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    QUEL CUR SERAIT ASSEZ DUR ... ? Quel cur serait assez dur pour n'tre pas transperc de piti en voyant cette compagnie ?

    Zurara, Chronique de la dcouverte et de la conqute de la Guine

    De trs bonne heure au matin, cause de la chaleur , quelques marins portugais sur les ponts d'une demi-douzaine de caravelles de cent tonneaux, les nouveaux bateaux voile, se prparaient dbar-quer leur cargaison africaine prs de Lagos, la pointe sud-ouest de l'Algarve, au Portugal. On tait le 8 aot 1444.

    Cette cargaison consistait en 235 esclaves. Arrivs sur la terre ferme, on les plaa dans un champ. Ils offraient, crit un contempo-rain, un spectacle merveilleux car parmi eux, il y en avait d'assez blancs, d'assez beaux, et bien proportionns; d'autres taient moins blancs, comme des multres; d'autres encore taient aussi noirs que des thiopiens, et si laids, tant par les traits que par le corps, qu'ils semblaient presque incarner. .. les images d'un hmisphre inf-rieur.

    Quel cur serait assez dur , poursuit ce chroniqueur, Gomes Eannes de Zurara, courtisan attach au frre du roi de Portugal, l'in-ventif prince Henri, pour n'tre pas transperc de piti en voyant cette compagnie? Car certains gardaient la tte baisse, et leurs vi-sages baigns de larmes, en se regardant. D'autres debout gmissaient avec grande douleur, en regardant le ciel, fixement, en criant de toutes leurs forces, comme s'ils demandaient de l'aide au Pre de la Nature; d'autres se frappaient le visage de la paume, se jetaient de tout leur long sur le sol; tandis que d'autres encore se lamentaient dans un chant funbre, selon la coutume de leur pays ...

    Mais pour augmenter encore leurs souffrances, poursuit l'auteur, arrivrent ceux qui taient chargs de la sparation des prisonniers et [ ... ] il fallut alors sparer pres et fils, maris et femmes, frres et

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    frres. On ne montra aucun gard pour les amis ou les parents, mais chacun choua o son sort l'emporta.

    Zurara adresse ensuite une prire la desse alors populaire de la Fortune: 0 puissante Fortune, qui par ta roue fais et dfais, embras-sant les affaires du monde comme il te plat, veuille au moins mettre sous les yeux de cette malheureuse race quelque comprhension des vnements venir, afin que les captifs reoivent quelque consolation au milieu de leur grande infortune ... 1

    L'arrive de cette collection d'Africains tait une nouveaut qui attira les curieux, dont le prince Henri, le hros du chroniqueur Zurara. Il observa, impassible, sur son cheval et reut lui-mme quarante-six des esclaves prsents, le cinquime royal . Il rendit grce Dieu de pouvoir lui ramener tant de nouvelles mes.

    La plupart des captifs qui, ce jour-l, suscitaient tant de curiosit, taient des Azengues (aujourd'hui dsigns par leur nom berbre de ~~nhadja ou Idzagen), issus de ce qui constitue de nos jours le sud de l'Etat moderne du Sahara, dans la partie septentrionale de la Mauri-tanie. Alvise Ca' da Mosto, aventurier vnitien, qui les rencontra plus tard dans leur pays d'origine, dcrit des hommes, basans, trapus et misrables , compars aux Noirs qui vivaient plus au sud et qui taient ses yeux des hommes bien btis et nobles d'allure2 . Pourtant, les Azengues constituaient l'une des familles les plus importantes des Touareg voils, tribu qui durant des gnrations pratiqua les razzias sur les villes comme Tombouctou et d'autres localits du Moyen-Niger. Les gographes arabes les situaient prs de la Montagne scintillante et de la Ville de cuivre , spares des terres inconnues des Noirs du Sud par une mer de sable, trs doux sous le pas, o l'homme et le cha-meau peuvent sombre~ . Ils avaient adopt l'islam au xI" sicle, mais en ignorant presque tout de cette foi, jusqu' ce qu'un prdicateur en-flamm, ibn Yasin, un Berbre musulman de l'universit de Kairouan (en Tunisie) vienne prcher parmi eux et les sduise avec un message austre et radical qui promettait la fin de toute lutte et dsunion, via la barbarie et le sectarisme. Ainsi naquit l'impitoyable mouvement des Al-moravides responsable ses dbuts de vastes destructions.

    Car au service d'idaux irrprochables, les anctres, ou du moins les anctres collatraux des humbles captifs de 1444, avaient, en vritables fanatiques vtus de peaux et montant des chamelles, dferl d'abord au Maroc, ensuite dans la pninsule Ibrique et pendant un temps rgn sur un empir~ qui s'tendait des fleuves Niger et Sngal en Afrique jusqu' l'Ebre en Espagne. L'ermitage d'ibn Yasin, sa ribat (les Almo-ravides taient le peuple de la ribat ), l'poque de sa lutte, n'tait pas loin de ce mme Arguin d'o les esclaves de 1444 avaient t dports.

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    Ainsi, il est possible que certains des Portugais chargs de garder les nouveaux arrivants aient t, du fait de viols ou de conqutes amou-reuses trois cents ans plus tt, leurs parents loigns.

    Zurara dcrit comment, mme au xve sicle, les Azengues fai-saient souvent la guerre aux Noirs, en ayant recours la ruse plus qu' la force, car ils ne sont pas aussi forts que leurs captifs . Cette re-marque nous explique pourquoi les esclaves dbarqus dans l'Algarve taient de teintes si varies: les captifs des conqurants portugais comprenaient des hommes et des femmes dj asservis par les Aze-ngues. Si le commentaire de notre chroniqueur sur les esclaves blancs et noirs est exact, le chargement devait comprendre des es-claves achets sur les marchs par les trafiquants musulmans omni-prsents.

    La plupart des prisonniers de 1444 avaient t saisis par les Portu-gais dans un village o [ ... ] en criant "saint Jacques, saint Georges et Portugal", ils les attaqurent par surprise en tuant et volant tout ce qu'ils pouvaient. Alors vous auriez vu des mres abandonnant leurs enfants, des maris leurs femmes, chacun tentant de s'chapper de son mieux. Certains se noyrent dans l'eau, d'autres pensrent s'chapper en se cachant sous leurs huttes, d'autres dissimulrent leurs enfants dans les algues o nos hommes les trouvrent par la suite4

    Le chef de l'expdition, en l'occurrence, s'appelait Lanarote de Freitas, jeune fonctionnaire charg de la collecte des impts, qui tait devenu capitaine d'une compagnie de commerce avec l'Afrique, lorsque celle-ci s'tait tablie Lagos (la ville o il exerait), pour le service de Dieu et de l'Infant HenriS . Ce Freitas avait la rputation d'tre un homme de grand bon sens , lev dans la vaste et captivante mai-sonne du prince Henri.

    Le rapt d'esclaves, plutt que leur achat, tait tout sauf une pratique inhabituelle dans l'Europe et l'Afrique de ce temps-l. Ces razzias, comme on appelait l'odieuse activit du vol d'tres humains, s'taient pratiques tout au long du Moyen ge en Espagne et en Afrique, l'instigation de marchands musulmans et chrtiens. Les musulmans li-saient dans le Coran la justification de l'asservissement des chrtiens; ces derniers les avaient imits dans leur longue reconqute de l'Es-pagne.

    Le voyage de Freitas fut la premire grande entreprise commerciale des Portugais en Afrique de l'Ouest. Elle eut pour effet de convaincre les grands ngociants, jusqu'alors sceptiques, des profits tirer de semblables expditions. Les marchands de Lisbonne avaient espr trouver de l'or en Afrique occidentale. S'il y en avait un peu, les es-claves taient plus abondants. Le prince Henri n'tait pas mcontent:

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    l'argent obtenu en vendant sa part d'esclaves serait utilis pour armer d'autres entreprises, y compris les voyages de dcouverte.

    Le chroniqueur Zurara pensait probablement que les captifs de-vaient leur destin aux pchs de leur anctre suppos commun, Cham, maudit par son pre No lorsqu'il l'eut vu ivre et nu. Les traditions chrtienne et musulmane supposaient toutes deux que les descendants de Cham avaient t transforms en Noirs. Zurara aura pu aussi subir l'influence de l'ouvrage antrieur de deux sicles d'Egidio Colonna, selon lequel les gens qui n'ont pas de lois, qui ne vivent pas en paix sous un gouvernement, tiennent davantage des btes que des hommes et peuvent donc lgalement tre asservis6 Zurara aura sans doute considr que les Africains amens au Portugal en 1444, quelles que fussent leurs origines, taient de telles gens.

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    L'HUMANIT EST DIVISE EN DEUX L'humanit est divise en deux: les matres et les esclaves.

    Aristote, La Politique

    Par sa description de la vente d'esclaves Lagos en 1444, Zurara, le chroniqueur de la cour, rendait compte de ce qui a depuis paru tre un tournant de l'histoire humaine. Mais il est peu d'vnements qui gardent ce statut aprs mr examen; et les Portugais, avec tous les Europens du Sud de l'poque, taient habitus aux esclaves comme l'esclavage.

    La plupart des socits tablies ont eu recours un moment ou un autre au travail forc; la plupart des peuples, mme les fiers Franais, les efficaces Allemands, les nobles Anglais, les intrpides Espagnols et peut-tre surtout les Russes potiques ont connu des annes de servitude.

    L'esclavage fut une institution majeure de l'Antiquit. Les tombes prhistoriques de la Basse-gypte suggrent qu'un peuple libyque d'environ 8000 av. J.-c. asservit une tribu boshimanne ou negrito . Les gyptiens firent plus tard de nombreux raids sur les principauts du Sud et lancrent aussi des attaques par mer durant la XVIIIe dy-nastie pour voler des esclaves dans l'actuelle Somalie. Les esclaves ralisrent, ou aidrent raliser, les innovations de la premire rvo-lution agricole de l'univers: le systme hydraulique de la Chine et les pyramides d'gypte. Le premier code juridique, celui d'Hammourabi, muet sur plusieurs points aujourd'hui tenus pour intressants, compor-tait des dispositions prcises sur l'esclavage. Ainsi, quiconque aidait un esclave s'enfuir tait puni de mort, tout comme celui qui abritait un fugitif - avant-got des deux mille ans pendant lesquels les es-claves figurrent dans la plupart de ces compilations.

    l'apoge de la Grce et de la Rome antiques, les esclaves taient les domestiques, les ouvriers des mines et des travaux publics, par quipes ou individuellement, les ouvriers des fermes ou les employs

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    des entreprises commerciales ou artisanales, Ils graient et servaient tout la fois dans les bordels, les compagnies commerciales et les ate-liers, Il y avait des esclaves Mycnes, et Ulysse possdait cinquante esclaves fminines dans son manoir. Les Grecs apprciaient particu-lirement les esclaves: Athnes en eut jusqu' 60 000 au znith de sa gloire. Sa police tait forme d'un corps de 30000 archers scythes as-servis; ses fameuses mines d'argent du Laurion employrent plus de 10 000 esclaves jusqu' la rbellion de 103 av. J.-c. ; et vingt esclaves - peut-tre un quart de ceux qui y uvrrent - participrent la cons-truction du Parthnon. Les Athniens eurent recours aux esclaves dans le combat de Marathon, mme s'ils les affranchirent d'abord.

