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357 Chapitre 1 La cérémonie domestique LA LILA Ce chapitre se consacre à la cérémonie rituelle des Aïssâwa, la lîla (litt. la « nuit »). Le terme de lîla est commun à différents groupes confrériques maghrébins (tels que les Gnawa, les Hamadcha ou les Jîlala) et désigne un rituel nocturne qui se déroule dans un espace privé ; animée par les Aïssâwa, cette soirée est souvent appelée « nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya) ou parfois même et depuis peu au Maroc, « nuit soufie » (lîla sûfiyya). Cette cérémonie nocturne a fait l’objet de deux analyses antérieures approfondies : à la fin des années 1970 tout d’abord, André Boncourt a étudié la lîla des Aïssâwa du Maroc sous un aspect symbolique et musicologique 1 . A la fin des années 1990, Sossie Andezian s’est attachée à dévoiler l’aspect religieux et spectaculaire de la cérémonie des Aïssâwa algériens suite à une enquête dans la région de Tlemcen 2 . Notre propos, ici, est de restituer les principales significations que les intéressés lui confèrent et de découvrir ses enjeux artistiques et sociaux afin de pointer la dynamique de changement au sein de cette cérémonie. Pour cela notre analyse est divisée en trois parties : la première révèle la fréquence et les motifs de l’organisation de cette soirée dans les villes de Fès et de Meknès. La seconde décrit le déroulement d’une lîla Aïssâwa type en précisant les significations que les Aïssâwa lui attribuent. Dans une perspective comparative, les résultats de notre description sont mis en échos avec les travaux des trois auteurs précédemment cités. La troisième et dernière partie étudie l’« expérience multidimensionnelle » du divin qui se déploie, d’après nous, selon trois axes : le premier couvre 1 . BONCOURT, Rituel et Musique chez les Isâwa citadins du Maroc, 1980. 2 . ANDEZIAN, Expérience du Divin dans l’Algérie contemporaine, 2001.

Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

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Page 1: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

357

Chapitre 1

La cérémonie domestique

LA LILA

Ce chapitre se consacre à la cérémonie rituelle des Aïssâwa, la

lîla (litt. la « nuit »). Le terme de lîla est commun à différents

groupes confrériques maghrébins (tels que les Gnawa, les

Hamadcha ou les Jîlala) et désigne un rituel nocturne qui se

déroule dans un espace privé ; animée par les Aïssâwa, cette

soirée est souvent appelée « nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya) ou

parfois même et depuis peu au Maroc, « nuit soufie » (lîla

sûfiyya). Cette cérémonie nocturne a fait l’objet de deux

analyses antérieures approfondies : à la fin des années 1970 tout

d’abord, André Boncourt a étudié la lîla des Aïssâwa du Maroc

sous un aspect symbolique et musicologique1. A la fin des

années 1990, Sossie Andezian s’est attachée à dévoiler l’aspect

religieux et spectaculaire de la cérémonie des Aïssâwa algériens

suite à une enquête dans la région de Tlemcen2. Notre propos,

ici, est de restituer les principales significations que les

intéressés lui confèrent et de découvrir ses enjeux artistiques et

sociaux afin de pointer la dynamique de changement au sein de

cette cérémonie. Pour cela notre analyse est divisée en trois

parties : la première révèle la fréquence et les motifs de

l’organisation de cette soirée dans les villes de Fès et de

Meknès. La seconde décrit le déroulement d’une lîla Aïssâwa

type en précisant les significations que les Aïssâwa lui

attribuent. Dans une perspective comparative, les résultats de

notre description sont mis en échos avec les travaux des trois

auteurs précédemment cités. La troisième et dernière partie

étudie l’« expérience multidimensionnelle » du divin qui se

déploie, d’après nous, selon trois axes : le premier couvre

1. BONCOURT, Rituel et Musique chez les Isâwa citadins du Maroc, 1980. 2. ANDEZIAN, Expérience du Divin dans l’Algérie contemporaine, 2001.

Page 2: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

358

l’artistique (qui permet la transmission et la sauvegarde d’un art

vivant), le second dévoile une mise en scène de la spiritualité

(où les comportements et l’aménagement des lieux sont soumis

à une ritualisation précise) et le dernier autorise l’autorité des

femmes à travers une appropriation féminine du fait religieux.

Commençons cette étude par la découverte de la fréquence et

des motifs de l’organisation des cérémonies des Aïssâwa. Qui

organisent les lîla-s ? Pour quels motifs et à quelles occasion ?

Fréquence et motifs de l’organisation d’une lîla

Les cérémonies des Aïssâwa sont organisées à la demande des

particuliers qui, en invitant à leur domicile une tâ`ifa constituent

une véritable clientèle pour les membres de la confrérie. Les

motifs d’organiser une « nuit Aïssâwa » sont divers : les

Aïssâwa étant censés apporter la bénédiction (baraka), une lîla

peut à la fois célébrer une fête musulmane (l’aïd du ramadan ou

le mawlid en l’honneur de la naissance du Prophète), un mariage

(zawâj), une naissance (sbu’) ou une circoncision (khtâna). Dans

d’autres cas, les clients souhaitent bénéficier des faveurs et des

grâces divines : ils entretiennent alors le cycle de la baraka en

invitant, chaque année et à la même date, une tâ`ifa Aïssâwa

pour célébrer une lîla. Parfois, il s’agit aussi d’exorciser et de

guérir une personne du foyer en établissant un pacte avec les

démons (jinn-s), qui, selon la croyance, prennent possession des

êtres humains et leur affligent diverses souffrances physiques ou

des troubles psychologiques.

Fréquence

L’invitation des Aïssâwa semble devenir de plus en plus un

événement routinier. Jusqu’à quel point la formule, souvent

relevée au cours de notre enquête d’opinion, qui dit « qu’inviter

Page 3: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

359

les Aïssâwa c’est la tradition » passe de l’état de précepte à

l’état de fait ? « Combien de fois faites-vous appel aux services

des Aïssâwa et à quelles occasions ? », telle fut la question

posée aux enquêtés qui composent notre échantillon1. La forme

volontairement quantitative de l’interrogation suppose que le

sujet a déjà fait appel à eux : c’est pour nous un moyen de

parvenir à un résultat précis. Les réponses recueillies ont une

signification indéniable, car il apparaît ici que les femmes sont à

l’initiative de l’organisation des soirées animées par les

Aïssâwa. Nos résultats, pour les villes de Fès et de Meknès, sont

les suivants :

Résultats pour Meknès

Fréquence d’organisation d’une lîla Aïssâwa

Hommes

Femmes Total

Deux à trois fois par an

02%

07 %

09

Une fois par an

02%

14 %

37

Rarement

13%

11 %

22

Selon l’occasion

04 %

10 %

19

Jamais

29%

08 %

13

1. Notre échantillon est le même que celui utilisé précédemment pour notre enquête d’opinion. Il s’agit d’une projection sur cent personnes (par ville) de la composition de la population marocaine selon le recensement de 1994. Voir le protocole de notre enquête et plus précisément p. 87.

Page 4: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

360

Résultats pour Fès

Fréquence d’organisation d’une lîla Aïssâwa

Hommes

Femmes Total

Deux à trois fois par an

02%

05%

20

Une fois par an

05%

17 %

44

Rarement

09 %

10%

17

Selon l’occasion

07%

16%

12

Jamais

27%

02%

07

Cette classification fait ressortir la prédominance de l’initiative

féminine en matière de fréquence de l’organisation d’une soirée

Aïssâwa dans les deux villes. Les réponses nous apprennent que

les femmes prennent l’initiative d’inviter les Aïssâwa « une fois

par an » (17 % à Fès et 14 % à Meknès), puis « selon

l’occasion » (16 % à Fès et 10 % à Meknès), « rarement » (10 %

à Fès et 11 % à Meknès), « deux à trois fois par an » (0,5 % à

Fès et 0 ,7 % à Meknès) et « jamais » (02 % à Fès et 0,8 % à

Meknès). A l’inverse, les hommes répondent ne « jamais »

inviter les Aïssâwa (27 % à Fès et 29 % à Meknès), puis

« rarement » (09 % à Fès et 13 % à Meknès), « selon

l’occasion » (07 % à Fès et 04 % à Meknès), « une fois par an »

(05 % à Fès et 02 % à Meknès) et enfin « deux à trois fois par

ans » (02 % pour les deux villes).

Motifs

Cette question est une nouvelle occasion de voir comment se

comporte le modèle confrérique dans le Maroc contemporain.

Rappelons que 77 % des enquêtés de Fès et de Meknès

identifient tout d’abord les Aïssâwa comme des orchestres

Page 5: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

361

folkloriques. Dans tous les cas les Aïssâwa sont invités à animer

une fête religieuse (‘aïd du ramadan ou le mawlid en l’honneur

de la naissance du Prophète), un mariage (zawâj), une naissance

(sbu’), une circoncision (khtâna) ou un rituel d’exorcisme

(mluk). Par contre, le nombre de soirées animées par les

Aïssâwa varient nettement entre les deux villes et c’est à Fès que

les Aïssâwa sont les plus sollicités. Effectivement, c’est dans

cette ville qu’ils sont surtout invités pour, le plus souvent,

animer un mariage ou fêter une naissance. Inversement, les

interrogés de Meknès insistent sur l’aspect spirituel qui existe

dans le fait d’inviter dans leur domicile les Aïssâwa. Il apparaît

clairement qu’à Meknès les Aïssâwa sont plus aisément associés

à leur saint fondateur qu’à Fès : 68 % des sondés de Meknès

connaissent leur lien avec le Chaykh al-Kâmil et sa zâwiya

contre 09 % à Fès. Parmi eux, celui-ci est toujours reconnu

comme un « saint admirable » selon le modèle établit par

Vauchez1. Les réponses recueillies sont les suivantes :

Résultats pour Meknès

Fête de l’ ‘aïd al-kabîr

29 %

Anniversaire du Prophète (mawlid al-nabî)

17 %

Rituel mystique (lîla Aïssâwiyya)

19 %

Fête du mariage (la’rss al-zawâj)

17 %

Fête d’une naissance (la’rss al-sbu’)

13 %

Fête d’une circoncision (la’rss al-khtâna)

12 %

Exorcisme (mluk)

10 %

1. Voir notre chapitre relatif à l’hagiographie du Chaykh al-Kâmil, pp. 125 et ss.

Page 6: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

362

Résultats pour Fès

Fête du mariage (la’rss al-zawâj)

43 %

Fête d’une naissance (la’rss al-sbu’)

22 %

Fête d’une circoncision (la’rss al-khtâna)

11 %

Anniversaire du Prophète (mawlid al-nabî)

09 %

Fête de l’ ‘aïd al-kabîr

07 %

Exorcisme (mluk)

05 %

Rituel mystique (lîla Aïssâwiyya)

03 %

Cette enquête nous montre que la totalité des lîla-s animées par

les Aïssâwa est proposée à destination de la population

sympathisante. Les disciples de la confrérie sont invités à se

réunir une fois par an pour fêter l’anniversaire du Prophète lors

de la « nuit du mawlid » (lîla al-mawlid) à l’initiative du

muqaddem-muqaddmin.

Comment les clients préparent et organisent-ils une telle

cérémonie ?

La préparation et l’organisation

La célébration d’une telle soirée est, pour les particuliers, un

événement en soi et engage nécessairement la tenue d’un repas

qui fasse honneur à l’événement. Les hôtes des Aïssâwa se

féliciteront d’une cérémonie très fréquentée. Si les clients

fortunés font appel aux services d’un traiteur qui se charge de la

préparation du repas et du service, la majorité des foyers sondés

préparent eux-mêmes les mets servis.

Page 7: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

363

Pour bénéficier des services cérémoniels d’une tâ`ifa Aïssâwa, il

suffit tout simplement de contacter l’un des nombreux

muqaddem-s. Leurs coordonnées circulent aisément dans les

réseaux de sociabilités des sympathisants. Depuis quelques

années, leurs contacts (adresse email, téléphone) figurent sur les

disques et les cassettes enregistrées par certains et

commercialisées de façon formelle ou informelle dans les

disquaires des médinas de Fès et de Meknès. Le cas échéant,

leurs cartes de visites y sont aussi disponibles. Après avoir

clairement expliqué le motif de la soirée et négocié l’aspect

financier, (le prix d’une lîla varie de 1000 dirhams à 20 000

dirhams1, selon la réputation du muqaddem et les moyens du

foyer), une date est fixée environ deux semaines à l’avance pour

permettre à la maîtresse de maison de palier à l’intendance que

requiert l’organisation de la cérémonie.

Nous allons maintenant décrire le déroulement d’une lîla type

sur la base de nos propres recherches de terrain. Pour cela nous

avons utilisé la méthode de l’observation participante comme

musicien au sein de plusieurs tâ`ifa-s. Reçu aimablement par

plusieurs muqaddem-s de février 2002 à décembre 2005, nous

avons pu participer ainsi avec les Aïssâwa aux lîla-s2. C’est cette

enquête d’immersion qui nous autorise à exposer ici le

déroulement de la lîla.

1. 10 dirhams marocains = env. 1 euro. A propos de la professionnalisation des Aïssâwa, voir notre chapitre précédent, pp. 314 et ss. 2. A propos des techniques de l’enquête, voir pp. 87 et ss.

Page 8: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

364

Le déroulement de la lîla

Actuellement, une lîla Aïssâwa s’étend tout au long de la nuit,

elle débute vers 22.00 et se termine au petit matin1. La

cérémonie se divise en trois parties : le dhikr, les mluk et la

hadra :

Le dhikr (la « remémoration ») : cette séquence comprend à la

fois l’entrée (al-dakhla) des Aïssâwa au domicile des

particuliers, la récitation collective de la litanie fondatrice de

l’ordre (le hizb Subhân al-Dâ`im) et les chants de poèmes

spirituels (qasâ`id) issues du répertoire liturgique de la

confrérie.

Les mluk (les « démons possesseurs »): ce terme désigne une

séance d’exorcisme animée par les Aïssâwa qui tentent de

guérir, par leurs prières, la musique et les chants, une ou

plusieurs personnes du public censées être possédées par des

démons.

La hadra (la « présence ») : la rencontre avec la « présence » de

Dieu est ici mise en scène par Aïssâwa au travers de danses

collectives auxquelles participe le public.

Ce déroulement est proposé à l’identique par toutes les tâ`ifa-s.

Notons que certaines parties peuvent être allégées ou

supprimées à l’initiative du muqaddem ou des clients en

fonction du motif de la cérémonie. Par exemple, pour célébrer la

fête d’un mariage, d’une naissance ou d’une circoncision, les

1. Dans de très rares cas et en fonction de la demande des clients (certains peuvent rencontrer des difficultés à trouver des transports la nuit, d’autres veulent éviter une longue soirée tardive en raison de leurs horaires de travail), les Aïssâwa acceptent de célébrer une cérémonie en fin d’après midi. Cet événement, qu’ils appellent achiyya ou taqîyil, se déroule de 17.00 à 21.00 et se veut un condensé de la lîla.

Page 9: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

365

Aïssâwa ne réalisent que la première partie de la lîla, le dhikr.

Dans le cas de la fête de l’anniversaire du Prophète ou de la fête

de l’‘aïd al-kabîr, les Aïssâwa exécutent la première et la

troisième séquence, le dhikr et la hadra. Pour un rituel mystique

ou un exorcisme, la lîla complète est célébrée, le dhikr, les mluk

et la hadra (fig. 1).

Fig. 1 : parties de la lîla réalisées selon l’événement :

Evénement Parties de la lîla Dénomination Fête du mariage

le dhikr

« nuit du henné » (lîla al-hanna)

Fête d’une naissance

le dhikr

« nuit du henné » (lîla al-hanna)

Fête d’une circoncision

le dhikr

« nuit du henné » (lîla al-hanna)

Anniversaire du Prophète

le dhikr et la hadra

« nuit du mawlid » (lîla al-mawlid)

Fête de l’ ‘aïd al-kabîr

le dhikr et la hadra

« nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya)

Exorcisme

le dhikr, les mluk et la hadra

« nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya)

Rituel mystique

le dhikr, les mluk et la hadra

« nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya)

A quel moment les Aïssâwa sont-ils prévenus de la tenue d’une

cérémonie ? A quelle heure se rendent-ils sur les lieux ? De

quelle façon ?

L’arrivée des officiants

Après avoir été contacté par un client plusieurs semaines à

l’avance, le muqaddem téléphone lui-même à tous ses musiciens

deux ou trois jours avant la date prévue pour leur communiquer

l’adresse où se déroulera la soirée. Les Aïssâwa arrivent

toujours au domicile des clients en civil (à l’exception du

Page 10: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

366

muqaddem qui porte généralement la jellâba) trois à quatre

heures avant le début de la cérémonie. Dans la plupart des cas,

les musiciens s’y rendent par leurs propres moyens (bus, taxi,

véhicule personnel) mais certains muqaddem-s, propriétaires

d’une camionnette, peuvent aisément transporter tous les

membres du groupe. D’autres louent parfois un véhicule

utilitaire lorsque le lieu de résidence des clients est difficilement

accessible en transport en commun. Le muqaddem apporte avec

lui le matériel de la tâ`ifa (les vêtements cérémoniels, les

accessoires rituels et les instruments de musique) et engage un

technicien responsable de la sonorisation de l’orchestre. Pour

une rémunération presque équivalente à celle des membres du

groupe, ce dernier apporte et installe des micros, des enceintes,

des câbles et une table de mixage. Arrivé chez ses clients, le

muqaddem est immédiatement reçu par la maîtresse de maison

sur le seuil de son domicile. Ensemble, ils décident de l’heure de

début de la lîla avant que la cliente ne retourne à ses

occupations. Elle reçoit ses invités (pour l’occasion, les femmes

portent des costumes traditionnels) qui peuvent être des

membres de sa famille ou du voisinage, des amis ou des

collègues de travail. Pendant ce temps, les Aïssâwa restent à

l’extérieur de la maison, sur le trottoir et saluent les invités qui

arrivent. Le muqaddem distribue alors les vêtements

cérémoniels aux membres de son groupe : dans la rue et au vu

de tous, les musiciens revêtent la jellâba, chaussent les

babouches et, pour ceux qui le souhaitent, ajustent le turban, le

seul élément qui soit facultatif. Les Aïssâwa sont appelés ensuite

par la maîtresse de maison qui les invite à se rendre dans une

pièce isolée du domicile où un repas de très bonne qualité leur

est servit dans un plat unique (tagine, couscous ou pastilla, sans

omettre les pâtisseries, fruits, soda, thé et café). Lors de ce dîner,

les Aïssâwa ne dînent pas avec les invités (qui mangent au

même moment dans le salon) et ne partagent leur table qu’avec

le « technicien son ». Ils se restaurent toujours dans le silence et

Page 11: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

367

rapidement car il s’agit pour eux de ne pas gêner les préparatifs

de la soirée. Suite au dîner, une très longue attente débute pour

les Aïssâwa qui sortent dans la rue fumer une cigarette. Certains

restent assis sur le trottoir à discuter à bâtons rompus avec les

convives ou à s’amuser avec les enfants du quartier. D’autres

jouent aux cartes ou chantent discrètement pour se remémorer

les oraisons de la confrérie. Le muqaddem se tient toujours à

distance pour discuter en privé avec son adjoint, soit dans son

véhicule personnel, soit à quelques mètres de ses musiciens. Il

profite de ce moment de calme pour passer des appels

téléphoniques ou convoquer les membres du groupe avec qui il

souhaite s’entretenir personnellement. La pause est finalement

interrompue par la maîtresse de maison qui vient prévenir le

muqaddem du début imminent de la cérémonie. Les Aïssâwa

sortent alors les instruments de musique de leurs housses et

déploient les étendards : c’est le moment pour eux de réaliser

l’entrée qui ouvre la première partie de la soirée, le dhikr.

Le dhikr pour la paix du foyer

La première partie de la lîla est appelé par les Aïssâwa tout

simplement dhikr1. Elle englobe l’entrée (al-dakhla), la

récitation du hizb Subhân ad-Dâ`îm, les prières d’invocations

(fât`ha-s), les chants de poésies spirituelles (qasâ`id) et

l’emprunt à d’autres confrérie (les chants de la Darqâwiyya, du

Haddun et du Jîlaliyya) et au folklore local (les chants du

Sussiyya, du Twatiyya et du Tahdira).

Le dhikr débute par l’entrée (dakhla) de la tâ`ifa dans le

domicile des clients. Pour cela, les Aïssâwa, la maîtresse de

maison, son mari, sa famille et les convives se placent tous à une

1. Le terme de dhikr est à comprendre ici non pas comme la répétition réitérée du nom de Dieu mais comme l’ensemble d’« oraisons spéciales et distinctives de la confrérie ». RINN, Marabouts et Khouan : étude sur l'Islam en Algérie, 1884, p. 98.

Page 12: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

368

dizaine de mètres du domicile (voir fig. 2). Ils sont rapidement

rejoints par des voisins et des curieux qui prennent part au

rassemblement. Les Aïssâwa se disposent spontanément avec les

instruments de musique derrière le muqaddem, en rang et selon

la disposition technique hâchiyya et zwâq (féminin et masculin).

L’ordre est précis et invariable : d’abord les joueurs de tambours

à baguettes (tbel-s), puis les joueurs de tambours digitaux

(buznazen-s), les hautboïstes (reta-s) et enfin les trompes (nefîr-

s). Les étendards (lallam-s) sont souvent portés par les enfants

de la famille et placés en tête du cortège, près du muqaddem,

entouré des membres de son groupe, de la maîtresse de maison

et de son mari. Certaines femmes de la famille tiennent en main

de longs cierges allumés et des récipients remplit d’eau, de lait

ou de dattes qui font office de réceptacle de baraka, d’autres

font brûler de l’encens (voir fig. 2). Deux musiciens disposent

ensuite les étendards de part et d’autre de la porte d’entrée du

domicile. Cet agencement est nécessaire pour, dit-on, éloigner

les démons (jinn-s) et permettre la réception de la bénédiction

(baraka). Lorsque toutes les personnes présentes sont attentives,

Le muqaddem et ses musiciens, les paumes des mains vers le

ciel, récitent alors une courte prière en hommage au Prophète

répétée trois fois de suite sous les « you-yous » joyeux des

femmes présentes :

« Paix et Salut sur toi, ô Envoyé de Dieu » (x 3)

Page 13: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

369

Fig. 2 : dessin de la disposition initiale des participants :

Aussitôt après débute la marche du cortège en direction du

domicile, la dakhla.

La dakhla, l’entrée des Aïssâwa et l’apport de la baraka :

La dakhla s’effectue avec le rythme du Rabbânî (« divin »), est

lancé au signal du muqaddem qui déclame cette litanie :

« Dieu, comble de Ta grâce le saint Muhammad et accordes-lui la

paix » (x 10)

Avec cette prière réitérée par les musiciens à haute voix et jouée

à l’unisson par les hautboïstes que le cortège débute

solennellement la lente marche qui les conduit vers le domicile

(voir fig. 3).

Page 14: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

370

Fig. 3 : dessin de l’entrée (al-dakhla) des Aïssâwa :

Lorsque la tâ`ifa est à mis parcours, les Aïssâwa invoquent

Dieu par une oraison répétée dix fois de suite :

« Dieu Eternel ! Dieu ! » (x 10)

De nombreuses personnes du public connaissent les oraisons de

la confrérie et les reprennent en chœur. Si certains muqaddem-s

aiment jouer d’un buznazen, la plupart d’entre eux se placent en

tête du cortège et laissent à leur « récitant du dhikr » (dhekkâr)

le soi soin de veiller au bon déroulement du défilé et de diriger

la récitation des invocations. Arrivé tout près du domicile, les

musiciens récitent une litanie issue du hizb Subhân al-Dâ`im

(« gloire à l’Eternel », l’oraison spirituelle connue de tous les

adeptes) qui est jouée mélodiquement par les hautboïstes :

« Le Puissant, qui a la majesté ! Il n’y a d’autre dieu que Dieu !

Celui décrit comme Parfait ! Il n’y a d’autre dieu que Dieu ! » (x10)

La tâ`ifa pénètre à l’intérieur de la maison environ quinze

minutes après le début de la marche. Souvent, juste avant que les

Aïssâwa n’y pénètrent, la maîtresse de maison répand sur le

seuil de la porte de sa demeure quelques gouttes du lait contenu

dans le réceptacle de baraka. Là encore, cette précaution semble

Page 15: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

371

être nécessaire pour éloigner à la fois les mauvais esprits (jinn-s)

et le mauvais œil (‘ayn) et faciliter ainsi la réception de la

baraka. D’après les Aïssâwa, le franchissement du seuil de la

maison doit être effectué d’abord par les étendards puis du

groupe de musiciens. C’est la raison pour laquelle le muqaddem,

lors de la marche, fait un signe discret à deux membres de son

groupe pour qu’ils se saisissent des étendards et qu’ils les

disposent dans le salon et à l’endroit même où doit se dérouler la

cérémonie. Arrivés à l’intérieur de la maison, les Aïssâwa

soutiennent un tempo musical de plus en plus rapide. Le volume

sonore et la vitesse de la musique favorisent l’apparition d’une

ambiance festive et chaleureuse. Le public (composé d’hommes,

de femmes, de vieillards et d’enfants) accueille la tâ`ifa avec

joie. Les hommes dansent, les femmes frappent des mains et

leurs « you-yous » ne laissent aucun doute sur l’aspect

divertissant du moment. Certaines personnes de l’assistance se

désinhibent totalement et montent sur les tables et les fauteuils

pour chanter et danser. Les musiciens quant à eux restent

imperturbables : ils doivent se concentrer sur la pratique

musicale. Pour cela, ils ne se quittent pas de yeux afin que le

tempo ne faiblisse pas et que la montée en accélération du

rythme soit constante. Au bout de quelques minutes, certaines

personnes du public se laissent aller à la transe. Le muqaddem

surveille ce fait de très près et donne, à partir de cet instant, des

indications musicales précises aux musiciens, comme par

exemple stabiliser le tempo ou jouer plus fort. Les Aïssâwa les

plus âgés, qui ne jouent plus d’instruments de musique et qui

étaient jusqu’à présent au coté du muqaddem pendant le défilé,

décident de réaliser à ce moment la danse (al-tahayur1) du

Rabbânî : main dans la main, ils se placent debout et en ligne

(saf) face aux musiciens. En balançant leur buste d’avant en

1. Le terme tahayur est utilisé par les Aïssâwa pour désigner la danse de balancement du buste d’avant en arrière qui a pour but de se mettre en état d’extase par une action volontaire.

Page 16: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

372

arrière sur le rythme ils récitent alors un dhikr illimité, une

invocation de la permanence de Dieu :

« Dieu Eternel ! Dieu ! » (illimité)

Lorsque l’auditoire est particulièrement réceptif, le muqaddem

fait signe aux musiciens de réciter une nouvelle invocation, très

populaire que le public reprend en chœur :

« Levez-vous, levez-vous pour louer Dieu. O vous qui aimez

l’Envoyé de Dieu. C’est une heure parmi les heures de Dieu. Le

Prophète, l’Envoyé de Dieu y sera présent. » (x 3)

Bien souvent, le muqaddem choisit ce moment précis pour

démontrer à tous sa virtuosité instrumentale. Se saisissant d’un

buznazen, il prend place au milieu des musiciens pour réaliser

toute une série de rythmes improvisés. Il tient son instrument à

bout de bras, et, d’une manière démonstrative et spectaculaire, il

réalise des « broderies » (zwâq-s) rythmiques. Une fois ce court

solo accompli, le muqaddem regarde ses musiciens pour qu’ils

s’alignent face à l’assistance. Lorsque le tempo est enfin arrivé à

son niveau maximal, les Aïssâwa entame l’invocation finale, le

dhikr du nom de Dieu :

« Allah, Allah ! » (x 10), suivit de « llah, Allah », (x 10), puis de

« llah » (illimité)

Arrive bientôt la fin de la dakhla qui est laissé à l’estimation du

muqaddem. Lorsqu’il le décide, celui-ci joue, toujours avec un

buznazen levé au ciel, une phrase rythmique immédiatement

identifiable par tous les membres du groupe qui lui permet de

stopper, d’une façon nette et précise, le tourbillon musical. Les

femmes de l’assistance récitent alors immédiatement et à haute

voix une courte prière pour le Prophète suivit d’une série de

« you-yous » :

« Paix et Salut sur le Prophète de Dieu. Aucune gloire sinon celle

du Prophète. Dieu est avec le Glorieux. » (x 1)

Les membres de tâ`ifa, sans attendre que les femmes terminent

cette oraison, posent les instruments au sol, se mettent en arc de

cercle (al-halqa) et récitent entre eux la prière qu’ils ont

Page 17: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

373

prononcés quelques minutes avant dans la rue. Ce faisant, ils

bouclant ainsi la boucle :

« Paix et Salut sur toi ô Envoyé de Dieu » (x 3)

Ainsi se termine la dakhla. Les Aïssâwa prennent place sur les

canapés ou les sièges spécialement installés à leur intention dans

le salon familial, entièrement réaménagé pour l’occasion. Ils

sont disposés en arc de cercle, formant un périmètre sacralisé

(al-hurm) qui doit être maintenu en état de propreté. Certains

muqaddem-s insistent pour que les musiciens se déchaussent et

laissent leurs babouches soit à l’entrée du domicile, soit sous les

sièges afin de ne pas y apporter d’impuretés. La saleté est censée

attirer les mauvaises pensées (waswas) et les démons (jinn-s) qui

peuvent nuirent au bon déroulement de la cérémonie. Les

Aïssâwa sont assis en arc de cercle et face à l’assistance et ont

regroupé les instruments de musique à leurs pieds. Afin qu’ils

puissent se désaltérer à leur guise, des verres et plusieurs

bouteilles d’eau sont disposés sur des petites tables. L’un des

musiciens ajuste les étendards de part et d’autre du groupe

pendant que le « technicien son » règle les micros et les

enceintes de sonorisation. Une fois son micro branché, le

muqaddem offre des prières de bénédictions (du`â’-s) à la

demande du public qu’il réalise à vois haute devant toute

l’assistance en échange de quelques dirhams. Dans ses prières, il

invoque l’aide de Dieu pour la guérison, la prospérité et la

réussite de toutes les personnes présentes dans l’assistance. Les

requêtes du muqaddem sont closes par de courtes oraisons

(appelées fât`ha-s1) que les musiciens récitent collectivement et

à voix haute. Voici une fât`ha caractéristique récitée par le

muqaddem :

« O mes frères, priez pour Monsieur (ou Madame)… (x 3)

Son bonheur surviendra grâce à nos invocations (x 3)

Abritons-le sous nos ailes (x3)

1. Le terme de fât`ha est la forme dialectale de Fâtiha, la sourate d’ouverture du Coran. Les Aïssâwa l’utilisent pour désigner une invocation qui ne contient pas nécessairement des versets coraniques.

Page 18: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

374

O enfants de l’Elu, le Cher (x 3)

Il n’y a de dieu que Dieu, Dieu ô Seigneur (x2)

O Dieu, guéris-nous (x1) »

(La dernière phrase est reprise par toute l’assistance)

A la fin de la séance de bénédictions, une personne du foyer

distribue à tous les présents des verres d’eau et de lait ainsi que

des dattes contenues dans les réceptacles de baraka utilisés lors

de la dakhla. Il s’agit de bénéficier, par la consommation de ces

aliments, des grâces et des faveurs divines provoquées par la

présence des Aïssâwa. Les serveurs engagés par le traiteur sont

vêtus d’un costume trois pièces type européen. Leurs va-et-vient

sont incessants : tout au long de la lîla ils doivent porter des

plateaux de pâtisseries, des limonades et du thé qu’ils proposent

aux invités. Notons que la cérémonie est mixte et que la porte

d’entrée du domicile reste constamment ouverte. Les

participants peuvent entrer et sortir à leur aise et à n’importe

quel moment tout au long de la soirée. Enfin assuré que la

sonorisation ne sature pas, le muqaddem, sans attendre que le

public face preuve d’attention, sort de sa poche son chapelet

(subha) et déclame avec autorité la phrase d’ouverture l’oraison

mystique caractéristique de la confrérie, le hizb Subhân al-

Dâ`im.

La récitation du hizb Subhân al-Dâ`im :

« Je cherche refuge auprès de Dieu contre Satan le maudit. Au nom

de Dieu le Clément, le Miséricordieux. Que la bénédiction de Dieu

soit sur notre seigneur et prophète Muhammad, le noble, l'élu, ainsi

que sur sa famille et ses compagnons. »

C’est par cette formule coranique que les Aïssâwa récitent sans

accompagnement instrumental l’oraison spirituelle connue de la

totalité des affiliés, le hizb Subhân al-Dâ`im (la prière dite de la

« Gloire à l’Eternel »). Une personne du foyer dispose de

l’encens dans l’encensoir (al-mbakhra) placé au sol au centre du

périmètre sacralisé. Elle place aussi un réceptacle de baraka

(bouteilles ou tout autre récipient remplit d’eau) sur une petite

Page 19: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

375

table en face du muqaddem, car la récitation collective du hizb

par les Aïssâwa est supposée apporter de très nombreux

avantages et bienfaits spirituels, à la fois pour les membres de la

tâ`ifa que pour les personnes di public1. Ces précisions

apportées, nous avons constaté qu’il est très rare que la

récitation du hizb Subhân al-Dâ`im, qui s’étale sur près d’une

demi heure, se fasse dans de bonnes conditions : mis à part

quelques sympathisants qui écoutent avec attention, le public

manifeste souvent son impatience. Les femmes discutent entre

elles et ne prêtent aucune attention aux Aïssâwa. Il arrivent

même parfois qu’elles exigent purement et simplement sa

suppression, comme nous le dit le muqaddem Haj Saïd Berrada :

« Souvent on arrive pour faire une lîla et la maîtresse de maison me

dit ‘‘s’il vous plait, monsieur le muqaddem, pas de hizb ce soir,

faites-nous de la poésie et de la musique pour danser’’. Alors je fais

ce qu’elle me dit, sinon la prochaine fois elle prendra un autre

groupe. »

C’est pourquoi pendant la récitation du hizb Subhân al-Dâ`im,

(lorsqu’elle a lieu), les membres du public manifeste une

certaine indifférence : les invités discutent, les enfants entrent et

sortent du domicile, jouent ou remuent sur leurs chaises et les

adolescents font sonner leurs téléphones portables. De leur coté,

les Aïssâwa restent imperturbables et récitent la litanie avec

ferveur, car cette longue oraison codifiée obéit à des règles

linguistiques très strictes qui implique beaucoup de

concentration. L’emploie d’un style vocal déclamatoire

(répétition de certaines phrases deux ou trois fois, accentuation

de mots) et achemine toujours vers une séance d’invocation

collective à haute voix au cours de laquelle la chahâda, « Il n’y

a de dieu que Dieu » (lâ ilâha illâ Allah) et le nom de Dieu

(« Allah ») sont réitérés chacun 100 fois de suite par les Aïssâwa

qui se frappent la poitrine en rythme. Cette phase spectaculaire

1. Au sujet des propriétés supposées spirituelles du hizb Subhân al-Dâ`im, voir notre partie consacrée à l’enseignement mystique du saint fondateur, pp. 149 et ss.

Page 20: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

376

semble attirer l’attention du public. Tout le monde se tourne vers

la tâ`ifa et les femmes réagissent en redoublant de « you-yous ».

Après cette invocation collective, les Aïssâwa enchaînent sur un

célèbre poème apprécié par l’assistance. Le public reprend en

chœur les vers suivants :

« Amen, amen, amen.

Amen ô Seigneur des mondes,

O le Miséricordieux, sois clément envers nous et nos parents.

Seigneur fait nous vivre heureux et mourir en martyrs,

Et ne nous éloigne pas du droit chemin.

O Seigneur ! Toi qui est sans égal dans l’Apparent et dans les

Attributs,

Pardonnes-nous le passé et aides-nous pour l’avenir.

Par la grâce et la sainteté du Prophète Arabe, ô Seigneur des

croyants, l’Adoré,

Guides-moi vers le paradis.

O Dieu ! Toi le Généreux, je n’ai personne d’autre que Toi,

O Seigneur ! Purificateur des cœurs, assainies mon cœur par ta

bénédiction.

Que le Salut et la Paix éternelle de Dieu,

Soit sur celui que Dieu a nommé, ô le cher Muhammad. »

(Les deux dernières phrases sont répétées deux fois).

C’est ce poème, dont certains Aïssâwa pensent qu’il est issu du

répertoire liturgique de la confrérie des Hamadcha1, qui clôt la

récitation du hizb Subhân al-Dâ`im2. Le muqaddem enchaîne

aussitôt la récitation de la sourate d’ouverture du Coran, la

Fâtiha, suivie d’une formule coranique engageant l’assistance à

prier pour le Prophète :

« Certes, Dieu et Ses Anges prient sur le Prophète ; ô vous qui

croyez priez sur lui et adressez-lui vos salutations. »3

Le muqaddem s’adresse alors au public et entame une nouvelle

série de bénédictions à la faveur du foyer et de toutes les

personnes présentes, conclues par les « amen » des Aïssâwa.

1. D’autres enquêtés l’attribuent au poète Ahmed Rabli, qui vécut à Fès au 19ème siècle. 2. Dans certaines tâ`ifa-s, le hizb Subhân al-Dâ`im se prolonge par la récitation collective et sonore d’une oraison facultative appelée « les dizaines » (al-acharat) 3. Coran, s. 33 v. 56.

Page 21: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

377

Arrive enfin un moment de pause pour les membres de la tâ`ifa.

Les serveurs leur apportent des pâtisseries, des boissons fraîches

et du thé. Les Aïssâwa restent assis à leur place pour discuter

entre eux à voix basse, car le muqaddem leur interdit

formellement de s’adresser et de converser avec les personnes

du public. Certains musiciens, après avoir eu l’approbation du

muqaddem, sortent dans la rue afin de prendre l’air, fumer une

cigarette et se dégourdir les jambes. Quelques personnes en

profitent pour se lever et saluer le muqaddem. Celui-ci, toujours

affable, discute et plaisante cordialement avec eux. Dans la rue,

les Aïssâwa apprécient ce moment de détente. Les plus jeunes

d’entre eux plaisantent aisément et sans gène avec les anciens,

colportant les potins du jour en évoquant la beauté des femmes

présentes. Parfois le muqaddem les rejoint et, en sa présence, les

Aïssâwa redeviennent plus réservés. Le sujet de la conversation

se dirige vers le déroulement de la soirée, la technique musicale

ou l’actualité socio politique du pays. Le muqaddem, très

souvent sollicité par les personnes de l’assistance qui le

félicitent ou lui demandent sa carte de visite, ne perd pas de vue

le temps qui passe et, au bout de vingt minutes de pause, il fait

signe à ses musiciens de retourner dans la maison. Les

retardataires sont sévèrement réprimandés car, à partir de ce

moment, plus aucun de leurs faits et gestes ne se feront sans sa

permission. Il est l’heure d’entamer le chant des poèmes

spirituels (qasâ`id). Le technicien engagé par le muqaddem pour

tenir la sonorisation s’occupe de l’intendance des instruments de

musique : il chauffe, à l’aide d’un pot de terre cuite (mejmar)

contenant du charbon de bois, les peaux des percussions qui se

tendent sous l’effet de la chaleur et les distribue ensuite aux

Aïssâwa. Tous les membres de la tâ`ifa sont présents à

l’exception des joueurs de hautbois qui n’interviendront qu’à

partir de la deuxième partie de la lîla. Ils restent dehors, assis sur

des chaises sur le trottoir à discuter, à fumer des cigarettes en

buvant du thé. Ils peuvent donner l’impression d’être totalement

Page 22: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

378

détaché du rituel si bien que, de temps à autres, le muqaddem

insiste pour qu’ils restent dans la maison avec la tâ`ifa, même

s’ils ne jouent pas de leur instrument. Ils s’installent alors

derrière les autres musiciens et participent aux poèmes an

chantant les refrains et en frappant des mains (voir fig. 4).

Les qasâ`id, le chant des poésies spirituelles :

Le muqaddem et les musiciens, après s’être assurés du bon

niveau sonore des enceintes, ouvrent, par cette prière, le chant

des poésies :

« Seigneur, comble de Ta grâce le Saint Muhammad ainsi que sa

famille (3x), et donnes-leur le Salut. »

Les Aïssâwa considèrent leur propre répertoire de poésies

(qasâ`id) comme un « signe distinctif » original et exclusif,

inconnus des autres ordres religieux et même de la zâwiya-mère

de Meknès. D’après eux, c’est sous l’impulsion des poètes du

melhun que la pratique des chants spirituels fut peu à peu

introduit dans le rituel, vers la fin du 17ème siècle. antées en

idiome local ou en arabe classique, ces chants sont soutenus par

un accompagnement instrumental (joué par cinq ta’rîja-s, la

tassa, la tâbla et un bendîr) discret et chaloupé en deux temps

appelé hadârî. Les thèmes des poésies chantées par les Aïssâwa

sont les louanges à Dieu, au Prophète, au fondateur de la

confrérie et à tous les saints (walî-s) de l’Islam. Le « récitant du

dhikr » (dhekkâr), les musiciens expérimentés et le muqaddem

se succèdent un à un pour chanter ces longs vers en soliste lors

de la lunassa (« se tenir compagnie », voir fig. 5). La structure

des poésies est composée de vers en rimes et du refrain, appelé

la « lance » (harb, qui est aussi le titre de la chanson), reprise en

chœur par la « chorale » des musiciens (le terme français

« chorale » semble se substituer au mot arabe de raddada,

« répétiteur »).

Page 23: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

379

Fig. 4 : disposition de la tâ`ifa lors de la première partie de la

lîla :

Fig. 5 : schéma du relais (lunassa) du chant des poésies :

Page 24: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

380

Le muqaddem décide seul et in situ de la sélection des poésies

que le groupe va chanter. La durée d’un chant poétique s’étalant

sur près de vingt minutes, les Aïssâwa n’en récitent pas plus que

quatre au cours d’une même soirée. Il débute généralement par

un poème en l’honneur du Chaykh al-Kâmil dont le titre est

« ben Aïssâ al-sultânî »1. La fin (zarb) de chaque poésie prend a

forme d’une séance de dhikr où le nom de Dieu est réitéré

collectivement sur un rythme allant crescendo. Pour passer

d’une poésie à l’autre, le récitant déclame un chant a capella

exécuté en solo dans un style vocal appelé « campagnard »

(mowal ‘arûbi). Lors de ce chant, les musiciens s’arrêtent de

jouer : le soliste, sous l’attention de tous, récite des vers pré-

écrits dont il varie simplement et à sa guise le mode mélodique

(qsam), faisant alors étalage de son talent. Voici un exemple de

mowal ‘arûbi chanté par les Aïssâwa :

Soliste : « O notre Père (x 3), ô Maître, ô notre Père. »

Musiciens : « Dieu ! »

Soliste : « Sa lumière éclaire les étoiles et la pleine lune,

Et l’éclat du soleil au crépuscule.

Louange à Celui qui lui a tout appris,

Celui qui lui a montré la Voie.

Le jour Dernier, les gens imploreront son secours,

Pour qu’il les absout des fautes qu’ils ont commises.

O croyants, priez pour le Prophète Muhammad Taha. »

Musiciens : « O croyants, priez pour le Prophète Muhammad Taha »

Immédiatement après ces vers, les « you-yous » fusent et les

Aïssâwa enchaînent en jouant des instruments de percussions et

entament un nouveau poème. Le public semble beaucoup

apprécier ces poésies chantées sur un rythme lent et sensuel.

Chacun écoute avec attention et recueillement, certaines

personnes frappent des mains pendant que d’autres dégustent thé

et pâtisseries. Peu après, le muqaddem fait signe aux musiciens

d’accélérer sensiblement le tempo et de jouer plus fort dans le

but d’acheminer les poésies vers la répétition du nom de Dieu, le

1. L’auteur de cette poésie est Haj Ahmed Rabli, un célèbre poète (affilié à la confrérie, dit-on) qui vécut au 19ème siècle.

Page 25: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

381

dhikr Allah. A partir de cet instant, les hommes et les femmes du

public se lèvent pour danser, l’ambiance est chaleureuse et la

bonne humeur se fait communicative. Les Aïssâwa sourient et

invitent, par des clameurs, l’assistance se lever et à participer à

la répétition du Nom de Dieu. Le mot « Allah », invoqué sans

cesse, devient ensuite « llah », répété par tous pendant quelques

minutes. Lorsqu’il le tempo arrive à une vitesse suffisamment

élevé, le muqaddem joue, sur tâbla, la phrase rythmique

signal qui stoppe immédiatement la musique. Les chants

poétiques s’étalent sur près de cinquante minutes et s’achèvent

par une très courte prière de bénédiction pour le Prophète récitée

à cappella par les Aïssâwa. Le public se rassoit et retrouve ses

esprits grâce à une courte pause de quelques minutes. Ce

moment de répit permet aux Aïssâwa de se désaltérer avant de

chanter d’autres poésies, appelées Darqâwiyya.

La Darqâwiyya, une célébration festive de l’amour au Prophète :

La Darqâwiyya est une suite de chansons empruntée au

répertoire de la confrérie des Darqâwa, fondée par Al-Arabî al-

Darqâwî (m. en 1823 à Fès au Maroc). Connues aussi sous le

nom de « l’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-hurm ya

rassul Allah), ces chansons sont aujourd’hui devenu de

véritables « hits » et connaissent un très grand succès, aussi bien

auprès des Aïssâwa que du public. La darqâwiyya se déroule sur

près d’une heure et ses paroles sont exclusivement vouées à la

louange du Prophète et à la demande de son intercession auprès

de Dieu. Lorsque le muqaddem et les musiciens la chantent, sur

un rythme de percussions syncopé et tonique, l’atmosphère

devient de plus en plus conviviale et la joie manifestée par

l’assistance pousse les Aïssâwa à interagir avec les personnes du

public : le muqaddem, qui sait faire preuve de communication,

tend son micro aux personnes les plus réceptives et des éclats de

rires fusent lorsque quelqu’un reprend le refrain avec les

musiciens. Tout le monde frappe des mains et chante, tandis que

Page 26: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

382

les serveurs, toujours en plein travail et surchargés de plateaux,

s’autorisent là un petit moment de détente pour écouter et

participer. A la fin de la Darqâwiyya, le muqaddem fait signe

aux musiciens d’accélérer le tempo pour parvenir au dhikr

Allah. Des hommes rejoignent le groupe et se saisissent des

instruments de musique qui se trouvent aux pieds des Aïssâwa

pour participer à l’accélération du rythme. Le muqaddem fait

signe aux musiciens de ne pas prêter attention aux « intrus » et

de continuer de jouer en place. Lorsque le dhikr Allah est arrivé

à son paroxysme, le muqaddem stoppe la musique par le signal

rythmique qu’il joue au tâbla. Le public, ravi, applaudit

vivement. Une pause plus longue que la précédente permet aux

Aïssâwa de sortir prendre l’air quelques minutes, de fumer une

cigarette et de se reposer un instant avant de retourner jouer

deux morceaux très appréciés du public, le Sussiyya et le

Twatiyya.

Le Sussiyya et le Twatiyya pour une ambiance festive :

Le Sussiyya et le Twatiyya sont deux noms de rythmes issus du

folklore marocain et interprétés par les Aïssâwa l’un à la suite de

l’autre. Le rythme Sussiyya tire son nom de Souss, la région du

sud Maroc d’où il est originaire. Très syncopé et joué d’entrée

très rapidement par les Aïssâwa, son tempo ne varie pas. Les

paroles débutent sur le thème de la mariée (la‘russa) et se

prolongent sur un hommage à Moulay ‘Abdallah Chérif, le

fondateur de la confrérie marocaine Wazzâniyya (fondée à

Wazzâne au 18ème siècle). Le Twatiyya est un rythme totalement

différent, issu de la région du Twat au nord-ouest du pays.

Ressemblant fortement au rythme des Gnawa appelé gnawî, il

est, à l’inverse du Sussiyya, joué au départ sur un tempo très lent

et va en s’accélérant pour culminer sur une invocation collective

du nom de Dieu (Allah). Ici aussi, les Aïssâwa évoquent Moulay

‘Abdallah Chérif mais aussi le Prophète à travers des références

au « Guide des œuvres de bien » (Dalâ`il al-khayrât) de Jazûlî.

Page 27: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

383

Dans certaines tâ`ifa-s, quatre musiciens se placent dans l’aire

de danse pour la réaliser danse du Twatiyya : debout et munis de

long bâtons d’environ 1 m., ils forment une ronde au cours de

laquelle ils entrechoquent leurs cannes en invoquant le nom de

Dieu.

Ces deux titres, d’une durée approchant les vingt-cinq minutes

chacun, favorisent une ambiance très festive : les enfants, les

adultes, les hommes et les femmes, tous se lèvent et dansent

avec allégresse si bien qu’à la fin du Twatiyya le public est

épuisé. Chacun retourne s’asseoir tandis que les Aïssâwa

enchaînent, après une très courte pause, le Tahdira.

Le Tahdira, en route vers un autre monde :

Après une invocation récitée à haute voix par les Aïssâwa a

cappella en hommage aux descendants du Prophète et au

Prophète lui-même, la tâ`ifa commence à jouer le Tahdira (litt.

la «frappe ») : c’est un court morceau instrumental très rapide

d’une durée de cinq à sept minutes, construit sur une

polyrythmie complexe qui permet au muqaddem de manifester

sa dextérité au tâbla. A ce stade de la soirée, le public fatigue

quelque peu, tout le monde est muet et observe le groupe en

silence. Certaines personnes se perdent dans leurs pensées,

d’autres s’endorment sur les fauteuils ou sortent prendre l’air.

D’après les Aïssâwa, ce morceau est censé le changement de

« monde ». Effectivement, nous étions jusqu’à présent dans le

monde des êtres humains que nous allons quitter pour aller

visiter celui des démons (jinn-s). Mais avant cela, la tâ`ifa doit

solliciter la protection de Dieu et de ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî, à

l’aide du Haddun et du Jîlaliyya. Les joueurs de hautbois reta-s,

discrets et silencieux jusqu’à présent, ajustent leurs instruments

et se préparent à jouer. A partir de cet instant, ils tiennent le rôle

principal dans le répertoire musical.

Page 28: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

384

Le Haddun et le Jîlaliyya, sous la protection de Dieu et de

‘Abdel Qâdir al-Jîlânî :

Le Haddun (l’«Unique ») et le Jîlaliyya (« de Jîlalî ») sont deux

chants issus du répertoire de la confrérie des Jîlala, apparue au

18ème siècle au Maroc et qui se place sous le patronage du

célèbre ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. La confrérie des Jîlala Marocains

n’utilisant que les bendîr-s et les flûtes de roseau à biseaux

(qasba-s) ou à bec (lyra-s), les Aïssâwa contemporains ont

adapté ces rythmes à leur instrumentarium : ils ont conservé les

« rythmes mères » (hâchiyya-s) et les chants des Jîlala mais ont

remplacées les flûtes de roseau par les hautbois reta-s. Les

paroles du Haddun et du Jîlaliyya sont, pour le premier, une

courte invocation de l’unicité divine et de l’allégeance au

Prophète, et, pour le second, une sollicitation de la protection de

‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. A l’inverse des poésies chantées

précédemment par les Aïssâwa, ces chants ne représentent qu’un

temps très court dans l’exécution musicale, et les hautboïstes

tiennent, à partir de maintenant et jusqu’à la fin de la soirée, le

rôle d’instruments mélodiques. Ils jouent plusieurs airs répétitifs

jusqu’au signe du regard du muqaddem qui leur impose de jouer

le dhikr final, le Nom de Dieu (« Allah ») répété une dizaine de

fois, invoqué à haute voix par les musiciens sur un tempo allant

crescendo. Le Haddun et le Jîlaliyya sont deux morceaux

différents mais sont souvent joués enchaînés l’un après l’autre.

Le public, qui somnole depuis le début du Tahdira, semble

soudainement stimulé par la puissance sonore des hautbois et les

femmes choisissent ce moment pour se lever et danser, bien

qu’elles ne rejoignent pas l’aire de danse située face aux

Aïssâwa. Les danses féminines réalisées pendant le Haddun et le

Jîlaliyya sont généralement très sensuelles et ne possèdent pas le

coté exhibitionniste des danses de possession sur lesquelles nous

reviendrons en détail. Le Haddun et le Jîlaliyya marquent la fin

de la première partie de la lîla.

Page 29: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

385

Fig. 6 : récapitulatif de la première partie de la lîla (le dhikr) :

Que pensent les officiants de cette première partie ? Que

signifie-t-elle à leurs yeux ?

Le point de vue des Aïssâwa sur le dhikr

Selon les enquêtés, le dhikr correspond à une longue invocation

à la gloire de Dieu et du Prophète ; sa fonction est d’apporter la

baraka au sein du foyer. L’utilisation des instruments de

musique et des chants au sein du dhikr est légitimé par Sîdî

‘Allal Aïssâwî, le surintendant (al-mezwar) de la confrérie qui

précise les choses de la façon suivante :

« L’utilisation des instruments de musique dans les confrérie soufies

anime un débat qui divise de nombreux savants depuis les premiers

rituels mystiques et jusqu’à aujourd’hui (…) A propos du samâ’ [les

chants religieux a cappella, ndr], nous pouvons dire que la chanson

qui rend désirable le péché est elle-même un péché. Mais, est

acceptable la chanson correcte, mais cela dépend entièrement de

l’intention du chanteur. Si, par ses paroles, le chanteur tente la

provocation et prône le péché, ses paroles sont considérées comme

inacceptables. S’il appelle les gens au souvenir de Dieu ou qu’il

L’invoque, s’il apaise les auditeurs, ses paroles sont considérés

comme convenables et acceptables. S’il n’a aucune intention, ses

Page 30: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

386

paroles sont considérées comme le reste de ses actes quotidiens ou

une distraction innocente sans intérêt. » 1

Du point de vue des membres des tâ`ifa-s, le chant des poésies

spirituelles (qasâ`id) représente la séquence la plus artistique de

toute la cérémonie. Ces poèmes attirent toute l’attention des

muqaddem-s et des musiciens serviteurs. Pour eux, c’est

réellement l’exécution de ces poèmes qui demande le plus

d’expérience et de compétences musicales. Lors du dhikr, le

muqaddem et le chanteur soliste, le dhekkâr, sont observées par

leurs confrères et le public avec diligence ; leur popularité

dépend souvent de leur capacité à exécuter les poésies de la

manière la plus remarquable. Les Aïssâwa ont pour habitude de

se juger à la fois sur la qualité et le placement de la voix des

chanteurs solistes, mais aussi sur l’imagination qu’ils

manifestent dans le choix des modulations de tonalités lors des

mowal-s effectués sans accompagnement instrumental. Les

Aïssâwa les plus prestigieux au sein de la confrérie sont souvent

ceux qui réunissent le plus de compétences artistiques (et parfois

même théoriques) pour chanter les poésies de la manière la plus

remarquable. Certains affirment que c’est la thématique même

des textes qui permet la réception de la baraka, procurant à

l’exécutant et à l’auditeur une sensation de bonheur qui peut les

conduire, disent-ils, jusqu’à l’extase. Pour F., 27 ans, vendeur de

téléphone portable à Fès et Aïssâwî depuis l’âge de 16 ans, les

poésies de la confrérie représentent la quintessence de l’art

musical, tout style confondu :

« J’aime bien une chanson de Michael Jackson, tu connais ‘‘you’re

not alone’’ [il chante, ndr]. Sinon je préfère Bob Marley ou la salsa,

c’est mieux. J’aime bien aussi la musique Hamadcha. Mais mon

cœur appartient aux Aïssâwa. Le dhikr des Aïssâwa, les

poésies…C’est la seule chose qui me rend vraiment heureux, au

maximum du maximum. »

1. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, Sîdî Muhammad ben Aïssa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et continuité), 2004, p. 172.

