pro- duction de richesse. Utilisé depuis les années 50, il sert aujourd’hui plus largement à évaluer les pays et leur développement et constitue la référence des décisions et des orientations politiques. Pourtant, il laisse dans l’ombre des pans entiers de la vie des citoyens et il ne tient pas compte des inégalités ou des menaces sur l’environnement. Laure Malchair, de l’asbl Justice et Paix  1 , a consacré un petit ouvrage passionnant à cette question, Et si l’économie nous parlait du bon- heur ? Selon elle, il y a urgence à construire de manière démocratique d’autres indicateurs de richesse pour aller vers un projet de société moins inégalitaire et plus collectif. axelle s’est entretenue avec cette chercheuse à l’énergie contagieuse. Propos recueillis par Sabine Panet l Au centre du système idéologique capitaliste qui régit nos sociétés, on trouve l’instrument de mesure de la production de richesse, le PIB. l Le PIB sert de boussole aux décisions politiques. Pourtant, il ne reflète que très partiellement la vie des citoyens et ne nous apprend rien sur le bien-être ou les inégalités. l La chercheuse Laure Malchair s’est intéressée à ce que l’on mesure quand on parle d’économie, et nous ouvre dans un entretien des perspectives passionnantes. En quelques mots Couleur Livres 2014. 106 p., 12 eur. “À un niveau idéologique, s’appuyer sur un indicateur qui prend en compte la production de richesse reflète des choix de société basés sur la consommation et le matériel.” axelle HS • juillet-août 2015 12

Changer de boussole Vers d’autres indicateurs que le … · Changer l’orientation de la boussole, c’est l’enjeu de l’utilisation d’indicateurs économiques différents

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Dans la préface de votre ouvrage, la sociologue Dominique Méda cite le président américain Robert Kennedy qui disait en 1968 : “Le PIB mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue”. Puisque le PIB ne reflète pas la réalité du bien-être des citoyens, pourquoi est-il toujours au centre de l’attention politique ?“Il faut repartir de l’histoire. Après la Seconde Guerre mondiale et ses années de privation, nous devions renouer avec la croissance afin de voir le niveau de vie augmenter. Cette croissance s’est faite en parallèle avec le développement de la production de masse et la baisse des prix de produits auparavant considérés comme des biens de luxe.

Le PIB est un indicateur complexe, mais il a un avan-tage : il donne un chiffre clair qui permet des comparai-sons aisées. Ce facteur de facilité d’appréhension a été important. Et puis, à un niveau idéologique, s’appuyer sur un indicateur qui prend en compte la production de richesse reflète des choix de société basés sur la consommation et le matériel. Le fait que le PIB soit au centre de la comptabilité nationale dit quelque chose de nos préoccupations. Quoi de mieux que le PIB pour une société de consommation ? Sachant qu’on nous assène encore que la croissance économique va nous guérir de tous nos maux, c’est aberrant ! Évidemment, le PIB n’est pas neutre et le choix des indicateurs n’est pas objectif.Les critiques de l’attention exclusive donnée au PIB n’ont rien de nouveau, mais elles reviennent plus constamment depuis une dizaine d’années. Pour moi, l’enjeu est aussi plus profond. Avec le PIB, on a une vue à très court terme. On sait qu’on va dans le mur et, en même temps, modifier l’orientation de la bous-sole demande des efforts politiques pour changer de perspective.”

Changer de boussoleVers d’autres indicateurs que le PIBLe PIB (Produit Intérieur Brut) est un indicateur qui mesure la pro-duction de richesse. Utilisé depuis les années 50, il sert aujourd’hui plus largement à évaluer les pays et leur développement et constitue la référence des décisions et des orientations politiques. Pourtant, il laisse dans l’ombre des pans entiers de la vie des citoyens et il ne tient pas compte des inégalités ou des menaces sur l’environnement. Laure Malchair, de l’asbl Justice et Paix 1, a consacré un petit ouvrage passionnant à cette question, Et si l’économie nous parlait du bon-heur ? Selon elle, il y a urgence à construire de manière démocratique d’autres indicateurs de richesse pour aller vers un projet de société moins inégalitaire et plus collectif. axelle s’est entretenue avec cette chercheuse à l’énergie contagieuse.Propos recueillis par Sabine Panet

l Au centre du système idéologique capitaliste qui régit nos sociétés, on trouve l’instrument de mesure de la production de richesse, le PIB.

l Le PIB sert de boussole aux décisions politiques. Pourtant, il ne reflète que très partiellement la vie des citoyens et ne nous apprend rien sur le bien-être ou les inégalités.

l La chercheuse Laure Malchair s’est intéressée à ce que l’on mesure quand on parle d’économie, et nous ouvre dans un entretien des perspectives passionnantes.

En quelques mots

Couleur Livres 2014. 106 p., 12 eur.

“À un niveau idéologique, s’appuyer sur un indicateur qui prend en compte la production de richesse reflète des choix de société basés sur la consommation et le matériel.”

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En réalité, qu’est-ce qui “compte” ? Qu’est-ce qui a de la valeur ?“Ce qui “compte”, c’est ce que chacun décide de faire compter. Et ce qui permet à des citoyens bruxellois de se sentir bien n’est pas forcément la même chose que ce que choisira un paysan chilien. Il est important d’as-socier les citoyens à la construction des indicateurs. On ne peut pas se contenter du PIB ! Il faut demander aux gens ce qui compte pour eux et quel est leur projet de société. Si les indicateurs ne disent rien du projet de société pour lequel on s’engage collectivement, on passe à côté de notre futur ensemble. Ensuite, il faut réfléchir à la manière de mesurer notre projet et construire les indicateurs. Ce sont des allers-retours entre les citoyens et les politiques.”

