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Chapitre 1
La cérémonie domestique
LA LILA
Ce chapitre se consacre à la cérémonie rituelle des Aïssâwa, la
lîla (litt. la « nuit »). Le terme de lîla est commun à différents
groupes confrériques maghrébins (tels que les Gnawa, les
Hamadcha ou les Jîlala) et désigne un rituel nocturne qui se
déroule dans un espace privé ; animée par les Aïssâwa, cette
soirée est souvent appelée « nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya) ou
parfois même et depuis peu au Maroc, « nuit soufie » (lîla
sûfiyya). Cette cérémonie nocturne a fait l’objet de deux
analyses antérieures approfondies : à la fin des années 1970 tout
d’abord, André Boncourt a étudié la lîla des Aïssâwa du Maroc
sous un aspect symbolique et musicologique1. A la fin des
années 1990, Sossie Andezian s’est attachée à dévoiler l’aspect
religieux et spectaculaire de la cérémonie des Aïssâwa algériens
suite à une enquête dans la région de Tlemcen2. Notre propos,
ici, est de restituer les principales significations que les
intéressés lui confèrent et de découvrir ses enjeux artistiques et
sociaux afin de pointer la dynamique de changement au sein de
cette cérémonie. Pour cela notre analyse est divisée en trois
parties : la première révèle la fréquence et les motifs de
l’organisation de cette soirée dans les villes de Fès et de
Meknès. La seconde décrit le déroulement d’une lîla Aïssâwa
type en précisant les significations que les Aïssâwa lui
attribuent. Dans une perspective comparative, les résultats de
notre description sont mis en échos avec les travaux des trois
auteurs précédemment cités. La troisième et dernière partie
étudie l’« expérience multidimensionnelle » du divin qui se
déploie, d’après nous, selon trois axes : le premier couvre
1. BONCOURT, Rituel et Musique chez les Isâwa citadins du Maroc, 1980. 2. ANDEZIAN, Expérience du Divin dans l’Algérie contemporaine, 2001.
358
l’artistique (qui permet la transmission et la sauvegarde d’un art
vivant), le second dévoile une mise en scène de la spiritualité
(où les comportements et l’aménagement des lieux sont soumis
à une ritualisation précise) et le dernier autorise l’autorité des
femmes à travers une appropriation féminine du fait religieux.
Commençons cette étude par la découverte de la fréquence et
des motifs de l’organisation des cérémonies des Aïssâwa. Qui
organisent les lîla-s ? Pour quels motifs et à quelles occasion ?
Fréquence et motifs de l’organisation d’une lîla
Les cérémonies des Aïssâwa sont organisées à la demande des
particuliers qui, en invitant à leur domicile une tâ`ifa constituent
une véritable clientèle pour les membres de la confrérie. Les
motifs d’organiser une « nuit Aïssâwa » sont divers : les
Aïssâwa étant censés apporter la bénédiction (baraka), une lîla
peut à la fois célébrer une fête musulmane (l’aïd du ramadan ou
le mawlid en l’honneur de la naissance du Prophète), un mariage
(zawâj), une naissance (sbu’) ou une circoncision (khtâna). Dans
d’autres cas, les clients souhaitent bénéficier des faveurs et des
grâces divines : ils entretiennent alors le cycle de la baraka en
invitant, chaque année et à la même date, une tâ`ifa Aïssâwa
pour célébrer une lîla. Parfois, il s’agit aussi d’exorciser et de
guérir une personne du foyer en établissant un pacte avec les
démons (jinn-s), qui, selon la croyance, prennent possession des
êtres humains et leur affligent diverses souffrances physiques ou
des troubles psychologiques.
Fréquence
L’invitation des Aïssâwa semble devenir de plus en plus un
événement routinier. Jusqu’à quel point la formule, souvent
relevée au cours de notre enquête d’opinion, qui dit « qu’inviter
359
les Aïssâwa c’est la tradition » passe de l’état de précepte à
l’état de fait ? « Combien de fois faites-vous appel aux services
des Aïssâwa et à quelles occasions ? », telle fut la question
posée aux enquêtés qui composent notre échantillon1. La forme
volontairement quantitative de l’interrogation suppose que le
sujet a déjà fait appel à eux : c’est pour nous un moyen de
parvenir à un résultat précis. Les réponses recueillies ont une
signification indéniable, car il apparaît ici que les femmes sont à
l’initiative de l’organisation des soirées animées par les
Aïssâwa. Nos résultats, pour les villes de Fès et de Meknès, sont
les suivants :
Résultats pour Meknès
Fréquence d’organisation d’une lîla Aïssâwa
Hommes
Femmes Total
Deux à trois fois par an
02%
07 %
09
Une fois par an
02%
14 %
37
Rarement
13%
11 %
22
Selon l’occasion
04 %
10 %
19
Jamais
29%
08 %
13
1. Notre échantillon est le même que celui utilisé précédemment pour notre enquête d’opinion. Il s’agit d’une projection sur cent personnes (par ville) de la composition de la population marocaine selon le recensement de 1994. Voir le protocole de notre enquête et plus précisément p. 87.
360
Résultats pour Fès
Fréquence d’organisation d’une lîla Aïssâwa
Hommes
Femmes Total
Deux à trois fois par an
02%
05%
20
Une fois par an
05%
17 %
44
Rarement
09 %
10%
17
Selon l’occasion
07%
16%
12
Jamais
27%
02%
07
Cette classification fait ressortir la prédominance de l’initiative
féminine en matière de fréquence de l’organisation d’une soirée
Aïssâwa dans les deux villes. Les réponses nous apprennent que
les femmes prennent l’initiative d’inviter les Aïssâwa « une fois
par an » (17 % à Fès et 14 % à Meknès), puis « selon
l’occasion » (16 % à Fès et 10 % à Meknès), « rarement » (10 %
à Fès et 11 % à Meknès), « deux à trois fois par an » (0,5 % à
Fès et 0 ,7 % à Meknès) et « jamais » (02 % à Fès et 0,8 % à
Meknès). A l’inverse, les hommes répondent ne « jamais »
inviter les Aïssâwa (27 % à Fès et 29 % à Meknès), puis
« rarement » (09 % à Fès et 13 % à Meknès), « selon
l’occasion » (07 % à Fès et 04 % à Meknès), « une fois par an »
(05 % à Fès et 02 % à Meknès) et enfin « deux à trois fois par
ans » (02 % pour les deux villes).
Motifs
Cette question est une nouvelle occasion de voir comment se
comporte le modèle confrérique dans le Maroc contemporain.
Rappelons que 77 % des enquêtés de Fès et de Meknès
identifient tout d’abord les Aïssâwa comme des orchestres
361
folkloriques. Dans tous les cas les Aïssâwa sont invités à animer
une fête religieuse (‘aïd du ramadan ou le mawlid en l’honneur
de la naissance du Prophète), un mariage (zawâj), une naissance
(sbu’), une circoncision (khtâna) ou un rituel d’exorcisme
(mluk). Par contre, le nombre de soirées animées par les
Aïssâwa varient nettement entre les deux villes et c’est à Fès que
les Aïssâwa sont les plus sollicités. Effectivement, c’est dans
cette ville qu’ils sont surtout invités pour, le plus souvent,
animer un mariage ou fêter une naissance. Inversement, les
interrogés de Meknès insistent sur l’aspect spirituel qui existe
dans le fait d’inviter dans leur domicile les Aïssâwa. Il apparaît
clairement qu’à Meknès les Aïssâwa sont plus aisément associés
à leur saint fondateur qu’à Fès : 68 % des sondés de Meknès
connaissent leur lien avec le Chaykh al-Kâmil et sa zâwiya
contre 09 % à Fès. Parmi eux, celui-ci est toujours reconnu
comme un « saint admirable » selon le modèle établit par
Vauchez1. Les réponses recueillies sont les suivantes :
Résultats pour Meknès
Fête de l’ ‘aïd al-kabîr
29 %
Anniversaire du Prophète (mawlid al-nabî)
17 %
Rituel mystique (lîla Aïssâwiyya)
19 %
Fête du mariage (la’rss al-zawâj)
17 %
Fête d’une naissance (la’rss al-sbu’)
13 %
Fête d’une circoncision (la’rss al-khtâna)
12 %
Exorcisme (mluk)
10 %
1. Voir notre chapitre relatif à l’hagiographie du Chaykh al-Kâmil, pp. 125 et ss.
362
Résultats pour Fès
Fête du mariage (la’rss al-zawâj)
43 %
Fête d’une naissance (la’rss al-sbu’)
22 %
Fête d’une circoncision (la’rss al-khtâna)
11 %
Anniversaire du Prophète (mawlid al-nabî)
09 %
Fête de l’ ‘aïd al-kabîr
07 %
Exorcisme (mluk)
05 %
Rituel mystique (lîla Aïssâwiyya)
03 %
Cette enquête nous montre que la totalité des lîla-s animées par
les Aïssâwa est proposée à destination de la population
sympathisante. Les disciples de la confrérie sont invités à se
réunir une fois par an pour fêter l’anniversaire du Prophète lors
de la « nuit du mawlid » (lîla al-mawlid) à l’initiative du
muqaddem-muqaddmin.