    Quant aux Romains, ils employrent des esclaves dans toutes les tches que leur confiaient dj les Grecs, et en eurent beaucoup plus de domes-tiques: un prfet, sous l'empereur Nron, pouvait en avoir 400 dans son intrieur. L'Italie comptait peut-tre deux millions d'esclaves la fin de la rpublique. Du fT sicle av. J-c. au dbut du rrf sicle de notre re, c'est gnralement grce aux esclaves que la prosprit fut cre. Cela ne signifiait pas que tous fussent gaux: les esclaves de la ville et ceux de la campagne menaient des existences diffrentes; un homme travaillant en quipe dans les champs avait une autre vie que l'artisan d'un atelier de la ville; certains esclaves taient mdecins et avocats, d'autres taient les majordomes des patriciens, ou bergers dans les collines. L'esclave de Ci-cron, Tiron, tait son secrtaire personnel et fort instruit: il est mme l'inventeur d'une stnographie laquelle il donna son nom.

    Un demi-million de captifs, c'est ce dont Rome semble avoir eu besoin chaque anne au temps de sa suprmatie - disons entre 50 av. J.-c. et 150 de notre re. L'Etat romain lui-mme possdait d'innom-brables esclaves: 700, par exemple, taient responsables de l'entretien des aqueducs de la ville impriale. Et un membre sur trois de la popu-lation, peut-tre, tait esclave au dbut de l'Empire. Une femme noble, Melania, avait, dit-on, affranchi 8000 esclaves au dbut du y e sicle lorsqu'elle dcida de devenir une ascte chrtienne l .

    Tant en Grce qu' Rome, les esclaves taient l'origine des pri-sonniers de guerre ou capturs lors d'une razzia sur une le ou dans une ville trop peu mfiantes. La troisime guerre punique valut parat-il Rome 55 000 prisonniers, et l'on se souvient que Csar ramena dans la capitale de nombreux captifs aprs la Guerre des Gaules. Nom-breux furent les Germains asservis dans les sicles ultrieurs. Puis Septime Svre ramena 100 000 prisonniers Rome aprs avoir dfait les Parthes Ctsiphon. Au leT sicle av. J.-c., 15000 esclaves gaulois taient changs chaque anne contre du vin italien. Le piratage et le

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    brigandage jouaient un rle dans la fourniture de la force de travail ncessaire la Ville.

    Les marchs spcialiss dans la vente d'esclaves, tels ceux de Chios, Rhodes et Dlos, avaient pris leur essor ds l'ge d'or de la Grce an-cienne. phse demeura le plus grand march de ce type dans le monde antique pendant des sicles, bien que le nombre d'hommes vendus soit peu document. Les villes o se tenaient ces marchs constituaient des lieux de villgiature apprcis de tous les patriciens. La majorit des prisonniers qui y taient vendus provenaient d'Orient. Mais la vente d'esclaves ns dans l'Empire romain tait aussi une entreprise florissante. TI est trs probable que certains furent engendrs dlibrment pour ces marchs.

    Nombreux taient les esclaves de la Rome ancienne qui taient des Celtes ou de blonds Germains, ou encore des Saxons: Les beaux vi-sages des jeunes esclaves, crit Gibbon, taient recouverts d'une crote mdicinale ou d'un onguent qui les protgeaient des effets du soleil ou du gel2 Ils devaient venir d'Europe du Nord, peut-tre mme de la patrie de l'historien. Macaulay n'a-t-il pas dcrit la Mditerrane comme une mer parcourue des trirmes de Massilia / charges de blonds esclaves ?

    Les esclaves noirs n'taient pas inconnus de l'Antiquit. L'gypte avait toujours cherch protger militairement sa frontire mridio-nale avec la Nubie, mais le commerce la traversait dans les deux sens. Hrodote parle d'un trafic gyptien d'esclaves noirs; aux belles heures des pharaons, les Nubiens dpchaient rgulirement des tributs sur le Nil, dont des esclaves thiopiens avec l'or et le btail. Des Noirs, sans doute des esclaves thiopiens, combattirent dans l'arme de Xerxs, comme dans celle de Glon, tyran de Syracuse. On repre des thio-piens dans de nombreux endroits de la Mditerrane cette poque : des danseurs et des boxeurs, des acrobates et des auriges, des gladia-teurs et des cuisiniers, des prostitus et des domestiques. On retrouve des ttes noires sur les vases grecs et les terres cuites alexandrines ; une mosaque pompienne du leT sicle montre un esclave noir servant dans un banquet. Snque parle d'un de nos jeunes lgants avec ses cavaliers et ses Numides3. Le dramaturge romain Trence avait t esclave Carthage et, si l'on en croit Sutone, aurait t multre. Le Periplus maris Erythraei, un guide prcieux de la navigation sur la mer Rouge au leT sicle de notre re, voque un coml1}erce maritime d'esclaves partir de la cte d'Afrique de l'Est vers l'Egypte. Car les Africains noirs taient beaux, aux yeux de l'poque. On dit que Snque remarqua que ses compatriotes jugeaient les femmes noires plus sensuelles que les blanches, lesquelles prouvaient une admiration voluptueuse symtrique pour les Noirs; le pote Martial loue une dame

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    plus noire que la nuit, qu'une fourmi, que la poix, un choucas, une cigale4 . Dans la Bible, la reine de Saba est toujours dite aussi belle que noire; et le Cantique des Cantiques de la Vulgate comporte cette affirmation dcisive: Je suis noire et je suis belle, filles de Jru-salem, comme les tentes de Kedar, comme les pavillons de Salomons. Hrodote, qui remonta le Nil jusqu' lephantine, la ville-frontire avec la Nubie, a jug les thiopiens le plus beau des peuples6 .

    D'ailleurs, tous les Africains noirs de la Mditerrane classique n'taient pas des esclaves. Eurybate, un hraut noir qui accompagne Ulysse pour converser avec Achille, l'tait peut-tre (c'est notamment grce au souvenir qu'elle gardait de lui que Pnlope reconnut son mari); et un certain Aethiops, peut-tre un affranchi noir d'Afrique (ou n'tait-ce qu'un surnom ?), tait prsent lors de la fondation de Corinthe.

    Au moins ds l'poque de Xnophane (le premier Europen avoir dcrit les diffrences physiques entre Noirs et Blancs), au VIe sicle av. J.-c., les Grecs et les Romains n'avaient pas de prjugs raciaux: il leur tait indiffrent qu'un homme peau noire ft suprieur un Blanc et vice versa. Rien d'tonnant, donc, ce que le mtissage ne suscite aucun dgot ni surprise. Aucune loi ne mentionnait la gues-tion. De nombreux thiopiens pousrent des Grecques ou des gyp-tiennes (et vice versa). Au VIlle sicle avant notre re, ce sont mme les thiopiens, qui avaient fourni des soldats et des esclaves Mem-phis, qui conquirent l'gypte et lui donnrent sa XXVe dynastie.

    Presque tous les Africains noirs de l'Antiquit venaient d'thiopie par l'gypte. On envoya plusieurs expditions dans cette direction, et Pline l'Ancien en raconte plus d'une; cependant, une route caravanire semble avoir t ouverte au If sicle de notre re Leptis Magna, dans la Libye d'aujourd'hui, reliant l'Empire romain la Guine.

    Des hypothses extraordinaires ont fleuri selon lesquelles la civili-sation antique de Grce aurait tout la fois une origine gyptienne et noire. Cette conception hardie qui, si elle tait vraie, pourrait trans-former toute histoire de la Traite transatlantique a pour origine le fait rapport par l'historien grec Diodore de Sicile, au fr sicle av. J.-c. Mais on n'a pas de preuve: est-il plus vraisemblable que le premier roi my-thologique d'Athnes, Cecrops, ait t noir ou que la partie infrieure de son corps se soit termine en queue de poisson ? Socrate a pu tre noir, mais les chances en sont plutt minces; Cloptre a pu avoir du sang noir, mais c'est trs improbablea

    a. L'auteur fait allusion la thse, aussi stimulante que dbattue, de Martin BernaI qui, dans Black Athena, se penche sur les racines afro-asiatiques de la civilisation classique; trad. ff. M. Menget et N. Genaille, Paris, PUF, 1996. (NdT)

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    Les Athniens furent les premiers discuter, et aussi tenter d'ex-pliquer l'institution de l'esclavage (parmi la plupart des autres sujets). Ainsi, dans le premier livre de sa Politique, Aristote affirme-t-il: L'humanit est divise en deux: les matres et les esclaves; ou SI l'on prfre, les Grecs et les Barbares, ceux qui ont le droit de com-mander; et ceux qui sont ns pour obir. Cela semblait impliquer qu'aux yeux d'un Athnien quiconque n'tait pas grec pouvait tre captur et asservi - voire qu'il devait l'tre. Aristote dclare e?core : Un esclave est un bien meuble dot d'une me. Il acceptait donc l'esclavage en tant qu'institution. Selon lui, l'emploi d'animaux do-mestiques et d'esclaves est peu prs quivalent; les uns et les autres nous prtent leurs efforts physiques pour satisfaire les besoins de l'existence . Mais il ajoute que certains avaient soutenu que l'em-pire d'un matre sur ses esclaves est contraire la nature et que la dis-tinction entre le matre et l'esclave n'existe qu'en vertu de la loi, la-quelle, contrevenant la nature, est donc injuste . Ces propositions ambigus ne seront pas sans effet au XVIe sicle, lorsque Aristote sera considr comme le matre en toutes choses ou presque7

    Platon, lui, avait compar l'esclave au corps, le matre l'me. Il admettait comme allant de soi l'asservissement des trangers, bien qu'il dsirt mettre un terme celui des Grecs8

    Pourtant, le dramaturge Euripide avait compris que l'affaire tait plus cruciale que ne le pensaient les philosophes; dans son Hcube, par exemple, il fait dire Polyxne, ne pour pouser des rois, qu'elle pr-fre la mort l'esclavage. Ses contemporains, les sophistes, poussrent la rflexion jusqu' sa conclusion logique: ils affirmrent mme que l'esclavage n'avait pas de fondement naturel car il rsultait de l'usage. Le rhteur Alcidamas, en exigeant que les Spartiates librent les Mess-niens, opinait que les distinctions entre un homme libre et un esclave taient inconnues de la nature. Quant aux cyniques, ils considraient qu'un esclave gardait l'me libre, mme s'il tait l'instrument de la vo-lont de son matre; d'o l'observation de Diogne selo sn laquelle le vritable esclave est celui qui s'en remet au travail forc d'autrui. Ces raisonnements labors n'avaient pas de consquences pratiques.