Les femmes “comptent”, au sens où elles ont de l’importance. Pourtant, on le voit au quotidien, les décisions politiques – et en particulier les mesures d’austérité – sont prises en dépit de leur impact sur elles, soit sur la moitié de la population. Comment

inverser la tendance et faire en sorte que les femmes comptent vraiment ?“C’est une question d’équilibre. On constate que les poli-tiques d’austérité impactent les femmes davantage que les hommes, à cause notamment des coupes budgétaires dans des secteurs vitaux pour elles. Tous les rapports montrent bien qu’elles sont les premières touchées. Il faut donc se demander, pour chaque décision, comment elle va impacter la population – et donc les femmes.”

“Je me suis rendu compte que la sécurité des femmes était le meilleur indicateur de la sécurité d’une Na-tion”, expliquait la Suédoise Margot Wallström, alors vice-présidente de la Commission européenne 2. Même si elle faisait référence à des pays en conflit, on pourrait appliquer ce principe à des États qui sont apparemment en paix, mais qui sont traversés par des inégalités sociales grandissantes…“Il est vrai qu’il y a beaucoup de choses à rattraper. En espérant qu’un jour, on n’en aura plus besoin… Mais à mon avis, la question n’est pas tant de développer de nouveaux indicateurs que de prendre en compte tous ceux qui existent déjà et qui ne “comptent” pas, qui ne retiennent pas l’attention politique. Les indi-cateurs complémentaires pourraient recréer un lien entre les responsables politiques et les citoyens dans l’identification des décisions de société et du choix des critères pour mesurer les progrès accomplis dans la direction choisie ensemble. C’est l’exemple de la ville

Changer l’orientation de la boussole, c’est l’enjeu de l’utilisation d’indicateurs économiques différents du PIB.

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“On sait qu’on va dans le mur et, en même temps, modifier

l’orientation de la boussole demande des efforts politiques pour changer de perspective.”

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de Jacksonville, aux États-Unis. Depuis plus de vingt ans, les indicateurs des habitants servent de base à l’action politique 3. C’est faisable et cela existe. Mais, dans notre monde globalisé, ce n’est pas évident de faire face aux puissances financières et économiques.”

Nous l’avons vu, le PIB ne donne aucune indication de l’égalité entre les femmes et les hommes. Qu’est-ce qui manque également dans le PIB ?“La question des inégalités en général. Pas seulement parce qu’elles sont renforcées par la crise, mais aussi

“En Angleterre, les chiffres du chômage tendent à diminuer, mais

cela correspond à une précarisation totale du type d’emploi et à la baisse

du salaire minimum. La qualité du travail, qui a chuté dramatiquement,

ne rentre pas dans les chiffres.”

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parce que le bien-être des individus est lié aux inégalités : vivre dans une société inégalitaire crée du mal-être. Le PIB ne donne pas non plus d’informations sur le travail non rémunéré alors qu’il impacte fortement notre vie. Par ailleurs, le PIB ne prend pas en compte les impacts négatifs de l’activité économique : par exemple, si des tonnes de pétrole s’écoulent dans la mer, le PIB va augmenter du fait des actions et des mécanismes mis en place pour gérer la catastrophe. Enfin, un autre élément est la question des patrimoines. Le PIB est un indicateur de flux, de mouve-ment, et non pas de stock. Ainsi, si on coupe toute la forêt amazonienne pour faire des meubles, le PIB va augmenter.Attention, le PIB est malgré tout un bon indicateur, mais il faut le laisser à sa place ! Pour certains pays, la crois-sance économique est un élément important à prendre en compte, voire indispensable, comme cela l’a été pour nous dans l’après-guerre, pour sortir de la survie. Mais le bien-être n’est pas connecté à la croissance de manière linéaire. À partir d’un certain niveau de bien-être, on voit que la croissance n’a plus de rôle à jouer.En fait, les gens ne se retrouvent pas dans les chiffres, leur réalité est déconnectée de ce qu’on leur sert dans les journaux. En Angleterre, les chiffres du chômage tendent à diminuer, mais cela correspond à une précarisation to-tale du type d’emploi et à la baisse du salaire minimum. La qualité du travail, qui a chuté dramatiquement, ne rentre pas dans les chiffres. Heureusement, cela com-mence à bouger en Europe. En Belgique, nous dévelop-pons d’autres indicateurs 4, la France s’y est engagée éga-lement. Il faut des gens pour pousser et pour demander des comptes. C’est aussi le contre-pouvoir de la société civile : construisons cela ensemble !” n

1 www.justicepaix.be.2 Communiqué du 27 janvier 2010. Devenue ministre suédoise des Affaires

étrangères, Margot Wallström compte lier l’aide au développement au res-pect des droits des femmes avant tout autre indicateur (voir axelle n° 180).

3 www.jcci.org.4 Des indicateurs concertés de bien-être et de progrès sociétal en Wallo-

nie, construits par l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS), en collaboration avec le Conseil de l’Europe, la Direction interdépartementale de la Cohésion sociale et 15 communes wallonnes, dans le cadre d’un projet pilote en 2011.

“Je suis une femme. Je veux l’égalité. Nous sommes les 99 %” (ces derniers mots font référence au slogan du mouvement Occupy Wall Street qui dénonce les inégalités entre les élites et les citoyens). L’égalité, il faut pouvoir la mesurer !

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La croissance est une croyance //

La sociologue Dominique Méda a

publié un essai sur l’idéologie de la

croissance dans nos sociétés capi-

talistes. Selon elle, il est urgent de se libérer de

cette “mystique”, un danger pour les humains et

pour l’environnement. Les femmes issues des mi-

lieux populaires sont particulièrement concernées

par ce combat : un changement de perspective ne

doit pas se faire à leur détriment (axelle n° 168).

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