Comment les clients préparent et organisent-ils une telle
cérémonie ?
La préparation et l’organisation
La célébration d’une telle soirée est, pour les particuliers, un
événement en soi et engage nécessairement la tenue d’un repas
qui fasse honneur à l’événement. Les hôtes des Aïssâwa se
féliciteront d’une cérémonie très fréquentée. Si les clients
fortunés font appel aux services d’un traiteur qui se charge de la
préparation du repas et du service, la majorité des foyers sondés
préparent eux-mêmes les mets servis.
363
Pour bénéficier des services cérémoniels d’une tâ`ifa Aïssâwa, il
suffit tout simplement de contacter l’un des nombreux
muqaddem-s. Leurs coordonnées circulent aisément dans les
réseaux de sociabilités des sympathisants. Depuis quelques
années, leurs contacts (adresse email, téléphone) figurent sur les
disques et les cassettes enregistrées par certains et
commercialisées de façon formelle ou informelle dans les
disquaires des médinas de Fès et de Meknès. Le cas échéant,
leurs cartes de visites y sont aussi disponibles. Après avoir
clairement expliqué le motif de la soirée et négocié l’aspect
financier, (le prix d’une lîla varie de 1000 dirhams à 20 000
dirhams1, selon la réputation du muqaddem et les moyens du
foyer), une date est fixée environ deux semaines à l’avance pour
permettre à la maîtresse de maison de palier à l’intendance que
requiert l’organisation de la cérémonie.
Nous allons maintenant décrire le déroulement d’une lîla type
sur la base de nos propres recherches de terrain. Pour cela nous
avons utilisé la méthode de l’observation participante comme
musicien au sein de plusieurs tâ`ifa-s. Reçu aimablement par
plusieurs muqaddem-s de février 2002 à décembre 2005, nous
avons pu participer ainsi avec les Aïssâwa aux lîla-s2. C’est cette
enquête d’immersion qui nous autorise à exposer ici le
déroulement de la lîla.
1. 10 dirhams marocains = env. 1 euro. A propos de la professionnalisation des Aïssâwa, voir notre chapitre précédent, pp. 314 et ss. 2. A propos des techniques de l’enquête, voir pp. 87 et ss.
364
Le déroulement de la lîla
Actuellement, une lîla Aïssâwa s’étend tout au long de la nuit,
elle débute vers 22.00 et se termine au petit matin1. La
cérémonie se divise en trois parties : le dhikr, les mluk et la
hadra :
Le dhikr (la « remémoration ») : cette séquence comprend à la
fois l’entrée (al-dakhla) des Aïssâwa au domicile des
particuliers, la récitation collective de la litanie fondatrice de
l’ordre (le hizb Subhân al-Dâ`im) et les chants de poèmes
spirituels (qasâ`id) issues du répertoire liturgique de la
confrérie.
Les mluk (les « démons possesseurs »): ce terme désigne une
séance d’exorcisme animée par les Aïssâwa qui tentent de
guérir, par leurs prières, la musique et les chants, une ou
plusieurs personnes du public censées être possédées par des
démons.
La hadra (la « présence ») : la rencontre avec la « présence » de
Dieu est ici mise en scène par Aïssâwa au travers de danses
collectives auxquelles participe le public.
Ce déroulement est proposé à l’identique par toutes les tâ`ifa-s.
Notons que certaines parties peuvent être allégées ou
supprimées à l’initiative du muqaddem ou des clients en
fonction du motif de la cérémonie. Par exemple, pour célébrer la
fête d’un mariage, d’une naissance ou d’une circoncision, les
1. Dans de très rares cas et en fonction de la demande des clients (certains peuvent rencontrer des difficultés à trouver des transports la nuit, d’autres veulent éviter une longue soirée tardive en raison de leurs horaires de travail), les Aïssâwa acceptent de célébrer une cérémonie en fin d’après midi. Cet événement, qu’ils appellent achiyya ou taqîyil, se déroule de 17.00 à 21.00 et se veut un condensé de la lîla.
365
Aïssâwa ne réalisent que la première partie de la lîla, le dhikr.
Dans le cas de la fête de l’anniversaire du Prophète ou de la fête
de l’‘aïd al-kabîr, les Aïssâwa exécutent la première et la
troisième séquence, le dhikr et la hadra. Pour un rituel mystique
ou un exorcisme, la lîla complète est célébrée, le dhikr, les mluk
et la hadra (fig. 1).
Fig. 1 : parties de la lîla réalisées selon l’événement :
Evénement Parties de la lîla Dénomination Fête du mariage
le dhikr
« nuit du henné » (lîla al-hanna)
Fête d’une naissance
le dhikr
« nuit du henné » (lîla al-hanna)
Fête d’une circoncision
le dhikr
« nuit du henné » (lîla al-hanna)
Anniversaire du Prophète
le dhikr et la hadra
« nuit du mawlid » (lîla al-mawlid)
Fête de l’ ‘aïd al-kabîr
le dhikr et la hadra
« nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya)
Exorcisme
le dhikr, les mluk et la hadra
« nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya)
Rituel mystique
le dhikr, les mluk et la hadra
« nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya)
A quel moment les Aïssâwa sont-ils prévenus de la tenue d’une
cérémonie ? A quelle heure se rendent-ils sur les lieux ? De
quelle façon ?
L’arrivée des officiants
Après avoir été contacté par un client plusieurs semaines à
l’avance, le muqaddem téléphone lui-même à tous ses musiciens
deux ou trois jours avant la date prévue pour leur communiquer
l’adresse où se déroulera la soirée. Les Aïssâwa arrivent
toujours au domicile des clients en civil (à l’exception du
366
muqaddem qui porte généralement la jellâba) trois à quatre
heures avant le début de la cérémonie. Dans la plupart des cas,
les musiciens s’y rendent par leurs propres moyens (bus, taxi,
véhicule personnel) mais certains muqaddem-s, propriétaires
d’une camionnette, peuvent aisément transporter tous les
membres du groupe. D’autres louent parfois un véhicule
utilitaire lorsque le lieu de résidence des clients est difficilement
accessible en transport en commun. Le muqaddem apporte avec
lui le matériel de la tâ`ifa (les vêtements cérémoniels, les
accessoires rituels et les instruments de musique) et engage un
technicien responsable de la sonorisation de l’orchestre. Pour
une rémunération presque équivalente à celle des membres du
groupe, ce dernier apporte et installe des micros, des enceintes,
des câbles et une table de mixage. Arrivé chez ses clients, le
muqaddem est immédiatement reçu par la maîtresse de maison
sur le seuil de son domicile. Ensemble, ils décident de l’heure de
début de la lîla avant que la cliente ne retourne à ses
occupations. Elle reçoit ses invités (pour l’occasion, les femmes
portent des costumes traditionnels) qui peuvent être des
membres de sa famille ou du voisinage, des amis ou des
collègues de travail. Pendant ce temps, les Aïssâwa restent à
l’extérieur de la maison, sur le trottoir et saluent les invités qui
arrivent. Le muqaddem distribue alors les vêtements
cérémoniels aux membres de son groupe : dans la rue et au vu
de tous, les musiciens revêtent la jellâba, chaussent les
babouches et, pour ceux qui le souhaitent, ajustent le turban, le
seul élément qui soit facultatif. Les Aïssâwa sont appelés ensuite
par la maîtresse de maison qui les invite à se rendre dans une
pièce isolée du domicile où un repas de très bonne qualité leur
est servit dans un plat unique (tagine, couscous ou pastilla, sans
omettre les pâtisseries, fruits, soda, thé et café). Lors de ce dîner,
les Aïssâwa ne dînent pas avec les invités (qui mangent au
même moment dans le salon) et ne partagent leur table qu’avec
le « technicien son ». Ils se restaurent toujours dans le silence et
367
rapidement car il s’agit pour eux de ne pas gêner les préparatifs
de la soirée. Suite au dîner, une très longue attente débute pour
les Aïssâwa qui sortent dans la rue fumer une cigarette. Certains
restent assis sur le trottoir à discuter à bâtons rompus avec les
convives ou à s’amuser avec les enfants du quartier. D’autres
jouent aux cartes ou chantent discrètement pour se remémorer
les oraisons de la confrérie. Le muqaddem se tient toujours à
distance pour discuter en privé avec son adjoint, soit dans son
véhicule personnel, soit à quelques mètres de ses musiciens. Il
profite de ce moment de calme pour passer des appels
téléphoniques ou convoquer les membres du groupe avec qui il
souhaite s’entretenir personnellement. La pause est finalement
interrompue par la maîtresse de maison qui vient prévenir le
muqaddem du début imminent de la cérémonie. Les Aïssâwa
sortent alors les instruments de musique de leurs housses et
déploient les étendards : c’est le moment pour eux de réaliser
l’entrée qui ouvre la première partie de la soirée, le dhikr.