Page 31: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

387

Les muqaddem-s déclarent eux aussi vouer un immense amour

aux chants poétiques. Le muqaddem-muqaddmin Haj ‘Azedine

Bettahi insiste sur la popularité des poésies et de la difficulté à

retransmettre leurs saveurs par écrit :

« Les poésies du dhikr des Aïssâwa participent à toute la vie de la

communauté, les mariages, les naissances... Tu ne peux pas

transmettre la beauté du dhikr à travers les écrits, c’est quelque

chose de profond dont le goût ne se dévoile qu’à travers la pratique.

Je suis tombé amoureux du soufisme et des Aïssâwa à l’âge de six

ans, et chanter ces poésies a toujours été pour moi une passion. »

Confirmant ces propos, le muqaddem Hadj Saïd El Guissy

indique en outre que le chant des poésies leur permet de

manifester des sensibilités différences artistiques différentes qui

font la distinction de chaque tâ`ifa-s :

« Si tu demandes à vingt personnes de te chanter une chanson

marocaine, tu vas reconnaître plusieurs poésies Aïssâwa, alors qu’ils

ne savent même pas d’où ça vient ! Mais ce que j’aime c’est que

chaque muqaddem, chaque tâ`ifa a son propre style (…) Lors des

poésies du dhikr, chacun essaie de trouver un style vocal pour se

démarquer, pour qu’on puisse le reconnaître…Ce soir, lorsque mon

dhekkâr a chanté ‘‘Al-‘azîz ya Muhammad’’ [« Le Très Cher, ô

Muhammad », titre d’une poésie, écrite par le poète fassi Haj Ahmed

Rablî au 19ème siècle, ndr], j’avais des frissons dans les bras

tellement c’était bon ! Il a chanté mieux que personne ! Toi qui

connais beaucoup de tâ`ifa-s, qui chante le mieux le dhikr à ton avis

? »

Ibn Khaldun pense qu’une telle concentration disciplinaire basée

sur le chant ne doit pas surprendre, car c’est, selon lui, le

sommet des arts et des sciences :

« Les arts et les sciences sont le produit de la pensée (fikr), qui

distingue l’homme des animaux. L’Art du chant est le plus civilisé

de tous, parce qu’il représente le point culminant d’une profession

de luxe. »1

Après le dhikr et les poésies qui favorise l’installation d’une

atmosphère sereine et amicale au sein du domicile, les Aïssâwa

1.IBN KHALDUN, Discours sur l’histoire universelle (al-Muqaddima), 1968 (1382), trad. v. Monteil, vol. 1, p. 871.

Page 32: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

388

prennent un moment de détente. Ils sortent dans la rue prendre

l’air, boire un verre de thé, fumer une cigarette en discutant de

choses et d’autres. Certains soignent leurs mains blessées par le

jeu des instruments de perçussions en entourant leurs doigts de

sparadraps. Après une quinzaine de minutes et suite à l’appel de

la maîtresse de maison, ils retournent dans le salon s’asseoir à

leur place. C’est à cet instant que débute la séance d’exorcisme

appelée mluk. Les enquêtes nous précisent qu’il est

indispensable de terminer le dhikr par le chant du Haddun (en

hommage à Dieu) et du Jîlaliyya (un hommage à ‘Abdel Qâdir

al-Jîlânî) avant de débuter le rituel d’exorcisme des démons.

‘Abdel Qâdir al-Jîlânî est considéré par eux comme le « porte

drapeau » (en français) ou « maître de l’étendard » (bû ‘alam), le

roi du monde invisible devant lequel les mauvais esprits

rebroussent chemin.

Les mluk, un parcours dans le monde des démons

Selon la croyance, des démons, des jinn-s, peuvent prendre

possession des être humains : ils deviennent alors des mluk

(sing. melk). Ce mot est issu de la racine « mlk », qui exprime

l’idée générale de propriété d’une chose, d’un bien foncier ou

même d’une personne. D’où viennent ces démons et dans quel

système de croyances s’insèrent-ils ?

Qui sont les démons ?

Selon Westermarck, les croyances et les rituels liés aux démons

ont été importée d’Afrique sub-saharienne en Afrique du Nord

par les esclaves africains et leurs descendants, les Gnawa1. Les

démons possèdent une signification à la fois générale et

spécifique : ils se réfèrent à une grande diversité d’esprits peu

1. WESTERMARCK, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, trad. de l’anglais par R. Godet. Paris, Payot, 1935.1926, p. 379. On dit d’ailleurs au Maroc que le mot « Gnawa » dérive de « Guinée » ou de « Ghana ».

Page 33: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

389

différenciés, qui habitent l’univers mais dans une dimension

distincte de celle des êtres humains. Bien que leur existence soit

attestée par le Coran1, ils sont considérés par certains Marocains

comme des entités surnaturelles. Les jinn-s, qui deviennent mluk

après la possession d’un être humain, sont souvent confondus

avec d’autres êtres spirituels comme les saints (walî-s), les anges

(malaïka) ou Satan (Chaytan, Iblis). Ils peuvent être aussi

mentionnés de manière allusive : « ceux-là » (nâss), « ceux de la

forêt » (nâss al-raba), « ceux de la terre » (nâss al-trab) ou

« ceux de la mer » (nâss al-ba’har). Les Marocains

francophones les désignent simplement comme « les diables »

ou « les démons ». Il y a des mluk mâles et femelles, des mluk

musulmans, juifs, chrétiens, et païens. Ils peuvent se marier

entre eux et avoir des enfants, car ils sont organisés en un monde

qui reflète le monde marocain : il y a un roi des mluk

(Chamaruch) et une cours d’agents subalternes. Ils font leur

apparition pendant les rêves mais il est possible d’entrer en

contact avec eux dans les rivières, les endroits insalubres, sales

ou dans les sanitaires. On dit souvent que les démons emportent

des hommes et des femmes dans leur monde ou que les

magiciens tirent leur pouvoir d’un pacte passé avec eux.

Certains mluk ont un nom et ils ne sont pas tous nécessairement

mauvais ou malfaisants. Néanmoins, ils sont fantasques et

tyranniques, capricieux et colériques. Ils sont donc

potentiellement dangereux : s’ils sont offensés, ils exercent des

représailles sans attendre en possédant leur adversaire, qui est

toujours inconscient de son méfait, car il suffit, dit-on, de

marcher par inadvertance sur un reptile (les démons peuvent

prendre la forme d’un animal), de l’avoir ébouillanté avec de

l’eau bouillante ou, plus communément, de prendre une douche

1. Le Coran nous informe que Dieu créa les démons jinn-s à partir d’un « feu sans fumée » (s.55, v.14), dans le but de l’adoration divine (s. 51, v. 56). Les djinn-s se sont écartés de l’audition du Coran et sont rejetés des lieux où il est récité (s. 26, v. 210-212). Ils ne se ruent que sur les incrédules, car la foi et la prière constituent un rempart contre tous les démons (s. 16, v. 98-100 et s. 26, v. 221-223).

Page 34: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

390

lorsqu’il fait nuit noire (les démons séjournent aussi dans les

tuyauteries des habitations). Il est dit que lorsque un démon est

blessé ou offusqué, la personne qui en est responsable va

souffrir et les mluk affligent aux êtres humains de nombreuses

troubles physiques (paralysie des membres) et des tourments

psychologiques (agitation, nervosité, cauchemars et déprime).

Les hommes ou les femmes en passe de changer de statut social

sont particulièrement exposés aux attaques des mluk : les

nouveaux-nés, les adolescents, les femmes enceintes, les jeunes

mariés et les mourants. Il y a des moments de la journées où les

mluk sont particulièrement actifs (après la prière de la nuit noire,

‘ichâ) et des périodes où ils sont spécialement inactifs (pendant

le mois de ramadan, on dit qu’ils sont emprisonnés). Les

démons sont toujours traités avec le plus grand respect et sont en

général craints. Au Maroc, de nombreuses personnes, des

hommes et femmes de différents niveaux sociaux, m’ont mis en

garde sur le fait d’aller régulièrement dans des soirées Aïssâwa,

car, je risquais, selon eux, « d’avoir des problèmes avec les

mluk ». Les Marocains prennent toutes sortes de précaution pour

les tenir en échec, comme répandre du sel dans différents

endroits de leur maison, prononcer des sourates du Coran

lorsqu’ils franchissent un seuil ou lorsqu’ils se rendent dans un

endroit inconnu. Si les interférences constantes avec les démons

dans la vie quotidienne est accepté avec fatalisme comme une

donnée de l’existence terrestre, il est possible de conjurer leurs

actes par le port d’amulettes contenant des versets du Coran ou

la célébration d’une séance d’exorcisme.

Le but de la séance d’exorcisme :

Lors de ce rituel, les Aïssâwa tentent, à l’aide de prières, de

musique et de chants, de délivrer plusieurs personnes du public

censées être possédées par un ou plusieurs démons. Le

muqaddem sollicite aussi la protection de Dieu : la séance des

mluk, qui figure un voyage à travers le monde invisible des

Page 35: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

391

esprits, doit obligatoirement être placée sous Sa bénédiction.

Pour cela, la disposition de la tâ`ifa ne diffère pas de la première

partie (voir fig. 3). Les musiciens restent assis sur les sièges

disposés en arc de cercle formant le hurm, l’espace sacralisé, au

centre duquel des offrandes pour les démons sont posées par la

maîtresse de maison sur une petite table. Certains mluk sont

connus pour être si capricieux qu’ils n’acceptent que des

morceaux de sucre, des cigarettes ou de l’eau de Cologne. Dans

la pratique, chaque démon possède une mélodie et un air qui lui

est propre, chanté par les Aïssâwa sur un rythme emprunté à la

musique des Gnawa, qu’ils appellent logiquement Gnawî.

Certains muqaddem-s, qui souhaitent rapprocher le son

d’ensemble de la tâ`ifa de celui des groupes Gnawa, font jouer

par deux musiciens des castagnettes (qarkab-s) et un grand

tambour à baguette (tbel) employés habituellement par les

musiciens Gnawî. Les musiques des démons sont jouées dans

l’objectif d’« attirer » le possédé vers l’aire de danse, car les

mluk se manifestent d’eux-mêmes : on dit que lorsqu’ils

entendent « leur musique », ils obligent la personne affligée à se

lever pour une danse de possession. La satisfaction des mluk

résulte non seulement des offrandes et de la musique mais

surtout de la danse que les possédés réalisent sous leur emprise

qui doit se dérouler jusqu’à la perte de connaissance. Selon la

croyance, ce rite doive se renouveler chaque année, sous peine

de susciter de nouveau le mécontentement et la colère des mluk.

Le but de cet exorcisme n’est pas de chasser définitivement les

démons mais plutôt de les éloigner quelques temps, créant ainsi,

entre l’humain et le surnaturel, un « rituel d’entretien »1.

1. Selon Ervin Goffman, un « rituel d’entretien » doit permettre de revigorer la solidité d’un lien, lequel « se détériore si rien n’est fait pour le célébrer et le revigorer de temps en temps. ». GOFFMAN, la mise en scène de la vie quotidienne, t.2, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, p. 82.

Page 36: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

392

Le monde des démons selon les Aïssâwa :

Les Aïssâwa classent tous les démons derrière trois « portes »

(bab-s) successives selon un ordre précis. La première est la

« porte des Jîlala » (bab jîlala), la seconde est la « porte des

Gnawa » (bab gnawa) et la dernière est la « porte des femmes

arabes » (bab arabiyyat). Tout au long de ce trajet, des démons,

mais aussi des figures historiques et des personnalités de la

culture locale, sont appelés sans distinction :

La porte des Jîlala (bab jîlala):

C’est ici que les Aïssâwa invoquent les démons qui, selon eux,

sont issus du rituel des Jîlala. Il s’agit tout d’abord de « ceux de

la forêt » (nâss al-raba) et « ceux de la terre » (nâss al-trab).

Leur couleur favorite est le marron. Pour favoriser leur venue au

milieu de l’assemblée, des feuilles de menthe (symbolisant les

feuilles des arbres) et du café (symbolisant la terre) sont posés

par la maîtresse de maison dans une coupole sur la table

d’offrandes. Ensuite viennent « ceux de la mer » (nâss al-

ba’har) et plus particulièrement Sîdî Moussa1, qui est considéré

comme le roi des océans. Sa couleur est le bleu et un bol d’eau

est posé sur la table face au muqaddem lorsque les Aïssâwa

chantent les paroles suivantes :

Muqaddem : « Le Saint ! O Sîdî Moussa ! » (x 2)

Musiciens : « Pardon, Sîdî Moussa. O Dieu ! » (x 2)

Muqaddem : « O, la porte de Moussa ! » (x 2)

Musiciens : « Sîdî Moussa, pardon ! » (x 2)

Vient ensuite Baba Hammu, le gardien des abattoirs, qui aime le

sang et la couleur rouge. Un tissu rouge est disposé sur la table

d’offrande. Son appel est la suivant :

Muqaddem : « Sîdî Hammu, pardonne-nous. » (x 2)

Musiciens : « O Prophète, Pardonne-nous. » (x 2)

Muqaddem : « Envoyé de Dieu, Pardonne-nous. » (x 2)

Musiciens : « Amis de Dieu, Pardonnez-nous. » (x 2)

Muqaddem : « Sîdî Hammu, maître des abattoirs. » (x 2)

1. Moussa est le nom arabe de Moïse.

Page 37: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

393

Musiciens : « Sîdî Hammu, maître des abattoirs. » (x 2)

Muqaddem : « Toi qui porte la chéchia rouge. » (x 2)

Musiciens : « Toi qui porte la chéchia rouge. » (x 2)

Muqaddem : « Les démons veulent boire le sang. » (x 2)

Musiciens : « Les démons veulent boire le sang. » (x 2)

Après Hammu, les Aïssâwa s’écartent quelque peu des mluk

pour chanter deux morceaux, en hommage à Dieu et au

Prophète, qui sont issus des répertoires de deux confréries

marocaines : il s’agit du Râziyya (de la confrérie Râziyya,

fondée au 17ème siècle à Fès par Abû al-Hassan ben Kassem al-

Râzî)1, et du Sâdkiyya (de la confrérie Sâdkiyya, fondée à Fès au

18ème siècle par Sîdî Ahmed Sâdkî)2. Suite à ces deux chants de

louanges, les Aïssâwa appellent Moulay Brahim, un grand saint

marocain enterré près de Marrakech considéré comme le roi des

Gnawa. Un tissu de sa couleur favorite, le vert, est posé face aux

Aïssâwa. Voici sa chanson :

Muqaddem : « Moulay Brahim, Moulay Brahim, pardon. »(x 2)

Musiciens : « Moulay Brahim, Moulay Brahim, pardon. »(x 2)

Muqaddem : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x2)

Musiciens : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x 2)

Muqaddem : « Je suis venu comme invité, pardon. » (x 2)

Musiciens : « Je suis venu comme invité, pardon. » (x 2)

Arrive enfin Chamaruch, le roi des démons et des lettrés, on dit

qu’il possède une connaissance du Coran et un statut de grand

savant. Un mausolée près de celui de Moulay Ibrahim dans le

hawz de Marrakech lui est dédié. Sa couleur est le blanc mais il

n’est quasiment jamais évoqué par les Aïssâwa de Fès et de

Meknès.

La porte des Gnawa (bab gnawa) :

Les démons appelés ici par les Aïssâwa tous issus, disent-ils, de

la lîla des Gnawa. Le premier est Buab, qui est censé être le

gardien du Paradis. Sa couleur est le noir mais il est

1. MICHAUX-BELLAIRE, « Les confréries religieuses au Maroc » dans les Archives Marocaines n°27, pp. 01-86, p. 71. 2. Ibid.

Page 38: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

394

paradoxalement considéré comme le Prophète lui-même. Après

lui arrivent les Noirs (al-Kuhal) représenté par Baba Mimun1, le

gardien de la porte. Son chant d’appel est le suivant :

Muqaddem : « O gnawî Baba Mimun (x 3), gardien de l’entrée. »

Musiciens : « O gnawî Baba Mimun (x 3), gardien de l’entrée. »

Muqaddem : « Le gnawî à la chéchia où brille la lumière. » (x2)

Musiciens : « Le gnawî à la chéchia où brille la lumière. » (x2)

Muqaddem : « Bienvenue Mimoun le Maître des portes. » (x 2)

Musiciens : « Bienvenue au gardien du labourage. » (x 2)

Muqaddem : « Bienvenue au gardien du labourage. » (x 2)

Musiciens : « Toi qui arrive avec la nuit noire. » (x 2)

Muqaddem : « O Dieu, O Dieu notre Seigneur, exauce nos prières. »

Musiciens : « O Dieu, O Dieu notre Seigneur, exauce nos prières. »

Muqaddem : « O Dieu, Paix et Salut sur l’Aimé. »

Musiciens : « O Dieu, Paix et Salut sur l’Aimé. »

Buhal, un démon vêtu de plusieurs tissus bariolés, doit

idéalement fermer la marche mais les Aïssâwa ne l’invoquent

que très rarement. Après la « porte des Gnawa », nous arrivons à

la dernière porte, celle des « femmes arabes ».

La porte des Femmes Arabes (bab arabiyyat) :

C’est ici que les Aïssâwî invoquent la totalité des démons

féminins. Leurs prénoms, à l’inverse des mluk masculins, sont

systématiquement précédés du préfixe « Lalla » (« Princesse »

ou « Madame »), un titre honorifique qui réfère habituellement

aux saintes. Ce sont les deux Mira qui sont appelées en premier :

Lalla Mira Chalha, la berbère (sa couleur favorite est le jaune

orangé) et Lalla Mira « l’Arabe » (al-arabiyya). Celle-ci aime le

jaune poussin et sa nourriture favorite est le sucre, posé sous la

forme de morceaux sur la table d’offrande. Son chant, très

populaire, est le suivant :

Muqaddem : « O Mira, ô Madame, ô Madame! »(x 2)

Musiciens : « O Mira, ô Madame, ô Madame! »( x 2)

Muqaddem : « O princesse Arabe, ô Madame ! » (x 2)

1. Chez les Gnawa, Baba Mimun possède une déclinaison féminine : Lalla (« madame ») Mimuna.

Page 39: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

395

Musiciens : « O princesse Arabe, ô Madame ! » (x 2)

Muqaddem : « Je suis ton serviteur. » (x 2)

Musiciens : « Je suis ton serviteur. » (x 2)

Muqaddem : « Que veux-tu Lalla Mira, que veux-tu ? »

« Où est le sucre ? Où est le henné chatoyant ? »

« Devant toi, ô Madame, devant toi, Lalla Mira »

Musiciens : « « Que veux-tu Lalla Mira, que veux-tu ? »

« Où est le sucre ? Où est le henné chatoyant ? »

« Devant toi, ô Madame, devant toi, Lalla Mira »

Muqaddem : « Que Dieu exauce nos prières » (x 2)

Musiciens : « Que Dieu exauce nos prières » (x 2)

Muqaddem : « O Prophète, pardonne-moi. » (x 2)

Musiciens : « O Prophète, pardonne-moi. » (x 2)

Muqaddem : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x2)

Musiciens : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x 2)

Nous trouvons ensuite Lalla Rqiyya, dont la couleur est

l’orangé, et surtout Lalla Aïcha, qui est une fameuse figure

locale. Considérée comme la plus puissante et la plus maléfique

de tous les démons, elle est toujours colérique. Elle ne rit jamais

et est toujours prête à étrangler, griffer ou fouetter quiconque la

dérange. Elle apparaît aux humains, dit-on, sous la forme d’une

sorcière ou d’une très belle femme, mais toujours avec des pieds

de chameau, d’âne ou de mule. Des lieux lui sont consacrés dans

tous le Maroc ; ce sont d’habitude des trous, des grottes, des

sources ou des arbres, ainsi que tout autre endroit dont on dit

que quelqu’un l’y a aperçue, ou que quelque chose de

mystérieux s’y est produit. Elle est si dangereuse que la menace

de sa venue est utilisée par les parents qui souhaitent calmer

aussitôt les enfants désobéissants. Sa couleur est le noir et elle

possède de nombreuses dénominations : elle est aussi désignée

par les noms de Aïcha Qandicha, Aïcha Dghuriyya, Aïcha

Hamdûchiyya ou Aïcha Sudaniyya. Westermarck l’identifie à la

déesse de l’amour (Astarté) de la méditerranée orientale,

suggérant que « Qandicha » est lié à « Qedecha », le nom de la

prostitué sacrée des cultes cananéens amenés au Maroc par les

Page 40: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

396

premiers envahisseurs phéniciens1. Elle a rendu célèbre les

groupes Hamadcha qui sont les seuls à pouvoir véritablement la

calmer, car la musique qu’elle préfère est, dit-on, celle des

Hamadcha2. C’est pourquoi les Aïssâwa, chantent, juste avant

l’appel de Lalla Aïcha, l’un des cantiques du répertoire de la

confrérie des Hamadcha, qu’ils nomment simplement

hamdûchiyya :

Muqaddem : « Je commence ces vers avec le nom de Dieu.

Je lui dédie les mots suivants,

Muhammad, ô créature parfaite,

Tu es doux comme le miel,

Toi, la lune,

Tu as apporté la lumière dans la nuit,

Tu es l’homme éclairé,

Notre sauveur le jour du Jugement dernier.

Dieu ! O Dieu »

Musiciens : « Dieu ! O Dieu ! » (x 10)

Après la récitation de ce cantique, les lumières sont subitement

éteintes et les hautboïstes entament la mélodie de Lalla Aïcha

dont les paroles sont aussi chantées par le muqaddem :

Muqaddem : « O Aïcha ! Lève toi et mets-toi au service de Dieu et

du Prophète.

O Seigneur ! Que la Paix et le Salut soient sur le Prophète.

Bienvenue, ô Lalla Aïcha.

Tout est préparé, ô Lalla Aïcha !

O Gnâwiyya ! O Sudaniyya ! O Hamdûchiyya !

Aïcha est là et s’enduit de henné !

1. WESTERMARCK, op. cit, p 395. 2. Pour le muqaddem de la confrérie des Hamadcha de Fès, ’Abderrahim Amrani Marrakchi, Aïcha Qandicha fut une résistante qui vécu à l’époque de la présence portugaise au Maroc (15ème siècle). Passé depuis à la postérité dans la mémoire collective, ce personnage historique ne peut, d’après lui, être confondu avec la démone Lalla Aïcha qui fut apportée du Soudan au 17ème siècle par Sîdî Ahmed Drûrî (le disciple de Sîdî ‘Alî ben Hamdûch, fondateur de la confrérie des Hamadcha). Selon les Aïssâwî et les Hamdûchî interrogés, Lalla Aïcha, la démone « du Soudan » (Aïcha Sudaniyya), appelée aussi Aïcha « des Hamadcha » (Aïcha hamdûchiyya) ou Aïcha « de Dghûrî » (Aïcha Dghûriyya) ne semble rien avoir en commun, sinon le prénom, avec Aïcha Qandicha. Cependant, de nombreux Marocains considèrent malgré tout Aïcha Qandicha comme une démone. Au sujet des Hamadcha et de leurs liens avec Lalla Aïcha, voir la recherche ethno psychiatrique de V. Crapanzano. CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine, trad. de l’anglais par O. Ralet, 2000 (1968), pp. 228-233.

Page 41: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

397

Bienvenue, ô fille de la rivière.

Dieu ! Dieu ! Lalla Aïcha ! »

On dit qu’à ce moment Lalla Aïcha surgit de la terre et danse

devant les Aïssâwa. L’obscurité est totale et les clameurs et les

cris d’effroi s’élèvent parmi les femmes du public. Quelques-

unes, en pleurs, se roulent par terre. D’autres hurlent et

s’enfuient en courant à travers la pièce. Les Aïssâwa,

visiblement habitués à ce type de réactions, ne semble prêter

aucune attention à la scène et accélèrent progressivement le

rythme de la musique pour que les hautbois « confirment » la

présence de Lalla Aïcha. Il jouent une phrase répétitive reprise

vocalement par la tâ`ifa :

Muqaddem : « elle est venue elle est venue Lalla Aïcha ! »

Musiciens : « O Dieu ! O Dieu, notre Créateur ! »

(Réitéré pendant plusieurs minutes.)

Après quelques instants, le calme s’installe enfin dans

l’assistance. C’est à ce moment que les hautboïstes font un

signal musical (le maintient à l’unisson de la même note), pour

que les musiciens enchaînent sur un autre rythme, appelé

Gdârî1, qui doit permettre aux femmes de reprendre leurs

esprits. Après l’appel de Lalla Aïcha, le public et les Aïssâwa

prennent quelques instants de pause. Les musiciens sortent dans

la rue pour prendre l’air. Le public reste silencieux pour que les

femmes se remettent rapidement de leurs émotions. Après le

retour des Aïssâwî, il est temps d’appeler la douce et bien aimée

Lalla Malika2. Celle-ci possède la personnalité la plus élaborée

des démons connus dans la région de Fès et de Meknès ; et elle

est sans aucun doute la favorite des femmes du public. On dit de

Lalla Malika qu’elle vit dans les armoires et qu’elle parle

français. Elle est très belle, aime le parfum et s’habille de mauve

1. Pour les enquêtés, le rythme Gdârî est le rythme Hamdûchiyya interprété à la façon « campagnarde » (‘arûbî). Ils rendent ainsi un hommage, disent-ils, aux groupes Hamadcha des régions rurales. 2. Pour certains muqaddem-s Aïssâwî, Lalla Aïcha est la servante de Lalla Malika. Ce récit est fortement contesté par les Hamdûchî qui affirment de leur coté que Lalla Aïcha ne peut être la domestique de quiconque.

Page 42: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

398

avec beaucoup de chic. Elle exige ainsi la même élégance des

femmes du public, elle a, dit-on, des flirts et des rapports sexuels

avec les humains. On dit aussi qu’elle fume des cigarettes mais

qu’elle n’aime que les « Marlboro ». Lalla Malika est toujours

joyeuse et n’attaque pas les humains, elle préfère les séduire et

les chatouiller. D’après les Aïssâwa, Lalla Malika aurait

réellement existée : fille de riches notables, rebelle et libertine,

elle aurait vécut à Fès au 18ème siècle une vie pleine de

rebondissements. La chanson lascive de Lalla Malika est

interprétée par le muqaddem sur le rythme gnawî joué très

lentement :

Muqaddem : « Bienvenue Lalla Malika ! Bienvenue ô fâssiyya1 ! »

Musiciens : « Bienvenue Lalla Malika ! Bienvenue ô fâssiyya ! »

Muqaddem : « Bienvenue Lalla Malika, à ta présence »

Musiciens : « Bienvenue Lalla Malika, à ta présence »

Muqaddem : « Dieu ! Lalla Malika ! J’implore Lalla Malika »

Musiciens : « Dieu ! Lalla Malika ! J’implore Lalla Malika »

Muqaddem : « Dieu ! Lalla Malika ! Qui l’implore n’a rien à

craindre ! »

Musiciens : « Dieu ! Lalla Malika ! Qui l’implore n’a rien à

craindre ! »

Muqaddem : « Dieu ! Fille du Prophète ! » (x 2)

Musiciens : « Dieu ! Fille du Prophète ! » (x 2)

Dès le début de cette chanson, les femmes affichent une mine

enjouée : elles se lèvent, frappent dans leurs mains et dansent

avec grâce. Certaines nouent un tissu mauve autour de leurs

anches et invitent les hommes à les rejoindre. De leur coté, les

Aïssâwa, gardent le rythme de la musique sur un tempo lent,

favorisant une atmosphère sensuelle. Le muqaddem ou le

dhekkâr improvisent de gracieuses mélopées vocales que les

danseuses ponctuent de « you-yous », car le chanteur soliste fait

toujours révérence à la sensualité de Lalla Malika et à la beauté

des femmes de l’assistance. Après l’invocation de Lalla Malika,

la dernière démone invoquée dans le rituel des mluk, les serveurs

1. Le terme fâssiyya désigne une habitante de Fès.

Page 43: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

399

reprennent leur service et apportent pâtisseries et boissons aux

personnes du public et aux Aïssâwa. Ceux-ci sortent ensuite

dans la rue faire une pause, fumer une cigarette et boire un verre

de thé ou de jus de fruits à l’air frais. Ce moment de détente est

propice aux plaisanteries et aux confidences entre les Aïssâwa.

Fig. 7 : tableau récapitulatif des démons invoqués par les

Aïssâwa :

NOM ORIGINE COULEUR OFFRANDES Porte des Jîlâla « ceux de la forêt » indéterminée vert feuilles de menthe « ceux de la terre » indéterminée marron café « ceux de la mer » indéterminée bleu eau Sîdî Moussa arabe bleu eau Baba Hammu arabe rouge tissu rouge Moulay Brahim arabe vert tissu vert Chamaruch africaine blanc tissu blanc Porte des Gnawa Buab africaine noir tissu noir Baba Mimun africaine noir tissu noir Buhal africaine multi couleur tissus bariolés Porte des Femmes Arabes

Lalla Mira Chalha berbère jaune orangé sucre Lalla Mira Arabiyya

arabe jaune poussin sucre

Lalla Rqiyya arabe orange sucre Lalla Aïcha africaine noir tissu noir Lalla Malika arabe mauve Parfum, cigarettes

Page 44: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

400

Fig. 8 : schéma du monde des démons :

Comment se manifestent les démons dans la lîla ?

Dans la lîla des Aïssâwa, les mluk se manifestent au travers des

membres du public qui réalisent, sous leur influence, dit-on,

deux types de danses : l’une est appelée « attirance » (jedba) et

se rapporte à la possession du corps de l’être humain par le

démon. On dit que l’entité invisible oblige la personne qu’il

possède, appelé le « possédé » (mskûnîn) à se lever et à danser

face aux Aïssâwa, irrémédiablement « attirée » par la musique

jouée en son honneur. L’état de transe est considéré alors

comme une grâce divine, car le départ de l’élément étranger du

corps de l’habitant est proche. L’autre danse est appelée

tahayur (ce terme désigne un mouvement de balancement du

buste d’avant en arrière) et est effectuée par des femmes

considérées comme des voyantes (chuwâfat) capables de

communiquer avec les jinn-s. Il ne s’agit pas d’une transe de

possession mais d’une séance de communication surnaturelle.

Décrivons ces deux danses :

Page 45: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

401

La danse d’ « attirance » (al-jedba) :

La jedba est un phénomène de possession. Les individus qui s'y

livrent sont habités par un jinn, ce qui explique qu’ils soient, dit-

on, malades ou dépressives. Cet état de langueur ou de

mélancolie, qui est considéré ici une caractéristique typiquement

féminine, est interprétée en termes de possession. Les origines

de la possession peuvent être diverses: un sort a été jeté par une

personne jalouse avec l’aide d’un sorcier ou d’une sorcière ou le

possédé a suscité la colère d’un jinn sans qu’il sache pourquoi.

Dans tous les cas, la jedba prend la forme d'une supplique

adressée à Dieu, au Prophète et aux saints pour que le jinn quitte

le corps de la victime. Cette danse d’ « attirance » n’est pas

considérée comme telle par les exécutants et semble plutôt

correspondre à une « technique du corps »1 qui s’exprime dans

un espace où les pieds sont figés et servent de point d’ancrage

au sol. Nous y avons constaté la participation de nombreux

hommes malgré l’idée reçue et largement véhiculée, au Maroc,

veut que ce sont surtout les femmes qui sont « attirées » par les

démons. Notre enquête contredit ce préjugé et nous avons pu

recueillir de très nombreux témoignages d’hommes participants

à la danse d’ « attirance ». Y., 27 ans, vendeur de prêt-à-porter à

Meknès, nous fait part de sa relation avec les démons :

« En toute honnêteté, j’ai une relation particulière avec Hammu.

Depuis l’adolescence, j’aime la vie et les filles. J’aime aussi la

couleur rouge et c’est pourquoi je suis ‘‘attiré’’ par la mélodie de

Hammu. Ensuite, j’ai été de plus en plus attiré par le violet et par

Malika (…) Mais depuis quelques années, avec les soucis de la vie,

mon tempérament a changé, je suis moins joyeux et de plus en plus

attiré par les démons noirs, comme Aïcha. »

Lors d’une séance de mluk, un homme âgé de plus de soixante

dix ans, un directeur de banque à la retraite, dansa

énergiquement pendant une vingtaine de minutes au rythme du

1. Dans Les techniques du corps, M. Mauss définit la notion de « technique du corps » au travers de la danse rituelle qui est « un acte traditionnel et efficace, qu’il soit magique, religieux ou symbolique ». MAUSS, 1934, p. 09.

Page 46: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

402

tâbla joué par le muqaddem. Il perdit alors rapidement

connaissance et s’écroula au centre de l’aire de danse. Quelques

minutes après son rétablissement, il utilisa le micro du

muqaddem pour remercier les Aïssâwa et apporter son

témoignage à toute l’assistance :

« Mes amis, je remercie la venue dans cette maison de nos frères

Aïssâwî. Grâce à Dieu, ma santé s’améliore. Sachez que je me suis

rendu en France, en Suisse et en Belgique pour des cures thermales,

et cela sans aucun effet. C’est pour cela que, pour la seconde année

consécutive, j’ai pris la décision d’organiser une nuit Aïssâwa pour

chasser les démons. Puisse Dieu nous offrir sa miséricorde dans

notre vie ici-bas et dans l’eau delà, amen. »

Chacun l’écouta avec attention et les Aïssâwa ont ensuite

accompli, à haute voix, une série de prières d’invocations

(fât`ha-s) pour son rétablissement. Lors de ces danses

d’ « attirance » les hommes réalisent de simples et amples

mouvement en balancier d’avant en arrière du buste, les bras le

long du corps. Ce n’est que lorsqu’ils sont gagnés par la transe

que les émotions manifestées et la technique corporelle diffère

selon les personnes : certains pleurent, d’autres rient. Les plus

énergiques dansent frénétiquement en frappant le sol avec les

pieds tout agitant les bras face à eux ou sur les cotés avant de

s’effondrer inanimé. Les Aïssâwa stoppent alors la musique et

les possédés sont alors pris en charge par des membres de

l’assistance et le muqaddem. A l’inverse, les femmes se

manifestent au travers d’une chorégraphie codifiée et presque

immuable : lorsqu’elles se sentent « attirées » par la mélodie

d’un démon invoqué par les musiciens, elles nouent autour de

leur tête un foulard de la couleur assignée à l’entité invisible et

se dirigent dans l’aire de danse sacralisée (al-hurm). Lors de ce

trajet, elles effectuent un mouvement de la tête de bas en haut

sur le rythme des percussions gardent leurs mains derrière le

dos. Arrivé en face des Aïssâwa, elles quittent rapidement le

tissu coloré et détachent leurs cheveux pour réaliser la danse qui

caractérise, dit-on, les possédées : les jambes immobiles, elles

Page 47: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

403

réalisent de rapides mouvements en balancier du buste et font

tournoyer leur chevelure de gauche à droite. Elles s’effondrent

ensuite au sol mais, à l’inverse des hommes, elles continuent de

réaliser des mouvements giratoires de la tête, à la fois de bas en

haut et de gauche à droite (voir fig. 9). Effectuée pendant de

longues minutes, ceci évoque un véritable exercice physique,

une épreuve exténuante. Dès le début de cette danse, des

femmes du public se placent derrière les danseuses pour éviter

tout chute douloureuse. Afin que l’exorcisme soit mené à terme,

on dit que les Aïssâwa doivent permettre à tous les possédés, et

ce quelque soit leur sexe, de parvenir jusqu’à la perte de

connaissance qui semble être la condition obligatoire et

nécessaire à l’apaisement du démon.

Fig. 9 : dessin de la danse d’ « attirance » (jedba) des femmes :

Page 48: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

404

Certaines femmes interdisent énergiquement à leurs filles

adolescentes de participer à cette danse qu’elles trouvent, disent-

elles, trop « provocante ». Nous savons, comme l’a rappelé J.

Duvignaud que les cheveux « sont en Islam, comme dans tous

les pays méditerranéens, un symbole érotique puissant »1. On

peut avancer qu’en exposant cette partie de leur corps, les

femmes amplifient leur potentiel sexuel et leur pouvoir de

séduction. La danse d’ « attirance » des femmes révèle ici sa

signification érotique. Du coté des Aïssâwa et tout au long de

cette danse, le rôle du muqaddem est de parvenir, par

tâtonnements, à identifier le plus de démons possesseurs. Les

musiciens jouent les airs mélodiques du cycle des démons

jusqu’à l’obtention q’une réponse favorable d’un possédé.

Lorsque le danseur ou la danseuse commence à tituber et à se

mettre à genoux dans l’espace sacralisé, le démon est identifié et

le muqaddem fait signe à ses musiciens d’arrêter de jouer. Il se

retrouve alors seul avec son tâbla dans un face à face avec

l’entité maléfique pour tenter de le maîtriser. Il augmente la

vitesse et le niveau sonore de son jeu en enchaînant une série de

broderies (zwâq-s) agiles et très rapides enivrer par des effets

rythmiques la personne. Celle-ci manifeste à ce moment des

symptômes d’hystérie et s’effondre peu après aux pieds du

muqaddem : on dit alors que le démon est « rassasié » (chbaât).

Le muqaddem arrêt de jouer et récite quelques courtes prières de

bénédictions tandis que la personne inconsciente est transportée

sur un fauteuil. Après avoir reçu de l’eau de fleur d’oranger sur

le visage, celle-ci se réveille peu après et assiste au reste de la

cérémonie avec discrétion. Certaines personnes rencontrées lors

des lîla-s Aïssâwa font régulièrement le voyage depuis l’Europe

pour participer à des séances d’exorcisme au Maroc. Par

exemple madame L., 45 ans, secrétaire, vit à Pantin près de

Paris. Elle est la belle-sœur d’un muqaddem de Meknès et se

1. DUVIGNAUD, Chebika. Etude sociologique, 1994 (1968), p. 251.

Page 49: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

405

rend tous les ans au Maroc pour prendre part au rituel des mluk.

Voici comment elle vit la chose :

« J’adore les Aïssâwa, ils ‘‘travaillent’’ pour Dieu et le Prophète.

Mais personnellement, je suis une Gnawiyya, c’est à dire je danse

sur quasiment tous les mluk invoqués dans une lîla des Gnawa. Mon

beau-frère il ne connaît pas toutes les mélodies des jninn-s. Alors

lorsque je viens au Maroc, je lui téléphone et je lui dit ‘‘trouve-moi

un bon groupe de Gnawa pour faire les mluk’’ [rires] »

Nous avons aussi constaté que, lorsqu’une personne est engagée

dans une danse de possession, ses réactions aux phénomènes

extérieurs peuvent être très violents. Par exemple, pendant

l’invocation de Gnawî Baba Mimun, un adolescent qui

souhaitait traverser l’aire de danse pour se rendre dans une pièce

avoisinante s’est fait vertement malmené par une danseuse qui

s’est visiblement sentie perturbée. Des hommes du public sont

alors intervenus pour consoler l’enfant tandis qu’elle reprenait

paisiblement sa danse. Lors de ce genre d’incident, les Aïssâwa

n’interviennent jamais. Leur rôle se limite, disent-ils, à jouer

correctement de la musique. Mais cette catharsis peut avoir des

conséquences inattendues. Dans l’état de transe où la jedba

mène, une femme peut être dotée de pouvoirs. Elle peut en

particulier connaître l’avenir du fait d’un contact privilégié avec

les entités surnaturelles. Ce phénomène se déroule lors de la

danse de divination.

La danse de divination :

A l’aide des danses de la jedba, certaines femmes ont, dit-on, la

capacité d’entrer en communication avec les démons et sont, de

fait, considérées comme des voyantes (chuwâfat). Les

exécutantes nous disent que ce phénomène s’explique par la

croyance selon laquelle les anges discutent entre eux de l’avenir

du monde et sont espionnés à leur insu par les démons. Elles

disent que c’est grâce aux renseignements offerts par les

démons, avec qui elles se sont associées, qu’elles peuvent faire

acte de prescience. Pour cela, elles se lèvent et se dirigent

Page 50: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

406

calmement devant les Aïssâwa en effectuant de lents

mouvements en balancier du buste tout en gardant les yeux

fermés. Pour communiquer avec les démons, les voyantes se

contentent de poursuivre ce mouvement corporel (appelé

tahayur), tandis que d’autres femmes apportent des tissus de la

couleur favorite des démons invoqués qu’elles disposent soit sur

les épaules des officiants soit à même le sol. Elles brûlent

ensuite de l’encens de bois d’aloès (‘ud) dans le brûle-parfum

(mbakhra) qu’elles font inhaler aux danseuses afin, disent-elles,

de les décontracter. Une fois en contact avec les démons, les

voyantes font acte de divination auprès de diverses personnes

présentes dans la cérémonie. Avec un large sourire, elles se

dirigent alors en dansant vers les personnes de leur choix, qui

peuvent être indistinctement l’un des Aïssâwa ou un membre du

public. Face à leurs interlocuteurs, à haute voix et au vu et au su

de tous, elles font un descriptif détaillé de leurs modes de vie

intime (heure de levé, de coucher, goûts particuliers etc.) et sur

les événements passés de leurs vies privés (problème de santé,

économique ou relationnel). Elles invoquent ensuite la

bénédiction de Dieu par des prières d’invocations et prodiguent

quelques conseils, souvent très simples, pour palier aux

infortunes de la vie et conserver la baraka : il s’agit de garder tel

vêtement, de ne pas manger tel aliment, de s’habiller de telle

couleur ou de ne pas jeter tel objet. Pendant ces séances de

divination, les Aïssâwa continuent de jouer les musiques des

démons invoqués mais, sur l’indication du muqaddem, ils

arrêtent de chanter et diminuent le volume sonore afin que

chacun puisse entendre les conseils de la voyante. Le muqaddem

redouble de vigilance pour que le tempo musical ne faiblisse pas

et veille à la fois à la tenue des musiciens (en réprimant

sévèrement les bavards) et sur la propreté de l’aire de danse. Il

est indispensable qu’aucunes impuretés (papiers divers,

poussières) ne s’introduise dans l’aire de danse sacralisée, car

les impuretés, dit-on, attirent toutes sortent d’entités

Page 51: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

407

surnaturelles qui peuvent perturber le bon déroulement de la

séance.

La séance d’exorcisme constitue pour les femmes un exutoire :

c’est quasiment le seul espace où elles peuvent s’exhiber au

regard des hommes et s’exprimer par le langage de leur corps.

La séance est certes sous contrôle, et les hommes sont très

vigilants. Mais à aucun moment ils ne chercheront à interrompre

la transe, même si le comportement de leur femme est

complètement aberrant et déplacé vis à vis des normes de la

société Marocaine. C’est donc bien une forme de transgression

que permet les mluk aux femmes, leur autorisant l’exhibition des

côtés « surnaturels » imputées à la nature féminine, et plus

particulièrement leur relative familiarité avec le monde des

esprits.

Précisons que l’exorcisme des mluk n’est en aucun cas l’apanage

des Aïssâwa. C’est un phénomène très répandu lié au culte des

saints en Islam mais qui traverse toutes les aires culturelles

(Amérique Latine, Afrique, Caraïbes, Asie)1. Au Maghreb ce

rite est aussi pratiqué par d’autres groupes confrériques comme

les Gnawa2, les Hamadcha3 et les Jîlala4. Ces précisions

1. Sur la possession en Asie du sud, voir J.Assayag et G. Tarabout (dir.) La possession en Asie du sud. Parole, corps, territoire, 1999. Pour le Pakistan voir M. Boivin, Le pèlerinage de Sehwân Sharîf, Sindh (Pakistan) : territoires, protagonistes et rituels dans Les Pèlerinages au Maghreb et au Moyen Orient, 2005. Pour l’Amérique Latine, voir R. Bastide, Le candomblé de Bahia, 2000 (1958), pour les Caraïbes voir E. Dianteill, Des dieux et des signes : initiation, écriture et divination dans les religions afro-cubaines, 2000 et A. Metraux, Le Vaudou haïtien, 1958. 2. Le rituel des mluk chez les Gnawa Marocains a été étudié d’un point de vue symbolique par Bertand Hell. HELL, Le Tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa. 2002. 3. L’ethnopsychiatre V. Crapanzano a étudié le rituel des mluk des Hamadcha de Fès et de Meknès à la fin des années 1970. Dans son analyse clinique et psychanalytique, Crapanzano avance une théorie de la pathologie hystérique dans laquelle le rituel des mluk serait un ensemble structuré de procédés de réadaptation d’un malade qui est incapable de jouer son rôle dans la société. Le public est un élément important du traitement : la famille du malade, ses amis, ses voisins et des Hamadcha eux-mêmes lui offrent leur sympathie, leurs espoirs de guérison et se mobilisent pour l’aider à apaiser ses troubles. Le patient joue lui aussi un rôle dans son propre traitement en aidant à la préparation de la cérémonie. Pour Crapanzano, la danse et la transe jouent un rôle minime dans la guérison, car, pour lui le malade est trop souvent passif. Le patient traité n'est plus le même après la cérémonie car il change de statut

Page 52: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

408

apportées, notons que le rituel des mluk bénéficie actuellement

d’une grande popularité auprès du public. Qu’en pense les

Aïssâwa ? Comment jugent-ils les démons et le rite

d’exorcisme ?

Le point de vue des Aïssâwa sur l’exorcisme et les

démons

Les muqaddem-s interrogés nous disent que leur rituel des mluk

serait une combinaison des rituels Gnawî et Jîlalî (d’où la

classification des démons derrières les « portes » éponymes).

Cet exorcisme fut intégré dans leur lîla à une époque

indéterminée, peut-être, selon certains, à la fin du 19ème siècle.

Les muqaddem-s nous disent en outre que les véritables experts

de la démonologie maghrébine sont les Gnawa. Les Aïssâwa se

contentent, disent-ils, d’appeler les démons « les plus connus »

et ne prétendent pas à l’exhaustivité de ceux évoqués au sein

d’une lîla des Gnawa. Brunel confirme aussi cette idée :

« Les ‘Aîssâoûa (…) se livrent très couramment aux pratiques

d’exorcisme propres aux Gnâoûa et Jilâla. (…) D’après les

renseignements recueillis, les ‘Aîssâoûa-exorcistes seraient encore

plus nombreux à Fèz qu’à Miknâs (…) Il serait puérile de croire que

les ‘Aîssâoûa ont pu innover ces pratiques étranges sans subir

d’influences extérieures (...) l’‘Aîssâoûisme, sur ce point, n’est pas

loin de s’identifier au Gnaouisme, car tout contribue à nous faire

croire que les institutions ‘Aîssâoûa ont été servilement calquées sur

leurs similaires nègres.»1

social et d'image de soi. Il devient dépendant aux Hamadcha et doit remplir certaines obligations rituelles régulières (prières, danses, visites aux sanctuaires, offrandes aux démons etc.) CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine. Trad. de l'anglais par O. Ralet. 2000 (1968). 4. Le rituel des mluk chez les Jîlala du Maroc a fait l’objet de la thèse d’ethnologie de A. Lahmer. L’auteur emprunte aussi une interprétation thérapeutique proche de celle de Crapanzano. LAHMER, Le rituel thérapeutique de la hadra dans la confrérie marocaine des Jilala à el Jadida,1986. 1. BRUNEL, op. cit. pp. 178.

Page 53: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

409

De leur coté, les gestionnaires de la zâwiya-mère de Meknès

désapprouvent fermement le rituel des mluk qui s’insère dans le

déroulement d’une soirée à finalité mystique. Le témoignage de

Moulay Idriss Aïssâwî, le responsable de la direction spirituelle

de l’ordre, nous le fait comprendre bien qu’il ne remette pas

question la croyance aux démons et à la possession :

« Ce que font tous les muqaddem-s que tu connais avec les mluk, ce

n’est pas correct. Si les gens ont des problèmes avec les démons, il

existe de vraies techniques liées au soufisme pour les éloigner. Mais

chanter Lalla Malika, Lalla Aïcha, ça veut dire quoi ? C’est juste

psychologique, rien de plus. Le rituel des mluk n’est pas relié à une

tradition mystique, notre tarîqa ne cautionne pas cela.»

Cependant, il serait inexact d’affirmer que tous les Aïssâwa

pratiquent cette séance et de nombreux muqaddem-s nous ont

confiés que, s’ils l’accomplissent, c’est uniquement pour, disent-

ils, « faire plaisir aux femmes ». D’autres n’y voient qu’une

manifestation de croyances populaires où la superstition est de

mise. Dans leurs discours, les muqaddem-s interrogés rejoignent

aisément le point de vue des gestionnaires de la zâwiya-mère et

rejettent ce rituel d’exorcisme. Le muqaddem-muqaddmin Haj

‘Azedine Bettahi, qui s’oppose clairement à l’exorcisme des

mluk, nous dit ceci :

« Tu dois préciser dans ton travail que les mluk ne concernent pas la

tarîqa Aïssâwiyya, c’est la spécialité des Gnawa et des Jîlala. C’est

une technique populaire et traditionnelle qui permet aux gens de se

défouler et de chasser les démons. Cela peut être mis en rapport avec

la psychiatrie, mais pas avec le soufisme. »

Selon certains interrogés, la comparaison avec les Gnawa

s’arrête là. Pour Moulay Hassan, 48 ans, Moulay Hassan, 48

ans, employé à la RATF (Régie Autonome des Transports de

Fès) et hautboïste dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj

Azedine Bettahi, il est impossible de faire une quelconque

analogie entre les Gnawa et les Aïssâwa :

« Nous, les Aïssâwa, nous ne somme pas comme les Gnawa…Tu

dois comprendre qu’être Aïssâwî, c’est invoquer Dieu et le Prophète,

même si les Aïssâwa ‘‘font’’ les mluk ; c’est très différent des

Page 54: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

410

Gnawa. Eux, ils sont sales et barbares, et je dis bien les deux à la

fois. »

Paradoxalement et assez souvent, ce sont ceux-là même qui

réalisent régulièrement ces exorcismes qui nous révèlent « ne

pas y croire », comme nous l’a assuré le muqaddem Y., 43 ans,

sans emploi et habitant la médina de Fès. Ce muqaddem est

célèbre pour sa haute culture démonologique et sa capacité à

repousser les démons les plus farouches :

« Moi-même je ne crois pas aux mluk, je le fais juste pour le

‘‘travail’’. Ca n’a rien à voir avec la tarîqa, mais je ne peux pas le

dire devant les clients, tu comprends. »

Selon nous, cette distorsion qui existe entre la pratique rituelle et

le discours des enquêtés s’intègre dans la conscience

musulmane1 qu’ils manifestent dans un contexte de

professionnalisation où l’obligation de fidéliser une clientèle se

révèle primordiale, le « marché » du mysticisme étant devenu à

l’heure actuelle fortement concurrentiel2. Dans cette situation,

que pensent-les les jeunes musiciens serviteurs de ce rituel des

mluk ? Leur rôle y est tout à fait indispensable. Une discussion

intéressante s’est un soir engagée de manière toute à fait fortuite

avec les Aïssâwa. Au cours de la pause qui fait suite au rituel

des mluk, nous étions avec les membres de la tâ`ifa à l’extérieur

du domicile des clients pour boire un verre de thé. Le

muqaddem nous demanda, avec une certaine ironie, si nous

avons été gêné par la présence de démons qui, pour reprendre

son expression, « volaient dans la pièce au dessous du plafond ».

Cette question provoqua immédiatement l’éclat de rire des

musiciens et permis de recueillir leur témoignage in situ. Y., 27

ans, sans emploi et Aïssâwî depuis l’âge de 15 ans, nous offrit

son opinion sur les démons et le rituel d’exorcisme :

1. Le rejet des anciens rites par les Aïssâwa, qu’il se manifeste par la parole ou par la pratique sociale, s’intègre selon nous dans une conscience musulmane, est étudié dans notre chapitre précédent, pp. 268 et ss. 2. A propos du phénomène de professionnalisation des Aïssâwa, voir pp. 314 et ss.

Page 55: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

411

« Tu dois comprendre qu’au Maroc, dès qu’il y a quelque chose que

les gens ne comprennent pas, c’est la faute des démons. On leur

attribue tout et n’importe quoi : une déception sentimentale, c’est la

faute des mluk. Un échec professionnel ou une maladie, encore la

faute des mluk. Un étoile qui brille dans la nuit : les mluk. A mon

avis, c’est la même chose que la croyance aux extra-terrestres dans

les pays riches. J’ai vu à la télévision que certaines Américaines

pensent avoir été enlevées et engrossées par des martiens [rires].

C’est la folie (…) Mais ici c’est pareil, sauf que c’est les mluk. Dans

les pays riches les gens vont voir un psychiatre, ici ont fait une

soirée. Nous, au moins, on ne reste pas assis à écouter les gens

parler, on fait un peu de spectacle [rires] ! »

Ce type de propos est courant chez les jeunes Aïssâwî interrogés

qui aiment plaisanter sur les différents aspects de la croyance.

Notons que pour certains jeunes Marocains, c’est le rituel des

mluk qui discrédite à leurs yeux la confrérie des Aïssâwa. Le

témoignage de H., 27 ans, étudiant en informatique à Fès, est

tout à fait caractéristique des récits entendus au cours de notre

enquête :

« Moi je n’aime pas ces confréries, Aïssâwa, Hamadcha, Gnawa etc.

