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Chaos international et sécurité globale

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Pierre Berthelet

Chaos international et sécurité globale

La sécurité en débats

Publibook

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Retrouvez notre catalogue sur le site des Éditions Publibook :

http://www.publibook.com Ce texte publié par les Éditions Publibook est protégé par les lois et traités internationaux relatifs aux droits d’auteur. Son impression sur papier est strictement réservée à l’acquéreur et limitée à son usage personnel. Toute autre reproduction ou copie, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon et serait passible des sanctions prévues par les textes susvisés et notamment le Code français de la propriété intellectuelle et les conventions internationales en vigueur sur la protection des droits d’auteur.

Éditions Publibook 14, rue des Volontaires 75015 PARIS – France

Tél. : +33 (0)1 53 69 65 55

IDDN.FR.010.0119643.000.R.P.2014.030.31500

Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2014

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À mon père et à ma mère, pour leur soutien indéfectible.

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« On est souvent le barbare de quelqu’un d’autre. »

Claude Lefort (1924-2010), philosophe

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Sommaire Préface.....................................................................................................................13 Note de l’auteur .......................................................................................................15 Introduction générale...............................................................................................17

Chapitre un. Radiographie de la sécurité............................................................37 1. Une affaire d’États et entre États.....................................................................38 2. Une question de réalité sociale......................................................................110 3. Un sujet de liberté et de domination..............................................................161

Chapitre deux. Menaces transnationales et sécurité globale ...........................183 1. Atrophie de l’État et foisonnement des menaces ..........................................183 2. Une sécurité renouvelée au sein du référentiel de sécurité globale...............235

Chapitre trois. Mise en perspective de la rhétorique du chaos .......................253 1. Une fin des guerres traditionnelles ? .............................................................253 2. Un nouvel ordre mondial si chaotique ?........................................................292 3. Une mondialisation vraiment belligène ?......................................................307 4. Un Occident indéniablement cerné par le monde barbare ?..........................372 5. Une rhétorique sécuritaire légitime ? ............................................................460

Conclusion générale ..............................................................................................507 Remerciements ......................................................................................................547 Bibliographie.........................................................................................................549

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Préface

La mauvaise farce que fit le Pacte de Varsovie à l’Occident en se dissolvant a-t-elle eu pour conséquence rendre le monde plus dangereux ? Près d’un quart de siècle plus tard la question reste posée et nombreux sont ceux qui considèrent que la prolifération des acteurs a généré dans la société internationale des mouvements browniens qui démultiplient les causes d’une insécurité globale. Poussé à l’extrême, le propos cultive le paradoxe : le chaos, qui se définit comme le désordre et la confusion antérieurs à la création du monde se serait imposé après la fin d’un monde bipolaire dans lequel, à l’abri de leurs parapluies nucléaires respectifs les deux blocs auraient coulé des jours qui, a posteriori, paraîtraient presque sereins. Faut-il croire que l’équilibre de la terreur était confortable en comparaison de l’anarchie insécuritaire à laquelle nous sommes confrontés ? Il est vrai que la déstructuration de la société internationale construite sur les ruines de la seconde guerre mondiale n’a pas entraîné la création d’un nouveau modèle. Si l’on évoque aujourd’hui l’insécurité globale ce n’est pas tant par crainte de superpuissances hostiles que du caractère imprévisible d’acteurs multiples, étatiques ou non, aux moyens et aux intentions difficiles à déchiffrer. Plus que la menace, c’est l’incertitude qui fait peur. Un peu comme dans ces films d’horreur où le prédateur masqué dans l’ombre n’apparaît jamais, l’ennemi devenu insaisissable n’en est que plus effrayant. Une façon de se rassurer consiste à construire cet ennemi incertain et polymorphe de façon à l’identifier, à le rendre visible et donc destructible. La construction de la menace procède d’une aspiration instinctive à sortir de l’angoisse causée par l’incertitude. C’est une tentation qui s’impose naturellement à chacun mais dont tout analyste doit se préserver à tout prix : la menace doit s’analyser de façon rigoureuse et ne pas se confondre, notamment, avec l’effritement de notre capacité de résilience. Oui, le monde contemporain est instable et les sources de conflit y foisonnent ; et c’est justement parce que ce monde est dangereux que l’analyse des risques doit s’affranchir des fantasmes pour se concentrer sur les enjeux véritables. Les phénomènes liés à la prolifération, au terrorisme, aux filières criminelles, mais aussi aux pandémies oubliées, aux atteintes à l’environnement doivent être objectivés. La mythification des risques et des menaces conduit à la recherche de réponses décalées et donc inefficaces, voire à la réalisation de prophéties autoréalisatrices. Il est difficile de penser la sécurité en s’affranchissant du regard et de la culture hérités d’un monde qui n’est plus et c’est à cet exercice que nous invite l’ouvrage de Pierre Berthelet.

Christian Choquet Préfet délégué pour la défense et la sécurité, Docteur en sciences politiques

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Note de l’auteur

Chaos international et sécurité globale. La sécurité en débats est un ouvrage de réflexion consacré aux transformations que connaît le monde actuel. Ce livre se démarque néanmoins d’innombrables travaux écrits à ce sujet sous deux angles. Tout d’abord, il se distingue du fait de son caractère pluridisciplinaire. Il puise dans les théories des relations internationales, mais pas uniquement. Il emprunte à la sociologie urbaine, à l’anthropologie culturelle ou bien encore à la science politique. Cet ouvrage fait donc fi des cloisonnements académiques classiques. Les puristes pourront lui en faire le reproche, mais c’est, à mon sens, ce qui fait sa grande force. Ensuite, il est différent, car il vise à donner une vision panoramique au lecteur des questions ayant trait à la sécurité globale, aux menaces transnationales et au chaos qu’il est de coutume de qualifier de planétaire. Il s’agit d’aborder les grandes questions de ce monde : la mondialisation, la globalisation de la sécurité, les conflits de puissance, les affrontements ethniques, les mutations des guerres ou encore le choc des civilisations.

Chaos international et sécurité globale. La sécurité en débats intervient aussi à un moment particulier de mon cheminement intellectuel. Je m’étais intéressé aux problématiques de sécurité intérieure européenne, et même épris à tel point que j’y ai d’ailleurs consacré deux ouvrages et un site internet (securiteinterieure.fr). Néanmoins, ce nouveau livre marque un tournant dans ce cheminement. J’abandonne pour un temps l’analyse de la sécurité de l’Europe (ou dans l’Europe) pour changer d’échelle, tout en conservant un cadre théorique. Je m’explique : la sécurité est une formidable grille d’analyse du monde dans lequel nous vivons. Celui-ci est rivé sur la sécurité, pour ne pas dire obsédé par elle. Il s’agit d’un thème présent de manière récurrente dans notre vie quotidienne, à l’échelle micro (notre rue) et à l’échelle macro (la planète). Surtout, elle est une composante culturelle essentielle des sociétés occidentales. Elle est un fait social total au sens donné par Marcel Mauss, mettant en jeu la totalité de la société et de ses institutions.

Or, j’ai eu le sentiment qu’en traitant des aspects techniques relatifs à la sécurité intérieure européenne (importants et intéressants certes), je passais à côté d’un ensemble de problématiques plus vastes, et ce, sans même parfois m’en rendre réellement compte. Comme le disait Isaac Newton : « Je ne sais pas à quoi je ressemble pour les autres, mais pour moi, je me fais l’impression de n’être qu’un petit garçon qui joue sur la plage, prenant plaisir à trouver de-ci de-là un galet un

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peu plus lisse, ou un coquillage un peu plus beau qu’à l’ordinaire, alors que les réalités que j’ignore s’étendent devant moi comme une mer immense. »

Cet ouvrage est donc un caillou lancé dans cette mer. Les recherches effectuées lors de sa rédaction m’ont beaucoup aidé à mieux cerner les rouages du monde contemporain. Le comprendre complètement est sans nul doute la tâche d’un Sisyphe. Néanmoins, j’espère pouvoir, à mon tour, transmettre au lecteur un ensemble de clés de lecture sur la sécurité ainsi qu’une série de thèmes attenants. J’espère surtout pouvoir faire partager à travers cet ouvrage mon intérêt pour des questions qui me semblent plus que jamais d’actualité, comme le repli des cultures, le clash des civilisations ou bien encore le retour de la barbarie.

La présente note a sans aucun doute la valeur d’une confession, l’aveu de mon ignorance pendant de si longues années pour un sujet aussi essentiel, et celle de mon intérêt ardent pour une thématique cruciale qui constitue, à n’en point douter, le soubassement de notre monde actuel.

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Introduction générale

« Le moyen d’être sauf, c’est de ne pas se croire en sécurité. »

Thomas Fuller, historien (1608 – 1668) La sécurité est omniprésente dans nos vies. Rares sont les sujets évoqués dans

laquelle elle n’est pas mentionnée, ne serait-ce qu’une seule fois. Il y est fait allusion tant dans les discussions quotidiennes que dans les débats politiques. Elle-même est devenue l’un des enjeux sociaux les plus importants dans le monde actuel1. « Qu’on la considère comme un « droit » ou comme un « bien », la sécurité tend à accaparer la totalité de l’espace politique, jusqu’à désigner la finalité de toute action politique. »2 Sa place est telle qu’elle englobe presque l’ensemble de l’espace politique. Les acteurs sociaux, l’État, les partis et les dirigeants politiques pensent à la sécurité, agissent pour la sécurité, interviennent en faveur de la sécurité, s’emploient à restaurer la sécurité ou à lutter contre les sources d’insécurité.

La sécurité peut être appréhendée aussi comme étant d’une très grande puissance politique et d’un fort symbolisme politique3. Pourtant, elle est un « Sisyphe »4 d’une plasticité sémantique déconcertante5. Elle constitue un terme mou, vague, chargé d’affect et difficile à parcourir rationnellement6.

1 Boutellier, H., L’utopie de la sécurité. Ambivalences contemporaines sur le crime et la peine, Bruxelles, Larcier, coll. Crimen, 2008, p. 57. 2 Fœssel, M., État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Lormont, Éditions Les Bords de l’Eau, 2010, p. 112. 3 Booth, K., Theory of World Security, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 108 et 110. 4 Wasinski, C., « Les études sociales constructivistes, critiques et postmodernes de sécurité (1re partie) », Les Cahiers du Réseau Multidisciplinaire d’études stratégiques, vol. 2, n° 2, hiver 2005, p. 69. 5 Selon la formule de Thierry Balzacq (Balzacq, T., « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004). Article disponible à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/load_pdf. php ? ID_ARTICLE = RIS_052_0033 6 David, D., Sécurité : l’après New-York, Paris, Presses de Sciences Po, coll. La bibliothèque du citoyen, 2002, p. 119.

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La sécurité est aussi un terme à épithète7. Il existe une sécurité publique, une sécurité sanitaire, une sécurité sociale, une sécurité civile, une sécurité informatique, une sécurité internationale, une sécurité privée ou bien encore une sécurité alimentaire. Elle revêt une signification particulière dans chacun de ces domaines. Ainsi, la sécurité civile concerne les mesures prises pour éviter les catastrophes et pour faire face à divers risques, qu’ils soient naturels ou d’origine humaine. La sécurité informatique vise à protéger un système informatique contre des intrusions intempestives dans les réseaux et les systèmes. Quant à la sécurité privée, elle a trait à l’activité menée par du personnel émanant du secteur privé (comme le transport de fonds). Elle porte aussi sur l’ensemble des mesures déployées par des sociétés privées pour sécuriser des espaces privatifs, qu’ils soient ouverts ou non au public8.

La sécurité revêt, à la lumière de ces illustrations, une réalité dissemblable selon les domaines. Pourtant, elle présente malgré ces différences, une signification commune. Ainsi, il est question de menace, de protection, de prévention, de vulnérabilité, de mesures de sécurisation, de vigilance, de surveillance ou encore d’alerte. La sécurité est, à l’instar du risque, « un « objet frontière », c’est-à-dire une référence qui peut circuler à l’intérieur de plusieurs communautés en conservant le même nom sans pour autant recouvrir les mêmes « réalités » sans qu’elles soient pour autant aussi disjonctives que cela. »9

Il faut dire que la sécurité est un concept complexe à appréhender. D’une part, elle s’applique à l’ensemble des domaines de la vie sociale, ce qui multiplie les définitions et les domaines d’étude. D’autre part, elle se révèle être bien souvent idéologiquement connotée. Elle est donc susceptible de faire l’objet d’instrumentalisation10. En effet, elle est un enjeu politique, en particulier entre ceux qui préconisent une sécurité renforcée et ceux qui dénoncent une dérive sécuritaire. Parallèlement à cela, elle est un champ d’activité pour les praticiens, chacun s’efforçant de développer un ensemble de connaissances concernant les menaces et les dangers, ainsi qu’un savoir-faire sur les techniques de prévention ou encore de défense. Elle est enfin un objet de recherche. Il s’agit alors de déterminer l’épaisseur de ce concept, de délimiter ses contours et de comprendre les liens

7 Formule de Jérôme Méric, Yvon Pesqueux et Andreu Solé (Méric, J., Pesqueux, Y., Solé, A., La « société du risque ». Analyse et critique, Paris, Economica, coll. Gestion, 2009). 8 Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de définitions données de la sécurité privée, de la sécurité informatique ou de la sécurité civile. Il s’agit uniquement d’éléments introductifs destinés à apporter un éclairage sur ces différents domaines de la sécurité. 9 Méric, J., Pesqueux, Y., Solé, A., La « société du risque ». Analyse et critique, Paris, Economica, coll. Gestion, 2009, p. 143. 10 Coste, F., « L’adoption du concept de sécurité nationale : une révolution conceptuelle qui peine à s’exprimer », Note de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), n° 3, Paris, FRS, Série recherches et documents, 2011, p. 18, en référence notamment aux réflexions de Lascoumes P., Poncela P., Lenoël P., Au nom de l’ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989.

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entretenus avec des concepts voisins tels que l’insécurité, la sûreté, la protection ou encore le risque et sa gestion.

Une abondance de définitions

La lecture de la littérature scientifique permet de recenser une multitude de définitions. Sans avoir la prétention de toutes les exposer, en voici quelques-unes. Pour ce faire, nous nous sommes restreints, dans la mesure du possible, à des auteurs de référence.

La sécurité est « l’absence de menaces militaires et non militaires qui peut remettre en question les valeurs centrales que veut promouvoir ou préserver une personne ou une communauté et qui entraîne un risque d’utilisation de la force. »11

Elle est « la situation dans laquelle les agressions sont devenues impossibles ou vouées à l’échec ou leurs conséquences limitées à un niveau acceptable. »12

Elle est « un état dans lequel le sujet, individu ou collectif, ne se sent pas en état de vulnérabilité, que la menace n’existe pas ou qu’on estime avoir les moyens de la dissoudre. Cet état de sécurité peut être produit, ou renforcé, par des politiques incluant la défense, et la défense militaire » 13.

Elle peut aussi se définir comme « un état dans lequel les citoyens peuvent disposer librement de leur personne et de leurs biens, sans courir de risques pour leur intégrité physique ni subir d’entraves dans la jouissance de leurs libertés individuelles et collectives, si ce n’est à l’issue d’un procès judiciaire équitable »14.

Il est possible de poursuivre cette présentation à l’aide de quelques définitions complémentaires. Ainsi, la sécurité est « un état dans lequel le citoyen […] ne doit pas se sentir en état de vulnérabilité devant des menaces de toutes natures, réelles ou appréhendées, qui remettent en question les valeurs centrales de la société. »15

Elle peut avoir trait à la capacité pour une nation de poursuivre avec succès ses intérêts nationaux16, à la liberté relative par rapport à des menaces nuisibles17, ou bien à l’assurance d’un bien-être futur18.

11 David, C.-P., La Guerre et la Paix, approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 47. 12 Francart, L., Infosphère et intelligence stratégique. Les nouveaux défis, Paris, Economica, 2002, p. 374. 13 David, D., Sécurité : l’après New York, Paris, Presses de Sciences Po, coll. La bibliothèque du citoyen, 2002, p. 9. 14 Paquin, S., Deschênes, D., Introduction aux relations internationales – Théories, pratiques et enjeux, Montréal, Chenelière Éducation, 2009, p. 74. 15 Garon, R., Deschênes, D., « Y a-t-il un rôle pour les Forces armées en sécurité publique ? », Conférence des Associations de Défense, 2003. Article disponible à l’adresse suivante : http://www.cda-cdai.ca/symposia/2003/garon.htm 16 Penelope Hartland-Thunberg, (Hartland-Thunberg, P., « National economic Security : interdependence and vulnerability », in Alting von Geusau, F. A. M., Pelkmans, J. (dir.), National Economic Security, Tilburg, John F. Kennedy Institute, 1982, p. 50, cité par

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Elle peut être également un speech act, c’est-à-dire un acte de langage19. Le couple sécurité et insécurité a d’abord une dimension discursive. La sécurité a trait à la présence d’un problème de sécurité et à l’ensemble de mesures prises à ce sujet20.