Le dhikr pour la paix du foyer
La première partie de la lîla est appelé par les Aïssâwa tout
simplement dhikr1. Elle englobe l’entrée (al-dakhla), la
récitation du hizb Subhân ad-Dâ`îm, les prières d’invocations
(fât`ha-s), les chants de poésies spirituelles (qasâ`id) et
l’emprunt à d’autres confrérie (les chants de la Darqâwiyya, du
Haddun et du Jîlaliyya) et au folklore local (les chants du
Sussiyya, du Twatiyya et du Tahdira).
Le dhikr débute par l’entrée (dakhla) de la tâ`ifa dans le
domicile des clients. Pour cela, les Aïssâwa, la maîtresse de
maison, son mari, sa famille et les convives se placent tous à une
1. Le terme de dhikr est à comprendre ici non pas comme la répétition réitérée du nom de Dieu mais comme l’ensemble d’« oraisons spéciales et distinctives de la confrérie ». RINN, Marabouts et Khouan : étude sur l'Islam en Algérie, 1884, p. 98.
368
dizaine de mètres du domicile (voir fig. 2). Ils sont rapidement
rejoints par des voisins et des curieux qui prennent part au
rassemblement. Les Aïssâwa se disposent spontanément avec les
instruments de musique derrière le muqaddem, en rang et selon
la disposition technique hâchiyya et zwâq (féminin et masculin).
L’ordre est précis et invariable : d’abord les joueurs de tambours
à baguettes (tbel-s), puis les joueurs de tambours digitaux
(buznazen-s), les hautboïstes (reta-s) et enfin les trompes (nefîr-
s). Les étendards (lallam-s) sont souvent portés par les enfants
de la famille et placés en tête du cortège, près du muqaddem,
entouré des membres de son groupe, de la maîtresse de maison
et de son mari. Certaines femmes de la famille tiennent en main
de longs cierges allumés et des récipients remplit d’eau, de lait
ou de dattes qui font office de réceptacle de baraka, d’autres
font brûler de l’encens (voir fig. 2). Deux musiciens disposent
ensuite les étendards de part et d’autre de la porte d’entrée du
domicile. Cet agencement est nécessaire pour, dit-on, éloigner
les démons (jinn-s) et permettre la réception de la bénédiction
(baraka). Lorsque toutes les personnes présentes sont attentives,
Le muqaddem et ses musiciens, les paumes des mains vers le
ciel, récitent alors une courte prière en hommage au Prophète
répétée trois fois de suite sous les « you-yous » joyeux des
femmes présentes :
« Paix et Salut sur toi, ô Envoyé de Dieu » (x 3)
369
Fig. 2 : dessin de la disposition initiale des participants :
Aussitôt après débute la marche du cortège en direction du
domicile, la dakhla.
La dakhla, l’entrée des Aïssâwa et l’apport de la baraka :
La dakhla s’effectue avec le rythme du Rabbânî (« divin »), est
lancé au signal du muqaddem qui déclame cette litanie :
« Dieu, comble de Ta grâce le saint Muhammad et accordes-lui la
paix » (x 10)
Avec cette prière réitérée par les musiciens à haute voix et jouée
à l’unisson par les hautboïstes que le cortège débute
solennellement la lente marche qui les conduit vers le domicile
(voir fig. 3).
370
Fig. 3 : dessin de l’entrée (al-dakhla) des Aïssâwa :
Lorsque la tâ`ifa est à mis parcours, les Aïssâwa invoquent
Dieu par une oraison répétée dix fois de suite :
« Dieu Eternel ! Dieu ! » (x 10)
De nombreuses personnes du public connaissent les oraisons de
la confrérie et les reprennent en chœur. Si certains muqaddem-s
aiment jouer d’un buznazen, la plupart d’entre eux se placent en
tête du cortège et laissent à leur « récitant du dhikr » (dhekkâr)
le soi soin de veiller au bon déroulement du défilé et de diriger
la récitation des invocations. Arrivé tout près du domicile, les
musiciens récitent une litanie issue du hizb Subhân al-Dâ`im
(« gloire à l’Eternel », l’oraison spirituelle connue de tous les
adeptes) qui est jouée mélodiquement par les hautboïstes :
« Le Puissant, qui a la majesté ! Il n’y a d’autre dieu que Dieu !
Celui décrit comme Parfait ! Il n’y a d’autre dieu que Dieu ! » (x10)
La tâ`ifa pénètre à l’intérieur de la maison environ quinze
minutes après le début de la marche. Souvent, juste avant que les
Aïssâwa n’y pénètrent, la maîtresse de maison répand sur le
seuil de la porte de sa demeure quelques gouttes du lait contenu
dans le réceptacle de baraka. Là encore, cette précaution semble
371
être nécessaire pour éloigner à la fois les mauvais esprits (jinn-s)
et le mauvais œil (‘ayn) et faciliter ainsi la réception de la
baraka. D’après les Aïssâwa, le franchissement du seuil de la
maison doit être effectué d’abord par les étendards puis du
groupe de musiciens. C’est la raison pour laquelle le muqaddem,
lors de la marche, fait un signe discret à deux membres de son
groupe pour qu’ils se saisissent des étendards et qu’ils les
disposent dans le salon et à l’endroit même où doit se dérouler la
cérémonie. Arrivés à l’intérieur de la maison, les Aïssâwa
soutiennent un tempo musical de plus en plus rapide. Le volume
sonore et la vitesse de la musique favorisent l’apparition d’une
ambiance festive et chaleureuse. Le public (composé d’hommes,
de femmes, de vieillards et d’enfants) accueille la tâ`ifa avec
joie. Les hommes dansent, les femmes frappent des mains et
leurs « you-yous » ne laissent aucun doute sur l’aspect
divertissant du moment. Certaines personnes de l’assistance se
désinhibent totalement et montent sur les tables et les fauteuils
pour chanter et danser. Les musiciens quant à eux restent
imperturbables : ils doivent se concentrer sur la pratique
musicale. Pour cela, ils ne se quittent pas de yeux afin que le
tempo ne faiblisse pas et que la montée en accélération du
rythme soit constante. Au bout de quelques minutes, certaines
personnes du public se laissent aller à la transe. Le muqaddem
surveille ce fait de très près et donne, à partir de cet instant, des
indications musicales précises aux musiciens, comme par
exemple stabiliser le tempo ou jouer plus fort. Les Aïssâwa les
plus âgés, qui ne jouent plus d’instruments de musique et qui
étaient jusqu’à présent au coté du muqaddem pendant le défilé,
décident de réaliser à ce moment la danse (al-tahayur1) du
Rabbânî : main dans la main, ils se placent debout et en ligne
(saf) face aux musiciens. En balançant leur buste d’avant en
1. Le terme tahayur est utilisé par les Aïssâwa pour désigner la danse de balancement du buste d’avant en arrière qui a pour but de se mettre en état d’extase par une action volontaire.