    Les Romains avaient dfini juridiquement le statut de l'esclave (servus) par opposition celui du serf (colonus). L'esclave Rome tait un objet, res, incapable de tester, de tmoigner dans les procs civils, ou de poursuivre au pnal - mme si une loi d'Hadrien le pro-tgeait thoriquement du meurtre et des svices physiques infligs par son matre. Cependant, le simple fait que l'esclave pt tre puni pour

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    ses offenses suggre que la loi le considrait comme une personne, pas seulement comme une chose.

    Les critiques de l'esclavage mises par les grands auteurs latins d-noncent la cruaut l'encontre des esclaves plus qu'elles ne remettent en cause l'institution. C'est ainsi que Cicron comme Snque esprent que les esclaves seront traits avec humanit, mais sans jamais ima-giner la fin de ce rgime. Cicron, pour qui toute ingalit (donc l'escla-vage) procde de la dgnrescence, crit dans le De Republica que l'asservissement des peuples conquis est lgitime si lesdits peuples ne peuvent se gouverner eux-mmes; Snque, lui, expose l'ide que l'esclavage n'engage que le corps: l'esprit garde son indpendance. Il pense aussi que la desse Fortune (celle de Zurara) exerce son empire sur les hommes libres comme sur les esclaves; Rome comme en Grce, la manumission, aprs tout, n'tait pas rare.

    Dans les dernires annes de la rpublique, et nouveau sous les empereurs antonins, au If sicle de notre re, la lgislation servile reut des amliorations qui la rendirent plus humaine. Ces changements ne modifiaient pas la dfinition de base qu'un esclave tait la proprit d'autrui. Mais ils indiquaient bien que les droits d'un matre sur ses esclaves, comme ceux qu'il exerce sur ses autres biens, sont limits prcisment. L'empereur Antonin le Pieux, par exemple, chercha, au ne sicle, rduire le caractre arbitraire de l'institution de l'esclavage; mais il dclara aussi que le pouvoir des matres sur les esclaves ne pouvait tre discut. C'est en affirmant qu'elles taient dans l'intrt des matres qu'il justifia ses lois humanitaires.

    Ces innovations rsultaient pour une part de deux influences: celle de la philosophie stocienne tardive et celle du christianisme; la pre-mire tait la plus subversive. Dsormais, quoi qu'il en ft, si un matre maltraitait son esclave, il devrait le vendre. S'il abandonnait un esclave infirme, celui-ci pourrait tre affranchi. Cependant, ni le stocisme ni le christianisme ne remettaient en cause l'institution. Elle tait cense dater de toute ternit. Si un matre n'exerait pas tous ses droits sur ses esclaves, cette concession restait rvocable tout moment. Le stocien pictte, lui-mme n esclave et affranchi par son matre, va jusqu' se demander si l'affranchissement profiterait tout esclave, tout en s'inquitant des effets destructeurs de l'esclavage sur les matres eux-mmes.

    L'enseignement du Christ - tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mmes pour eux - associ l'ide de saint Paul que Dieu a fait d'un principe unique tous les hommes et toutes les nations9 jourent un rle dans l'histoire de

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    l'abolition aux tats-Unis au XIXe sicle; mais au dbut du christia-nisme, on vit dans le silence du Christ sur les esclaves et les maux de l'institution de l'esclavage leur exclusion du plan de la gnrosit di-vine.

    Saint Paul, comme Snque, jugeait que l'esclavage tait extrieur. Il recommanda donc que les esclaves servent leurs matres avec crainte et tremblement . Il pensait que chaqu~ homme doit demeurer dans l'tat o l'a trouv l'appel de Dieu. Etais-tu esclave lors de ton appel? ne t'en soucie pas. Et mme si tu peux devenir libre, mets plutt profit ta condition d'esclavelO. L'aptre pensait, certes, que l'esclave recevant l'appel devenir chrtien est l'affranchi du Sei-gneur . Mais il fallait entendre que cette libert ne vaudrait que pour l'autre monde. Son ptre Philmon le Grec nous raconte comment il renvoya un esclave fugitif, Opsime, son matre, tout en lui re-commandant l'indulgence. Les Eglises devaient plus tard se servir de ce passage pour refuser le droit d'asile aux esclaves fugitifs, la dif-frence des criminels de droit commun; et le trafiquant huguenot du XVIIIe sicle, le Franais Jean Barbot, estimait que cette ptre prouvait la lgalit de l'esclavage si elle imposait de bien les traiter. ~'vque des dbuts du christianisme, ou celui du Moyen Age, pOUVait se ras-surer en affirmant que le Christ tait aprs tout venu changer les esprits, non les conditions sociales - non venit mutare condition es sed mentes. Comment, le serf tait intrieurement libre et spirituellement l'gal de son matre ? Peu importait: selon toutes les apparences, il n'tait qu'une simple possession. Certes, les esclaves pouvaient aspirer la li-bert dans l'autre monde. D'ici l, ils devraient supporter leur condition terrestre pour la gloire de Dieu, dont les voies taient imp~ntrablesll.

    Plusieurs sicles aprs saint Paul, l'austre Pre de l'Eglise qu'est saint Jean Chrysostome conseilla l'esclave de prfrer la scurit de la captivit aux incertitudes de la libert. Saint Augustin tait du mme avis. Il jugeait que la premire cause de l'esclavage tait le pch qui avait soumis l'homme l'homme . Mais cela ne s'tait pas opr sans la volont de Dieu, qui ignore l'injustice . Augustin, n Hippone en Afrique du Nord, croyait en l'galit des races: Tout tre humain, c'est--dire une crature mortelle et rationnelle, o qu'il soit n, quelque trange qu'il paraisse nos sens par sa forme corporelle, sa couleur, son mouvement, sa langue, ou toute facult, partie, ou qualit de sa nature quelle qu'elle soit, qu'aucun croyant n'aille douter si peu que ce soit qu'un tel individu descend du premier homme qui fut d'abord cr. Malgr tout, c'est le pch qui asservit les hommes; et Augustin de rappeler la maldiction de Cham dans, la Gensel2 . Saint Ambroise, quant lui, dans son commentaire sur l'Epitre de saint Paul

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    aux Colossiens, affirme que les matres ont des devoirs vis--vis des esclaves. Il suppose aussi que Dieu a voulu que tous fussent libres, mais que les conditions tragiques de la vie humaine ont fait que ceux qui sont naturellement libres peuvent tre rduits en esclavage du fait des guerres. Vers 345, le Concile gnral de l'glise chrtienne de Gangra, en Paphlagonie (le nord de l'actuelle Turquie) condamna tous ceux qui, sous prtexte de religion, enseignaient aux esclaves m-priser leurs matres; l'un des conciles de Carthage (419) refusa aux esclaves affranchis eux-mmes de tmoigner en justice. Le pape Lon le Grand proclama en 443 qu'aucun esclave ne pouvait devenir prtre, C:' ~st l'empereur Justinien qui tenta plus tard de changer cette dispo-SItIon en permettant l'entre des esclaves dans la prtrise si leurs ma-tres ne s'y opposaient pas; mais si l'on a trouv un collier d'esclave portant l'inscription Flix l'archidiacre, la tolrance implicite dans cette dsignation ne fut gure suivie d'effet la fin de l'Empire d'Oc-cident.

    Dans l'un de ses derniers discours, lors d'un dbat la Chambre des communes en 1806, l'ami passionn de la libert qu'tait Charles James Fox dclarait que c'tait l'une des gloires du christianisme d'avoir peu peu aboli la Traite, et mme l'esclavage partout o son . fi 13 ' III ue.nc~ ~e fit sentir . Il n'en reste pas moins que cette effulgence resta IllvlSlble durant de nombreux sicles.

    Pourtant, mme si l'glise ne remit pas en cause l'institution de l'es-clavage, elle encouragea bien la manumission: on a voqu les actes de la pieuse Melania; un certain Herms, converti au christianisme sous Hadrien, affr~chit, dit-on, 1250 esclaves un jour de Pques. L'empe-reur ConstantIll le Grand approuva aussi en 321 un dcret intitul Ma-numissio in ecclesia.

    Ce ne fut que dans le cas des Juifs que le droit romain tardif fut moins que secourable aux matres. Constantin prit toutefois soin de dcrter qu'aucun Juif ne pouvait possder d'esclave chrtien. Si un Juif achetait un esclave non-juif et lui imposait la circoncision, le C:0de thod~sien accordait cet esclave la libert. Une loi de 417 pr-CIsa la questIOn: aucun Juif ne pouvait acheter d'esclave chrtien. S'il venait ~ en h.riter, il ne pourrait le garder que s'il n'essayait pas de le convertlf au Judasme. C'est ainsi, trs tt dans l'Histoire, que fut pos le problme des Juifs et des esclaves, mais pas tout fait dans les termes qu'ont gots nos polmistes du xxe sicle.

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    LES ESCLAVES QUI TROUVENT L'OR SONT TOUS NOIRS

    Ces esclaves qui extraient l'or sont tous noirs mais si, par miracle, quelques-uns viennent en sortir, ils de-viennent blancs.