Par ailleurs, la sécurité « est ce qui ordonne les relations sociales en fonction de la distribution des relations de menace et de confiance, et par la formulation de mécanismes régulateurs de ces relations »21.

Enfin, selon Arnold Wolfers, la sécurité est l’absence de menace22. Toujours selon lui, « la sécurité, dans un sens objectif, mesure l’absence de menaces sur les valeurs centrales ou, dans un sens subjectif, l’absence de peur que ces valeurs centrales fassent l’objet d’une attaque »23.

Le premier constat est la grande variété des définitions. Selon les auteurs, le concept de sécurité recouvre des réalités fort différentes, voire antinomiques. Le deuxième constat est qu’il s’agit d’un sujet controversé. Avant d’approfondir cet aspect, tentons de déterminer les contours de la sécurité, au-delà du simple catalogue à la Prévert.

Une sécurité aux acceptions nombreuses

Partons de la définition d’Arnold Wolfers qui met en exergue deux aspects de la sécurité, l’un objectif et l’autre subjectif. Le côté objectif a trait à une composante physique, tandis que le côté subjectif se rapporte quant à lui à la composante psychologique24. Buzan, B., People, State and Fear. An agenda for International Security Studies in the post Cold-War, London, Harvester Wheatsheaf, 2e éd., 1991, p. 16). 17 John E. Mroz (Mroz, J. J. E., Beyond Security : Private Perceptions among Arabs and Israelis, New York, International Peace Academy, 1980, p. 105, cité par Buzan, B., op. cit., p. 17). 18 Martin, L., « Can there be national Security in an Insecure Age », Encounter, 60 : 3, 1983, p. 12, cité par Buzan, B., op. cit., p. 17. 19 Wæver, O., « Securitization and desecuritization », in Lipschutz, R.D (dir.), On Security, New York, Columbia University Press, 1996, p. 54. 20 Idem, p. 56. 21 Huysmans, J., « Dire et écrire la sécurité : le dilemme normatif des études de sécurité », Cultures et Conflits, n° 31-32, printemps-été 1998, p. 177-202. Article disponible à l’adresse suivante : http://conflits.revues.org/index545.html 22 Wolfers, A., « « National Security » as an Ambiguous Symbol », Political Science Quarterly, vol. 67, n° 4, décembre 1952, p. 488. 23 Wolfers, A., Discord and Collaboration, Baltimore, John Hopkins University Press, 1962, p. 150, cité par Buzan, B., People, State and Fear. An agenda for International Security Studies in the post Cold-War, London, Harvester Wheatsheaf, 2e éd., 1991, p. 17 (nous traduisons). 24 Grondin, D., « Penser la stratégie américaine de la sécurité du territoire national », Annuaire français de relations internationales, vol. 4, 2003, p. 613.

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En approfondissant l’idée de dimension objective et de dimension subjective, il est possible d’identifier près d’une dizaine de sens de la sécurité, qui se rapportent respectivement à une situation, un jugement, un sentiment, une perception, une action, une interaction, un système, un bien et un droit.

Dans un premier sens, il s’agit d’un état lié à l’absence réelle de menace. La sécurité correspond alors à la situation où un sujet n’est menacé par aucun élément qui l’environne. La sécurité objective correspond à un état réel de sécurité, celui dans lequel « nous ne risquons pas d’être attaqués, ni dépouillés, ni exposés à une mort violente »25.

Dans un deuxième, il s’agit d’un jugement. La sécurité correspond à la situation où un sujet considère, à la lumière des éléments dont il dispose et de l’image qu’il se fait du danger, qu’il n’est menacé par aucun élément de son environnement.

Dans un troisième sens, il s’agit d’un sentiment. Elle se réfère alors à l’impression éprouvée par le sujet d’être à l’abri d’une menace. Elle a trait à un état d’esprit serein et confiant26.

Dans un quatrième sens, il s’agit d’une perception. La sécurité fait écho à la situation où un sujet perçoit de son environnement l’absence de menace.

La sécurité est susceptible d’être, non seulement une situation, un jugement, un sentiment et une perception, mais aussi une action27. C’est le cinquième sens de celle-ci. Cette action à caractère individuel ou collectif est de nature volontaire. Elle est destinée pour le sujet, à se doter et à employer les moyens matériels afin de parvenir à une situation de sécurité. Elle se réfère, dans cette optique, à la mise en œuvre de capacités ayant pour but d’arriver à cet état. Autrement dit, la sécurité se rapporte à l’ensemble des instruments déployés pour être en situation de sécurité, celle-ci étant caractérisée par l’absence de menace ou l’absence de peur28.

Le type d’actions déployées pour y parvenir est variable. La sécurité correspond « à une succession d’actions génériques : définir les règles de vie en commun et légiférer, identifier, planifier, prévenir, surveiller, contrôler, commander et intervenir, traiter les suites et corriger »29. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une seule action, mais de plusieurs reliées entre elles comme les maillons d’une chaîne. Les différentes actions sont étroitement imbriquées les unes aux autres dans un ensemble cohérent.

25 Cusson, M., Dupont, B., « Introduction générale », in Cusson, M., Dupont, B., Lemieux, F. (dir.), Traité de sécurité intérieure, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008, p. 30. 26 Chalumeau, É., « La politique de lutte contre l’insécurité », Regards sur l’actualité, n° 275, Paris, La Documentation française, 2001, p. 27. 27 Idem, p. 27. 28 Ainsi, le terme employé dans « forces de sécurité » a trait aux moyens en personnel mis en œuvre pour créer cet état d’absence de menace ou de peur. 29 Jean-François Mattéi cité par Nicolas Arpagian (Arpagian, N., L’État, la peur et le citoyen. Du sentiment d’insécurité à la marchandisation des risques, Vuibert, Paris, 2010, p. 31).

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La sécurité peut être aussi appréhendée comme une interaction. C’est le sixième sens. Il s’agit alors du rapport qu’entretiennent le protecteur et le protégé. Ce rapport peut être qualifié d’interdépendant au sens où le protégé a besoin du protecteur pour être à l’abri du danger. Le protecteur a, quant à lui, besoin du protégé dans la mesure où c’est la demande de protection formulée par le protégé qui lui donne toute sa raison d’être30.

Par extension, la sécurité est un mécanisme, voire un système, c’est-à-dire « l’ensemble de procédés et instruments visant à établir un état de relations stables, paisibles, ordonnées et prévisibles »31. En tant que système, ces divers procédés et instruments interagissent entre eux et avec l’environnement dans lequel ils se trouvent.

La sécurité peut renvoyer au moyen de protection d’un bien. Elle porte alors sur les efforts mis en œuvre pour sécuriser ce bien, c’est-à-dire le mettre en sécurité. Elle est aussi susceptible d’être le bien lui-même32. La sécurité est un objectif en soi. Tous les efforts portent, non pas sur la sécurisation d’un bien, mais sur la « sécurisation de la sécurité ». Il convient de comprendre par cette formule le fait que la sécurité est une valeur en soi, à laquelle il ne faut pas porter atteinte et qui prime sur d’autres valeurs.

Outre les aspects évoqués ci-dessus, la sécurité peut être considérée comme un droit. Ainsi, l’État a l’obligation de garantir la sécurité des individus. Il répond à une demande de sécurité par une offre de sécurité sous forme de prestations33. Il peut s’agir aussi de l’obligation de ne pas faire. Les individus sont en sécurité lorsque l’État ne porte pas atteinte à leur sécurité. Elle est alors une protection contre l’arbitraire du Prince.

Il ressort de ce rapide tour d’horizon que la sécurité est pluridimensionnelle. Pour autant, ce terme est relativement récent puisqu’il n’apparaît qu’aux XVe et XVIe siècles, remplaçant progressivement celui de sûreté.

30 Cusson, M., « De l’action de sécurité », in Cusson, M., Dupont, B., Lemieux, F. (dir.), Traité de sécurité intérieure, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008, p. 45. 31 Sur, S., Relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. Domat – politique, 5e éd., 2009, p. 428. 32 Balzacq, T., « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004. Article disponible à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/load_pdf.php ? ID_ARTICLE = RIS_052_0033 33 Chalumeau, É., « La politique de lutte contre l’insécurité », Regards sur l’actualité, n° 275, Paris, La Documentation française, 2001, p. 27.

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Sûreté et sécurité

Le terme sécurité se rapporte étymologiquement au latin securitas qui dérive lui-même du mot securus. Selon Jean Delumeau, le terme securitas a donné naissance au mot sûreté (« seureté ») et au mot sécurité34.

S’il indique que, historiquement, les deux termes étaient identiques dans la langue française, ils ont toutefois acquis chacun un sens particulier au fil du temps. Le mot sûreté fait référence à une situation de sécurité objective, c’est-à-dire l’absence de danger, tandis que celui de sécurité se rapporte à une conception subjective, à savoir le sentiment de sécurité35. Le terme « sûreté connote surtout des réalités et des situations concrètes : mesures de précaution, garanties diverses, caractère d’une personne de confiance, lieu où l’on ne craint pas d’agression, fermeté du pied qui marche, de la main qui écrit, du coup d’œil qui apprécie, etc. »36.

Frédéric Coste observe d’ailleurs, à ce sujet, que le terme sécurité signifiait originellement l’absence d’inquiétude. Il renvoie à cet état d’esprit serein et confiant évoqué par Éric Chalumeau. En effet, le mot sécurité est constitué de l’association de la particule latine sine (sans) au terme cura (inquiétude) 37.

Jean Delumeau observe que cette différentiation s’opère également dans la langue anglaise38. Le mot safety renvoie à la certitude, le terme de security, apparu postérieurement au moment de la Renaissance et de la Réforme, se rapporte « principalement au domaine de la subjectivité : absence de crainte, de soucis, d’anxiété, confiance, assurance »39.

Il constate la même distinction dans la langue allemande entre Sicherung d’un côté, et Sicherheit de l’autre. Le terme Sicherung est en lien avec les certitudes et les garanties objectives. En comparaison, le mot Sicherheit (sgefühl) se rapporte, selon lui, au sentiment d’assurance.

Il apparaît utile d’observer un phénomène de translation dans l’analyse du couple sécurité/sûreté, voire du trio insécurité/sécurité/sûreté. Au Moyen Âge, l’homme vit dans un état permanent d’insécurité. Les menaces proviennent de la nature. C’est le cas des maladies comme la peste ou de l’attaque d’animaux sauvages par exemple. Elles émanent aussi des hommes. Il s’agit des meurtres, du brigandage sur les routes, de razzias sur les côtes ou encore de saccages lors des guerres. Dans cette période de troubles, les individus éprouvent le besoin de se 34 Delumeau, J., Rassurer et protéger, Paris, Fayard, 1989, p. 13. 35 Idem, p. 11, se fondant sur les travaux de Claude Favre de Vaugelas dans son ouvrage Remarques sur la langue française publié en 1647. 36 Idem, p. 12. 37 Coste, F., « L’adoption du concept de sécurité nationale : une révolution conceptuelle qui peine à s’exprimer », Note de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), n° 3, Paris, FRS, Série recherches et documents, 2011, p. 18. 38 Delumeau, J., op. cit., p. 13. 39 Idem, p. 13. Tout en précisant que les deux termes, security et safety sont susceptibles d’être néanmoins employés indistinctement.

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mettre à l’abri d’un protecteur. La protection accordée était celle du seigneur, mais ceux qui n’avaient pas les moyens de bénéficier de celle-ci se tournaient vers l’Église. Cette dernière garantissait la sauvegarde des corps, mais surtout le salut des âmes. Dans le Moyen Âge où « tout était religion »40, son influence était très grande et particulièrement en matière de protection.

Néanmoins, le pouvoir de protéger s’est laïcisé progressivement. Ceci s’est produit par le reflux des grandes peurs, par l’importance graduelle qu’a pris la sécurité corporelle sur la sécurité spirituelle, et par l’affaiblissement du pourvoir religieux marqué par l’accroissement corrélatif du pouvoir politique.

Jean Delumeau identifie le reflux général de l’insécurité dans un contexte du recul des grandes épidémies et du déclin de l’image de Dieu comme une divinité vengeresse. En effet, les grandes peurs d’antan ne font plus recette.

En outre, le besoin de la sécurité corporelle a pris le pas sur celui de la sécurité spirituelle. Il est à noter que ce besoin de sécurité corporelle a supplanté celui de la sécurité spirituelle dans une période de réflexions philosophiques sur la place de l’homme par rapport à Dieu, ainsi que dans le cadre des réflexions menées sur l’autonomie individuelle, id est la place de l’Homme dans le groupe. Ce phénomène s’est déroulé au moment de l’accroissement de la circulation maritime et, plus généralement, du commerce, de l’introduction des procédés d’assurance et de l’apparition de la notion de risque.

Parallèlement à cela, le pouvoir politique a acquis davantage d’influence dans la vie temporelle, le pouvoir religieux s’étant progressivement replié sur la sphère liée à la vie spirituelle. Dans cette perspective, il revenait au pouvoir politique d’assumer le rôle de protecteur. Cependant, si l’offre de sécurité s’est laïcisée, Jean Delumeau précise que la demande de sécurité l’a été également41. « La représentation du prince comme un Hercule protecteur n’a pas été seulement le résultat de la propagande venue d’en haut. Elle n’a connu le succès que parce qu’il y avait une « demande d’ordre » venue des administrés. »42

Il fait remarquer qu’une telle demande correspond à une approche plus volontariste en matière de sécurité corporelle qui coïncide avec le développement des techniques, couplée au refus des individus d’accepter avec résignation leur sort. Ainsi, cet auteur note que parallèlement au recul du fatalisme, les moyens d’assurer cette sécurité ont progressé. C’est le cas de la lutte contre le feu et de l’essor de l’éclairage urbain qui ont fait des villes des lieux plus sûrs qu’auparavant43. En devenant un « îlot (relatif de sécurité), [la ville] a gagné, en y mettant le temps, la

40 Jacques Le Goff (Le Goff, J., À la recherche du Moyen Âge, Paris, Louis Audibert, 2003, p. 59) cité par Méric, J., Pesqueux, Y., Solé, A., La « société du risque ». Analyse et critique, Paris, Economica, coll. Gestion, 2009, p. 18. 41 Delumeau, J., Rassurer et Protéger, Paris, Fayard, 1989, p. 570. 42 Idem, p. 24. 43 Dourlens, C., Galland, J.-P., Theys, J., Vidal-Naquet, P. A., Conquête de la sécurité, gestion des risques, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 1991, p. 14 et s.

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bataille des lumières, [en éradiquant] les terreurs de la nuit [qui] s’enracinent dans un passé lointain. »44

Néanmoins, un point important mérite d’être précisé concernant cette double translation, du pouvoir de protéger du religieux vers le politique d’une part, et de la sécurité des âmes vers celle des corps d’autre part. Il s’agit de la position prééminente de l’État en la matière. Celui-ci s’est progressivement arrogé le rôle de protecteur en tant qu’entité souveraine. Cet accaparement s’est déroulé entre la seconde moitié du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. Toutefois, l’État n’était pas seulement protecteur. Il est devenu le sujet de la sécurité45. Cela signifie qu’il a acquis la qualité de référent46.

La sécurité s’articule, dès lors, autour de plusieurs éléments : « un objet (ce qu’il faut sécuriser), un sujet (ceux qui sécurisent : les principaux acteurs et organes), des cibles (ce contre quoi il faut se prémunir) et des modalités d’intervention (les moyens de la sécurité) »47. La prise en charge de la sécurité par l’État fait que celui-ci, en étant sujet de sécurité, a pour mission de protéger la collectivité en tant qu’objet, face une menace caractérisée par un État hostile. Il met en œuvre, pour ce faire, un ensemble de moyens tels que la professionnalisation de l’armée, le renforcement des fortifications, ou bien encore la sophistication de l’armement et le déploiement de nouvelles stratégies.