372
arrière sur le rythme ils récitent alors un dhikr illimité, une
invocation de la permanence de Dieu :
« Dieu Eternel ! Dieu ! » (illimité)
Lorsque l’auditoire est particulièrement réceptif, le muqaddem
fait signe aux musiciens de réciter une nouvelle invocation, très
populaire que le public reprend en chœur :
« Levez-vous, levez-vous pour louer Dieu. O vous qui aimez
l’Envoyé de Dieu. C’est une heure parmi les heures de Dieu. Le
Prophète, l’Envoyé de Dieu y sera présent. » (x 3)
Bien souvent, le muqaddem choisit ce moment précis pour
démontrer à tous sa virtuosité instrumentale. Se saisissant d’un
buznazen, il prend place au milieu des musiciens pour réaliser
toute une série de rythmes improvisés. Il tient son instrument à
bout de bras, et, d’une manière démonstrative et spectaculaire, il
réalise des « broderies » (zwâq-s) rythmiques. Une fois ce court
solo accompli, le muqaddem regarde ses musiciens pour qu’ils
s’alignent face à l’assistance. Lorsque le tempo est enfin arrivé à
son niveau maximal, les Aïssâwa entame l’invocation finale, le
dhikr du nom de Dieu :
« Allah, Allah ! » (x 10), suivit de « llah, Allah », (x 10), puis de
« llah » (illimité)
Arrive bientôt la fin de la dakhla qui est laissé à l’estimation du
muqaddem. Lorsqu’il le décide, celui-ci joue, toujours avec un
buznazen levé au ciel, une phrase rythmique immédiatement
identifiable par tous les membres du groupe qui lui permet de
stopper, d’une façon nette et précise, le tourbillon musical. Les
femmes de l’assistance récitent alors immédiatement et à haute
voix une courte prière pour le Prophète suivit d’une série de
« you-yous » :
« Paix et Salut sur le Prophète de Dieu. Aucune gloire sinon celle
du Prophète. Dieu est avec le Glorieux. » (x 1)
Les membres de tâ`ifa, sans attendre que les femmes terminent
cette oraison, posent les instruments au sol, se mettent en arc de
cercle (al-halqa) et récitent entre eux la prière qu’ils ont
373
prononcés quelques minutes avant dans la rue. Ce faisant, ils
bouclant ainsi la boucle :
« Paix et Salut sur toi ô Envoyé de Dieu » (x 3)
Ainsi se termine la dakhla. Les Aïssâwa prennent place sur les
canapés ou les sièges spécialement installés à leur intention dans
le salon familial, entièrement réaménagé pour l’occasion. Ils
sont disposés en arc de cercle, formant un périmètre sacralisé
(al-hurm) qui doit être maintenu en état de propreté. Certains
muqaddem-s insistent pour que les musiciens se déchaussent et
laissent leurs babouches soit à l’entrée du domicile, soit sous les
sièges afin de ne pas y apporter d’impuretés. La saleté est censée
attirer les mauvaises pensées (waswas) et les démons (jinn-s) qui
peuvent nuirent au bon déroulement de la cérémonie. Les
Aïssâwa sont assis en arc de cercle et face à l’assistance et ont
regroupé les instruments de musique à leurs pieds. Afin qu’ils
puissent se désaltérer à leur guise, des verres et plusieurs
bouteilles d’eau sont disposés sur des petites tables. L’un des
musiciens ajuste les étendards de part et d’autre du groupe
pendant que le « technicien son » règle les micros et les
enceintes de sonorisation. Une fois son micro branché, le
muqaddem offre des prières de bénédictions (du`â’-s) à la
demande du public qu’il réalise à vois haute devant toute
l’assistance en échange de quelques dirhams. Dans ses prières, il
invoque l’aide de Dieu pour la guérison, la prospérité et la
réussite de toutes les personnes présentes dans l’assistance. Les
requêtes du muqaddem sont closes par de courtes oraisons
(appelées fât`ha-s1) que les musiciens récitent collectivement et
à voix haute. Voici une fât`ha caractéristique récitée par le
muqaddem :
« O mes frères, priez pour Monsieur (ou Madame)… (x 3)
Son bonheur surviendra grâce à nos invocations (x 3)
Abritons-le sous nos ailes (x3)
1. Le terme de fât`ha est la forme dialectale de Fâtiha, la sourate d’ouverture du Coran. Les Aïssâwa l’utilisent pour désigner une invocation qui ne contient pas nécessairement des versets coraniques.
374
O enfants de l’Elu, le Cher (x 3)
Il n’y a de dieu que Dieu, Dieu ô Seigneur (x2)
O Dieu, guéris-nous (x1) »
(La dernière phrase est reprise par toute l’assistance)
A la fin de la séance de bénédictions, une personne du foyer
distribue à tous les présents des verres d’eau et de lait ainsi que
des dattes contenues dans les réceptacles de baraka utilisés lors
de la dakhla. Il s’agit de bénéficier, par la consommation de ces
aliments, des grâces et des faveurs divines provoquées par la
présence des Aïssâwa. Les serveurs engagés par le traiteur sont
vêtus d’un costume trois pièces type européen. Leurs va-et-vient
sont incessants : tout au long de la lîla ils doivent porter des
plateaux de pâtisseries, des limonades et du thé qu’ils proposent
aux invités. Notons que la cérémonie est mixte et que la porte
d’entrée du domicile reste constamment ouverte. Les
participants peuvent entrer et sortir à leur aise et à n’importe
quel moment tout au long de la soirée. Enfin assuré que la
sonorisation ne sature pas, le muqaddem, sans attendre que le
public face preuve d’attention, sort de sa poche son chapelet
(subha) et déclame avec autorité la phrase d’ouverture l’oraison
mystique caractéristique de la confrérie, le hizb Subhân al-
Dâ`im.
La récitation du hizb Subhân al-Dâ`im :
« Je cherche refuge auprès de Dieu contre Satan le maudit. Au nom
de Dieu le Clément, le Miséricordieux. Que la bénédiction de Dieu
soit sur notre seigneur et prophète Muhammad, le noble, l'élu, ainsi
que sur sa famille et ses compagnons. »
C’est par cette formule coranique que les Aïssâwa récitent sans
accompagnement instrumental l’oraison spirituelle connue de la
totalité des affiliés, le hizb Subhân al-Dâ`im (la prière dite de la
« Gloire à l’Eternel »). Une personne du foyer dispose de
l’encens dans l’encensoir (al-mbakhra) placé au sol au centre du
périmètre sacralisé. Elle place aussi un réceptacle de baraka
(bouteilles ou tout autre récipient remplit d’eau) sur une petite
375
table en face du muqaddem, car la récitation collective du hizb
par les Aïssâwa est supposée apporter de très nombreux
avantages et bienfaits spirituels, à la fois pour les membres de la
tâ`ifa que pour les personnes di public1. Ces précisions
apportées, nous avons constaté qu’il est très rare que la
récitation du hizb Subhân al-Dâ`im, qui s’étale sur près d’une
demi heure, se fasse dans de bonnes conditions : mis à part
quelques sympathisants qui écoutent avec attention, le public
manifeste souvent son impatience. Les femmes discutent entre
elles et ne prêtent aucune attention aux Aïssâwa. Il arrivent
même parfois qu’elles exigent purement et simplement sa
suppression, comme nous le dit le muqaddem Haj Saïd Berrada :
« Souvent on arrive pour faire une lîla et la maîtresse de maison me
dit ‘‘s’il vous plait, monsieur le muqaddem, pas de hizb ce soir,
faites-nous de la poésie et de la musique pour danser’’. Alors je fais
ce qu’elle me dit, sinon la prochaine fois elle prendra un autre
groupe. »
C’est pourquoi pendant la récitation du hizb Subhân al-Dâ`im,
(lorsqu’elle a lieu), les membres du public manifeste une
certaine indifférence : les invités discutent, les enfants entrent et
sortent du domicile, jouent ou remuent sur leurs chaises et les
adolescents font sonner leurs téléphones portables. De leur coté,
les Aïssâwa restent imperturbables et récitent la litanie avec
ferveur, car cette longue oraison codifiée obéit à des règles
linguistiques très strictes qui implique beaucoup de
concentration. L’emploie d’un style vocal déclamatoire
(répétition de certaines phrases deux ou trois fois, accentuation
de mots) et achemine toujours vers une séance d’invocation
collective à haute voix au cours de laquelle la chahâda, « Il n’y
a de dieu que Dieu » (lâ ilâha illâ Allah) et le nom de Dieu
(« Allah ») sont réitérés chacun 100 fois de suite par les Aïssâwa
qui se frappent la poitrine en rythme. Cette phase spectaculaire
1. Au sujet des propriétés supposées spirituelles du hizb Subhân al-Dâ`im, voir notre partie consacrée à l’enseignement mystique du saint fondateur, pp. 149 et ss.