    Valentim Fernandes. vers 1500

    Avec le dclin de l'Empire romain, la plupart des institutions anti-ques s'effondrrent entranant dans leur chute la plupart des familles, des dieux et des traditions. Mais l'esclavage survcut. Aux pires annes des sicles sombres, on trouvait encore des esclaves scythes sur le march d'Antioche et des Goths vendre Rome. Les esclaves jourent aussi un rle dans le renversement de l'Empire. Ainsi l'arme d'Alaric, forte de quarante mille hommes, incluait-elle de nombreux esclaves fugitifs, dont plusieurs d'origine gothique. Les partisans de l'empereur Honorius en Espagne armrent mme des esclaves pour combattre les Francs. En 423, l'usurpateur Jean s'empara du pouvoir Ravenne et, faute de troupes, affranchit et arma les esclaves des villae voisines. En Gaule, les esclaves en fuite venaient frquemment grossir les armes des envahisseurs francs.

    Les barbares se rapprochrent vite des peuples conquis. Ils n'avaient pas l'intention de dtruire le vieil ordre social. Ils voulaient plutt se l'approprier leur profit. Ils comprenaient fort bien que leurs nouveaux domaines exigeraient le travail forc des esclaves; n'y avaient-ils pas eu recours en toutes occasions, mme au sein de leur nomadisme, et n'avaient-ils pas souvent souffert des razzias romaines dans le pass ?

    Les nouveaux matres du vieux monde romain avaient acquis l'essen-tiel de leurs esclaves par la guerre; celle-ci tait incessante. Non seule-ment les combats taient permanents entre les diffrentes monarchies anglo-saxonnes, mais celles-ci assaillaient les Celtes dans l'ouest de la Grande-Bretagne: ces guerres tenaient davantage de la chasse l'homme pour capturer des esclaves celtes. Les Francs eux aussi

  • 16 LA MER VERTE DE L'OBSCURIT

    guerroyaient sans cesse - contre les Bretons, ou les Goths d'Aqui-taine - et ramenaient le plus souvent des esclaves en guise de butin, Dans la nouvelle culture postimpriale, l'asservissement tenait aussi lieu de chtiment (le criminel incapable de payer l'amende alloue la victime pouvait tre rduit en esclavage), La plupart des esclaves de l'Espagne wisigothe semblent avoir cette origine; ou devoir leur condi-tion l'endettement; ou la simple pauvret car hommes et femmes se vendaient dlibrment, eux-mmes ou leurs enfants, dans l'espoir d'une vie meilleure. Grgoire de Tours, l'historien du VIe sicle, rap-pelle qu'en Gaule, de son temps, les marchands rduisaient les pau-vres en esclavage pour un morceau de pain! .

    Les marchs aux esclaves restaient actifs, bien qu'au ralenti; en Espagne wisigothe, les marchands juifs jourent un rle prminent dans la fourniture d'esclaves - des Celtes ou des Suves, sans doute-jusqu' ce que la mare montante de l'antismitisme ne rduise leur activit.

    Les lois de la plupart des tats issus de l'Empire romain refltaient la pratique romaine, mme s'ils l'adaptaient au nouvel ge: un dcret bur-gonde, par exemple, dclare qu'un esclave vaut cinq bufs et demi ou cinq cochons. Les rfrences l'esclavage sont multiples dans les codes anglo-saxon, lombard et franc: d'innombrables dispositions sont lies aux chtiments infliger aux esclaves qui tentent de traverser la fron-tire les sparant de la libert; certains gards, ces rgles paraissent plus dures que celles de Rome. Des cinq cents lois environ qui nous res-tent des Wisigoths (leurs rois taient de grands juristes), prs de la moiti ont trait un aspect de l'esclavage. Saint Isidore de Sville, qui, dans une priode sinistre, tablit un rapprochement philosophique entre les coutumes chrtiennes ,et gothiques, n'avait aucun doute sur l'origine divine de l'esclavage: A cause du pch du premier homme, le chti-ment de la servitude fut inflig par Dieu l'espce humaine; ceux qui ne mritaient pas la libert, il a dans sa bont accord la servitude2 On se souvient que dans Tristan et Isolde, la premire mission de Tristan consiste tuer Morold, chevalier irlandais qui passait rgulire-ment en Cornouailles pour se procurer des esclaves.

    Ainsi, tout au long des dbuts du Moyen ge, les esclaves formrent une section trs prcieuse de la population europenne, y compris en Europe du Nord. Quant savoir quelle tait la proportion d'esclaves dans l'empire de Charlemagne, c'est une question dbattue. Il est certain que les marchs aux esclaves prosprrent sous la Renaissance caro-lingienne, comme la connaissance. Verdun comme en Arles, mais aussi Lyon, on pouvait se procurer des Saxons, des Angles, des Vendes et des Avars, ainsi que les slaves, de plus en plus apprcis, dans leurs

    LES ESCLAVES QUI TROUVENT L'OR SONT TOUS NOIRS 17

    grandes foires. Verdun se flattait de sa production d'eunuques, dont la plupart taient vendus aux Maures d'Espagne. Louis le Dbonnaire, l'hritier de Charlemagne, menait une politique dfensive. Du coup, il devenait plus difficile de trouver des prisonniers de guerre asservir. Il vendit des permis de trafiquer en esclaves aux puissants marchands qu'il connaissait et qui exeraient l'tranger comme en France.

    Un doute subsiste toutefois sur le statut de tous ces servi, pour utiliser leur nom latin: taient-ils des esclaves au sens strict, c'est--dire des biens meubles, ou bien des serfs, des gens jouissant de quelque droit la proprit? Les mots sont ambigus car l'esclavage disparut peu aprs d~ l'Europe du Nord. On s'interroge sur les raisons de cette dispa-rition. Etait-ce parce que les seigneurs fodaux s'aperurent qu'ils ne pouvaient nourrir la force de travail toute l'anne ronde et qu'ils dci-drent de ne l'employer qu'au moment de la rcolte? L'clipse de l'an-tique institution rsulta-t-elle de l'apparition de nouvelles techniques - surtout dans les petites exploitations (ou les regroupements de petites fermes) - qui rendit obsolte le travail servile: ainsi des gros chevaux de trait au collier frontal; des jougs frontaux pour les bufs; du nou-veau flau, ou de la charrue roues et versoir; des outils de fer; ou par-dessus tout, de la diffusion des roues aubes (progrs trs signifi-catif par rapport la roue tourne la force du poignet qui avait si long-temps puis les esclaves)? Ou les seigneurs fodaux taient-ils trop pauvres pour se permettre l'acquisition de nouveaux esclaves? Les guerres trangres susceptibles de susciter l'afflux de prisonniers au dbut du Moyen ge (surtout si l'on songe la rivalit des marchs mu-sulmans de la Mditerrane) taient-elles trop rares? Les nouveaux sei-gneurs jugrent-ils conomiquement avantageux d'affranchir leurs es-claves en change d'un loyer, et de matres se transformer en bailleurs? Les descendants d'esclaves s'levrent-ils dans la socit pour se mler une masse de fermiers, nagure indpendants et sur le dclin, pour constituer une nouvelle classe de serfs? Ou les rvoltes d' esclaves (telle celle qui visa le roi Aurlius des Asturies en 770) et les vasions mas-sives d'esclaves de l'poque furen!-elles trop difficiles contenir? (Dans l'Espagne wisigothe, le roi Egica essaya en 702 de persuader toute la population libre de l'aider pourchasser les esclaves en fuite.)

    On ne doit pas ngliger la dimension morale introduite par une glise plus pnitente. Balthilde, esclave anglo-saxonne d'Erchinoald, le maire du palais, pousa le roi Clovis II (le premier des rois fai-nants) en 649 et devint clbre pour ses efforts visant interrompre la Traite comme racheter ceux qui taient dj asservis (elle fut canonise, comme il convient, sous le nom de sainte Balthilde). On commenait permettre aux esclaves, ft-ce avec humilit, d'entrer

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    18 LA MER VERTE DE L'OBSCURIT

    dans .tes glis~s ; on voyait .des affranc~is pouser de jeunes esclaves. Le sImple faIt de les baptiser proUVaIt que les esclaves taient des hom.mes ou de,s fem~es po~rvus d'mes: ~uis, en 960, les vques de Vemse chercherent a obtemr le pardon dIVIn pour ce qu'ils reconnais-saient comme leur pch pass, la Traite des esclaves en s'efforant d'empcher les Vnitiens de poursuivre ce commerce.'En Angleterre la manumission se rpandit de plus en plus avant 1066 surtout dan~ les testaments des ;ques, et cette p~atique semble avoi; t un quasi-commandement. GUIllaume le Conquerant approuva les rgles ecclsias-tiques interdisant l'asservissement des chrtiens, de mme que Henri 1er ~'archevque Anselme, lor~ du concile de Londres de 1102, dnona ~ usage. de vendre les A~gla~s, c?mme autant de. btes brutes ; quant a son pIeUX contemporaIn, 1 eveque Wulfstan, Il prcha contre le com-merce des esclaves anglais de Bristol l'Irlande3. Mais on ne sait si l' ~n se serait mu de vendre des Franais - voire des Gallois - et

    l'Egli~e demeurait propritaire d'esclaves. Bien plus tt l'orfvr~ et saint Eligius n'avait affranchi que cent des esclaves ~u'il offrit au nouveau monastre de Solignac, prs de Limoges.

    En vrit, de no~bre.uses .cau.ses. semblent s'tre associes pour pro-voquer la chute de 1 antIque InstItutIon durant le XIe sicle en Europe du Nord. Il semblerait qu'il n'y ait plus eu d'esclaves dans le centre de l'Italie, ni en Catalogne, ni dans le centre de la France. En Espagne le vieux systme esclavagiste tait sur le point de s'effondrer a~ moment de la conqute mauresque. partir de ce mOment les descen-dants de nombreux anciens esclaves commencrent tre 'transforms en serfs, lis leurs matres par des obligations (et en recevant un logis, comme dans la mezzadria, le dispositif italien de mtayage) mais ils travaillaient aussi pour eux-mmes. En France du Nord o~ s'aperut vite que les serfs taient non seulement plus productifs 'que les esclaves, m~is q~:ils n:avaient pa~ bes~in d~ gardes permanents. Il sembl: toutefOIS qu Il y .aI~ ~~ ,ce qu un hIst~nen franais moderne a appele un moment pnvIlegIe , une solutIOn de continuit entre

    l'es~lavage qui se ~ourait et l'institution formelle du servage4.' L Angleterre opera ces changements un peu plus tard que ses voi-

    sins continentaux. Mais aprs la conqute normande les nouveaux seigneurs affranchirent de nombreux esclaves trouvs s~r les domaines conquis, qui entrre?t ~lors ~ans les rangs de la P~tite paysannerie. Le Domesday Book n enregIstre que 25000 servi, soit environ un

    a. Livre du Jour du Jugement , recension cadastrale d'Angleterre faite par ordre de Guillaume le Conqurant en 1086. (NdT)

    LES ESCLAVES QUI TROUVENT L'OR SONT TOUS NOIRS 19

    dizime de la force de travail (nombreux taient les laboureurs, cor-vables merci et installs dans la maison de leur seigneur). Mais la conqute normande fut la premire invasion d'Angleterre qui ne fit pas de nouveaux esclaves. Aprs quoi le systme fodal entra en vigueur, de manire plus systmatique que partout ailleurs sur le continent, l'instigation du roi et de ses hommes liges, les nou-veaux seigneurs. Vers 1200, l'esclavage avait disparu en Angleterre, mme si William Wilberforce, abordant le sujet de la Traite, six cents ans plus tard, la Chambre des communes dans un clbre discours, affirma qu'on vendit l'Irlande des enfants-esclaves de Bristol jusque sous le rgne de Henri VII - un aspect des tribula-tions de cette le sur lequel on s'est fort peu penchs.