Auparavant, la sécurité était conçue comme un objectif commun à tous les individus, aux groupes ainsi qu’aux États. Les idées des Lumières ont fait peu à peu de l’État le sujet ultime de la sécurité. Ce glissement conceptuel s’est traduit dans les faits par l’appropriation progressive de la sécurité par l’État en tant qu’entité cherchant à garantir la sécurité commune, la sienne et celle de la collectivité vivant sous sa protection. Depuis la Révolution française, la sécurité est devenue le domaine réservé de l’État et a dès lors revêtu le sceau de la sécurité 44 Delumeau, J., Rassurer et Protéger, Paris, Fayard, 1989, p. 543. 45 Balzacq, T., « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004, p. 33-50. 46 Thierry Balzacq précise, à cet égard, que le sujet de sécurité et le référent de sécurité sont deux termes interchangeables (idem). En se basant sur l’image donnée par Bill McSweeney (McSweeney, B., Security, Identity and Interests. A Sociology of International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1999), il fait l’analogie entre la sécurité de l’État et celle de la banque. La banque est le bâtiment qui protège les biens précieux. Son rôle, du moins dans l’illustration retenue, est d’empêcher le vol de ces biens. La banque est le sujet indirect de la sécurité car pour sécuriser les biens protégés, on sécurise la banque. Néanmoins, la banque constitue le référent indirect de sécurité car ce qui a de la valeur, ce sont les biens protégés. Le voleur va tenter non pas de s’emparer de la banque en tant que telle, mais de dérober les biens qui se trouvent à l’intérieur. Il en est de même pour l’État. En considérant qu’il a vocation à assurer la sécurité de ses citoyens, il devient le référent indirect de sécurité. En sécurisant la collectivité sur laquelle il repose, il se sécurise lui-même. 47 Gros, F., Castillo, M., Garapon, A., « De la sécurité nationale à la sécurité humaine », Raisons politiques, vol. 4, n° 32, 2008, p. 5-6.

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nationale48. La montée en puissance de l’État s’est exprimée par sa capacité de formuler la sécurité. Dans cette optique, l’État s’est arrogé le droit de définir les objets de sécurité et ceux à sécuriser. Au nom de la protection de la sécurité nationale, il détermine de qui ou de quoi il importe de se protéger en désignant (ce) qui constitue une menace. « L’État est alors identifié comme le principal acteur de la protection des populations, notamment contre la violence et la possible invasion extérieure, c’est-à-dire les agressions d’autres pays. Cette centralisation des responsabilités implique même que la liberté des individus soit soumise aux contraintes de la sécurité. La sécurité des citoyens « devait être subsumée, en tant qu’épigramme politique, à la sécurité de la nation ». Les individus connaissent la sécurité uniquement lorsque l’État dispose des moyens de les protéger. Il doit donc recruter et entretenir une armée et des forces de police. »49

La sécurité opère un double glissement sémantique correspondant à l’analyse que fait Frédéric Gros50. D’une part, il s’opère un basculement au sens où la sécurité ne signifie plus un état d’âme (se sentir en sécurité, avoir un sentiment de sécurité), mais un état objectif (être à l’abri de la menace, être à l’écart du danger). D’autre part, l’État est le garant de la sécurité dans la mesure où il assure la protection des individus et des populations sous sa responsabilité. « La sécurité, c’est l’État. »51

Objet et structuration de l’ouvrage

L’objet central de notre étude porte sur le contenu et la portée du discours relatif au désordre mondial et aux menaces transnationales. Précisons d’emblée que ce discours, que nous exposerons après avoir posé un certain nombre de bases théoriques tirées des études de sécurité dans le premier chapitre, est le fruit d’un travail de rassemblement, de lecture et d’analyse de textes. Nous avons pris le parti non pas de retranscrire in extenso un tel corpus littéraire, mais d’en faire un récit. La tâche à laquelle nous nous sommes attelés a été de collecter et d’étudier une série de documents faisant état de réflexions sur le désordre mondial et sur les menaces transnationales. Nous nous sommes employés à organiser ces réflexions en les fusionnant dans un discours homogène et cohérent que nous avons dénommé discours sur le chaos international et sur la sécurité globale.

48 Balzacq, T., « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004, p. 33-50. 49 Coste, F., « L’adoption du concept de sécurité nationale : une révolution conceptuelle qui peine à s’exprimer », Note de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), n° 3, Paris, FRS, Série recherches et documents, 2011, p. 19. Dans les guillemets : Rothschild E., « What is Security ? », Daedalus, vol. 124, n° 3, 1995, p. 64. 50 Gros, F., Le principe sécurité, Paris, Gallimard, coll. nrf essais, 2012, p. 12-13. 51 Idem, p. 12.

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Précisons que dans ce travail de mise en forme, nous nous sommes attachés à évoquer les auteurs dont les réflexions s’inscrivent plutôt dans le sillage du discours sur le chaos international ou sur l’insécurité globale, mais pas uniquement. Nous y avons aussi fait figurer ceux qui dénoncent d’un tel discours totalement ou partiellement, dans la mesure où leurs propos apportent un éclairage particulier. Notre critère pour inscrire certaines réflexions tirées des documents lus – dans le chapitre relatif à la reconstitution de la rhétorique sur le chaos international ou sur l’insécurité globale, ou dans le chapitre mettant en perspective cette rhétorique – n’a pas été le point de vue défendu par un auteur, du moins pas en priorité. Nous avons privilégié la pertinence du propos dans le contexte global de notre travail52. « Je vais m’intéresser à l’ensemble des choses dites, sans hiérarchiser les sources », disait en substance Michel Foucault. Guidés sur ce point par la pensée de cet auteur et inspiré par son point de vue, nous tacherons de reconstruire ce discours producteur d’images et de sens. Nous dresserons un récit de ce que nous avons lu et qui va constituer notre objet d’étude. Notre travail consistera à procéder à la mise en perspective du discours sur le chaos international et sur la sécurité globale.

À ce sujet, le premier chapitre de notre étude portera sur la sécurité en tant que concept consubstantiel à l’action politique. Il s’agit d’approfondir une notion non pas méconnue, mais peut-être trop bien connue pourrions-nous dire. Il existe, à cet égard, peu de consensus sur ce sujet et les théories sur la sécurité sont pléthores. Nous l’avons d’ailleurs constaté dans les lignes précédentes concernant les définitions référencées. Il s’agit d’un thème controversé, en débat, en référence au titre de cet ouvrage. Barry Buzan écrit se fondant sur la formule de William Gallie, que la sécurité est comme le pouvoir, la justice, la paix, l’égalité, l’amour et la liberté, un « concept essentiellement controversé »53. Et Barry Buzan précise que la discussion sur ce type de sujet est infinie54.

Cette analyse menée dans ce chapitre intitulé « radiographie de la sécurité » visera à présenter les grands courants de pensée ayant trait aux études de sécurité, ainsi qu’à mettre en exergue la difficulté, voire l’impossibilité de dégager une définition consensuelle entre ces courants.

52 Ce qui signifie que les éléments présentés par ces auteurs et retenus par nous peuvent tout à fait avoir été critiqués ou mis en perspective par eux, un peu plus loin dans leur ouvrage ou dans leur article. Il est important de conserver cet aspect en tête tout au long de la lecture du présent ouvrage, afin de ne pas trahir la pensée des auteurs cités, ou de parvenir à des conclusions erronées. 53 Gallie, W. B., « Essentially contested concepts », in Black, M., The Importance of Language, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1992, p. 121-146, cité par Buzan, B., People, State and Fear. An agenda for International Security Studies in the post Cold-War, London, Harvester Wheatsheaf, 2e éd., 1991, p. 7 (nous traduisons). 54 « Such concepts generate unsolvable debates about their meaning and application » (Buzan, B., People, State and Fear. An agenda for International Security Studies in the post Cold-War, London, Harvester Wheatsheaf, 2e éd., 1991, p. 7).

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Nous décrirons les différentes approches de la sécurité, aussi irréconciliables soient-elles, selon une typologie établie dans la discipline des relations internationales. Elle a trait aux menaces et à l’insécurité avec l’État pour point de gravité. Nous appréhenderons la menace comme facteur d’insécurité, mais aussi les différentes dimensions de la sécurité, comme la sécurité intérieure. Par ailleurs, en un sens, l’État et ses bureaucraties, en particulier les agences de sécurité, apparaissent comme étant des entités protectrices vis-à-vis du danger que constituent les diverses menaces. Cependant, dans un autre sens, ils sont eux-mêmes des menaces, voire comme étant à l’origine de celles-ci, du moins aux yeux de certains auteurs. Ainsi, ces derniers ne manquent pas de souligner le rôle de l’État dans la production de l’insécurité. Il est ainsi pourvoyeur d’in-sécurité selon la formule de Didier Bigo55.

Le second chapitre intitulé « Menaces transnationales et sécurité globale » consistera à appréhender la sécurité à travers la description du discours sur le chaos international et sur la sécurité globale en tant que tel. Le monde est décrit comme en proie à un « typhon planétaire »56. Il est entré dans l’ère de la « civilisation des chocs »57 dans laquel s’engage un « combat tectonique »58 face aux nouvelles menaces. Le discours sur le désordre dépeint le monde comme celui des menaces transnationales, du terrorisme, des massacres ethniques et de la barbarie.

Avec la mondialisation, le monde est, selon certains auteurs, plus dangereux qu’avant. Il est en proie à une augmentation des conflits ethniques et à la montée des trafics illégaux. Il est parcouru par des lignes de fractures de plus en plus profondes. Des secousses sismiques l’agitent, provoquées par le choc de plaques tectoniques, en référence à la formule d’Arjun Appadurai, mues par des forces souterraines. Dans une économie mondialisée, les flux légaux et illégaux se mêlent, les migrants et les drogues pénètrent les territoires des pays développés. Il est possible d’assister à une recrudescence de la criminalité, à la diffusion dans le monde des guerriers de l’apocalypse, à une épidémie de fanatismes et à une montée du climat d’insécurité59.

Après la chute du Rideau de Fer, le péril n’émane plus d’une puissance étrangère. En effet, les menaces à la sécurité de l’État étaient d’abord appréhendées sous l’angle militaire. Il s’agissait du danger d’invasion du territoire national par

55 Ou « In-security » (expression de Didier Bigo (Bigo, D., « Security, Exception and Surveillance », in Lyon, D. (dir.), Theorizing Surveillance. The panopticon and beyond, Portland, William Publishing, 2006, p. 47)). 56 Formule de Michel Beaud (Beaud, M., Le basculement du monde, Paris, La Découverte, 1997, p. 83). 57 Expression d’Arjun Appadurai (Appadurai, A., Géographie de la colère – La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot 2007, p. 31). 58 Formule d’Arjun Appadurai (idem, p. 127). 59 Tebib, R., « Les terrorismes et la sécurité intérieure de l’Europe », in Les crises en Europe, Géostratégiques, n° 20, juillet 2008, p. 66. Article disponible à l’adresse suivante : http://www.strategicsinternational.com/20_06.pdf

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l’armée d’un autre État60. Or, à la fin de l’affrontement bipolaire, le péril était moins celui d’attaques militaires sous la forme d’une invasion armée que la dissémination du chaos sur la planète. La recomposition du cadre de référence spatial provoqué par la mondialisation et les conséquences qu’elles suscitent, notamment la possibilité pour le terrorisme international de frapper au cœur des territoires, a donc tout naturellement amené à repenser la sécurité en dépassant le clivage interne/externe61. La nouvelle géographie transnationale (post-nationale) a entraîné une révision en profondeur de la distinction entre la sécurité intérieure d’une part, et la sécurité extérieure d’autre part62. Une telle révision a débouché sur la naissance du concept de sécurité globale.

Ce deuxième chapitre consacré aux menaces transnationales et à la sécurité globale, consistera à analyser la sécurité à travers les moyens déployés face aux dangers et aux périls actuels. L’effondrement bipolaire a ouvert une nouvelle ère, celle de la sécurité globale dont nous nous efforcerons de dresser les contours.

Celle nouvelle géographie est le signe de l’évolution du monde vers une « modernité liquide ». Cette expression métaphorique a été développée par Zygmunt Bauman63. Cet état liquide de la modernité résulte d’un affaiblissement des institutions traditionnelles corrélées avec l’établissement d’un nouveau rapport espace-temps. Le déclin de ces institutions fait que le rythme temporel et les propriétés de l’espace ne sont plus déterminés par elles. Dans les sociétés en réseau, l’espace perd sa dimension territoriale et le temps s’accélère. Les temporalités se liquéfient en même temps que les institutions se dissolvent dans un monde caractérisé par un écoulement incessant de flux aux directions et aux formes changeantes64.

60 Paquin, S., Deschênes, D., Introduction aux relations internationales – Théories, pratiques et enjeux, Montréal, Chenelière Éducation, 2009, p. 55. 61 Body-Gendrot, s., Les villes – La fin de la violence ? Paris, Presses de Sciences Po, coll. La bibliothèque du citoyen, 2001, p. 22. 62 Brodeur, J.-P., Leman-Langlois, S., « Surveillance totale ou surveillance-fiction ? », Cahiers de la sécurité intérieure, n° 55, 2005, p. 84. 63 Bauman, Z., Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press, 2000 ; tr. fr. : Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007. La modernité liquide fait référence au rapport qu’entretient l’homme avec le temps. Plus précisément, elle a trait au caractère éphémère de ses réalisations. La modernité « est en train de passer d’une phase « solide » à une phase « liquide », dans laquelle les formes sociales (les structures qui limitent nos choix individuels, les institutions qui veillent au maintien des traditions, les modes de comportement acceptables) ne peuvent plus – ne sont plus censés – se maintenir durablement en l’état, parce qu’elles se décomposent en moins de temps qu’il ne leur en faut pour être forgées et se solidifier. » (Bauman, Z., Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007, p. 7). Ces réalisations ont des durées de vie courtes de telle sorte que selon Zygmunt Bauman, elles ne peuvent pas servir de cadre de référence aux actions menées par les hommes. 64 Rosa, H., Accélération. Une critique du temps social, Paris, La Découverte, 2010 [2005], p. 266.

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Thérèse Delpech met en évidence les spasmes d’une histoire dont le sens n’est plus défini. « L’histoire ne progresse plus de façon continue. […] Elle semble avoir quitté tout schéma intelligible et être désormais sortie de ses gonds. Voilà un texte que la génération de ceux qui ont vécu le 11 septembre 2001, et qui est portée à croire que les événements manifestent une imagination qui les dépasse, ferait volontiers sien. Les bouleversements spectaculaires, les retournements soudains, tels sont les thèmes de notre époque. »65 Dans cette optique, l’histoire perd sa linéarité. Elle semble désorientée, en proie à des soubresauts et à l’imprévisibilité. « L’imprévu n’est plus un concept exotique comme il l’était encore il y a cent ans. Il est devenu notre élément, le signe distinctif des relations stratégiques de notre époque, avec la rapidité de nos vecteurs, la puissance de feu de nos armes, les nouveautés de nos technologies, l’instantanéité de l’information et les nouvelles formes de terrorisme. »66

Ces soubresauts et cette imprévisibilité, les surprises de l’histoire, comme ce fut le cas avec la chute du Mur de Berlin et les attentats de New York, révèlent une histoire devenue instable qui se focalise sur l’instant présent. Le temps, devenu liquide, est source d’inquiétude. « L’ancrage dans le passé, la transmission des valeurs, la continuité des générations, ce qui relie les hommes entre eux, tout cela est menacé par l’immédiateté dans laquelle nous vivons et par le chaos qui nous entoure. Tant l’impatience du présent que la dévitalisation du passé transforment le temps en un vecteur d’agitation et d’angoisse. »67

Quel est l’état de menaces dans ce monde liquide ? Celles-ci sont-elles plus violentes ? Le monde est-il plus dangereux ? Les conflits sont-ils plus nombreux et plus sanglants ? Le troisième chapitre intitulé « Mise en perspective de la rhétorique du chaos » sera précisément destiné à analyser le discours sur le chaos international et sur la sécurité globale en interprétant la portée de la signification des nouveaux conflits, des menaces transnationales et de la sécurité globale.

Précisions méthodologiques…

À titre préliminaire, il importe de préciser que notre analyse et nos réflexions sur la sécurité sont d’abord et avant tout de nature théorique. Les conceptions de la sécurité à la lumière des différents courants de pensée issus du champ des relations internationales ont une portée à la fois explicative et constitutive68. Il convient, à 65 Delpech, T., L’ensauvagement. Le retour à la Barbarie au XXIe siècle, Paris, Hachette, 2005, p. 14. 66 Idem, p. 16. 67 Idem, p. 16. 68 Steve Smith distingue les théories explicatives qui appréhendent le monde comme un élément extérieur à lui. En revanche, les théories constitutives considèrent pour leur part qu’elles participent à sa construction (Smith, S., « New Approaches to International Theories », in Bayliss J., Smith, S. (dir.), The Globalization of World Politics, 2e édition, New York, Oxford University Press, 2001, p. 226).

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cet égard, d’observer que « la plupart des théories des relations internationales, comme beaucoup de propositions de la science politique, relèvent de doctrines, à savoir d’un ensemble de notions considérées comme vraies et par lesquelles on prétend fournir une interprétation des phénomènes sociaux, tout en orientant les hommes »69.