Tout le monde au Maroc sait que ça n’a rien à voir avec l’islam. En

plus ce qu’ils font avec les démons, c’est carrément la caricature. Il

faut leur faire des cadeaux, leur donner des cigarettes ‘‘Marlboro’’ et

pas des ‘‘Marquise’’ [marque de cigarettes bon marché, ndr.], il faut

être stupide pour croire à ces trucs-là (…) En plus ils disent que

‘Abdel Qâdir al-Jîlânî est le chef des démons, mais c’est totalement

débile. C’est comme si en France vous pensiez que Louis 14 est le

roi des fantômes (…) Tu crois que les chaykh-s et les disciples des

tarîqa-s ils ont 150 de QI ? Ce sont tous des petits connards, tous

autant qu’ils sont. Qu’est-ce que c’est les Aïssâwa ? C’est une bande

de crétins qui se sont réunis dans une zâwiya et qui ont commencé à

faire n’importe quoi avec l’islam. Que Dieu débarrasse le Maroc de

ces croyances. »

Cette tendance se généralise chez beaucoup de jeunes et même

chez certains Aïssâwî enquêtés, qui ont des avis très critiques

sur les systèmes de croyances qui s’intègrent dans le

Page 56: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

412

mysticisme1. Si la séance des mluk semblent apparemment

éloigner les Aïssâwa du soufisme et de l’islam sunnite, les

danses d’extases réalisées pendant la hadra se veulent, au

contraire, une expérience collective où est vécu le dessein de la

mystique : la rencontre ultime avec le divin.

La hadra, un voyage vers Dieu avec retour sur terre

La hadra est un terme commun au mysticisme musulman qui

signifie littéralement « présence ». C’est un rituel que l’on

retrouve dans la quasi-totalité des confréries religieuses à usage

mystique, d’origine soufie ou non soufie. Présente au Maghreb

dans les sociétés algérienne, marocaine et tunisienne, les hadra-

s sont, selon B. Hell, un phénomène spécialement courant au

Maroc :

« Au Maroc, les rituels appelés hadras (littéralement « la présence »)

appartiennent au paysage religieux ordinaire. Ces hadras désignent

aussi bien des les séances de possession des confréries populaires,

les rites d’extase collective (…) ou les réunions spirituelles des

ordres soufies les plus prestigieux. Elles mettent en scène toutes les

déclinaisons possibles du transport et du ravissement, que cet état

provienne de l’incorporation d’une entité, de l’illumination, ou

encore de l’anéantissement dans le divin. »1

Si la forme varie d’un contexte rituel à l’autre, le fond est bien

évidement inchangé : c’est à la présence de Dieu que les fidèles

tentent de parvenir.

Les trois étapes d’une expérience collective :

Chez les Aïssâwa marocains, la hadra prend la forme d’un

triptyque de trois danses collectives qui doit permettre aux

participants de s’élever vers Dieu. La hadra joue donc le rôle

d’un « ascenseur spirituel ». La première épate de cette

1. Voir les résultats de notre enquête et plus particulièrement « la critique de la doctrine mystique » et « le rejet des anciens rites », pp. 276 et ss. 1. HELL, Le Tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa, 2002, p. 97.

Page 57: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

413

ascension est une danse collective appelée Rabbânî (« divin »),

le second palier est la danse du Mjerred (« dépouillé », le

sommet de la hadra) et la troisième et dernière phase est le

retour au Rabbânî initial. Le « départ » et le « retour sur terre »

se fait grâce au Rabbânî car, dans cette idée, c’est uniquement le

Mjerred, censé être situé hors du monde des hommes et tout

près de Dieu et des saints (walî-s), qui peut offrir au prétendant

l’anéantissement de son être dans l’Unicité Divine (al-fanâ’ fî

al-tawhîd). C’est une véritable mise en scène symbolique de la

doctrine mystique, à savoir le cheminement du disciple sur la

voie (tarîqa) initiatique qui doit le conduire à la rencontre du

Créateur (fig. 10) :

Fig. 10 : schéma du déroulement de la hadra :

Pour réaliser la hadra, les Aïssâwa se lèvent et se divisent en

deux groupes, celui des danseurs (qui sont pour cette occasion

pieds nus) et celui des musiciens. Après s’être assuré de la

propreté de la zone de danse, ils entament le Rabbânî.

Le Rabbânî, la danse extatique ouverte à tous :

Le Rabbânî (« divin ») est une danse qui se compose de deux

parties ; la première est un chant introductif appelé « ouverture »

(ftûh) et la seconde est une danse collective appelée simplement

Rabbânî. Après une très courte oraison au cours de laquelle les

Aïssâwa réitèrent à haute voix le nom de Dieu (dhikr Allah), le

muqaddem entame le chant d’ouverture du Rabbânî en

Page 58: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

414

s’accompagnant d’un tambour digital à cymbalettes (buznazen).

Il fait face aux danseurs qui reprennent en chœur le refrain.

Parfois vêtus de la handira et pieds nus (symbole, selon eux, du

dénuement du mystique), les danseurs se tiennent la main et

forment une ligne (saf). La chorégraphie qu’ils réalisent est

d’une grande simplicité et se déroule sur deux temps : il s’agit

simplement d’un balancement du buste d’avant en arrière sur les

premiers et seconds temps du rythme mère (hâchiyya) joué par

le muqaddem (fig. 11 et fig. 17 A) qu’ils appellent al-tayahur ou

al-‘imâra (« la plénitude »). Pendant le chant d’ouverture du

Rabbânî, on assiste toujours à la danse d’enfants, d’hommes et

de femmes du public qui se joignent aux Aïssâwa pour chanter

le refrain et imiter leurs mouvements corporels.

Fig. 11 : la danse (al-tayahur) introductive au Rabbânî :

C’est sur ce rythme et avec cette danse très simple que les

Aïssâwa chantent l’introduction au Rabbânî. Chaque muqaddem

doit connaître plusieurs chants introductifs au Rabbânî, et,

lorsque vient le moment de la hadra, il choisit sur l’instant l’un

d’eux et selon son gré. Les danseurs se contentent simplement

de répéter le refrain. Au total, nous avons pu en relever douze1

dont celui-ci qui est très populaire (fig. 12) : le mode est ‘ajam,

1. Dans son étude musicologique sur les Aïssâwa, Boncourt ne fait mention que de trois chants introductifs au Rabânî. Boncourt, op. cit., pp. 216-222.

Page 59: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

415

(équivalent au mode majeur occidental). Nous avons seulement

indiqué ici les paroles du refrain en idiome local :

Fig. 12 : le chant introductif (ftuh) du Rabbânî :

Traduction des paroles :

Muqaddem : « ‘‘Au Nom de Dieu’’ est le début de ma parole (3x),

‘‘au Nom de Dieu’’ est la protection de toutes choses »

Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô

Dieu l'Unique »

Muqaddem : « je compte sur Lui, Il est mon soutient (4x), avec la

grâce de l’Élu, le Beau »

Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô

Dieu l'Unique »

Muqaddem : « par l'amour de Dieu, ô pèlerins, vous qui rendez visite

au Prophète (4x), saluez de ma part le seigneur Muhammad »

Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô

Dieu l'Unique »

Muqaddem : « la mer1 du chaykh a débordée, et il nous en abreuve

(3x), maudit soit celui qui désobéit à ses descendants »

Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô

Dieu l'Unique »

Muqaddem : « derrière nous les oliviers, derrière nous Hamriyya2

(3x), nos étendards se déploient au vent, nos tambours résonnent »

1 . Selon les enquêtés et dans la symbolique mystique, la mer est une allégorie de la connaissance divine.

Page 60: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

416

Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô

Dieu l'Unique »

Muqaddem : « celui qui nous renie gouttera le wil1 (3x), notre

poudre à canon est bien sèche, notre feu enflammé »

Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô

Dieu l'Unique »

Muqaddem : « notre sort est entre les mains du Chaykh al-Kâmil »

(x2)

Danseurs : « ô seigneur Muhammad, cher à mon cœur » (x2).

Suite à ce chant introductif, le muqaddem déclame une courte

prière pour le Prophète, reprise en chœur par les danseurs :

« La hadra, ô mon père, est sacrée. Nous ne somme venus que pour

glorifier le messager de Dieu »

C’est à ce moment précis que débute la seconde partie de la

danse collective où interviennent les hautbois et les instruments

de percussion dans une polyrythmie sophistiquée (voir fig. 13

page suivante). La chorégraphie des Aïssâwa danseurs est d’une

grande simplicité : le rythme est à deux temps et, sur un tempo

qui va crescendo, il suffit juste de balancer son buste d’avant en

arrière, de plier les genoux et de sautiller sur place sans que les

pieds quittent le sol, en invoquant sans cesse et à haute voix

« Dieu Eternel » (dhikr Allah Dâ`im).

2 . Hamriyya est un quartier de Meknès où est bâtie la ville nouvelle actuelle. 1. Selon les enquêtés, le wil est un fleuve nauséabond qui serpente en enfer.

Page 61: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

417

Fig. 13 : la polyrythmie du Rabbânî1 :

1. Nous avons réalisé ce relevé du Rabbânî avec l’aide du muqaddem Haj Saïd Berrada. Nos résultats confirment ceux de Boncourt, à l’exception du zwâq du buznazen qui diffère. Voir BONCOURT, op. cit., pp. 222-224.

Page 62: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

418

Dès que les musiciens commencent à jouer le rythme Rabbânî,

le public participe plus aisément et rejoigne les Aïssâwa dans

l’aire de danse. Le muqaddem a maintenant cessé de jouer de

son instrument de percussion et se tient debout, balançant son

buste d’avant en arrière (parfois il reste immobile), et s’assure

du bon déroulement du Rabbânî. Très concentré, il dirige les

musiciens par des instructions orales ou des gestes discrets. Dès

l’entrée des instruments de percussions, des hommes et des

femmes de l’assistance se laissent souvent gagner par l’hébétude

de la transe. Les mouvements de la danse réalisée par les

membres du public varient selon chaque personne mais

possèdent des points communs : les temps forts du rythme sont

marqués avec tout le corps (buste, jambe, tête, bras, épaules)

avec une énergie qui va croissant en fonction de l’accélération

du tempo. A l’inverse des membres du public, les Aïssâwa

restent toujours très calmes et forment une ronde autour des

danseurs exaltés, en invoquant l’immortalité de dieu (voir fig. 17

B). Lent au départ, le Rabbânî s’accélère et culminer à une

invocation collective et répétitive du nom de Dieu. Lorsqu’il le

juge nécessaire, généralement après une vingtaine de minutes,

le muqaddem fait signe à l’orchestre d’interrompre la musique.

A ce stade de la hadra, plusieurs participants, toujours des

membres du public, hommes et femmes de tout âge, sont déjà

effondrés au sol. Les Aïssâwa n’attendent pas qu’ils retrouvent

leurs esprits et entonnent immédiatement haute voix la répétition

du non de Dieu, le dhikr « Allah », qui est la litanie qui précède

le chant introductif (ftuh) du Mjerred.

Le Mjerred : la danse des initiés :

Le Mjerred, qui signifie « dépouillé » (en référence, semble-t-il,

aux anciens adeptes qui se débarrassaient de leur jellâba pour

danser avec plus d’aisance), est le sommet de la hadra, et par

extension de la lîla elle-même. Le Mjerred est véritablement le

chant et la danse favorite des adeptes. Les jeunes Aïssâwî

Page 63: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

419

enquêtés le considèrent, en raison de sa polyrythmie superposant

plusieurs rythmes à cinq et dix temps, comme le titre qui exige

de leur part la plus grande dextérité et sûreté instrumentale.

Dans un article publié à Alger en 1951 dans la Revue Africaine,

Emile Dermenghem décrit le Mjerred de la façon suivante :

«La chanson finale, et c’en est vraiment une, est très proche des

cantiques chrétiens, entonnée alors par les hommes.

Vraisemblablement un hymne en l’honneur du cheikh Ben Aïssa

dont nous n’avons pu récolter les paroles, poursuit le même but de

créer une atmosphère mystique. C’est à partir de ce moment que les

chanteurs commencent à se lever lentement un à un, saisis par

l’extase mystique, et se débarrassent des vêtements superflus qui

pourraient gêner leurs exercices. Le quadruple coup sourd des

bendairs, en fortissimo, suivi d’un coup clair extrêmement sec,

provoque de même, une nouvelle rupture de statique et semble

décider ceux qui n’étaient pas encore pris par l’ambiance. » 1

Tout comme le Rabbânî, le Mjerred est composé lui aussi de

deux parties, le un chant introductif (ftuh) suivit du rythme

Mjerred joué par l’orchestre de percussions et les hautbois sur

un tempo allant crescendo. Lors du chant introductif, les

Aïssâwa se placent exactement de la même façon que pour le

cantique d’ouverture du Rabbânî : le muqaddem se place devant

les danseurs (rejoints ici aussi par des membres du public) et

chante, en s’accompagnant d’un buznazen, l’un des cantiques de

prélude du Mjerred. La chorégraphie des danseurs est assez

difficile et les membres du public éprouvent certaines difficultés

à les suivre. Sur un « rythme mère » (hâchiyya) à dix temps, les

Aïssâwa danseurs balancent le buste en avant sur les premiers,

deuxièmes, troisièmes, quatrièmes, sixièmes, septièmes et

huitièmes temps et en arrière sur les cinquièmes et dixièmes

(voir fig. 14 et fig. 18 A).

1. DERMENGHEM, « essai sur la hadhra des Aïssawa d’Algérie », Revue africaine n°95, Alger, 1951, pp. 289-314, p. 313.

Page 64: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

420

Fig. 14 : la danse (al-tayahur) introductive au Mjerred :

C’est sur ce rythme et cette chorégraphie complexe que le

muqaddem chante le prélude au Mjerred. Ici aussi, c’est le

muqaddem qui décide seul quel chant introductif il va chanter.

Souvent, il choisit son favori parmi les nombreux chants qui

composent le répertoire de la confrérie, les danseurs se

contentent là aussi de répéter le refrain. Les chants introductifs

au Mjerred sont assez nombreux, mais dans une quantité

moindre que ceux du Rabbânî. Lors de notre enquête, nous

avons pu relever seulement cinq. Voici celui que nous avons le

plus souvent entendu dans les hadra de Fès et de Meknès (fig.

15). Le mode mélodique est ‘ajam (correspondant au majeur

européen) et nous avons seulement indiqué ici les paroles du

refrain en idiome local :

Page 65: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

421

Fig. 15 : le chant introductif (ftuh) au Mjerred :

Traduction des paroles :

Muqaddem : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « Au nom de Dieu je commence (2x) Cette poésie

d’une exquise saveur (2x) »

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « Au nom de Dieu je commence (2x) Cette poésie

d’une exquise saveur (2x) »

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « Commençons et recommençons (2x) Que la lumière

de Dieu soit sur le Prophète (2x)»

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « Le Prophète est le bonheur de la Mecque (2x) Mon

bonheur est de me souvenir du Prophète (2x) »

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « Je ne possède pas la puissance et la justice (2x) Ceci

est en la possession de Dieu (2x)»

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « Ce que nous souhaitons pour notre destinée (2x) Par

la volonté de Dieu, tout cela est déjà écrit (2x) »

Page 66: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

422

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Muqaddem : « ô Prophète sauve-nous (2x) De la chaleur de l’enfer»

Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Le muqaddem déclame ensuite une courte prière pour le

Prophète à laquelle lui répondent les danseurs :

Muqaddem : « Le maître des hommes ! »

Danseurs : « Prions pour le messager de Dieu. » (x2)

Muqaddem : « O Prophète, ô Elu ! »

Danseurs : « O mon maître, je viens te rendre visite. » (x2)

C’est après cette prière que les hautbois et les instruments de

percussion jouent le rythme Mjerred, qui est une polyrythmie

très complexe (voir fig. 16). Les musiciens jouent au départ le

rythme Mjerred lentement (env. 120 à la noire), pour, disent-ils,

permettre à chacun de « rentrer dans le rythme ». Les danseurs

Aïssâwa, toujours en ligne et main dans la main, ne perdent pas

des yeux le muqaddem qui dirige la chorégraphie par des signes

de la main et du buste. La danse du Mjerred est basée sur un

rythme à dix temps1, consiste à balancer le buste en avant sur les

premiers, deuxièmes, troisièmes, quatrièmes, sixièmes,

septièmes et huitièmes temps et en arrière sur les cinquièmes et

dixièmes temps. Le muqaddem indique aussi aux danseurs, à

haute voix, les litanies qu’ils doivent réciter simultanément à la

danse. Le plus souvent il s’agit de répéter, par séries de trois et

en rythme, la chahâda (« il n’y a de dieu que Dieu, Muhammad

est Son Messager », la ilâha illâ Allah, Muhammadun rassûl

Allah). Les mouvements de la danse réalisée par les membres du

public ne suivent quasiment jamais le rythme complexe du

Mjerred : les temps forts du rythme sont marqués avec des

mouvements du buste et des mouvements de la tête de bas en

haut avec force, et entrent en désaccord avec la chorégraphie des

danseurs Aïssâwa, qui ne leur portent pas rigueur car, nous

disent-ils, « le Mjerred est très difficile à danser ».

1. Ceci semble contredire le relevé de Boncourt qui décrit la danse des Aïssâwa sur un « rythme mère » (hâchiyya) à cinq temps. BONCOURT, op. cit., p. 232-234.

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423

Fig. 16 : la polyrythmie du Mjerred1 :

1. Nous avons réalisé ce relevé du Mjerred avec l’aide du muqaddem Haj Saïd Berrada. Les rythmes en dix temps des deux tbel-s ne correspondent pas à ceux notés par Boncourt en cinq temps. Voir BONCOURT, op. cit.234-236.

Page 68: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

424

Au cours du Mjerred, les membres du public et les

sympathisants à la confrérie, gagnés par l’ivresse spirituelle,

crient et fondent en larmes après avoir enfin, disent-ils, vécu la

rencontre (wadj) avec le divin. Des hommes et des femmes

s’effondrent au sol sous l’emprise du hâl, les yeux remplis de

larmes. Bien que le Mjerred soit censé être la danse des initiés

Aïssâwî, le public participe toujours avec enthousiasme. Après

une vingtaine de minutes de danse collective sur le Mjerred, le

muqaddem fait signe à l’orchestre de jouer le Rabbânî, car c’est

maintenant le moment de « redescendre » sur terre. La transition

s’effectue d’une façon surprenante mais tout à fait naturelle : les

musiciens passent du Mjerred (rythme à 10 temps) au Rabbânî

(rythme à 2 temps) sans aucune interruption. Ce « retour sur

terre » semble faire l’effet d’une décharge d’adrénaline qui

motive les membres du public les plus hésitants à rejoindre à ce

moment l’aire de danse. Les Aïssâwa danseur forment une ronde

et entraînent le public dans une joyeuse danse collective au

cours de laquelle le nom de Dieu est invoqué sans cesse. Après

quelques minutes, les hautboïstes entament le dhikr final qui est

immédiatement repris par tous:

« Levez-vous, levez-vous pour louer Dieu. O vous qui aimez

l’Envoyé de Dieu. C’est une heure parmi les heures de Dieu. Le

Prophète, l’Envoyé de Dieu y sera présent. » (x3)

Ensuite

« Allah, Allah ! » Suivit de « llah, Allah » Puis de « llah »

(illimités)

Ce dhikr collectif marque la fin du Rabbânî et le « retour sur

terre » des Aïssâwa et des participants. Le Rabbânî final est

toujours très court et ne dure seulement que quelques minutes.

Pour mettre un terme au tourbillon musical, le muqaddem se

saisit d’un buznazen, et, après avoir réalisé une série de zwâq-s

très démonstratifs face au public, il joue la phrase qui signale

aux musiciens de stoppe nette la musique. Le « retour sur terre »

enfin accomplit grâce au Rabbânî, les Aïssâwî entament, leurs

instruments toujours à la main, l’invocation qu’ils récitèrent

Page 69: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

425

quelques heures auparavant lorsque la tâ`ifa se trouvait dans la

rue, juste avant la dakhla (voir fig. 2). Par cette prière pour le

Prophète, ils bouclent ainsi la boucle :

« Dieu, comble de Ta grâce le saint Muhammad (x3) …et accordes-

lui la paix »

Ainsi se termine la hadra. Les Aïssâwa, épuisés, retournent

s’asseoir sur leurs chaises. Les serveurs leur apportent des

pâtisseries, des verres d’eau, de la limonade, du thé et du café.

La fin de la hadra se caractérise par la perte de connaissance de

plusieurs membres du public. On dit alors qu’ils vivent un état

d’extase (hal). A la suite de cette « mort » symbolique,

transitoire et éphémère, un nouvel individu renaît, rempli de

joie, de bonheur et de baraka.

Fig. 17. Disposition de la tâ`ifa pendant la hadra :

A. Les chants d’ouvertures (ftuh-s) du Rabbânî et du Mjerred :

Page 70: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

426

B. Les danses collectives du Rabbânî et du Mjerred :

C’est au cours des danses collectives de la hadra (sur le Rabbânî

ou sur le Mjerred) que certains Aïssâwa danseurs, souvent les

« anciens » et le muqaddem, réalisent ce qu’ils désignent comme

le « jeu des lions » en français et al-sba’ wa al-biya en arabe

(« le lion et la lionne »).

La danse du « jeu des lions » :

Au cours de cette danse, deux disciples miment, l’index et le

majeur de la main droite levés, un lion et une lionne qui se

disputent une proie à l’aide de leurs griffes acérées. Selon les

Aïssâwî interrogés, il s’agit d’une mise en scène des

« personnages animaux » et de l’évocation du sacrifice animalier

de la frissa (litt. la « proie ») que les Aïssâwa qu’ils appellent

« campagnards » en français et Rarbâwî (« du Rarb » en arabe)

sont censés être, selon eux, les seuls à réaliser. Au cours de cette

danse, les danseurs font mine d’attaquer une proie invisible,

s’esquivent, se combattent, tournoient sur eux-mêmes tel des

derviches, se dandinent de gauche à droite puis retournent dans

le rang des danseurs, en prenant soin de se frapper dans les

Page 71: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

427

mains (voir fig. 18 et 19). Toutefois, cette danse n’excède pas

quelques minutes et c’est le muqaddem qui décide de sa durée.

Les spectateurs ne participent jamais et observent avec attention

cette chorégraphie qui a toujours beaucoup de succès auprès du

public féminin. De leur coté, les musiciens redoublent d’énergie

pour maintenir le rythme de la musique et les hautboïstes jouent

sans cesse des dhikr-s incantatoires dont les paroles ne nous ont

pas été communiquées, malgré le fait que nous avons joué des

dizaines de fois ces mélodies sur le hautbois lors des soirées

avec les Aïssâwa. Nous l’avons vu précédemment, les

hautboïstes ne sont pas enthousiastes à communiquer les paroles

des mélodies jouées pendant la hadra, dont la connaissance est

un de leur privilège1.

Fig. 18 : disposition de la tâ`ifa pendant le « jeu des lions » :

1. Au sujet des mélodies de hautbois, voir pp. 343 et ss.

Page 72: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

428

Le « jeu des lions » se conclue toujours par la frappe des mains

du « lion » et de la « lionne » (fig. 19) :

Fig. 19 : la fin du « jeu des lions » :

Dès la fin de la hadra et après le Rabbânî final, les Aïssâwa se

préparent à réaliser un Rabbânî supplémentaire. Ils se disposent

alors de la même façon que lors des chants d’ouverture à la

danse extatique (voir fig. 17 A). Le muqaddem se met face aux

danseurs, et, avec un buznazen, il chante sur le rythme du

Rabbânî une très célèbre chanson, la « zammeta ».

La zammeta, le partage de la baraka :

La zammeta, avant d’être une chanson des Aïssâwa, est d’abord

une pâtisserie qui prend la forme d’une poudre ou d’un gâteau.

Composée de farine de blé et d’orge grillée à laquelle on ajoute

du sucre et de la farine de caroube, elle serait, d’après certains

muqaddem-s, la seule et unique nourriture que les disciples du

Chaykh al-Kâmil qui vivaient dans la région du Rarb

emportaient avec eux lors de leurs visites annules (ziyâra) à la

zâwiya-mère de Meknès. Ce met aujourd’hui devenu un

réceptacle de baraka. Le docteur Legey, dans son Essai de

folklore marocain1, décrit la zammeta de la façon suivante :

1. LEGEY, 1926, p. 29.

Page 73: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

429

« le jour de la naissance on prépare un plat spécial qui doit être

mangé par toutes les personnes qui rendent visite à la nouvelle

accouchée. Voici comment on le prépare : on prend du blé, on le fait

griller, ensuite on le moud et met le mouture dans un plat, on y

ajoute du sucre et du beurre et in en fait un gâteau à froid. Cela

s’appelle zemmita. Le fait de goûter à la zemmita de la nouvelle

accouchée assure à l’enfant une vie prospère et empêche la maman

d’avoir des syncopes (…) au miloud on fait aussi la zemmita pour les

Aïssaouas afin qu’ils donnent leur baraka aux récoltes. »

Les Aïssâwî interrogés nous disent que c’est le poète Ibrahim al-

Mahrâzî Dukâlî (né en 1924 à Meknès réputé pour être l’auteur

de plus de cent cinquante poèmes rédigés spécialement pour la

confrérie) qui aurait écrit - en 1952 précisément - la chanson

« zammeta » qu’il désigne comme étant la « dote des Aïssâwâ »1

(al-sadaq al-Aïssâwa). Cette chanson nous raconte l’histoire

d’un paysan qui achète un champ, y plante et y récolte du blé

pour au final cuisiner un plat de zammeta pour sa promise. Le

texte est chanté selon un mode de narration sous la forme de

questions / réponses qui entraîne une grande interaction avec le

public. Devenu très populaire et particulièrement auprès des

enfants, la chanson de la zammeta est aujourd’hui toujours

chantée par les Aïssâwa et suit le même déroulement que le

Rabbânî initial de la hadra (voir fig. 10 et 16 A et 16 B).

Pendant le chant d’introduction, le muqaddem n’hésite pas à

tendre son micro aux personnes du public qui reprennent le

refrain avec les danseurs sous des éclats de rire de l’assistance.

A la fin de la danse collective qui se déroule dans une ambiance

festive, la maîtresse de maison apporte - parfois, ce n’est pas une

condition obligatoire - un plat de zammeta. Elle passe auprès de

toutes les personnes présentes (aussi bien les membres du public

que les Aïssâwa) pour leur offrir un morceau de zammeta afin de

faire profiter à tous la baraka. C’est avec ce partage de la

zammeta et de la baraka que se termine la hadra.

1. Selon un muqaddem de Fès, cette chanson serait la propre dote que le poète offrit à son épouse pour son mariage.

Page 74: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

430

Plus que les autres parties de leur cérémonie, la hadra des

Aïssâwa marocains et algériens a considérablement troublée les

observateurs occidentaux de la période coloniale1. Les ouvrages

scientifiques rédigés par les orientalistes et les administrateurs

coloniaux du 19ème siècle et au début du 20ème siècle sont des

textes au style toujours passionnels où le mépris des auteurs

pour les Aïssâwa est récurant. Charlatanisme, sauvagerie, magie

et hystérie collective sont les analyses les plus souvent avancées

pour expliquer le phénomène de la hadra des Aïssâwa. La

dimension spirituelle n’est jamais abordée, hormis par E.

Dermenghem. Voici son texte relatif à la hadra des Aïssâwa :

« La hadhra des Aïssaoua est assez mal connue et généralement mal

comprise ; soit qu’on la juge d’après les exhibitions foraines, soit

qu’on s’arrête aux apparences et à des descriptions très nombreuses,

mais le plus souvent fort extérieures et se répétant les unes les

autres. Ces descriptions insistent presque toujours sur un aspect

spectaculaire, parlent d’hystérie, de fanatisme, de sauvagerie, de

miracles ou de supercheries. La réalité est tout autre. Pour la

comprendre, il faut aller plus loin que la saisissement causé par des

performances à la vérité assez impressionnantes mais qui ne

présentent, je crois, d’autre prodige, que d’aller jusqu’au bout dans

une certaine direction. Il faut envisager les choses dans leur

ensemble. Elles nous apparaîtrons alors comme profondément

sérieuses, comme participant à la fois de la liturgie, de l’art, de

l’exercice spirituel, de la recherche du bonheur par la sortie hors de

l’individualité limité, c’est à dire par l’extase. Les performance

elles-mêmes qui suivent l’office liturgique apparaîtront alors comme

des issues et comme des signes ; le tout ressortant de cette catharsis,

de cette purification, qui semble, depuis qu’Aristote a employé ce

mot pour la tragédie, la raison profonde de toute activité

désintéressée. »2

Depuis les années 1950 et malgré de très nombreux écrits

(thèses, articles) et divers films ethnographiques sur le sujet,

seul Boncourt propose une interprétation symbolique

personnelle de la hadra des Aïssâwa qui représente, selon lui, la

1. Voir notre exposé des écrits antérieurs, pp. 10-15. 2. DERMENGHEM cité par S. Andezian. ANDEZIAN, op. cit., p. 112.

Page 75: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

431

quête de la mort. Son hypothèse se fonde sur l’idée que la hadra

trouve son origine et sa substance dans la mort du disciple favori

du chaykh fondateur, Abû ar-Rawâyil, le premier qui, dit-il,

aurait joué des instruments de musique et dansé avant de mourir

de chagrin à l’annonce du décès de son maître1. Le cadre

théorique de Boncourt est emprunté à l’anthropologue Viviana

Pâques qui voit en tous les rituels collectifs des sociétés dites

traditionnelles (mariages, naissance, circoncision et les

cérémonies confrériques) l’expression d’un « mythe

cosmogonique » ou « drame cosmique » qui vise à se rapprocher

du temps initial de la création du monde2. Nous nous détachons

de l’avis de Boncourt, car cette théorie mortifère ne prend à

aucun moment en compte l’avis des principaux intéressés. De

fait, il exclue la portée religieuse de la hadra ainsi que sont rôle

social. Seul le travail récent de S. Andezian sur les Aïssâwa

d’Algérie nous informe sur la question du sens du rituel pour les

adeptes et sur son inscription dans la société3. De notre coté,

nous commençons par donner la parole aux Aïssâwî enquêtés

pour comprendre ce que ce rituel revêt à leurs yeux.

Le point de vue des Aïssâwa sur la hadra et la transe

D’après les témoignages des muqaddem-s interrogés, le Chaykh

al-Kâmil n’enseigna pas les danses de la hadra de son vivant et

il n’existerait absolument aucun lien entre la hadra actuelle et

l’enseignement ou la vie du saint fondateur. Certains nous disent

que la hadra s’inscrit plutôt dans la continuité des

enseignements de certains chaykh-s maghrébins de la tarîqa

Châdiliyya / Jazûliyya, tel que Ahmed ben Yûssef et

1. BONCOURT, op. cit. pp. 368-390. 2. PAQUES, « Les fêtes du Mwûlûd dans la région de Marrakech », dans le Journal de la Société des Africanistes, n° 41, 1; pp. 133-145, p. 137. Le concept de l’auteur est exposé dans L’arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du nord-ouest africain, 1994. 3. ANDEZIAN, op. cit.

Page 76: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

432

‘Abderrahmân al-Majdûb1 (17ème siècle). Ces deux saints furent

des « ravis à Dieu », des personnages extatiques dont la

conscience aurait été enlevée par Dieu, les empêchant de ce fait

de réaliser ou de respecter les devoirs religieux et allant de ce

fait contre l’enstase prônée par la doctrine originelle de Jazûlî.

Al-Arabî al-Darqâwî (mort en 1823 J.C à Fès au Maroc), qui fut

l’initiateur de la grande tarîqa Darqâwiyya, et Sîdî ‘Alî ben

Hamdûch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha (fin 18ème

siècle), s’habillaient tout deux, nous dit-on, d’étoffes rapiécées

telle que la handira et exaltaient leur ravissement par la danse.

C’est ce que nous rappelle le muqaddem-muqaddmin Haj

Azedine Bettahi :

« Le chaykh al-Kâmil n’a jamais pratiqué ni même évoqué la danse

ou la transe dans sa méthode soufie. Il axait son enseignement sur

l’invocation continuelle du Nom de Dieu, le dhikr Allah. Mais

d’autres chaykh-s, comme Sîdî ‘Ali ben Hamdûch ou Sîdî al-

Darqâwî ont eux-mêmes utilisé d’autres moyens pour accéder à la

connaissance de Dieu. La transe pratiquée par les Darqâwa ou les

Hamadcha est une autre façon de vivre le soufisme. C’est peu être là

qu’il faut chercher l’origine des danses de la hadra des Aïssâwa.»

Selon d’autres muqaddem-s et les gestionnaires de la zâwiya-

mère de Meknès, la hadra actuelle serait issue du rituel des

Aïssâwa dits « ruraux ». Ces disciples furent, disent-ils, les

premiers adeptes du Chaykh al-Kâmil et les dépositaires d’un

mystérieux savoir ésotérique qui trouve sa manifestation dans

les danses animalières. Le nom de Sîdî ‘Abderrahmân Tarî

Chentrî, un disciple originaire de la région du Rarb, est souvent

cité dans les entretiens comme le premier Aïssâwî à avoir dansé

la hadra2. D’après les muqaddem-s, le désir de participer à la

hadra traduit une volonté de se détacher du monde terrestre pour

s’élever vers Dieu et de se laisser envahir par la présence divine.

1. ‘Abderrahmân al-Majdhûb a été étudié par A.-L. De Prémare dans son ouvrage Sîdi Abd-er-Rahman el-Mejdûb: mysticisme populaire, société et pouvoir au Maroc au 16e siècle, 1985. 2. Brunel confirme cette version. BRUNEL, op. cit., p. 123. Boncourt a noté des versions différentes selon lesquels c’est Abû ar-Rawaîl qui fut le premier danseur de la hadra. BONCOURT, op. cit., pp. 32-39.

Page 77: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

433

La transe qu’ils appellent « extase » (hal) est vue comme une

méthode d’accès au divin, à la fois complémentaire et parallèle

aux invocations surérogatoires établies par le saint fondateur. La

hadra retrace le cheminement du mystique qui, après s’être

purifié (à l’aide de la danse du premier Rabbânî), se délivre de

sa condition humaine pour pouvoir rendre visite au Prophète et

finalement rencontrer le Seigneur (grâce à la danse du Mjerred).

Après avoir vécu entièrement ce parcours initiatique, le

mystique réintègre son corps et revient sur terre (par la dernière

danse du Rabbânî final). C’est une véritable « expérience

physique du divin »1, comme nous l’explique le muqaddem Haj

Muhammad ‘Azzam :

« La hadra des Aïssâwa, c’est le Rabbânî et le Mjerred. Elle est

apparue bien après la mort du Chaykh al-Kâmil chez les Aïssâwa de

la campagne (…) la hadra c’est une méthode pour d’accéder à Dieu

et se purifier. Le Rabbânî, c’est le point de départ et le point de

retour de la hadra. C’est une ‘’porte’’. Avec le Mjerred on est au

sommet, au paradis, car le Mjerred symbolise la délivrance du

musulman et sa renaissance spirituelle par la visite au Prophète. Tu

connais les paroles, ‘‘ô Prophète, ô l’Elu, je viens te rendre visite’’,

c’est comme le pèlerinage. Le Prophète est invoqué pour nous aider

à accomplir la hadra. Le Mjerred permet véritablement la

purification, l’extase et le contact avec Dieu. Pour connaître

véritablement la hadra il faut y participer en dansant, parce que les

chants d’ouvertures sont très courts et très simples, ce ne sont pas

des poésies qu’on écoute comme pendant le dhikr. La hadra purifie

par la danse. »

D’autres muqaddem-s interrogés semblent tout à fait septiques

sur l’efficacité de la hadra qu’ils comparent à un spectacle et à

un « jeu » à destination des clients. Pour certains, la hadra

correspond à une « action calculée », c’est-à-dire que l’officiant

emploie une attitude et un langage « uniquement destiné à

produire le type d’impression qui est de nature à provoquer le

1. Cette expression est empruntée à Sossie Andezian qui théorise cette notion suite à ses enquêtes de terrain en Algérie. Ses résultats sont mis en échos aux références textuelles mystiques et coraniques et lui permet de définir la place de la médiation corporelle des disciples vis-à-vis des modèles scripturaires établis pas les mystiques. ANDEZIAN, op. cit., pp. 189-198.

Page 78: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

434

réponse recherchée. »1 Voici, à ce sujet, le témoignage de Y., 48

ans et muqaddem dans la ville de Fès :

« La hadra c’est rien du tout, c’est juste du spectacle. Deux trois

chansons, une danse, les hautbois et voilà (…) Tu as remarqué que

les Aïssâwî ne sont pas en transe ? Parce que la transe c’est ‘‘du

jeu’’ pour les clients, c’est ça la vérité. »

Comme nous l’apprend ce témoignage (et nous l’avons par

ailleurs constaté sur le terrain), les enquêtés ne sont jamais pas

en état d’extase lorsqu’ils animent une hadra chez les

particuliers. S’ils sont là c’est d’abord, nous disent-ils, pour

permettre au public de vivre une expérience et répondre ainsi à

leur demande. Les danses d’extase des danseurs Aïssâwa sont

donc totalement ritualisées et, dans le cas contraire où ils

tenteraient de vivre un état d’extase chez un client lors d’une

hadra, ils seraient très fermement réprimés par le muqaddem,

car leur récent statut de musiciens rituels professionnels leur

impose de sévères limites comportementales. Lors de la hadra,

les membres de la tâ`ifa s’en tiennent donc au chant des

cantiques d’introduction, au jeu des instruments de musique et à

la danse, le tout dans une attitude introvertie imposée par le

muqaddem. Cependant et malgré le fait qu’ils ne puissent y

participer pleinement, les musiciens semblent enclins à

cautionner les bienfaits spirituels de la hadra qui permettrait,

selon eux, de « nettoyer » le cœur des pulsions de l’ego (al-

nafs). K., 31 ans, Aïssâwî depuis l’âge de 19 ans, est masseur et

musicien dans la tâ`ifa du muqaddem Haj Saïd Berrada à Fès. Il

nous fait le récit suivant :

« C’est bon de danser la hadra, ça te nettoie le cœur et les os, ça te

redonne de l’énergie pour affronter la vie quotidienne. Mais tu sais,

nous, on joue pour les gens. On ne peut pas aller dans une lîla et

danser jusqu’à ‘‘perdre la tête’’, ça serait très incorrect de faire ça et

on serait ‘‘viré’’ de la tâ`ifa sur le champ. »

Assiste-t-on à un phénomène de glissement par la

réappropriation des expériences mystiques par le public

1. GOFFMAN, op. cit.

Page 79: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

435

sympathisant des Aïssâwa ? Nous reviendrons sur cette question

plus loin dans notre étude.

La fin de la lîla

La lîla des Aïssâwa se termine souvent (mais pas

obligatoirement) par la vente de cierges achetés par le

muqaddem en médina (dans le quartier de Moulay Idriss à Fès et

près de Moulay Ismail à Meknès). Après une lîla, ces cierges -

bien qu’ils soient restés tout le temps dans le coffre du véhicule

du muqaddem - sont tout de même supposés être chargés de

baraka. Après la vente des cierges et avant que quitter les lieux,

les musiciens remballent le matériel de la tâ`ifa (sonorisation,

accessoires rituels, instruments de musique, vêtements

cérémoniels) et le muqaddem procède au versement des salaires

à ses musiciens. Décrivons ces deux moments :

La vente des cierges au public :

Après la hadra et à la tout fin de la lîla, Le muqaddem propose

au public la vente de cierges dont le prix est libre. Il envoie

discrètement l’un de ses musiciens récupérer les cierges qui sont

restés dans sont véhicule et, dès son retour, la vente peut

commencer. Celle-ci se déroule à la manière des enchères : le

client reste assis et lève la main en interpellant les Aïssâwa.

L’un des musiciens se déplace et lui apporte un cierge pendant

que les autres membres de la tâ`ifa implorent la bénédiction de

Dieu. Pour payer, il suffit de glisser très discrètement de l’argent

dans la main de l’Aïssâwî qui retourne le donner, très

discrètement aussi, au muqaddem qui ne se déplace pas et reste

assis à sa place. La même scène se déroule jusqu’à que le public

n’y manifeste plus d’intérêt. L’argent récolté n’est jamais

montré, le muqaddem met directement le bénéfice des ventes

dans sa poche. A près la vente des cierges, les membres du

Page 80: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

436

public quittent maintenant les lieux un à un en saluant

chaleureusement la maîtresse de maison et le muqaddem, qui

reste à bavarder avec ses clients et les vieux Aïssâwa. Les jeunes

musiciens ne perdent pas un instant et, aidés par le technicien

qui s’occupe de la sonorisation, ils rangent rapidement le

matériel et les instruments de musique dans le véhicule

personnel du muqaddem pour l’attendre ensuite près de sa

voiture. Celui-ci les rejoint quelques minutes après pour la

distribution des salaires.

Le versement des salaires aux musiciens :

Le versement des salaires aux musiciens se déroule toujours de

la même façon : le muqaddem s’isole au volant de son véhicule

et fait venir un à un, à ses coté sur le siège passager, chacun des

membres de son groupe. Si les muqaddem-s rémunèrent de cette

manière, en privé, chacun des musiciens serviteurs, c’est, disent-

ils, pour éviter les « jalousies » entre les membres de son

groupe. Chacun bénéficie effectivement d’un salaire différent en

fonction, d’une part, de ses compétences musicales et, d’autre

part, de son ancienneté dans la confrérie1.Les musiciens

attendent patiemment leur tour et plient les jellâba-s et les

étendards en discutant à une dizaine de mètres du véhicule du

muqaddem. Après avoir récupéré leur paye, les Aïssâwa

s’embrassent sur la joue et s’organisent entre eux pour regagner

leur domicile. Le soleil se lève déjà et certains choisissent de

prendre les premiers bus. D’autres, qui habitent le même

quartier, décident de partager un taxi. Ceux qui possèdent un

véhicule personnel (voiture ou scooter pour les plus jeunes)

proposent de reconduire le maximum de monde. Le muqaddem

raccompagne lui aussi certains membres de son groupe avant de

regagner son domicile. Certains Aïssâwa, qui forment un groupe

d’amis, se reverront dès le lendemain pour boire un verre, flâner

1. A propos du partage des recettes dans la tâ`ifa, voir « la professionnalisation et les nouvelles normes esthétiques », pp. 314.

Page 81: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

437

en ville, aller au cybercafé, en attendant que le muqaddem les

informe, par téléphone, de la date et du lieu de la prochaine lîla.

Que signifie cette cérémonie pour les officiants ? Quel est son

symbolisme ?

Le point de vue des Aïssâwa sur la lîla

Pour les Aïssâwî interrogés, la lîla tout entière symbolise un

voyage mystique ascendant, traversant à la fois le monde des

hommes et celui des démons dont le sommet est le Mjerred, le

but de l’odyssée, la visite au Prophète lui-même et le point de

rencontre de l’homme et du divin dans les sphères supérieures

(voir. Fig. 17). Les muqaddem-s interrogés insistent fortement

sur le fait que la lîla telle que nous l’avons décrite n’existait pas

du temps du fondateur de l’ordre. Selon eux, il semble

impossible de savoir précisément à partir de quelle époque et par

qui ce rituel originel fut établi. Cependant, certains pensent que

les prémices de la lîla apparurent vers la fin du 17ème siècle, sous

l’impulsion d’un disciple, Sîdî ‘Abderrahmân Tarî Chentrî.

D’autres affirment que ce sont des poètes du melhûn, affiliés à la

confrérie ou à d’autres, qui adaptèrent sur le mode poétique les

oraisons mystiques établies par le Chaykh al-Kâmil. Ces poètes1

donnèrent un aspect lyrique aux litanies issues du soufisme

(hizb-s et dhikr-s) ainsi qu’aux enseignements doctrinaux et aux

conseils du chaykh. Par la suite, des instruments de musiques

(uniquement les percussions, tâbla, tassa et ta’rîja-s, nous dit-

on), peu à peu introduits par un disciple (le nom de Sîdî ‘Abdû

Rahman ech-Chantîr est souvent avancé), permirent une

communication plus aisée aux adeptes. Le répertoire musical

s’étoffa rapidement grâce à l’arrivée de toute une génération de

1. Les premiers poèmes spirituels furent écrits par divers auteurs dont l’un des plus connus est Haj al ‘Arbi al-Buqqâlî, qui vécut à Meknès au 18ème siècle.

Page 82: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

438

célèbres auteurs1, qui écrivirent des célèbres cantiques consacrés

à l’éloge du Prophète et à Dieu. Les danses et la hadra, furent,

selon les interrogés, la contribution des adeptes Aïssâwa de la

région du Rarb et du Tafilalet qui reçurent, dit-on, ce savoir-

faire de certains élèves du Chaykh al-Kâmil. Toujours selon

l’avis des Aïssâwa, ce serait sous l’influence des Gnawa et des

Jîlala que le rituel d’exorcisme des mluk fut intégré à la lîla à la

fin du 19ème siècle. Mais les muqaddem-s tentent

continuellement, dans leurs discours, de minimiser et de nier la

présence du rituel d’exorcisme dans la lîla. Comme nous l’a

souvent dit l’un d’entre eux, la lîla, pour les Aïssâwa, « c’est

dhikr et hadra, sans mluk. »2 Il est important de noter que la lîla

n’est pas fixe, elle est en évolution constante. Nous le verrons

plus loin, certains muqaddem-s y incorporent des chants issus

des répertoires d’autres confréries.

1. Nous reviendrons en détail sur les auteurs des poésies chantées par les Aïssâwa. 2. Ce fait s’explique, selon nous, par ce que nous appelons la « conscience musulmane » de la pratique sociale, et plus précisément « le rejet des anciens rites ». Voir pp. 280 et ss.

Page 83: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

439

Fig. 17 : schéma récapitulatif de la lîla actuelle :

Page 84: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

440

Cette cérémonie contemporaine est-elle identique avec celles du

passé ? Existe-t-il des différences ? Une évolution ? Nous allons

tenter de comparer nos données avec celles de deux chercheurs

antérieurs : Brunel (1926) et Boncourt (1980).

Comparaison avec les lîla-s d’autrefois

Afin de saisir l’évolution du déroulement de la lîla des Aïssâwa

nous allons à présent comparer nos données avec celles fournies

par les études de Brunel au début du 20ème siècle et de Boncourt

à la fin des années 1970. Ces écrits nous permettent de constater

que la cérémonie des Aïssâwa a connu plusieurs changements

notables. Tout d’abord, sa durée semble avoir été allongée, de

quatre heures dans les années 1920 et à la fin des années 1970,

elle couvre près de six heures aujourd’hui. Brunel, qui désigne

la soirée domestique sous les termes de lîla et de lemma (le

« regroupement »)1, s’attache surtout à décrire les phénomènes

de transes à transcrire les oraisons des disciples. Peu

d’informations nous sont offertes quant au déroulement du

rituel, au point de vue des participants et des officiants. Dans ses

écrits, une chose à néanmoins particulièrement retenue notre

attention : à cette époque, écrit-il, les femmes sont « tenues à

l’écart et ne sont pas acceptées dans la cérémonie »2. Boncourt

est l’auteur qui nous fournit la description la plus précise du

rituel. Cependant, sa réflexion est axée sur les aspects

symboliques et techniques de la transe, passant outre les

significations que les participants attribuent à la cérémonie.

Malgré tout, nous pouvons y constater quelques modifications

dans le déroulement de la lîla actuelle : Boncourt note que le

repas des officiants se tient après le chant des poésies

spirituelles. D’après nous, il a lieu aujourd’hui au tout début de

la cérémonie et juste avant l’entrée de la tâ`ifa dans le domicile

1. BRUNEL, op. cit., pp. 121-130. 2. Ibid., p. 119.

Page 85: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

441

des clients. Selon Boncourt ce repas a lieu avec les invités pour

le partage de la baraka1, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, les

Aïssâwa dînent seuls dans une pièce isolée du public. A propos

du partage de la baraka, nous avons noté qu’il se déroule

actuellement en deux temps : d’abord par la dégustation de

dattes et de lait juste après de la tâ`ifa ; et à la fin de la soirée

avec la distribution collective de la zammeta. Boncourt sépare la

lîla en deux entités différentes, qu’il nomme « soufisme

véritable » et « culte des esprits », dichotomie que les Aïssâwa

actuels n’emploient jamais, préférant faire cheminer la lîla à

travers trois « mondes » bien distincts : celui des hommes (al-

duniya), celui des démons (mluk), et celui de Dieu et du

Prophète (« le Réel », al-haqq). La dénomination du rituel

d’exorcisme diffère selon les auteurs : Brunel l’appelle

Gnâwiyya et Boncourt le nomme Haddun. Ces différences de

désignation expriment-elles une évolution de la terminologie au

cours du siècle ? Interrogés à ce propos, les muqaddem-s, même

ceux qui étaient actifs à l’époque de Boncourt, réfutent

clairement le terme de Haddun pour qualifier la séance

d’exorcisme. Pour eux, le Haddun (l’«Unique ») est un chant en

hommage à Dieu et ne s’applique en aucun cas aux démons.

Boncourt ne mentionne d’ailleurs pas la classification des

démons en trois « portes » (celles des Gnawa, des Jîlala et des

Femmes Arabes) que les enquêtés emploient aujourd’hui. A ce

propos, les muqaddem-s nous disent que cet ordonnancement est

très récent et serait apparu il y a tout juste une quinzaine

d’année. Selon l’étude de Boncourt, le chant de la zammeta est

réalisé par les Aïssâwa uniquement la veille du pèlerinage

annuel des disciples, le mussem. Il précise que « durant une lîla

ordinaire, en dehors de la période du mûssam, il peut arriver au

muqaddim d’entamer ce chant, à la demande d’un invité de

marque à qui il veut plaire. Mais il ne s’agit que d’un élément de

1. BONCOURT, op. cit., p. 115.

Page 86: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

442

spectacle, non d’un rite nécessaire. »1 Aujourd’hui ce chant est

devenu un élément caractéristique et incontournable d’une

soirée Aïssâwa, signifiant une redéfinition symbolique et une

réappropriation populaire d’un hymne confrérique. Le

déroulement et le mode d’appropriation de la hadra ont aussi

évolués : selon Boncourt et Brunel, la danse du Mjerred était

exclusivement réservée aux initiés Aïssâwî, les membres du

public, les fidèles et même les amis des disciples quittaient l’aire

de danse dès les premiers coups de cette danse d’élévation

spirituelle. Aujourd’hui les Aïssâwa mettent un point d’honneur

à faire participer les membres du public au Mjerred. De plus,

d’après les écrits de Brunel et de Boncourt, la danse du « jeu des

lions » culmine obligatoirement par le sacrifice animalier de la

frissa. De notre coté, nous devons avouer n’avoir jamais assisté

à une frissa, et ce malgré quatre années de recherche de terrain

et après avoir assisté à près d’une trentaine de lîla-s célébrées

par dix-sept groupes Aïssâwa dans les villes de Fès et de

Meknès. Peut-on en conclure que ce sacrifice a disparu des

groupes en milieu urbain ? Les résultats de notre enquête

dévoilant la pratique sociale des disciples de la confrérie

(manifestant un rejet des anciens rites et une

professionnalisation du statut de musicien rituel), la disparition

de la frissa en milieu urbain semble effectivement se confirmer.

Le souvenir de la frissa est néanmoins présent sous la forme

d’une chorégraphie réalisée par les enquêtés lors de la hadra, le

« jeu des lions ». Voici trois tableaux comparatifs (fig. 18) du

déroulement de la lîla qui nous aident à comprendre où

apparaissent les changements et les modifications dans la

cérémonie. Le premier tableau (fig. 18 A) est issu de l’étude de

Brunel, le second (fig. 18. B) est celui de Boncourt et le

troisième (fig. 18 C) est le nôtre :

1. Ibid, p. 276.

Page 87: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

443

Fig. 18 : tableaux comparatif de l’évolution du déroulement de

la lîla au Maroc :

A. La lemma des Aïssâwa dans les années 1920 selon Brunel1 :

Dhikr Hadra 1ère partie : chants (2 heures) 2ème partie : danse (2 heures) - hizb Subhân al-Dâ`im - poèmes spirituels (qasâ`id)

- Gnâwiyya (exorcisme) - Rabbânî - Mjerred - Rabbânî - frissa

B. La lîla des Aïssâwa à la fin des années 1970 selon Boncourt2 :

Dhikr : soufisme véritable Hadra : culte des esprits 1ère partie : chants (2 heures) 2ème partie : danse (2 heures) - entrée (dakhla) - pause - hizb Subhân al-Dâ`im - poèmes spirituels (qasâ`id) - repas des Aïssâwa

- Darqâwiyya - Haddun (exorcisme) - Hadra - « Jeu des lions » / frissa

C. La lîla des Aïssâwa selon notre enquête :

1ère partie : dhikr 2ème partie : mluk

(exorcisme) 3ème partie : hadra

Durée 2 heures env. Durée 2 heures env. Durée 2 heures env. - repas des Aïssâwa - entrée (dakhla) - hizb Subhân al-Dâ`im - Fâtiha - prières de bénédictions - pause - poèmes spirituels (qasâ`id) - darqâwiyya - tahdira - haddun / jîlaliyya - pause

- porte des Gnawa - porte des Jîlala - porte des Femmes Arabes - pause

- Rabbânî - Mjerred - Rabbânî - « Jeu des lions » - Zammeta - vente de cierges

1. Nous avons élaboré ce tableau à partir des descriptions de Brunel. BRUNEL, op. cit. 2. Ce tableau est issu de la thèse d’ethnomusicologie de A. Boncourt. BONCOURT, op. cit., p. 114. Les termes « soufisme véritable » et « culte des esprits » sont de lui.

Page 88: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

444

Outre les études de Brunel et de Boncourt, nous disposons d’une

autre analyse précise de la cérémonie des Aïssâwa : il s’agit de

l’enquête que S. Andezian a réalisée dans les années 1990 dans

la région de Tlemcen en Algérie1. Comment se déroule cette

soirée algérienne ? Quels sont les points communs et les

différences avec la lîla du Maroc ? C’est ce que nous allons

tenter de découvrir maintenant.