    L'tat de l'esclavage tait toutefois fort diffrent dans le sud de l'Europe. Dans tous les pays riverains de la Mditerrane, l'institution prospra tout au long du Moyen ge. Cela s'explique d'abord par le fait que la mer et son littoral formaient un champ de bataille end-mique entre chrtiens et musulmans; ensuite, l'esclavage continuait d'tre une pratique courante en terre d'Islam. Les chrtiens comme les musulmans considraient encore, dans les rgions mditerranennes, que l'esclavage s'enracinait solidement dans le droit romain, dans le droit canon, dans la Bible et aussi dans le Coran - bien que ce dernier proclamt prcisment, et souvent, qu'affranchir un esclave est l'un des actes les plus dignes d'loges. Le troisime calife Osman avait agi de la sorte: on disait qu'i! avait achet 2000 prisonniers dans le simple but de les librer.

    Si toute la population de Carthage avait t rduite en esclavage aprs sa conqute par Rome, de mme, au dbut du vnf sicle, la rapide invasion de l'Espagne wisigothe par les Maures fut suivie d'asservis-sements massifs de chrtiens. On rapporte que trente mille esclaves chrtiens furent dports Damas, le cinquime du butin revenant au calife aprs la chute des Wisigoths. Ces esclaves eurent de la chance car le Coran permettait de tuer tous les mles dans les villes qui rsis-taient et d'asservir seulement leurs pouses et leurs enfants. Des annes plus tard, Willibald, plerin originaire du Kent dbarquant en Terre sainte, fut aid par un chambellan espagnol aux ordres du roi des Sarrasins; peut-tre tait-ce un survivant de ce groupe d'es-claves. Mdine, pendant longtemps, il ne fut pas rare de rencontrer des esclaves chrtiennes d'origine espagnole. 'Abd al-Rahman III, le plus talentueux des califes de Cordoue, en Espagne proprement dite, employait prs de quatre mille esclaves chrtiens dans son palais de Madinat az-Zahra, en dehors de la ville. Le clbre AI-Man~r, le

  • 20 LA MER VERTE DE L'OBSCURIT

    grand vizir de ce califat au xe sicle, lana plus de cinquante expdi-tions contre les territoires chrtiens, qui toutes lui rapportrent des es-claves: 30000 par exemple aprs sa conqute du Leon, sa mort, en 1002 Medinacelli, ses amis dplorrent que leur fournisseur d'es-claves ne soit plus6 . Jusqu'en 1311, des ambassadeurs aragonais au concile gnral de l'glise Vienne pouvaient affirmer qu'il restait 30000 esclaves chrtiens dans le royaume de Grenade.

    L'Islam acceptait en fait l'esclavage comme un lment invitable de la socit humaine. Muhammad avait du reste adopt le systme de l'esclavage sur lequel tait tablie l'antique socit comme un fait ac-quis. Le plus grand des historiens arabes, Ibn Khaldn, croyait que c'tait par le truchement de l'esclavage que certains des plus grands musulmans, comme les Turcs, avaient appris la gloire et la bndic-tion et t exposs la providence divine . D'aprs le droit isla-mique, qu'un peuple vienne se convertir l'islam avant une bataille contre une arme musulmane et la vie de ses membres, leurs biens et leur libert devaient tre respects. Il prescrivait d'autres rgles tol-rantes : ainsi, il est essentiel que le prisonnier polythiste [euph-misme coranique pour dsigner le chrtien] soit nourri et bien trait jusqu' ce qu'on ait dcid de son sore . On ne devait pas sparer les enfants esclaves de leurs mres avant l'ge de sept ans. Ainsi, les lois de l'islam taient certains gards plus bienveillantes, s'agissant de l'esclavage, que celles de Rome elles-mmes. On ne pouvait traiter un esclave comme un animal. Aux yeux de Dieu, les esclaves et les hommes libres taient gaux. Le matre n'avait pas droit de vie et de mort sur son esclave.

    Il faut dire que tous les chrtiens ne furent pas asservis aprs leur soumission dans l'Espagne mauresque. Quelques princes chrtiens purent mme conserver leurs esclaves, au dbut. Mais ils n'avaient pas le droit d'en possder qui soient musulmans ou noirs; ces der-niers taient particulirement apprcis par les nobles musulmans, dans la mesure o ils taient rares.

    Les musulmans d'Espagne poursuivirent leur recherche d'esclaves au-del des frontires du vieux royaume wisigoth. Ainsi, ils oprrent des razzias en France partir d'une base camarguaise, dferlrent Marseille en 838" en Arles en 842 et Valence en 869. Tout au long du haut Moyen Age, les actes de piraterie en mer Mditerrane - des musulmans s'emparant de chrtiens ou des chrtiens de musulmans -furent innombrables: aux captures succdaient les longues ngociations de ranon. Des ordres religieux entiers, tel celui des Mercdaires, furent fonds dans l'Espagne chrtienne pour traiter ces questions. Avec quelle frquence des petits bateaux d'allure anodine appareillrent-ils depuis

    LES ESCLAVES QUI TROUVENT L'OR SONT TOUS NOIRS 21

    l'Afrique du Nord dans le but de s'emparer de chrtiens sur les ri-vages du Nord! Et avec quelle frquence des bateaux similaires quit-trent-ils leur tour Barcelone et Majorque dans un but identique!

    Les musulmans d'Espagne achetaient eux-mmes des esclaves et sur une large chelle. Les territoires slaves, toujours majoritairement paens (leur peuple donna son nom l'institution, nom qui devint plus tard un synonyme d' eunuque en arabe), constituaient une source importante d'approvisionnement, aprs le regain de prosprit connu sous les Carolingiens. Les ngociants des marches orientales de l'Al-lemagne menaient leurs prisonniers sur les marchs de Mditerrane -parfois via Walenstad en Autriche - ou Venise - parfois via Co-blence, sur le Rhin, ou Verdun. Ces prisonniers pouvaient galement voyager vers le Sud en descendant la Sane et le Rhne et embarquer Arles. De l, aprs une traverse aussi dsagrable, quoique bien plus courte, que le serait celle de l'Atlantique par la suite, on les dbarquait Almeria, le port principal de l'Espagne musulmane. Ils pouvaient en repartir pour n'importe quel port musulman, pour Bagdad ou Trbi-zonde, Le Caire ou Alger.

    Un commerce prospre se dveloppa galement, dans les deux sens, entre les marchands chrtiens d'Europe, comme les Normands (les Vikings razziaient souvent des esclaves), et les musulmans de la Mditerrane et de la cte atlantique. Les reprsentants chrtiens ins-talls dans les ports arabes cherchaient obtenir des contrats et les consuls se protger. Ils y arrivaient parfois. Mais les marchands arabes contrlant la Traite l'intrieur des terres africaines les emp-chaient d'y pntrer. Ces intermdiaires proposaient des produits afri-cains recherchs, aussi bien que des esclaves - de l'or, de l'ivoire, de l'bne, des peaux de chvre teintes, du piment ou de la malaguette (les graines de paradis) en change des trsors europens comme les armes, la verroterie et les articles en laine. Il arrivait que des esclaves noirs de Guine fussent chan~s contre des blonds de Pologne.

    Ainsi, au dbut du Moyen Age, dans toutes les cours musulmanes mditerranennes et notamment celle d'Andalousie, se trouvaient ras-sembls, comme dans une brigade internationale de servitude, des Grecs, des Slaves, des Allemands, des Russes, des Soudanais et des esclaves noirs. Ces derniers, les hommes et femmes venus de Guinea, avaient travers le Sahara depuis Tombouctou jusqu' Sidjilmassa, march important au sud du Maroc. Ils arrivaient avec l'ivoire qui fut utilis

    a. Le nom Guine semble tre une corruption de Djenn , ville commerante de la rivire Bani, affluent du Haut-Niger; mais ce pourrait tre une dformation du mot berbre aguinaou, c'est--dire noir .

  • 22 LA MER VERTE DE L'OBSCURIT

    par la clbre cole islamique de sculpture sur ivoire de Cuenca, L'un des historiens d'Andalousie mentionne les vastes hordes d'esclaves amenes au cours du xe sicle, Au nombre des marchands d'esclaves de Guine figure le pre de l'historien andalou Ahmad ar-Rz, qui ne fut pas le dernier de sa sorte financer ses recherches grce la for-tune accumule par un anctre esclavagiste,

    Les matres omeyyades de Cordoue, imitant les califes abbassides de Bagdad, commencrent enrler des esclaves dans leur arme et vers la moiti du IXe sicle, le calife comptait une arme servile de 60000 muets , ainsi nomms parce qu'tant allemands, anglais ou slaves, ils ne parlaient pas l'arabe. Yusuf ibn Tashfin l' Almoravide encourageait le recours ces esclaves chrtiens contre les dirigeants chrtiens: ils se battaient merveille. Bien que la puissance musul-mane ft sur le dclin la fin du Xlv" sicle, des esclaves chrtiens travaillaient aussi l'Alhambra de Grenade.