En outre, il nous paraît utile d’apporter un éclairage sur les contours de la discipline des relations internationales. Au sens étroit, elle désigne la sphère des rapports entre les États. Elle s’intéresse à leurs interactions en analysant la politique étrangère de chacun d’eux70. Dans un sens plus large, elle porte sur l’ensemble des échanges qui se déroulent entre les sociétés nationales du moment que ces échanges ont une dimension politique71. Dans une acception encore plus vaste, la discipline des relations internationales embrasse toutes formes de relations établies à l’échelle internationale, quel que soit le type d’acteurs. Ainsi, elle englobe un champ d’investigation illimité allant des relations établies sur le plan politique à ceux établis au niveau culturel et religieux, et incluant de nombreux acteurs, les États, bien entendu, mais aussi les organisations internationales, les multinationales, les acteurs de la finance internationale, les groupes de consommateurs, les syndicats, les associations protectrices de l’environnement ou des droits de l’Homme, les diasporas, voire les individus72.

Avant d’entamer l’analyse des diverses théories de la sécurité fondées sur la sociologie des relations internationales, nous les avons organisées autour de différentes postures épistémologiques. Concernant ces postures, le clivage entre les auteurs que nous identifions concerne, outre celui relatif à l’unité de référence de la sécurité, la perception du réel73.

Nous avons opté pour une summa divisio entre d’une part, les études d’origine positiviste dans lesquelles il nous est possible de classer le réalisme, et d’autre part, les études d’origine post-positiviste dans lesquelles nous pouvons faire figurer mutatis mutandis les autres courants de pensée dans le domaine des relations internationales.

Le positivisme est une école de pensée philosophique initiée par Auguste Comte considérant que la science, qui constitue le degré le plus élevé de la connaissance humaine, permet de comprendre le réel74. Le positivisme insiste sur l’importance de l’observation des faits et sur le raisonnement, notamment le raisonnement inductif, afin de relier ces faits à une hypothèse. Il s’agit donc de valider un

69 De Sernaclens, P., La politique internationale, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1998, p. 17. 70 Idem, p. 11. 71 Idem, p. 11. 72 Jouve, É., Relations internationales, Paris, Presses universitaires de France, coll. Premier cycle, 1992, p. 18. 73 Barreau, H., L’épistémologie, Paris, Presses universitaires de France, 1995. 74 Voir à ce sujet Kremer-Marietti, A., Le positivisme, Paris, Presses universitaires de France, 1993.

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raisonnement théorique à partir de données expérimentales75. Le positivisme est d’essence rationaliste au sens où les lois qui gouvernent la réalité, c’est-à-dire le monde externe à l’individu, constituent des vérités, ces dernières étant identifiées par la raison.

Les partisans des théories découlant du post-positivisme considèrent, quant à eux, que les progrès de la connaissance scientifique ne sont qu’un leurre76. « Les post-positivistes ont pour point de départ épistémologique le refus de séparer le sujet et l’objet de recherche, le chercheur qui étudie la réalité sociale et les faits qui composent cette réalité étudiée […]. D’après les approches post-positivistes, il n’est pas possible de concevoir le monde comme un ensemble de faits déjà donnés qui attend d’être découvert grâce à des méthodes scientifiques. »77 Les post-positivistes récusent l’idée du chercheur qui observe la réalité derrière l’épais mur de verre. L’objectivité n’est pas, selon eux, un point d’Archimède, c’est-à-dire un point permettant au chercheur de découvrir la réalité sans la modifier78.

… et complexités épistémologiques

Cette summa divisio entre le positivisme et le post-positivisme, issue de l’épistémologie des sciences sociales, outre le fait qu’elle nous apparaît pertinente pour structurer nos propos, nous a été éclairante dans la compréhension des études de sécurité.

Cependant, bien que nous ayons opté pour une approche épistémologique autour du clivage positivisme/post-positivisme, la situation nous est apparue complexe dans la mesure où il nous a semblé difficile de distinguer clairement le post-positivisme des autres courants de pensée tels que le réflexivisme, le poststructuralisme, le constructivisme et le post-modernisme. Il n’y a pas de barrière étanche à ce sujet. De manière générale, les ouvrages existants présentent, à notre connaissance, des classifications différentes, bien que parfois proches ou convergentes.

À cet égard, Dario Battistella oppose les théoriciens du réalisme aux post-positivistes, c’est-à-dire les réflexivistes aux postmodernistes modérés, à savoir les constructivistes79. Quant à Thierry Braspenning, il distingue le positivisme du réflexivisme. « Le réflexivisme, qui arbore une vision aux antipodes du 75 Le Moigne, J.-L., Les épistémologies constructivistes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1995. 76 Ethier, D., Introduction aux relations internationales, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 3e éd., coll. Paramètres, 2006, p. 60. 77 Battistella, D., Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2003, p. 239. 78 « Alexander Wendt », in Griffiths, M., Roach, S. C., Scott Solomon, M., Fifty key thinkers in international relations, New York, Routledge, 2009, p. 153. 79 Battistella, D., Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2003, p. 262.

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positivisme, accepte les présupposés suivants : il y a un fossé entre les concepts et la réalité. »80 Comme son nom le sous-entend, le réflexivisme a trait au reflet de soi, à l’image que l’on peut avoir de soi et à laquelle on adhère. En somme, le réflexivisme se rapporte à l’identité81.

En réalité, le post-positivisme est une catégorie attrape-tout82. « Le post-positivisme serait un concept fourre-tout, une famille théorique hétérogène à l’intérieur de laquelle on pourrait ranger à la fois le constructivisme, le postmodernisme, la théorie critique et même les études féministes de la sécurité. »83

Plus généralement, nous avons éprouvé de nombreuses difficultés à identifier les différentes postures épistémologiques, à saisir les relations qu’elles entretiennent, leurs points communs et leurs oppositions, leurs différentes branches et courants de pensée ainsi que les clivages qui les traversent. Il faut dire que les relations internationales sont en proie à l’anarchisme épistémologique84. Cette discipline apparaît comme un champ déstructuré au sein duquel foisonnent divers modèles explicatifs peu conciliables.

Constructivisme, sociologie linguistique, théories radicales… Cela étant dit, nous recensons parmi les principales branches du post-

positivisme dans le domaine des relations internationales, le constructivisme et les théories radicales. Cependant, la distinction entre ces deux branches n’est pas nette là encore.

Le constructivisme rassemble divers courants dont il semble difficile d’en faire la synthèse. Ralph Pittman identifie le constructivisme conservateur, le constructivisme social et le constructivisme de bon sens85. Martha Finnamore dissocie le constructivisme social ou institutionnalisme réflexif, du constructivisme

80 Braspenning, T., « Constructivisme et réflexivisme en théorie des relations internationales », Annuaire français des relations internationales, Paris-Bruxelles, La documentation française – Bruylant, vol. 4, 2003, p. 314. 81 Idem, p. 316. 82 Smouts, M.-C., « La mutation d’une discipline », in Smouts, M.-C. (dir.), Les nouvelles relations internationales – Pratiques et théories, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 1998, p. 22. 83 Balzacq, T., « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004, p. 33-50. 84 Mova Sakanyi, H., Comprendre la fin de la guerre froide et la mondialisation, Paris, L’Harmattan, tome 1, 2009, p. 80. 85 Pettman, R., Commonsense Constructivism, New York/Londres, M.E. Shape, 2000 cité par Ethier, D., Introduction aux relations internationales, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 3e éd., coll. Paramètres, 2006, p. 60.

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étatique et du constructivisme sociologique86. Alex MacLeod distingue le constructivisme dominant, la théorie critique et le postmodernisme87.

Il semble que les différents auteurs des relations internationales peinent à s’accorder sur les contours du constructivisme, car le nombre des courants qui le traversent est si nombreux qu’il le rend hétérogène88. Chiara Bottici utilise à cet égard le terme de méta-paradigme pour rendre compte des différents niveaux dans lequel il se situe89. Les composantes de la pensée constructiviste sont en effet susceptibles d’être intégrées dans d’autres courants de pensée, comme le féminisme ou l’idéalisme. Comme le résume à cet égard Thierry Balzacq, le constructivisme est difficile à classer, car en dépit du fait qu’il adopte certains axiomes du post-positivisme, il demeure « significativement rationaliste en ce que le référent de la sécurité – ce qui doit être sécurisé – est donné ex ante, avec un stock d’intérêts arrêtés, l’habilitant à déterminer un ensemble de dangers pré-sociaux, c’est-à-dire existant avant toute interaction »90.

Le constructivisme est d’autant plus inclassable qu’une partie des auteurs s’en réclamant est épistémologiquement proche du réalisme. Le constructivisme dit « dominant » combine l’approche positiviste fondée sur le rationalisme, avec une ontologie post-positiviste. « Bien que réceptifs aux critiques postmodernistes, [ces auteurs] n’en n’ont pas moins refusé de jeter le bébé scientifique avec l’eau du beau positiviste. »91

À l’opposé du spectre constructiviste, il existe une branche qui se démarque du constructivisme dominant, en rejetant toute approche stato-centrée et tout fondement positiviste92. Il s’agit du constructivisme à tonalité linguistique.

Les sociologues linguistiques issus de ce courant du constructivisme à tonalité linguistique, dont nous analyserons plus loin les contours, insistent sur les énoncés et sur l’intertextualité93. Ils concentrent leurs travaux sur la construction langagière

86 Finnemore, M., National Interests in International Society, Ithaca, Cornell University Press, 1996 cité par Ethier, D., Introduction aux relations internationales, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 3e éd., coll. Paramètres, 2006, p. 60. 87 MacLeod, A., « Les études de sécurité : du constructivisme dominant au constructivisme critique », Cultures et Conflits n° 54, 2004, p. 13-51. Article disponible à l’adresse suivante : http://conflits.revues.org/index1526.html 88 Zehfuss, M., Constructivism. The Politics of Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 7. 89 Bottici, C., Men and States. Rethinking domestic analogy in a global age, New York, Palgrave-MacMillan, 2009, p. 118. 90 Balzacq, T., « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004, p. 33-50. 91 Battistella, D., Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2003, p. 262. 92 MacLeod, A., « Les études de sécurité : du constructivisme dominant au constructivisme critique », Cultures et Conflits n° 54, 2004, p. 13-51. 93 Bigo, D., « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? », Cultures et Conflits, n° 31-32, printemps-été 1998. Article disponible à l’adresse suivante : http://conflits.revues.org/index539.html

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de la réalité94. Ils se focalisent sur les liens qui existent entre le pouvoir et la connaissance. Il est parfois reproché à ces auteurs de développer « « une sociologie du soupçon », en suspectant systématiquement tout concept d’être l’instrument d’un ordre établi ou d’un pouvoir de l’État »95. Les sociologues linguistiques se rapprochent des tenants des théories radicales, annonçant de ce fait l’approche critique des études de sécurité, dans la mesure où ils déconstruisent les concepts pour les dénoncer96.

Quant au constructivisme critique, il rejette la rationalité instrumentale. Il « vise à dévoiler les « méfaits » de la raison instrumentale pour permettre la naissance d’une communauté communicative fondée sur la raison délibérative »97. Le constructivisme critique, du fait de la vision émancipatoire qu’il véhicule, peut à ce titre être inséré dans le courant des théories radicales des études de sécurité.

Pour ce qui est précisément des auteurs issus de ce courant, ils rejettent purement et simplement les fondements sur lesquels repose le système international jugé trop stato-centrique98. Ils se montrent incrédules face aux discours rationnels et objectifs sur la sécurité. Il s’agit selon eux, de « métarécits »99 qu’ils réprouvent avec vigueur.

En outre, les théories radicales mettent en évidence un processus de circularité qu’elles récusent : l’État a mis en place une action sécuritaire pour réduire toute forme de contestation sociale contre lui. Or, parallèlement à cela, chaque remise en cause ne fait que renforcer l’État et légitimer une telle action sécuritaire100.

Pour autant, il apparaît difficile de définir les contours des théories radicales. Elles rassemblent des courants très hétérogènes allant de la théorie critique aux féministes en passant par les postmodernes, les néomarxistes, les néogramsciens et les post-structuralistes101.

94 Lindemann, T., Penser la guerre – L’apport constructiviste, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 25. 95 Blom, A., Charillon, F., Théories et concepts des relations internationales, Paris, Hachette, coll. Hachette supérieure – Créscendo, 2001, p. 69. 96 Krause, K., « Approche critique et constructiviste des études de sécurité ». Article disponible à l’adresse suivante : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/etudes-recherches_3119/annuaire-francais-relations-internationales_3123/IMG/pdf/FD001309.pdf 97 Lindemann, T., Penser la guerre – L’apport constructiviste, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques politiques, 2008, p. 25. 98 Roche, J.-J., Théories des relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. Clefs-politique, 2e éd., 1997, p. 42. 99 Formule de Charles-Philippe David (David, C.-P., La Guerre et la Paix, approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 65). 100 Bigo, D., « Nouveaux regards sur les conflits », in Smouts, M.-C. (dir.), Les nouvelles relations internationales – Pratiques et théories, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 1998, p.331. 101 Ainsi, il est possible de distinguer les théories radicales du postmodernisme (sur ces deux théories, voir Burchill, S. et al., Theories of International Relations, New York, Palgrave-MacMillan, 2005 (1996)), en particulier l’analyse de Richard Devetak sur la

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Nous préférons retenir pour la suite de notre étude, l’expression des théories radicales, plus neutre selon nous, car tous ses auteurs ont pour point commun de rejeter les conceptions et les concepts employés habituellement dans les relations internationales, et préconisent à ce titre un changement radical.

Avant d’entamer notre analyse, précisons que nous allons étudier les différentes grandes théories de la sécurité. Ces théories vont ainsi permettre de « poser » les fondements permettant d’analyser le discours sur le chaos international et sur la sécurité globale. Néanmoins, cette analyse restera, malgré tout, détachée des grands courants au sein des études de sécurité. Il sera fait appel à telle ou telle d’entre elles en cas de besoin. Même s’il est vrai que celles ayant trait au constructivisme seront privilégiées, dans une certaine mesure tout au moins, nos réflexions se caractérisent, malgré tout, par l’éclectisme. Comme le rappelle Rudra Sil et Peter Katzenstein, les études des relations internationales sont probem-driven102 : elles sont marquées par leur caractère trop conceptuel faisant qu’elles permettent d’expliquer un phénomène en particulier (par exemple la course aux armements). En revanche, elles expliquent imparfaitement la complexité des phénomènes sociaux, notamment les changements que connaît le monde actuel. Elles sont finalement prisonnières de leurs paradigmes respectifs. Proposant d’aller au-delà d’une théorie et de ses paradigmes (Beyond Paradigms), ces auteurs préconisent une approche éclectique empruntant aux diverses théories pour expliquer toute cette complexité des phénomènes sociaux.

Ces remarques préliminaires ayant été formulées, il est temps à présent d’analyser le premier grand courant existant au sein des études de sécurité, le Réalisme, dont les éléments théoriques et les réflexions sur le système international, la sécurité et le rôle de l’État en la matière, vont servir de source d’inspiration à des degrés divers aux auteurs du discours sur le chaos international et sur la sécurité globale.

théorie critique (idem, p. 137 et s.) et sur le postmodernisme (idem, p. 161 et s.). Cet auteur précise d’ailleurs que selon les analystes, tantôt les auteurs du courant postmoderne sont associés à ceux du courant post-structuraliste, tantôt le label du post-structuralisme est préféré à celui du postmodernisme, tantôt les auteurs du post-modernisme sont qualifiés indifféremment de post-structuralistes ou de déconstructivistes (idem, p. 161). 102 Sil, R., Katzenstein, P. J., Beyond Paradigms. An Analytic Eclectism in the Study of World Politics, New York, Palgrave-MacMillan, coll. Political Analysis, 2010, p. 205.

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Chapitre un. Radiographie de la sécurité

« Entre tous les ennemis, le plus dangereux est celui dont on est l’ami. »

Alphonse Karr (1808-1890), romancier et journaliste « Whose security ? »103 À qui est la sécurité ? Les auteurs réalistes ont une

réponse claire à cette question. Pour eux, c’est l’État. C’est en effet lui qui définit les menaces susceptibles de porter atteinte à sa sécurité, dénommée sécurité nationale, et pour élaborer le type d’action à déployer pour les contrer. La sécurité est une affaire d’États. Ils sont en effet les référents de la sécurité. Mais les États sont aussi susceptibles d’être des menaces pour leurs pairs. La sécurité est donc une affaire d’États et entre États (1). Dans le domaine des relations internationales, les théories post-positivistes analysent la sécurité de différentes manières. Certaines conservent le concept de sécurité nationale, mais elles modifient son acception. D’autres y adjoignent le concept de sécurité sociétale. D’autres préfèrent remplacer purement et simplement le concept de sécurité nationale par celui de sécurité sociétale. Enfin, d’autres privilégient celui de sécurité humaine. À la lumière de la distinction opérée dans l’introduction générale, nous opérerons une summa divisio entre le constructivisme et les théories radicales. Nous analyserons dans l’étude de la pensée constructiviste, la problématique de la réalité sociale (2). Enfin, nous examinerons dans les théories radicales, la problématique de la sécurité comme forme de domination ou comme moyen de libération. Il s’agit de faire le lien entre la sécurité, l’oppression et l’émancipation (3).