Comparaison avec la cérémonie algérienne

En Algérie et selon S. Andezian, la cérémonie des Aïssâwa est

célébrée par des groupes appelés firqa-s et constitués d’une

cinquantaine d’affiliés dont un orchestre de musiciens. Les

instruments utilisés en Algérie sont, comme au Maroc, des

idiophones et des aérophones. La soirée rituelle ne s’appelle pas

lîla mais simplement hadra. Elle est célébrée dans l’enceinte

même des zâwiya-s Aïssâwa situés à Aïn el-Hout ou à Oulhaça

près de Tlemcen. Les Aïssâwa d’Algérie se réunissent pour

célébrer des hadra-s après la prière canonique du coucher du

soleil (maghreb) les jeudis soirs à l’occasion ou à l’occasion

d’événements extraordinaires. L’accès à l’espace de la hadra est

sacralisé et interdit aux spectateurs. Pour cela, un gardien de la

cérémonie (châwîch) veille à la mise à distance des personnes

susceptibles de perturber son déroulement par la pose de

barrières. L’espace de la hadra, appelée halqa (« cercle ») est

soumis à des règles très strictes : les affiliés doivent être en état

de pureté rituelle et avoir fait leurs prières, de préférence à la

mosquée. Leurs vêtements doivent être d’une blancheur

éclatante et les pieds nus. Les cigarettes sont prohibées, par

crainte de réactions violentes des démons. La cérémonie se

compose de deux séquences, le dhikr et le la’ab (litt. « jeu »). Le

dhikr est une séance d’invocations collectives (prière

1 . ANDEZIAN, 2001, op. cit. Nous de disposons pas, à ce jour, d’aucun travaux scientifiques relatifs aux Aïssâwa de Tunisie, de Libye ou d’Egypte.

Page 89: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

445

d’ouverture du Coran, la Fâtiha, suivit par le chant de poésies

puis du hizb Subhân al-Dâ`im). L’assemblée reprend en choeur

les litanies récitées par les Aïssâwa, certains participants

pleurent, d’autres se lèvent pour esquisser quelques mouvements

de danse. Le muqaddem reste attentif et réprime tout processus

d’entrée en transe1. Le dhikr se clôture par une série de prières

de bénédictions (du`â’-s) où Dieu, le Prophète et la baraka du

Chaykh al-Kâmil et d’autres saint est invoquée. Comme au

Maroc, ces prières de bénédictions réalisées par le muqaddem à

la demande su public sont accompagnées de dons d’argent.

S’ensuit une vente aux enchères de pain, de sucre et de cierges

apportés non pas par les Aïssâwa mais par les spectateurs. Les

Aïssâwa dégustent ensuite un repas préparé par les femmes

sympathisantes. Cette pause permet au public, particulièrement

les femmes, d’investir l’espace de la cérémonie pour le début de

la seconde parte, le la’ab. Cette séquence est considérée par les

officiants comme une mise en scène des actes prodigieux

attribués à leurs ancêtres spirituels. C’est une manifestation de la

perpétuation de leur souvenir et de témoignage de l’efficacité de

la baraka du Chaykh al-Kâmil. Accompagnés par l’orchestre de

musiciens (hautbois reta-s, tambours à baguettes tbel-s et

percussions digitales bendîr-s) et à l’aide de deux sabres

tranchants, deux Aïssâwî réalisent des exercices

particulièrement impressionnants provoquant stupeur et ferveur

dans le public. Les Aïssâwî réalisent ensuite un rite de taillade

du crâne. Cette pratique, qui a pour objectif de faire couler le

sang, est empruntée à la confrérie des marocaine des Hamadcha

(les disciples Hamdûchî qui se tailladent le crâne sont appelés au

Maroc flaqa, terme issu de falaqa signifiant littéralement

« punition »). Munis de couteaux et de hachettes, deux disciples

se donnent des coups sur la tête en rythme sur les coups des

tambours. Des femmes se précipitent sur les deux Aïssâwî pour

1. Ibid., pp. 108-111.

Page 90: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

446

toucher leur tête ensanglantée et ainsi recueillir la baraka. S.

Andezian observe un coté exhibitionniste chez les jeunes

adeptes qui tentent de forcer l’admiration des spectateurs, mais

les aînés sont là pour les freiner1. D’autres disciples se

transpercent les joues à l’aide d’une longue aiguille (sans se

blesser) d’autres mâchent du verre broyé ou se passent sur le

corps des tiges enflammées. Le sommet du la’ab est atteint

lorsque les disciples, censé être immunisés contre les animaux

vénéneux, dévorent un serpent devant la foule extasiée2. Le rite

de l’indigestion du serpent provoque de nombreux états de

transe parmi les femmes de l’assistance, qui rejoignent les

Aïssâwa pour danser. La hadra se clôture par une séance de

danse réalisée par les disciples qui balancent leur buste d’avant

en arrière en invoquant le nom de Dieu. Ils rentrent rapidement

en transe avant de s’effondrer au sol. Ils sont ensuite pris en

charge par le muqaddem et d’autres participants qui les

réveillent en douceur. S. Andezian analyse la première partie de

la hadra comme une « activité religieuse » (récitation de prières

collectives, attitude introvertie des participants) et la seconde

partie comme un « théâtre sacré » manifestant l’extériorisation

d’actes symboliques et leur communication au public3.

1. Ibid., p. 116. 2. Nous avons assisté à une séance de dégustation d’un serpent par un disciple de la confrérie des Jîlala en mai 2005. La scène se déroula devant la zâwiya de Sîdî ‘Ali ben Hamdûch (le fondateur de la confrérie des Hamadcha), qui est située dans le massif montagneux du Zerhoun à 50 km au nord de Meknès. Nous étions sur place pour participer au mussem et jouer les musiques rituelles avec des disciples Hamdûchî de Fès, plus précisément avec la tâ`ifa Hamdûchiyya du muqaddem ‘Abderrahim Amrani Marrackchi. Le muqaddem Aïssâwî Haj Muhammad ‘Azzam nous accompagnait lui aussi. Ces deux muqaddem-s semblaient très stupéfaits par ce spectacle et nous ont formulé la demande de le filmer pour le dévoiler aux membres de leurs familles. 3. ANDEZIAN, op. cit., pp. 113-114.

Page 91: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

447

Fig. 19 : tableau du déroulement de la hadra algérienne selon

Andezian :

1ère partie : Dhikr 2ème partie : La’ab Activité religieuse « Théâtre sacré » - entrée - Fâtiha - poèmes spirituels - hizb Subhân al-Dâ`im - prières de bénédictions - repas des Aïssâwa

- jeu des sabres - taillade du crâne - ingurgitation de verre et de serpents - danse d’extase des Aïssâwa

Nous remarquons que les différences entre la lîla des Aïssâwa

marocains et la hadra des Aïssâwa algériens possèdent des

points communs mais aussi de très grandes divergences.

Les cérémonies algérienne et marocaine, points communs et

divergences :

Exposons tout d’abord les points communs qui existent entre la

hadra des Aïssâwa en Algérie et la lîla des Aïssâwa au Maroc :

- Au Maroc comme en Algérie, la première partie de la soirée

est appelée dhikr et se compose de la récitation de sourates

du Coran, de chant de poèmes spirituels, de la psalmodie du

hizb Subhân al-Dâ`im et de prières de bénédictions.

- La musique et la danse ont une très grande importance dans

le déroulement des deux soirées. Dans les deux pays, les

instruments employés par les Aïssâwa sont des idiophones

(instruments de percussions) et des aérophones (hautbois

reta-s dans les deux pays, utilisation des trompes nefir-s au

Maroc), jamais de cordophones (type luth ou violon).

- Dans les deux pays, les Aïssâwa officient avec des

vêtements cérémoniels (jellâba-s pour le Maroc, qachchâba-

s en Algérie), turban et babouches.

Page 92: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

448

- Dans les deux soirées, la cérémonie se caractérise, d’une

part, par une extériorisation des pratiques rituelles vécues

collectivement (lors des danses collectives), et, d’autre part,

par un dialogue entre les disciples Aïssâwî et Dieu par

l’intermédiaire du saint fondateur (lors de la récitation du

hizb Subhân al-Dâ`im et des litanies mystiques du dhikr).

Nous allons maintenant constater que les divergences entre les

deux cérémonies sont beaucoup plus nombreuses que leurs

points communs :

- En Algérie, la soirée rituelle est célébrée dans l’enceinte de

la zâwiya à l’initiative des disciples eux-mêmes qui y

invitent des sympathisants. Au Maroc, les lîla-s sont des

rituels domestiques organisés à la demande de particuliers -

qui constituent la clientèle des Aïssâwa - et ne sont jamais

célébrées dans la zâwiya-mère de Meknès. Les Aïssâwî

enquêtés au Maroc n’organisent jamais de soirées internes à

la confrérie, hormis la « nuit du mawlid » annuelle (appelée

aussi « nuit des muqaddem-s ») à l’initiative du muqaddem-

muqaddmin dans une villa de location à Fès.

- En Algérie, l’accès à l’espace de la hadra est interdit aux

spectateurs (pose de barrières séparent le public et les

disciples). Au Maroc, l’espace de la lîla est ouverte à tous et

à toutes, les Aïssâwa sont à l’entière disposition du public

qui réagit constamment en interaction avec les musiciens

(demandes de chansons particulières, souhait de prolonger la

soirée etc.)

- En Algérie, les affiliés doivent être en état de pureté rituelle

et avoir fait leurs prières. Les cigarettes sont prohibées. Au

Maroc, les Aïssâwa ne sont pas tenus d’être en état de pureté

Page 93: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

449

rituelle et fument continuellement des cigarettes (certains

même du kif et du haschich) lors des pauses.

- Au Maroc, c’est le muqaddem qui organise la vente de

cierges au public à la fin de la cérémonie. En Algérie à

l’inverse, ce sont des personnes de l’assistance qui

monnaient des cierges, mais aussi du pain et du sucre aux

autres spectateurs en milieu de rituel.

- Au Maroc, les disciples, tout à la disposition du public, ont

l’obligation (imposée par le muqaddem) de manifester

constamment une expression corporelle introvertie. Ils ne

doivent en aucun cas se laisser aller à la transe, synonyme,

pour eux et dans ce contexte de soirée domestique,

d’impolitesse flagrante. En Algérie, les Aïssâwa font preuve

d’exhibitionnisme lors de la seconde partie de la soirée : ils

dansent avec des sabres, se tailladent le cuir chevelu et

mangent des serpents. Suite à ces exercices, les disciples

pratiquent une danse rituelle qui les mène jusqu’à la transe.

D’après nous, les différences les plus notables entre la lîla

marocaine et la hadra algérienne se manifestent surtout au

niveau du comportement des disciples : s’ils sont extravertis en

Algérie, ils sont à l’opposé particulièrement introvertis au

Maroc. Ce fait s’explique, selon nous, par le phénomène de

professionnalisation du mysticisme à l’œuvre dans les villes de

Fès et de Meknès. Dans ce contexte, il semble que ce sont les

clients des Aïssâwa et non pas les membres des tâ`ifa-s qui

s’approprient, selon différents modes, le cadre de l’expérience

du divin. Nous y reviendrons plus loin dans notre travail.

Page 94: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

450

Notre description de la lîla et cette étude comparative nous

permet de constater que cette cérémonie met en relation et

englobe différents espaces imaginaires, différents domaines

artistiques et différents niveaux sociaux. Nous rejoignons l’avis

de Susan Kenya, qui, suite à une recherche sur les rituels

mystiques féminins au Soudan, affirme que les cérémonies

religieuses servent à la fois « de thérapie, de loisir, de critique

sociale, d’art ; ils sont aussi un moyen de se différencier des

autres membres de la société, et parfois, ils sont une forme

d’ethnologie performatives »1. Soit, au final, une véritable

« expérience multidimensionnelle » du divin.

Une « expérience multidimensionnelle » du divin

Nous devons le terme d’ « expérience multidimensionnelle » du

divin à Sossie Andezian. Cette notion, qui permet de théoriser

l’étude de la complexité religieuse en contexte musulman, a

pour objectif de « mettre en évidence la diversité des registres

mobilisés par une telle expérience. »2 Dans cette optique, la lîla

des Aïssâwa n’est pas considérée comme un ensemble de

pratiques fortement ritualisées et figées mais devient un système

créatif et évolutif selon les modalités d’investissement de ses

participants. Refusant de nous limiter ici aux significations

religieuses et mystiques qui caractérisent cette cérémonie, notre

démarche se veut une analyse des pratiques sociales et des

discours des protagonistes. La lîla des Aïssâwa met en jeu des

événements d’ordres multiples qui trouvent leur cohérence dans

un cadre symbolique qui, selon nous, se déploie suivant trois

axes révélateurs des processus sociaux et culturels de la société

marocaine. Le premier axe couvre le domaine artistique, le

second dévoile une mise en scène de la spiritualité et le

troisième démontre l’autorité des femmes dans le domaine du

1. KENYON, The Sudanese woman, 1987, p. 121. 2. ANDEZIAN, op. cit., p 144.

Page 95: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

451

mysticisme contemporain. Etudions tout d’abord la place des

éléments artistiques dans la lîla. La pratique et les témoignages

et des Aïssâwî enquêtés nous révèlent que la lîla possède, à leurs

yeux, la qualité fondamentale de pouvoir à la fois transmettre et

sauvegarder tout un pan de la culture artistique marocaine. Cette

cérémonie permet de communiquer dans la société un art que

nous appelons « métisse » et qui est perpétuellement enrichi,

d’une façon ou d’une autre, par les nouvelles générations de

fidèles.

La sauvegarde et la transmission d’un art métisse

Par le terme d’ « art métisse », nous entendons un système

dynamique de métissage culturel où la mystique, la poésie, la

musique et la danse sont utilisées de manière créative,

manifestant l’esthétiser volontaire des pratiques rituelles. En

tenant compte des remarques formulées par les enquêtés eux-

mêmes, nous pouvons dégager les trois principaux éléments qui

composent cette notion : il s’agit de l’emprunt à d’autres

confréries et au folklore local, de l’apprentissage des poèmes

spirituels (qasâ`id) et des danses animalières de la hadra.

L’emprunt à d’autres confréries et au folklore local :

Les muqaddem-s questionnés nous informent que la célébration

régulière des lîla-s leur permet d’investir avec invention le

patrimoine culturel marocain en intégrant et en adaptant, dans le

répertoire musical de la cérémonie, toutes sortes d’ajouts

artistiques en cohérence avec son cadre symbolique. C’est

pourquoi les Aïssâwa reprennent et adaptent des chants d’autres

confréries et des musiques du folklore local dans leur rituel

actuel. D’après les enquêtés, cette démarche d’adaptation

volontaire fut initié à la fin des années 1960 à Fès le muqaddem

Al-Ralî Kohen (devenu quasi légendaire aujourd’hui auprès des

Page 96: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

452

Aïssâwa contemporains) à la demande d’une femme connue

sous le titre de « la vieille de la zâwiya » (al-haja al-zâwiya). Ce

célèbre muqaddem serait, dit-on, à l’origine de l’introduction et

de l’adaptation, dans le rituel de la lîla, des chants du

Darqâwiyya1, du Haddun / Jîlaliyya2, du Râziyya3, du Sâdkiyya4

et du Tahdira5. Plus proche de nous, le muqaddem Haj Saïd

Berrada affirme quant à lui être à l’origine de l’introduction et

de l’adaptation des chants du Sussiyya et du Twatiyya dans

l’objectif d’allonger la durée de la cérémonie et de satisfaire

ainsi les demandes de sa clientèle. Voici comment il nous en

explique les motifs :

« Au départ, la vrai lîla Aïssâwa ne comprenait que le dhikr et la

hadra. Et même à l’époque du Chaykh al-Kâmil il n’y avait que le

dhikr ‘‘Allah’’ c’est tout. Il n’y avait pas de Darqâwiyya, pas de

Haddun, pas de Jîlâliyya et encore moins de mluk. C’était très sobre

et ça ne durait pas très longtemps, deux trois heures c’est tout. Mais

lorsque je célébrais des lîla-s dans les années 1980-1990, les gens

me demandaient de jouer plus longtemps, ils voulaient profiter de la

musique pour danser toute la nuit. Ils me demandaient des rythmes

variés et bien ‘‘marqués’’. C’est pour cela que j’ai rajouté deux

rythmes du sud marocain, le Sussiyya, très rapide, et le Twatiyya, qui

commence lentement et qui accélère. Les paroles des deux morceaux

1. La darqâwiyya est une suite de chansons empruntée au répertoire de la confrérie des Darqâwa, fondée par Al-Arabî al-Darqâwî (m. en 1823 J.C à Fès au Maroc). Connues aussi sous le nom de « L’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (Al-hurm ya rassûl Allah), les Aïssâwa nous disent que toutes les chansons qui composent la Darqâwiyya furent écrites par Muhammad Ben M’Sayeb (né et mort à Tlemcen en Algérie au 18ème siècle) et par Sîdî Yahya Charqi, un bijoutier de Fès qui aurait, semble-t-il, vécu à la fin du 17ème siècle. 2. Le Haddun (« L’Unique ») et le Jîlâliyya (« de Jîlalî ») sont deux rythmes issus du répertoire de la confrérie des Jîlâla qui apparut au 18ème siècle au Maroc et qui se place sous le patronage de ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. La confrérie des Jîlâla marocains n’utilisant que les bendîr-s et les flûtes de roseau à biseaux (qasba-s) ou à bec (lyra-s), les Aïssâwa contemporains ont adapté ces musiques à leur instrumentarium : ils ont conservé les rythmes et les chants des Jîlâla mais ont remplacées les flûtes de roseau par les hautbois reta-s. 3. Le Râziyya est un chant issu du répertoire de la confrérie Râziyya, fondée au 17ème siècle à Fès par Abou al-Hassan ben Kassem al-Râzî. 4. Le Sâdkiyya est un chant issu du répertoire de la confrérie Sâdkiyya, fondée au 18ème siècle à Fès par Sîdî Ahmed Sâdkî. 5. D’après les muqaddem-s interrogés, le Tahdira (la « frappe ») serait un rythme emprunté au répertoire musical des femmes berbères de la région de Marrakech et joué traditionnellement lors des cérémonies de mariage.

Page 97: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

453

sont un hommage à Moulay ‘Abdallah Chérif 1 et à sa zâwiya, la

‘‘maison de garantie’’. »

Ce récit et ceux relatifs au muqaddem Kohen nous font

comprendre que les ajouts de musiques exogènes à la lîla dite

« originelle » (composée uniquement, dit-on, des litanies du

dhikr et des danses de la hadra) sont effectués à la demande de

la clientèle des Aïssâwa. Il est aisé de comprendre pourquoi les

Aïssâwa incorporent à l’heure actuelle de plus en plus de

chansons populaires (chaâbî) maghrébines dans leur répertoire

musical et sont de plus en plus souvent sollicités pour chanter

des chansons du chaâbî dans les fêtes de mariages ou des

anniversaires. Il nous a semblé étonnant que les clients

demandent sollicitent les Aïssâwa plutôt que les groupes de

chaâbî de Fès et de Meknès, qui ont par ailleurs très bonne

réputation. La réponse à la question est d’aspect financier, car

un orchestre chaâbî ordinaire, constitué d’une dizaine de

musiciens (chant, guitare électrique, basse électrique, batterie,

derbouka, violon, claviers, flûte ney et saxophone) propose ses

services pour environ 20 000 à 30 000 dirhams, soit dix fois plus

qu’une tâ`ifa Aïssâwa classique, comme nous l’indique A., 48

ans, directeur de banque à Fès :

« Un orchestre chaâbî avec synthétiseur, batterie etc. Ca coûte dix

fois le prix d’une tâ`ifa Aïssâwa. Les Aïssâwa, en général, ils ne sont

pas chers par rapport aux orchestres folkloriques disponibles sur le

marché. Tu leur donnes deux ou trois mille dirhams environ et ils

viennent avec des bendîr-s, des tbel-s et des reta-s. Ils chantent du

dhikr, alors ils peuvent bien chanter du chaâbî, non ? »

Les Aïssâwa, contraints de chanter le répertoire chaâbî - qui,

nous nous en doutons, n’est pas leur domaine de prédilection -

trouvent cette néanmoins cette position d’animation

particulièrement inconfortable. Les muqaddem-s constatent

qu’ils sont, bien trop souvent à leur goût, sollicités pour chanter

1. Moulay ‘Abdallah Chérif est le fondateur de la confrérie marocaine Wazzâniyya fondée à Wazzâne au 18ème siècle. Au sujet de cette confrérie, voir la thèse de H. ELBOUDRARI, La « Maison du cautionnement ». Les Shurfa d'Ouezzane de la sainteté à la puissance : étude d'anthropologie religieuse et politique (Maroc : XVIIe-XXe siècles), 1985.

Page 98: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

454

ce type de chansons. Les muqaddem-s Haj Saïd Berrada et Haj

Saïd El Guissy nous disent d’ailleurs qu’« avant, on faisait une

soirée chaâbî une fois sur dix lîla-s, maintenant c’est l’inverse. »

De nombreux sympathisants de la confrérie reprochent aux

Aïssâwa de sombrer dans le « commercial », comme nous le dit

A., 34 ans, gérant d’un Cybercafé à Fès :

« La dernière fois je suis ‘‘passé’’ dans une lîla Aïssâwa, c’était le

groupe du muqaddem U. Au milieu de la soirée, ils ont fait le

Sussiyya et la Twatiyya (…) Franchement, ça veut dire quoi ? Ils

sont devenus trop commerciaux, ils vont finir à la Star Academy si

ça continue. »

Pour conclure, retenons que la démarche d’incorporer les chants

liturgiques d’autres confréries (Darqâwiyya, Jîlaliyya, Sâdkiyya,

Râziyya) au sein de la lîla, d’emprunter au folklore local

(Sussiyya, Twatiyya) et à la musique populaire chaâbî ne semble

pas être le choix des Aïssâwa eux-mêmes, mais bel et bien

suggéré - ou imposé - par leur propre clientèle dans une relation

toujours interactive entretenue avec les muqaddem-s. Dans ce

cas, quels sont les éléments artistiques considérés par les

Aïssâwa comme caractéristiques de leur confrérie ? Bien avant

le respect de la doctrine mystique établie par le saint fondateur,

n’oublions pas que ce sont avant tout les capacités de musicien

qui sanctionnent l’entrée du novice dans une tâ`ifa-s Aïssâwa1.

De même, lorsque interrogeons les jeunes musiciens sur les

motivations qui ont entraînées leur affiliation, ils répondent en

premier lieu que c’est l’amour de la musique Aïssâwa qui les a

attirés2. Et cet amour se manifeste par la passion qu’ils portent à

l’apprentissage de leurs poèmes spirituels.

1. A propos de l’affiliation confrérique, voir pp. 269 et ss. 2. Voir les résultats de notre enquête pp. 301 et ss.

Page 99: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

455

L’apprentissage des poèmes spirituels (qasâ`id) :

Les textes qui circulent dans les confréries maghrébines, qu’ils

soient transmis oralement ou par écrit, en arabe classique ou

dialectal, ne se réduisent pas à des œuvres à portée

exclusivement métaphysique. La poésie permettant la

formulation allusive des diverses manifestations de Vérité

Suprême, les enquêtés considèrent leur propre répertoire de

poésies (qasâ`id) comme un « signe distinctif » original et

exclusif. Plus que tout autre forme esthétique et artistique

présente dans leur rituel, ce sont les poèmes spirituels qui

attirent toute l’attention des enquêtés. Ces textes poétiques sont

même inconnus, disent-ils, des disciples des autres ordres

religieux et même de la zâwiya-mère de Meknès. D’après les

interrogés, ces poésies furent écrits par des poètes du melhûn1 et

introduits dans le rituel dès la fin du 17ème siècle. Certains de ces

poètes du melhûn furent des disciples Aïssâwî (ou d’autres

confréries) qui commencèrent par adapter les litanies (hizb-s et

dhikr-s) issues de la doctrine du Chaykh al-Kâmil sur un mode

poétique avant de composer sur le même modèle leurs propres

cantiques. L’interpénétration entre mysticisme savant et

expressions locales du mysticisme est une donnée constante au

Maghreb. Le recours à la poésie et aux éléments artistiques

correspond à une méthode pédagogique employée par les

mystiques savants qui « utilisent les idiomes locaux pour

transmettre leur enseignement, en même temps qu’ils

conceptualisent, dans la langue classique, et par islamisent, les

représentations et pratiques religieuses locales en vigueur. »2 La

1. A l’origine création purement littéraire, le melhûn s’est imposé comme un art poétique associé à la musique. Il a acquit une notoriété inégalable, particulièrement auprès des artisans citadins. D’après les témoignages, c’est le muqaddem Baba Ahmed Chawi, l’ancien muezzin de la mosquée Qarawiyine (né en 1919 à Fès et surnommé le « maître de la signification » (al-chaykh al-ma’ana) qui compila, corrigea, sauvegarda et enseigna à la totalité des muqaddem-s contemporains les invocations mystiques et les poésies des Aïssâwa. Une photographie de Baba Chawi est disponible dans notre volume annexe, p. 13. 2. ANDEZIAN, op. cit., p. 193.

Page 100: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

456

thématique de ces poèmes chantés en idiome local est donc la

louange à Dieu, au Prophète, au Chaykh al-Kâmil et à tous les

saints du Maghreb. Leur transmission ne s’effectuant

qu’oralement, la connaissance supposée exhaustive de toutes les

poésies constitue, pour les muqaddem-s et les chanteurs solistes

(dhekkâr-s) une reconnaissance de fait. La structure des poèmes

se compose de vers rimés et du refrain, (appelé la « lance »,

harb, qui est aussi le titre) repris en chœur par les musiciens. La

fin (zarb), prend la forme d’une séance d’invocation de Dieu

(dhikr) où le nom divin (Allah) est réitéré sur un rythme allant

crescendo. C’est le muqaddem qui se charge de transmettre, par

oralité, ces poèmes à ses musiciens car, hormis quelques

manuscrit privés, aucun recueil poétique n’est mis à la

disposition des membres des tâ`ifa-s1. Mis à part les poèmes

propres à la confrérie, les Aïssâwa chantent une multitude de

poésies populaires du melhûn marocain mais aussi algérien,

comme par exemple le célèbre poème « le Très Cher, ô

Muhammad » (al-‘Aziz ya Muhammad) écrit par Sîdî Lakhdar

ben Makhluf, qui naquit à Rabat à la fin du 19ème siècle avant de

partir pour Tlemcen et de mourir à Mostaganem (Algérie). Cet

auteur est réputé, nous dit-on, pour avoir composé un grand

nombre d’oraisons et de poésies pour la confrérie des

Hamadcha, que les Aïssâwa ont aisément repris à leur compte en

raison des liens doctrinaux et des croyances mystiques

communes qui lient ces deux ordres. Citons aussi la fameuse

chansons intitulée « L’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-

hurm ya rassul Allah) de Muhammad ben Msayeb, qui mourut à

1. Les gestionnaires de la zâwiya-mère nous disent qu’ils utilisent certains parfois ouvrages manuscrits lors des chants réalisés a cappella (samâ’) çà l’occasion de la fête de la naissance du Prophète (mawlid) qui se déroule dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil. Il s’agit du célèbre Al-burda (« le manteau »), recueil de poème d’Al-Bûsîrî datant du 13ème siècle. Consacré à l'éloge du Prophète, ce texte est traduit dans plusieurs langues), de la ‘Ala (anthologie des poésies andalouses louant Dieu et le Prophète) et de la Hamsiyya, ouvrage que nous n’avons pas pu identifier. Les muqaddem-s et les musiciens serviteurs ne chantent qu’occasionnellement les poèmes issus de Al-burda et du ‘Ala, car, nous disent-ils, les confréries Tidjâniyya, Wazâniyya et Bûdchichiyya en font leur spécialité.

Page 101: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

457

Tlemcen en Algérie au 18ème siècle. A Fès et à Meknès, les plus

célèbres auteurs de poèmes de la tarîqa sont Ahmed al-Kanduz

(19ème siècle), Driss ben ‘Ali (mort à Fès en 1910 et surnommé

« le serpent », al-‘nich), Al ‘Arbi al-Buqqâlî (18ème siècle, qui

aurait composé pas moins de cent trente quatre poésies) et Ayub

al-Mekkî (19ème siècle). Ce dernier, considéré comme le premier

grand poète des Aïssâwa de Meknès, vécu sous Moulay

Abderrahmân (19ème siècle) et composa une poésie

particulièrement apprécié des enquêtés qui a pour titre « la

bienveillance de Burâq » (al-râkib al-Burâq ou burâqiyya), en

souvenir du voyage nocturne (al-isrâ’) du Prophète chevauchant

la monture Burâq. Au 20ème siècle, c’est Ibrahim al-Mahrâzî

Dukâlî, né en 1924, qui est réputée comme l’auteur le plus

prolixe. Il aurait composé plus de cent cinquante poèmes écrits

spécialement pour les Aïssâwa. Sa chanson la plus célèbre n’est

paradoxalement pas une poésie : il s’agit du chant de la

« zammeta » sur laquelle nous nous sommes déjà exprimé lors

de la description de la hadra. Les poésies chantées par les

Aïssâwa lors sont donc très nombreuses et nous avons pu en

identifier seulement vingt deux (voir tableau fig. 20 page

suivante), bien qu’il en existe sûrement davantage et peut-être

plus d’une centaine selon les intéressés1.

1. Dans son travail sur le répertoire de la confrérie, Boncourt identifia dix-huit des vingt et un poèmes présents dans la liste suivante (fig. 20). Seize sont traduits en français par lui. BONCOURT, op. cit.,

Page 102: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

458

Fig. 20 : tableau des poésies (qasâ`id) chantées par les

Aïssâwa dans les lîla-s:

TITRE TRADUCTION AUTEUR Al-‘azîz ya Muhammad « Le Très Cher, ô Muhammad » Ahmed Rablî (19ème s.) Al-qâyal « Celui qui parle » L. ben Makhluf (19ème s.) Al-hurm ya rassul Allah « L’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » M. ben Msayeb (18ème s.) Ben Aïssâ al-sultânî « Ben Aïssâ le puissant » Ahmed Rablî (19ème s.) Ben Aïssâ al-ahmar « Ben Aïssâ le rouge » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Rahât al-arwât « Le repos des âmes » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Râqib al-Burâq « La bienveillance de Burâq » Ayub al-Mekkî (19ème s.) Yâ manhu hâr « O toi qui est dans la peine » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Hawl al-Qiyyâma « La crainte du jour dernier » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Qutb al-Kâmil « le pôle de la perfection » Ahmed Rablî (19ème s.) Yâ manhu maslim « O toi qui est musulman » Ahmed Rablî (19ème s.) Zâwagnâ fahmak « Nous implorons ta protection » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Hluq al-Hâdî « La naissance du Guide » Ahmed Rablî (19ème s.) Mwaffaq al-wrâ « Couronné de succès » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) Idrîssiyya Sarîra « A Idriss le Petit » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Qâsd hurm al-Wâlî « Je me dirige vers le refuge du Saint » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) ‘Asqîn sîdî rassûl Allah « Vous qui aimez l’Envoyé de Dieu » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Subhân man Kram « Gloire au Généreux » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) Al-Hamîn « Le Soucieux » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Yâ Lotf Allah al-Khâfî « O Dieu, toi l’impénétrable » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Mahmad Rabbinâ al-‘Alî « La compassion secrète de Dieu » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) Al-Wîssâya « Le Conseil » Driss ben ‘Ali (20ème s.)

Ces poèmes sont chantées sur des modes mélodiques arabo-

andalous du melhûn (les modes ‘ajam, hagaz, nawahand, rast,

siba et sika) simplifié et exposé sous la forme de tricordes

(groupe de trois notes) ou tétracordes (ensemble de quatre

notes). La méthode de mémorisation consiste à assigner une

oraison précise à un mode mélodique. Avec l’aide de Mustapha

Sebai, 30 ans et artisan fabriquant de panneaux publicitaires et

hautboïste dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj

‘Azedine Bettahi, nous avons relevé quelques modes

mélodiques utilisées par les Aïssâwa lors du chant des poèmes

(qasâ`id) et des invocations mystiques (hizb)1. Voici une liste

non exhaustive de ces modes appelés maqâm-s ou diwân-s :

1. Les modes mélodiques relevés par Boncourt à la fin des années 1970 sont kurdî (sol, la, si, ré, mi), tsahâr-gâk (sol, la, si, do), bayâtî (la, sib-, do, ré), musta’âr (la, sib-, do#, ré). Ils correspondent à ceux que nous avons notés, quelques-uns portant d’autres noms. BONCOURT, op. cit., p. 201.

Page 103: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

459

Le tricorde ‘ajam :

C’est le plus utilisé dans le répertoire liturgique. Il correspond

au mode majeur dans la musique occidentale européenne.

Appelé aussi stilal ou tsahâr-gâk, il est présent dans la fin du

hizb Subhân al-Dâ`im et dans la quasi totalité des poèmes. Sa

note tonal est le si bémol mais les Aïssâwî le transpose souvent

en fonction de la tessiture de la voix du chanteur soliste :

Notons aussi la présence d’un mode pentatonique, extension du

tricode ‘ajam et appelé mahor ou mazmum qui compose le

poème « l’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-hurm ya rassul

Allah, appelé aussi Darqâwiyya car ce chant est un emprunt au

répertoire liturgique de la confrérie Darqâwiyya). Sa note tonale

est le do, et si l’on enlève le fa, il est alors appelé kurdî :

Le tétracorde hagaz :

Ce tétracorde, noté ici à partir du ré, est transposé fréquemment

et utilisé dans les chants de transition (mowal-s) qui permettent

le passage d’une poésie à l’autre :

Page 104: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

460

Sa forme étendue est connue sus le nom de Hijaz Kar (transposé

en la, il est appelé musta’âr) et correspond au mode mineur

harmonique européen. Les Aïssâwî l’utilisent pour chanter le

poème « la bienveillance de Burâq » (râqib al-Burâq). C’est

aussi sur ce mode qu’improvisent certains hautboïstes dans

l’espace public pour signaler aux fidèles le moment de rupture

du jeune lors du ramadan :

Mode Hijaz Kar :

Le tétracorde nawahand:

Rarement utilisé, nous l’avons identifié uniquement dans les

chants appelés sadkiyya et raziyya. Il correspond au mineur

européen.

Le tétracorde rast :

Le muqaddem et le dhekkâr l’utilisent parfois lors des chants

solos a cappella (mowal-s). Par la présence successive de deux

quarts de ton, il n’existe pas dans les modes européens.

Page 105: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

461

Le tricorde sikâ :

Utilisé dans les chants solos (mowal-s) et dans la litanie

caractéristique de la confrérie (hizb Subhân al-Dâ`im), il n’a pas

d’équivalent en musique européenne.

Le tétracorde sibâ :

Appelé aussi bayâtî, ce tétracorde est censé inspiré une profonde

mélancolie. Utilisé dans quelques poésies comme le « le repos

des âmes » (rahât al-arwât) ou « ô toi qui est musulman » (yâ

manhu maslim), il n’existe pas en musique européenne :

Nous devons ici nuancer l’affirmation de Boncourt qui affirme

que « dans ces milieux confrériques populaires, la musique ne

fait pas l’objet d’un discours savant, organisé, minutieux. Il n’y

circule aucune théorie musicale »1. Aujourd’hui ce sont

justement des notions théoriques et techniques qui permettent

aux Aïssâwî interrogés de se distinguer les uns les autres. Le

jeune muqaddem ‘Abdellah Yacoubi nous dit au contraire que la

lîla des Aïssâwa autorise une éducation artistique pointue,

inexistante en d’autres endroits et qui s’affine de génération en

génération :

« Les gens ne connaissent rien aux Aïssâwa. Ils voient une tâ`ifa

pendant la dakhla [l’entrée, ndr] et disent ‘‘ha, c’est bien, c’est un

bon groupe d’Aïssâwa’’. Mais la dakhla c’est rien du tout, c’est

seulement spectaculaire. Lors de la lîla on utilise des techniques

1. BONCOURT, op.cit., vol. annexe p. 01.

Page 106: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

462

précises pour chanter les poèmes du dhikr. Evidement ceux qui n’y

connaissent rien ne saisissent pas les subtilités. On commence par

évoquer une gamme, par exemple ‘ajam juste avec trois notes

comme ça [il chante sib-do-ré, ndr], puis on en ajoute une autre [il

chante sib, do, ré, mib, ndr], puis encore une autre [il ajoute fa, puis

sol, ndr] jusqu’à exposer la gamme complète. Comme un escalier,

on avance étape par étape tout au long du dhikr. On peut aussi

moduler plus franchement, chanter sur le mode hagaz et bifurquer en

sîkâ. L’art des Aïssâwa c’est une école qu’il faut étudier (…) Les

anciens muqaddem-s ne connaissent rien de la théorie, juste la

gamme du train, de l’avion ou de la mobylette [rires]. »

Justement, les anciens muqaddem-s questionnés pensent eux

aussi que les confréries offrent à leurs partisans une éducation

artistique efficace qui s’inscrit dans les réseaux d’enseignement

traditionnels. Voici l’avis du muqaddem-muqaddmin Haj

Azedine Bettahi :

« La très grande majorité des musiciens Marocains ne connaissent

rien de la théorie musicale. Ils ne connaissent pas le do, ils ne

connaissent pas le ré, le mi etc. C’est inutile de se focaliser sur les

Aïssâwa pour dire ‘‘ils n’ont pas d’éducation musicale, ils chantent

faux’’. Mais quel musicien au Maroc peut se vanter d’avoir reçut les

bases d’une quelconque éducation musicale ? C’est vrai qu’il existe

le conservatoire de musique classique arabo andalous ou des écoles

privées, mais l’enseignement est très cher et il faut en plus acheter

les instruments. Tous les jeunes qui veulent apprendre à jouer de la

musique font un séjour plus ou moins long dans les tarîqa-s et dans

les orchestres qui animent les mariages. Tout simplement parce que

c’est gratuit, et si tu es compétant, tu gagnes rapidement de

l’argent. »

Les musiciens serviteurs enquêtés portent eux aussi une très

grande attention au répertoire musical et c’est précisément

l’apprentissage des poésies chantées au cours du dhikr qui leur

permet de se construire une identité confrérique. La pratique

collective et régulière des poèmes semble maintenir le lien

social entre les disciples, comme nous l’apprend T., 36 ans, sans

emploi et musicien dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj

Bettahi :

Page 107: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

463

« J’appelle quelque fois les membres de la tâ`ifa pour faire des

‘‘exercices’’ entre nous, parce qu’il arrive parfois qu’on fasse des

erreurs au cours des lîla-s. Tout à l’heure pendant la poésie Hawl al-

Qiyyâma [« la crainte du jour dernier », écrite par le poète fassi

Driss ben ‘Ali, ndr], Y. et F. ne chantaient pas bonnes paroles. Je

n’aime pas lorsque il y a des approximations comme ça. Le dhikr

c’est sérieux, il faut donner aux gens une bonne image des

Aïssâwa. »

Les récits des enquêtés s’accordent et nous informent que les

poésies chantées pendant le dhikr font l’objet de toute leur

considération : la vigilance du contenu des textes et le souci

accordé au placement et à la justesse de la voix permet d’offrir

aux membres des tâ`ifa-s une éducation artistique singulière.

Existe-t-il d’autres éléments symboliques que les Aïssâwa

considèrent comme étant distinctif de leur confrérie ? A cette

question, les enquêtés nous répondent que ce sont les danses

animalières réalisées pendant la hadra qui représentent, pour

eux, un signe caractéristique singulier et propre aux Aïssâwa.

Arrêtons-nous sur le sens attribué à ces danses par les interrogés.

Les danses animalières de la hadra :

Les Aïssâwî enquêtés ne justifient jamais la pratique de la hadra

et des danses qui s’y rattachent en vertu des nombreuses

recommandations doctrinales du Chaykh al-Kâmil ou même des

histoires hagiographiques. Dans leurs récits, ce sont les affiliés

ruraux qui sont identifiés comme les premiers disciples à avoir

introduit les danses de la hadra dans les villes de Fès et de

Meknès et à partir du 17ème siècle et au cours des différentes

phases d’exodes rurales que connut le pays. Selon la croyance,

les esprits de certains animaux sont cessés prendre possession

des disciples Aïssâwî lors de la hadra et les poussent à réaliser

le rituel de la frissa (la « proie »). Bien que la pratique de la

frissa soit aujourd’hui fermement rejetée par les Aïssâwî

Page 108: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

464

enquêtés dans les villes de Fès et de Meknès1, nous savons,

d’après les explications des sondés, que certaines danses

réalisées par les membres des tâ`ifa-s sont, disent-ils, un

« souvenir » des disciples ruraux, qui sont possédés par les

esprits d’animaux lors de chorégraphies rituelles qui sont le

prélude au sacrifice de la frissa. Aujourd’hui, les enquêtés

figurent ces personnages animaux au cours d’une danse rituelle

qu’ils nomment sba’ wa al-biya en arabe (« le lion et la

lionne ») et « le jeu des lions » en français, qui reproduit

symboliquement les gestes des farassî lors du sacrifice

animalier. Ils miment alors un couple d’animaux qui se livrent

combat pour le partage d’une proie : le lion et la lionne2.

Observons leurs caractéristiques et leur rapport avec la frissa :

Le lion (al-sba’) :

Le lion représente l’Aïssâwî par excellence, craint et

respecté de tous les autres animaux. Il est le sacrificateur

de la frissa et l’époux de la lionne. C’est ensemble qu’ils

réalisent la danse du « jeu des lions » au cours de

laquelle ils se disputent leur proie.

La lionne (al-biya) :

Elle est l’épouse du lion et participe elle aussi à la frissa.

Lors de la danse du « jeu des lions », elle tente de

dérober la proie à son mari.

Dans son étude Brunel nous offre de longues descriptions de

personnages animaux (loups, chats, sangliers, panthères,

dromadaires)3 ainsi qu’un droguiste, tous présents chez les

Aïssâwa de Fès et de Meknès du début du 20ème siècle.

1. A ce sujet, nous renvoyons aux résultats de notre enquête sur la pratique sociale des Aïssâwa et plus particulièrement sur « le rejet des anciens rites », pp. 280 et ss. 2. La description du « jeu des lions » est présente dans notre description de la hadra, pp. 427-428. 3. BRUNEL, op. cit., pp. 192-238.

Page 109: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

465

Aujourd’hui ces personnages ont totalement disparus des tâ`ifa-s

enquêtées. Les Aïssâwî interrogés nous affirment cependant

qu’il faut se rendre dans la ville de Moulay Idriss Zerhoun (60

km au nord de Meknès) pour en rencontrer dans les tâ`ifa-s

locales. Boncourt a fait une étude approfondie sur le loup (al-

dib, qu’il appelle « chacal »), un personnage significatif des

Aïssâwa des années 19701. De notre coté nous n’avons jamais

rencontré de loup chez les enquêtés. A l’exception du lion et de

la lionne, tous les personnages animaux ont aujourd’hui

totalement disparus des tâ`ifa-s de Fès et de Meknès. D’après le

muqaddem Haj Saïd Berrada, ces personnages animaux furent

totalement abandonnés dans les années 1980 mais ils ont peu à

peu été réintroduits dans le rituel. Le public et les jeunes

disciples n’y étaient, selon lui, pas réceptifs :

« Pendant longtemps on a arrêté de faire le ‘‘jeu des lions’’,

simplement parce que les jeunes de la tâ`ifa ou les personnes du

public se moquaient de nous. Ils nous regardaient en rigolant et

disaient ‘‘la honte, c’est quoi ça ?’’ Mais maintenant ils sont plus

ouverts, on peut danser et leur apprendre notre tradition. »

Si la situation a évolué en faveur de la réintroduction du « jeu

des lion », nous constatons tout de même que ces danses

animalières restent du ressort des disciples les plus âgés. Les

jeunes, souvent indifférents, n’y portent pas un grand intérêt. S.,

29 ans, artisan à Fès et musicien serviteur dans une tâ`ifa, nous

offre son point de vue :

« Les animaux c’est vraiment idiot, c’est un truc de vieux. Parfois je

fais la danse de la lionne mais c’est vraiment pour faire plaisir au

muqaddem. »

La présence du lion et de la lionne dans les tâ`ifa-s de Fès et de

Meknès n’est, pour le moment, pas remise en question et ce

couple reste les seuls personnages animaux dansés par les

Aïssâwa en milieu urbain. Aussi, tous les muqaddem-s

interrogés nous confirment que le « jeu des lions » est, selon

1. BONCOURT, « Le personnage de Chacal chez les 'Isawa du Maroc », Revue des Africanistes, n°48, 1979, pp. 31-61.

Page 110: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

466

eux, une coutume berbère qu’ils doivent conserver par devoir de

mémoire. A la suite d’une brillante et érudite démonstration, le

l’ethnomusicologue A. Boncourt, qui s’inspire des travaux de

l’anthropologue Viviana Pâques, avance l’hypothèse que ces

personnages animaux représentent une réminiscence du

totémisme Dogon en Afrique du Nord1. D’après lui, leur

persistance chez les Aïssâwa ne doit pas être remise en doute :

« Si certains rôles animaliers, même les plus marginaux, semblent

être en voie de régression, il ne faudrait pas en conclure que la

coutume des figurations animalières est elle-même menacée de

disparition prochaine; elle est encore solide et vivace, et continuent

de marquer profondément les attitudes et les représentations. »2

Ajoutons à cette remarque pertinente que seule la danse du

« lion et de la lionne » reste à l’heure actuelle une trace vivante

de cette étonnante faune.

Tous ces différents éléments artistiques et symboliques

(l’emprunt des chants d’autres confréries et au folklore local,

l’amour des poésies, les danses animalières) manipulés par les

Aïssâwî enquêtés au cours de la lîla composent un art métisse

qui manifeste chez eux la volonté de sélectionner, de transmettre

et sauvegarder un certain souvenir des anciens disciples.

Etudions maintenant les composantes et les caractéristiques du

second axe de cette « expérience multidimensionnelle » du

divin : il s’agit de la mise en scène de la spiritualité.

La mise en scène d’une spiritualité musulmane

Notre propos ici est d’exprimer la « mise en scène » d’une lîla,

c'est-à-dire d’exposer à la fois son plan de scène, son décor et de

définir le comportement de tous ses participants. La

microsociologie d’Ervin Goffman nous aide à comprendre le

1. BONCOURT, 1980, op. cit., pp. 352-335. 2. BONCOURT, 1979, op. cit., p. 34

Page 111: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

467

rôle joué par les nombreux éléments décoratifs employés lors de

la cérémonie et les caractéristiques des expressions corporelles

des acteurs1. Goffman envisage la vie comme un théâtre, avec

ses acteurs et ses scènes, et définit des « les rites d’interaction »

qui sont au coeur de ce qu’il appelle la « mise en scène de la vie

quotidienne ». Appliquée aux relations humaines, le terme

d’interaction implique de considérer la pratique sociale comme

un processus où des principes symboliques, des dispositifs

visuels et des modèles de comportements règle et ordonne les

relations entre les personnes. Ce qui nous intéresse dans les

notions de Goffman et que nous pouvons utiliser dans le cas de

la lîla s’applique à la communication visuelle non verbale, c’est

à dires aux dispositifs visuels et aux expressions corporelles.

Tout d’abord, la cérémonie étant organisée par les « clients », et

plus précisément par les « clientes », le rituel se concentre

principalement sur les besoins et les demandes du foyer invitant,

et la baraka générée par les contacts établis avec le monde du

divin bénéficie à la maison dans son ensemble. Le fait de laisser

la porte du domicile constamment ouverte est un signe envoyé

par le foyer qui manifeste par là sa volonté d’accueillir et de

partager avec tous (invités, amis, collègues, passants et voisins)

l’expérience du divin. L’espace dédié aux danses rituelles est

dégagé et ouvert à tous. Le rôle de la femme qui organise la

cérémonie et qui reçoit ses invités est fondamental dans le choix

de la mise en scène de son intérieur (bien que rarement modifiée

pour l’occasion), de la disposition spatiale des Aïssâwa et des

convives. En installant les membres de la tâ`ifa sur des chaises

disposées en arc de cercle ou en les invitant à s’asseoir sur des

canapé adossés aux murs, les corps habiteront la pièce

différemment. Il en va de même pour les invités, et le fait

d’autoriser la mixité dans sa demeure permet à la maîtresse de

maison de créer à la fois une ambiance festive particulière et une

1. Nous utilisons ici la même méthode que celle employée dans notre étude relative à la zâwiya-mère de Meknès, pp. 206 et ss.

Page 112: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

468

certaine image d’elle-même et de sa famille, image à laquelle

contribue le choix des robes et des costumes, de la décoration de

son foyer ainsi que par le choix des mets qui sont servis. Cette

démarche réflexive s’inscrit dans la volonté de sacraliser

l’espace domestique.

La sacralisation de l’espace domestique :

La lîla se situe dans un cadre mystique et religieux : en

conséquence et pour s’attirer la bénédiction de Dieu, le

processus de sacralisation de l’espace domestique est entamé par

les membres du foyer, les invités et les Aïssâwa. Décrire ce

phénomène nous pousse à s’interroger sur les notions de sacré et

de profane, sachant qu’en islam, le sacré est dominé par les

notions de licite et d’illicite. Comme dans le cas de la zâwiya-

mère de Meknès, la dichotomie entre le licite (halal) et l’illicite

(haram) n’est pas clairement tranchée, à la fois au niveaux du

comportement des participants mais surtout parce que cette

cérémonie se déroule dans un espace domestique. Emile

Durkheim définit le lieu sacré comme l’espace qui concentre

vers lui toute l’activité des croyants1. Pour qu’il y ait

sacralisation d’un lieu, il faut donc qu’il y ait une distinction

spatiale entre l’endroit sacré qui accueille la manifestation de

l’expérience du divin, et le lieu du profane, où les activités

domestiques ordinaires se déroulent. Le processus de

sacralisation de l’espace domestique, qui procède à l’aide

d’actes rituels soutenus par des dispositifs visuels et divers

objets matériels (qui deviennent eux-mêmes sanctifiés), semble

s’opérer suivant quatre étapes lors de l’entrée (dakhla) des

Aïssâwa et de la récitation du hizb Subhân al-Dâ`im (« gloire à

l’Eternel ») dans le salon. La première étape permet aux

officiants de placer les étendards de la confrérie sur les cotés de

la porte d’entrée. Entourés des convives dont certains portent

1. DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, 1998 (1912), pp. 50-51.

Page 113: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

469

des réceptacles de baraka (des récipients d’eau et de lait), ils se

disposent à une dizaine de mètre du domicile et récitent à voix

haute plusieurs prières avant d’entamer la marche collective de

la dakhla vers le foyer, au son des instruments de musiques et

accompagnés de fumigations d’encens. La seconde étape est

celle du passage du seuil de la maison. Pour, dit-on, à la fois

chasser les démons et protéger le foyer du mauvais œil, la

maîtresse de maison dispose délicatement quelques gouttes

d’eau ou de lait issues des réceptacles de baraka sur le pas de la

porte. Lors de ce qui doit éloigner les distance des entités

négatives, les Aïssâwa intensifie la musique par une accélération

de tempo et une augmentation du volume sonore. La troisième

étape se déroule dans le salon de la maison. C’est ici que les

Aïssâwa réalisent la danse du Rabbânî (« divin ») sur un rythme

allant crescendo. Après cette chorégraphie, ils disposent les

étendards de la tâ`ifa de part et d’autre de l’espace qui leur est

alloué pendant que la maîtresse de maison offre à tous les

présents un verre de lait et quelques dattes. La consommation de

ces aliments, maintenant sanctifiés par le processus de

sacralisation et chargés de baraka, doit permettre à chacun de

bénéficier de la bénédiction divine. La quatrième étape est la

récitation a capella de l’oraison spirituelle de la confrérie, le

hizb Subhân al-Dâ`im (« gloire à l’Eternel ») par les officiants.

Souvent, un réceptacle de baraka (un récipient d’eau ou de lait)

est placé par la maîtresse de maison sur une table au centre du

cercle de disciples. A la suite de cette récitation, le liquide

sanctifié contenu dans les récipients est consommé par les

officiants et les participants. Ces actes rituels et le matériel

employés pour sacraliser le domicile se déroulent au sein de

deux espaces distincts qui témoignent que la frontière - qu’elle

soit géographique ou comportementale - entre les sphères du

publique et du privée est extrêmement mouvante car elle sont

intégrées toutes deux dans le cadre la cérémonie. C’est pourquoi

nous proposons d’employer dans ce contexte les notions

Page 114: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

470

d’avant-scène, d’arrière-scène, de zone d’amorce et de zone

d’essor. Définissons ces différents termes :

L’avant-scène : l’avant-scène remplit ici différentes fonctions

apparemment contradictoires. C’est tout d’abord un lieu où l’on

peut se détendre, plaisanter et désacraliser la cérémonie. C’est

ici que les Aïssâwa revêtent leurs vêtements cérémoniels, qu’ils

préparent leurs instruments mais aussi qu’ils prennent leurs

pauses entre les différentes parties de la cérémonie. C’est bien

sur l’avant-scène que les Aïssâwa tiennent des discussions

privées et que le muqaddem distribue les salaires à ses musiciens

à la fin de la cérémonie. Par là, l’avant-scène se rapproche de la

« région antérieure » ou « coulisses » spécifiée par Goffman, car

les acteurs « peuvent contredire la représentation donnée dans

l’espace de représentation principal »1. Cependant, par les actes

rituels qu’elle accueille (mise en condition mentale et physique,

récitations de prières, utilisation de matériel consacré,

franchissement du seuil) réalisées à l’aide d’habits cérémoniels

et d’accessoires rituels, l’avant-scène déborde la notion de

« coulisses » en permettant aux individus de se mettre en

condition d’accès au domaine du divin et de participer à un

rituel définit par Durkheim comme « négatif »2.

L’arrière-scène : c’est sur l’arrière scène que se tient l’essentiel

de la représentation et où les Aïssâwa, vêtus des vêtements

cérémoniels, animent la cérémonie face au public. L’arrière-

scène accueille des actes rituels dits « positifs » (selon

Durkheim) et diverses offrandes (ornements matériels, aliments,

prières, chants, danses) censées permettre la communion de

l’humain et du divin.

1. GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, t1. La représentation de soi. Trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, 1973, p. 105. 2. DURKHEIM, op. cit., pp. 50-51.

Page 115: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

471

La zone d’amorce : la zone d’amorce est l’espace où les

officiants entament les actes rituels initiaux qui inaugurent et

annoncent la cérémonie.

La zone d’essor : la zone d’essor est le lieu qui permet la

communion de l’humain et du divin. Dégagée et consacrée, elle

est la véritable pièce maîtresse du plan de scène. C’est ici qu’est

localisée la source du sacré et où les croyants vivent le stade

ultime de l’expérience mystique.

Dans le cas présent, l’avant-scène de la lîla est située dans

l’espace public et son arrière-scène dans l’espace privée. La

zone d’amorce est localisée sur l’avant-scène et la zone d’essor

est sur l’arrière-scène (voir le plan de scène de la cérémonie fig.