376
semble attirer l’attention du public. Tout le monde se tourne vers
la tâ`ifa et les femmes réagissent en redoublant de « you-yous ».
Après cette invocation collective, les Aïssâwa enchaînent sur un
célèbre poème apprécié par l’assistance. Le public reprend en
chœur les vers suivants :
« Amen, amen, amen.
Amen ô Seigneur des mondes,
O le Miséricordieux, sois clément envers nous et nos parents.
Seigneur fait nous vivre heureux et mourir en martyrs,
Et ne nous éloigne pas du droit chemin.
O Seigneur ! Toi qui est sans égal dans l’Apparent et dans les
Attributs,
Pardonnes-nous le passé et aides-nous pour l’avenir.
Par la grâce et la sainteté du Prophète Arabe, ô Seigneur des
croyants, l’Adoré,
Guides-moi vers le paradis.
O Dieu ! Toi le Généreux, je n’ai personne d’autre que Toi,
O Seigneur ! Purificateur des cœurs, assainies mon cœur par ta
bénédiction.
Que le Salut et la Paix éternelle de Dieu,
Soit sur celui que Dieu a nommé, ô le cher Muhammad. »
(Les deux dernières phrases sont répétées deux fois).
C’est ce poème, dont certains Aïssâwa pensent qu’il est issu du
répertoire liturgique de la confrérie des Hamadcha1, qui clôt la
récitation du hizb Subhân al-Dâ`im2. Le muqaddem enchaîne
aussitôt la récitation de la sourate d’ouverture du Coran, la
Fâtiha, suivie d’une formule coranique engageant l’assistance à
prier pour le Prophète :
« Certes, Dieu et Ses Anges prient sur le Prophète ; ô vous qui
croyez priez sur lui et adressez-lui vos salutations. »3
Le muqaddem s’adresse alors au public et entame une nouvelle
série de bénédictions à la faveur du foyer et de toutes les
personnes présentes, conclues par les « amen » des Aïssâwa.
1. D’autres enquêtés l’attribuent au poète Ahmed Rabli, qui vécut à Fès au 19ème siècle. 2. Dans certaines tâ`ifa-s, le hizb Subhân al-Dâ`im se prolonge par la récitation collective et sonore d’une oraison facultative appelée « les dizaines » (al-acharat) 3. Coran, s. 33 v. 56.
377
Arrive enfin un moment de pause pour les membres de la tâ`ifa.
Les serveurs leur apportent des pâtisseries, des boissons fraîches
et du thé. Les Aïssâwa restent assis à leur place pour discuter
entre eux à voix basse, car le muqaddem leur interdit
formellement de s’adresser et de converser avec les personnes
du public. Certains musiciens, après avoir eu l’approbation du
muqaddem, sortent dans la rue afin de prendre l’air, fumer une
cigarette et se dégourdir les jambes. Quelques personnes en
profitent pour se lever et saluer le muqaddem. Celui-ci, toujours
affable, discute et plaisante cordialement avec eux. Dans la rue,
les Aïssâwa apprécient ce moment de détente. Les plus jeunes
d’entre eux plaisantent aisément et sans gène avec les anciens,
colportant les potins du jour en évoquant la beauté des femmes
présentes. Parfois le muqaddem les rejoint et, en sa présence, les
Aïssâwa redeviennent plus réservés. Le sujet de la conversation
se dirige vers le déroulement de la soirée, la technique musicale
ou l’actualité socio politique du pays. Le muqaddem, très
souvent sollicité par les personnes de l’assistance qui le
félicitent ou lui demandent sa carte de visite, ne perd pas de vue
le temps qui passe et, au bout de vingt minutes de pause, il fait
signe à ses musiciens de retourner dans la maison. Les
retardataires sont sévèrement réprimandés car, à partir de ce
moment, plus aucun de leurs faits et gestes ne se feront sans sa
permission. Il est l’heure d’entamer le chant des poèmes
spirituels (qasâ`id). Le technicien engagé par le muqaddem pour
tenir la sonorisation s’occupe de l’intendance des instruments de
musique : il chauffe, à l’aide d’un pot de terre cuite (mejmar)
contenant du charbon de bois, les peaux des percussions qui se
tendent sous l’effet de la chaleur et les distribue ensuite aux
Aïssâwa. Tous les membres de la tâ`ifa sont présents à
l’exception des joueurs de hautbois qui n’interviendront qu’à
partir de la deuxième partie de la lîla. Ils restent dehors, assis sur
des chaises sur le trottoir à discuter, à fumer des cigarettes en
buvant du thé. Ils peuvent donner l’impression d’être totalement
378
détaché du rituel si bien que, de temps à autres, le muqaddem
insiste pour qu’ils restent dans la maison avec la tâ`ifa, même
s’ils ne jouent pas de leur instrument. Ils s’installent alors
derrière les autres musiciens et participent aux poèmes an
chantant les refrains et en frappant des mains (voir fig. 4).
Les qasâ`id, le chant des poésies spirituelles :
Le muqaddem et les musiciens, après s’être assurés du bon
niveau sonore des enceintes, ouvrent, par cette prière, le chant
des poésies :
« Seigneur, comble de Ta grâce le Saint Muhammad ainsi que sa
famille (3x), et donnes-leur le Salut. »
Les Aïssâwa considèrent leur propre répertoire de poésies
(qasâ`id) comme un « signe distinctif » original et exclusif,
inconnus des autres ordres religieux et même de la zâwiya-mère
de Meknès. D’après eux, c’est sous l’impulsion des poètes du
melhun que la pratique des chants spirituels fut peu à peu
introduit dans le rituel, vers la fin du 17ème siècle. antées en
idiome local ou en arabe classique, ces chants sont soutenus par
un accompagnement instrumental (joué par cinq ta’rîja-s, la
tassa, la tâbla et un bendîr) discret et chaloupé en deux temps
appelé hadârî. Les thèmes des poésies chantées par les Aïssâwa
sont les louanges à Dieu, au Prophète, au fondateur de la
confrérie et à tous les saints (walî-s) de l’Islam. Le « récitant du
dhikr » (dhekkâr), les musiciens expérimentés et le muqaddem
se succèdent un à un pour chanter ces longs vers en soliste lors
de la lunassa (« se tenir compagnie », voir fig. 5). La structure
des poésies est composée de vers en rimes et du refrain, appelé
la « lance » (harb, qui est aussi le titre de la chanson), reprise en
chœur par la « chorale » des musiciens (le terme français
« chorale » semble se substituer au mot arabe de raddada,
« répétiteur »).
379
Fig. 4 : disposition de la tâ`ifa lors de la première partie de la
lîla :
Fig. 5 : schéma du relais (lunassa) du chant des poésies :
380
Le muqaddem décide seul et in situ de la sélection des poésies
que le groupe va chanter. La durée d’un chant poétique s’étalant
sur près de vingt minutes, les Aïssâwa n’en récitent pas plus que
quatre au cours d’une même soirée. Il débute généralement par
un poème en l’honneur du Chaykh al-Kâmil dont le titre est
« ben Aïssâ al-sultânî »1. La fin (zarb) de chaque poésie prend a
forme d’une séance de dhikr où le nom de Dieu est réitéré
collectivement sur un rythme allant crescendo. Pour passer
d’une poésie à l’autre, le récitant déclame un chant a capella
exécuté en solo dans un style vocal appelé « campagnard »
(mowal ‘arûbi). Lors de ce chant, les musiciens s’arrêtent de
jouer : le soliste, sous l’attention de tous, récite des vers pré-
écrits dont il varie simplement et à sa guise le mode mélodique
(qsam), faisant alors étalage de son talent. Voici un exemple de
mowal ‘arûbi chanté par les Aïssâwa :
Soliste : « O notre Père (x 3), ô Maître, ô notre Père. »
Musiciens : « Dieu ! »
Soliste : « Sa lumière éclaire les étoiles et la pleine lune,
Et l’éclat du soleil au crépuscule.