    Les esclaves pouvaient prosprer dans les cours musulmanes; c'est ainsi que le fils de l'un deux, le Slave Badr, devint gouverneur de Cordoue. Nombre de califes eurent des enfants de matresses asser-vies, tel 'Adb al-Ral)man III, fils d'une esclave chrtienne. Certains des dirigeants des Taifas, les minuscules principauts qui germrent en Espagne aprs la chute du califat de Cordoue au xI" sicle, taient d'origine servile: Sabur, par exemple, le roi esclave de Badajoz, naquit probablement sous le nom persan de Sapor; le principicule de Denia, prs de Valence, a peut-tre t un esclave sarde.

    Il se peut que l'arme essentiellement berbre de Tarik ibn Ziyad qui traversa l'Espagne en 711 ait compt des esclaves noirs. 'Abd al-Ral)man 1er , fondateur du califat omeyyade Cordoue, avait confi la gestion de son harem un esclave noir. AI-l;Iakam 1er, au IXe sicle, s'tait entour de mamelouks [gyptiens] et de noirs . AI-l;Iakam II, cent ans plus tard, s'entoura d'une garde rapproche d'esclaves noirs, de mme que le roi de Grenade le plus puissant, Muhammad V, au milieu du XIVe sicle.

    Les chrtiens d'Espagne imitrent le comportement musulman. Il est vrai qu'ils commencrent leur reconqute de la pninsule en dci-mant les populations musulmanes des villes reprises. Mais la fin du VIlIe sicle, les femmes et les enfants prisonniers furent asservis, de mme que certains hommes. Les excuter commenait ressembler du gchis. De fait, l'un des buts principaux de la pntration en ter-ritoire musulman devint, pour les aventuriers et les conseils munici-paux chrtiens, la recherche d'esclaves. En 1143, un roi de Castille, Alphonse VII, conduisit une expdition en Andalousie et ramena des

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    esclaves musulmans de Carmona, prs de Sville, comme d'Almena. Leurs vassaux musulmans offrirent leur tour des esclaves (surtout d'Europe de l'Est) et de l'or aux rois chrtiens d'Espagne. Des es-claves musulmans travaillaient la reconstruction de la cathdrale de Saint-Jacques-de-Compostelle vers 1150, de mme que les esclaves chrtiens sur la mosque de Kutubiyya de Marrakech.

    Les razzias castillanes, l'instar des musulmanes, se multiplirent durant le XIIIe sicle. La reconqute des grandes villes d'Andalousie dboucha sur l'asservissement de milliers de gens reus avec enthou-siasme par les conqurants et leurs partisans. Nombreux furent les es-claves musulmans de toute la rgion mditerranenne et au-del qui passrent directement en mains castillanes. L'histoire rapporte que le roi Alphonse III d'Aragon vendit 40 000 Maures aprs sa capture de Minorque (en 1287); le meilleur expert de cette question suggre qu'il suffirait de diminuer ce chiffre de moiti pour tablir la vrit8 Raymond Lulle, le mystique et trublion de Majorque, s'est sans doute facilement procur un esclave musulman l'poque, pour en ap-prendre l'arabe. L'extraordinaire voyageur arabe que fut Ibn Battuta a dcrit un raid chrtien en 1352 pour la capture d'esclaves sur la cte d'Andalousie entre Marbella et Malaga, peut-tre dans le port de pche de Torremolinos. Ce raid devait ressembler celui des Portu-gais cent ans plus tard en Afrique occidentale, qui ramena les Azen-gues en Algarve et au prince Henri.

    Il n'est donc pas surprenant que l'esclavage, bien qu'apparemment en dclin vers l'an mil au nord des Pyrnes, ait suscit l'attention dtaille, deux sicles et demi plus tard, du plus grand code juridique espagnol, les Siete partidas du roi Alphonse le Sage. Ce clbre docu-ment spcifiait que devenait esclave le prisonnier de guerre, le fils d'un esclave ou celui qui se laissait vendre. Le code, rdig dans les annes 1260, confirmait les dfinitions romaines de l'esclavage, bien qu'il ft certains gards plus tolrant (il l'tait sans doute plus que les lois brutales des Wisigoths) en permettant par exemple un esclave de se marier contre la volont du matre; une fois maris, les couples ne pouvaient tre spars. Si un mariage unissait des esclaves de ma-tres diffrents, on devait s'efforcer de les faire travailler au mme en-droit. Si le compromis tait impossible, il incombait l'glise d'acheter les deux esclaves. Quant aux enfants, ils acquraient le statut de leur mre: si celle-ci tait libre, ils le devenaient. L'esclave maltrait pou-vait se plaindre un juge et le matre ayant tu un esclave pouvait tre poursuivi pour meurtre. La castration tait un chtiment interdit. Les esclaves avaient le droit d'hriter des biens. Le code ne laissait pas entendre que l'esclavage ft un mal en lui-mme. Mais la manumission

  • 24 LA MER YERTE DE L'OBSCURIT

    tait possible et les esclaves pouvaient racheter leur libert, le cas chant. Sachant que l'Espagne mdivale tait un pays multiculturel, le roi Alphonse disposait aussi que ni les Juifs, ni les Maures, ni les hrtiques ne pouvaient lgalement possder d'esclaves chrtiens9

    Ces dispositions s'appliqurent en thorie aux esclaves dont les propritaires taient des Espagnols, non seulement jusqu' la fin du Moyen ge, mais, ft-ce avec des amendements ou une application fautive, peu ou prou jusqu'au XIXe sicle.

    Vers 1100, l'Espagne chrtienne (ou le Portugal) ne comptaient que peu d'esclaves qui eussent la mme foi que leurs matres, mais beau-coup de musulmans, en revanche, qui voluaient ct d'une petite classe de musulmans libres. La plupart des captifs taient domestiques dans les nobles demeures et quelques-uns travaillaient dans les ate-liers ou les fermes. Beaucoup furent vendus, souvent hors d'Espagne. C'est pourquoi Arles, Montpellier, Narbonne, Antibes et Nice furent au XIIIe sicle d'importants marchs aux esclaves arrivant d'Afrique. Les marchands taient souvent vnitiens, gnois ou florentins. Barce-lone tint aussi une place importante, cet gard, et ses ngociants ven-daient activement des Sarrasins ou Maures aux acheteurs de Sicile et de Gnes. Nous apprenons par exemple de Thomas Vincen-tius de Tarragon, install Gnes, qu'il y acquit, durant l't 1318, deux esclaves blancs (sans doute des Maures), deux autres au teint olivtre, un esclave venu de Crime, deux Turcs et un Grec. Les es-claves grecs taient alors la mode Barcelone, on s'en procurait fa-cilement dans le duch catalan d'Athnes; quant ceux de Crime, ils taient dpchs par la colonie gnoise de Kaffa (la moderne Feo-dossia). La Sardaigne comme la Russie constituaient d'autres sources importantes d'approvisionnement en esclaves: Le 24 avril 1409, Jo-hannes Vilahut, notaire de la chancellerie royale et bourgeois de Barce-lone, a vendu Narciso Jutglat, bourgeois de Palma, une nophyte russe, ge de 27 ans et nomme Hlne. Aux esclaves circassiens, ar-mniens et turcs s'ajoutaient tous ceux venus des Balkans, notamment les Albanais (en 1426, Jacobus d'Alos, corailleur de Barcelone, a vendu la veuve d'un marchand de la mme ville une Albanaise nomme Erma ge de 25 ans). La diversit ethnique tait presque aussi remarquable qu'elle l'tait en Andalousie 10.

    Les ports des territoires de l'Aragon en Italie du Sud pratiquaient aussi la Traite au Xye sicle, principalement Naples et Palerme. Les marchands espagnols y exeraient frquemment leur commerce.

    En Aragon comme dans la rgion de Valence, si les razzias et les enlvements de chrtiens, surtout en mer, continuaient, le commerce

    LES ESCLA YES QUI TROUYENT L'OR SONT TOUS NOIRS 25

    jouait un rle plus important pour alimenter l'Europe en esclaves. On y verra sans doute un progrs vers la civilisation ...

    Aprs la chute de Constantinople en 1453, il devint plus difficile d'importer des esclaves de Russie ou de mer Noire. La conqute de la Crime par les Ottomans provoqua la fermeture du comptoir gnois de Kaffa. Cette rarfaction fut compense en Espagne par des impor-tations d'esclaves venus des les Canaries rcemment dcouvertes (ou rdcouvertes). Ainsi, aprs la ~~ rvolte de Tenerife, un marchand de Valence ramena lui seul 87 guanches (indignes des Canaries) sur un seul navire.

    Les esclaves noirs d'Afrique commenaient se multiplier, sur le littoral mditerranen de l'Espagne et ailleurs. Dans les annes 1250, les ngociants mauresques proposaient dj des esclaves noirs de Guine dans les foires de Guimaraes au nord du Portugal; des Noirs acquis en Afrique du Nord taient revendus Cadix la fin de ce mme sicle. En 1306, deux habitants de Cerbre, la frontire franco-espagnole, vendi-rent Bernard Gispert, de Santa Coloma de QueraIt, en Catalogne, un "Sarrasin noir" nomm Alibez pour 335 sous . la fin du XIye sicle, en 1395, le roi Jean ror d'Aragon rclama deux thiopiens (c'tait le nom gnrique dsignant tous les Africains) qui s'taient rfugis dans le monastre de Santa Maria de Besalu -l'un d'eux affirmait qu'il tait le fils du roi d'thiopie. En 1416, Jaume Gil, htelier d'Igualada, tout prs de Santa Coloma, acheta une ngresse thiopienne , Mar-guerite, qui s'appelait Axa avant son baptme, Elisenda, veuve d'un apothicaire, contre 139 florins d'or aragonais. Les registres des tran-sactions de cette poque semblent en effet contenir des mentions de plus en plus frquentes de Tartares noirs , d'Algriens, ou mme de chrtiens noirs venus de Tunis, parfois du Soudan ou de Cyrnaque. Au milieu du Xye sicle, les Africains taient assez nombreux Bar-celone pour y constituer une cofradla noire, une fraternit chrtienne noire, comme il en existait dj Sville et Valence - mme si leur direction a probablement toujours incomb aux hommes libres Il.

    Au Xye sicle, il y avait davantage d'esclaves Sville - le chas de l'aiguille , selon la formule d'un juge ultrieur - que partout ailleurs en Espagne12 On les trouvait ]' Arenal, o l'on chargeait les bateaux de la Traite et l'on vendait les marchandises sur les places pu-bliques et les marchs. Les Maures et les Moriscos (les esclaves blancs, esclavos blancos) avaient d'ordinaire t capturs la guerre ( Grenade ou dans des combats navals) et on les dtestait souvent; mais les Noirs (esclavos negros), qui devenaient frquemment chr-tiens et acceptaient la culture espagnole, taient facilement assimils.