21). La célébration d’une lîla est vue comme l’occasion de

l’installation temporaire du sacré sur son arrière-scène (donc au

cœur de la sphère privée) par le processus de sacralisation et

l’agencement du domicile (une vieille femme coutumière de

l’invitation des Aïssâwa nous dit d’ailleurs un soir que sa

maison devient, le temps de la soirée, « une zâwiya »).

Page 116: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

472

Fig. 21 : plan de scène de la cérémonie :

Page 117: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

473

Le processus de sacralisation du domicile est figurée de manière

ostensible à tout le voisinage, d’une part par les Aïssâwa qui

débutent les activités rituelles sur l’avant-scène au vu et au su de

tous, et, d’autre part, par les convives qui y chantent et y

dansent. Nous avons donc le tableau suivant (fig. 22).

Fig. 22. Tableau du déroulement du processus de sacralisation :

Conduite idéale des acteurs

Objets et aliments utilisés. Réceptacles mobiles de baraka

Localisation Scène

1. Disposition des étendards autour de la porte d’entrée et récitation de prières par les Aïssâwa. Manifestation de joie du public (cris, you-yous).

- étendards (lallam-s) - encensoir (mbakhra) - récipients d’eau, de lait et de dattes

zone d’amorce

avant-scène

2. Passage du seuil de la maison des Aïssawa et mise à distance des entités négatives par la maîtresse de maison. Les Aïssâwa accélèrent le rythme de la musique.

- gouttes d’eau et de lait

zone d’amorce

avant-scène

3. Danse des Aïssâwa et disposition des étendards dans le salon sous les encouragements (frappement de mains, you-yous) du public. Dégustation collective d’aliments sanctifiés

- dattes et lait

zone d’essor

arrière-scène

4. Récitation a capella du hizb Subhân al-Dâ`im par les Aïssâwa. Dégustation collective d’aliments sanctifiés

- lait et eau

zone d’essor

arrière-scène

Après avoir décrit le plan de scène de la cérémonie et son

processus de sacralisation, intéressons-nous maintenant à son et

plus particulièrement à ses dispositifs visuels.

Les dispositifs visuels :

Dans la maison consacrée pour l’occasion, la question de

l’aménagement de l’espace pour accueillir les Aïssâwa est

Page 118: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

474

essentielle et fait l’objet de toute l’attention des membres du

foyer invitant. Une telle cérémonie implique un aménagement

particulier du salon, c’est à dire un déplacement des meubles,

une disposition précise des sièges et des tables à la recherche

d’une hospitalité optimale. Pour Goffman, cette forme de

communication définit un « appareillage symbolique » constitué

du « décor » qui possède des « éléments scéniques », c'est-à-

dire, pour nous, des dispositifs visuels. Notons que l’aspect de

festivité et de réjouissance est accentué par la présence d’un

technicien engagé par le muqaddem qui se charge, quelques

heures avant le début de la lîla, de l’agencement d’imposantes

enceintes, de pieds de micros, de micros, de câbles et d’une

table de mixage utilisés pas les Aïssâwa. L’aménagement

intérieur du domicile arbore donc différents éléments visuels en

relation étroite avec les notions mystiques, religieuses,

esthétiques et sociales mis en scène lors de la cérémonie. Dans

cette optique, Goffman définit différents types de « marqueurs »,

qui sont des éléments matériels employés par les officiants et les

participants pour mener à bien un événement particulier. Dans

notre contexte de la lîla, nous pouvons identifier des « marqueur

centraux », qui sont « placé(s) au centre du territoire dont il(s)

annonce(nt) la revendication »1. Il s’agit de l’encensoir et de la

table d’offrandes situés dans la zone d’essor sur l’arrière scène

(D et E sur le plan fig. 21). Les « marqueurs signets »,

revendiquant « comme partie du territoire les possessions du

signataire »2 sont, d’une part, les étendards de la confrérie, et,

d’autre part, les enceintes et la table de mixage qui nous

informent sur la manifestation d’un rituel mystique à

connotation artistique. Ils sont placés à la fois sur l’avant-scène

et sur l’arrière-scène (A, B, F et G sur le plan fig. 21). Le seuil

de la porte d’entrée correspond au « marqueur frontière », qui

1. Ibid. 2. Ibid.

Page 119: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

475

« marque la ligne qui sépare deux territoires adjacents »1 (voir

plan fig. 21). Tous ces marqueurs construisent au final le

« décor »2 de la cérémonie. Ils sont équitablement répartis dans

les zones d’amorce et d’essor sur l’avant scène et l’arrière scène

(voir tableau fig. 23 page suivante) :

Fig. 23 : tableau récapitulatif du décor la cérémonie :

Types de marqueurs visuels

Matériel utilisé Localisation

Centraux

- encensoir (accessoire mobile. Fig.22, D) - table d’offrandes (fig. 21, E)

zone d’amorce sur l’arrière-scène

Signets

- étendards (accessoire mobile. Fig. 22, F et G) - enceintes et table de mixage (fig. 22, A et B)

avant-scène et arrière- scène

Frontière

- récipients réceptacles de baraka (accessoires mobiles)

avant-scène

Après avoir dévoilé les éléments du décor de la cérémonie,

examinons à présent le comportement de ses acteurs. Pour cela,

nous nous aidons de la théorie des « cadres de l’expérience »

empruntée par E. Goffman à l’anthropologue G. Bateson3.

Définissons cette notion théorique.

1. Ibid. 2. Ibid. 3. La théorie des La théorie des « cadres », renvoyant à la métaphore cinématographique, a été définie par Bateson dans un article d’analyse du comportement d’animaux qui jouent à se disputer. Bateson s’intéresse moins aux comportements en eux-mêmes qu’au contexte qui les encadre. Dans la capacité des animaux à émettre et à accepter le signal « ceci est un jeu » en tant que message implicite (métamessage) qui régule l’ensemble des gestes en question, Bateson comprend toute l’importance du cadrage des comportements issus de situations diverses et réintroduits dans un autre contexte sous de nouvelles catégories d’organisation. BATESON, « The message "This is play" », Group Process. Transaction of the Second Conference, 1956, pp. 145-242.

Page 120: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

476

Le « cadre » de l’expérience du divin :

D’après E. Goffman, tout expérience vécue, toute situation

sociale peut se prêter à plusieurs « versions », à plusieurs

« cadrages » ; ceux-ci entretiennent des rapports les uns avec les

autres renvoient les uns aux autres et servent de modèle les uns

pour les autres. L’expérience est faite d’une multitude de cadres

interprétés différemment selon les personnes impliquées dans la

situation : la plupart du temps, elle donne aux personnes

l’impression que tout se passe normalement, que ce qu’elles

vivent est bien réel ; dans certains cas toutefois, elle produit des

confusions. Selon cette théorie, tout activité sérieuse (comme

une cérémonie religieuse) peut servir de modèle à différentes

versions non sérieuses de cette activité, de sorte qu’il est

impossible, dans certaines circonstances, de distinguer la

situation réelle, appelé par Goffman le « cadre primaire », de sa

version ludique, désigné comme le « cadre transformé »1 suite à

des transformations appelées « fabrication » ou

« modalisation »2. Définissions ces notions :

- Le « cadre primaire » : le « cadre primaire » est celui qui «

permet d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel

autrement serait dépourvu de signification ». Goffman

distingue deux grandes classes de cadres primaires : les

« cadres naturels » (soumis à l’action des lois et des forces

naturelles) et les « cadres sociaux » (qui impliquent des

intentions et des actions humaines).

- Le « cadre transformé » : ce cadre possède les mêmes

caractéristiques a priori que le « cadre primaire » mais les

activités et même les pensées des acteurs lui donne une

signification radicalement différente. La transformation du

1. GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, trad. de l’anglais par I. Joseph, 1991 (1974), pp. 15-19. 2. Ibid., p. 283.

Page 121: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

477

cadre échappe à une partie des participants. Ils croient être

en présence du modèle original mais sont en fait confronté à

sa transformation, sa copie « fabriqué ».

- La « fabrication » : ce terme désigne la transformation du

« cadre primaire » en « cadre transformé » qui résulte des

efforts délibérés, individuels ou collectifs destinés à

désorienté l’activité d’un ou plusieurs individus et qui vont

jusqu’à fausser leurs convictions sur le cours des

événements. Selon Goffman, la « fabrication » est une

transformation qui se cache »1. Elle peut être « bénigne »,

c'est-à-dire qu’elle ne cause pas de dommages importants

aux victimes, ou « abusive », qui entraîne des conséquences

négatives réprouvées par la morale ou par la loi.

- La « modalisation » : ce mot signale la transformation du

« cadre primaire » en « cadre transformé » qui se réalise au

vu et au su de tous : la « modalisation » est une

transformation qui ne se cache pas »2.

Viennent encore s’infiltrer des activités « hors-cadre »

(auxquelles on ne porte généralement pas attention), des

« ruptures de cadre » (déficience ou carence d’interprétation

d’une situation), des « mécadrages » (la « sous-modalisation »

impliquant d'enlever une « strate » à l’action interprétée, par

exemple la strate ludique et donc de prendre au sérieux ce qui

relève du jeu ; la « sur-modalisation » consistant à ajouter une

strate, par exemple ludique, et donc à prendre à la légère ce qui

est donné comme sérieux ou important). L’analyse des cadres

proposée par Goffman est sans aucun doute un outil efficace de

description et d’analyse de la complexité des interactions

humaines, dans leurs nuances et subtilités constitutives de la vie

1. Ibid. 2. Ibid., p. 282.

Page 122: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

478

sociale soumise à une vulnérabilité quasi permanente. On peut,

pour résumer, dire que les « cadres de l’expérience » assurent

une double fonction : d’une part, ils orientent les perceptions, les

représentations de l’individu et, d’autre part, ils influencent son

engagement et ses conduites. D’abord, ils orientent les

perceptions : les cadres fixent en quelque sorte la représentation

de la réalité; ils donnent à l’individu l’impression que cette

réalité est bien ce qu’elle est (par exemple, la personne a bien

affaire à une plaisanterie et non pas à une remarque sérieuse).

Ensuite, ils influencent l’engagement et les conduites: la

définition de la réalité étant fixée, la personne peut ajuster son

degré d'engagement et adopter les comportements adéquats : rire

dans le cas de la plaisanterie, adopter le comporter adéquat avec

une situation donnée etc. A partir des définitions proposées par

Goffman, nous pouvons analyser le comportement des acteurs

de la cérémonie. Commençons par le comportement des invités :

Le comportement des invités :

La cérémonie de la lîla est le « cadre primaire » de l’expérience

du divin où se retrouvent des individus de différentes classes

d’âges (des enfants se mêlent aux personnes âgés), de différents

niveaux sociaux (des nécessiteux y côtoient des personnes à

revenus modestes et des notables), des valides et des handicapés

et où la mixité des sexes est très souvent de mise. Nous devons

préciser que la cérémonie n’incarne pas un lieu de rencontre

pour les jeunes gens qui se côtoient sur l’aire de danse, malgré le

fait que le jeu des regards entre garçons et filles constitue alors

le moyen primordial de communication. A. Bouhdiba parle à ce

sujet d’une véritable « dialectique, subtile et fine, de la rencontre

des sexes par le biais des regards. »1 La lîla provoque cependant

un sentiment d’intimité qui permet de régénérer les liens entre

les individus et l’impression d’unité spirituelle est abondamment

1. BOUHIBA, La sexualité en Islam, 1979, p. 51.

Page 123: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

479

commentée par les invités tout au long de la soirée provoquant

une « sur-modalisation » théorique du « cadre primaire ». Celui-

ci ne manifeste cependant pas une homogénéité sociale. Lors de

cérémonies organisées dans les foyers aisés des quartiers de

standing de Fès ou de Meknès (Hay Azhar, Hay Tariq, Tariq

Imouzer etc.), le foyer invite également des gens moins aisés. A

l’inverse, lors des lîla-s organisées dans des maisons modestes

voire pauvres des médinas ou des quartier périphériques, on y

convie dans la mesure du possible, au moins une connaissance

plus prospère (des notables locaux et même, de plus en plus

fréquemment, des touristes occidentaux), démontrant ainsi au

voisinage la haute valeur de son réseau social. D’après K.

Boissevain, le seul fait de choisir les invités et de les accueillir

dans la sphère privée atténuerait les « dangers potentiels »1. Il

est vrai qu’après sélection sociale et des règles de l’hospitalité

nécessaire (salutations, passage du seuil de la porte, invitation à

s’asseoir et dégustation de boissons), les individus passent du

statut d’étranger à celui d’invité et d’ami intime2. A cette

occasion, les convives « sur-modalisent » l’événement en y

ajoutant une strate esthétique et ludique : beaucoup soignent

particulièrement leur habillement, les femmes les plus aisées

vont chez le coiffeur et portent de précieux caftans brodés, les

plus jeunes d’entre elles sont souvent vêtus à l’occidentale (jean,

t-shirt moulant, lunettes de soleil) et très rares sont les femmes

voilées, qui sont surtout les plus âgées. Les hommes invités sont

rasés de près et portent parfois des costumes trois pièces, mais

1. BOISSEVAIN, Saïda Manoubiya, une sainte parmi les saints : pratiques religieuses et recompositions rituelles à Tunis, 2003, pp. 289 et ss. 2. Ajoutons que la qualité de l’hospitalité maghrébine et le don supposé de l’espace privé dans cet air culturel est une idée reçue. Nous avons constaté que l’hospitalité des accueillants est toujours vécue par eux comme une épreuve, car il y a une possibilité que l’étranger empiète sur leur intimité. Cette hospitalité ne doit faire oublier à l’invité qu’il n’est pas chez lui. On pourra aussi se reporter à l’article de J. Hannoyer « L’hospitalité, économie de la violence », Maghreb-Machrek, n° 143, 1994, dans lequel l’auteur suggère que les rites d’hospitalité recèlent et neutralisent les violences de la société, p. 226.

Page 124: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

480

généralement un pantalon droit et une chemise claire font

l’affaire. Les plus âgés s’habillent parfois d’une jellâba et les

plus jeunes portent des shorts ou des joggings. Tout au long de

la cérémonie les convives manifestent leur joie par leurs éclats

de rires et leurs danses : l’aspect récréatif du divin est clairement

affiché. Dès qu’ils arrivent sur les lieux, les invités saluent d’un

geste les Aïssâwa qu’ils croisent devant l’entrée de la maison

dès leur arrivée. Ils discutent ensemble et plaisantent un cours

instant avant de regagner l’intérieur du domicile où un

rafraîchissement leur est servit avant le dîner. Le repas pris en

commun se déroule toujours avant le début de la cérémonie. Les

invités se restaurent dans le salon à l’endroit même où se

déroulera la lîla. Les femmes et les hommes dînent à des tables

différentes, dressées et servies par le traiteur qui officie pour

l’occasion. Les convives se partagent le même plat et seuls les

enfants utilisent des assiettes. Les serveurs déposent au centre de

chaque table plusieurs petits pains ronds, puis un grand plat où

sont disposées plusieurs poulets rôtis ou un méchoui d’agneau

suivit d’un couscous ou d’une pastilla (chausson farcis de viande

de pigeon et saupoudré de sucre glace). A la suite du repas, qui

se termine par quelques fruits de saisons et d’un thé, les hommes

réalisent une activité « hors cadre » : ils se lèvent et sortent dans

la rue pour fumer une cigarette et discuter avec les Aïssâwa qui

viennent eux aussi de terminer de dîner de leur coté. Le

technicien engagé par le muqaddem profite de cet instant pour

installer le matériel de sonorisation. Lorsque tout est prêt, la

maîtresse de maison prévient le muqaddem qu’il est temps de

commencer la cérémonie.

L’union et la désunion des corps :

Dès que les Aïssâwa jouent des instruments de percussions dans

la zone d’amorce sur l’avant-scène et qu’ils commencent

l’entrée, les contacts entre les convives qui les entourent se font

plus intimes : sourires, chants, pas de danses, cet instant a

Page 125: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

481

indéniablement un impact sur leurs relations sociales. Une fois à

l’intérieur du domicile et lorsque les Aïssâwa jouent le Rabbânî

dans le salon, le contact physique entre convives est exprimée.

Ceux-ci se tiennent la main et manifeste leur enthousiasme part

de larges accolades ou en montant sur les tables ou les chaises.

Tous récitent à haute voix les litanies des Aïssâwa. Les invités

sollicitent le muqaddem pour des impositions de mains sur les

enfants en bas âges ou certains membres de la famille. Après

l’entrée, les invités retournent s’asseoir. Certains se rapprochent

des Aïssâwa et prennent place aux extrémités du cercle des

disciples (al-halqa). Le désir de partager cette expérience avec

eux est manifesté par de nombreuses personnes, hommes ou

femmes, jeunes ou moins jeunes. La position des corps des

convives, la manière dont ils se meuvent et s’approprient

l’espace témoignent d’une grande familiarité entre les personnes

présentes, bien que la plupart se connaissent pas. La grande

proximité se manifeste par le fait que les invités s’assoient très

près les uns des autres et entament aisément la conversation

avec son voisin. Il est fréquent de partager le même verre de thé

ou de proposer une pâtisserie aux personnes de son entourage.

On manifeste rarement un quelconque désagrément à sentir

l’épaule de son voisin ou de sa voisine contre son dos. Et c’est

dès le début de la soirée que cette ambiance conviviale est

d’emblée installée. Les convives peuvent participer à des

activités « hors-cadre » : ils entrent et sortir du domicile comme

bon leur semble, ils plaisantent, ils interpellent les Aïssâwa, ils

rient aux éclats et s’allongent sur les fauteuils. Parfois certains

téléphonent et regardent même la télévision pour suivre les

nouvelles liées à un événement important de l’actualité,

« transformant » le « cadre primaire » en « cadre secondaire »

accepté par tous. A l’inverse, des hommes invités ou faisant

parti de la famille invitante n’hésitent pas, et cela quelque soit le

moment de la cérémonie, à s’éloigner dans la rue ou à s’isoler

dans une pièce de la maison pour boire de l’alcool ou fumer du

Page 126: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

482

haschich à l’insu des femmes. Ces actes « fabriquent » un

« cadre secondaire » qui accueille des activités réprouvées par la

morale et par la loi.

Mais revenons au « cadre primaire ». Après les danses de transe,

la personne épuisée qui s’écroule est toujours recueillie dans les

bras d’un autre participant et dorlotée. Ce dernier, qui l’accueille

comme son propre enfant, peut être, selon le cas, le muqaddem,

un parent, un ami ou un parfait inconnu. Parfois, il lui murmure

la chahâda (la profession de foi du musulman) au creux de

l’oreille, lui rajuste toujours ses vêtements, lui essuie son visage

et lui coiffe ses cheveux. Une fois détendue, il lui donne à boire

tout en la félicitant de ce qui vient de lui arriver. Dans les cas où

la chute est douloureuse ou qu’une altercation éclate entre deux

convives, une « rupture de cadre » se produit. Pendant un cours

instant, le « cadre principal » est suspendu et les participants se

doivent de résoudre par eux-mêmes et le plus rapidement

possible ces incidents.

A l’opposé de cette proximité des corps, les commentaires de

« sur-modalisation » théoriques du cadre sont nombreux sur la

nécessité absolue de danser seul lors des danses de transes. Ces

danses se déroulent dans la zone d’essor appelée al-hurm (le

« refuge »), de forme plus ou moins circulaire et située devant

les musiciens. Le désir d’avoir plus d’espace dans cette zone est

clairement affiché et revendiqué par les participants : chaque

individu y recherche (bien souvent en vain) un périmètre

individuel pour y vivre son expérience. L’idéal serait de danser

seul au milieu de l’assistance qui deviendrait public. Mais sur

cette surface réduite, une chorégraphie collective spontanée régit

paradoxalement les transes individuelles : les balancements

circulaires de la tête, le tourbillon des cheveux, les mouvements

plus ou moins vifs du buste et des bras des différents danseurs

s’imbriquent les uns aux autres. Comment interpréter ces deux

comportements visiblement divergents ? Lors de l’exorcisme et

de la hadra, les personnes qui revendiquent une mise à distance

Page 127: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

483

font valoir que c’est le démon invoqué qui la réclame. Et les

désirs des démons identifiés (par leur nom, leur couleur, leurs

offrandes et leur air mélodique) sont toujours respectés. Les

transes pratiquées par le public lors de l’exorcisme des mluk (et

même pendant la hadra) sont vécues comme une situation

intime qui lie la personne au divin. En dépit du caractère

collectif de la lîla, les danses de transe mettent en scène une

relation intrinsèquement individuelle qui sollicite différentes

composantes de l’individu. Dans ces conditions un participant

ne tolère aucun empiètement territorial et aucun contact

corporel. A ce niveau, la pratique religieuse commune

s’estompe devant la complexité des liens qui unit l’individu au

divin. En effet, les participants nous informent souvent de leur

allégeance à un démon identifié plutôt qu’au saint fondateur des

Aïssâwa. Ceux-ci ne manifestent pas une dévotion exclusive et

unifiante au saint, malgré le fait que le rituel se déroule en son

nom et sous sa protection.

Par leur participation active à la cérémonie, les convives

manifestent leur respect pour le sacré, c’est-à-dire qu’ils se

soumettent à un principe normatif supérieur à leurs propres

désirs individuels. Selon Goffman, le comportement humain est

construit par des « signes d’expressions corporelles »1

manifestés dans ce « cadre primaire » par le soin apporté par les

participants à la sacralisation de l’espace domestique et à

travers leurs danses de transe. Ces expressions corporelles leur

permettent d’effectuer une mise en condition normative pour se

mettre dans une situation où une rencontre avec divin va se

produire. Accepter de participer à une lîla c’est consentir à se

soumettre à ces règles symboliques qui définissent des normes

théoriques, corporelles et des frontières spatiales qui mettent en

scène le cadre de l’expérience du divin. Cette cérémonie impose

à ses participants des règles comportementales qui norment et

1. Ibid., p. 132.

Page 128: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

484

gouvernent l’individu en fonction à la fois de sa présence en ces

lieux et vis à vis des actes rituels qu’ils ont à accomplir. Il s’agit

alors, pour les participants, d’incarner temporairement un

« rôle »1 qui prédéfinit leurs comportements idéaux tout au long

de la cérémonie. Pour modéliser les comportements humains,

Goffman propose trois expressions corporelles types :

l’expression corporelle « d’orientation », l’expression corporelle

« de circonspection » et l’expression corporelle « d’outrance »2.

Selon nous, les participants à la lîla adoptent ici l’expression

corporelle dite d’ « orientation »3 manifestant un « savoir-vivre

ensemble » qui révèle deux types de conduites, l’une principale,

l’autre alternative, préalablement définies et ritualisées :

- La conduite principale des convives : participer à l’entrée

(dakhla) sur l’avant-scène en suivant les Aïssâwa et en

manifestant sa joie par des clameurs. Une fois sur l’arrière-

scène, se diriger dans la zone d’essor pour danser avec les

autres convives (lors du dhikr). Plus tard dans la soirée,

danser seul jusqu’à perdre conscience face aux Aïssâwa (lors

des mluk et la hadra) dans la zone d’essor.

- La conduite alternative des convives : recevoir la

bénédiction du muqaddem. S’asseoir auprès des Aïssâwa.

Lors des danses de possession des mluk, porter un vêtement

de la couleur du démon identifié et lui faire des offrandes

matérielles. S’isoler pour consommer des drogues ou de

l’alcool.

1. Le terme de « rôle » est employé ici selon la définition que lui a donné Richard Sennet, à savoir qu’« un rôle est une conduite adaptée à certaines situations et non à d’autres (…) et impliquent un système de croyance particulier. » SENNET, Les tyrannies de l’intimité, 1979 (1974), pp. 35-36. 2. GOFFMAN, 1973, t. 1, op. cit., p. 178. 3. L’expression corporelle d’orientation permet à « un individu en présence des autres se sent souvent obligé de sa livrer à quelque activité reconnaissable et ouvertement motivée par les objectifs officiels du moment et du lieu », GOFFMAN, op. cit., p. 135.

Page 129: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

485

Après cette description du comportement et du rôle des

participants à la cérémonie, définissons à présent l’attitude des

principaux officiants, les Aïssâwa.

Le comportement des Aïssâwa :

Le comportement des Aïssâwa est soumis à des règles très

strictes qui sont à la fois les composantes nécessaires à

l’organisation interne du groupe et aussi les conditions sine qua

non à la célébration d’une lîla. Ces règles1 sont imposées

oralement et avec fermeté par le muqaddem aux membres de la

tâ`ifa et gouvernent l’attitude de chaque disciple en fonction des

objectifs déterminés par le moment (le cérémonie) et le lieu (le

domicile des clients), soit au respect du « cadre primaire ». Ces

contraintes, définies par Goffman comme des devoirs2, régissent

non seulement la conduite du musicien serviteur dans la tâ`ifa

vis à vis de ses « frères » mais surtout vis-à-vis des membres du

public. Selon Goffman, ces différentes obligations définissent la

« façade personnelle » des acteurs, c’est çà dire leur aspect

extérieur (vêtements, sexe, attitudes, manière de s’exprimer,

mimiques, comportement et gestuels). Celle-ci, adoptée par tous,

devient une « façade collective »3 et leur impose le maintien

physique, la tenue vestimentaire (et la façon d’utiliser le

matériel) et les manières de socialisation à respecter pour la

sauvegarde du « cadre primaire ». Etudions ces trois

composantes de la « façade collective » des Aïssâwa :

1. Le maintien physique :

Le muqaddem astreint à lui-même et à tous ses musiciens

l’adoption d’un maintien physique réglementé et définit par de

1. Nous utilisons le mot « règle » selon le sens donné par E. Goffman, qui les voit comme des « normes imposées par un agent autorisé ». GOFFMAN, op. cit., pp. 102. 2. Selon Goffman, « les normes ou les règles empiètent sur l’individu (...). Ces obligations et ces attentes sont parfois nommées des droits quand la personne qui les a les désire, et des devoirs dans le cas contraire », Ibid. 3. Ibid, pp. 30-33.

Page 130: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

486

très nombreuses recommandations explicitées par lui oralement

et de façon routinière quelques jours avant le déroulement de

chaque lîla. Il se charge ainsi de rappeler régulièrement

comment une bonne tenue physique qui symbolise, à ses yeux,

une droiture morale sans faille. Nous devons dégager deux types

de règles de conduites fondamentales à respecter par les

Aïssâwa pour régler leur maintient physique et leur allure : il

s’agit de règles normatives obligatoires et de règles normatives

optionnelles :

- Les règles normatives obligatoires : être bien rasé, avoir les

cheveux courts, s’être parfumé, être assis le dos droit et en

rang dans le cercle (al-halqa) des disciples, ne jamais

s’allonger, ne pas somnoler, sourire au public.

- Les règles normatives facultatives : avoir été au hammam

avant la célébration de la cérémonie, être en état de pureté

rituelle, avoir fait ses prières à la mosquée, être pieds nus

dans l’aire de danse sacrée (al-hurm).

2. La tenue vestimentaire et le matériel :

La tenue vestimentaire des Aïssâwa lors de la célébration d’une

lîla s’insère elle aussi dans un système Goffmanien de

« marqueurs de référence ». Ce dispositif a pour fonction de

manifester et d’appuyer la position da la partie (le disciple

Aïssâwî) par rapport au tout (la tarîqa). Appartenir à la tarîqa et

animer une lîla impliquent la possession et l’utilisation

nécessaire de matériel en relation étroite avec la pratique

spirituelle qui connote le « cadre primaire ». L’officiant étant

soumis à l’attention continuelle des membres du public, les

marqueurs sociaux prennent ici la forme de signes

volontairement ostentatoires. Ceux-ci se composent du matériel

propre à la tâ`ifa, c’est-à-dire les vêtements cérémoniels (le port

de la jellâba ou de la handira, des babouches et du turban), les

Page 131: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

487

instruments de musique (l’utilisation des idiophones et des

aérophones) et les accessoires rituels (les étendards et

l’encensoir). Rappelons que ce matériel appartient au muqaddem

(à l’exception des hautbois reta-s) qui le transporte avec lui dans

son véhicule pour célébrer une cérémonie domestique. Les

étendards, où sont brodés le nom de Dieu, du Prophète et des

sourates du Coran, font l’objet d’une attention particulière : ils

ne doivent jamais être déposés sur le sol mais toujours autour la

porte d’entrée (lors de la dakhla, pour permettre le passage du

seuil par la tâ`ifa) et, lorsque les Aïssâwa sont dans le salon, ils

doivent être mis contre le mur et derrière eux.

3. Les manières de socialisation :

Les manières de socialisation des Aïssâwa sont elles aussi

définies par de nombreuses recommandations exprimées

oralement par le muqaddem quelques heures avant la cérémonie.

Le cas échéant, celui-ci n’hésite pas à réprimer sévèrement

(mais discrètement) les musiciens inattentifs ou nonchalants au

cours du déroulement de la lîla au sein même du cercle de

disciples. Il existe là aussi deux catégories de manières de

socialisation employées par les Aïssâwa en fonction du lieu où

ils se trouvent au cours de la cérémonie : il s’agit des manières

employées sur l’arrière acène (à l’intérieur du foyer) et celles

employées sur l’avant-scène (à l’extérieur du foyer) :

- Sur l’arrière-scène : observer le silence lors des pauses, ne

pas discuter avec les autres disciples, ne pas discuter avec les

membres du public, ne pas faire de gestes brusques, ne pas

rire aux éclats, éviter les clins d’œil et les plaisanteries,

adopter une attitude de pudeur vis à vis des membres du

public, ne réaliser les danses rituelles qu’à la demande du

muqaddem, ne jamais rechercher la transe et l’extase,

encourager le public à participer aux danses de la hadra, ne

quitter le cercle qu’avec l’autorisation du muqaddem, se

Page 132: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

488

lever uniquement à la clôture des invocations collectives et à

la suite du muqaddem. Ces manières ont pour but le

maintient du « cadre primaire ».

- Sur l’avant-scène : L’avant scène accueille des actes « hors-

cadre » qui sont les suivants : arriver sur les lieux deux

heures avant le début de la cérémonie (respect de la

ponctualité), fumer des cigarettes et discuter avec les

membres de l’assistance. L’avant-scène permet aussi des

manières qui « modalisent » un « cadre secondaire », c’est-à-

dire qu’elles créent au vu et au su de tous un événement qui

est accepté par tous les autres participants, comme se vêtir

(et se dévêtir) des vêtements cérémoniels (jellâba, handira),

participer au rangement du matériel de la tâ`ifa (plier les

jellâba-s, les handira-s et les étendards), percevoir la

rémunération de son salaire et quitter les lieux rapidement

sans importuner les convives. Cependant, certains musiciens

n’hésitent pas, lors des pauses, à s’éloigner dans la rue pour

boire de l’alcool et fumer du haschich à l’insu du

muqaddem, « fabriquant » un « cadre secondaire » pénalisé

par la morale et par la loi.

Exactement comme lors des réunions de disciples dans la

zâwiya-mère, de nombreuses formules orales « Moulay »

(« seigneur »), « Sî » ou « Sîdî » (« Monsieur ») précédant le

prénom - ou plus simplement le terme « frère » (khwân) - sont

souvent utilisée par les enquêtés pour se désigner, signifiant

ainsi des marques de respect qui expriment ainsi la volonté

d’établir entre eux des relations ancrées. Ces formules de

politesse agissent comme un signe du lien social dans une

« action déterminée »1 : les enquétés aiment à rappeler que dans

1. Une « action déterminée » est un acte issu de « la tradition du groupe ou du statut qui réclame ce genre d’expression », GOFFMAN, op. cit, p. 15.

Page 133: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

489

ce contexte rituel, la fraternité et l’intimité sont des données

primordiales à leurs yeux. Un nouveau venu dans le groupe est

immédiatement reconnu par ses frères comme l’un des leurs au

même titre que les « anciens ». Mis à part cette adresse

respectueuse, il existe un autre signe fonction de salutation que

nous avons relevé aussi dans la zâwiya-mère : la poignée de

main rituelle que les musiciens réalisent soit lorsqu'ils se

rencontrent ou lorsqu’ils se quittent : d'un seul geste ils se

serrent la main et appliquent leur main droite sur la poitrine à

hauteur du coeur, en prononçant « que la paix soit avec toi » (as-

salâm alaykûm). Selon nous, cette « façade collective » des

Aïssâwa a pour objectif une « sur-modalisation » du « cadre

primaire » afin de lui ajouter une strate de pudeur, de correction

et de bienséance.

Page 134: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

490

Fig. 24 : tableau récapitulatif de la « façade collective » des

Aïssâwa :

Le maintien physique (allure)

Les manières de socialisation

La tenue vestimentaire

Le matériel

Règles obligatoires : - être bien rasé - avoir les cheveux courts - s’être parfumé - être assis le dos droit et en rang dans le cercle des disciples - ne jamais s’allonger - ne pas somnoler Règles facultatives : - avoir été au hammam - être en état de pureté rituelle - avoir fait ses prières à la mosquée - être pieds nus dans l’aire de danse

Sur l’arrière-scène : - observer le silence - ne pas discuter - ne pas faire de gestes brusques - éviter les plaisanteries - adopter une attitude de pudeur - ne réaliser les danses rituelles qu’à la demande du muqaddem - ne jamais rechercher la transe et l’extase - faire participer le public aux danses de transe - ne quitter le cercle qu’avec l’autorisation du muqaddem - se lever uniquement à la clôture des invocations collectives et à la suite du muqaddem. Sur l’avant-scène : - respect de la ponctualité - se vêtir / dévêtir des vêtements cérémoniels - ne retourner dans le cercle des disciples qu’à l’appel du muqaddem - permission de fumer des cigarettes - permission de discuter avec les membres de l’assistance.

Tenue obligatoire : - port de la jellâba - port de la handira lors de la hadra - port des babouches Tenue facultative : - port du turban

Instruments de musiques et les accessoires rituels. Ne jamais déposer les étendards au sol

Page 135: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

491

Une équipe soudée par la complicité :

L’étude détaillée des éléments constitutifs de la « façade

collective » des Aïssâwa nous montre que celle-ci manifeste

clairement une « complicité d’équipe »1, une preuve de

connivence exprimée avec une prudence suffisante pour ne pas

porter atteinte aux apparences illusoires que les enquêtés

maintiennent devant le public et éviter ainsi au « cadre

primaire » de se « transformer » en « cadre secondaire ».

Cependant, lors du déroulement de la cérémonie sur l’arrière

scène, les enquêtés peuvent exprimer devant les membres de

l’assistance certaines choses étrangères à leurs rôles, telles que

des plaisanteries douteuses et des tensions liées aux querelles

internes. Mais ils les expriment de façon à ce que le public ne

perçoive pas des gestes ou des dires en désaccord avec la

définition de la situation. Les membres de la tâ`ifa sont dans le

secret de cette communication et se trouvent d’emblée placés en

situation de complicité les uns avec les autres vis à vis des

participants extérieurs. En s’avouant mutuellement qu'ils

cachent aux autres personnes présentes des secrets significatifs,

les enquêtés reconnaissent aisément que l’apparence de sincérité

qu'ils présentent officiellement n'est rien de plus qu’une

apparence. Grâce à ce double jeu, les disciples peuvent

maintenir une solidarité de façade lorsqu’ils sont engagés dans

une représentation. De fait, ils ne manquent pas d’exprimer

impunément des choses inacceptables sur le compte du public

aussi bien que des choses sur leur propre compte que le public

trouverait proprement intolérable. Par cette connivence interne,

le « cadre primaire » devient immédiatement un « cadre

transformé » par l’action de « fabrication » des membres du

groupe. Pour tenter de cacher au public l’apparition de ce

nouveau cadre, les enquêtés font preuve d’une « discipline

1. Selon Goffman, la « complicité d’équipe » a pour but la sauvegarde des secrets internes du groupe pendant la représentation. Les équipiers doivent se comporter suivant certaines obligations morales qui les lient les uns envers les autres. GOFFMAN, op. cit., pp. 169-170.

Page 136: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

492

dramaturgique »1 et s’efforcent de présenter leur propre rôle

durant la représentation. Ils doivent ainsi se détacher

affectivement de leur représentation pour rester disponibles aux

aléas d’une « rupture de cadre » qui peut se produire, comme par

exemple la chute douloureuse d’un membre du public pendant

les danses de transe, une erreur de jeu d’un des musiciens ou la

défaillance de la sonorisation (il s’agit souvent d’innombrables

larsens de saturation). Parfaitement conscient de leur rôle et de

la création d’un « cadre transformé », les enquêtés concentrent

leurs efforts pour ne pas commettre de maladresses et maintenir

ainsi leur discrétion. Ils ne divulguent jamais volontairement les

secrets de la représentation et sont capables de dissimuler à

l’instant même l’erreur commise par un équipier, tout en

donnant constamment l’impression de l’existence unique et

solide « cadre primaire ». Les membres de la tâ`ifa doivent

aussi faire preuve de sang froid et s’abstenir de toute réaction

émotionnelle face à leurs propres problèmes personnels, à ceux

de leurs équipiers ou ceux des membres du public. A l’inverse

des convives, ils taisent les sentiments spontanés et donnent

l’apparence qu’ils manifestent des sentiments convenus.

Chaque individu adhère ainsi au rôle qu'il lui a été assigné dans

la routine de la tâ`ifa en se joignant à ses équipiers dans le cercle

des disciples pour maintenir le dosage convenable de solennité

et de familiarité, de distance et d’intimité à l'égard des membres

du public. Cette maîtrise des impressions a pour but de réaliser

avec succès la mise en scène de son personnage et le maintient

du « cadre primaire ». Un individu responsable d'un incident

risque de divulguer l’existence d’un « cadre secondaire » et

discréditer sa propre représentation, celle d’un équipier ou celle

de toute la tâ`ifa et dévaloriser ainsi la cérémonie donnée au

1. Goffman définit la « discipline dramaturgique » comme la mise à distance mentale d’une situation. Essentielle aux individus engagés dans une représentation en public, la « discipline dramaturgique » leur permet de ne pas être affectés (d’une manière ou d’une autre) par les éventuels incidents qui peuvent y survenir. GOFFMAN, op. cit., p. 203.

Page 137: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

493

public. L’exigence de cette discipline rigoureuse fait échos à

l’expression de Massignon pour qui « tout mystique sait qu’il a

un corps à dompter »1. Cependant, il ne s’agit en aucuns cas ici

d’une mortification du corps pour le rendre ascétique, insensible

à la douleur et indifférent aux plaisirs de la chair. Chez les

enquêtés, il n’est jamais question de mise à mort de la sensualité

et de rejet de la sensibilité. Lorsque nous les questionnons sur

les raisons qui motivent une telle discipline normative, les

muqaddem-s interrogés nous répondent invariablement par la

volonté, d’une part, de se démarquer des autres groupes

Aïssâwa, concurrents inévitables dans une la situation actuelle

de professionnalisation du mysticisme et de commerce du sacré

au Maroc, et, d’autre part, de donner une image positive de la

confrérie.

Que peut-on conclure de cette analyse des comportements ?

Tout d’abord, les différences de comportement entre officiants

et participants sont manifestes. La cérémonie de la lîla met en

scène des actes individuels et collectifs, son expression pénètre

ainsi tout le tissu social composé des officiants (les Aïssâwa) et

des participants (le public). Par les très nombreuses

recommandations imposées par le muqaddem, les musiciens

consentent à revêtir de leur plein gré une « façade collective » -

qui définit précisément le maintien physique, les manières et la

tenue vestimentaire - arborée par leurs personnages sur les deux

scènes du rituel. Pour mieux comprendre son impact sur les

enquêtés, nous pouvons faire référence à la notion d’« habitus

volontaire » avancée par Nilufer Gole. Selon elle, l’ « habitus

volontaire » est une caractéristique des micros pratiques

musulmanes, dans la mesure où tout espoir de modéliser un

« homme nouveau » implique nécessairement une focalisation

1. L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane (1954), cité par A. Dialmy dans Féminisme, islamisme et soufisme. DIALMY, 1997, p. 226.

Page 138: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

494

sur l’habitus de l’individus, c’est-à-dire sur ses gestes, sur sa

façon de parler, sur ses vêtements et sur son comportement1. Cet

« habitus volontaire », qui, dans notre cas, englobe aussi la

connaissance du répertoire liturgique de la confrérie (c'est-à-dire

les oraisons mystiques, les poésies et les danses rituelles) ne

peut en aucun cas être constant à travers le temps et l’espace :

sans cesse retravaillé par les pratiques sociales, l’habitus vit et

subit de nombreuses transformations et des évolutions, car, «

étant le produit de l’histoire, c’est un système de dispositions

ouvert, qui est sans cesse affronté à des expériences nouvelles et

donc sans cesse affecté par elles. Il est durable mais non

immuable»2. L’usage de l’« habitus volontaire » permet de

créer chez les individus une capacité à s’autolimiter grâce au

port de la « façade collective ».

Ces préoccupations portant sur la corporalité, dans son

ensemble, ne sont pas partagées par les autres participants à la

cérémonie que sont les membres du public. La manifestation du

sacré dans l’espace domestique provoque une sacralisation

temporaire de la sphère du privé qui atténue les inconvénients

d’un sacré « public », égalitaire, et permet aux convives de

l’investir selon des modalités propres à chaque individu. C’est

pourquoi cette forme d’expérience privée du divin permet

certains écarts de comportement par rapport à ce qui serait

acceptable dans un contexte religieux plus dogmatique. La

cérémonie domestique, qui ne sépare pas les femmes des

hommes (bien que le groupe des officiants soit uniquement

composé d’hommes), laisse plus de place à la mixité sociale, à

l’image de la société marocaine dans son ensemble et de la

zâwiya-mère de Meknès. De plus, des interdits liés au respect du

1. Le terme d’ « habitus volontaire », prolongement de l’ « habitus » de P. Bourdieu (dont il expose les principes dans La Distinction, 1979, pp. 179-182) est proposé par N. Gole dans Musulmanes et Modernes, 2003, p. 153. Nous avons déjà fait usage de cette notion dans notre chapitre relatif à la méthode d’autoperfectionnement mystique, p. 161 et ss., ainsi qu’au sujet de la pratique des disciples de la zâwiya-mère de Meknès, pp. 236-237. 2. BOURDIEU, op. cit., p.108-109.

Page 139: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

495

lieu religieux, comme les éclats de rire, les vas et viens, les

discussions frivoles et la consommation de cigarettes se

relâchent au sein d’activités « hors cadre », et ce autant dans les

quartiers aisés que dans les cités moins fortunées. Les tableaux

suivants (fig. 26 A et B) résume et décrit les rôles des différents

acteurs sur les scènes de la cérémonie.

Fig. 25 : tableau descriptif des rôles des acteurs sur les scènes de

la cérémonie :

A. Le rôle idéal des Aïssâwa :

Avant-scène Arrière-scène Acteurs Actes rituels Comportement Actes rituels Comportement Aïssâwa (hommes uniquement)

- vêtir / dévêtir les vêtements cérémoniels - réaliser l’entrée (dakhla) à partir de la zone d’amorce

- arriver deux heures avant le début de la cérémonie - tenir des discussions privées - fumer des cigarettes - boire un verre de thé - se détendre - discuter avec les membres de l’assistance - ne pas importuner les invités - ranger le matériel - percevoir son salaire - quitter les lieux rapidement

- réaliser le déroulement de la cérémonie (dhikr, mluk, hadra) - partager les réceptacles comestibles de baraka (lait, dattes, zammeta) avec le public - vendre des cierges au public

- être assis le dos droit et en rang dans le cercle des disciples - ne pas rire aux éclats - sourire - ne pas s’allonger - ne pas somnoler - observer le silence - ne pas discuter - ne pas faire de gestes brusques - éviter les plaisanteries - adopter une attitude de pudeur vis à vis du public - ne jamais rechercher la transe et l’extase - encourager le public à participer aux danses - ne quitter le cercle qu’avec l’autorisation du muqaddem

Page 140: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

496

B. Le rôle idéal du public :

Avant-scène Arrière-scène Acteurs Actes rituels Comportement Actes rituels Comportement Public (hommes et femmes)

- participer à la dakhla en portant des réceptacles de baraka et en reprenant les litanies des Aïssâwa - déposer du lait ou de l’eau sur le seuil de la maison - manifester sa joie par des you-yous et des clameurs - chanter et danser

- saluer les Aïssâwa et discuter avec eux - boire un verre de thé - fumer des cigarettes

Conduite idéale : - danser avec les autres convives dans la zone d’essor - danser seul jusqu’à perdre conscience dans la zone d’essor Conduite alt. : - recevoir la bénédiction du muqaddem - s’asseoir auprès des Aïssâwa - porter un vêtement de la couleur du démon identifié et lui faire des offrandes matérielles

- entrer et sortir du domicile - discuter - manifester sa joie par des éclats de rire - interpeller les Aïssâwa - plaisanter - s’allonger - dormir - téléphoner - regarder la télévision

Ces deux tableaux informent sur les rôles des acteurs tels que

nous les avons observés de façon quasi systématique au cours de

nos recherches de terrain. Dans une volonté de compréhension

plus profonde de l’expérience du divin par les différents

protagonistes, nous avons mis en échos les actes des acteurs au

sein du système de « cadre de l’expérience » définit par

Goffman. Nous souhaitons y pointer les actes jugés « hors-

cadre », les « ruptures » de cadre, les « sur-modalisations » et les

« transformations » du cadre par la « fabrication » ou la

« modalisation » (fig. 27).

Page 141: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

497

Fig. 27 : tableau du « cadre » de l’expérience du divin :

Cadre principal : la cérémonie de la lîla Aïssâwa Public Actes « hors-cadre »

- arriver deux heures avant le début de la cérémonie - fumer des cigarettes - boire un verre de thé - se détendre - discuter avec les membres de l’assistance

- plaisanter - interpeller les Aïssâwa - rire aux éclats - s’allonger sur les fauteuils - fumer des cigarettes avec les Aïssâwa

« Ruptures » de cadre

- tenir des propos inacceptables sur les membres du public ou sur ses coéquipiers - commettre une erreur d’interprétation musicale - subir les défaillances de la sonorisation

- chute douloureuse dans la zone d’essor pendant la transe - altercation entre participants

« Sur-modalisation » du cadre

- manifestation de la pudeur et de la bienséance à travers la « façade collective »

- impression d’unité spirituelle - volonté de danser seul dans la zone d’essor - aspect ludique - aspect esthétique

« Transformation » du cadre par la « modalisation »

- vêtir / dévêtir les vêtements cérémoniels - ranger le matériel - percevoir son salaire

- téléphoner - regarder la télévision - entrer et sortir du domicile

« Transformation » du cadre par la « fabrication »

- consommation d’alcool ou de drogue à l’insu du muqaddem

- consommation d’alcool de drogue à l’insu des autres convives

Cette analyse micro sociale de la mise en scène de la lîla des

Aïssâwa nous conduit à présent sur le dernier axe de

l’« expérience multidimensionnelle » du divin. Il s’agit de la

problématique de la place des femmes dans le mysticisme

maghrébin et plus particulièrement de l’autorité qu’elles

exercent sur les officiants.

Page 142: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

498

L’autorité des femmes

L’autorité des femmes sur les Aïssâwa et sur leur rituel s’inscrit

dans la problématique de la marginalisation de celles-ci dans la

sphère religieuse. Ce phénomène n’est pas propre aux sociétés

musulmanes et semble être une constante dans les religions

monothéistes. Selon R. Hoch-Smith et A. Spring, qui s’appuient

sur les études relatives à la place des femmes dans la vie

religieuse de différentes sociétés à différentes époques,

l’apparition du monothéisme s’est accompagnée partout de

l’exclusion des spécificités religieuses dans le but de constituer

des sociétés homogènes1. C’est ce que nous apprend Sossie

Andezian qui a analysée la place des femmes dans l’univers

religieux maghrébin dans une perspective anthropologique et

socio-historique2. C’est à partir de son étude que nous allons

inscrire notre réflexion sur l’influence des femmes dans la

cérémonie des Aïssâwa. Avant d’exposer les manières dont les

femmes s’approprient ce rituel contemporain, intéressons-nous

aux représentations dont elles font l’objet d’un point de vue

socio-historique au Maghreb.

Le statut des femmes dans le mysticisme maghrébin :

Au niveau strictement doctrinal, les femmes en islam sont

tenues aux mêmes obligations religieuses que les hommes,

hormis pendant les périodes de menstruations où les actes de

piétés rituelles leurs sont prohibées. Les responsabilités

religieuses leur sont par ailleurs totalement accessibles et

l’égalité de tous les croyants est attestée par de nombreux

versets du Coran3. C’est en Andalousie à l’époque médiévale

que certaines femmes se sont manifestées dans le domaine de la

connaissance religieuse par l’enseignement du Coran (taleba-s)

1. HOCH-SMITH, SPRING, Women in ritual and symbolic roles, 1978. 2. ANDEZIAN, op. cit., pp. 90-97. 3. Coran, s. 33 / v. 35.

Page 143: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

499

et des hadiths2. Dans les faits actuels, la ségrégation sexuelle

dont sont victimes les femmes au Maghreb les empêchent

d’investir pleinement les lieux de décision et de diffusion du

savoir religieux (mosquées, universités, partis politiques). C’est

donc dans le mysticisme que nous trouvons le plus grand

nombre de figures féminines, qu’elles soient mythiques ou

historiques. Dans la mémoire collective, les saintes musulmanes,

appelées par le titre honorifique « Lalla » (litt. « madame ») sont

considérées comme dépositaires du même pouvoir divin que les

saints et jouissent des mêmes considérations. La fonction des

femmes dans ce champ religieux se déploie principalement à

travers le domaine du spirituel. Appelées marabta-s (litt.

« maraboutes »), leur statut provient soit de leur lignage (elles

peuvent être issues de grandes familles ou de la descendance de

chaykh-s), soit de leur lien marital (épouses de saints ou de

muqaddem-s prestigieux), soit de leur propre distinction

personnelle en vertu d’actes de piétés remarquables qu’on leur

attribue, ou, à l’inverse, d’un comportement anti-exemplaire où

la folie et les compétences occultes se révèlent (dans ce cas, on

les appelle bahlûla-s)2. Dans certains groupes confrériques

comme les Gnawa, c’est parfois une muqaddema, chef

religieuse désignée ou autoproclamée, qui officie en tant que

maîtresse de cérémonie. Comme leurs homologues masculins,

ces femmes, qui sont vues comme détentrice de la baraka,

doivent posséder des qualités personnelles particulières afin de

mener à bien l’exercice du culte3. Au-delà de la célébration de

soirées rituelles collectives (incluant la récitation d’oraisons, de

poésies et de danses de transe), leur rôle social est capital, car

elles soutiennent les femmes en difficultés à la fois moralement

(en les écoutant et les rassurant) et spirituellement (en

2. ANDEZIAN, op. cit., p. 92. 2. Ibid. 3. Pour une description des rituels Gnawa réalisés sous l’autorité d’une muqaddema, voir l’ouvrage de B. Hell, Le Tourbillon des génies. HELL, 2002, pp. 290-295.

Page 144: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

500

transmettant leurs demandes de grâces au divin). Selon S.

Andezian, ces femmes ont un statut ambigu dans la mesure où

« elles oscillent entre les catégories du féminin et du masculin,

de l’humain et du divin, de l’impur et du pur. »1 Mais leur statut

de référent d’autorité dans le domaine du mysticisme pas plus

que l’exercice de fonctions religieuses n’entraînent une

quelconque égalité avec les hommes2. Les figures féminines

sont rares dans les recueils biographiques et hagiographiques

consacrés aux saints. Lorsqu’elles y sont mentionnées, celles-ci

sont présentées comme les filles, les femmes ou les mères de

pieux et illustres personnages3. Dans le folklore marocain, les

femmes apparaissent comme les dépositaires de forces

diaboliques et comme celles qui introduisent les enfants au

monde de l’irrationnel4. Elles sont aussi sont considérées comme

les garantes du savoir et de la transmission d’une science

religieuse ou d’un pouvoir surnaturel dans les milieux féminins5.

La période coloniale nous fournit les écrits les plus nombreux

relatifs à la place des femmes dans le mysticisme maghrébin. Ce

sont des récits de voyages, des documents administratifs (tour à

tour enquêtes, circulaires ou décrets) et des travaux

ethnographiques qui nous transmettent des portraits de femmes

investies de rôles religieux. Ces écrits sont complétés par de

nombreuses descriptions des pratiques rituelles liées aux

célébrations de fêtes islamiques, aux cérémonies spirituelles et

aux pèlerinages sur les tombeaux des saints6. Dans un article

1. ANDEZIAN, op. cit., p. 94. 2. A ce propos voir le témoignage laconique de Lalla Zineb, muqaddema de la zâwiya Rahmâniyya d’el-Hamel en Algérie rapporté par I. Eberhadt et cité par Andezian. ANDEZIAN, op. cit., p. 93. A ce sujet voir AKHMISSE, Médecine, magie et sorcellerie au Maroc, 1985 et DWYER, Moroccan dialogues, 1982. 3. MOULIERAS, Le Maroc inconnu. Exploration des Djebala. Etude géographique et sociologique, 1899. 4. DOUTTE, Magie et religion en Afrique du Nord, 1909, p. 33 et WESTERMARC, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, 1935, p. 22. 5. Ibid. 6. Les textes de l’époque coloniale les plus célèbres sont ceux de DERMENGHEM, Le culte des saints dans l’islam maghrébin, 1954.

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501

intitulé « Notes sur l’islam maghrébin », E. Doutté a montré que

l’islam maghrébin a accueilli des femmes qui se sont distinguées

par leurs savoirs, leurs actes de piétés, leur ascétisme et leurs

faits prodigieux. A la fois craintes et aimées, ces femmes, dont

certaines sont souvent assimilées à des marginales (ou des

prostituées) dans les mythes locaux, sont sollicitées aussi bien

par des hommes que par des femmes en difficulté, par leur

capacité à entrer en contact avec le monde invisible peuplé

d’esprits, de saints, de prophètes, ces êtres surnaturels perçus

comme des intermédiaires entre les hommes et Dieu. La

réputation des plus célèbres d’entre elles s’étend au-delà de leur

localité (Lalla Aïcha al-Mannubiya à Tunis, Lalla Setti de

Tlemcen en Algérie ou Lalla Mimouna près de Fès au Maroc).