103 Mutimer, D., « Beyond Stretegy, Critical Thinking and the New Security Studies », in Snyder, C. A., Contemporary security and strategy, New York, Routledge, 1999, p. 82.

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1. Une affaire d’États et entre États

« L’intérêt de l’État doit marcher le premier. »

Louis XIV (1638-1715) Un grand auteur majeur du courant réaliste, Kenneth Waltz, considère que

l’objectif de l’État est d’assurer sa survie dans un système international hostile104. La sécurité est, selon lui, l’objectif premier des États105. En effet, « si les relations internationales se déroulent à l’ombre d’une guerre, alors que les États se sentent en permanence en insécurité les uns par rapport aux autres, et leur principal souci concerne leur sécurité. »106 Sur base de ces éléments introductifs, nous nous proposons d’étudier le réalisme en tant que « grand theory »107, en examinant rapidement les postulats ainsi que les concepts de la pensée réaliste (1.1). Nous nous concentrerons ensuite sur la thématique de la sécurité et plus particulièrement la sécurité nationale comme élément central de la pensée réaliste (1.2).

1.1. Le réalisme comme « grand theory »

Parmi les fondements conceptuels du réalisme figure la vision stato-centrée du système international, une fragmentation de la société internationale, une prédominance du conflit et l’idée que les frontières du territoire national coïncident avec « la ligne de partage entre nous-mêmes et l’étranger, l’insécurité, voire l’anarchie »108 (1.1.1).

Les dimensions d’analyse de la pensée réaliste ont trait, quant à elles, outre le clivage interne/externe, aux rapports entre États fondés sur la puissance et sur la tendance pour chacun d’eux à faire prévaloir leur propre intérêt (1.1.2).

104 Waltz, K., Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979, p. 92. 105 Idem, p. 126 (« in anarchy, security is the highest end. Only if survival is assured can states safely seek such other goals as tranquillity, profit and power »). 106 Battistella, D., « L’intérêt national. Une notion trois discours », in Charillon, F. (dir.), Politique étrangère – Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2002, p. 143. 107 Donnelly, J., Realism and International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 56. 108 Wimmer, A., « L’État-nation : une forme de fermeture sociale », Archives européennes de la sociologie, n° 37, 1996, p. 170.

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1.1.1. Les fondements épistémologiques Dans la pensée réaliste, la société internationale est un espace clos composé

d’États. Ce dernier est, en effet, l’acteur central des relations internationales. Il fixe les règles du jeu de la société dans laquelle il évolue. Les auteurs ont une vision stato-centrée de celle-ci certes, mais ils en ont aussi une conception anarchique (1.1.1.1). Alors que sur le plan interne, il existe une autorité déterminant les règles et veillant à leur respect, sur le plan international, c’est l’anarchie qui prévaut. Leur appréhension de la société internationale et de sa conception anarchique est issue de l’observation des faits. La posture épistémologique du réalisme est d’essence positiviste : il s’agit d’observer la réalité pour découvrir les lois qui la gouvernent (1.1.1.2).

1.1.1.1. Une vision stato-centrée L’élément central de la posture réaliste est l’État au sens d’État nation. L’État

nation est un concept qui fonde la philosophie politique de l’État moderne. Appelé encore État westphalien, il est né avec les traités de Westphalie, à savoir celui d’Osnabrück et celui de Münster, publiés tous deux en 1648, qui ont mis un terme à la guerre de Trente ans (1618-1648). Pour les auteurs réalistes, trois éléments permettent d’identifier l’État au sens classique du terme (c’est-à-dire l’État westphalien) : un territoire, une population et un gouvernement effectif et indépendant. À la lumière de cette définition, l’État est une autorité souveraine dont le pouvoir s’exerce sur un espace borné (le territoire national) vis-à-vis de la population localisée sur cet espace. Cette conception de l’État, qui se rapporte aux définitions classiques du droit international public, fait écho à la définition de Raymond Carré de Malberg pour qui l’État est composé d’une puissance publique, d’une communauté humaine et d’un territoire109.

À ce sujet, l’État nation est établi sur cet espace borné. L’idée même d’avoir un État nomade est « aberrante. »110 L’État est donc ancré sur un territoire, celui sur lequel vivent un ensemble d’individus. « Le territoire d’un État peut se définir comme l’espace dans lequel est établie la population et sur lequel l’État exerce son autorité de manière exclusive. »111 Cette population présente sur ce territoire borné par des frontières est soumise à la souveraineté de l’État112. En ce sens, les sociétés sont d’abord des sociétés nationales dans la mesure où les individus la composant relèvent de l’autorité de l’État nation.

109 Carré de Malberg, R., Contribution à la Théorie générale de l’État, reproduit au Recueil de textes, p. 32-36 (Behrendt, C., Bouhon, F., Introduction à la théorie générale de l’État, Bruxelles, Larcier, coll. de la faculté de droit de l’Université de Liège, 2e éd., 2009, p. 76). 110 Dailler, P., Pellet, A., Droit international public, Paris, LGDJ, 7e éd., 2002, p. 412. 111 Lascombe, M., Le droit international public, Paris, Dalloz, coll. Connaissance du doit – droit public, 1996, p. 21. 112 Aron, R., Paix et guerre entre nations, Paris, Calmann-Levy, 1984 (1re éd. 1962), p. 113.

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Ce dernier, en tant que puissance suprême, dispose, selon la formule de Max Weber, du monopole de la violence légitime113. Il est la seule source de violence (id est la force) dans cet espace, les individus pouvant y avoir recours seulement dans les limites posées par lui.

Bien qu’il ne soit pas question dans notre étude d’analyser toutes les variantes socio-historiques de l’État au sein de la société internationale, force est de constater que tous les auteurs du courant réaliste ont une vision dichotomique entre l’interne et l’externe114. « Alors que la politique interne se caractérise par des attributs tels que la communauté sociale, l’autorité légitime et l’ordre politique, la politique internationale se caractérise par l’anarchie, le règne du conflit, les alliances changeantes et l’équilibre de pouvoirs précaires. »115

Par opposition à l’interne synonyme d’ordre, l’externe, à savoir la société internationale, est appréhendé par les auteurs réalistes comme étant anarchique. Cette société est composée de l’ensemble des acteurs internationaux, mais surtout, d’États souverains116. Ceux-ci forment la famille des nations selon la formule de Joe Verhoeven117.

La société internationale qui est cette famille des nations est de nature horizontale118. L’ordre international résulte de l’interaction d’États formellement 113 Weber, M., Le savant et le politique, Paris, éd. 10/18, coll. Bibliothèques 10/18, 2002 [1963], p. 125. 114 Dont les auteurs les plus connus sont Raymond Aron, Charles Beard, Edward Carr, John Herz, George F. Kennan, Henry Kissinger, Walter Lippmann, Hans Morgenthau et Reinhold Niebuhr et Nicholas Spykman. 115 MacLeod, A., « Le retour de la culture : l’analyse des politiques étrangères « périphériques » ? » », in Charillon, F. (dir.), Politique étrangère – Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2002, p. 92. 116 Paquin, S., Deschênes, D., Introduction aux relations internationales – Théories, pratiques et enjeux, Montréal, Chenelière Éducation, 2009, p. 4. 117 Verhoeven, J., Droit international public, Bruxelles, Larcier, coll. Précis de la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain, 2000, p. 63. 118 Bien que les définitions soient nombreuses et variées, Serge Sur définit la société internationale comme telle : une société est « un groupe uni par des liens objectifs et subjectifs de solidarité et d’échange, dont les membres sont identifiables et dont les rapports sont organisés par des règles communes. La société internationale peut donc être appréhendée à partir des règles qui établissent et expriment ces liens. Ainsi, relations internationales et société internationale forment un tout indissociable, ou deux manières différentes de voir le même phénomène » (Sur, S., Relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. Domat – politique, 5e éd., 2009, p. 41). Hedley Bull et Adam Watson la définissent, de leur côté, comme étant « a group of states […] which not merely form a system, in the sense that behavior of each is a necessary factor in the calculation of the others, but also have established by dialogue and consent common rules and institutions for the conduct of their relations, and recognize their common interest in maintaining these arrangements » (Bull, H., Watson, A., The Expansion of International Society, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. 1, cité par Buzan, B., People, State and Fear. An agenda for International Security Studies in the post Cold-War, London, Harvester Wheatsheaf, 2e

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égaux. En ce sens, cet ordre n’est pas imposé par le haut119. C’est toute la différence avec l’ordre social interne, la société nationale étant, quant à elle, de nature verticale.

D’après Kenneth Waltz, la caractéristique essentielle du système international est d’être anarchique. Il s’agit d’un système où seuls les rapports de force prédominent et où la force est employée seulement dans un but privé, c’est-à-dire par les États en tant qu’unité du système, et ce, dans leur propre intérêt120. Ce système correspond à « l’organisation horizontale des relations d’autorité ou, en d’autres termes, sa nature non intégrée, anarchique. Chaque État doit compter sur lui-même pour défendre ses intérêts, si nécessaire, par la force. »121

Les États se confrontent, en ayant recours à la coercition et à la force armée notamment. Or, faute d’instance supérieure à eux, le système international obéit « à un mode d’organisation qui ignore le phénomène de pouvoir, celui d’un État comme celui de la communauté que les États ou leurs peuples constitueraient tous ensemble »122. En effet, les États ne sont soumis à aucune règle hormis celles auxquelles ils acceptent de plein gré de se soumettre, et ils font usage de la force lorsqu’ils le jugent utile pour régler leurs différends.

Selon les auteurs néo-réalistes, l’anarchie n’est pas le fait des États qui agissent librement faute de structure123. Elle est le fait du système international lui-même, de sa structure, vue en termes de distribution des capacités étatiques124.

Les auteurs de ce courant conservent les grandes lignes de l’approche du réalisme classique, notamment la conception stato-centrée du système international125. Ces auteurs gardent l’idée que l’État constitue le marqueur de l’internationalisation des rapports126. Ils conservent aussi le principe du clivage interne/externe, de l’anarchie de la société internationale, du caractère décentralisé éd., 1991, p. 166 ; et Buzan, B., « The « New World Order » and Beyond », in Lipschutz, R.D (dir.), On Security, New York, Columbia University Press, 1996, p. 192). 119 Donnelly, J., Realism and International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 81. 120 Idem, p. 112. 121 Braillard, P., Djalili, M.-R., Les relations internationales, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ? 2004, p. 15. 122 Combacau, J., Sur, S., Droit international public, Paris, Montchrestien, 6e éd., 2004, p. 23. 123 Comme Robert Art, Robert Gilpin, Joseph Grieco, Robert Jervis, John Mearsheimer, Barry Posen, Jack Snyder, Randall Schweller, Stephen Van Evera, Stephen Walt, Kenneth Waltz. Par souci de simplification, nous associons le structuro-réalisme au néo-réalisme. 124 Rioux, J.-F., Keenes, E., Légaré, G., « Le néo-réalisme ou la formulation du paradigme hégémonique en relations internationales », Études internationales, vol. 19, n° 1, 1988, p. 74. 125 Hasbi, A., Théories des relations internationales, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques politiques, 2004, p. 87. 126 Blachèr, P., Droit des relations internationales, Paris, Litec, coll. Objectif droit, 2e éd., 2006, p. 1.

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de celle-ci et de la propension de l’État au conflit127. Ils ont développé toutefois une approche systémique des relations internationales128. Cette approche vise à appréhender ces relations sous forme d’un système, les États constituant, selon Kenneth Walz129, ses unités et leurs interactions constituant sa structure130. La structure émerge de la coexistence des États. Elle est formée de l’interaction de ceux-ci131. Dans cette perspective, le système, « au sens de structures d’ensemble, composées de plusieurs éléments (les puissances) reliées entre eux par les contraintes communes qu’imposent ces structures »132, se présente comme un tout133. Il apparaît comme une totalité abstraite qui s’impose aux acteurs134. « Le système renvoie ici à l’idée selon laquelle il existe un ensemble composé d’éléments dont les interactions produisent un « ordre » marqué par l’existence d’une hiérarchie, et par l’existence d’un équilibre. »135

Les auteurs néo-réalistes se proposent d’appréhender les relations internationales en tentant d’identifier les règles qui le régissent. Contrairement aux approches classiques qui considèrent que seul l’État établit les règles d’action, ils partent de l’idée que la structure du système international produit également celles-ci. En effet, si selon les réalistes classiques, les États influencent le système, pour les néo-réalistes, le système exerce également une influence sur les agissements étatiques. Il agit en tant que sélecteur des comportements des États136. Il leur impose ses règles en exerçant des contraintes sur eux et, conformément aux études béhavioristes, il conditionne leurs comportements. Cette influence est mutuelle (d’où l’approche systémique), car d’une part, l’environnement réagit au

127 Sur une explication de l’anarchie dans la pensée néo-réaliste, voir Buzan, B., People, State and Fear. An agenda for International Security Studies in the post Cold-War, London, Harvester Wheatsheaf, 2e éd., 1991, p. 21. 128 Kaplan, M. A., System and Process in International Politics, New York, John Wiley and sons, 1957 et Waltz, K., Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979. 129 Waltz, K., Man, the State and War, New York, Columbia University Press, 1954 ; Waltz, K., Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979 130 Waltz, K., Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979, p. 95. 131 Idem, p. 92. 132 Blom, A., Charillon, F., Théories et concepts des relations internationales, Paris, Hachette, coll. Hachette supérieure – Créscendo, 2001, p. 29. 133 Pour une analyse plus complète des relations internationales à l’épreuve de la notion du système et des outils issus de la systémique, voir Braillard, P., Théorie des systèmes et relations internationales, Bruxelles, Bruylant, 1977, en particulier le chapitre 4 (p. 155 et s.). 134 Roche, J.-J., Théories des relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. Clefs-politique, 2e éd., 1997, p. 34. 135 Blom, A., Charillon, F., Théories et concepts des relations internationales, Paris, Hachette, coll. Hachette supérieure – Créscendo, 2001, p. 14. 136 Rioux, J.-F., Keenes, E., Légaré, G., « Le néo-réalisme ou la formulation du paradigme hégémonique en relations internationales », Études internationales, vol. 19, n° 1, 1988, p. 74.

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comportement de l’État, et d’autre part, l’État réagit à son environnement. En outre, toujours dans le fil de la pensée néo-réaliste, cette influence modifie sans cesse la configuration du système, au gré des interactions entre les unités du système et le système lui-même.

1.1.1.2. Une posture d’essence positiviste La pensée réaliste se fonde sur la posture positiviste selon laquelle la réalité est

objective. Pour les auteurs de ce courant, il convient de dégager les lois qui la gouvernent. Ces lois ayant pour caractéristique d’être invariantes, déterminent le comportement des États sur le plan international. Elles ont trait aux caractéristiques de la nature humaine ou aux singularités du système international.

Parmi les principes qui président aux relations internationales figurent la rationalité et la poursuite de l’intérêt national. La rationalité héritée du Siècle des Lumières est une clef de lecture du comportement des États137. Certains auteurs réalistes, comme Thomas Schilling138, ont ainsi appliqué la théorie des jeux139, et le dilemme du prisonnier aux relations internationales afin d’expliquer le comportement des États dans le système international, en particulier leurs choix concernant le recours à la force140.