  • 26 LA MER VERTE DE L'OBSCURIT

    On trouvait aussi des esclaves en Italie: pas seulement dans les villes ptries d'audace commerciale comme Gnes, Venise ou Flo-rence, mais aussi Rome. Une loi de 1441 rvle toute l'importance alors donne la Traite par la ville de Gnes: le bateau pourvu d'un seul pont ne pouvait transporter que trente esclaves; deux ponts per-mettaient d'en transporter quarante-cinq et trois soixante. (C'tait l des rglements que l'Europe du Nord, aprs avoir relanc le trafic d'esclaves au XVIIe sicle, n'dicterait qu'aprs 1790, l'occasion du projet de loi de sir William Dolben en Angleterre.) Florence, en 1364, dclara permise l'importation de tout esclave, pourvu qu'il ne ft pas catholique. La plupart de ceux qui y entraient taient des Tartares de Kaffa ; une famille florentine au moins, celle des Marchionni, avait un pied--terre dans cette ville domine par les Gnois. Entre 1366 et 1397, prs de 400 esclaves furent vendus Florence (surtout des femmes). L'Italie traita aussi de nombreux esclaves grecs, ainsi que des Albanais, des Russes, des Turcs et des Maures . la fin du xve sicle, les Vnitiens profitaient sans doute des services de quelque 3000 esclaves d'Afrique du Nord ou de Tartarie. On s'inquitait par-fois de la rarfaction des esclaves (ainsi, lors d'un dbat du Snat de Venise en 1459) ; mais on craignait aussi qu'un trop grand nombre d'esclaves ne mt la ville en danger: les socits esclavagistes d'Amrique partageraient souvent cette crainte plus tard.

    la fin du Moyen ge, le littoral sud de la Mditerrane formait un march encore plus fructueux pour le commerce d'esclaves que celui du nord. Il est certain que les prisonniers chrtiens taient majo-ritaires, capturs pour la plupart en haute mer ou lors de raids mari-times sur les ports ou villages espagnols ou italiens. Il n'en reste pas moins que durant des sicles des esclaves noirs, surtout des filles et des jeunes gens, avaient t recherchs par les marchands musulmans pour servir de domestiques, de concubines ou de soldats dans les cours musulmanes, de Cordoue Bagdad. Le calife AI-I:Iakam II de Cordoue avait une escorte permanente de soldats noirs. Quant aux filles du Ghana d'aujourd'hui, l'crivain al-Sharishi les a clbres au XIIIe sicle avec un enthousiasme tout particulier13 . Les jeunes esclaves fminines d'Aoudaghost, sur le Haut-Niger, taient des cuisinires re-cherches, particulirement apprcies, rapporte le voyageur AI-Bakr, parce qu'elles confectionnaient d'exquises ptisseries avec des noix et du miel. Au XIVe sicle, un autre voyageur, Al- 'Uman, dclare que l'empire du Mali, la monarchie d'Afrique occidentale la plus impor-tante l'poque, sur le Haut-Niger elle aussi, tirait de grands profits de ses marchandises et de ses rapts par razzias en terre d'infidles .

    LES ESCLAVES QUI TROUVENT L'OR SONT TOUS NOIRS 27

    Les successeurs du Mali, les empereurs du Songha, donneraient habi-tuellement des esclaves en cadeaux leurs invits. Fs, au dbut du xvI" sicle, l'empereur offrit Lon l'Africain, Maure n Grenade qui vcut plus tard la cour brillante du pape Lon X Rome, cin-quante esclaves mles et cinquante esclaves femelles ramens du pays des Noirs, dix eunuques, douze chameaux, une girafe, douze civettes [ ... ]. Vingt des esclaves mles, ajoutait-il, ont cot vingt ducats pice, de mme que quinze des esclaves femelles. Les eunuques va-laient quarante ducats, les chameaux cinquante et les civettes deux cents - la chert du dernier article rsultant de son utilisation dans la fabrication du parfum14

    L'gypte apprciait les eunuques noirs au xe sicle. On suppose qu'elle n'avait pas de mal satisfaire ce caprice en commerant avec les territoires situs immdiatement au sud. Un trait de 651 de notre re oblige les Nubiens livrer 360 esclaves par an l'gypte, tandis que d'autres conventions musulmanes taient passes avec des peuples conquis d'Afrique du Nord. Il faut ajouter que nombre de ngociants s'branlant vers le nord partir du Soudan subsaharien emmenaient des esclaves noirs pour les vendre une fois arrivs destination.

    L'enthousiasme entourant les Noirs n'tait en rien spcifique aux musulmaps: ils taient galement apprcis Java et en Inde au Moyen Age europen; les Chinois eux-mmes semblent avoir re-cherch les esclaves d'Afrique de l'Est, dsir probablement satisfait par les marchands musulmans de Canton.

    Il est difficile d'valuer les chiffres de la Traite transsaharienne. Peut-il y avoir eu 7000 eunuques noirs Bagdad au xe sicle? Fut-ce le simple nombre d'esclaves noirs dans les champs de la Msopotamie qui y suscita la grande rvolte conduite par Ali Ibn Muhammad la fin du sicle prcdent? On attribue aux princes du Bahren du XIe sicle pas moins de 30 000 esclaves noirs, pour la plupart employs dans les jardins ou du moins l'agriculture domestique. En 1275, dit-on, 10000 indignes du Haut-Niger auraient t vendus l'gypte aprs une campagne militaire15 . Les principaux acheteurs auraient ~t les soldats-esclaves, les Mamelouks qui avaient pris le pouvoir en ~gypte en 1250 et qui dominaient le Proche-Orient au XIVe sicle. Un Egyptien affirme que Mansa Moussa, le sultan le plus remarquable de l'Empire du Mali, avait vendu, au cours de son plerinage La Mecque de 1324, 14000 esclaves femmes au Caire pour payer ses frais de voyage. On sait bien que toutes les socits ont tendance exagrer les statistiques, depuis la taille de leurs armes jusqu'au nombre de morts. Il est toutefois probable qu'entre 5000 et 20000 esclaves ont pu tre transports vers le Nord, chaque anne, depuis la rgion du

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    Niger vers les harems, les casernes, les cuisines ou les fermes ~e la Mditerrane musulmane et du Proche-Orient la fin du Moyen Age; et non seulement en Afrique du Nord, puisque la Sicile, la Sardaigne, Gnes, Venise et mme certaines parties de l'Espagne chrtienne eurent, nous l'avons suggr, leurs esclaves noirs au xve sicle. Asservir les Africains noirs rcemment convertis l'islam tait peut-tre interdit, mais les califes et les mirs l'oubliaient. Aussi le roi noir de Bornou, dans l'actuel Nigeria, se plaignit amrement dans les annes 1390 que les tribus arabes saisissent sans arrt son peuple comme une marchandise l6 .

    Ce commerce transsaharien, entre l'Afrique occidentale et septen-trionale, a sans doute commenc ds 1000 avant notre re, lorsque le dsert tait parfois travers par des bufs et des charrettes tires par des chevaux. Les Carthaginois comme les Romains encouragrent les changes. Avec l'usage du chameau, lment essentiel de la communica-tion en Afrique jusqu' l'arrive des automobiles dans les annes 1920, ils prosprrent encore davantage. l'poque romaine, l'itinraire le plus frquent tait celui qui menait Mourzouk, la capitale de Fezzan, dans ce qui est aujourd'hui la Libye mridionale. Il reliait la Tripoli-taine et l'gypte aux villes se trouvant sur l'arc central du Niger. Ce-pendant, il existait d'autres routes, mme pendant l'Antiquit, vers la Mditerrane. Aprs la chute de Rome, le commerce s'tiola. Mais il se ranima quand Byzance reconquit l'Afrique du Nord, en 533-535. Sans doute quelques esclaves suivirent-ils ces itinraires, y compris l'poque classique.

    Les conqutes arabes de l'Afrique du Nord au vue sicle, bien que d'abord destructrices, contriburent finalement la restauration et l'expansion du commerce transsaharien.

    Lon l'Africain, qui voyagea dans cette rgion, a parl d'une ving-taine de villes situes entre le Maroc et Tripoli qui faisait force trafic avec le pays des Noirs l7 . Les plus importantes de ces villes - Fs, Sidjilmassa et Ghadams - se trouvaient l'intrieur des terres, et leurs marchands ne traitaient jamais directement avec les chrtiens catalans, italiens ou majorcains tablis sur le littoral. Les ngociants chrtiens avaient la permission de s'tablir Marrakech, mais nulle part ailleurs. Les monarchies europennes mdivales, en cons-quence, savaient fort peu de choses sur le commerce florissant unis-sant le Maghreb et le peuple de Guine.

    L'itinraire mdival principal conduisant au Maroc travers le Sahara tait celui qui menait de Tombouctou Sijdilmassa. Si les mu-sulmans formaient la majorit des marchands, il y avait aussi des Juifs,

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    des Berbres et des Noirs. Les changes taient d'abord limits par la dure du voyage - de soixante-dix quatre-vingt-dix jours, voire da-vantage - et ensuite par la ncessit que toutes les marchandises (autres que les esclaves) eussent une grande valeur par rapport leur poids. La traverse tait dangereuse et ne pouvait se faire certaines priodes de l'anne: l't connaissait des temptes de sable, de mme que de brusques changements de temprature entre la nuit et le jour. L'eau manquait toujours et les maraudeurs abondaient. On se perdait faci-lement. On peut imaginer qu'un quart des esclaves mourait en chemin.

    Le substrat ethnique en Afrique de l'Ouest tait principalement le suivant, avant les invasions arabes: au nord-ouest, les Chamites - ap-pels Libyens ou Barbari par les Romains, et Berbres par les Arabes, mot drivant du prcdent - et des Noirs au sud du dsert. La sur-venue des Arabes introduisit un lment dstabilisateur. Cependant, les Berbres conservrent la plupart de leurs traits, celui d'un peuple cultivateur des plateaux, pris de sa libert. L'enthousiasme religieux lui tait la plupart du temps tranger. Il put, dans l'ensemble, rester homogne. Au sud, au contraire, les mlanges taient incessants. C'est ainsi que la population de Tombouctou avait la peau noire mais beaucoup de sang berbre. Elle tenait les Songhas noirs du Moyen-Niger pour des sauvages, alors que cette puissante dynastie tait d'ori-gine berbre. Quant au dsert, il tait domin par les Touareg chami-tiques l'arrive des Arabes qui les baptisrent le peuple voil , bien qu'ils n'eussent adopt l'usage des voiles qu'aprs l'an 600. Il est possible qu'ils aient t chrtiens car, mme aprs avoir embrass l'islam, ils continurent d'avoir la croix pour emblme favori et d'tre monogames. Au xve sicle, ils contrlaient et protgeaient les oasis et les pturages du dsert, et levaient l'octroi sur les caravanes transsa-hariennes. Dans le bouleversement rsultant de la chute de l'Empire romain, ils acquirent aussi les vastes troupeaux de chameaux qui firent leur force.