Les écrits contemporains sur la vie religieuse féminine se font

plus rares. La plupart des travaux scientifiques s’attachent aux

visites aux tombeaux des saints, les réunions de femmes dans les

zâwiya-s1 et les pèlerinages sont jugés comme lieu d’expression

caractéristique de la religiosité féminine2. Toutefois leurs

DOUTTE, « Notes sur l’islam maghrébin. Les marabouts », dans la Revue d’histoire religieuse, t. 40, pp. 346-369, t. 41, pp. 22-66 et 289-336. La Khot’ba burlesque de la fête des T’olba au Maroc, 1909. Magie et religion en Afrique du Nord, 1909. DRAGUE, Esquisse d’histoire religieuse au Maroc, 1952. DUMAS, Le Maroc, 1928, Le Harem entrouvert, 1909. EBERHARDT, Notes de route : Maroc, Algérie, Tunisie, 1914. Lettres et journaliers, 1916. GAUDRY, La société féminine du Djebel Amour et au Ksel. Etude de sociologie rurale nord-africaine. 1961. HERBER, « Une fête à Moulay Idriss : les Hamadcha et les Dghoughiyyin », dans Hesperis 2ème trimestre n° 20, 1923. MOULERIAS, op.cit., LENS, Derrière les vieux murs en ruines, 1922. LEON L’AFRICAIN, Description de l’Afrique, 1956. RINN, Marabouts et Khouan : étude sur l'Islam en Algérie, 1953. TRUMELET, L’Algérie légendaire. En pèlerinage çà et là aux tombeaux des principaux thaumaturges de l'Islam (Tell et Sahara), 1892. WESTERMARC, 1935, op. cit. 1. MELLITI, La zawiya en tant que foyer de socialité : le cas des tijaniyya de Tunis, 1993. « Espace liturgique et formes de l’autorité chez les femmes tîjâniyya de Tunis », L'autorité des saints : perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale, pp. 133-149. BOISSEVAIN, Saïda Manoubiya, une sainte parmi les saints : pratiques religieuses et recompositions rituelles à Tunis, 2003. DHAOUADI, « Femmes dans les zaouia-s : la fête des exclues », Peuples méditerranéens, n° 34, jan-mars 1986, pp. 153-162. 2 . DWYER, « Women, sufism, and decision-making in Moroccan islam », Women in the muslim world, 1979, pp. 585-598. MERNISSI, « Women, saints and sanctuaries », Signs n° 3, 1, 1977, pp. 101-112. PROVANSAL, « Le phénomène maraboutique au Maghreb », Genève-Afrique n° 14, 1, 1975,

Page 146: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

502

activités apparaissent autonomes et marginales vis-à-vis du

mysticisme masculin. A ce propos, S. Ferchiou fait, dans un

article intitulé « Survivances mystiques et cultes de possession

dans le maraboutisme tunisien », une comparaison entre les

rituels féminins et les rituels masculins en présentant de façon

dichotomique les pratiques religieuses tunisiennes : l’expérience

mystique masculine est jugée « ascétique » et « religieuse »,

celle des femmes « curative » et « animiste »1. Selon elle, les

hommes seraient concernés par des objectifs d’ordre purement

spirituel, cherchant à établir à travers leurs oraisons un contact

avec Dieu, tandis que les femmes chercheraient, au moyen de

danses de possession, de se débarrasser des esprits ou de les

apaiser. Même dans le mysticisme où les femmes semble mieux

considérées que dans l’islam institué, leur rapport au religieux

est synonyme de transgression2. Certains auteurs soulignent

même l’importance du rôle des femmes par rapport à celui des

hommes dans la reproduction de ces actes rituels3. Dans les

luttes que des réformateurs maghrébins ont menées contre le

mysticisme à différentes périodes de l’histoire, les femmes

restent des cibles privilégiées. Elles sont accusées de développer

des pratiques illicites et d’encourager les hommes à la débauche

dans les lieux de pèlerinage, de corrompre l’esprit de l’islam4.

Pour certains théologiens et savants, le mysticisme féminin est à

la limite du paradigme, d’une idéologie païenne et se conçoit et

terme d’inégalité6. Castoriadis avance que l’académisme des

clercs ne peut contenir le processus de « continuation et de

pp. 59-77. REYSSO, Pèlerinages au Maroc, 1991. « Sainteté vécue et contre-modèle religieux des femmes au Maroc », L'autorité des saints : perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale, 1998, pp. 151-162. FERCHIOU, « Survivances mystiques et cultes de possession dans le maraboutisme tunisien », L'Homme n° 13, 3 1972, pp. 47-69. 1. FERCHIOUX, op. cit. 2. Lahlou reprend les idées de Ferchiou dans sa thèse intitulée Croyances et manifestations religieuses eu Maroc : le cas de Meknès, LAHLOU, 1984, pp. 230-239. 3. PROVANSAL, op. cit. 4. ANDEZIAN, op. cit., p. 96. 6. DHAOUADI, op. cit., p. 153.

Page 147: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

503

variation d’une tradition vivante et substantiellement liée aux

valeurs de la société »1.

L’analyse de ces pratiques dans son contexte socio historique

fait dire à S. Andezian que la ségrégation sévère que subissent

les femmes maghrébines dans la sphère religieuse et son

investissement particulier dans le mysticisme n’est pas liée à des

dispositions naturelles, mais elle est la conséquence directe de

leur position sociale2. De notre coté, notre volonté se limite ici à

tenter de découvrir pourquoi et comment les femmes font du

rituel Aïssâwa leur domaine d’expression, à tel point qu’au

Maroc on caractérise cette cérémonie de « divertissement pour

femmes ».

Afin de mieux saisir la portée de l’investissement féminin de la

cérémonie et leur place actuel dans le mysticisme contemporain,

un rappel du statut de la femme dans la société contemporaine

s’impose.

Le statut de la femme dans le Maroc contemporain :

Dans un article intitulé « Femmes du Maghreb, partenaires

incontournables de l’équilibre méditerranéen »3, Fatima

Mernissi s’intéresse à la part des femmes dans les stratégies

démographiques et culturelles dans une perspective comparative

Maroc-Algérie-Tunisie. Elle nous livre le constat suivant :

« Un des lieux de déséquilibres entre les deux rives est le statut de

la femme. Dans une étude du "Population Crisis Committee" où 99

pays furent soumis à un test serré et classés sur une échelle formée

par une grille de 20 indicateurs, tous mesurant le degré de bien-être

des femmes, et qui a porté sur 92% de la population féminine du

monde, les pays européens ont été classés en tête du peloton et les

pays arabes tout près de la queue. L’étude qui a procédé à un

classement selon les indicateurs qui identifient l'état de la santé,

l’éducation, l’emploi des femmes ainsi que d’autres indicateurs

1. CASTORIADIS, « transformations sociales et création culturelle » dans Sociologie et Société, vol. 11 n°1, 1979, p. 45. 2. ANDEZIAN, op. cit., p. 96. 3. Publié dans Cultures du Maghreb, 1996, pp. 123-133.

Page 148: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

504

sociaux, notamment ceux concernant la participation des femmes à

la gestion de la société, a classé l’Europe du Nord et l’Amérique très

haut sur l’échelle, dessinant ainsi un des axes de déséquilibres les

plus porteurs de tensions dans la région, celui du statut des femmes :

sans surprise, l’Afrique, le Moyen Orient et l’Asie du Sud sont les

derniers classés. »1

Ajoutons à cette remarque que le Maroc des années 2000 est en

cours de renégociation. La société débat de la place de l’individu

et plus précisément de celle des femmes dans un environnement

en mutation rapide, où le statut du sacré et de l’islam se voit

bousculé à la fois par l’islamisme national et transnational, et

par l’ouverture politique des acteurs et des discours religieux

dans la sphère publique. Rappelons qu’au niveau national

aujourd’hui, 50,4 % des femmes qui vivent en milieu urbain

sont encore analphabètes contre 24,5 % des hommes (ce chiffre

atteint 84 % de femmes analphabètes en milieu rural), 25,8 %

d’entre elles sont sans activités professionnelles (contre 17,4%

des hommes)2. Le statut de la femme est ainsi et depuis peu,

redéfinit par de nouvelles réformes juridiques : le Code du Statut

Personnel marocain date de 1957 vient tout juste d’être réformé

en 2003. Forgé dans la foulée de l’indépendance et inspiré de la

loi coranique (al-charî’a), ce code s’est révélé, au fur et à

mesure de la modernisation de la société, inadapté et dépassé et

surtout injuste envers la femme. Le Coran et le hadith, les deux

sources principales du texte, sont interprétées à la lettre et

confèrent à la femme un statut de mineure à vie. Le ton même

de ce code consacre le sort fait à la femme depuis plusieurs

siècles : pas de liberté individuelle, aucune indépendance,

beaucoup d’obligations et très peu de droits. La femme est

victime d’une mentalité qui la dégrade : elle est source de honte,

confinée dans la zone interdite de l’espace domestique. Entre le

désir d’inscrire son action dans ce cadre des droits de l’Homme

1. Ibid., p. 125. 2. Ces données sont issues du recensement général de la population de 2004, disponibles sur le site Internet du Haut Commissariat au Plan du Royaume du Maroc (http://hcp.ma)

Page 149: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

505

que le pays a consacrés dans sa Constitution et l’obligation de

respecter les préceptes coraniques, le Maroc s’est doté d’une

législation à caractère double, à la fois ouverte en matière de

droit public et fermée en matière de droit privé. Les femmes,

principales actrices de la vie privée, restent les principales

tributaires de cette dualité. Aujourd’hui, elles revendiquent une

adaptation de leur condition juridique, toutes matières

confondues, aux principes généraux des droits de l’Homme.

Elles le font à travers leurs associations, de plus en plus

nombreuses, et à l’aide de leurs écrits, de plus en plus engagés.

Depuis les années 1990, la place de la femme est le sujet qui

cristallise toutes les différences politiques et culturelles au

Maroc, alors que, parallèlement, la concurrence religieuse

s’ouvre à la faveur du pluralisme politique1. Le gouvernement

de l’alternance a proposé une réforme pour combler le retard

accumulé en matière juridique et hisser la loi au niveau d’une

société qui se modernise de plus en plus. Rappelons que lorsque

Bourguiba a voulu la société tunisienne à l’indépendance de son

pays en 1956, il a commencé par proclamer l’égalité civile et

juridique entre les hommes et les femmes (Code du Statut

Personnel du 13 août 1956). A l’inverse en Algérie, la montée

de l’islamiste a poussé le pouvoir FLN à adopter le 24 mai 1984

un code de la famille très rétrograde qui visait à limiter l’action

des femmes dans la société. Au Maroc le statut des femmes

n’est guère plus enviable qu’en Algérie : considérée mineure

(jusqu’en 2003) pour certains actes de la vie, comme la

conclusion de son mariage ou la gestion des biens de ses

enfants, majeure pour d’autres, comme l’administration de son

patrimoine ou l’exercice de ses droits civiques, la femme

marocaine musulmane navigue entre les lois discriminatoires du

1. Pour les questions liés à l’islam politique au Maroc, voir ZEGHAL, Les islamistes marocains: le défi à la monarchie, 2005, TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, 1999, DIALMY, Féminisme, islamisme et soufisme, 1997. BENDOUROU, Le Pouvoir exécutif au Maroc depuis l’indépendance, 1985.

Page 150: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

506

Code du statut personnel et successoral et celles, universelles,

des droits de l’Homme. Le code de la famille qui régit le statut

de la femme, la Moudawana1, est contesté en 1992 par les

associations féministes qui lancent un mouvement de réflexion

sur une nécessaire réforme. Une lettre ouverte de l’Union de

l’Action Féminine au Parlement (daté du 8 mars 1992) affirme

que ce code « maintient la femme dans un statut de mineure à

vie, d’infériorisation par rapports à l’homme et notamment son

époux, lui impose une tutelle et la prive d’un droit de regard sur

ses enfants »2. Le roi Hassan 2 clôt le débat en le ramenant

explicitement à son monopole personnel de l’interprétation des

textes religieux3. Son fils l’actuel souverain Muhammad 6

relance la polémique jusqu’en octobre 2003 avec une réforme

révolutionnaire établit sous la pression des mouvements

féminins, quarante-six ans après le premier texte de la

Moudawana4. Dans son discours télévisuel le roi innove en

déclarant publiquement que les époux ont désormais la

responsabilité conjointe de la famille (auparavant ce rôle était

tenu uniquement par le mari), que la règle de l’obéissance de la

femme à son époux est abandonnée, que la femme n’a plus

besoin d’un tuteur pour se marier, que l’âge du mariage est fixé

au minimum à 18 ans au lieu de 15 ans, que la répudiation est

limitée par l’autorisation du juge de la Famille, que la femme

peut demander le divorce et bénéficier de la garde d’enfant. La

polygamie est restreinte mais non interdite5. En veillant à donner

au code de la famille une légitimité parlementaire et

démocratique, Muhammad 6 a réussi à faire tomber le dernier

1. A propos du statut juridique de la femme et de la famille voir M. Al-Ahnaf, « Maroc. Le code du statut personnel », Magreb-Machrek n° 145, Juillet-septembre 1994, pp. 03-21 et Moulay Rachid, La femme et la loi au Maroc, 1991. 2. Extrait de la lettre de l’Union de l’Action Féminine citée par M. Zeghal. Ibid., p. 249. 3. AL-AHNAF, op. cit. 4. Le texte de cette nouvelle Moudawana est disponible sur Internet : http://www.mincom.gov.ma/french/generalites/codefamille.html 5. Le discours du roi prononcé à cette occasion est disponible à l’adresse suivante : www.mincom.gov.ma/french/generalites/codefamille/discours.html

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507

bastion de résistance de l’islam conservateur : l’espace de la

famille. La nouvelle Moudawana met fin à une conception

essentialiste de l’islam qui a toujours refusé l’ouverture et le

progrès, opérant une véritable révolution culturelle en abolissant

officiellement la domination masculine.

En réalité, la vrai bataille n’était pas le statut de la femme que

tout le monde connaît trop injuste dans les faits, mais la question

des codes culturels et des blocs identitaires qui rejettent ce

statut. Le Maroc demeure une société patriarcale et très

conservatrice où la ségrégation sexuelle est le socle de toutes les

relations sociales entre les hommes et les femmes. Les espaces

territoriaux sont régis par des règles liées à la sexualité qui

délimite un espace social sexué. Décrivons ce phénomène.

L’espace social sexué :

L’espace social Marocain est analysé dans ses fondements

religieux par F. Mernissi dans Sexe, idéologie, Islam1. Selon

l’auteur, la dichotomie sexuelle des espaces territoriaux de la

société, légiférée par de nombreux préceptes coraniques,

provoque l’oppression des femmes. Arrêtons-nous sur les

fondements religieux qui définissent les sphères publiques et

privées de l’espace social.

Les fondements religieux :

Dans son étude, Mernissi scinde le monde musulman en deux

« univers »2 qui vont de pair avec religion et pouvoir. D’après

elle, la ‘umma (litt. « la communauté de croyants »), qui

correspond à la sphère publique, est un « univers » masculin qui

symbolise à la fois l’autorité et le pouvoir spirituel. A son exact

opposé se trouve la sphère privée, l’espace domestique, qui est

un « univers » féminin et le lieu de la sexualité et de la famille.

1 . MERNISSI, trad. de l’américain par D. Brower et A.-M. Pelletier, 1983. 2. Le terme « univers » renvoie, selon Mernissi, à l’ensemble des réalités associées à l‘existence des communautés humaines. Ibid., p. 156.

Page 152: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

508

La distribution précise des espaces territoriaux en contexte

musulman est selon Mernissi intimement liée à la sexualité.

Dans ces deux « univers » les échanges sociaux sont régis par

des concepts et des règles divergentes : la ‘umma intègre les

préceptes de solidarité alors que l’espace domestique est le cadre

de conflits1. Bien que la sphère publique est composée

théoriquement de tous les individus composant la communauté

de croyants, F. Mernissi note que dans le Coran Dieu ne

s’adresse pas directement aux femmes, les hommes y sont

présentés comme les interlocuteurs immédiats et privilégiés de

Dieu. Elle en déduit que la ‘umma est constitué uniquement

d’hommes. La sphère privée se compose à la fois d’hommes et

de femmes, bien que les hommes ne soient pas supposés passer

tout leur temps dans leur foyer. Mernissi en déduit alors que la

sphère domestique est surtout un espace féminin. La dichotomie

entre les deux sphères n’est pas uniquement sexuelle et se

manifeste aussi à travers des préceptes divins énoncés. Si les

principes qui sous-tendent les interactions dans la ‘umma

ambitionnent l’élévation spirituelle de ses membres (par les

injonctions divines à l’égalité des croyants, à la réciprocité, au

rassemblement, à l’unité, à la communion, à la fraternité, à

l’amour et la confiance), la sphère privée est régie par des

recommandations exprimant l’inégalité (entre la mari et la

femme), L’absence de réciprocité, , la séparation, la division, la

subordination, l’autorité et la méfiance. Se basant sur les notions

théoriques de M. Weber, F. Mernissi désigne les relations

sociales dans la ‘umma de « coopératives », dans la mesure où

l’action générale est basée « sur un sentiment, subjectif, des

partis en présence de ne faire qu’un, d’être solidaire »2. La

‘umma ambitionne l’unification des individus au sein d’un

système complexe qui suppose la croyance en un ensemble

1. Ibid. 2. WEBER, Essai sur la théorie de la science, trad. de l’allemand par J. Freund, 1968, pp. 133-136, cité par Mernissi. MERNISSI, op. cit., p. 157.

Page 153: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

509

d’idées destinées à assurer l’intégration et la cohésion de tous

les membres qui participent à la tâche unificatrice : la

sauvegarde et le respect de l’islam. A l’opposé, la sphère privée

met en jeu des relations sociales de types « conflictuelles » où

l’action « est orientée intentionnellement dans le but de réaliser

la volonté de l’un des acteurs sociaux, aux dépends des désirs

des autres et en dépit de la résistance qu’ils lui opposent. »1

Mernissi avance que les individus présents dans l’espace

domestique sont définis par leur sexe et non par leur foi. Ils ne

sont pas unis mais au contraire divisées en deux catégories : les

hommes ont le pouvoir et les femmes obéissent. Celles-ci, dont

l’existence en dehors de ce champ est définie comme une

transgression, sont soumises aux hommes qui eux ont une

seconde nature, celle que confère la sphère publique, la sphère

du religieux, du politique et du pouvoir, de la gestion et des

affaires de l’ ‘umma2. Le tableau suivant (fig. 29) nous résume

les composants et les principes religieux de la sexualisation de

l’espace social :

1. Ibid. 2. Ibid., p. 158.

Page 154: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

510

Fig. 28 : tableau de l’espace social selon Mernissi1 :

Sphère publique (la ‘umma)

Sphère privée (l’espace domestique)

Membres : les croyants. Dans le Coran, Dieu ne s’adresse pas directement aux femmes. La ‘umma se compose donc d’hommes. Principes : - égalité des croyants - réciprocité - rassemblement - unité - communion - fraternité - amour - confiance

Types de relations sociales selon Weber : coopératives

Membres : les hommes et les femmes. Les hommes ne sont pas supposés passer tout leur temps au foyer. C’est donc un espace féminin. Principes : - inégalité (mari et femme) - absence de réciprocité - séparation - division - subordination féminine - autorité masculine - méfiance

Types de relations sociales selon Weber : conflictuelles

Dans ces deux sphères, les interactions exceptionnelles et

inévitables entre les individus de sexe différents n’appartenant

pas à la même famille sont soumis à une ritualisation complexe.

Cependant, seuls les actes considérés comme « licites » (hallal)

sont réglementés par des recommandations coraniques destinées

aux femmes, tel que le port du voile en espace public ou la

restriction de leurs sorties hors du domicile2. L’interaction entre

hommes et femmes inconnus, étrangers l’un à l’autre, n’est

jamais légiférée par des préceptes religieux car elle est

considérée comme « illicite » (haram). Pour F. Mernissi, cette

constatation reflète l’attribution inégalitaire du pouvoir qui lie

les sexes dans un rapport hiérarchique et trouve sa manifestation

au niveau des frontières territoriales séparant les hommes des

femmes3. Selon elle, toute transgression de ces frontières est un

« danger social » et une « désobéissance à Dieu » dans la mesure

où elles constituent une attaque contre la répartition des

1. Ibid., p. 156. 2. Coran, v. 24 / s. 31 et v. 33 / 59. 3. Ibid, p. 153.

Page 155: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

511

pouvoirs exprimés par cette limite1. Les normes culturelles

découragent et prohibent toute communication entre les

individus de sexe opposé, à l’exception des époux et des

membres de la famille. Selon Mernissi, cela implique que les

individus doivent continuellement improviser pour tenter de

gérer des interactions sociales « illicites ». Comment cela se

manifeste-t-il dans les faits sociaux ?

Les faits sociaux :

Dans la pratique, tout en ensemble de mécanismes est employé

pour empêcher qu’une intimité trop grande ne s’établisse entre

deux partenaires du sexe opposé. Dans la société marocaine la

place de la femme est très restreinte hors de l’espace

domestique : à la mosquée, elles ne peuvent utiliser qu’un

endroit spécifique, réduit, marginal et situé au revers de l’espace

réservé aux hommes. Bien que le Prophète ait permis aux

femmes d’aller à la mosquée2, ce droit a souvent été remis en

question et souvent reste soumis à l’autorité du mari. Ajoutons

que G. Tillon a prouvé que l’oppression des femmes, loin d'être

l’apanage des sociétés musulmanes, sévit aussi bien dans les

pays chrétiens du pourtour méditerranéen. Selon elle, aucun

pays de cet espace géographique n'a su totalement repousser cet

héritage millénaire, qui dit-elle, « ne profite à personne :

l’aliénation des femmes aliène les hommes et appauvrit

dramatiquement les régions où elle pèse le plus. »3 Au Maroc,

l’interaction entre les sexes est l’objet de tant de restrictions

vestimentaires et d’attention, que la séduction et l’esthétisation

du corps (port de bijoux, parures, maquillage) deviennent des

composantes structurelles de la relation entre les individus du

même sexe et de sexe opposé. La ségrégation sexuelle semble

intensifier les relations humaines car « la séduction est le mode

1. Ibid. 2. A propos des relations entre le Prophète et les femmes, voir MERNISSI, Le harem politique : le Prophète et les femmes, 1992. 3. TILLON, Le harem et les cousins, 2000, p. 207.

Page 156: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

512

de communication principale d’une société qui opte pour la

ségrégation sexuelle »1. L’attachement hédoniste à l’esthétique

du corps semble ainsi faire parti du processus de civilisation au

Maroc2. Mernissi nous rappelle que les femmes marocaines qui

circulent dans la sphère publique doivent faire preuve de

modestie (port du voile, tête baissée). Selon elle, les femmes

dans un espace masculin représentent une offense et une

provocation3 malgré le fait que pour aller simplement à l’école

ou au travail, les femmes doivent pouvoir se déplacer librement

dans la sphère publique. En troublant les hommes qui y perdent

leur tranquillité, leur assurance et leur prestige social, une

femme est une intruse et trouble l’ordre établit par Dieu. Edward

T. Hall affirme que « parler d’intrusion dans un espace public

est une contradiction en soi. Public veut dire public »4. Bien

entendu, personne au Maroc ne saurait prétendre à imposer une

zone privée en sphère publique. Ce qu’il faut saisir ici, c’est que

l’espace est social et l’intrusion ne réfère pas aux frontières mais

à l’identité de la personne qui l’investie. La ségrégation des

femmes, que les occidentaux considèrent comme une source

d’oppression, est ressentie par de nombreuses musulmanes

comme un objet de fierté et le phénomène de prestige lié à la

richesse du foyer. Pour être un succès, la ségrégation d’un être

humain nécessite un investissement matériel considérable

puisque les femmes doivent être fournies à domicile. Les autres,

obligées de sortir dans la rue pour faire leurs courses ou aller au

travail, sont par conséquent soumises à un harcèlement

1. MERNISSI, 1983, op. cit., p. 157. 2. Et ceci malgré le fait que l’islam rejette les éléments de parure du corps, surtout pour les femmes, en conseillant aux croyantes de dissimuler derrière un voile tout ornement et tout attrait susceptible de les faire remarquer. Le coran prohibe formellement les tatouages et les perruques, attributs usuels à l’époque du Prophète. Coran, s. 24 / v. 31. 3. MERNISSI, op. cit., p. 164. A ce propos, on dit souvent au Maroc que toute femme qui se promène dans la rue après une certaine heure est sexuellement disponible. 4. HALL , “The hidden dimension. Man’s use of space in public and private”, 1969, p. 156.

Page 157: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

513

systématique qui est le résultat de la répartition des sexes1.

Malgré tout, suite au centralisme bureaucratique français

aménagé au Maroc en 1912, les femmes marocaines ont, depuis

l’indépendance, accès au travail administratif. La fonction

publique a depuis prit de l’ampleur et le gouvernement emploi

aujourd’hui un nombre considérable de femmes alphabétisées

qui sont employées comme dactylos, secrétaires ou agent

d’exécution2. Bien que leur position reste toujours subalterne,

les femmes utilisent de plus en plus les espaces autrefois

réservées aux hommes. La nouvelle Moudawana mise en

application en 2003 par le roi Muhammad 6 abroge l’autorité

des hommes dans la sphère privée et rehausse le statut juridique

des femmes. La modernité semble donc jouer un rôle important

dans la définition de l’espace social musulman contemporain.

Dans ce contexte, où se situe la cérémonie domestique actuelle

dans la dichotomie sexuelle des espaces territoriaux ? La lîla

contredit-elle l’ordre établit ? D’autant qu’au cours de la soirée,

les femmes transgressent l’un des principes qui fondent encore

l’ordre social : le principe de la ségrégation sexuelle de l’espace.

Que signifie pour elles le rituel des Aïssâwa ? Comment sont-

elles considérées par les officiants ? Les réponses à ces

questionnements nous conduisent sur le sujet de la place des

femmes dans la cérémonie.

La place des femmes dans la cérémonie des Aïssâwa :

La place des femmes dans la cérémonie des Aïssâwa est liée à la

fonction d’intégration sociale que revêt la lîla. Au-delà de la

séance d’exorcisme des mluk que nous avons précédemment

décrite, la cérémonie domestique leur permet une appropriation

du fait religieux à travers la socialisation et l’esthétisation.

Observons ces deux notions :

1. MERNISSI, op. cit., p. 162. 2. AYNAOUI, « Genre, participation, choix occupationnel et gains sur un marché du travail segmenté : une analyse appliquée au cas du Maroc », dans les Annales marocaines d’économie n° 22-23, 1996, pp. 109-150.

Page 158: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

514

La socialisation de la cérémonie :

Tout d’abord, rappelons que ce sont les femmes qui autorisent

l’existence même de la cérémonie dans l’espace domestique.

Notre enquête démontre que ce sont elles qui sont à l’initiative

de l’organisation des lîla-s Aïssâwa dans les villes de Fès et de

Meknès1. D’après les témoignages des muqaddem-s interrogés,

la lîla des Aïssâwa connaît un développement et une diffusion

sociale exceptionnel depuis la fin des années 1980. Ce rituel qui

fut, d’après les sources manuscrites disponibles, parfois interdit

aux femmes (selon Brunel) et célébré seulement entre disciples

et proches sympathisants (selon Boncourt)2, est devenu

aujourd’hui accessible aux foyers des différentes catégories

sociales grâce aux services offerts à domicile par les Aïssawa à

la demande des femmes, devenues pour eux et selon leur propre

terme, des « clientes ». Cette situation semble tout à fait

convenir aux muqaddem-s enquêtés, même aux plus âgés. Par

exemple, le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi pense

que les femmes ont littéralement « sauvé » la confrérie d’une

disparition programmée. Voici son avis sur la question :

« Heureusement, grâce à Dieu, ce sont les femmes qui

ont sauvé les Aïssâwa. S’il n’y avait pas les femmes pour

nous inviter, il n’y aurait plus d’Aïssâwa aujourd’hui.

Aujourd’hui on joue à la demande des femmes, c’est

notre clientèle. Personnellement cela mon convient, c’est

positif pour tout le monde, bien que les Aïssâwa

d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec ceux de ma

jeunesse.»

Sur un ton amusé, le muqaddem Haj Saïd Berrada, dont la tâ`ifa

est particulièrement populaire auprès de la population féminine,

affirme que « si le Chaykh al-Kâmil voyait les Aïssâwa

aujourd’hui, il ne reconnaîtrait pas sa tarîqa et il nous

renierait. » La pratique du mysticisme par les femmes est liée à

1. Voir les résultats de notre enquête pp. 358 et ss. 2. BRUNEL, op. cit., pp. 115-130. BONCOURT, op. cit., pp. 202-241.

Page 159: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

515

leurs activités familiales, sociales et elle est intégrée dans le

domaine de la vie privée. L’intérieur (mais aussi l’extérieur) des

maisons devient, le temps de la cérémonie, non seulement une

scène rituelle mais surtout un lieu de socialisation, un espace de

réunion et de rencontres où elles apparaissent comme référent

d’autorité. Ce sont elles qui décident de l’aménagement de leur

domicile pour accorder à la cérémonie une grande convivialité

(la mixité est clairement recherchée et revendiquée), qui

choisissent le groupe Aïssâwa, qui sélectionnent les invités et les

préposés à la cuisine et au service. En tant que lieu de

socialisation, une « sur-modalisation » (selon Goffman) ludique

du cadre cérémoniel est omniprésent et se manifeste par les

chants, les danses et les rires des femmes. Ecoutons, à ce propos,

madame I., 56 ans, propriétaire de pharmacie en médina de Fès

et coutumière de la célébration des lîla-s :

« Ce sont les femmes qui font venir des groupes Aïssâwâ pour

danser, ça leur permet de décompresser. Tu sais, elles ont beaucoup

de stress accumulé à cause de leur mari, de leur belle famille, des

enfants. Quelques fois elles n’y ‘‘arrivent pas’’ et ont besoin de faire

ressortir toutes ces tensions et de s’amuser…Alors, une fois par an,

elles organisent une lîla. Elles se retrouvent à cette occasion

entourées d’amies, elles sont ‘‘chouchoutées’’, elles s’habillent bien,

avec des robes vertes, jaunes, roses, c’est très joli à voir. Elles

dansent ensuite toute la nuit jusqu’à ce qu’elles tombent de fatigue.

Beaucoup de gens critiquent cela mais la lîla des Aïssâwa c’est très

important pour les femmes. »

L’expérience mystique est vécue par les femmes autant

physiquement que spirituellement. Précisons, du moins au sujet

de l’expérience de celles avec qui nous avons pu nous entretenir

lors des cérémonies, que la spiritualité s’exprime par la

corporalité voire la sensualité, d’où l’aspect spectaculaire et

véhément que prennent parfois les danses de transe. Ce vécu de

semble être difficile à communiquer, les termes utilisés pour

décrire leurs états psychiques s’inscrivent dans les champs

sémantiques de l’amour, du désir, de la soif ou de l’ivresse,

Page 160: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

516

comme nous le fait comprendre le récit de madame R., 55 ans,

sans emploi et vivant en ville nouvelle de Fès :

« La sensation qu’on ressent est proche du désir, on a envie de

participer et de danser, c’est quelque chose d’irrésistible et

d’envoûtant. Comme lorsqu’on a soif, c’est un besoin naturel à

satisfaire. Au début, je ne croyais pas à ces histoires de transe et des

Aïssâwa. Pour moi la lîla c’était juste une fête pour les

femmes…Mais, un jour, je vais avec ma mère dans une lîla

organisée par une cousine, et là je me suis moquée d’une femme en

transe. Je me suis dit ‘‘c’est de la comédie, qu’est-ce qu’elle nous

fait celle-là’’. Ma mère m’a dit d’arrêter mes remarques sous peine

de devenir comme cette fille. Tout d’un coup, pendant la soirée je

me suis sentie attirée par la musique, les sons des tambours, le

rythmes, mon corps a bougé tout seul et je me suis dirigé vers le

groupe de musiciens et j’ai dansé, c’étais plus fort que moi [son fils

interrompt la discussion et lui somme d’arrêter de « dire des

conneries ». Une discorde s’engage entre la mère et son fils qui met

fin à l’entretien, ndr]. »

Cette pratique du divin est généralement considérée comme une

distraction marginale par rapport à la religion officiellement

définie, et les officiants qui la permettent restent fortement

déconsidérés par de nombreux hommes interrogés dans le cadre

de notre enquête d’opinion1. Du coté des muqaddem-s

interrogés, leurs « clientes » sont vues comme des

sympathisantes voire des partisanes de la confrérie. Les plus

ferventes d’entre elles deviennent des amies des familles des

muqaddem-s avec lesquelles elles entretiennent des relations

ancrées. Questionnés sur la place des femmes dans la lîla et sur

leur mode d’appropriation du fait religieux, les muqaddem-s

nous répondent invariablement en limitant continuellement le

rôle de la femme à leur statut de « cliente » et à leur

participation à l’exorcisme des mluk. Pour les femmes qui

réalisent les danses de transe de possession ou de divination, la

célébration d’une lîla a un impact sur leurs relations sociales :

par leur capacité d’entrer en contact le divin et de transmettre

1. Voir les résultats de notre enquête d’opinion, pp. 264 et ss.

Page 161: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

517

une affirmation divine par la divination, elles seront les

premières invitées lors de cérémonies privées, organisées pour

honorer, comme chaque année, le pacte scellé avec un démon.

Les autres convives sont choisis parmi les familles, les amies et

les différentes connaissances de son réseau social. C’est

pourquoi ces femmes bénéficient auprès des muqaddem-s d’un

capital sympathie très important. Cependant, si les femmes et les

Aïssâwa s’accordent sur l’aspect proprement symbolique du

rituel, celles-ci se distinguent par rapport à eux par une pratique

complémentaire où l’aspect récréatif est franchement exigé.

Nous remarquons que pour certaines femmes la cérémonie est

appréciée avant tout comme un lieu d’esthétisation.

L’esthétisation de la cérémonie :

L’investissement féminin de la cérémonie se manifeste aussi par

une « sur-modalisation » du cadre rituel à travers un niveau

esthétique, qui englobe à la fois le corporel (par l’attention

portée à la coquetterie à travers le port de vêtements

traditionnels des participantes mais aussi de tous les convives),

le gastronomique (par le choix et la qualité des mets servis) et le

musical (par l’influence des femmes sur le contenu du répertoire

musical de la cérémonie). Le témoignage de madame B., 50 ans,

propriétaire de salles de jeu à Fès, est significatif. Cette cliente

régulière des services des tâ`ifa-s sélectionne le groupe

d’officiants d’abord sur l’apparence des musiciens, puis sur la

justesse de leur chant et enfin sur leur capacité à danser avec

grâce :

« Depuis que le muqaddem M. a célébré chez moi une lîla pour la

mawlid, je fait chaque année appel à lui. Avant je choisissais un

groupe au hasard, en demandant à des amies. Je me retrouvais avec

des Aïssâwa avec des jellâba-s mal repassées, sales, avec de la

crasse sous les ongles, pas rasés, les cheveux avec la trace de

l’oreiller sur le coté… ça veut dire quoi ça ?Tout le monde doit faire

un effort pour se vêtir correctement, c’est le minimum de

correction…Sans parler de la qualité musicale, certains ne

Page 162: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

518

connaissent même pas les dhikr-s et chantent faux…Lui au moins il

sait tenir son groupe. Et tu as vu comment il danse le lion [il s’agit

de la danse rituelle du ‘‘jeu des lions’’, ndr ] ? Son groupe est

très professionnel, vraiment. »

Ce désir d’esthétique annoncé et sollicité1 par les clientes

poussent certaines à ne voire dans la cérémonie qu’une

animation folklorique pour soirées privées, où le religieux n’est

que de surface. Voici le récit de madame F., 33 ans, vendeuse de

prêt-à-porter en ville nouvelle de Meknès et cliente

occasionnelle des Aïssâwa :

«J’ai fait venir un groupe Aïssâwa pour mon mariage et pour la

circoncision de mon fils (...) Personnellement, je ne fais pas de lien

entre les Aïssâwa et la spiritualité. Pour moi c’est juste des

orchestres qu’on invite pour faire la fête. Au Maroc la religion est

présente dans tous les domaines de la société, alors c’est normal

qu’on en trouve dans le folklore. Aïssâwa pour moi c’est juste pour

danser. Quant à ces histoires de baraka, je n’y crois pas. Je crois à la

Baraka de Dieu, pas à la baraka des saints.»

Pour madame T., 42 ans, secrétaire chez un dentiste en ville

nouvelle de Meknès et parfois cliente des Aïssâwa, ceux-ci ont à

ses yeux l’obligation principale de répondre à la demande de la

clientèle. Elle ne souhaite pas en savoir davantage sur les

aspects ésotériques et mystiques qui sous-entendent la

cérémonie :

« Ha bon, les Aïssâwa récitent du dhikr ? Première nouvelle ! [Rires]

A vrai dire je m’en fiche de leurs croyances. La mystique ne

m’intéresse pas, c’est pour les naïfs et les incultes. Si le soufisme

avait un quelconque rapport avec l’islam, tout le monde le

pratiquerait, l’islam est la religion d’état ici (…) Lorsque j’organise

une fête Aïssâwa, je dis au responsable du groupe de ne pas me faire

de hizb, cela ‘‘casse l’ambiance’’, c’est pas un enterrement ! Qu’ils

s’en tiennent aux poésies du melhûn, des choses douces au début, et

ensuite des chansons bien rythmées pour danser. »

1. Bien qu’aucun interrogés ne l’a formulé, cette volonté fait échos au précepte coranique qui impose aux croyants de se vêtir de beaux habits lors des pratiques rituelles canoniques. Coran, v. 7 / s. 135.

Page 163: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

519

Ces récits nous le font comprendre, les femmes visent aussi la

manifestation d’aspects récréatifs à travers l’organisation d’une

cérémonie rituelle. Celle-ci permet en outre une interaction avec

les officiants qui s’exprime au travers des nombreuses

sollicitations que les femmes adressent aux muqaddem-s pour

infléchir le déroulement de la cérémonie. Il s’agit toujours de

demandes de suppression d’oraisons spirituelles (hizb et dhikr-s)

ou d’ajout de certaines chansons, qu’elles soient à connotation

religieuse (cantiques) ou profane (chants populaires du chaâbî).

A ce propos, rappelons que nous avons appris des muqaddem-s

enquêtés que certains éléments artistiques exogènes à la

cérémonie dite « originelle » auraient été intégrés dans la lîla à

la demande des femmes. On dit que c’est la fameuse « vieille de

la zâwiya » (al-haja al-zâwiya) qui, la première, aurait exigé du

muqaddem Al-Rali Al-Kohen l’introduction et l’adaptation des

chants de la Darqâwiyya, du Haddun, du Jîlaliyya, du Râziyya,

du Sâdkiyya et du Tahdira à la fin des années 19601. S’agit-il

d’un mythe interne à la confrérie ? Interrogé sur le sujet, le

muqaddem Haj Saïd Berrada nous affirme avoir introduit à la fin

des années 1980 les chants du Sussiyya et du Twatiyya dans

l’objectif d’allonger la durée de la cérémonie et de satisfaire

ainsi les requêtes de sa clientèle féminine. Le tableau

récapitulatif suivant (fig. 28) nous rappelle clairement les

caractéristiques des deux modes d’investissement de la

cérémonie par les femmes qui sont la socialisation et

l’esthétisation du fait religieux. Nous nous détachons ici de la

dichotomie proposée par S. Ferchiou qui oppose une expérience

mystique masculine vue comme « ascétique » à celle des

femmes jugée « animiste »2.

1. Voir notre paragraphe intitulé « l’emprunt à d’autres confrérie et au folklore local », pp. 451-454. 2. FERCHIOUX, op. cit.

Page 164: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

520

Fig. 29 : tableau descriptif des modes d’investissement de la

cérémonie par les femmes :

Mode d’investissement

Faits observés

La socialisation - volonté initiale de célébrer la cérémonie - sélection des officiants - sélection des invités - volonté de mixité - sélection du personnel préposé à la préparation du repas et au service - manifestation du ludique (rires, chants, danses)

L’esthétisation

- agencement du domicile - expression corporelle (habillement, coquetterie, chants, danses) - choix des mets et qualité du repas - sélection du groupe Aïssâwa en fonction de critères esthétiques (apparence, qualité des voix et de la danse) - nombreuses requêtes adressées aux Aïssâwa pour infléchir le déroulement de la cérémonie (suppression d’oraisons et ajouts de chansons exogènes au répertoire mystique)

Toutefois, ces nombreux égards accordés par les Aïssâwa et les

hommes en général aux demandes féminines ne doivent pas

masquer que la ségrégation sexuelle est ne composante de la

société marocaine. Goffman voit cette forme d’amabilité

masculine comme le signe révélateur de la position inférieure de

la femme dans une société donnée :

« Par tel ou tel geste ritualisé, les hommes ne vont pas manquer de

montrer, de temps à autres, qu’ils considèrent les femmes comme

des êtres fragiles et précieux qu’il convient de protéger des dures

réalités de la vie et auxquelles ont doit témoigner amour et respect.

Les femmes peuvent bien être définies comme étant de moindre

valeur que les hommes, mais c’est avec sérieux qu’elles sont

néanmoins idéalisées, mythologisées. »1

Ceci fait échos au témoignage du muqaddem Haj Saïd El Guissy

qui nous confie que certains hommes présents dans le public des

cérémonies lui demandent souvent de « jouer du chaâbî (des

1. GOFFMAN, L’arrangement des sexes, trad. de l’anglais par H. Maury, 2002 (1977), p. 60.

Page 165: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

521

chansons populaires, ndr) plutôt que du Aïssâwa afin que leurs

femmes ne deviennent pas ‘‘aliénées’’ par la transe. »

A la lumière de nos recherches de terrain, nous avançons l’idée

que la cérémonie semble offrir aux femmes qui y participent la

possibilité de vivre l’expérience du divin dans un espace où les

principes inégalitaires de la sphère privée et la ségrégation

sexuelle sont temporairement transgressés. Etudions ce

phénomène.

La lîla ou la ‘umma désirée

La lîla étant une soirée mixte, le contrôle des hommes sur les

femmes n’y est pas totalement abolit, mais il apparaît comme

temporairement neutralisé. Par leurs modes d’appropriation du

fait religieux (qui passent par la socialisation et l’esthétisation),

les femmes échappent à une tentative d’encadrement masculin

trop strict dans l’espace domestique et s’y manifestent

momentanément comme référent d’autorité. De fait, la

cérémonie privilégie la transgression et la dissolution temporaire

des règles sociales habituelles. Elle s’oppose directement à la

l’espace social sexué établit qui contribue à morceler et à

hiérarchiser des groupes humains à partir de genres et de castes.

Pendant le temps de la cérémonie toute censure imposée par la

société est ainsi suspendue. La lîla semble proposer une

neutralisation de la ségrégation sexuelle en créant

périodiquement un espace où les relations sociales sont définies

à partir de l’idée d’une solidarité essentielle avec tous les

membres d’une culture. La cérémonie domestique, par sa

capacité à réaliser ce que les institutions normatives dominantes

ne peuvent accomplir, semble relever de ce que l’anthropologue

V. Turner appelle communitas, un second pôle de la vie social

qui « engage l’homme tout entier dans sa relation aux hommes

Page 166: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

522

tout entier »1 à travers des relations vues par M. Weber comme

« coopératives »2. Comme l’ambitionnent les principes de la

‘umma, les individus présents dans cérémonie domestique sont

définis par leur foi et non par leur sexe. Ils ne sont pas divisés

mais unis au sein d’un système qui requiert la croyance en un

ensemble d’idées destinées à assurer l’intégration et la cohésion

de tous les membres qui participent à la tâche unificatrice de

l’expérience du divin.

Il semble que la cérémonie domestique permet aux principes

idéaux de la ‘umma, qui définissent la sphère publique

masculine, de s’insérer un moment dans l’espace domestique,

endroit féminin par excellence (voir tableau fig. 30).

Fig. 30 : tableau des principes revendiqués et transgressés dans

la lîla :

La cérémonie domestique Membres : les hommes et les femmes

Principes de la ‘umma revendiqués

Principes de l’espace domestique transgressés

Conséquences

- égalité des croyants - réciprocité - rassemblement - unité - communion - fraternité - amour - confiance

- inégalité (mari et femme) - absence de réciprocité - séparation - division - subordination féminine - autorité masculine - méfiance

- autorité féminine temporaire - relations sociales « coopératives » selon M. Weber

1. V. TURNER, Le phénomène rituel, structure et contre-structure, 1990, cité par B. Hell. HELL, op. cit., 2002 ; p. 294. 2. WEBER, Essai sur la théorie de la science, trad. de l’allemand par J. Freund, 1968, p. 133.

Page 167: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

523

Conclusion

Cette analyse de la lîla des Aïssâwa peut se conclure en douze

points :

1. Les cérémonies des Aïssâwa sont des rituels domestiques

nocturnes organisés principalement à la demande des

femmes sympathisantes. Celles-ci composent actuellement

la clientèle principale des orchestres de la confrérie. Les

Aïssâwa étant censé apporter la baraka, les motifs

d’organiser une cérémonie sont divers : célébration d’une

fête musulmane, mariage, naissance, circoncision,

exorcisme, recherche de guérison ou contact avec le divin

par l’extase.

2. Le rituel est proposé à l’identique par toutes les tâ`ifa-s et

comprend des récitations de litanies mystiques, des chants de

poèmes spirituels, un rituel d’exorcisme et une séance de

danse collective.

3. La célébration d’une telle soirée est un événement en soi.

Les hôtes des Aïssâwa mettent un point d’honneur à y

inviter de nombreux convives et à servir un repas qui fasse

honneur à l’événement. Les invités soignent particulièrement

leur tenue vestimentaire. Le rituel permet de réunir des

individus de différentes classes d’âges, de différents niveaux

sociaux, des valides et des handicapés. La mixité des sexes

est autorisée voire recherchée.

4. Au niveau symbolique, la cérémonie représente le

cheminement initiatique du soufi : un voyage mystique

ascendant vers Dieu et le Prophète avec retour sur terre.

L’odyssée traverse à la fois le monde des hommes et celui

Page 168: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

524

des démons pour culminer dans les sphères supérieures,

point de rencontre de l’homme et du divin.

5. Selon les Aïssawa, cette cérémonie n’a pas été établie ni

même pratiquée par le Chaykh al-Kâmil. Certains pensent

qu’elle est apparue au 17ème siècle sous l’impulsion d’un

disciple Aïssâwî (Sîdî ‘Abderrahmân Tarî Chentrî) ou au

18ème siècle sous l’influence d’autres chaykh-s marocains

célèbres pour leurs pratiques extatiques (Sîdî ‘Ali ben

Hamdûch ou Sîdî al-Darqâwî).

6. Les Aïssâwa accordent une grande importance à l’aspect

technique et esthétique du rituel. Ils considèrent leur

cérémonie comme un espace de sauvegarde de divers

éléments artistiques, symboliques, religieux et historiques de

la culture marocaine.

7. Par rapport aux travaux de Brunel (1926) et Boncourt (1980)

sur le sujet nous constatons une nette évolution de la

pratique rituelle. La cérémonie s’est allongée (de 4 heures

selon ces deux auteurs elle dure aujourd’hui 6 heures) mais

surtout les pratiques sacrificielles (la frissa) ont été

supprimées et remplacées par des danses (le « jeu des

lions ») qui font le bonheur du public. Ces faits s’expliquent

d’une part par la conscience musulmane des enquêtés (qui

tentent de rapprocher leurs pratiques de l’islam sunnite), et,

d’autre part, par l’aspect proprement mondain et

professionnel du rituel actuel.

8. Le rituel articule les sphères publiques et privée au sein

d’une mise en scène de la spiritualité qui se déroule, selon

les notions de Goffman, sur deux scènes de représentations :

l’avant scène (la rue) et l’arrière scène (le salon du

domicile). Les actes rituels des participants s’y déroulent

Page 169: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

525

dans deux zones précisément localisées et définies que nous

avons nommé « zone d’amorce » et « zone d’essor ». Dans

le cas de la cérémonie domestique, la zone d’amorce est

située dans la rue, la zone d’essor dans le domicile.

9. Les aspects ludiques de la cérémonie sont courants et

revendiqués par les participants (rires, chants, danses) de

même que les manifestations corporelles extatiques (danses

de transe des membres du public, cris, pleurs). Ce fait place

la cérémonie domestique à l’exact opposée des pratiques

rituelles de la zâwiya-mère de Meknès où les aspects

récréatifs sont usuellement interdits.

10. Pendant la cérémonie le comportement des Aïssâwa se

différencie de celui du public. Les musiciens sont soumis à

des règles très strictes imposées avec fermeté par le

muqaddem. Ils ne se laissent jamais aller à la transe,

synonyme, pour eux et dans ce contexte de soirée

domestique, d’impolitesse manifeste. Les membres de la

tâ`ifa sont entièrement à la disposition de l’assistance et

manifestent constamment une expression corporelle

introvertie. Ce fait s’explique, selon nous, par le phénomène

de professionnalisation du mysticisme à l’œuvre dans les

villes de Fès et de Meknès. Aujourd’hui il semble que c’est

la clientèle des Aïssâwa et non les membres des tâ`ifa-s qui

s’approprient véritablement le cadre de l’expérience du

divin.

11. Grâce à une « complicité d’équipe » (selon Goffman), les

Aïssâwa peuvent exprimer devant les membres de

l’assistance certaines choses étrangères à leurs rôles

(plaisanteries douteuses, querelles, propos inacceptables) de

façon à ce que l’assistance ne perçoive pas des gestes ou des

dires en désaccord avec la définition de la situation. Ce

Page 170: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

526

double jeu permet aux disciples de maintenir une solidarité

de façade lorsqu’ils sont engagés dans une représentation

rituelle.

12. Dans la société marocaine tout en ensemble de mécanismes

est employé pour empêcher qu’une intimité trop grande ne

s’établisse entre deux partenaires du sexe opposé. Le Maroc

demeure une société patriarcale et très conservatrice où la

ségrégation sexuelle est le socle de toutes les relations

sociales entre les hommes et les femmes. Les espaces

territoriaux sont régis par des règles à fondements religieux

qui délimitent un espace social sexué. Dans ce contexte, la

cérémonie domestique des Aïssâwa agit comme un moment

d’exception où les règles habituelles sont plus ou moins

transgressées. La soirée permet aux femmes une

appropriation du fait religieux à travers la socialisation et

l’esthétisation du mysticisme. L’intérieur et l’extérieur des

maisons deviennent, le temps de la cérémonie, non

seulement une scène rituelle mais surtout un lieu de

socialisation, un espace de réunion et de rencontres où elles

apparaissent comme référent d’autorité. Le contrôle des

hommes sur les femmes y apparaît comme temporairement

neutralisé. De fait, la cérémonie privilégie la dissolution

temporaire des règles sociales habituelles, et plus

particulièrement la ségrégation sexuelle. Il semble que la

cérémonie domestique permet à des principes idéaux

caractéristiques de la ‘umma qui définissent la sphère

publique masculine (réciprocité, fraternité, solidarité etc.),

de s’insérer un moment dans l’espace domestique, endroit

féminin par excellence.

13. L’autorité des femmes sur les Aïssâwa et sur le déroulement

de la cérémonie s’inscrit dans la problématique de la

marginalisation de celles-ci dans la sphère religieuse. La

Page 171: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

527

ségrégation sévère que subissent les femmes maghrébines et

son investissement particulier dans le mysticisme est la

conséquence de leur position sociale. Notons que leur statut

juridique définit par le code de la famille, la Moudawana

(qui date de 1957), vient tout juste d’être réformé par le roi

en 2003 sous la pression des féministes.

Les pratiques rituelles des Aïssâwa ne se limitent pas à la sphère

privée. Les orchestres de la confrérie participent aux festivités

organisées par l’Etat à l’occasion des pèlerinages sur les

tombeaux des saints (mussem-s). Lors des festivités annuelles

célébrant le jour de la naissance du Prophète (al-mawlid al-

nabawî), la municipalité de Meknès organise le mussem du

Chaykh al-Kâmil, qui est censé représenter le pèlerinage des

disciples de l’ordre religieux. Qu’en est-il de cet événement

aujourd’hui ? A la lumière des conflits qui existent, d’une part,

entre les groupes de disciples et, d’autre part, entre ceux-ci et la

hiérarchie confrérique, que représente ce pèlerinage pour les

Aïssâwa ? Pour les responsables de l’ordre ? Pour le public

pèlerin en général ? Comment se déroule-t-il ? Quelles pratiques

rituelles peut-on y observer ? Ces questions nous conduisent sur

le dernier chapitre de notre recherche.

Page 172: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

528

Chapitre 2

Le pèlerinage

LE MUSSEM DU CHAYKH AL-KAMIL

Ce chapitre s’attache à l’étude du pèlerinage annuel des

disciples de la confrérie des Aïssâwa, le mussem (terme

vernaculaire dérivé de mawsim, litt. « saison »). Le mussem du

Chaykh al-Kâmil s’inscrit dans les festivités organisées au

Maroc à l’occasion de la célébration de la naissance du Prophète

(al-mawlid al-nabawî) et se déroule à la fois à l’intérieur et aux

alentours de la zâwiya-mère de Meknès, demeure qui abrite le

tombeau du fondateur de la confrérie. A l’évocation des

mussem-s au Maroc, homme, femme, vieux ou jeunes, chacun

voit les images d’une foule en liesse dans une ambiance

exubérante. Cependant tous n’y portent pas le même intérêt ni

n’en donnent la même signification : la nature des mussem-s est

complexe et ils sont plus ou moins importants pour les gens,

selon l’âge, le sexe, la catégorie sociale et le lieu d’habitation. Il

n’est donc pas aisé d’appréhender la signification de ce

phénomène, profondément enraciné dans la société et la culture

marocaine. Phénomène religieux, les mussem-s sont beaucoup

plus que cela et manifestent la pratique collective d’un

événement complexe, à la charnière du sacré et du profane, du

récréatif et du méditatif, de l’urbain et du rural, du politique et

du religieux.

Notre contribution propose d’apporter un éclairage sur le

phénomène des pèlerinages Maghrébins en tentant de révéler la

signification et les enjeux de ce mussem dans la société

contemporaine. Quel sens sa célébration revêt-elle pour le public

pèlerin ? Que révèle l’analyse des différentes formes de

manifestations engendrées par cet événement ? Pour répondre à

ces questionnements et saisir les modalités dans lesquelles le

Page 173: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

529

mussem se déploie, nous avons décliné notre étude en quatre

parties. La première est un rappel de l’inscription des mussem-s

dans le champ culturel et religieux du Maghreb. La seconde

partie est consacrée à l’étude du mussem de Meknès à travers la

description du site et des pratiques rituelles des Aïssâwa. La

troisième partie est une comparaison de nos propres données

avec celles issues des écrits scientifiques antérieurs. Enfin, la

dernière partie est dédiée à la pratique sociale du public pèlerin

(disciples, commerçants et fidèles) et aux significations qu’il

confère au pèlerinage.