Par ailleurs, le réalisme se réclame d’une posture épistémologique à la fois holiste et matérialiste. La pensée réaliste des relations internationales a une vision holiste au sens où elle s’intéresse à l’État en tant qu’unité politique sans s’attarder sur les éléments qui, au sein de cet État, influencent la détermination des intérêts nationaux. L’État est appréhendé de manière unitaire et son action est menée de

137 Marin, A., Saint-Pétersbourg, ville-frontière d’Europe – Extraversion, paradiplomatie et influence de la « capitale du Nord » sur la politique étrangère de la Fédération de Russie (1990-2003), Thèse de Sciences politiques, Paris, Sciences Po Paris, 1er décembre 2006, p. 95. 138 Schilling, T., The Strategy of Conflict, Londres, Oxford, New-York University Press, 1973, tr. fr. : Stratégie du conflit, Paris, Presses universitaires de France, coll. Perspectives internationales, 1986. 139 Idem, p. 111 et s. 140 La théorie des jeux a été développée en économie par John Von Neuman et Oskar Morgenstern (Von Neuman, J., Morgenstern O., Theory of Games and Economic behavior, 3e éd., Princeton, Princeton University Press, 1953). Elle vise à fournir une explication rationnelle des conflits. Le conflit est appréhendé comme un jeu auquel prennent part différents participants, chacun ayant un intérêt propre et tentant de retirer un gain. La théorie des jeux est destinée à analyser les décisions prises et à anticiper les comportements. John Nash, Kenneth Arrow et Thomas Shelling ont prolongé les réflexions entreprises par John Von Neuman et Oskar Morgenstern. La théorie des jeux s’inscrit dans l’approche de l’école des choix rationnels. Sur la théorie des choix rationnels, voir Meadwell, H., « La théorie du choix rationnel et ses critiques », Sociologie et sociétés, vol. 34, n° 1, 2002, p. 117-124.

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façon rationnelle141. Il possède, à cet égard, la capacité de se livrer en tant qu’entité rationnelle, à des calculs à la lumière de ses intérêts, et ce, dans une perspective de l’accroissement de sa puissance. Le courant majoritaire ne prend donc pas en compte les acteurs, les normes et les politiques internes en préférant se focaliser sur la dimension externe, à savoir les relations entre États. Arnold Wolfers a comparé ces derniers à des boules de billard142. Ils apparaissent comme étant identiques quant à leur nature et aux fonctions qu’ils ont à accomplir143.

Il est vrai que les auteurs réalistes se penchent davantage sur les rapports de force que sur les règles qui régissent les relations internationales. En ce sens, le réalisme est d’essence matérialiste, car la réalité est fondée sur des rapports de puissance issus de la confrontation des États entre eux144. Dans cette optique, les tenants de cette école de pensée s’opposent aux idéalistes. Ces derniers considèrent que les idées forgent les relations internationales plus les rapports de force. Les réatistes divergent, dans la mesure où, « les données matérielles ont davantage de poids que les données elles-mêmes. Ainsi, ce qui importe aux réalistes, c’est le rapport de force entre deux États alors que pour les idéalistes, ce qui est important de considérer, c’est l’idée du rapport de force qu’ils se font »145.

Un autre élément d’opposition entre les réalistes et les idéalistes a trait à la neutralité axiologique des relations internationales. Les auteurs réalistes nient, à l’instar des auteurs marxistes d’ailleurs, l’autonomie du champ des valeurs. En effet, comme le réalisme est d’essence positiviste, ils se concentrent sur l’observation des faits sans prendre en compte les valeurs et les principes moraux146. « On retrouve dans la pensée réaliste une tentation positiviste affirmant la distinction entre les faits – qui seraient objectivables – et les valeurs. Les normes et les institutions n’auraient ainsi de sens que par référence à la configuration du 141 Telò, M., Relations internationales : une perspective européenne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. Études européennes, 2008, p. 46. 142 Dans son ouvrage intitulé Discord and Collaboration (Wolfers, A., Discord and Collaboration, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1962). 143 Waltz, K., Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979, p. 93 et s. En dépit du fait, comme Kenneth Waltz le precise, qu’ils n’ont pas les mêmes capacités pour accomplir ces missions (« states vary widely in size, wealth, power and form. […] In what way are they like units ? How can they be placed in a single category ? States are alike in the tasks that they face, though not in their abilities to perform them. The differences are of capability, not of function. » (idem p. 96)). 144 Carr, E. H., The Twenty Years’ Crisis – 1919-1939, New York, Perennial, 2001 et Niebuhr, R., Moral Man and Immoral Society, Study in Ethics and Politics, Louisville, Westminster John Knox Press, 2001 (1932). 145 Battistella, D., Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2003, p. 276. 146 C’est d’ailleurs pourquoi la politique étrangère d’inspiration réaliste (Realpolitik) repose, de préférence, sur le calcul du rapport des forces et sur des considérations liées aux intérêts nationaux, eux-mêmes expurgés de leurs aspects moraux. Voir à ce sujet Kissinger, H., Diplomatie, Paris, Fayard, 1996, p. 123.

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rapport de puissance entre les États, et tout effort pour construire un ordre international à partir de présupposés éthiques serait voué à l’échec, d’où la critique qu’ils ont adressée à l’idéalisme d’inspiration wilsonienne. »147 Dès lors, selon les auteurs réalistes, le recours à la force ne doit pas être jugé sur des critères éthiques, mais seulement d’après des critères objectifs liés aux relations de puissance entre les États.

1.1.2. Les dimensions d’analyse La puissance et l’intérêt national constituent deux concepts clés de la pensée

réaliste. Les États cherchent à avoir davantage de puissance que leurs pairs. Ils tentent aussi de faire prévaloir leur intérêt dans les relations qu’ils peuvent entretenir avec les autres acteurs du système international.

La puissance peut se définir comme une aptitude des États à peser dans les relations internationales (1.1.2.1) et à imposer leur conception du système international. Quant à l’intérêt national, il est selon les auteurs réalistes, le principal référent de l’action internationale (1.1.2.2).

1.1.2.1. La puissance, une aptitude à peser dans les relations internationales Il est possible d’aborder la pensée réaliste en termes de puissance. Il est possible

de distinguer celle-ci de deux manières. La première conception de la puissance est celle fondée sur la concentration des ressources (1.1.2.1.1). Les États tentent de réunir un ensemble d’éléments susceptibles de faire en sorte de peser plus lourd dans la balance. Il s’agit alors de mesurer leur poids respectif. Une autre approche à côté de ce « lump concept power »148 est l’approche relationnelle de la puissance (1.1.2.1.2). Cette deuxième conception, plutôt de nature qualitative que quantitative, elle-même fondée sur une vision relationnelle du pouvoir, définit la puissance comme étant relative et multidimensionnelle. Une telle conception débouche sur les notions de hard et de soft power (1.1.2.1.3).

1.1.2.1.1. L’approche quantitative

Dans la pensée réaliste, les relations internationales sont constituées d’États qui sont des entités rationnelles constamment en quête de puissance. L’ambition de puissance constitue, à cet égard, une caractéristique inhérente à la nature de

147 De Sernaclens, P., La politique internationale, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1998, p. 181. 148 Guzzini, S., « The Use and Misuse of Power Analysis in International Theory », in Palan, R. (dir.), Global Political Economy : Contemporary Theories, Londres, Routledge, 2000, p. 55 cité par Schmidt, B. C., « Competing Realist Conceptions of Power », Journal of International Studies, vol. 33, n° 3, 2005, p. 529.

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l’État149. Ces derniers sont même, selon Bertrand Badie, rivés vers cet objectif150. Dans la pensée réaliste, l’État est une entité, non seulement rationnelle, mais également égoïste. D’après Hans Morgenthau, la rivalité entre eux doit se lire comme une compétition en termes de puissance151. Leur politique internationale est alors un effort continu de la part des États visant à maximiser leur puissance et, parallèlement à cela, à amoindrir celle des autres152.

La puissance de l’État est de nature relative, car elle peut seulement se mesurer par rapport à celle de ses pairs153. Dans cette perspective, les États apparaissent comme étant positionnalistes « parce qu’ils comparent toujours leur propre position dans le système à celle des autres États en termes de puissance »154.

La distribution de puissance entre les États étant inégale, les plus puissants sont les acteurs majeurs, c’est-à-dire ceux capables de définir la structure du système international155. En référence à l’analogie d’Arnold Wolfers, le monde est un jeu de billard constitué de boules de tailles différentes qui se heurtent les unes aux autres. Les plus grosses et les plus rapides, c’est-à-dire les plus puissantes, balaient sur leur passage les plus petites et les plus lentes, à savoir les moins puissantes, en les frappant et en les éliminant de leur trajectoire156.

Raymond Aron définit la puissance à l’aune de la capacité de faire ou de détruire. Sur le plan international, elle se traduit, selon lui, par la capacité d’imposer sa volonté à d’autres unités157.

C’est aussi la vision de Hans Morgenthau qui énonce que lorsqu’il est fait mention du pouvoir, il s’agit du contrôle sur les esprits et sur les actions des

149 Tertrais, B., La Guerre, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ? 2010, p. 37. 150 Badie, B., Le monde sans souveraineté – Les États entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard, coll. L’espace du politique, 1999, p. 287. 151 Morgenthau, H. J., Politics among nations. The struggle for power and peace, New York, McGraw-Hill, 6e éd., 1985 [1948] p. 52. 152 Voir à ce sujet, Morgenthau, H. J., In Defence of the Social Interest, A Critical Examination of American Foreign Policy, New York, Knopf, 1951. 153 La puissance relative se distingue de la puissance absolue, cette dernière étant définie comme la capacité pour un État à accumuler et à exploiter des attributs de puissance. La puissance relative est, quant à elle, calculée pour un État sur la base des attributs de puissance de tous les États au sein du système international (Paquin, S., Deschênes, D., Introduction aux relations internationales – Théories, pratiques et enjeux, Montréal, Chenelière Éducation, 2009, p. 11) 154 Idem, p. 14. 155 Devin, G., Sociologie des relations internationales, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2002, p. 20. 156 D’après Ethier, D., Introduction aux relations internationales, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 3e éd., coll. Paramètres, 2006, p. 47. 157 Aron, R., Paix et guerre entre nations, Paris, Calmann-Levy, 1984 (1re éd. 1962), p. 58.

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hommes158. Cet auteur considère que cette volonté de puissance des États découle de la tendance naturelle des hommes à dominer159. La puissance doit se lire à la lumière de la dialectique du commandement et de l’obéissance développée par Julien Freund160. Elle est le pouvoir de commander, de dominer et d’imposer son autorité161. Elle doit se comprendre comme étant la capacité d’un gouvernement de contrôler ou d’influencer les actions des autres États162. Hans Morgenthau a une vision essentialiste de la puissance au sens où celle-ci se mesure en fonction de paramètres donnés163. Il s’agit alors d’apprécier les facultés de l’État de concentrer les avoirs, les pouvoirs et les savoirs164.

Toujours sur la base des réflexions de Julien Freund, Serge Sur décrit la puissance comme une aptitude, une virtualité d’action, une capacité de faire, de faire faire, d’empêcher de faire et de refuser de faire165. Il distingue la puissance sur les choses qui fait référence aux capacités matérielles, aux moyens d’action physique et à la faculté de produire, de la capacité sur les esprits qui se rapporte à la capacité de savoir, d’influencer et de convaincre.

D’après Pierre Hassner, la puissance renvoie à l’idée de « faire poids ». Il s’agit d’après lui, de la capacité d’influencer le système. Cependant, cet auteur ne perçoit pas la puissance comme la capacité d’imposer seul ses règles. Elle s’intègre, au contraire, dans une action collective. L’objectif est de prendre part à une production commune des règles en faisant en sorte de peser sur les discussions en fonction de ses intérêts. C’est l’art de « savoir écouter pour faire des compromis et savoir s’opposer aux pressions, en résistant frontalement et en manœuvrant »166. L’idée est, pour cet acteur, de parvenir à ses fins en participant aux transformations du système. La puissance se rapporte à une capacité d’adaptation. Il s’agit d’accepter le changement tout en y prenant part et en l’intégrant. La puissance fait référence à un objectif d’équilibre : ni ouverture totale, ni fermeture complète, de sorte de rester fidèle à son passé et à son identité167.

158 Morgenthau, H. J., Politics among nations. The struggle for power and peace, New York, McGraw-Hill, 6e éd., 1985 [1948], p. 32. 159 Idem, p.37. 160 Freund, J., L’essence du politique, Paris, Sirey, 1986, notamment p. 154 et p. 155. 161 Lavieille, M., Relations internationales, Paris, Ellipses, coll. Le droit en question, 2003, p. 89. 162 De Sernaclens, P., La politique internationale, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1998, p. 27. 163 Morgenthau, H. J., Politics among nations. The struggle for power and peace, New York, McGraw-Hill, 6e éd., 1985 [1948], p. 127 et s. 164 Lavieille, M., Relations internationales, Paris, Ellipses, coll. Le droit en question, 2003, p. 90. 165 Sur, S., Relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. Domat – politique, 5e éd., 2009, p. 248 et s. 166 Hassner, P., « Guerre, stratégie, puissance », Défense nationale, n° 743, octobre 2011, p. 16. 167 Idem, p. 13.

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Selon certains auteurs, comme Brian Schmidt, la puissance se mesure en termes de ressources matérielles ou immatérielles168. Les ressources tangibles sont : le territoire et la configuration géostratégique du pays, les ressources militaires, les capacités industrielles, les matières premières, le poids de la population, ou encore les capacités militaires. Il est possible d’y ajouter d’autres éléments comme le produit national brut. D’autres auteurs, comme Hans Morgenthau, considèrent que la puissance englobe, outre des ressources tangibles, des ressources intangibles comme le moral national et l’habileté diplomatique et politique des dirigeants169.

D’après Raymond Aron, les trois éléments fondamentaux de la puissance sont l’espace occupé par les unités politiques (le milieu), les matériels disponibles ainsi que le savoir (les moyens), et la capacité d’action collective170.

Jean-François Daguzan considère, de son côté, que la puissance s’étend à la cohésion de la population de l’État, la capacité de ce dernier à disposer de ressources économiques, à gérer des crises, à imposer une idéologie ou une culture, et à maîtriser un ensemble de flux (information, financiers, etc.)171.

Jean Barréa identifie, quant à lui, comme éléments de puissance, l’assiette territoriale entendue en termes de capacité défensive (étendue ou topographie, par exemple), la position stratégique du territoire national, l’existence de ressources naturelles, la « masse territoriale », à savoir la masse démographique conjuguée à l’importance de la cohésion de la population, à son degré de discipline et au niveau de son moral. Il ajoute également le potentiel militaire, l’importance du prestige national ainsi que la qualité de la diplomatie et l’habilité du gouvernement à mener une politique internationale172.

Thierry Balzacq considère pour sa part que la puissance nationale dépend essentiellement de trois catégories de facteurs173. En premier lieu, il s’agit des ressources nationales disponibles de nature matérielle et immatérielle. En deuxième lieu, il s’agit de la capacité de l’État à prélever ces ressources présentes sur le territoire national afin de pouvoir mener des politiques adaptées aux besoins nationaux. En troisième lieu, il s’agit de sa capacité, à la fois d’opérer la cohésion sociale, et d’assurer cette allocation tout en faisant face à des exigences opposées.

Précisons également qu’une série d’auteurs, notamment Edward Hallett Carr, Hans Morgenthau, Raymond Aron et Kenneth Waltz, accordent une importance

168 Schmidt, B. C., « Competing Realist Conceptions of Power », Journal of International Studies, 2005, vol.33, n° 3, p. 529. 169 Morgenthau, H. J., Politics among nations. The struggle for power and peace, New York, McGraw-Hill, 6e éd., 1985 [1948], par exemple, p. 146 ou p. 153. 170 Aron, R., Paix et guerre entre nations, Paris, Calmann-Levy, 1984 (1re éd. 1962), p. 72. 171 Daguzan, J.-F., « Qu’est-ce que la puissance aujourd’hui ? », Fondation pour la Recherche stratégique, 2003. Article disponible à l’adresse suivante : http://www.frstrategie.org/barreCompetences/questionsDefense/jfd_asm2003-1.pdf 172 Barréa, J., Théorie des relations internationales, Louvain-La-Neuve, Artel, 1994, p. 99. 173 Balzacq, T., « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004, p. 33-50.

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majeure à la puissance militaire, car la force armée reste, en tout état de cause, l’ultima ratio de la politique des États174.

1.1.2.1.2. L’approche qualitative

L’approche qualitative se décline sous la forme d’une approche relationnelle. Contrairement à la conception de la puissance sous l’angle des ressources, qui vise à agréger le pouvoir sous forme de bloc (lump), l’approche relationnelle est destinée, au contraire, à le désagréger. La puissance varie d’après les protagonistes et selon les domaines. Une telle approche ne considère donc pas la puissance comme donnée une fois pour toutes. Elle varie selon le contexte, l’objectif poursuivi par les États, leur influence sur telle ou telle question, le volume de ressources dont ils disposent, et les coûts engagés dans leur relation avec les autres175.

Raymond Aron, s’inscrivant dans une perspective wéberienne de la puissance176, la conçoit comme un rapport de domination, c’est-à-dire comme étant la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres177. Plus précisément, Raymond Aron définit ainsi la puissance comme étant la capacité des États, en tant qu’unités politiques, à s’influer mutuellement178. Quant à la force, elle a trait à l’ensemble des moyens de pression ou de contrainte qui sont à disposition des États179. Il distingue la puissance réelle de la puissance virtuelle. Pour lui, la puissance réelle est révélée par un acte de volonté. La puissance ne se réduit donc pas, à l’inverse de la pensée de Hans Morgenthau, à la seule accumulation de facteurs de puissance.