    Le trait caractristique de l'Afrique occidentale tait d'tre un territoire o les peuples du dsert, tels ces Touareg, avaient l'habitude de faire des raids constants sur les communauts sdentaires dans les rgions pros-pres et riches en eau - sur les Mandingues, par exemple, ou les Songhas auxquels, entre autres choses, ils volaient des esclaves. Les peuples du dsert dtestaient l'agriculture et avaient besoin d'esclaves pour entretenir les oasis. Les Touareg comme les Arabes aimaient employer des Noirs ces tches, mme s'ils les mprisaient: un voyageur du xe sicle venu de Bagdad, Ibn Hawkal, a rapport qu'il n'avait

  • 30 LA MER VERTE DE L'OBSCURIT

    pas dcrit le pays des Noirs africains [.,,] de la rgion torride [".] car, aimant naturellement la sagesse, l'intelligence, la religion, la justice et le gouvernement bien rgl, comment aurait-il pu remar-quer de telles gens 18 ? Ibn Banta, dj mentionn, fut lui aussi horrifi de voir que les Noirs, qu'il avait nagure connus esclaves, taient matres de leur propre pays. Il se plaignit de la mauvaise nourriture qu'il y trouva et dclara que cela prouvait qu'il n'y avait rien de bon attendre de ces gens . Il se rassura malgr tout en regagnant Fs avec une caravane de 600 esclaves noirs 19

    Mener des raids dans ce que les Arabes appelaient le Pays des Noirs , le Biliid as-Sdan, la fort pluviale tropicale du littoral gui-nen, devint aussi une occupation traditionnelle des musulmans des plaines, surtout pendant la saison sche.

    La puissance arabe amplifia la Traite des esclaves. Ds le Xve sicle, les marchands musulmans, souvent des mollahs, dominaient ce march, comme la plupart des autres. Ces saints hommes constituaient une fra-ternit internationale, car ils n'taient solidaires d'aucun royaume. Ils trouvaient leurs prisonniers comme leurs pairs l'avaient fait en Es-pagne et ailleurs : grce des razzias dans les villes voisines dont ils volaient les habitants sans se soucier d'avancer un prtexe. Mais ils achetaient aussi des esclaves, ce qui veut dire, peu ou prou, qu'ils de-mandaient autrui de voler pour eux.

    L'Afrique de l'Ouest mdivale, aprs tout, faisait partie de la civi-lisation islamique, quoique sur ses marches frontires. Ce lien mu-sulman avait de nombreux aspects positifs. En effet, l'avnement de l'Islam explique pourquoi, au Xve sicle, la rgion avait quitt le stade d'une conomie de subsistance pour s'orienter vers la production manu-facturire et les changes. L'architecte Es-Saili, arrivant de l'Espagne mauresque, introduisit en Guine l'usage des btisses en pierre. Les ar-tisans, les chasseurs, de mme que les pcheurs et les fermiers soute-naient une conomie vigoureuse sur de longues distances, au-del de la Mditerrane. Des marchs existaient, obissant souvent une rota-tion labore des vendeurs, et de vastes changes commerciaux s'y droulaient une fois par quinzaine, les moins importants y tant heb-domadaires. Du fer, de tailles diffrentes, des barres et des bracelets de cuivre, des manilles (anneaux de mtal utiliss comme colliers ou bracelets) et mme des coquilles de cauris venues des les Maldives de l'ocan Indien, tous articles qui joueraient un rle dans la Traite transatlantique, servaient frquemment de monnaie d'change. L'ex-tension de l'Islam en Afrique de l'Ouest y stimula aussi l'essor du commerce d'esclaves.

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    Car la rgion avait connu l'esclavage sur une petite chelle avant la pntration de la nouvelle culture: il avait accompagn la naissance de socits agricoles sdentaires. Les rois africains qui amassaient et vendaient les esclaves au Nord dans un but lucratif en gardaient ordi-nairement quelques-uns pour leur usage personnel. Mais les monar-ques islamiques, comme les empereurs du Mali ou leurs puissants successeurs du Moyen-Niger, les Songhas, passrent un stade sup-rieur: ces souverains taient forts, disposaient de vastes armes et de territoires considrables. Un grand nombre s'entourrent d'esclaves composant une sorte de garde prtorienne, convaincus que leur statut d'trangers les rendait srs.

    Au dbut du XVIe sicle, Lon l'Africain dcouvrit qu' Bornou, juste au-del de l'Empire des Songhas, la limite mridionale et orientale, sur l'itinraire des Garamantes vers la Mditerrane, les es-claves taient d'ordinaire changs contre des chevaux: quinze ou vingt esclaves contre un seul cheval arabe. Ce bas prix rsultait de la surabondance de prisonniers: les Songhas n'avaient qu' faire une incursion chez leurs voisins plus faibles du Sud pour se procurer tout ce qu'ils voulaient. Les esclaves avaient maints emplois: ainsi, le commerce de la gomme sur le fleuve Sngal tait rendu possible par les esclaves qui en effectuaient la rcolte entre mars et juillet. Les es-claves travaillaient aussi dans les mines : Valentim Fernandes, voya-geur d'origine morave puis typographe et traducteur Lisbonne, qui se rendit au Bnin dans les annes 1490, raconte comment sept rois, possesseurs de sept mines d'or, ont des esclaves qu'ils mettent dans les mines et ils leur donnent des femmes ; et ils engendrent et lvent des enfants dans ces mines . Il ajoute cette remarque mystrieuse: Les esclaves qui extraient l'or sont tous noirs mais si, par miracle, quelques-uns viennent en sortir, ils deviennent blancs car la couleur se modifie dans les mines20

    Quand, dans l'actuel Nigeria occidental, se constitua (peut -tre au tout dbut du Xve sicle) le royaume oyo des Yorubas, les esclaves peuplant les palais se comptaient par milliers. De nombreux esclaves travaillaient pour l'agriculture: dans les annes 1450, le Vnitien Alvise Ca' da Mosto dcouvrit que les rois du fleuve Sngal, vassaux des Songhas, et avant eux du Mali, possdaient de nombreux esclaves, obtenus par pillage dont ils se servent de diverses manires, surtout pour cultiver leurs terres21 .

    Il semble que les esclaves aient constitu la seule forme de pro-prit prive admise par la coutume, en Afrique occidentale. Ils incar-naient la manifestation la plus frappante de richesse personnelle.

  • 32 LA MER YERTE DE L'OBSCURIT

    Tel tait le monde que toucha, sa priphrie, l'expdition de Freitas en 1444: les navires excepts, l'vnement n'avait rien que de conventionnel pour les Africains,

    Certains des esclaves que vit Zurara, ce jour-l, Lagos, dans l'Al-garve, devinrent de bons et vritables chrtiens : les Azengues n'taient pas des mahomtans fanatiques et se rvlaient plus faciles convertir des religions trangres que d'autres peuples originaires de l'intrieur des terres africaines, Certains furent affranchis, D'autres furent dpchs dans les domaines sucriers fonds plus au sud du Por-tugal, souvent par des investisseurs gnois. Lagos, ce jour de 1444, quatre d'entre eux furent remis des monastres ou des glises. L'une de ces dernires se contenta d'ailleurs de revendre l'esclave qui lui tait offert, car elle avait besoin d'argent pour financer des embel-lissements. Un autre, envoy au monastre de Sao Vicente do Cabo, devint un frre franciscain.

    Les expressions de regret et de compassion de Zurara, bien qu'elles puissent nous sembler modestes, figurent parmi les rares dont nous gardions la trace, pas seulement l'poque, mais pour de nombreux sicles. La desse Fortune, invoque par le chroniqueur, tait-elle une meilleure amie des hommes que des divinits plus labores?

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    LES PORTUGAIS ONT SERVI DE CHIENS D'ARRT POUR LEVER LE GIBIER ...

    Les Portugais ont servi de chiens d'arrt pour lever le gibier qui fut aussitt saisi par d'autres.

    Willem Bosman, 1704

    Les origines des vnements de ce petit matin d't de 1444 dans l'Algarve, o plus de 200 esclaves avaient t offerts pour la premire fois aux Portugais, remontaient des sicles plus haut, aux premires tentatives d'exploration de l'Afrique par les peuples europens.

    Au YIe sicle avant notre re, le pharaon Nkao II dpcha en mer Rouge une expdition qui revint deux ans plus tard par le dtroit de Gibraltar. Hrodote nous rapporte l'histoire. Mais il y a peu d'autres indices d'une circumnavigation aussi prcoce.

    Les Carthaginois tentrent une expdition similaire cent ans plus tard, mais par le littoral occidental. Ils envoyrent un groupe impor-tant sous la conduite de Hannon, l'un des deux magistrats de l'tat. Il fonda peut-tre des colonies et, dpassant le fleuve Sngal, il attei-gnit peut-tre la Sierra Leone, o il dcouvrit une le peuple de singes, pour la plupart femelles. son retour, il annona la fondation d'un port, baptis Cern. Si l'histoire fut note dans le temple de Moloch Carthage, on oublia bien vite son exploit.

    Plus tard, le Perse Sataspes descendit la cte occidentale de l'Afrique avec une autre flotte et trouva, rapporte-t-il, des petits hommes noirs vtus de feuilles de palmiers.

    Ces explorations ne semblent pas avoir t plus loin jusqu'au Xye sicle de notre re. Pour ces gnrations dnues de curiosit, l'impossibilit de la circumnavigation de l'Afrique tait acquise, dans la mesure o l'ocan Indien tait rput entour de terres. Sans doute les Arabes firent-ils des voyages mais on ne sait pas exactement o.

    Durant bien des gnrations, le cap Bojador, au sud du cap Juby dans ce qui s'appelle aujourd'hui le Rio de Oro, constituait la limite