Qu’est-ce qu’un mussem ?

Les mussem-s sont des fêtes saisonnières, à la fois foires et

pèlerinages aux environs du sanctuaire d’un saint personnage1.

De part leurs aspects récréatifs, les mussem-s peuvent être

rapprochés des foires médiévales et des kermesses européennes.

Mais un rapport analogue de forme n’implique pas forcément

une correspondance d’usage. La première question est de savoir

comment il faut comprendre ces manifestations dans un contexte

musulman. Le terme de haj (litt. « se rendre à ») est employé

uniquement pour désigner le pèlerinage canonique de La

Mecque. Le mot mawsim, qui nomme les antiques marchés

saisonniers de l’Arabie ancienne, a évolué dans le double sens

de saison et de fête, notamment à caractère religieux. Le terme a

donné naissance au mot vernaculaire mussem qui qualifie les

fêtes patronales maghrébines qui associent autour d’un

sanctuaire des rituels religieux et mystiques, des foires et des

fêtes foraines. Ces manifestations sont aussi appelées muled,

dérivé dialectal du mot mawlid qui désigne la célébration de la

naissance du Prophète. Si les pèlerinages de la chrétienté ont

1. REYSSO, Pèlerinages au Maroc, p. 26.

Page 174: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

530

suscité une abondante littérature, en islam la centralité du haj, le

pèlerinage canonique à La Mecque, a longtemps dissimulé

l’infinité et l’intensité des pèlerinages locaux. La littérature

coloniale n’a pas produit de travaux spécifiques sur les

pèlerinages musulmans bien que le phénomène confrérique et le

culte des saints aient fait l’objet de toute son attention1. La

plupart des travaux ultérieurs n’abordent le pèlerinage qu’à

travers l’étude de la sainteté et des lieux saints, mais de

nombreux chercheurs se penchent actuellement sur l’analyse des

pèlerinages musulmans à la fois au Maghreb2 et au Proche

Orient3.

Les pèlerinages au Maghreb

C’est principalement dans le cadre du culte des saints que

s’inscrit la pratique du pèlerinage musulman, et cela en dépit du

fait que la doctrine canonique de l’islam réfute la notion de

sainteté. En ce qui concerne le Maghreb, les mussem-s, qui tirent

leur origine de rites agraires4, sont aujourd’hui la conjugaison

spécifique de culte des saints, de mysticisme et de foires

périodiques. Malgré cette contradiction et ce caractère non

orthodoxe, les chercheurs en sciences sociales qui mentionnent

1. Quelques exceptions cependant, les écrits de MASSIGNON, « Les pèlerinages populaires à Bagdâd », Revue du Monde Musulman, vol. 6, n° 12, 1908, pp. 640-651. « Géographie Spirituelle et pèlerinage », Dieu Vivant, Cahier 14, 1949, et de DOUTTE, « Notes sur l’islam maghrébin. Les marabouts », Revue d’histoire religieuse, t. 40, pp. 346-369, t. 41, pp. 22-66 et 289-336. La Khot’ba burlesque de la fête des T’olba au Maroc, 1909. Magie et religion en Afrique du Nord, 1909. 2. CHIFFOLEAU & MARBOEUF, Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient, espaces public, espaces du public, 2005. ANDEZIAN, Expérience du divin dans l’Algérie contemporaine, 2001. BERRIANE, Tourisme national et migrations de loisir au Maroc (étude géographique), 1992. REYSSO, op. cit.. CRAPANZANO, Les Hamadcha, un essai d’ethnopsychiatre marocaine, trad. de l’anglais par O. Ralet, 2000 (1973). 3. MADOEUF, « quand le temps révèle l’espace. Les fêtes de Husayn et de Zaynab au Caire », Géographie et Culture n° 21, 1995. « Les grands mûlid-s : des vieux quartiers du Caire aux territoires de l’islam », La géographie en fête, pp. 115-175. MAYEUR-JAOUEN, Histoire d’un pèlerinage légendaire en islam. Le mouled de Tantâ du 13ème siècle à nos jours, 2004. 4. REYSSO, op. cit., p. 28.

Page 175: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

531

les mussem-s les classent parmi les fêtes religieuses, bien que les

mussem-s ne figurent pas parmi les fêtes canoniques islamiques.

Cette dénomination semble néanmoins convenir du fait qu’une

grande partie des pratiques et des croyances qui entourent ces

célébrations est orientée vers le divin. Le pèlerinage sur le

tombeau d’un saint est une institution ancienne dans le pourtour

méditerranéen. Les Bédouins, les Perses, les juifs comme les

chrétiens effectuaient des pèlerinages sur le tombeau de leurs

saints bien avant l’avènement de l’islam1, et la Kaaba de la

Mecque, centre symbolique de la dévotion religieuse de l’islam,

était déjà l’objet de vénération avant que le prophète

Muhammad ne reçoive la Révélation. Avec l’avènement de

l’islam, la triade pèlerinage-foire-fête populaire, déjà présente se

développera de diverses façons dans les régions conquises.

Après la mort du Prophète, en plus de la Kaaba de la Mecque, la

tombe de Muhammad à Médine attire les fidèles et une certaine

vénération du prophète s’institutionnalise. Un de ses aspects en

est la célébration publique de son anniversaire dès le 12e siècle2.

Les pèlerinages périodiques aux tombeaux de saints sont donc

bien enracinés dans cette aire méditerranéenne. Bien qu’ils aient

tous gardé un caractère cultuel, leur développement ultérieur en

terre islamique a vu s’y ajouter divers éléments, notamment

ceux issus du mysticisme. Vénérés de leur vivant et après leur

mort, les saints locaux, humbles dévots ou illustre fondateur

d’une confrérie soufie, font l’objet d’une dévotion

particulièrement intense au Maghreb, territoire

géographiquement éloigné des trois lieux saints officiels de

l’islam. Selon un hadîth, il n’existe que trois mosquées de

pèlerinage en islam sunnite : La Mecque, Médine et Jérusalem3.

1. CHIFFOLEAU & MARBOEUF, op. cit., p. 08. 2 . Ibid., p. 09. 3. « Ne te rends qu’à ces trois mosquées, al-masjid al-harâm (mecque), al-masjid al-aqsâ (Jérusalem) et ma mosquée (Médine). » Cet hadîth, rapporté par Bukhârî et Muslim, sert d’argument aux opposants des sanctuaires des saints et à la visite des fidèles.

Page 176: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

532

Les tombeaux des saints (qui deviennent souvent des zâwiya-s)

démultiplient les lieux sacré en passant outre de la liste

canonique et en diffusant la baraka auprès des croyants. Trop

souvent inaccessible pour le commun des fidèles, le pèlerinage

canonique à La Mecque s’est vu remplacé dans la pratique par

plusieurs pèlerinages secondaires auprès des tombeaux des

saints, bien que dans l’esprit des participants et des pèlerins, le

mussem ne se substitue pas au haj. Si ces deux pratiques n’ont

pas le même sens, elles semblent remplir les mêmes fonctions.

La « visite » (al-ziyâra) du saint, mort ou vivant, se justifie par

la recherche de la baraka et la demande d’intercession auprès de

Dieu. Cette démarche s’intègre dans des séquences rituelles qui

comprennent des actes de purification, des processions, des

prières, des retraites spirituelles, des offrandes, des sacrifices et

des demandes que les fidèles adressent au divin par

l’intermédiaire du saint. Quelque soit l’importance des voeux, ce

besoin de rencontre et d’intercession avec le divin où se

manifestent aussi des aspects récréatifs et touristiques tisse dans

l’aire panmaghrébine un immense réseau de pèlerinages. Ces

manifestations mettent en jeu des pratiques complexes et

variées, qui témoignent de la multiplicité d’approche et de vécu

du fait religieux :

« Cette manifestation trouve donc son origine lointaine dans

l’histoire des foires religieuses et de leurs aspects économiques et

sociaux dans l’Arabie préislamique ; mais aussi dans le mouvement

maraboutique et la tradition des souks - deux phénomènes

spécifiques au Maroc - et enfin, dans les rites agraires du monde

berbéro méditerranéen. Elle offre le premier exemple, dans l'histoire

socioculturel du Maroc, d’une manifestation qui accorde une place

de choix aux activités récréatives et aux distractions, et ce, malgré

son caractère sacré. Elle s’accompagne en outre de déplacement de

populations, qui convergent vers le même point, attirés par les

nécessités du pèlerinage, mais aussi par le besoin de loisirs.

Page 177: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

533

Terminant le plus souvent l’année agricole, le moussem est enfin, le

lieu de distraction du monde rural par excellence, le seul parfois. »1

Les mussem-s, qui se superposent aux fêtes canoniques

musulmanes, prennent place dans le calendrier lunaire et

échappent à l’emprise des saisons. En dehors des jours de l’‘aïd

(« retour périodique »), il ne peut y avoir aucun jour sacré en

islam2. En 1982, 753 mussem-s furent célébrés au Maroc3, tous

en région rurale, à l’exception du mussem de Moulay Idriss à

Fès et celui du Chaykh al-Kâmil à Meknès, tous deux situés en

zone urbaine4. Ce dernier a la particularité de se célébrer le jour

du mawlid, la fête d’anniversaire du Prophète.

La célébration du mawlid

La célébration du mawlid (l’anniversaire du Prophète)5 est l’un

des faits religieux les plus contestés en islam car cette

commémoration n’est pas une fête canonique. Sous la pression

populaire et malgré la contestation de certains théologiens et

juristes, sa célébration finit par être acceptée comme

« innovation bonne » (bid’a hasana)6. Actuellement c’est un

jour férié et certains ordres religieux comme les Aïssâwa

organisent des processions au tombeau de leur saint fondateur.

Le premier mawlid formellement et publiquement célébré eut

lieu à Arbela dans l’Egypte fâtimide en 1207 le 12 du mois du

troisième mois du calendrier musulman (rabî`I)1, où s’y

déroulèrent des sacrifices d’animaux et des processions parmi

1. BERRIANE, « Le moussem au Maroc: tradition et changements », dans la Revue Géographie et Cultures, n° 7, 1993, pp. 27-51, p. 29. 2. Les fêtes canoniques sont l’‘aîd al-kabîr (la « grande fête ») appelée aussi ‘aîd al-adhâ (la « fête du sacrifice »), célébrée en souvenir d’Abraham le 10 du dernier mois du calendrier hégirien, et l’‘aîd al-fitr (la « petite fête »), marquant la fin du mois du ramadan et la rupture du jeûne, le 1er jour du dixième de l’année islamique. 3. BERRIANE, op. cit., p. 30 4. BERRIANE, op. cit., p. 30 5. Le mawlid ne commémore pas réellement la naissance du Prophète mais en plutôt sa mort, car le jour de sa naissance n’est pas précisément connu. 6. ANDEZIAN, op. cit., p. 162. 1. Ibid.

Page 178: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

534

lesquels s’insérèrent des groupes de musiciens et des stands de

divertissements1. Instituée d’abord à Ceuta par le chaykh Abû

al-‘Abbâs al-‘Azfi pour stopper les célébrations de la fête

chrétienne de Noël par les musulmans, le mawlid fut

officiellement introduit au Maroc par le sultan mérinide Abû

Ya’qûb Yûssef en 1292 et popularisée par les dynasties

chérifiennes (Saâdide et Alawite) et par les ordres mystiques qui

se revendiquent une ascendance prophétique2. La fête se répand

dans tout le Maghreb à partir du Maroc. Aujourd’hui les

célébrations se déroulent dans les mosquées, dans les zâwiya-s,

dans les maisons, dans la rue et jusqu’au plus haut sommet de

l’Etat. Le jour du mawlid, les enfants sont rois et reçoivent des

sucreries et des cadeaux. Les adultes et les personnes âgées

participent aux cérémonies liturgiques, les visites aux zâwiya-s

et la participation aux processions des confréries est courante.

En Algérie, sous la pression des réformistes de l’islâh des

années 1930, les cérémonies ne sont pas supprimées mais

«épurées» de toutes les pratiques rattachées au soufisme, frein

aux yeux des ‘ulamâ` à l’épanouissement de la foi ainsi qu’au

sentiment d’appartenance nationale3. Les célébrations

réformistes se caractérisent par l’abolition des rituels mystiques

et par la mise à contribution active des écoliers aux rituels

canoniques formels. Des modifications notables sont intervenues

dans les célébrations des ordres mystiques : les offices

liturgiques (poésies et dhikr) sont remplacées par des sermons et

des enseignements à caractère éthique et religieux liés à la

personnalité du Prophète et à son œuvre4. Le mawlid est

l’occasion de réaffirmer son rôle dans l’histoire de l’humanité,

sa biographie (al-sîra) est interprétée à travers des thèmes

sociaux et éthiques. Les pratiques esthétiques telles que la

musique, la danse et les processions tiennent une place

1. Ibn Khallikan (1256), cité par Reysoo. RESOO, op. cit., p. 04. 2. ANDEZIAN, op. cit. 3. Ibid., p. 164. 4 . Ibid.

Page 179: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

535

marginale et sont folklorisées par les autorités publiques. Outre

les mosquées, les lieux de commémoration s’étendent aux

écoles, aux théâtres, aux cinémas et aux places publiques. Ce

mawlid réformiste, où toute expression de la spontanéité et de la

gaîté est abolie, est adopté par les autorités officielles de

l’Algérie indépendante. Actuellement la crise identitaire et

économique que subie l’Algérie entraîne les membres des ordres

mystiques à remettre en question la légalité des pratiques

extatiques et culturelles locales sous la pression des islamistes1.

La religion étant devenue un enjeu de pouvoir, cette autocensure

vise leur inscription dans le champ de la légitimité religieuse.

Au Maroc le mawlid s’est toujours maintenu et il reste une fête

très importante pour les confréries mystiques en activité

(Qâdiriyya-Bûdchichiyya, Tijâniyya, Hamadcha et Aïssâwa par

exemple). De nombreux travaux scientifiques publiés et

plusieurs thèses inédites en font référence. Les écrits de

Crapanzano2 sur les Hamadcha et ceux de Pâques3 sur les

Gnâwa mentionnent les pratiques mystiques qui de déroulent

lors du mawlid. Actuellement et à cette occasion, les Aïssâwa

organisent une cérémonie interne à la confrérie où sont conviés

à la fois tous les muqaddem-s de Fès et de Meknès, les

gestionnaires de la zâwiya-mère et les membres des familles

respectives. Cette réunion, appelée « nuit du mawlid » (lîla al-

mawlid) ou « nuit des muqaddem-s » (lîla al-muqaddmin), est

organisée est l’initiative du muqaddem-muqaddmin qui en

supporte financièrement la préparation, à savoir la location

d’une salle (toujours dans un quartier chic de Fès et plus

précisément sur la route d’Imouzer) pouvant accueillir plusieurs

dizaines de sympathisants (et les membres de la famille des

Aïssâwa) mais aussi l’embauche d’un traiteur qui se charge de

1. Ibid., p. 186. 2. CRAPANZANO, op. cit. 3. PAQUES, La religion des esclaves, recherches sur la confrérie marocaine des Gnawa, 1991. « Les fêtes du Mwûlûd dans la région de Marrakech », Journal de la Société des Africanistes, n° 41, 1; pp. 133-145.

Page 180: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

536

préparer le repas collectif (couscous, thé, café et pâtisseries).

Cette soirée se tient quelques jours après la fin du mussem du

Chaykh al-Kâmil et a pour fonction, selon le témoignage du

muqaddem-muqaddmin, la préservation du lien social entre les

affiliés1.

Hormis cette cérémonie privée, le mawlid est avant tout le

moment pour les Aïssâwa de se rendre en pèlerinage sur le

tombeau de leur saint fondateur. Les manifestations extérieures

du mussem de Meknès ont été décrites au début du 20ème siècle

par Brunel2 et à la fin des années 1970 par Boncourt3. Leurs

écrits font aujourd’hui figure de référence car ils été repris par

les différents auteurs contemporains de langue française qui se

sont consacrés à l’étude des Aïssâwa du Maroc dans des thèses

non publiées4. Les auteurs marocains qui se sont intéressés au

sujet se sont surtout attachés à définir l’historique de

l’événement et à le situer dans le champ religieux5. Dans son

étude sur les Aïssâwa d’Algérie, S. Andezian pointe les

processus de recréation rituelle dans un contexte de changement

sociopolitique à l’aide d’une comparaison de deux célébrations

du mawlid par les Aïssâwa dans la région de Tlemcen en 1982 et

1. Nous avons filmée une « nuit des muqaddem-s » en mai 2003 (organisée par le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi). Le DVD est disponible dans notre volume annexe. 2. BRUNEL, Essai sur la confrérie des Aïssouas au Maroc, 1926, pp. 130-143. 3. BONCOURT, Rituel et musique chez les ‘Isâwa citadins du Maroc, 1980, pp. 270-294. 4. Il s’agit de ELABAR, Musique, rituels et confrérie au Maroc : les ‘Issâwâ, les Hamâdcha et les Gnawa, 2005, et de SAGHIR JANJAR, Expérience du sacré chez la confrérie religieuse marocaine des ‘Isawa : contribution à l'étude de quelques aspects socio-culturels de la mystique musulmane, 1984. Seul Lahlou nous offre une description du mussem de 1984. Ses données ne sont pas mises en échos avec les écrits antérieurs. LAHLOU, Croyances et manifestations religieuses au Maroc : le cas de Meknès, 1986, pp. 240-251. 5. AL MALHOUNI, Adwae ‘ala tasawwuf bî al-maghrib : tarîqa al-Aïsssâwiyya mamuzâjan. Min khilâl chi’r al-malhûn, al-hikâya cha‘biya sufiya, al-muradadât chafâhiya, ‘awayd turuqiyyin. (Lumières sur le soufisme au Maroc : la tarîqa Aïssâwiyya pour exemple), 2003. DAOUI, Mawassim Chaykh al-kâmil baïya al aws wa al yawn (Le mussem du Chaykh al-kâmil entre hier et aujourd’hui), ouvrage dactylographié, sans indication de date fourni par l’un des responsables de la confrérie. ‘ISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL , Sîdî Mohammed ben ‘Issa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et continuité), 2004.

Page 181: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

537

en 1990. Cette approche comparative permet non seulement

pour rendre compte des modifications intervenues dans les

célébrations mais surtout elle permet de mesurer les

changements qui ont affecté la confrérie entre le début et la fin

des années 1990. Son étude aboutie à une vision dynamique des

rites qui évoluent à travers le temps en mettant en évidence

l’évolution des rapports que des individus, marginalisés dans le

champ religieux et symbolique, entretiennent avec les

institutions officielles1.

De notre coté, notre analyse ne saurait prétendre à un examen

aussi profond car les résultats de notre enquête de terrain sont

particulièrement limités. Effectivement, nous n’avons pu, faute

de financements, nous rendre au Maroc chaque fois que le

mussem du Chaykh al-Kâmil était célébré. Nous avons

cependant réussi à assister à ceux de mai 2003 et d’avril 2004 en

tant que membre du public. Malheureusement ce dernier fut

annulé pour cause d’intempéries. Ce sont les résultats de cette

modeste enquête qui sont proposés ici. Notre but est de mettre

nos observations en comparaison avec celles des chercheurs

antérieurs, afin de découvrir si la célébration d’un même

événement par les Aïssâwa au Maroc sur une période de quatre-

vingt ans manifeste une dynamique de changement au sein de la

confrérie.

Le mussem à Meknès en 2003

Le mussem du Chaykh al-Kâmil célébré l’année 2003 à Meknès

tombe même moment où naît le fils du roi Muhammad 6 et de

Lalla Salma Benani et se termine le jour où le pays subit les

attentats islamistes de Casablanca. Le petit Moulay Hassan vient

au monde le 08 mai, le mussem se tient les 14 - jour du mawlid -

1. ANDEZIAN, op. cit., 165-185.

Page 182: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

538

les 15 et 16 mai, jour des attentats1. Le mussem du Chaykh al-

Kâmil n’est donc pas endeuillé et est célébré dans la joie de la

naissance du Prince Héritier. Toutes les places publiques des

grandes villes sont mobilisées pour fêter la naissance du petit

qui coïncide avec la période du mawlid. Presse, émissions

télévisées et radiophoniques retransmettent les vœux de bonheur

adressés à la famille royale. Depuis l’annonce publique de

l’arrivée au monde du nourrisson, des photographies de la

famille royale et des guirlandes ornent les édifices publics. Des

orchestres folkloriques animent les rues de Fès et de Meknès, et

les Aïssâwa en font partis. Le muqaddem-muqaddmin Haj

Azedine Bettahi est chargé par la préfecture de la sélection

d’une dizaine de tâ`ifa-s qui ont l’obligation de se produire sur

les plus grandes places des deux villes dans le cadre de concerts

en plein air ou comme animation urbaine ponctuelle. Les

vitrines des pâtisseries sont spécialement garnies et les rues

connaissent l’affluence des jours de fête. Les enfants allument

pétards et feux d’artifices, et, dès l’arrivée de la nuit, les

mosquées et les zâwiya-s accueillent les fidèles. A Meknès, les

commerçants de la médina diffusent en boucle les musiques de

la hadra des Aïssâwa. Des vendeurs de disques audio et vidéo

projettent sur des écrans de télévision des films pirates filmés

lors des précédents mussem-s du Chaykh al-Kâmil.

1. Le soir du 16 mai 2003 le Maroc est secoué par une vague d’attentats sans précédent. Par une série de cinq attaques quasi-simultanées dans la ville de Casablanca, le royaume est soudainement touché par le terrorisme international. L’opération, réalisée par 14 membres d’un groupe terroriste islamiste de mouvance salafiste, fait une quarantaine de morts et une centaine de blessés. Les objectifs visés étaient des institutions juives ou occidentales. Malgré un état d’alerte maximal, les mussem-s célébrés après le 16 mais ne sont pas annulés. A propos de la situation actuelle, voir notre introduction pp. 61 et ss.

Page 183: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

539

En route pour la zâwiya-mère

La veille de la célébration du mawlid et du début du mussem,

nous nous rendons à Meknès à la zâwiya-mère des Aïssâwa.

Nous passons par l’ancien marché aux bestiaux (souk larba’) sur

lequel est installé une fête foraine ainsi que le campement des

disciples et pèlerins venus des régions rurales. L’origine

géographique, l’appartenance ethnique, ainsi que la localisation

de ces pèlerins sont des plus diversifiées, bien que beaucoup se

présentent à nous comme des membres de la tribu des Saym

Mokhtar du Rarb, du nom de la tribu qui accueillit, dit-on, le

jeune Muhammad ben Aïssâ et son père lors de ses jeunes

années. Nonobstant le fait que cette question nécessiterait une

enquête plus approfondie, on peut affirmer que ces disciples,

toutes obédiences confondues, sont recrutés au sein des classes

défavorisées. Les activités professionnelles des pèlerins sont,

d’après leurs récits, exercées dans le secteur primaire (ils

peuvent être agriculteurs) ou dans celui des services (ils sont

alors artisans). Les pèlerins ne sont jamais seuls, mais sont en

famille restreinte ou en famille élargie et habitent sous des

grandes tentes berbères. Ils forment très souvent un groupe

constitué par les représentants d’une tâ`ifa, d’un quartier ou d'un

village. Quelle que soit leur organisation, la mixité du groupe de

disciples et des lieux de vie est de mise. Le campement est une

véritable ville provisoire et attire différent type de commerces

ambulants et informels. Outre les produits alimentaires de base

(viande, fruits et légumes), les articles les plus redondants sont

les confiseries, les rafraîchissements, les glaces, les ballons, les

vêtements, les colliers, les cierges et les disques1 les cassettes

des Aïssâwa (voir plan fig. 1). En nous approchant de la zâwiya,

nous remarquons que celle-ci a retrouvé sa flamboyante couleur

blanche. Chaque année et spécialement pour les festivités du

1. Nous pouvons même trouver, pour 1 euro, des disques vidéo (VCD) pirates des anciens mussem-s filmés par des pèlerins.

Page 184: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

540

mussem l’extérieur est repeint à la chaux par les services

municipaux. Sur l’esplanade flottent deux larges banderoles où

figurent les inscriptions suivantes :

Les churfa ‘‘fils du Chaykh al-Kâmil’’ félicitent sa majesté de la

naissance du prince héritier son altesse royal le prince Moulay Hassan.

A l’occasion de la sainte fête du mawlid, les churfa ‘‘fils du Chaykh al-

Kâmil’’ présentent à sa majesté le prince des croyants, son altesse le roi

Muhammad 6 les plus sincères félicitations et vœux de bonheur.

Des dizaines de véhicules des fidèles sont stationnés devant

l’entrée. Certains sont immatriculés en Europe (Espagne,

France, Belgique, Italie, Allemagne) et témoignent du

rayonnement transnational de la confrérie. Le long des murs du

cimetière qui entoure la demeure les services municipaux

installent des barrières de sécurité qui doivent maintenir les

mouvements de foule lors des cérémonies rituelles. Arrivé près

de l’entrée, des jeunes femmes nous proposent la réalisation

d’un tatouage au henné (symbole de la baraka) tandis que des

vendeurs de sucreries et de pâtisseries entrent et sortent de la

zâwiya pour proposer leurs denrées aux visiteurs. Les disciples

Aïssâwî venus du monde entier occupent l’intérieur du

sanctuaire avec les pèlerins et les gestionnaires. Avant la prière

canonique de l’aube (al-jafr) et pendant quarante jours avant le

début du mussem, ils y récitent à voix haute et des sourates du

Coran, suivit de l’oraison de la confrérie, le hizb Subhân al-

Dâ`im (« gloire à l’Eternel »), puis de la wadhîfa rabbâniyya,

des lectures du Dalâ`il al-khayrât de Jazûlî, des poèmes issus de

la Burda1 et des récitations de dhikr-s. Moulay Idris Aïssâwî, le

responsable du sanctuaire, tient à nous expliquer les origines du

mussem qu’il attribue à la seule volonté de son aïeul :

« C’est le Chaykh al-Kâmil lui-même qui a décidé de réunir tous ses

élèves le jour de la naissance du prophète. Ils se réunissaient pendant

sept jours dans la zâwiya pour une retraite spirituelle [al-khalwa,

ndr] dans l’amour du Prophète. Nous continuons ce qu’il a entamé.

1. Al-Burda : litt. « le manteau » : ensemble de poèmes d’Al-Bûsîrî (13ème siècle) consacré à l’éloge du Prophète.

Page 185: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

541

A l’époque les personnes présentes étaient les invités de la zâwiya,

ils étaient entièrement pris en charge. Le but de leur présence était

bien entendu la visite au chaykh pour bénéficier de sa baraka mais il

n’y avait pas de programme spécial, mis à part la lecture du hizb à

des heures précises à haute voix, comme aujourd’hui. Mais il n’y

avait pas de tâ`ifa-s avec des musiciens, juste des grands cortèges de

disciples venus des campagnes en récitant le dhikr. »

Quelques hauts responsables de la confrérie venus d’Algérie ou

de Lybie sont hébergés par les gestionnaires de la zâwiya-mère

dans leur propre domicile. Pendant toute la durée de la

célébration du mussem, la demeure offre le gîte à aux pèlerins,

hommes et femmes, venus des quatre coins du Maroc, du

Maghreb et même d’Europe. Outre le mausolée du Chaykh al-

Kâmil, celui de Sîdî Saïd, l’un de ses premiers disciples (situé à

environ deux km de la zâwiya) accueille lui aussi les fidèles.

L’ambiance du lieu, d’ordinaire très calme, est particulièrement

électrique : outre les pèlerins, la demeure doit supporter la visite

de centaines de personnes, touristes ou simples curieux, qui se

pressent à l’intérieur. Tout le monde se retrouve à l’étroit et la

tension monte rapidement entre les fidèles et les hôtes de

passage. Les gestionnaires du lieu, rapidement débordés par le

flot incessant de visiteurs, sont aidés dans leur tâche par des

gendarmes afin d’éviter tout type de débordement. La nuit qui

précède le début du mussem, les forces de police et les

gestionnaires évacuent presque entièrement la zâwiya, à

l’exception des pèlerins qui n’ont pas d’autres alternatives de

logement, car au petit matin le sanctuaire reçoit la visite des

premiers disciples.

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542

Fig. 1 : plan du mussem du Chaykh al-Kâmil1 :

1. Ce plan, réalisé par nous lors de notre enquête de terrain, se veut schématique et ne tient pas compte des normes du cadastre.

Page 187: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

543

Description des processions

Les processions des Aïssâwa se déroulent sur trois jours. Le

premier jour est consacré aux défilés des tâ`ifa-s venues des

régions rurales et des membres de leur famille. Le second est

attribué aux tâ`ifa-s des grandes villes du pays. Le troisième et

dernier jour est exclusivement réservé à la tâ`ifa du Palais

Royal, qui apporte les dons annuels matériels (al-hadiyya) et

financiers (al-hîba) offerts au sanctuaire par le roi1. Interrogé sur

cette organisation précise des défilés, Moulay Idriss Aïssâwî, le

responsable de la zâwiya, nous affirme qu’il s’agit là d’un

agencement d’ordre purement technique :

« Le premier jour est réservé aux Rarbâwî parce qu’ils sont très

nombreux. Ils viennent de loin et c’est pour cela qu’ils doivent

passer les premiers. Ils ont des pratiques particulières que les autres

disciples ne font pas. Le deuxième jour nous recevons les tâ`ifa-s de

Meknès, de Fès, de Salé, de Marrakech, de Tanger et de Tétouan. Le

troisième jour est exclusivement réservé à la tâ`ifa du Palais Royal,

elle clôt le mussem. »

Décrivons maintenant le déroulement les trois jours du mussem :

Le premier jour :

La veille du premier jour, quelques groupes de disciples venus

des régions rurales, des hommes et femmes (ces tâ`ifa-s sont

mixtes) qui campent depuis plusieurs jours dans le mausolée de

Sîdî Saïd récitent avec ferveur le hizb Subhân al-Dâ`im et

différentes litanies mystiques. D’autres demeurent dans leur

campement près de la zâwiya-mère et réalisent des hadra-s2

nocturnes. A 07.45, un spectacle folklorique est donné par des

cavaliers sur le parvis de la zâwiya qui réalisent une fantasia. A

08.30, des renforts des forces de l’ordre arrivent (cars de police,

camions de l’armée, gendarmes) ainsi qu’une délégation

1. A propos des rapports entre l’état et la zâwiya-mère des Aïssâwa, voir pp. 182-186. 2. Une vidéo d’une hadra des Rarbâwî est disponible dans notre volume annexe dans le reportage consacré au mussem.

Page 188: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

544

officielle composée du gouverneur de la province de Meknès, du

préfet, du commissaire et d’une dizaine hauts fonctionnaires.

Accueillis quelques instant par le mezwâr et certains membres

de la « commission » (lajna) sur l’esplanade de la zâwiya, ils se

dirigent ensuite sous une tente aménagée pour y suivre les

festivités (voir plan fig.4). Les disciples arrivent rapidement par

centaines en invoquant le nom de Dieu et en dansant la hadra.

Répartis en plusieurs tâ`ifa-s, ils forment un immense cortège

aligné le long du mur du cimetière qui entoure la zâwiya.

Pour pouvoir assister au défilé, les spectateurs sont tenues de

respecter des règles implicites : il ne faut pas être vêtu de rouge

ou de noir. Les dévots, qui sont tous vêtus de blancs, peuvent

avoir eux aussi des réactions imprévisibles lorsqu’ils sont en

transe. Irrités par ces couleurs, ils ont pour habitude (et nous

l’avons constaté) de se ruer sur les membres de l’assistance pour

les agresser1. Lors de notre enquête et quelques instants avant le

début du mussem, nous avons entamé la discussion avec une

vieille femme membre d’une tâ`ifa rurale à propos de la

signification des pratiques rituelles. L’entretien a subitement été

interrompu par le passage rapide d’un homme derrière nous qui

portait un costume et un attaché caisse de couleur noire,

probablement en retard pour se rendre au travail. A sa vue, notre

interlocutrice changea de comportement : elle nous abandonna

subitement et se mit à crier et à courir dans sa direction, suivit

par d’autres femmes de sa tâ`ifa. Le malheureux eu tout juste le

temps de s’engouffrer dans un taxi pour échapper à l’excitation

de ses poursuivantes qui l’insultèrent copieusement. Peu après

cet évènement, la police et l’armée invitent le public qui arrive

par grappe à se disposer derrière les barrières de sécurités. C’est

d’ici que nous suivons le mussem, car l’accès à la zâwiya est

maintenant interdit. Des dizaines de gendarmes sont disposés

1. Les manifestations extérieures de la transe des disciples et le point de vue des Aïssâwa sur ce sujet font l’objet des notre paragraphe intitulé « mésentente autour d’un mythe confrérique », pp. 281 et ss.

Page 189: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

545

tout le long des barrières et jusqu’à l’entrée du sanctuaire. Un

fonctionnaire est chargé de comptabiliser le nombre de tâ`ifa-s

et de veiller à l’ordre de passage des groupes, celui-ci étant

défini par la pose des étendards à la levé du jour : le premier

groupe à installer ses drapeaux sur le mur du cimetière est le

premier à visiter la zâwiya. A son signal, la première tâ`ifa

ouvre le mussem. Par une course effrénée, les adeptes arrivent

par dizaines, traversent l’esplanade et se jettent littéralement à

l’intérieur de la zâwiya. Certains sont en transe et miment des

personnages animaux. Leurs vêtements, d’un blanc immaculé,

sont tachés de sang, ce qui nous laisse supposer qu’ils se sont

livrés au sacrifie de la frissa. On dit d’ailleurs que le premier

groupe d’adeptes à pénétrer dans l’enceinte du sanctuaire doit

obligatoirement être les sacrificateurs, les lions (al-sba’-s) et les

lionnes (al-biya-s), suivis ensuite des chameaux (al-jmâl-s).

Cette séquence, appelée « la coutume » (al-‘ada) est accueillie

par le public par de fortes clameurs et sous des

applaudissements, représentant un véritable spectacle.

L’esplanade est entièrement occupé par les membres de la tâ`ifa

(qui sont des hommes et des femmes, ainsi que leurs enfants ou

frères) accompagnée de dizaines sympathisants qui les ont

rejoints peu avant leur entrée sur l’esplanade. Certains disciples

sont dans une transe violente, ils hurlent, pleurent et font minent

de se battre en poussant des cris d’animaux. Dans certains cas

extrêmes, il est fréquent que les femmes parlent, ou plutôt râlent,

mais avec une voix qui n'est pas la leur : ce sont les jinn-s qui

s'expriment à travers elles car elles sont, dit-on, possédées. A la

vue des dévots en transe, certains vocifèrent des jurons tandis

que d’autres souhaitent bénéficier de leur baraka : à l’encontre

les recommandations des gendarmes, des jeunes femmes

franchissent les barrières de sécurité et se couchent sur le

parcours des disciples dans l’espoir d’être enjambées et

piétinées. Les Aïssâwî en transe ont, dit-on, le pouvoir de palier

à la stérilité et à la paralysie des membres. En face de l’entrée de

Page 190: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

546

la zâwiya, quelques adeptes, souvent des vielles femmes,

s’arrêtent un instant et réalisent des figurations animalières sous

les clameurs du public. Quelques adolescents profitent de cet

instant pour les insulter et leur jeter des pierres. Ils sont

rapidement rappelés à l’ordre par les gendarmes qui leur

somment, s’ils ne se modèrent pas, de quitter les lieux. Les

musiciens représentent le second groupe de disciples composant

la tâ`ifa, jouant à l’aide d’idiophones (ta’rîja -s, tbel-s) et

d’aérophones (hautbois reta-s) les thèmes musicaux de la

hadra : le Rabbânî et le Mjerred1. Accompagnés de dizaines de

fidèles qui récitent le nom de Dieu (parfois en se frappant la

poitrine), le cortège traverse l’esplanade en direction de la

zâwiya et apporte un animal (généralement un mouton) qui sera

sacrifié à l’intérieur du sanctuaire2. Au niveau musical, le

Rabbânî est joué pendant l’avancé du cortège vers le lieu saint.

A l’inverse, lors du Mjerred, qui est vu comme l’élévation

spirituelle de l’âme et la visite du fidèle au Prophète, la tâ`ifa

stationne devant l’entrée de la zâwiya et les croyants réalisent

des danses rituelles. Juste avant de pénétrer dans le sanctuaire,

les musiciens jouent à nouveau le Rabbânî, qui manifeste leur

désir de retour sur terre et permet ainsi à la tâ`ifa de se déplacer.

Certains danseurs sont pieds et tête nus (manifestation de leur

saine intention, al-niyya), et, près de l’entrée de la sainte

demeure, ils se mettent à genoux en arc de cercle et ambrassent

le sol pour, nous dit-on, remercier Dieu. Une fois à l’intérieur,

ils sont accueillis par les gestionnaires et sacrifient l’animal dans

la cour intérieur et l’emmène à l’abattoir pour le dépecer. Ils

restent ensuite quelques instant près du tombeau du Chaykh pour

se recueillir avant de libérer l’endroit qui doit être visité par les

1. A propos du symbolisme de la hadra, voir pp. 437 et ss. 2. Pour une étude anthropologique et comparatiste sur la nature et la fonction du sacrifice en islam, tant à travers les textes canoniques que dans la diversité des pratiques concrètes (Maghreb, Turquie, France, Mauritanie), voir l’ouvrage dirigé par BONTE, Sacrifices en Islam : espaces et temps d’un rituel, 1999.

Page 191: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

547

autres tâ`ifa-s. Les forces de l’ordre chassent ceux qui traînent

trop dans le mausolée, parfois à coup de matraque. Les

processions se déroulent toute la matinée et se terminent vers

13.00. En 2003, nous avons comptabilisé la présence de 17

tâ`ifa-s lors premier jour du mussem.

Fig. 2 : dessin de la visite des Aïssâwa le matin du 1er jour :

L’après midi du premier jour la zâwiya est ouverte aux visiteurs

qui se regroupent dans le tombeau du saint et dans la cour

intérieure. S’élèvent alors des chants de cantiques chantés par

des disciples où la tristesse, la mélancolie, le souvenir des

ancêtres, la mort, l’abandon et la famille sont les thèmes

principaux. Ces psalmodies provoquent chez certains des pleurs

et des hurlements d’extase. Parallèlement à ces actes de

dévotion, des cassettes des oraisons mystiques enregistrées de

façon informelle sont proposées à la vente par des fidèles qui

circulent parmi les présents. A cet instant, le mussem permet aux

groupes ruraux de se réunir, d’exalter leurs valeurs et ainsi de se

régénérer. Par le nombre de fidèles qui se retrouvent en ces

moments de communion, le mussem ressoude les liens et abolit

les différences sexuelles et sociales entre les croyants. En fin

Page 192: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

548

d’après midi, les disciples quittent Meknès, leur campement se

vide totalement.

Le deuxième jour :

Toute la journée du deuxième jour du mussem, la zâwiya reste

ouverte aux croyants en quête de la baraka du saint. Le nombre

de visiteurs du sanctuaire est si élevé qui les forces de l’ordre

sont contraintes de réguler l’accès des lieux en refusant aux

hommes d’y pénétrer. A l’inverse du premier jour, le défilé des

Aïssâwa ne débute qu’à la nuit tombée. C’est le moment où les

gendarmes évacuent entièrement la zâwiya : aidées par des

dizaines de militaires, ils veillent en outre à ce que le public ne

franchissent pas les barrières de sécurité. L’accès à la zâwiya est

maintenant strictement interdit au public car le début du défilé

est imminent.

Le muqaddem-muqaddmin Haj Bettahi nous informe

qu’auparavant l’ordre de passage des groupes se décidait en

début d’après midi par le pointage des étendards dans le

mausolée de Sîdî Saïd, point de départ du défilé situé à environ

un kilomètre de la zâwiya. A l’heure actuelle cet usage semble

être abandonné, car tous les groupes Aïssâwa effectuent la visite

au sanctuaire en démarrant des domiciles des particuliers. Vers

17.00, les Aïssâwa ont rendez-vous pour célébrer une lîla chez

des clients habitants en médina de Meknès. Les Aïssâwa

utilisent le matériel habituel (vêtements cérémoniels, accessoires

rituels, instruments de musique) et réalisent le déroulement

standard de la cérémonie en trois parties (dhikr, mluk, hadra).

Cependant la troisième étape, la hadra, n’est pas effectuée

entièrement à l’intérieur du domicile : pendant la danse du

Rabbânî initial, les Aïssâwa (accompagnés de tous les membres

de l’assistance) sortent du domicile pour réaliser la visite au

sanctuaire. Le franchissement du seuil de la sphère privée pour

investir la sphère publique est appelé al-khaja. Il faut trois à

quatre heures pour réaliser le parcours qui mène le cortège du

Page 193: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

549

domicile des clients jusqu’au sanctuaire du saint. La disposition

de la tâ`ifa se fait de la manière suivante : en tête nous trouvons

les étendards (portés par les enfants de la famille invitant les

Aïssâwa), suivit des dons matériels portés par les Aïssâwî,

ensuite les danseurs (vêtus de la handira et pieds nus, signes de

l’humilité du mystique), puis des musiciens percussionnistes

(buznazen-s, tbel-s). Les joueurs de hautbois ferment la marche

et sont juchés sur des mulets, suivis par les fidèles et les

sympathisants, le public de la lîla. Lors du parcours, les

musiciens joue indéfiniment le Rabbânî et les danseurs

effectuent un mouvement en balancier du buste d’avant en

arrière tout en répétant à voix haute « Dieu Eternel » (Allah

Dâ`im). Le cortège sillonne les rues étroites de la médina de

Meknès sous les applaudissement et encouragements des

passants et des commerçants. Le muqaddem finance lui-même

l’offrande matérielle (al-hadiyya) apporté au sanctuaire par sa

tâ`ifa : il s’agit soit d’un animal à sacrifier (un bœuf ou une

vache, mais souvent l’animal est loué par les tâ`ifa-s en manque

d’argent et n’est pas sacrifié), soit de lustres, de tapis ou de

tissus brodés (kaswa, litt. « costume ») pour décorer le mausolée

du Chaykh al-Kâmil. Arrivée à environ une centaine de mètres

de la zâwiya, le cortège est contraint de s’arrêter et de patienter

derrière les autres tâ`ifa-s qui se rendent aussi à la zâwiya.

Débute alors une très longue pause qui permet aux musiciens de

récupérer. Le public n’ayant pas le droit de pénétrer dans la

zâwiya, des femmes laissent des foulards au muqaddem et pour

les récupérer après leur visite au sanctuaire. Faisant office de

réceptacle de baraka, ces foulards bénis doivent permettre de

lutter contre la stérilité. Un fonctionnaire vient ensuite prévenir

le muqaddem que le mausolée est enfin disponible. Les Aïssâwa

rejouent alors le Rabbânî et avancent jusqu’au centre de

l’esplanade. Là, face au public et sur près d’une heure, ils

réalisent la danse du Mjerred. Les danseurs, placés en arc de

cercle, font face au muqaddem qui dirige la danse sereinement.

Page 194: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

550

A l’inverse des disciples présents le premiers jours, la danse de

transe reste ici très contrôlée. Seuls des cris extatiques surgissent

: « Dieu » ! (Allah) ou « L’envoyé de Dieu » (Rassûl Allah) sont

les plus fréquents. Les musiciens sont à l’écart et jouent

inlassablement les airs mélodiques. La tâ`ifa occupe la moitié de

l’esplanade, le reste est occupé par la famille du foyer qui les

accompagne (comprenons les femmes et leurs enfants, assistés

de leurs maris ou frères) ainsi que quelques sympathisants qui

les ont rejoints sur le parcours. C’est ici qu'a lieu le véritable

spectacle et le public manifeste son enthousiasme par des cris et

des applaudissements. Certaines femmes ont décidé de faire leur

jedba, la danse d’ « attirance ». Le geste introductif à la transe

est souvent le dénouage des cheveux. La gestuelle la plus

classique est le balancement de la tête d’avant en arrière,

cheveux dénoués, ou de droite à gauche, avec un rythme saccadé

qui s’accentue avec le crescendo de la musique1. Ces cas de

figure dénotent une jedba relativement calme. D’autres cas sont

plus violents. Lorsque la femme a atteint le paroxysme, elle peut

hurler, pleurer et se rouler au sol. Les gendarmes sont très

présents sur les lieux et répriment violement les personnes qui

tentent de franchir les barrières pour rejoindre les Aïssâwa. Pour

reprendre la marche en direction du sanctuaire, le muqaddem

fait signe à ses musiciens de jouer le Rabbânî final, thème qui

leur permet de reprendre le défilé. Ce n’est que devant la porte

d’entrée de la zâwiya qu’il fait signe à ses musiciens de stopper

la musique. Les Aïssâwa et les fidèles qui les accompagnent se

rendent jusqu’à l’intérieur du mausolée et y retrouvent les

gestionnaires, à qui ils donnent leurs offrandes matérielles

(tapis, lustres) et financières (un pourcentage sur les recettes

annuelles de la tâ`ifa). Sil ils apportent un animal à sacrifier,

celui-ci est immédiatement immolé dans la cour intérieure et

emmené à l’abattoir pour y être dépecé. Après une prière

1. La description de cette danse est disponible dans notre chapitre consacrée à la lîla, pp. 400-405.

Page 195: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

551

collective effectuée dans le mausolée du saint, les disciples et les

fidèles sont invités par les gendarmes à quitter les lieux. Les

processions des Aïssâwa se déroulent toute la nuit et jusqu’au

petit matin. En 2003, nous avons comptabilisé la visite 9 tâ`ifa-s

lors du second jour du mussem.

Fig. 3 : dessin de la visite des Aïssâwa le soir du 2ème jour :

Le troisième jour :

Le troisième et dernier jour du mussem voit la venue de la tâ`ifa

du Palais Royal de Rabat qui se charge d’apporter l’offrande (al-

ziyâra) du roi au sanctuaire, constituée d’un taureau (appelé « le

cadeau du roi », al-hadiyya malakiyya) et d’une importante

somme d’argent (al-hîba malakiyya). Le défilé de ce dernier

jour tout à fait protocolaire : vers 16.00, la tâ`ifa, entourée de

personnalités officielles (hauts fonctionnaires, commissaire et

préfet) commence par jouer le Rabbânî dans l’enceinte du Palais

Royal derrière la porte de bab al-Mansûr. Les spectateurs,

attirés par la musique, se massent rapidement sur la place

Moulay Ismail pour assister à l’ouverture des portes du Palais

Royal d’où sort la tâ`ifa entourée des militaires de la garde

royale. Les musiciens rejouent une nouvelle fois le Rabbânî sur

Page 196: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

552

la grande place avant d’entamer la marche vers le sanctuaire

sous les clameurs du public. Ces sont les militaires de la garde

royale qui se chargent de guider le taureau, placé en tête du

cortège. Arrivés sur l’esplanade au bout d’une à deux heures, les

musiciens ne réalisent pas la danse du Mjerred et sont

immédiatement reçus par les gestionnaires de la zâwiya. Le

taureau est sacrifié par l’un des descendants du Chaykh al-Kâmil

dans la cour intérieure. Le mausolée est ouvert au public mais

reste étroitement surveillé par plusieurs dizaines de militaires et

de gendarmes qui n’hésitent pas à utiliser la force pour écarter

les éventuels perturbateurs. Les fidèles se pressent dans la

zâwiya pendant que la tâ`ifa du Palais Royal quitte les lieux. A

la tombée de la nuit, le muqaddem des lieux organise et dirige

une séance de litanies collectives a cappella qui se tient

jusqu’au matin qui mène plusieurs participants à l’extase. C’est

avec cette soirée mystique que se termine le mussem. Une

semaine plus tard, la septième suit du mawlid (qui correspond à

l’attribution du nom au Prophète), les gestionnaires nous disent

qu’ils organisent, dans le mausolée de leur ancêtre, une veillée

spirituelle au cours de laquelle les disciples chantent du samâ’ et

récitent des poésies du la Burda et de la Hamziyya1. Contrains

de rentrer en France, nous n’avons pas pu assister à cette

réunion confrérique.

1. Al-Hamziyya : recueil de poèmes que nous n’avons pas pu identifier.

Page 197: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

553

Fig. 4 : plan de l’aménagement de la zâwiya-mère :

Page 198: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

554

Il est intéressant de constater que les pratiques rituelles des

Aïssâwa pendant le mussem permettent une articulation des

sphères publiques et privées et dévoilent publiquement

l’expérience intime du divin à la vue et au su de tous. Nous

assistons ici à un inversement des scènes de la cérémonie

domestique, la lîla. Intéressons-nous à cet aspect du pèlerinage.

L’inversion des scènes de la cérémonie domestique

Pour saisir les caractéristiques des processions des tâ`ifa-s nous

proposons d’utiliser les notions d’avant-scène, d’arrière-scène,

de zone d’amorce et de zone d’essor que nous avons définies

dans notre étude relative au rituel domestique, la lîla1. Précisons

que ce sont les pratiques du second jour du mussem dont il est

question ici. Les processions des Aïssâwa débutant dans les

espaces domestiques de la médina de Meknès, elles sont celles

qui nous intéressent plus particulièrement.

Les processions des Aïssâwa et les diverses offrandes qu’ils

apportent au sanctuaire du saint sont censées renouveler le

système don / contre don (baraka / ziyâra) mis en œuvre dans le

mysticisme. Cependant, les contacts établis avec le monde du

divin s’effectuent avant même l’entrée des disciples dans le

sanctuaire, et plus précisément sur l’esplanade de la zâwiya.

Selon les Aïssâwî interrogés, le défilé jusqu’au sanctuaire du

saint se déroulent en cinq étapes. La première est la réalisation

de la danse du Rabbânî dans le salon des particuliers qui agit ici

comme la zone d’amorce, c'est-à-dire l’endroit où les officiants

entament les actes rituels initiaux qui inaugurent et annoncent la

procession. La seconde étape est le franchissement du seuil de la

maison et l’investissement de l’espace public de la tâ`ifa

accompagnée des membres du foyer et des sympathisants. Lors

de cette sortie (al-kharja) du domestique les Aïssâwa continuent

1. Les définitions de l’avant-scène, de l’arrière-scène, de la zone d’amorce et de la zone d’essor sont disponibles pp. 470-471.

Page 199: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

555

de jouer le Rabbânî tout en récitant continuellement le nom de

Dieu. Le cortège se dirige ensuite à travers les étroites ruelles de

la médina de Meknès en direction du mausolée du Chaykh al-

Kâmil. La troisième étape est la danse du Mjerred que les

officiants effectuent sur l’esplanade de la zâwiya qui fait office

de zone d’essor, à savoir le lieu qui accueille le stade ultime de

l’expérience mystique : la communion de l’humain et du divin.

C’est ici et à ce moment les Aïssâwa effectuent le Mjerred, le

sommet de la hadra. La quatrième étape est la reprise du rythme

Rabbânî, symbolisant à la fois la fin de la hadra et le retour sur

terre des Aïssâwa, qui leur permet de poursuivre le défilé vers la

zâwiya. La cinquième et dernière étape est le franchissement du

le seuil de la sainte demeure après avoir cesser de jouer de la

musique (voir tableau fig. 5). C’est dans le mausolée du chaykh

qu’ils retrouvent ses descendants pour leur faire don des

offrandes matérielles et financières qui sanctionnent et

renouvellent l’alliance de la baraka.

Nous remarquons que l’avant-scène de la représentation –

l’endroit qui permet aux individus de se mettre en condition

d’accès au domaine du sacré – est le domicile des particuliers,

soit la sphère privée. Son arrière-scène - où les officiants

réalisent des danses rituelles censées permettre la communion de

l’humain et du divin - est l’esplanade de la zâwiya, la sphère

publique. Le graphique et le tableau descriptif suivants

décomposent la procession en incluant les thèmes musicaux et

les danses, le mouvement du cortège, les étapes, les actes rituels,

la localisation et les scènes (fig. 5 et fig. 6).

Page 200: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

556

Fig. 5 : séquence graphique de la procession des Aïssâwa :

Fig. 6 : tableau descriptif de la procession des Aïssâwa :

Etapes

Actes rituels mouvement Localisation

Scènes

1. Danses de la hadra dans le domicile des particuliers.

- réalisation de la première danse de la hadra, le Rabbânî

- sur place en arc de cercle

- zone d’amorce

- avant-scène

2. Franchissement du seuil du domicile

- récitations de litanies collectives sur la musique du Rabbânî

- en avançant en ligne

- traversée de la médina par les Aïssâwa et leurs sympathisants

- arrière-scène

3. Arrêt de la procession

- réalisation de la seconde danse de la hadra, le Mjerred

- sur place en arc de cercle

- zone d’essor

- arrière-scène

4. Reprise de la procession

- retour à la danse du Rabbânî

- en avançant en ligne

- seuil de la zâwiya

- arrière-scène

5. Franchissement du seuil de la zâwiya

- offrandes faites aux gestionnaires

- sur place

- intérieur du sanctuaire

- arrière-scène

Cette description fait apparaître une inversion des scènes de la

représentation utilisées dans la mise en scène du rituel

domestique, la lîla. Au cours de cette cérémonie, les sphères

publiques et privées sont respectivement l’avant-scène et

Page 201: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

557

l’arrière-scène du rituel1. Lors du pèlerinage, c’est l’inverse que

nous observons. La célébration du mussem semble être

l’occasion de l’installation temporaire du sacré dans la sphère

publique, à l’inverse de la lîla où c’est la sphère domestique qui

est sacralisée (voir tableau de l’inversion des scène fig. 7) :

Fig. 7 : tableau de l’inversion des scènes de la lîla et du mussem:

Type de pratiques rituelles

Localisation de l’avant-scène

Localisation de l’arrière-scène

Pèlerinage (mussem)

- sphère privée - sphère publique

Rituel domestique (lîla)

- sphère publique

- sphère privée

Ces données recueillies lors du mussem de 2003 peuvent à

présent être mises en comparaison avec celles des écrits

antérieurs afin de découvrir l’évolution du pèlerinage à travers le

temps.

Comparaison avec les mussem-s d’autrefois

Pour saisir l’évolution et les transformations apparues dans le

déroulement du mussem, nous allons maintenant mettre nos

données en échos avec celles issues des écrits de Brunel, de

Boncourt et de Lahlou, trois auteurs qui se sont intéressés aux

Aïssâwa et au mussem de Meknès2. Dans les années 1920 et

selon Brunel, le pèlerinage se déroule déjà sur trois jours.