Pour sa part, Jean-Marc Lavieille appréhende la puissance dans une acception proche de Raymond Aron au sens où il en a une lecture relationnelle180. En effet, il s’agit d’une relation entre un gouvernement, en l’occurrence le « contrôleur », et un autre gouvernement, « le gouvernement-cible », à l’endroit duquel des pressions s’exercent. Ces pressions qui émanent du contrôleur, et qui sont de nature

174 Venesson, P., « Force armée et politique étrangère : soldats et diplomates d’aujourd’hui », in Charillon, F. (dir.), Politique étrangère – Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2002, p. 308. 175 Schmidt, B. C., « Competing Realist Conceptions of Power », Journal of International Studies, vol. 33, n° 3, 2005, p. 530-531. 176 Définie comme étant « toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance » (Weber, M., Économie et société, Paris, Pocket, coll. Pocket, 1995 [1921], p. 95). 177 Aron, R., Paix et guerre entre nations, Paris, Calmann-Levy, 1984 (1re éd. 1962), p. 59 et s. 178 Idem, p. 133. 179 Idem, p. 133. 180 Lavieille, M., Relations internationales, Paris, Ellipses, coll. Le droit en question, 2003, p. 54-55.

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unilatérale, sont destinées à obtenir du gouvernement-cible, une action spécifique comme un retrait de forces d’un territoire contesté ou une réorientation de la politique économique. De telles pressions sont susceptibles de revêtir la forme, soit d’une punition, soit de la menace de celle-ci181.

Néanmoins, les rapports de domination sont difficiles à appréhender pour deux raisons. D’une part, l’étendue du champ des relations internationales fait que des pressions exercées dans un secteur peuvent avoir des répercussions parfois inattendues dans un autre secteur. D’autre part, les rapports de pouvoir entre le contrôleur et le gouvernement-cible ne sont pas si clairs, ce dernier disposant d’une marge de manœuvre vis-à-vis du premier. En conséquence, les rapports de domination se déroulent dans un champ de pression croisée182.

1.1.2.1.3. Hard et soft power

Joseph Nye s’inscrit dans la perspective d’une approche relationnelle de la puissance. Pour lui, la démonstration de la puissance n’est pas dans les ressources. Elle se trouve dans la capacité à modifier le comportement des autres États183.

Cet auteur constate la montée en puissance des États faibles184. Les États forts sont, selon lui, moins en mesure d’influer aujourd’hui sur la politique intérieure des pays faibles, en tout cas pas autant qu’ils ne pouvaient le faire auparavant185. Les États forts sont ainsi conduits à composer avec les États faibles. Dans un monde interdépendant, les pays faibles dépendent des pays forts, mais l’inverse est également vrai. Les pays forts dépendent des pays faibles. Joseph Nye observe une évolution de la puissance elle-même. Celle-ci n’est plus ce qu’elle était186. Il fait remarquer qu’elle est moins fongible, moins coercitive et moins tangible. Elle est moins fongible au sens où elle se transfère moins d’un domaine à l’autre. Elle est moins coercitive, car le pouvoir de recourir à la force s’est considérablement réduit. À cet égard, la force militaire, bien que toujours présente, occupe une place moins 181 La punition (par opposition à la récompense) étant ici appréhendée comme une action contrariant l’intérêt national. Elle constitue un « coût » sur un plan militaire, économique ou encore diplomatique. 182 Le contrôleur et le gouvernement-cible « sont enserrés dans des réseaux complexes de rapports internationaux où se joue l’ensemble de leurs buts politiques économiques et sociaux. Les relations internationales étant multiples et complexes, les rapports de domination auxquels les États se soumettent ne sont jamais équivoques. La domination est rarement un jeu à somme nulle, soit : A obtient de B qu’il fasse quelque chose qu’il n’aurait pas fait sans contrepartie de A. Le contrôle de l’État sur un autre dans un domaine peut être contrebalancé par une interaction réciproque du même type dans un autre domaine » (De Sernaclens, P., La politique internationale, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1998, p. 30). 183 Nye, J. S., Le leadership américain. Quand les règles du jeu changent, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1992, p. 158. 184 Idem, p. 168. 185 Idem, p. 180. 186 Idem, p. 170.

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centrale dans les relations internationales. Enfin, le pouvoir est moins tangible. Cela signifie que les rapports de force ne sont pas aussi clairs et le pays faible peut avoir l’ascendant sur l’État fort. C’est le cas d’un pays débiteur. Cet auteur indique, à cet égard, que le pays créancier, qui est en principe le pays en position de force, craint de voir le pays débiteur s’effondrer sous sa pression. Ainsi, le pays faible, par sa faiblesse, en l’occurrence ici sa situation de débiteur, peut influencer l’État fort. « C’est la faiblesse même de ces pays qui limite le degré d’influence que l’on peut exercer sur eux. »187 Cette idée de ce pouvoir moins fongible, moins coercitive et moins tangible amène Joseph Nye à évoquer l’idée d’un pouvoir « en douceur »188. Cet auteur qualifie ce type de pouvoir de soft power189. Il le définit de la manière suivante : « The power of attraction that often grows out of culture and values […]. « Hard » command power that can be used to get other to change their position. Hard power can rest on inducements (« carrots ») or threats (« sticks »). But there is also an indirect way to get the outcomes that you want that could be called « the second face of power ». […] This soft power – getting others to want the outcomes that you want – co-opts people rather than coerces them. The ability to establish preferences tends to be associated with intangible power resources such as an attractive culture, political values and institutions, and policies that are seen as legitimate or having moral authority. »190

Joseph Nye appréhende la puissance, non pas en termes de facteurs d’influence, mais de vecteurs d’influence. « La puissance est bel et bien une façon de regarder et d’agir dans le monde et cela, indépendamment de toute considération objective. De manière paroxystique, une grande puissance cherche à « créer la réalité » et non à agir à partir d’elle. » 191

Joseph Nye distingue le hard power du soft power : le hard power dispose d’une capacité de coercition et peut employer la force pour faire valoir ses vues. Le soft power a, quant à lui, recours à la force de conviction et il tente de remporter l’adhésion. « Le hard power suscite la crainte tandis que le soft power séduit sans faire peur. »192 Le soft power peut se définir comme un pouvoir qui dépend de l’émulation et de la persuasion. En comparaison, le hard power est un pouvoir matériel de la coercition, qu’elle soit économique ou militaire193. « On pourra dire

187 Idem, p. 179. 188 Idem, p. 171 et p. 181. 189 Nye, J. S., Soft Power. The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs Press, 2004. 190 Nye, J. S., Power in the global information age : from realism to globalization, Londres, New York, Routledge, 2004, p. 5. 191 Laïdi, Z., La norme sans la force – l’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Les nouveaux débats, 2005, p. 20. 192 Idem, p. 27. Et il ajoute : « le hard power est une puissance que l’on craint, le soft power une puissance que l’on ne redoute pas » (idem, p. 34). 193 Telò, M., Relations internationales : une perspective européenne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. Études européennes, 2008, p. 162-163.

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que le hard power est l’acteur qui potentiellement essaye de fabriquer une réalité mondiale à son image alors que le soft power tente au mieux de l’infléchir. » 194

Cependant, Zaki Laïdi précise que la distinction entre le hard power et le soft power n’est pas tant une question de nature ou de ressources, que de choix de stratégie politique et de conduite de l’action étatique. Si une grande puissance a les moyens d’agir en hard power, elle peut aussi se comporter en soft power. Hard power et soft power ont tendance à se compléter plutôt que s’opposer d’après lui195.

1.1.2.2. L’intérêt national, le principal référent de l’action de l’État L’intérêt national est défini par l’État comme un ensemble de buts à

poursuivre196. Il s’agit « d’une somme d’objectifs visés pour une période déterminée, en engageant le leadership d’un pays, et/ou reconnus par une large part de l’opinion publique »197.

Joseph Frankel distingue deux niveaux de formulation de l’intérêt national198. Il identifie un niveau aspirationnel qui correspond à l’ensemble des objectifs politiques à long terme qu’une unité politique envisage de réaliser si elle dispose des moyens pour le faire. Parallèlement à cela, il identifie un niveau opérationnel qui correspond à l’ensemble des objectifs politiques à court terme définis en considération des moyens qu’elle a à disposition199.

Dans leur quête de puissance, les États cherchent à maximiser leurs intérêts. Puissance et intérêt sont liés, comme le précise d’ailleurs Jean-Marc Lavieille pour qui la puissance est la capacité du contrôleur d’exercer des pressions sur le gouvernement-cible200. Ces pressions sont destinées à contrarier l’intérêt national du gouvernement cible, de sorte que l’objectif spécifique poursuivi par ledit contrôleur soit atteint.

Dans une perspective positiviste, les intérêts nationaux sont des intérêts matériels et idéels, c’est-à-dire en lien avec les normes, les règles et les principes véhiculés par l’État201. En outre, comme ce dernier est perçu comme une entité, à la

194 Laïdi, Z., La norme sans la force – l’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Les nouveaux débats, 2005, p. 17. 195 Idem, p. 27. 196 Ces objectifs peuvent prendre la forme d’objectifs principaux comme maintenir une position hégémonique ou défendre l’intégrité territoriale. Ils se déclinent alors sous forme d’objectifs secondaires comme, par exemple, s’assurer la maîtrise des océans ou se doter de l’arme atomique. 197 Pfetsch, F. R., La politique internationale, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 125. 198 Frankel, J., National Interest, London, Praeger, 1970, p. 31-38. 199 Barréa, J., Théorie des relations internationales, Louvain-La-Neuve, Artel, 1994, p. 27. 200 Lavieille, M., Relations internationales, Paris, Ellipses, coll. Le droit en question, 2003, p. 54-55. 201 Même si ces intérêts sont pour les auteurs réalistes, rappelons-le, axiologiquement neutres.

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fois au-dessus des particularismes régionaux et locaux, et à l’écart de la société civile, l’intérêt national transcende les intérêts particuliers202. Cette vision de l’intérêt national diverge clairement de celle des auteurs libéraux. En effet, les auteurs réalistes considèrent que l’intérêt national transcende les intérêts privés sub-nationaux alors que pour les libéraux, l’intérêt national correspond à celui des acteurs sociétaux majoritaires203. D’après les auteurs de la pensée libérale, cet intérêt est contingent, car il évolue selon les demandes sociétales. Au contraire, selon les auteurs du courant réaliste, il est stable, car donné une fois pour toutes.

Dans la pensée réaliste, les intérêts sont considérés comme fixes et ceci, alors que la puissance varie au fil du temps. À cet égard, les États « ont une identité unique, a-temporelle, invariable, rigide, donnée ex ante une fois pour toutes »204. Ils opèrent donc une réification, à la fois des identités qui préexisteraient aux États, et des intérêts nationaux qui préexisteraient à leur action.

Toutefois, bien que ces intérêts soient stables, il n’empêche qu’ils restent différenciés d’un État à l’autre. En effet, même si ces derniers sont des unités politiques semblables, en référence à la métaphore des boules de billard, ils n’en demeurent pas moins qu’ils sont uniques en ayant des intérêts propres205.

Cependant, la littérature scientifique donne des lectures diverses de la notion d’intérêt national. Ainsi, pour Hans Morgenthau, cet intérêt se définit en termes de puissance206. En effet, le but des États est de satisfaire leur intérêt appréhendé au regard de la configuration des rapports de puissance sur le plan international207. Cet auteur ajoute que le concept d’intérêt (défini en termes de puissance) est internationalement valable, même si l’intérêt varie selon le lieu et le temps208.

202 Battistella, D., Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2003, p. 116. 203 Battistella, D., « L’intérêt national. Une notion trois discours », in Charillon, F. (dir.), Politique étrangère – Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2002, p. 149. 204 Braspenning, T., « Constructivisme et réflexivisme en théorie des relations internationales », Annuaire français des relations internationales, Paris-Bruxelles, La documentation française – Bruylant, vol. 4, 2003, p. 321. 205 Krause, K., « Approche critique et constructiviste des études de sécurité ». Article disponible à l’adresse suivante : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/etudes-recherches_3119/annuaire-francais-relations-internationales_3123/IMG/pdf/FD001309.pdf 206 Morgenthau, H. J., Politics among nations. The struggle for power and peace, New York, McGraw-Hill, 6e éd., 1985 [1948], p. 5. 207 Battistella, D., Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, coll. Références inédites, 2003, p. 164. En comparaison, chez les auteurs libéraux, les décisions prises dans le cadre de la politique internationale ne reflètent pas tant la recherche de l’intérêt national que les intérêts d’un groupe parvenu à faire triompher ses vues sur celles des autres à travers l’appareil décisionnel (idem). 208 Morgenthau, H. J., Politics among nations. The struggle for power and peace, New York, McGraw-Hill, 6e éd., 1985 [1948], p. 10.

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Raymond Aron récuse pour sa part cette approche fondée uniquement sur le concept de puissance. D’après lui, la pluralité des objectifs politiques de l’État et la dualité de la puissance tournée à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur font de l’intérêt national le but d’une recherche et non un principe d’action. Il distingue à ce propos, d’une part les objectifs éternels dans lesquels il classe la survie (et la sécurité), et d’autre part les objectifs historiques comme l’extension de l’espace national et la croissance de la population209.

D’après Pierre de Sernaclens, l’intérêt national est une notion ambiguë du fait qu’elle varie en fonction des circonstances historiques et politiques, ainsi qu’en fonction de la nature des régimes et des élites au pouvoir210. Il en est de même pour Amélie Blom et Frédéric Charillon qui considèrent que « l’intérêt national n’aurait alors de valeur analytique que par sa finalité légitimatrice, car, de même que la « raison d’État », il ne se justifie ni ne se négocie. Dans cette perspective, l’intérêt national n’existerait pas en soi : il serait ce que les décideurs désignent comme tel »211.

Jean-Jacques Roche précise néanmoins que la poursuite de ces objectifs par les responsables politiques des États n’offre pas pour autant un blanc-seing leur permettant de réaliser n’importe quelle politique internationale212. D’abord, les États doivent prendre mutuellement en compte les intérêts de leurs pairs. L’existence d’un intérêt est donc conditionnée au principe de reconnaissance et à l’idée de réciprocité, à savoir l’acceptation mutuelle. En effet, un État tout aussi égoïste soit-il, doit prendre en compte les intérêts concurrents de ses pairs213. Ensuite, la liberté accordée aux responsables politiques doit être mise au service d’une finalité précise, à savoir la survie de l’État, la maximisation de sa puissance ou la poursuite d’objectifs spécifiques. Ces responsables peuvent se comporter en agissant indépendamment de toutes considérations morales quant aux moyens, la poursuite du but légitimant le modus operandi. Néanmoins, ils doivent conserver une éthique spécifique, l’éthique de gouvernement, au sens où en dépit des « aléas du quotidien, ils doivent toujours opérer en vertu d’un idéal fondé sur les intérêts de l’État dont ils ont la charge »214.

209 Aron, R., Paix et guerre entre nations, Paris, Calmann-Levy, 1984 (1re éd. 1962), p. 82 et s. 210 De Sernaclens, P., La politique internationale, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1998, p. 25. 211 Blom, A., Charillon, F., Théories et concepts des relations internationales, Paris, Hachette, coll. Hachette supérieure – Créscendo, 2001, p. 20. 212 Roche, J.-J., Théories des relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. Clefs-politique, 2e éd., 1997, p. 25. 213 Idem, p. 25. 214 Idem, p. 26.

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1.2. La sécurité nationale, élément central de la pensée réaliste

Étudier le concept de sécurité nationale nécessite d’analyser ses soubassements politiques (1.2.1). Il convient ensuite d’étudier son ossature. Ceci implique de s’interroger sur les objectifs de la sécurité nationale, les objets et le périmètre des objets à sécuriser (1.2.2). Une fois cet exercice fait, il importe d’étudier quels sont les grands principes présidant à la sécurité nationale. Il s’agit de se pencher sur le triptyque menace-sécurité extérieure-système international (1.2.3).

1.2.1. Les soubassements de la sécurité nationale Les auteurs réalistes puisent les fondements philosophiques de leur pensée dans

la tradition hobbesienne. L’État est chargé d’assurer la protection de la collectivité face à la menace. Cette dernière constitue la source d’insécurité (1.2.1.1). Elle est ce qui met la vie du référent en péril. Quant à l’ennemi, il assure l’unité de la collectivité politique (1.2.1.2). Dans la pensée de Carl Schmitt, l’ennemi se distingue de la menace par son caractère labellisé. Si la menace est l’objet de peur et de danger, et l’adversaire est l’Autre que l’on combat, l’ennemi revêt une dimension singulière. Il est en cet Autre qualifié comme tel par l’État, cette qualification ayant une fonction fondatrice. Pour ce qui est du Feinderklärung, il est la désignation explicite de l’ennemi (1.2.1.3). Il s’agit d’un processus par lequel l’unité politique (en l’occurrence ici l’État) prend une décision souveraine, celle d’attribuer la qualité d’ennemi.