Louange à Celui qui lui a tout appris,
Celui qui lui a montré la Voie.
Le jour Dernier, les gens imploreront son secours,
Pour qu’il les absout des fautes qu’ils ont commises.
O croyants, priez pour le Prophète Muhammad Taha. »
Musiciens : « O croyants, priez pour le Prophète Muhammad Taha »
Immédiatement après ces vers, les « you-yous » fusent et les
Aïssâwa enchaînent en jouant des instruments de percussions et
entament un nouveau poème. Le public semble beaucoup
apprécier ces poésies chantées sur un rythme lent et sensuel.
Chacun écoute avec attention et recueillement, certaines
personnes frappent des mains pendant que d’autres dégustent thé
et pâtisseries. Peu après, le muqaddem fait signe aux musiciens
d’accélérer sensiblement le tempo et de jouer plus fort dans le
but d’acheminer les poésies vers la répétition du nom de Dieu, le
1. L’auteur de cette poésie est Haj Ahmed Rabli, un célèbre poète (affilié à la confrérie, dit-on) qui vécut au 19ème siècle.
381
dhikr Allah. A partir de cet instant, les hommes et les femmes du
public se lèvent pour danser, l’ambiance est chaleureuse et la
bonne humeur se fait communicative. Les Aïssâwa sourient et
invitent, par des clameurs, l’assistance se lever et à participer à
la répétition du Nom de Dieu. Le mot « Allah », invoqué sans
cesse, devient ensuite « llah », répété par tous pendant quelques
minutes. Lorsqu’il le tempo arrive à une vitesse suffisamment
élevé, le muqaddem joue, sur tâbla, la phrase rythmique
signal qui stoppe immédiatement la musique. Les chants
poétiques s’étalent sur près de cinquante minutes et s’achèvent
par une très courte prière de bénédiction pour le Prophète récitée
à cappella par les Aïssâwa. Le public se rassoit et retrouve ses
esprits grâce à une courte pause de quelques minutes. Ce
moment de répit permet aux Aïssâwa de se désaltérer avant de
chanter d’autres poésies, appelées Darqâwiyya.
La Darqâwiyya, une célébration festive de l’amour au Prophète :
La Darqâwiyya est une suite de chansons empruntée au
répertoire de la confrérie des Darqâwa, fondée par Al-Arabî al-
Darqâwî (m. en 1823 à Fès au Maroc). Connues aussi sous le
nom de « l’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-hurm ya
rassul Allah), ces chansons sont aujourd’hui devenu de
véritables « hits » et connaissent un très grand succès, aussi bien
auprès des Aïssâwa que du public. La darqâwiyya se déroule sur
près d’une heure et ses paroles sont exclusivement vouées à la
louange du Prophète et à la demande de son intercession auprès
de Dieu. Lorsque le muqaddem et les musiciens la chantent, sur
un rythme de percussions syncopé et tonique, l’atmosphère
devient de plus en plus conviviale et la joie manifestée par
l’assistance pousse les Aïssâwa à interagir avec les personnes du
public : le muqaddem, qui sait faire preuve de communication,
tend son micro aux personnes les plus réceptives et des éclats de
rires fusent lorsque quelqu’un reprend le refrain avec les
musiciens. Tout le monde frappe des mains et chante, tandis que
382
les serveurs, toujours en plein travail et surchargés de plateaux,
s’autorisent là un petit moment de détente pour écouter et
participer. A la fin de la Darqâwiyya, le muqaddem fait signe
aux musiciens d’accélérer le tempo pour parvenir au dhikr
Allah. Des hommes rejoignent le groupe et se saisissent des
instruments de musique qui se trouvent aux pieds des Aïssâwa
pour participer à l’accélération du rythme. Le muqaddem fait
signe aux musiciens de ne pas prêter attention aux « intrus » et
de continuer de jouer en place. Lorsque le dhikr Allah est arrivé
à son paroxysme, le muqaddem stoppe la musique par le signal
rythmique qu’il joue au tâbla. Le public, ravi, applaudit
vivement. Une pause plus longue que la précédente permet aux
Aïssâwa de sortir prendre l’air quelques minutes, de fumer une
cigarette et de se reposer un instant avant de retourner jouer
deux morceaux très appréciés du public, le Sussiyya et le
Twatiyya.
Le Sussiyya et le Twatiyya pour une ambiance festive :
Le Sussiyya et le Twatiyya sont deux noms de rythmes issus du
folklore marocain et interprétés par les Aïssâwa l’un à la suite de
l’autre. Le rythme Sussiyya tire son nom de Souss, la région du
sud Maroc d’où il est originaire. Très syncopé et joué d’entrée
très rapidement par les Aïssâwa, son tempo ne varie pas. Les
paroles débutent sur le thème de la mariée (la‘russa) et se
prolongent sur un hommage à Moulay ‘Abdallah Chérif, le
fondateur de la confrérie marocaine Wazzâniyya (fondée à
Wazzâne au 18ème siècle). Le Twatiyya est un rythme totalement
différent, issu de la région du Twat au nord-ouest du pays.
Ressemblant fortement au rythme des Gnawa appelé gnawî, il
est, à l’inverse du Sussiyya, joué au départ sur un tempo très lent
et va en s’accélérant pour culminer sur une invocation collective
du nom de Dieu (Allah). Ici aussi, les Aïssâwa évoquent Moulay
‘Abdallah Chérif mais aussi le Prophète à travers des références
au « Guide des œuvres de bien » (Dalâ`il al-khayrât) de Jazûlî.
383
Dans certaines tâ`ifa-s, quatre musiciens se placent dans l’aire
de danse pour la réaliser danse du Twatiyya : debout et munis de
long bâtons d’environ 1 m., ils forment une ronde au cours de
laquelle ils entrechoquent leurs cannes en invoquant le nom de
Dieu.
Ces deux titres, d’une durée approchant les vingt-cinq minutes
chacun, favorisent une ambiance très festive : les enfants, les
adultes, les hommes et les femmes, tous se lèvent et dansent
avec allégresse si bien qu’à la fin du Twatiyya le public est
épuisé. Chacun retourne s’asseoir tandis que les Aïssâwa
enchaînent, après une très courte pause, le Tahdira.
Le Tahdira, en route vers un autre monde :
Après une invocation récitée à haute voix par les Aïssâwa a
cappella en hommage aux descendants du Prophète et au
Prophète lui-même, la tâ`ifa commence à jouer le Tahdira (litt.
la «frappe ») : c’est un court morceau instrumental très rapide
d’une durée de cinq à sept minutes, construit sur une
polyrythmie complexe qui permet au muqaddem de manifester
sa dextérité au tâbla. A ce stade de la soirée, le public fatigue
quelque peu, tout le monde est muet et observe le groupe en
silence. Certaines personnes se perdent dans leurs pensées,
d’autres s’endorment sur les fauteuils ou sortent prendre l’air.
D’après les Aïssâwa, ce morceau est censé le changement de
« monde ». Effectivement, nous étions jusqu’à présent dans le
monde des êtres humains que nous allons quitter pour aller
visiter celui des démons (jinn-s). Mais avant cela, la tâ`ifa doit
solliciter la protection de Dieu et de ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî, à
l’aide du Haddun et du Jîlaliyya. Les joueurs de hautbois reta-s,
discrets et silencieux jusqu’à présent, ajustent leurs instruments
et se préparent à jouer. A partir de cet instant, ils tiennent le rôle
principal dans le répertoire musical.