Pendant quarante jours avant le début des processions, une

hadra est célébrée chaque matin dans la cour intérieure de la

1. A propos des scènes de la lîla, voir « la mise en scène d’une spiritualité musulmane », pp. 466 et ss. ; et notre plan de scène de la cérémonie p. 472. 2. BRUNEL, 1926, op. cit. pp. 130-143. BONCOURT, 1980, op. cit. pp. 270-294. LAHLOU, 1986, op. cit. pp. 240-251.

Page 202: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

558

demeure simultanément aux récitations du hizb Subhân al-

Dâ`im qui se tiennent dans le mausolée du chaykh. Dans la

soirée, les particuliers invitent les Aïssâwa pour célébrer des

lîla-s qui se terminent par le sacrifice animalier de la fissa. Trois

jours avant la célébration du mussem, les tâ`ifa-s de Fès et des

environs de Meknès entament leur procession et se rendent à

pied au sanctuaire. Le parcours est soutenu par des récitations de

psalmodie et des danses rituelles. Les descendants du saint se

chargent de l’hébergement de certaines tâ`ifa-s venues des villes

éloignées (Tanger, Rabat, Salé, Marrakech etc.) ou des régions

rurales. Le campement des pèlerins est situé dans le cimetière

qui entoure la zâwiya où certains disciples ont l’habitude de

pratiquer la frissa. Les processions des disciples venus des zones

rurales se déroulent la veille du mussem à partir de leur

campement. Ces disciples sont interdits d’entrée en médina, car,

d’après Brunel, « ces démoniaques en auraient profité pour

mettre la ville au pillage. »1 En récitant des oraisons mystiques

au son des percussions et des hautbois, les disciples, gagnés par

la transe, sèment l’effroi parmi les curieux et les spectateurs.

Mimant le comportement d’animaux, ils se lancent à la

poursuite des passant vêtus de noir qu’ils croisent sur leur

parcours. A l’intérieur du sanctuaire et jusqu’aux premières

lueurs du jour, ils célèbrent une hadra. Dès 11.00 le lendemain

matin et premier jour du mussem, les disciples de la tribu des

Saym Mokhtar entament leurs processions en réalisant divers

exercices de mutilation2. Considérés comme des guérisseurs, des

paralytiques se couchent sur leur passage afin de bénéficier de la

baraka. Ils pénètrent dans le mausolée en jouant le Mjerred,

chassant tous les fidèles qu’ils aperçoivent. Après avoir célébré

une hadra dans le sanctuaire, ils restent seuls près de la tombe

du chaykh jusqu’au matin. Le lendemain, second jour du

mussem, la zâwiya reçoit les cortèges des disciples des villes de

1. BRUNEL, op. cit., p. 136. 2. Ibid., p. 138.

Page 203: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

559

Fès, Meknès et Rabat. Ceux-ci s’élancent depuis les portes de la

médina de Meknès vers 12.00. Le parcours passe tout d’abord

par le mausolée de Sîdî Saïd avant d’atteindre la zâwiya. Les

tâ`ifa-s sont conduites à la fois par leurs muqaddem-s et les

descendants du saint qui les rejoignent sur le parcours. Les

Aïssâwa réalisent à ce moment des danses animalières en

mimant des lions, des loups, des panthères, des chameaux et des

sangliers. Les membres du public participent eux aussi à ces

danses rituelles dans une ambiance de ferveur mystique. Enfin

arrivés dans la zâwiya, les disciples dansent la hadra jusque tard

la nuit. Le troisième et dernier jour du mussem est réservé aux

sacrifices rituels offerts soit par les tâ`ifa-s soit par différents

notables de Meknès. Les taureaux sont les animaux les plus

souvent immolés par les disciples dans l’abattoir de la zâwiya.

Un fois dépecé, la victime est partagée entre les descendants du

chaykh. Le mussem se termine par une vente publique de

réceptacles de baraka (bougies, amulettes, dattes) organisée

dans le mausolée du saint et dont les recettes reviennent à ses

descendants.

Voici résumée la description du mussem des années 1920 par

Brunel. Celle-ci ne nous informe pas sur le nombre de tâ`ifa-s

présentes, sur l’aménagement du site et sur le sens des actes

rituels accordées aux processions par les officiants. Ses écrits

sont très passionnés et font apparaître un mépris ouvertement

affiché pour les individus qui composent son objet d’étude. Les

Aïssâwa y sont qualifiés de personnages « démoniaques »1,

« hagards et horribles à voir »2, s’élançant dans un « brouhaha

indéfinissable »3 et jouant de la musique qui n’est qu’un « bruit

infernal »4. L’aspect religieux est mésestimé, les femmes

sympathisantes sont considérées comme des « mégères

1. Ibid., p. 136. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 135. 4. Ibid.

Page 204: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

560

échevelées et vociférantes »1 et la seule interrogation que

l’auteur soulève est de savoir « comment mettre la ville à l’abris

des méfaits d’une bande d’énergumènes avides de pillage. »2

De son coté, Boncourt décrit les trois jours du mussem de la

façon suivante : le matin du premier jour les disciples ruraux se

rendent à la zâwiya et réalisent une frissa dans le mausolée du

saint. L’après midi les disciples de Meknès visitent le sanctuaire

de Sîdî Saïd avant de se rendre auprès de la tombe du Chaykh

al-Kâmil pour se recueillir. Le lendemain après midi, ce sont les

tâ`ifa-s de Fès, Rabat et Salé qui réalisent leurs processions.

Avant de pénétrer dans la zâwiya, les Aïssâwa célèbrent la

hadra sur l’esplanade. Le soir du troisième jour est réservé aux

groupes de Meknès dont chacun apportent divers offrandes

matériels (tapis, lustres) ainsi qu’un veau ou un taureau à

sacrifier après avoir danser la hadra sur le parvis. D’après

Boncourt, les présents sont vendus aux enchères dans la zâwiya

et les recettes sont partagées entre les différents muqaddem-s de

la ville.

Boncourt est le premier à avoir décrit les processions des

Aïssâwa sous un angle technique : son étude divulgue les danses

réalisées et les musiques jouées par les disciples lors des

mussem-s de Meknès à la fin des années 1970 et propose une

interprétation symbolique personnelle du mussem en sacrifice

animalier de la frissa. Selon lui, le pèlerinage (où s’intègre le

sacrifice da la frissa) est une métaphore de la cérémonie nuptiale

et de la perte de virginité de la marié3.

Le dernier auteur à avoir décrit le mussem de Meknès est A.

Lahlou. Hormis le fait qu’il note la venue de quarante tâ`ifa-s

rurales le premier jour du mussem, son étude, qui date du milieu

des années 1980, nous offre une description assez limitée. Les

1. Ibid., p. 136. 2. Ibid. Ne perdons pas de vue que cette étude faite par un observateur français ne procède pas de choix neutres. En attribuant un caractère archaïque et vulgaire à ces coutumes, Brunel légitime indirectement ou directement les prérogatives françaises sur le Maroc à cette époque. 3 . BONCOURT, op. cit., pp. 292-297.

Page 205: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

561

pratiques rituelles des Aïssâwa et le sens attribués par les

différents acteurs n’y sont pas abordées, nous ne disposons donc

pas d’éléments de comparaison fiables1. Néanmoins, Lahlou

nous indique la visite de 40 tâ`ifa-s venues des régions rurales

en 1984 le premier jour du mussem2, alors que Brunel et

Boncourt ne nous fournissent aucune données quantitatives à ce

sujet. De notre coté, nous avons comptabilisé 17 tâ`ifa-s le

premier jour, 9 le second jour et une seule le troisième jour. Ces

chiffres indiquent clairement une baisse du taux de participation

des disciples à ce mussem. Quant au public, il est très difficile

d’avoir des chiffres précis. Lahlou indique qu’en 1968 le

mussem attirait plus de 100 000 personnes sur les trois jours3.

Les représentants des forces de l’ordre interrogées en 2003

estiment à 30 000 le nombre total de visiteurs sur les trois jours,

le pic étant atteint le soir du second jour avec 17 000 personnes.

Le pèlerinage de Meknès semble être de ce coté là aussi en

déclin. Pour résumer ce que nous venons d’exprimer, voici un

tableau récapitulatif de l’évolution du mussem des années 1920 à

aujourd’hui (fig. 8).

1. Comme nous l’avons annoncé en introduction de ce chapitre, les autres auteurs à avoir évoqué le mussem des Aïssâwa sont El Abar et Saghir Janjar. Malheureusement, ces auteurs ont repris les études de Brunel et de Boncourt sans proposer une enquête personnelle. EL ABAR, 2005, op. cit. SAGHIR JANJAR, 1984, op. cit. 2. LAHLOU, op. cit, p. 243 3. Ibid., p. 240.

Page 206: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

562

Fig. 8 : tableau comparatif du déroulement du mussem :

Epoque 1er jour du mussem 2ème jour du mussem 3ème jour du mussem Milieu des années 1920 selon Brunel

- processions des Saym Mokhtar avec manifestation extérieures de la transe (exercices de mutilation, horreur du noir) dès 11.00 du matin - danses de la hadra dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil jusqu’au lendemain

- processions des Aïssâwa de Fès, Meknès et Rabat en passant par le tombeau de Sîdî Saïd à partir de 12.00 - danses animalières réalisées le long du parcours - danses de la hadra dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil jusqu’au lendemain

- sacrifices rituels (après-midi) - ventes aux enchères des réceptacles de baraka dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil (soirée)

Fin des années 1970 selon Boncourt

- processions des disciples ruraux avec manifestations extérieures de la transe (danses animalières) dès le matin. - sacrifice de la frissa dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil - visite du mausolée de Sîdî Saïd et du Chaykh al-Kâmil par les disciples de Meknès (après midi)

- processions des Aïssâwa de Fès, Rabat et Salé (après midi) - danses de la hadra sur l’esplanade de la zâwiya

- processions des Aïssâwa de Meknès (soirée) - danses de la hadra sur l’esplanade de la zâwiya

Année 2003 selon notre enquête

- processions des disciples ruraux avec manifestations extérieures de la transe (danses animalières) dès 07.00 du matin à partir du cimetière - ouverture de la zâwiya aux fidèles (après midi)

- processions des Aïssâwa de Fès, Rabat, Salé, Tétouan, Tanger et Marrakech à partir des domiciles des particuliers en médina (soirée) - danses de la hadra sur l’esplanade de la zâwiya jusqu’au lendemain

- procession de la tâ`ifa du Palais Royal qui apporte à la zâwiya les offrandes du roi (taureau et argent). Le cortège sort du Palais Royal de Meknès et part de la place de bab al-Mansûr en fin d’après midi.

Page 207: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

563

Que conclure de cette comparaison ?

En comparant nos données avec celles des chercheurs précités,

nous constatons que le déroulement du mussem n’est pas

immuable et connaît des transformations apparues à travers le

temps (dans la même optique, notre description vaut pour ce

qu’elle est et n’ambitionne en aucun cas la détermination d’un

modèle immuable). Nous constatons que l’évolution du

pèlerinage depuis le début du 20ème siècle témoigne de

l’apparition de nouvelles normes liturgiques.

L’apparition de nouvelles normes liturgiques

Nous avançons l’idée que le mussem actuel fait apparaître trois

nouvelles normes liturgiques, sachant que par ce terme nous

entendons les différentes conventions et standards rituels qui

définissent l’exercice du culte : il s’agit de la modification du

déroulement des processions, du refus du ludique et du défilé du

cortège officiel.

La modification du déroulement des processions :

A ce niveau, nous constatons que jusqu’à la fin des années 1970,

les disciples se rendaient tout d’abord au sanctuaire de Sîdî Saïd

avant d’entamer leur parcours jusqu’à la zâwiya. En 2003,

aucune tâ`ifa-s ne s’est élancée depuis le tombeau de ce disciple

du Chaykh al-Kâmil dont l’entrée était interdite au public en

raison de son mauvais état de conservation. Mis à part ce

changement dans l’itinéraire des processions, nous avons noté

que les disciples ne réalisent aucune danse rituelle à l’intérieur

de la zâwiya, alors qu’auparavant ils pratiquaient la frissa à dans

l’enceinte du mausolée du saint. Ce fait est signalé à la fois par

Boncourt et Brunel. Lors du mussem de 2003 et comme nous

l’avons dit, nous n’avons pas assisté à ce sacrifice, mais certains

gestionnaires de la zâwiya nous disent que ce rite est pratiqué

Page 208: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

564

dans le campement des pèlerins la veille des processions. Les

danses de la hadra se tiennent aujourd’hui sur l’esplanade et non

plus dans la sainte demeure (Boncourt le constate déjà dans sa

recherche). Interrogé sur les raisons de la pratique de la hadra

sur l’esplanade de la zâwiya, le muqaddem-muqaddmin Haj

Bettahi nous dit qu’ « il est très incorrect de rentrer dans le

sanctuaire avec la musique. Le tombeau du chaykh doit rester un

tombeau. » Le responsable du mausolée, Moulay Idriss Aïssâwî,

nous dit que la hadra est un rite exogène à l’enseignement de

son ancêtre. De fait, et aussi pour des raisons de sécurité, les

danses et la musique sont à présent prohibées dans la zâwiya :

« A la zâwiya Aïssâwiyya nous n’organisons pas de pratiques où se

déroulent des danses avec des instruments de musiques. Ici c’est un

lieu saint qui abrite le tombeau d’un grand savant de l’islam. Nous

appliquons la méthode originelle du Chaykh al-Kâmil qui est

l’invocation continuelle de Dieu. Si nous laissons les gens jouer de

la musique ici, il y aura encore plus de monde, beaucoup de curieux

vont venir. Comme tu le vois il y a des vielles femmes et nous

devons veiller au bon comportement et à la sécurité des visiteurs.

Pendant le mussem nous ne pouvons pas empêcher les disciples de

pratiquer la hadra, mais bien entendu à l’extérieur de la zâwiya. Je

sais que les anciens dirigeants de la tarîqa laissaient faire des hadra-

s et même la frissa dans le tombeau. Ceci est inacceptable et nous

veillons à ce que de telles pratiques ne se commentent plus en ces

lieux. »

La modification du déroulement des processions se traduit par la

transformation du parcours des processions et par l’interdiction

de pratiquer les danses rituelles dans le sanctuaire. Lors de notre

enquête nous avons par ailleurs constaté auprès des Aïssâwa

l’absence d’un personnage animal très particulier qui a pour

fonction d’exprimer la part festive du pèlerinage. Ce fait

annonce-t-il un phénomène de rejet du ludique ?

Le rejet du ludique ?

De tous les personnages animaux présents dans la confrérie des

Aïssâwa, le loup (al-dîb), par ses caractéristiques comiques, est

Page 209: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

565

celui qui a intéressé tout particulièrement Boncourt qui lui a

consacré un article : « Le personnage de Chacal chez les ‘Isawa

du Maroc » 1. Boncourt traduit le mot dîb par « chacal », mais

pour nous, et les Aïssâwî enquêtés francophones nous le

confirment par ailleurs, le dîb est le loup, le chacal étant le

ibn’awa. Nous avons déjà appris que seuls les personnages du

lion et de la lionne sont aujourd’hui toujours présents dans les

tâ`ifa-s de Fès et de Meknès, se manifestant pendant la hadra au

cours de la danse rituelle du « jeu des lions ». Selon les écrits de

Boncourt, le loup est le moins valeureux des personnages

animaux et il est le seul à porter un déguisement

burlesque composé de grosses lunettes de soleil, un chapeau

berbère multicolore sur lequel est fixées des ampoules

électriques, une sacoche dissimulant un combiné téléphonique,

un cahier d’écolier, une carotte et un bâton. Le loup est

seulement présent lors des processions du mussem où il tient le

rôle de bouffon. Il amuse le public en parodiant le

comportement du muqaddem et en tentant de dérober le contenu

des poches des spectateurs. En se servant de sa carotte pour

écrire sur un cahier d’écolier et par une élocution inintelligible,

il singe aussi les lettrés musulmans (tâleb-s). Au beau milieu des

danses de la hadra, il fait mime de téléphoner au Chaykh al-

Kâmil en sortant le combiné de sa sacoche. Son comportement

comique fait rire aux éclats l’assistance. Les parodies qui

caractérisent certains rituels maghrébins sont analysés par S.

Andezian avec la notion d’ « inversion symbolique » (symbolic

inversion) empruntée à l’anthropologue B.A. Babcock2. Cette

« inversion symbolique » qualifie tout type d’expression

corporelle excessive qui contredit ou présente une alternative à

des diverses valeurs et normes culturelles communes et

collectivement admises, qu’elles soient à la fois politiques,

sociaux, linguistiques et artistiques. L’aspect récréatif du loup

1. Publié dans la Revue des Africanistes, n°48, 1979, pp. 31-61. 2. ANDEZIAN, op. cit., pp. 157-158.

Page 210: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

566

ne doit pas occulter qu’avant tout, c’est d’eux-mêmes et de leur

place dans la société marocaine que les Aïssâwa mettent en

scène, et ceci n’échappe pas à S. Andezian qui nous dit, d’une

façon plus générale :

« S’agit-il pour autant d’une contestation, d’une perversion, d’une

subversion de l’ordre établi ? En apparence oui, mais il reste évident

pour tout le monde (…) qu’il s’agit d’un ‘‘jeu’’ (…). [Cela] se

présente comme une lecture (…) de leur expérience de la société

(…) et des règles qui régissent les rapports sociaux entre différentes

catégories de personnes et de groupes. (…) Mais c’est une lecture

critique, présenté avec beaucoup d’humour. L’importance de toute

chose est relativisée, seule leur capacité à faire rire donnant encore

sens aux mots et aux gestes. »1

Lors du mussem de 2003 nous n’avons pas vu de loup. Aurait-il

totalement disparu ? Les Aïssâwî interrogés nous affirment que

les anciennes pratiques telles que la frissa et le comportement

burlesque du loup « ne marchent pas avec l’islam ». Par le rejet

qu’ils manifestent face aux anciens rites, ils ambitionnent

devenir disent-ils, des « meilleurs musulmans » que ne le furent

leurs ancêtres2. Par exemple, pour le muqaddem Haj Saïd

Berrada, le loup fait définitivement parti du passé, et il s’en

réjouit. C’est lui qui, le premier, nous montra un loup sur une

vidéo familiale filmée lors du mussem de Meknès dans les

années 1980. Pour lui, tout ceci n’est rien d’autre que du

spectacle. Le loup est jugé avec mépris, sans lien avec l’islam et

donc sans intérêt :

« Voila le loup…C’est n’importe quoi…C’est quoi ça ? C’est quoi le

rapport avec l’islam ? C’est du théâtre et rien d’autre. Tu vois les

anciens Aïssâwî, ils ne connaissaient rien, ils faisaient n’importe

quoi… »

Pour le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi, le loup

avait une valeur liée à la seule fonction qu’il lui attribue, celle de

faire remarquer la tâ`ifa lors des mussem-s :

1. Ibid. 2. A ce sujet voir les résultats de nos entretiens menés auprès des Aïssâwa, et surtout « le rejet des anciens rites », pp. 280-287.

Page 211: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

567

« Avant, le loup était seulement présent dans les mussem-s. Il servait

à attirer l’attention du public et montrer que les Aïssâwa sont là.

Mais c’est terminé maintenant, plus personne ne fait le loup.

L’évolution de la société et des mentalités fait qu’il a disparu des

tâ`ifa-s modernes. »

Nous savons que le mussem est un événement variable par son

déroulement qui reste est lié à des paramètres extérieurs plus

larges tels que les intempéries et les événements politiques. Les

pratiques rituelles ne sont pas reproduites à l’identique chaque

année et se modifient selon le contexte social et politique.

N’oublions pas que les Aïssâwa de ce début de 21ème siècle sont

en prise avec les évolutions politiques et religieuses du Maroc

contemporain dans un contexte géopolitique particulièrement

sensible. Dans tous les domaines de la société, une vision

conservatrice de l’islam est diffusé par les ‘ulamâ ̀

conservateurs, parallèlement aux islamistes qui s’efforcent

d’imposer une vision rigoriste des textes sacrés. Il n’est donc pas

étonnant de constater ces mêmes discours chez certains Aïssâwî

enquêtés qui manifestent, nous l’avons vu, une conscience

musulmane aiguisée1. Leur rejet des anciennes pratiques liées au

mysticisme provoquent actuellement la disparition, peut-être

seulement momentanée, du personnage burlesque du loup qui se

manifestait pendant le mussem.

La dernière norme liturgique que nous avons pu identifier se

rapporte à la procession de la tâ`ifa du Palais Royal le troisième

et dernier jour du pèlerinage. Au-delà de l’encadrement du

mussem par les pouvoirs publics et de la présence de hauts

fonctionnaires sur le site, la présence d’un cortège officiel

dévoile l’insertion et la une mainmise de l’Etat dans la gestion

du culte des saints.

Le défilé du cortège officiel :

Le défilé du cortège officiel est réalisée par la tâ`ifa du Palais

1. Au sujet de la conscience musulmane exprimée par les disciples enquêtés, voir les résultats de notre enquête d’entretien, pp. 268-300.

Page 212: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

568

royal, un groupe de musiciens fonctionnaires parmi lesquels il

semblerait que certains soient Aïssâwî (cette question n’a pu être

tranchée car nous n’avons pas eu le temps de mener des

entretiens auprès d’eux). Les muqaddem-s interrogés nous disent

que cette tâ`ifa très officielle a été constituée à la fin des années

1980 à l’initiative du Ministère de l’Intérieur uniquement pour

apporter les offrandes du roi aux descendants du Chaykh al-

Kâmil lors du mussem. Ces largesses accordées au sanctuaire ne

sont pas un fait récent et cette intrusion du Palais Royal au cours

du déroulement mussem n’est d’ailleurs pas exclusive à cette

confrérie. Nous savons que la dynastie Alawite contrôle,

récupère et assujettit les ordres religieux depuis l’époque de son

arrivée au pouvoir et jusqu’à aujourd’hui. Cependant et d’après

les récits des muqaddem-s enquêtés, auparavant, c’était la tâ`ifa

du muqaddem-muqaddmin qui remplissait ce protocole. Le

défilé du cortège officiel paraît remplir, selon Goffman, une

nouvelle « activité symbolique explicite »1 créée dans le but

d’une transmission d’informations stratégiquement établies dans

un contexte politique particulièrement tendu. Il s’agit ici d’une

réappropriation étatique de la symbolique religieuse. D’ailleurs,

lors de son discours prononcé à Tanger le 30 juillet 2003, le roi

a rappelé qu’ « aucun parti ou groupe ne peut s’ériger en porte-

parole ou tuteur de l’islam »2. Le but de cette déclaration, qui eut

lieu deux mois et demi après les attentats de Casablanca, est

d’empêcher la création de partis politiques sur des bases

religieuses, ethniques, linguistiques ou régionalistes.

1. GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, t1. La représentation de soi, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, p. 105. 2. Les discours du roi sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante : http://www.mincom.gov.ma/french/generalites/samajeste/mohammedVI/discours

Page 213: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

569

Une sphère publique « féodale » ?

Ce type d’intervention de l’Etat dans les domaines de la vie

sociale conduit à ce qu’Habermas appelle une

« reféodalisation » de la sphère publique. Dans son ouvrage

L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension

constitutive de la société bourgeoise1, Habermas mène une étude

socio-historique des changements de formes de la sphère

publique en Occident de sa naissance à nos jours, et la définit

comme l’ensemble des individus privés réunis en tant que public

et autonomes et guidés par un principe de raison critique

rapport à l’autorité publique2. Il retrace l’émergence et le

développement d’un principe de « publicité » comme règle

légitime de contrôle de l’autorité politique offert à l’individu

bourgeois et cultivé3. Cette concession d’une compétence

politique à l’individu s’est faite progressivement par la

représentation d’une aptitude et d’une légitimité, individuelle ou

collective, au jugement et à la critique rationnelle à l’égard de

l’autorité politique. Habermas pose ainsi la constitution d’une

sphère publique comme condition d’une compétence politique et

de la citoyenneté. C’est cette distinction aurait permis

l’émergence de la citoyenneté, des droits de l’homme, de la

société civile et de la sphère publique, en relative autonomie

avec l’état nation. Le philosophe se penche avec intérêt sur le

modèle libéral de la démocratie et y trouve à la fois un potentiel

d’émancipation et une contradiction dans la mesure où l’opinion

publique populaire est réprimée, et de plus l’expression de

l’intérêt général est uniquement basée sur la classe sociale

bourgeoise4. L’interpénétration des domaines privés et publics

avec différentes prises de décision politique sur le mode

administratif et technique (comme nous l’avons observé lors du

1. HABERMAS, trad. de l’allemand par M.B. de Launay, 2003 (1962). 2. Ibid., pp. 38-39. 3. Ibid., pp. 112-138. 4. Ibid., pp. 89-112.

Page 214: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

570

pèlerinage) aboutit, selon lui, à un affaiblissement des fonctions

critiques qu’il impute à la sphère publique. La sphère publique

se trouve ainsi logiquement dépossédée de ses fonctions

critiques. Habermas y observe parallèlement une dépolitisation

des individus, car selon lui l’opinion publique devient assujettie

par un ou plusieurs groupes d’intérêts étatiques qui utilisent les

techniques de communication au service de leur propre pouvoir.

Habermas avance cette idée d’un déclin de l’espace public et

d’une crise de la citoyenneté. Si l’auteur perçoit des tendances

contraires dans la société contemporaine, notamment des

demandes émanant de la société civile en vue d’une plus large

communication des questions publiques, il lui semble qu’une

repolitisation de la sphère publique est difficilement possible, et

ceci le conduit à une appréciation réservée de la capacité

critique du public1. Cependant, dans un article récent intitulé en

français « L’espace public, trente ans après »2, il reconnaît

qu’au moment même de son élaboration, son travail « reposait

sur la synthèse d'un foisonnement à peine maîtrisé de

contributions provenant de nombreuses disciplines. »3 Il estime,

par exemple, s’être trompé dans son jugement sur le

comportement du public :

« J’ai évalué de façon trop pessimiste la capacité de résistance, et

surtout le potentiel critique d’un public de masse pluraliste et

largement différencié, qui déborde les frontières de classe dans ses

habitudes culturelles. »4

Il émet l’hypothèse qu’une nouvelle analyse des transformations

structurelles de l’espace public pourrait éventuellement « offrir

une évaluation moins pessimiste qu’autrefois et (...) une

perspective moins chagrine et simplement hypothétique. »5 Il

mentionne d’ailleurs les travaux dans différentes disciplines

(telle que la science politique) qui ont mis en évidence le rôle

1 . Ibid., pp. 246-254. 2. Publié dans Quaderni, n° 18, 1992, pp. 161-191. 3. Ibid., p. 161. 4. Ibid., p. 174. 5. Ibid., p. 188.

Page 215: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

571

actif du public. C’est dans cette idée de compréhension globale

du phénomène du mussem et des tensions qui le traverse que

nous allons aborder maintenant la pratique sociale du public

pèlerin. Nous souhaitons découvrir comment le mussem est vécu

par les différents participants. Ce pèlerinage permet-il un

moment d’intégration sociale ou de communion spirituelle ?

Que représente-t-il pour le public et pour des Aïssâwa ? Ceux-ci

s’y rendent-ils régulièrement ? Pourquoi ? Voit-on apparaître

une les prémices d’une contestation politique ?

La pratique sociale du public pèlerin

Le temps du mussem, Meknès devient une ville de pèlerinage où

les processions sont, nous l’avons vu, localisées dans l’espace

(le parcours se déploie de l’intérieur de la médina à la porte de

bab al-jdîd où est localisée la zâwiya) et dans le temps (sur trois

jours). Il convient cependant de différencier plusieurs catégories

de public pèlerin qui le fréquentent, sachant que par pèlerin,

nous entendons toute personne qui visite la zone des festivités à

cette occasion. Qui sont les pèlerins ? Peut-on en dresser un

profil type ? On observe une grande variété en termes d’origine

régionale et de classe sociale et le pèlerinage ne revêt pas la

même signification pour tous les individus. Tout d’abord, nous

trouvons des pèlerins (al-ziyâratî) qui manifestent le besoin

ponctuel d’une médiation symbolique avec le tombeau du saint.

Leurs visites sont généralement répétées et ne prennent pas fin

le troisième jour du mussem mais se déroulent de façon

routinière tout au long de l’année et à travers le réseau de saint

marocain. Une autre catégorie de pèlerins est constituée

d’individus qui sont liés plus formellement au Chaykh al-Kâmil

et à la fréquentation de son sanctuaire. Ces personnes ont fait

allégeance à un représentant reconnu de la confrérie (un

muqaddem) et organisent chaque année une cérémonie

Page 216: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

572

domestique suivit d’une procession nocturne dans le cadre du

pèlerinage. Une troisième catégorie rassemble les disciples

(fuqarâ’) qui ont fait vœu, pour une durée déterminée ou non, de

consacrer leur vie à la confrérie. Nous trouvons d’une part des

disciples isolés, qui vivent leur pratique du divin

indépendamment des tâ`ifa-s, et, d’autre part, des adeptes

constituant l’effectif des tâ`ifa-s, qu’ils soient originaires des

régions rurales ou des centres urbains. S’ajoutent les

commerçants qui investissent la sphère publique pour un négoce

plus ou moins formel (vente de rafraîchissements, confiseries,

sandwichs, ballons pour les enfants, disques et cassettes, fruits,

légumes) et enfin les représentants de l’Etat (préfet,

commissaire, hauts fonctionnaires et forces de l’ordre). Le

pèlerinage attire de nombreux autres pèlerins. On citera pour

mémoire les principaux groupes. Les hanayat, ces femmes qui

réalisent des tatouages au henné, et les mendiants, souvent des

musiciens, qui cherchent à se faire passer pour dépositaires du

charisme du chaykh, sont nombreux. Ces groupes haranguent les

passants en tentant de leur vendre une part de la baraka contre

quelques pièces. Notre propos ici est de définir la signification

du mussem pour quelques-uns de ces individus. A ce niveau,

nous devons détacher deux types d’attitudes endossées par eux :

il s’agit de l’approbation et de l’opposition au mussem.

L’approbation au mussem

L’approbation au mussem se manifeste à travers des

témoignages recueillis in situ et le comportement que les

pèlerins adoptent le temps de la manifestation. Ce sont tout

d’abord les disciples venus des régions rurales qui nous ont

témoigné la plus grande adhésion au pèlerinage. L’état de

pèlerin nécessite une rupture avec leur milieu social mais pas

avec leur milieu familial. Pour beaucoup, le mussem apparaît à

Page 217: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

573

la fois comme l’occasion de se retrouver parmi une communauté

de croyant, et un voyage touristique et familial à travers le

Maroc auprès des sanctuaires des saints locaux. C’est ce que

nous explique Haj Y., 63 ans, retraité et muqaddem d’une tâ`ifa

à Mechraâ Bel Ksiri, près de Sîdî Kacem :

« Le mussem du Chaykh al-Kâmil nous permet de nous ressourcer et

de nous retrouver. C’est ici que les Aïssâwî se retrouvent pour

célébrer l’anniversaire du Prophète, car al-Hâdî ben Aïssâ est l’un de

ses descendants. C’est lui-même qui a conseillé à ses premiers

disciples de se rendre une fois par an à la zawiya pendant le mawlid

(…) On est venu avec toute la famille par le train, on reste juste une

semaine. Demain on visite le chaykh, ensuite on va à Moulay Idriss

Zerhoun et à Sîdî ‘Alî pour le mussem des Hamadcha. »

Pour les commerçants ambulants envahissent les rues qui

permettent d’accéder au sanctuaire, le mussem est vu avant tout

comme le lieu et le moment idéal de réaliser de grandes marges

de bénéfices. Voici le récit de Y., 26 ans, vendeur informel de

téléphones portables :

« Le mussem c’est un moment particulier pour nous, parce que

d’habitude la police nous chasse lorsque qu’elle nous aperçoit. Mais

là on peut vendre sans crainte, il y a un relâchement de ce coté. Il y a

beaucoup de monde et le commerce marche très bien, grâce à Dieu.

Il faudrait qu’il y ait des mussem-s tous les jours ! »

Ce sont surtout les femmes qui nous ont fait part d’un grand

intérêt aux pratiques rituelles des Aïssâwa. Certaines voient le

mussem comme un spectacle de divertissement qui est aussi

l’occasion de mieux connaître la culture du pays. C’est ce que

nous explique madame R., 42 ans, infirmière :

« J’habite à Meknès et c’est la première fois que je viens au mussem.

J’ai souvent entendu parler des Aïssâwa et je voulais voir de mes

yeux si toutes ces histoires de transe sont vraies. Ca fait partie de

notre culture et c’est dommage de ne pas voir ça au moins une fois

(…) J’ai des cassettes des Aïssâwa à la maison, j’aime beaucoup

leur musique. J’espère qu’ils vont mettre l’ambiance. »

Pour d’autres, c’est d’abord l’aspect religieux qui motive leurs

visites de la zâwiya. Des pèlerins intègrent le mussem du Chaykh

al-Kâmil à l’intérieur d’un circuit qui les conduit d’un lieu saint

Page 218: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

574

à l’autre à travers le pays. Ecoutons madame T., 45 ans, sans

emploi :

« Nous avons l’habitude de visiter plusieurs zâwiya-s les jours des

mussem-s. Après Meknès, on va à Sîdî ‘Alî et ensuite à Moulay

Brahim. C’est un trajet que nous faisons presque chaque année avec

mon mari et les enfants »

Les requêtes des pèlerins évoluent avec la modernisation des

sociétés : il s’agit maintenant de chercher à réussir un examen, à

trouver un emploi ou de l’argent. Mais les suppliques

désespérées restent toujours présentes lorsqu’il s’agit de

demander la guérison d’une infirmité physique, de désirer une

grossesse ou de trouver un conjoint. Pour monsieur Y.,

chauffeur de taxi à Meknès, le mussem est l’occasion de renouer

le pacte qui lie sa famille au Chaykh al-Kâmil. Sa femme

organise tous les ans une cérémonie domestique et ils participent

en famille à la procession jusqu’au sanctuaire avec les Aïssâwa :

« Il y a trois ans, ma femme est venue toute les semaines au Chaykh

al-Kâmil, parce que les médecins la disaient stérile. Depuis nous

avons eu un enfant, grâce la baraka du chaykh. C’est la raison pour

laquelle elle organise une lîla chaque année, c’est notre

remerciement. »

L’approbation au mussem pour le public pèlerin revêt donc

plusieurs formes. Le pèlerinage répond à la fois à une pratique

religieuse, à une recherche d’expressions culturelles et festives,

à une volonté de vivre un voyage touristique et familial et revêt

une opportunité économique pour les commerçants ambulants.

Intéressons-nous maintenant à l’opposition que certains

individus manifestent.

L’opposition au mussem

L’opposition au mussem est témoignée d’une part par les actes

et les récits des spectateurs et, d’autre part, par les témoignages

des Aïssâwî enquêtés. Des jeunes hommes investissent le site

pour tenter d’empêcher les processions et de ridiculiser les

Page 219: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

575

pratiques rituelles des disciples. Leurs actes et leurs paroles,

exprimés ouvertement, sont d’une grande violence et aboutissent

à des altercations avec les disciples et avec les forces de l’ordre.

Le premier jour du mussem, lors d’une hadra célébrée le long du

mur du cimetière par un groupe de disciples, un homme s’est

avancé dans le cercle des danseurs et a frappé le muqaddem au

visage. Son geste a immédiatement provoqué une rixe générale.

Les gendarmes sont arrivés très rapidement et ont menotté

l’agresseur avant de l’emmener. Tout en tentant de se débattre,

celui-ci a eu néanmoins le temps de clamer haut et fort « pays de

merde, je les déteste, eux et leur zâwiya ! » Un gendarme s’est

saisit ensuite d’un porte-voix et s’est adressé au public en ces

termes :

« Ce jour est celui du mussem des Aïssâwa. Ces disciples sont les

hôtes de la zâwiya, ils sont les invités et ont le droit de pratiquer

leurs croyances. Ceux qui ne les supportent pas peuvent évidement

quitter les lieux, mais ils ne doivent en aucun cas les violenter. »

Nous avons ainsi assisté, sur les trois jours du mussem, à cinq

échauffourées de ce type. Des tensions apparaissent aussi

lorsque les disciples ruraux, en état de transe, réalisent le

premier jour la course de la ‘ada et les danses animalières sur

l’esplanade de la zâwiya. Là, des groupes d’adolescents les

insultent en usant de termes obscènes. D’autres, munis de

pierres et de bouteilles, jettent leurs projectiles en direction des

danseurs, agressant les dévots qui stoppent leurs processions et

s’adressent à eux pour tenter calmer la situation. Les gendarmes

réprimandent toujours très sévèrement les provocateurs, parfois

par la force à l’aide de matraque, d’autres fois par des tirs de

révolvers pointés au ciel. Si les disciples ont la réputation d’être

incontrôlables et violents lors de leurs transes, les gendarmes

constatent qu’ils sont plutôt la cible des personnes hostiles à ces

pratiques. Ecoutons M., 32 ans, gendarme à Meknès et chargé

de réguler l’entrée de la zâwiya :

« Les disciples ne sont une menace pour personne. Par contre le

public est un danger pour eux. Sans les barrières de sécurité et tous

Page 220: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

576

les gendarmes, les Aïssâwî finiraient lynchés, tu peux en être sûr. On

a un très gros travail pour maintenir la sécurité des fidèles ici. Il y a

beaucoup de jeunes qui viennent pour se moquer d’eux et les

agresser, sans parler des voleurs. »

La forte présence policière sur les lieux entraîne de nombreux

interrogés à en déduire que les mussem-s et les lieux saints,

soupçonnés de favoriser la débauche et les mauvaises

rencontres, sont volontairement maintenus par l’Etat pour

dominer la population. Voici, à ce propos, l’avis de J., 26 ans,

vendeur de pâtisseries sur le site de la zâwiya, qui reproche aussi

que le charisme du chaykh éclipse en ces jours celui du

Prophète :

« Je n´aime pas du tout ces fêtes, le mawlid c’est la fête de la

naissance du Prophète, et lui-même jeûnait ce jour-là. Ici l’islam est

éclipsé par ‘‘les festivités dues à Chaykh al-Kâmil’’. Ce mussem

c’est la résurgence du passé qui laisse tous ces gens dans l’ignorance

absolue. A l’heure actuelle tout le monde regarde vers l’avenir, et

nous on regarde toujours vers l’arrière. Des gens au Maroc ont

intérêt à ce que les autres gens ‘‘pourrissent’’ dans le passé, ils les

aident même avec leurs encouragements et leurs préparatifs. Le

mussem de Chaykh al-Kâmil absorbe, dépasse et annule même la

fête de l'anniversaire de notre Prophète. Ici toutes sortes de

débauches sont pratiquées et célébrées, avec tous les

encouragements des responsables politiques…Devine pourquoi,

c’est facile à comprendre…Malgré tout, ces festivités rapportent un

peu à Meknès mais elles sont la source de beaucoup de crimes et

délits. »

Parallèlement à cette opposition formulée par certains individus

du public pèlerin, les discours des Aïssâwî enquêtés témoignent

eux aussi une hostilité envers le mussem du Chaykh al-Kâmil.

Sur les dix-sept tâ`ifa-s sondées lors de notre enquête à Fès et à

Meknès, seulement une a participé aux processions. La

célébration du mussem est actuellement fortement décriée par

les muqaddem-s enquêtés. Ce fait découle du phénomène des

controverses internes à l’œuvre actuellement dans la confrérie.

Rappelons que 93% des Aïssâwî interrogés rejettent la notion

d’allégeance au Chaykh al-Kâmil et à ses descendants

Page 221: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

577

biologiques. D’une part, le culte des saints est considéré par eux

comme une pratique contraire à l’islam sunnite, et, d’autre part,

les gestionnaires actuels de la zâwiya - qu’ils accusent d’être

intéressés uniquement par l’économie engendrée par cette

pratique - sont jugés inaptes à la direction spirituelle de l’ordre1.

Le récit du muqaddem Haj Saïd El Guissy nous fait comprendre,

avec humour, les relations qu’il vit avec les gestionnaires de la

zâwiya-mère :

« La dernière fois que je suis allé au mussem c’était il y a plus de dix

ans. J’y suis allé avec mon groupe plus une centaine de personnes, le

cortège de la ziyâra [l’offrande, ndr] a mis six heures pour arriver

dans la zâwiya. Une fois dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil, j’ai

mis mille dirhams en liquide dans la rbi’a [la caisse pour les dons,

ndr] et j’ai donné quatre mille dans une enveloppe au mezwâr [le

surintendant, ndr]. Il a compté l’argent devant nous et m’a dit ‘‘ce

n’est pas assez, je veux le double l’année prochaine’’. J’ai répondu

qu’il y a quand même cinq mille dirhams au total, et il m’a dit ‘‘toi

tu es riche, tu fais beaucoup de soirées, tu fais des concerts à

l’étranger et tu enregistres des disques’’. Alors je lui ai répondu ‘‘

hé ! Je ne suis pas Michael Jackson !’’. Depuis cette date, la zâwiya

et le mussem c’est fini pour moi. Ca sert à rien d’y aller, ‘‘les fils du

chaykh’’ n’ont pas la tarîqa dans le cœur. »

Le muqaddem Haj Saïd Berrada refuse lui aussi de se rendre au

pèlerinage annuel. Pour expliquer sa position, il nous a raconté

une série d’anecdotes censées nous dissuader d’y assister. Voici

l’une d’elles :

« Ca ne sert à rien d’aller au mussem du Chaykh al-Kâmil, il n’y a

rien d’intéressant là-bas. Il y a beaucoup de voleurs, il y a des fous,

des malades, c’est très dangereux pour les étrangers (…) Moi j’ai un

problème avec les ‘‘fils du chaykh’’. En 1996, je suis allé aux

mussem pour offrir un taureau. Devant l’entrée, sur le parvis où on

se gare en voiture, l’un des ‘‘fils du chaykh’’ est venu me voir pour

me dire ‘‘s’il te plait Haj, le taureau, on va le sacrifier plus tard,

d’accord ?’’ J’ai répondu ‘‘non, le taureau n’est pas pour toi, c’est

pour la baraka, il faut le partager et le donner à manger aux

pauvres’’. Il a refusé, parce qu’il voulait le revendre, tu comprends,

c’est très cher un taureau…Alors le ton est monté, il y a eu une

1. A propos des controverses internes actuelles, voir pp. 287-300.

Page 222: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

578

grande bagarre et la police est venue. Je suis parti en les maudissant

et en jurant que je n’y mettrais plus jamais les pieds. Pourtant c’est

moi qui ai offert le lustre qui est au dessus de la tombe du chaykh

(…) Prendre l’argent, voila tout ce qu’ils savent faire. »

Le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi nous confirme

que les Aïssâwa de Fès et de Meknès ne se rendent plus au

mussem depuis une dizaine d’année. Les plus assidus, selon lui,

seraient les Aïssâwa de Casablanca et de Salé :

« A part mon groupe, aucune tâ`ifa de Fès et de Meknès ne vont au

mussem, c’est une réalité depuis presque dix ans maintenant…Et

moi-même je n’y vais pas chaque année, cela dépend de mes enfants

et de ma femme s’ils veulent venir. Mais tu peux toujours voir les

groupes des autres villes, il y a toujours les Aïssâwa de Casablanca

et de Salé. »

L’opposition au mussem revêt donc différentes formes. D’un

coté, certains individus viennent manifester leur désapprobation

aux pratiques rituelles par des actes de violence sur les disciples

lors des processions. D’un autre coté, les entretiens menés

auprès de quelques commerçants ambulants, qui tirent

néanmoins profit de cette manifestation, font apparaître là aussi

un rejet de ces pratiques qu’ils considèrent comme rétrogrades et

éloignées de l’islam sunnite. Du coté des Aïssâwî enquêtés, le

mussem catalyse toutes les tensions qui existent entre eux et la

hiérarchie de l’ordre. Ils refusent ainsi de d’entretenir le lien de

la baraka par le biais des offrandes rituels et l’allégeance aux

descendants du chaykh est clairement écartée. Cependant ils ne

rejettent pas ce modèle d’activité rituel et participent à d’autres

mussem-s, plus particulièrement ceux de Moulay Idriss 1er (sur

le mont Zerhoun) et Moulay Idriss 2nd (Fès).

Un pèlerinage déshonorant ?

Il est significatif de noter que les étrangers intéressés par les

mussem-s seront immanquablement orientés par les offices de

tourisme officiels vers huit mussem-s particulièrement

Page 223: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

579

promotionnés par l’Etat dans le cadre de plans de

développement touristique. Des agences de voyage locales

organisent des excursions pour permettre aux touristes d’y

assister. Il s’agit du mussem des roses (près de Ouarzazate, dans

le sud du pays), du mussem des Touaregs (à Tan Tan aux portes

du Sahara), du mussem des fiançailles des Aït Haddidou (dans

l’Atlas), mussem des fiançailles d’Imilchil (dans le haut Atlas),

du mussem de Moulay ‘Abdallah Amrar (à Tit, site balnéaire sur

l’Océan Atlantique), du mussem de Moulay ‘Abdallah (à Jadida

sur la coté Atlantique) et des mussem-s de Moulay Idriss Al-

Azhar à Fès1 et celui de Moulay Idriss Zerhoun2. Malgré le

millier3 de mussem-s célébrés chaque année au Maroc, seuls ces

huit sont vantés dans les dépliants touristiques marocains

comme des « festivités traditionnelles typiques » se déroulant

dans des sites d’une grande beauté. D’au autre coté, les mussem-

s considérés comme ayant une renommée nationale par les

Marocains interrogés lors de notre enquête sont ceux du Chaykh

al-Kâmil à Meknès, de Sîdî ‘Ali ben Hamdûch (dans le

Zerhoun)4, de Moulay Idriss à Fès et de Moulay Idriss Zerhoun.

Seuls les deux derniers sont retenus par les organismes

touristiques du pays. Pourquoi ces derniers ne promotionnent-ils

pas les mussem-s plébiscités par les Marocains (qui sont par

ailleurs promotionnés par les guides touristiques français comme

1. Le muqaddem-muqaddmin Haj Bettahi nous a accueilli dans sa tâ`ifa les jours du mussem de Moulay Idriss à Fès en septembre 2005. Nous avons pu assister, d’une part, à sa préparation dans les coulisses de la préfecture et, d’autre part, aux processions rituelles. Nous espérons pouvoir publier les résultats de cette recherche. 2 . En août 2002 nous avons, en tant que membre temporaire de la tâ`ifa du muqaddem Haj Berrada, participer aux processions du mussem de Moulay Idriss Zerhoun jusqu’à l’intérieur du sanctuaire du fondateur de la première dynastie musulmane marocain. Quelques éléments de cette recherche (photographies et ressources audio) sont disponibles sur notre site Internet (http://confrérieaissawa.free.fr). 3. BERRIANE, op. cit., p. 30. 4. Nous avons participé au mussem de Sîdî ‘Alî ben Hamdûch avec la tâ`ifa du muqaddem Hamdûchî ‘Abderrahim Amrani Marrakchi en mai 2005. Nous étions hébergés pendant trois jours au sein de la zâwiya du saint fondateur des Hamadcha et nous avons assisté et filmé quatre cérémonies confrériques. Les résultats de cette enquête auprès des disciples Hamdûchî feront l’objet d’un écrit ultérieur.

Page 224: Chapitre 1 La cérémonie domestique - Free

580

des événements caractéristiques de la vie religieuse Marocaine)1

? Nous pensons que les effets spectaculaires présents lors de

certains mussem-s tels que celui du Chaykh al-Kâmil ne reflètent

pas, pour l’Etat, l’image du Maroc authentique, malgré le fait

que les pratiques rituelles liées au mysticisme sont la réalité

d’un grand nombre de Marocains. La gestion de ce type de

mussem-s par les autorités du pays dévoile un phénomène de

honte de l’intimité, les autorités ne semblent pas avoir grand

intérêt à présenter ces rituels extatiques aux visiteurs étrangers.

La non reconnaissance de ces faits critiques, qui dévoilent

l’image d’un peuple « barbare », devient (d’après Goffman), des

« secrets inavouables », c’est-à-dire « incompatibles avec

l’image que le représentant de l’autorité s’efforce de maintenir

en public »2. Interdire ces manifestations apparaît comme

impossible, car trop de personnes sont engagées dans ces

pratiques. Mais l’Etat montre qu’il maîtrise ces formes

religieuses et qu’il a prise sur elles par son intervention, d’une

part, sur la nomination des membres de la hiérarchie

confrérique, et, d’autre part, sur le déroulement des festivités.

Conclusion

Nous pouvons conclure cette étude en dix points :

1. Le mussem (terme vernaculaire issu du mot mawsim, litt.

« saison ») est à la fois une fête saisonnière et un pèlerinage

autour du mausolée d’un saint personnage. Cet événement

comporte de nombreux aspects récréatifs et s’inscrit dans le

cadre du cadre du culte des saints, bien que l’islam réfute la

notion de sainteté. C’est à l’occasion de la célébration du

1. De nombreux guides touristiques français font la promotion du mussem du Chaykh al-Kâmil. Voir par exemple Maroc, Le Guide Vert Michelin, 2001, p. 270, et Maroc, Guide Gallimard, 2000, p. 240. 2. GOFFMAN, op. cit., p. 137.

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581

mawlid (l’anniversaire du Prophète, commémoration non

canonique officiellement introduite au Maroc par la dynastie

Mérinide au 13ème siècle) que les Aïssâwa se rendent chaque

année en pèlerinage sur le tombeau du fondateur de l’ordre à

Meknès selon ses propres recommandations. Aujourd’hui ce

mussem est placé sous tutelle du Ministère de l’Intérieur par

le biais de la préfecture et de la municipalité de la ville qui

encadrent et organisent les activités rituelles.

2. Le temps du mussem, Meknès devient une ville de

pèlerinage. Les processions religieuses et les pratiques

extatiques des fidèles attirent des milliers de visiteurs et

touristes. Le mois qui précède le début des processions la

zâwiya-mère sert d’hébergement aux fidèles venus de tout le

Maghreb, dont certains établissent leur campement aux

alentours. Les disciples se retrouvent par centaine pour

réciter chaque matin dans le tombeau du Chaykh al-Kâmil

les litanies de l’ordre religieux. Le pèlerinage est encadré et

géré par de nombreux représentants de l’Etat (policiers,

militaires, préfet, commissaire et hauts fonctionnaires).

3. Le public pèlerin est très disparate et se compose d’affiliés à

la confrérie, de touristes locaux et étrangers, de malades en

quête de guérison, de mendiants, de commerçants ambulants

et de différents professionnels du mysticisme. Pour les

fidèles, le pèlerinage apparaît comme l’occasion, d’une part,

de se retrouver parmi une communauté de croyant et, d’autre

part, de réaliser un voyage touristique à travers le réseau de

saints marocains. Dans ces deux cas l’état de pèlerin, qui

nécessite une rupture avec le milieu social, permet de

ressouder les liens familiaux. Cet événement répond à une

pratique religieuse, à une recherche d’expressions culturelles

et festives et revêt un aspect économique substantiel.

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582

4. Les processions des groupes Aïssâwa se déroulent sur trois

jours. Le premier est consacré aux défilés des disciples

venues des régions rurales, le second est attribué aux

groupes urbains, le troisième et dernier jour est

exclusivement réservé à la tâ`ifa Aïssâwa du Palais Royal,

qui se charge d’apporter les offrandes matérielles (al-

hadiyya) et financières (al-hîba) offertes au par le roi aux

gestionnaires de la zâwiya.

5. Les danses rituelles des Aïssâwa et des fidèles constituent le

moment fort du mussem aux yeux du public. Celles-ci se

déroulement sur le parvis de la zâwiya et dévoilent aux

spectateurs l’expérience intime du mysticisme. Nous

assistons ici à un inversement des scènes de la cérémonie

domestique : l’avant-scène du rituel est la sphère publique

(qui devient le lieu de rencontre avec le divin), son arrière-

scène est la sphère privée (qui se transforme en lieu de mise

en condition d’accès au divin).

6. Le déroulement du mussem n’est pas immuable et connaît

des transformations à travers le temps. D’après les écrits de

Brunel (1926) et Boncourt (1980), nous voyons actuellement

apparaître de nouvelles normes liturgiques : le parcours de

processions a été modifié et ses aspects ludiques et fakiristes

semblent avoir disparu. Un groupe de musiciens

fonctionnaires a été constitué à la fin des années 1980 par le

Palais Royal pour clôturer le déroulement des festivités. Ce

défilé d’un cortège officiel paraît remplir, selon Goffman,

une « activité symbolique explicite » créée dans le but d’une

réappropriation étatique de la symbolique religieuse. Ce type

d’intervention de l’Etat dans les domaines de la vie sociale

conduit à ce qu’Habermas appelle une « reféodalisation » de

la sphère publique.

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583

7. Depuis les années 1980 ce pèlerinage semble être en déclin,

le nombre de visiteurs et de processions a nettement chuté.

En 2003 nous avons comptabilisé la présence de 17 groupes

de disciples le premier jour (contre 40 en 1984 selon

Lahlou), 9 le second jour et une seule le troisième. Selon

Lahlou le mussem attirait plus de 100 000 personnes sur

toute sa durée en 1968. En 2003, le nombre total de visiteurs

sur les trois jours est estimé à 30 000 selon les représentants

des forces de l’ordre interrogés. La majorité des visiteurs de

réalisent pas d’actes de piété rituelle, les processions des

Aïssâwa sont vues comme un spectacle de divertissement

qui offre le moyen de mieux connaître la culture du pays.

8. De nombreux visiteurs interrogés sur les lieux affirment que

les mussem-s et les lieux saints, soupçonnés de favoriser la

débauche et le libertinage, sont volontairement maintenus

par l’Etat pour dominer la population. Certains viennent

pour manifester leur désapprobation à un rite qu’ils

considèrent comme rétrograde et éloigné de l’islam sunnite.

Les Aïssâwa, protégés par les forces de l’ordre, sont parfois

la cible de railleries et d’actes de violence.

9. Du coté des Aïssâwî enquêtés, le mussem catalyse toutes les

tensions qui existent dans la confrérie : 95 % des sondés de

notre échantillon ont refusé de se rendre au mussem de

Meknès, mettant en cause la gestion actuelle de l’ordre par

les descendants du saint fondateur qu’ils jugent

incompétents et coupables de favoriser des pratiques dites

« mafieuses ».

10. A l’inverse d’autres mussem-s, le pèlerinage des Aïssâwa ne

fait pas partie des événements nationaux promotionnés par

l’Etat dans le cadre de plans de développement touristique.

Sa gestion par les autorités du pays dévoile un phénomène

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de honte de l’intimité. Ces rituels extatiques et les tensions

qu’ils provoquent deviennent (selon Goffman), des « secrets

inavouables ».