1.2.1.1. La menace, source d’insécurité Dans la pensée réaliste, la sécurité se définit par rapport à une menace. Elle se

rapporte à ce qui cause ou qui est susceptible de causer des dommages au sujet de la sécurité, c’est-à-dire le menacé215. La menace se caractérise par le dol, c’est-à-dire la volonté de causer un dommage. Elle s’exprime aussi en termes de capacité. Pour qu’elle soit crédible, il faut qu’elle possède les ressources nécessaires pour traduire ses intentions en acte.

La sécurité revêt un caractère existentiel, car, selon Hans Morgenthau et Kenneth Waltz, la menace met en question la survie du référent de sécurité. Dans une vision stato-centrée, la menace remet en jeu la pérennité de l’État. Au sein du système international anarchique, la puissance et la survie de l’État sont, selon les réalistes, étroitement liés. « Il faut être puissant, sinon on est faible ou mort. »216

215 « La menace suppose une intention hostile, identifiable de son auteur, ses mobiles, ses objectifs, son objet, son intensité, son destinataire » (Sur, S., Relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. Domat – politique, 5e éd., 2009, p. 428). 216 Lavieille, M., Relations internationales, Paris, Ellipses, coll. Le droit en question, 2003, p. 90.

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Dès lors, la désignation de l’Autre comme étant la menace s’inscrit dans un processus identitaire. Dans cette perspective, le Soi (le sujet de la sécurité), existe par rapport à la menace que représente l’Autre (c’est-à-dire l’objet de sécurité). Au sein d’un tel processus, la définition du Soi (ego) est inhérente à celle l’Autre (alter). Le sujet va cliver la réalité en désignant l’Autre comme bon (ami) ou comme mauvais (ennemi).

C’est sur cette acception binaire du rapport entre le Soi en tant que sujet de sécurité d’une part, et l’Autre perçu en tant que menace, que Carl Schmitt fonde son analyse. Pour cet auteur, le rapport à l’alter, ou plus spécifiquement, à l’alter en tant qu’ennemi, est fondamental pour la fondation de l’ordre politique et par extension, l’existence de l’État.

Dans ce rapport à l’Autre, la relation d’inimitié n’est pas celle d’homme à homme, mais de groupes d’hommes à d’autres groupes. L’ennemi est avant tout une menace sur le corps social. Il ne peut être que public et collectif217. Il est celui qui met en péril la collectivité dans son ensemble. En outre, dans la pensée de Carl Schmitt, il revêt un caractère existentiel, car, comme évoqué ci-dessus, il remet en cause la survie de la collectivité. La relation de l’ennemi va donc au-delà de la seule inimitié ou de la simple rivalité218.

De surcroît, l’ennemi agrège la collectivité. Il est structurant pour toute société. Il est dès lors nécessaire219. En menaçant le corps social, il permet la prise de conscience d’un moi collectif et de cimenter l’unité du groupe. Le sentiment d’appartenance se construit dans un rapport conflictuel à l’égard d’un autre groupe. L’ennemi est donc le facteur indispensable à la cohésion du groupe. La confrontation avec le « eux » fait disparaître les clivages au sein du « nous ». Une politie est un groupe humain constitué en « espace de pacification tendancielle vers l’intérieur et de guerre vers l’extérieur »220. La confrontation entre le groupe constitué en politie et un autre groupe considéré comme hostile fait émerger des solidarités latentes. La violence qui se déchaîne dans cette confrontation met en exergue des solidarités sociales susceptibles de demeurer jusque-là invisibles.221

217 Le Bras-Chopard, A., La guerre – Théories et idéologies, Paris, Montchrestien, coll. Clefs, 1994, p. 9. 218 Schmitt, C., La notion de politique. Théorie du partisan, trad. M.-L.Steinhauser, coll. Champs, Flammarion, 1992, p. 67. 219 Sommier, I., Le terrorisme, Paris, Flammarion, coll. Dominos, 2000. Voir aussi Crettiez, X., Le terrorisme – Violence et politique, in Problèmes politiques et sociaux, Paris, La documentation française, n° 859, 2001, p. 67. 220 Baeschler, J., Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 27, cité par Constantinesco, V., Pierré-Caps, S., Droit constitutionnel, Paris, Presses universitaires de France, coll. Thémis droit, 4e éd., 2009, p. 6. 221 Braud, P., Violences politiques, Paris, Seuil, coll. Points – essais, 2004, p. 105.

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Selon Georg Simmel, le conflit est un moyen de cohésion sociale222. Il permet au groupe de surmonter ses divisions. Certes, le conflit est réducteur et exclusif223. Mais parallèlement à cela, le conflit est, en tant qu’action réciproque entre les hommes, une forme de socialisation. Cet auteur envisage celui-ci sous l’angle de la décomposition/recomposition. Le conflit provoque une fracture durable au sein de la collectivité, mais en même temps, il assure la solidité du groupe. Il « est un mouvement de protection contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera vers une sorte d’unité, qu’elle quelle soit, même si elle passe par la destruction de l’une des parties. »224

Georg Simmel analyse le conflit comme étant utile pour le groupe. Chacun des protagonistes est, selon lui, amené à réunir son énergie. Il doit « « rassembler » [ses] esprits ou [ses] forces (zich zusammen), c’est-à-dire que toutes ses énergies doivent être concentrées en un seul point, afin qu’il puisse les mettre en œuvre à tout instant dans la période requise. » 225 Cet auteur constate qu’en période de paix, les liens entre les membres du groupe sont susceptibles de se relâcher. Il peut, selon ses termes, se « laisser aller » au sens où, précise-t-il, les différentes forces peuvent se déployer différemment. En revanche, en situation de lutte, il importe de ne pas se disperser. Ce rassemblement devient non pas utile, mais impérieux pour permettre au groupe d’être victorieux.

Toujours d’après lui, le conflit externe est source de cohésion entre les membres du groupe. « Grâce à lui non seulement une unité existante se concentre plus énergiquement sur elle-même, éliminant tous les éléments qui pourraient brouiller la netteté de ses contours face à l’ennemi – mais encore, des personnes et des groupes qui sans cela n’auraient rien à faire ensemble sont amenées à se rassembler. »226

Les clivages internes disparaissent, les fractions ou les individus en lutte oubliant leurs dissensions. « Le combat fait passer au second plan ce que les combattants ont de personnel, permettant ainsi l’union d’éléments tout à fait hétérogènes par ailleurs. »227 Le conflit a donc un rôle fédérateur en transcendant les différences inhérentes à la variété des composantes du groupe.

222 Simmel, G., Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, Presses universitaires de France, 1999 (1908). 223 Ainsi, il « tend à réduire les rapports humains à la dualité du « eux contre nous » et à exclure les tiers » (Huyghes, F.-B., L’ennemi à l’ère numérique, Chaos, information et domination, Paris, Presses universitaires de France, coll. Défense et défis nouveaux, 2001, 40). 224 Simmel, G., Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, Presses universitaires de France, 1999 (1908), p. 265. 225 Idem, p. 319. 226 Idem, p. 328. 227 Idem, p. 334.

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1.2.1.2. L’ennemi, garant de la pérennité de l’unité politique Carl Schmitt va plus loin dans l’analyse en présentant l’ennemi comme étant à

la source même du politique. En effet, la distinction ami-ennemi se trouve à l’origine du politique. Elle est l’essence même de la communauté politique228. Il précise, à ce sujet, que « la distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi »229.

Il considère que la relation d’inimitié revêt une dimension politique au sens où l’ennemi porte atteinte à la collectivité en tant qu’entité politique. Dans la pensée de Carl Schmitt, il n’existe pas de politique sans antagonisme230. « Est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l’épreuve de force. »231 D’ailleurs, la politie est une collectivité de nature politique. La confrontation est nécessaire à la fois pour que la collectivité existe en tant que telle, en surmontant les divisions internes, et pour constituer une unité politique. Le conflit est à l’origine même de ce que Carl Schmitt nomme l’unité politique232.

« Une collectivité s’identifie par opposition à ce qui est son contraire. »233 L’ennemi permet l’existence de la collectivité politique et il lui assure son unité. La collectivité est à ce titre une unité politique. Ce rapport se retrouve cristallisé par les institutions politiques. Or, l’État, en tant « qu’institution des institutions »234, consolide l’inimitié. L’État est le modèle d’unité politique écrit Carl Schmitt. Même si l’État, « chef-d’œuvre de la forme et du rationalisme occidental, est détrôné [,] ses concepts demeurent »235 malgré tout.

Cela dit, comme l’ennemi permet la continuité de l’unité politique, il assure à celle-ci la permanence de l’État236. Par conséquent, l’ennemi, en constituant une menace à la survie de l’État, entendu comme unité politique, remet en cause son existence en tant qu’Être. Néanmoins, il contribue à son identification de manière très paradoxale. L’État existe à travers celui qui le menace. Carl Schmitt décrit un processus identitaire spécifique. Il ne réduit pas l’existence de l’État à la présence

228 Schmitt, C., La notion de politique. Théorie du partisan, trad. M.-L.Steinhauser, coll. Champs, Flammarion, 1992, p. 91. 229 Idem, p. 64. 230 Ricci, J.-C., Histoire des idées politiques, Paris, Dalloz, coll. Cours, 2008, p. 433. 231 Schmitt, C., La notion de politique. Théorie du partisan, trad. M.-L.Steinhauser, coll. Champs, Flammarion, 1992, p. 78. 232 Jaume, L., « Carl Schmitt, La politique de l’inimitié », Historia Constitucional, n° 5, 2004. Article disponible à l’adresse suivante : http://hc.rediris.es/05/articulos/pdf/11.PDF 233 Conesa, P., La fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec la conscience pour soi, Paris, Robert Laffont, coll. Le monde comme il va, 2011, p. 32. 234 Gounelle, M., Introduction au droit public, Paris, Montchrestien, 2e ed., 1990, p. 58. 235 Schmitt, C., La notion de politique. Théorie du partisan, trad. M.-L.Steinhauser, coll. Champs, Flammarion, 1992, p. 43. 236 Schmitt C., Der Begriff des Politischen, Berlin, Duncker und Humblot, 1965 [1932], p. 46-47.

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de l’ennemi (« je suis menacé donc j’existe »). Ce processus identitaire implique la désignation (« j’identifie l’ennemi donc j’existe ») et surtout la lutte contre lui. « Je combats donc je suis. »237

La relation entre la pensée de Carl Schmitt et celle de Thomas Hobbes se situe au niveau de la protection de la société. Comme l’indique Gaston Bouthoul à ce propos, la fonction de l’État est la protection de la survie du groupe par sa défense contre les ennemis extérieurs238. Selon Thomas Hobbes, les individus se soumettent au pouvoir de l’État en contrepartie de la protection qu’il leur accorde. Cette protection est d’ailleurs l’élément fondateur du pacte social. Elle garantit l’impossibilité d’un retour à l’anarchie où chacun courrait le risque d’une mort violente239. Carl Schmitt part de cette idée de protection comme moyen de légitimation du pouvoir politique. Les individus sont soumis à l’autorité du souverain qui a un devoir de protection à leur encontre. Si celui-ci ne remplit plus cette obligation, ils sont déliés de cette obligation de soumission au pouvoir. « Lorsque l’État ne protège plus, le devoir d’obéissance à la loi cesse (protego ergo, tel est le cogito ergo sum de l’État hobbesien disait Schmitt). »240

Pour autant, le politique se fonde sur une relation d’hostilité d’après Carl Schmitt. La désignation et la lutte contre l’ennemi assurent l’assise du pouvoir politique. Ce dernier peut, pour ce faire, mobiliser la population. Le politique et l’État sont en relation dialectique. Le noyau de l’État, c’est la relation de protection et d’obéissance, et le noyau du politique, c’est la relation ami-ennemi. Cette relation dialectique s’illustre par le fait que le monopole accordé au pouvoir politique de nommer l’ennemi est une condition de l’existence de l’État qui ne trouve de justification que dans la protection offerte. « L’État, en tant qu’unité politique, doit conserver le monopole de la désignation de l’ennemi (le monopole de la violence légitime disait Max Weber) s’il veut continuer d’assurer la protection et l’obéissance. »241 Cette relation dialectique se traduit par le fait que l’État a pour mission de protéger la collectivité contre un ennemi nommé par le pouvoir politique. Les individus doivent allégeance à l’État dans la mesure où celui-ci les protège, et c’est pour protéger la collectivité, qu’il a besoin du concours des membres de celle-ci.

Par ailleurs, l’État constitue, dans la pensée de Carl Schmitt, la forme la plus achevée du politique. C’est en effet lui qui possède la capacité d’identifier l’ennemi

237 Jaume, L., « Carl Schmitt, La politique de l’inimitié », Historia Constitucional, n° 5, 2004. Article disponible à l’adresse suivante : http://hc.rediris.es/05/articulos/pdf/11.PDF 238 Bouthoul, G., Sociologie de la politique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1965, p. 32. 239 Sur cette anarchie voir Hobbes, T., Léviathan, Parties I et II, Paris, Hachette, coll. Classiques, 1998, p. 10 et s. 240 Cumin, D., « La théorie du partisan de Carl Schmitt », in Coutau-Bégarie, H. (dir.), Stratégies irrégulières, Paris, Economica, coll. Bibliothèque stratégique, 2010, p. 30. 241 Idem, p. 31.

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en le distinguant de l’ami, de le nommer comme tel et de le combattre242. L’État fournit le cadre fondamental de l’identité du groupe. Il assure la cohésion du peuple constitué en nation et il lui confère une identité243.

En outre, c’est également l’État qui parvient, dans les relations conflictuelles qu’il peut entretenir avec ses pairs, à cimenter l’unité de la collectivité en rejetant vers l’extérieur les divisions internes. L’hostilité qui existe entre les États correspond au processus de pacification tendancielle vers l’intérieur et de guerre vers l’extérieur. « Les États s’efforcent de faire disparaître toute inimitié extérieure entre leurs propres citoyens, mais ils semblent entretenir cette nécessaire inimitié chronique entre les hommes, en les plaçant en situation inéluctablement concurrentielle, sur la scène internationale. L’ennemi disparu à l’intérieur est rejeté à l’extérieur. Ainsi, avec l’État, le problème de la violence entre les hommes paraît avoir été déplacé, plutôt que surmonté. »244

Dans cette perspective, l’État, qui forme la conscience réfléchie de l’unité de la collectivité, comme la collectivité nationale, effectue en son nom la clôture de l’espace collectif et fait en sorte que ceux qui se trouvent à l’extérieur soient susceptibles d’appartenir à une catégorie considérée inamicale pouvant, le cas échéant, être qualifiée d’ennemie. Ce dernier « nous limiterait et en même temps nous fonderait. La nation peut certes se présenter comme un facteur d’intégration, mais elle renforce tout autant cette logique d’exclusion : l’étranger est considéré comme un ennemi potentiel »245. L’État, en délimitant des bornes de cet espace collectif qu’est la collectivité nationale, agit de telle manière que ceux qui se trouvent en dehors représentent le « eux » dangereux, voire hostile.

1.2.1.3. Le Feinderklärung, désignation explicite de l’ennemi L’ennemi est la résultante d’un processus par lequel le sujet identifie l’Autre en

tant qu’entité hostile et le labellise comme ennemi. Par ce label, l’État nomme la menace, mais pas seulement, il lui accorde un statut spécifique, celui d’ennemi. Ce pouvoir créateur de l’État permet de distinguer l’ennemi (politique) de la menace à la sécurité. « À un premier niveau, un ennemi est une entité individuelle ou collective manifestant une volonté et un pouvoir de nuisance à notre égard. Mais un ennemi n’est pas nécessairement celui qui s’impose ou [qui se] désigne comme tel : il peut être créé. Il devient alors cette figure de l’autre à laquelle on définit et on

242 Ricci, J.-C., Histoire des idées politiques, Paris, Dalloz, coll. Cours, 2008, p. 433. 243 Jaume, L., « Carl Schmitt, La politique de l’inimitié », Historia Constitucional, n° 5, 2004.Article disponible à l’adresse suivante : http://hc.rediris.es/05/articulos/pdf/11.PDF 244 Cambier, A., Qu’est-ce que l’État ? Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques, 2004, p. 19. 245 Idem, p. 19.