384
Le Haddun et le Jîlaliyya, sous la protection de Dieu et de
‘Abdel Qâdir al-Jîlânî :
Le Haddun (l’«Unique ») et le Jîlaliyya (« de Jîlalî ») sont deux
chants issus du répertoire de la confrérie des Jîlala, apparue au
18ème siècle au Maroc et qui se place sous le patronage du
célèbre ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. La confrérie des Jîlala Marocains
n’utilisant que les bendîr-s et les flûtes de roseau à biseaux
(qasba-s) ou à bec (lyra-s), les Aïssâwa contemporains ont
adapté ces rythmes à leur instrumentarium : ils ont conservé les
« rythmes mères » (hâchiyya-s) et les chants des Jîlala mais ont
remplacées les flûtes de roseau par les hautbois reta-s. Les
paroles du Haddun et du Jîlaliyya sont, pour le premier, une
courte invocation de l’unicité divine et de l’allégeance au
Prophète, et, pour le second, une sollicitation de la protection de
‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. A l’inverse des poésies chantées
précédemment par les Aïssâwa, ces chants ne représentent qu’un
temps très court dans l’exécution musicale, et les hautboïstes
tiennent, à partir de maintenant et jusqu’à la fin de la soirée, le
rôle d’instruments mélodiques. Ils jouent plusieurs airs répétitifs
jusqu’au signe du regard du muqaddem qui leur impose de jouer
le dhikr final, le Nom de Dieu (« Allah ») répété une dizaine de
fois, invoqué à haute voix par les musiciens sur un tempo allant
crescendo. Le Haddun et le Jîlaliyya sont deux morceaux
différents mais sont souvent joués enchaînés l’un après l’autre.
Le public, qui somnole depuis le début du Tahdira, semble
soudainement stimulé par la puissance sonore des hautbois et les
femmes choisissent ce moment pour se lever et danser, bien
qu’elles ne rejoignent pas l’aire de danse située face aux
Aïssâwa. Les danses féminines réalisées pendant le Haddun et le
Jîlaliyya sont généralement très sensuelles et ne possèdent pas le
coté exhibitionniste des danses de possession sur lesquelles nous
reviendrons en détail. Le Haddun et le Jîlaliyya marquent la fin
de la première partie de la lîla.
385
Fig. 6 : récapitulatif de la première partie de la lîla (le dhikr) :
Que pensent les officiants de cette première partie ? Que
signifie-t-elle à leurs yeux ?
Le point de vue des Aïssâwa sur le dhikr
Selon les enquêtés, le dhikr correspond à une longue invocation
à la gloire de Dieu et du Prophète ; sa fonction est d’apporter la
baraka au sein du foyer. L’utilisation des instruments de
musique et des chants au sein du dhikr est légitimé par Sîdî
‘Allal Aïssâwî, le surintendant (al-mezwar) de la confrérie qui
précise les choses de la façon suivante :
« L’utilisation des instruments de musique dans les confrérie soufies
anime un débat qui divise de nombreux savants depuis les premiers
rituels mystiques et jusqu’à aujourd’hui (…) A propos du samâ’ [les
chants religieux a cappella, ndr], nous pouvons dire que la chanson
qui rend désirable le péché est elle-même un péché. Mais, est
acceptable la chanson correcte, mais cela dépend entièrement de
l’intention du chanteur. Si, par ses paroles, le chanteur tente la
provocation et prône le péché, ses paroles sont considérées comme
inacceptables. S’il appelle les gens au souvenir de Dieu ou qu’il
L’invoque, s’il apaise les auditeurs, ses paroles sont considérés
comme convenables et acceptables. S’il n’a aucune intention, ses
386
paroles sont considérées comme le reste de ses actes quotidiens ou
une distraction innocente sans intérêt. » 1
Du point de vue des membres des tâ`ifa-s, le chant des poésies
spirituelles (qasâ`id) représente la séquence la plus artistique de
toute la cérémonie. Ces poèmes attirent toute l’attention des
muqaddem-s et des musiciens serviteurs. Pour eux, c’est
réellement l’exécution de ces poèmes qui demande le plus
d’expérience et de compétences musicales. Lors du dhikr, le
muqaddem et le chanteur soliste, le dhekkâr, sont observées par
leurs confrères et le public avec diligence ; leur popularité
dépend souvent de leur capacité à exécuter les poésies de la
manière la plus remarquable. Les Aïssâwa ont pour habitude de
se juger à la fois sur la qualité et le placement de la voix des
chanteurs solistes, mais aussi sur l’imagination qu’ils
manifestent dans le choix des modulations de tonalités lors des
mowal-s effectués sans accompagnement instrumental. Les
Aïssâwa les plus prestigieux au sein de la confrérie sont souvent
ceux qui réunissent le plus de compétences artistiques (et parfois
même théoriques) pour chanter les poésies de la manière la plus
remarquable. Certains affirment que c’est la thématique même
des textes qui permet la réception de la baraka, procurant à
l’exécutant et à l’auditeur une sensation de bonheur qui peut les
conduire, disent-ils, jusqu’à l’extase. Pour F., 27 ans, vendeur de
téléphone portable à Fès et Aïssâwî depuis l’âge de 16 ans, les
poésies de la confrérie représentent la quintessence de l’art
musical, tout style confondu :
« J’aime bien une chanson de Michael Jackson, tu connais ‘‘you’re
not alone’’ [il chante, ndr]. Sinon je préfère Bob Marley ou la salsa,
c’est mieux. J’aime bien aussi la musique Hamadcha. Mais mon
cœur appartient aux Aïssâwa. Le dhikr des Aïssâwa, les
poésies…C’est la seule chose qui me rend vraiment heureux, au
maximum du maximum. »
1. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, Sîdî Muhammad ben Aïssa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et continuité), 2004, p. 172.
387
Les muqaddem-s déclarent eux aussi vouer un immense amour
aux chants poétiques. Le muqaddem-muqaddmin Haj ‘Azedine
Bettahi insiste sur la popularité des poésies et de la difficulté à
retransmettre leurs saveurs par écrit :
« Les poésies du dhikr des Aïssâwa participent à toute la vie de la
communauté, les mariages, les naissances... Tu ne peux pas
transmettre la beauté du dhikr à travers les écrits, c’est quelque
chose de profond dont le goût ne se dévoile qu’à travers la pratique.
Je suis tombé amoureux du soufisme et des Aïssâwa à l’âge de six
ans, et chanter ces poésies a toujours été pour moi une passion. »
Confirmant ces propos, le muqaddem Hadj Saïd El Guissy
indique en outre que le chant des poésies leur permet de
manifester des sensibilités différences artistiques différentes qui
font la distinction de chaque tâ`ifa-s :
« Si tu demandes à vingt personnes de te chanter une chanson
marocaine, tu vas reconnaître plusieurs poésies Aïssâwa, alors qu’ils
ne savent même pas d’où ça vient ! Mais ce que j’aime c’est que
chaque muqaddem, chaque tâ`ifa a son propre style (…) Lors des
poésies du dhikr, chacun essaie de trouver un style vocal pour se
démarquer, pour qu’on puisse le reconnaître…Ce soir, lorsque mon
dhekkâr a chanté ‘‘Al-‘azîz ya Muhammad’’ [« Le Très Cher, ô
Muhammad », titre d’une poésie, écrite par le poète fassi Haj Ahmed
Rablî au 19ème siècle, ndr], j’avais des frissons dans les bras
tellement c’était bon ! Il a chanté mieux que personne ! Toi qui
connais beaucoup de tâ`ifa-s, qui chante le mieux le dhikr à ton avis
? »
Ibn Khaldun pense qu’une telle concentration disciplinaire basée
sur le chant ne doit pas surprendre, car c’est, selon lui, le
sommet des arts et des sciences :
« Les arts et les sciences sont le produit de la pensée (fikr), qui
distingue l’homme des animaux. L’Art du chant est le plus civilisé
de tous, parce qu’il représente le point culminant d’une profession
de luxe. »1
Après le dhikr et les poésies qui favorise l’installation d’une
atmosphère sereine et amicale au sein du domicile, les Aïssâwa
1.IBN KHALDUN, Discours sur l’histoire universelle (al-Muqaddima), 1968 (1382), trad. v. Monteil, vol. 1, p. 871.
388
prennent un moment de détente. Ils sortent dans la rue prendre
l’air, boire un verre de thé, fumer une cigarette en discutant de
choses et d’autres. Certains soignent leurs mains blessées par le
jeu des instruments de perçussions en entourant leurs doigts de
sparadraps. Après une quinzaine de minutes et suite à l’appel de
la maîtresse de maison, ils retournent dans le salon s’asseoir à
leur place. C’est à cet instant que débute la séance d’exorcisme
appelée mluk. Les enquêtes nous précisent qu’il est
indispensable de terminer le dhikr par le chant du Haddun (en
hommage à Dieu) et du Jîlaliyya (un hommage à ‘Abdel Qâdir
al-Jîlânî) avant de débuter le rituel d’exorcisme des démons.
‘Abdel Qâdir al-Jîlânî est considéré par eux comme le « porte
drapeau » (en français) ou « maître de l’étendard » (bû ‘alam), le
roi du monde invisible devant lequel les mauvais esprits
rebroussent chemin.
Les mluk, un parcours dans le monde des démons
Selon la croyance, des démons, des jinn-s, peuvent prendre
possession des être humains : ils deviennent alors des mluk
(sing. melk). Ce mot est issu de la racine « mlk », qui exprime
l’idée générale de propriété d’une chose, d’un bien foncier ou
même d’une personne. D’où viennent ces démons et dans quel
système de croyances s’insèrent-ils ?
Qui sont les démons ?
Selon Westermarck, les croyances et les rituels liés aux démons
ont été importée d’Afrique sub-saharienne en Afrique du Nord
par les esclaves africains et leurs descendants, les Gnawa1. Les
démons possèdent une signification à la fois générale et
spécifique : ils se réfèrent à une grande diversité d’esprits peu
1. WESTERMARCK, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, trad. de l’anglais par R. Godet. Paris, Payot, 1935.1926, p. 379. On dit d’ailleurs au Maroc que le mot « Gnawa » dérive de « Guinée » ou de « Ghana ».
389
différenciés, qui habitent l’univers mais dans une dimension
distincte de celle des êtres humains. Bien que leur existence soit
attestée par le Coran1, ils sont considérés par certains Marocains
comme des entités surnaturelles. Les jinn-s, qui deviennent mluk
après la possession d’un être humain, sont souvent confondus
avec d’autres êtres spirituels comme les saints (walî-s), les anges
(malaïka) ou Satan (Chaytan, Iblis). Ils peuvent être aussi
mentionnés de manière allusive : « ceux-là » (nâss), « ceux de la
forêt » (nâss al-raba), « ceux de la terre » (nâss al-trab) ou
« ceux de la mer » (nâss al-ba’har). Les Marocains
francophones les désignent simplement comme « les diables »
ou « les démons ». Il y a des mluk mâles et femelles, des mluk
musulmans, juifs, chrétiens, et païens. Ils peuvent se marier
entre eux et avoir des enfants, car ils sont organisés en un monde
qui reflète le monde marocain : il y a un roi des mluk
(Chamaruch) et une cours d’agents subalternes. Ils font leur
apparition pendant les rêves mais il est possible d’entrer en
contact avec eux dans les rivières, les endroits insalubres, sales
ou dans les sanitaires. On dit souvent que les démons emportent
des hommes et des femmes dans leur monde ou que les
magiciens tirent leur pouvoir d’un pacte passé avec eux.
Certains mluk ont un nom et ils ne sont pas tous nécessairement
mauvais ou malfaisants. Néanmoins, ils sont fantasques et
tyranniques, capricieux et colériques. Ils sont donc
potentiellement dangereux : s’ils sont offensés, ils exercent des
représailles sans attendre en possédant leur adversaire, qui est
toujours inconscient de son méfait, car il suffit, dit-on, de
marcher par inadvertance sur un reptile (les démons peuvent
prendre la forme d’un animal), de l’avoir ébouillanté avec de
l’eau bouillante ou, plus communément, de prendre une douche
1. Le Coran nous informe que Dieu créa les démons jinn-s à partir d’un « feu sans fumée » (s.55, v.14), dans le but de l’adoration divine (s. 51, v. 56). Les djinn-s se sont écartés de l’audition du Coran et sont rejetés des lieux où il est récité (s. 26, v. 210-212). Ils ne se ruent que sur les incrédules, car la foi et la prière constituent un rempart contre tous les démons (s. 16, v. 98-100 et s. 26, v. 221-223).
390
lorsqu’il fait nuit noire (les démons séjournent aussi dans les
tuyauteries des habitations). Il est dit que lorsque un démon est
blessé ou offusqué, la personne qui en est responsable va
souffrir et les mluk affligent aux êtres humains de nombreuses
troubles physiques (paralysie des membres) et des tourments
psychologiques (agitation, nervosité, cauchemars et déprime).
Les hommes ou les femmes en passe de changer de statut social
sont particulièrement exposés aux attaques des mluk : les
nouveaux-nés, les adolescents, les femmes enceintes, les jeunes
mariés et les mourants. Il y a des moments de la journées où les
mluk sont particulièrement actifs (après la prière de la nuit noire,
‘ichâ) et des périodes où ils sont spécialement inactifs (pendant
le mois de ramadan, on dit qu’ils sont emprisonnés). Les
démons sont toujours traités avec le plus grand respect et sont en
général craints. Au Maroc, de nombreuses personnes, des
hommes et femmes de différents niveaux sociaux, m’ont mis en
garde sur le fait d’aller régulièrement dans des soirées Aïssâwa,
car, je risquais, selon eux, « d’avoir des problèmes avec les
mluk ». Les Marocains prennent toutes sortes de précaution pour
les tenir en échec, comme répandre du sel dans différents
endroits de leur maison, prononcer des sourates du Coran
lorsqu’ils franchissent un seuil ou lorsqu’ils se rendent dans un
endroit inconnu. Si les interférences constantes avec les démons
dans la vie quotidienne est accepté avec fatalisme comme une
donnée de l’existence terrestre, il est possible de conjurer leurs
actes par le port d’amulettes contenant des versets du Coran ou
la célébration d’une séance d’exorcisme.
Le but de la séance d’exorcisme :
Lors de ce rituel, les Aïssâwa tentent, à l’aide de prières, de
musique et de chants, de délivrer plusieurs personnes du public
censées être possédées par un ou plusieurs démons. Le
muqaddem sollicite aussi la protection de Dieu : la séance des
mluk, qui figure un voyage à travers le monde invisible des
391
esprits, doit obligatoirement être placée sous Sa bénédiction.
Pour cela, la disposition de la tâ`ifa ne diffère pas de la première
partie (voir fig. 3). Les musiciens restent assis sur les sièges
disposés en arc de cercle formant le hurm, l’espace sacralisé, au
centre duquel des offrandes pour les démons sont posées par la
maîtresse de maison sur une petite table. Certains mluk sont
connus pour être si capricieux qu’ils n’acceptent que des
morceaux de sucre, des cigarettes ou de l’eau de Cologne. Dans
la pratique, chaque démon possède une mélodie et un air qui lui
est propre, chanté par les Aïssâwa sur un rythme emprunté à la
musique des Gnawa, qu’ils appellent logiquement Gnawî.
Certains muqaddem-s, qui souhaitent rapprocher le son
d’ensemble de la tâ`ifa de celui des groupes Gnawa, font jouer
par deux musiciens des castagnettes (qarkab-s) et un grand
tambour à baguette (tbel) employés habituellement par les
musiciens Gnawî. Les musiques des démons sont jouées dans
l’objectif d’« attirer » le possédé vers l’aire de danse, car les
mluk se manifestent d’eux-mêmes : on dit que lorsqu’ils
entendent « leur musique », ils obligent la personne affligée à se
lever pour une danse de possession. La satisfaction des mluk
résulte non seulement des offrandes et de la musique mais
surtout de la danse que les possédés réalisent sous leur emprise
qui doit se dérouler jusqu’à la perte de connaissance. Selon la
croyance, ce rite doive se renouveler chaque année, sous peine
de susciter de nouveau le mécontentement et la colère des mluk.
Le but de cet exorcisme n’est pas de chasser définitivement les
démons mais plutôt de les éloigner quelques temps, créant ainsi,
entre l’humain et le surnaturel, un « rituel d’entretien »1.
1. Selon Ervin Goffman, un « rituel d’entretien » doit permettre de revigorer la solidité d’un lien, lequel « se détériore si rien n’est fait pour le célébrer et le revigorer de temps en temps. ». GOFFMAN, la mise en scène de la vie quotidienne, t.2, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, p. 82.
392
Le monde des démons selon les Aïssâwa :
Les Aïssâwa classent tous les démons derrière trois « portes »
(bab-s) successives selon un ordre précis. La première est la
« porte des Jîlala » (bab jîlala), la seconde est la « porte des
Gnawa » (bab gnawa) et la dernière est la « porte des femmes
arabes » (bab arabiyyat). Tout au long de ce trajet, des démons,
mais aussi des figures historiques et des personnalités de la
culture locale, sont appelés sans distinction :
La porte des Jîlala (bab jîlala):
C’est ici que les Aïssâwa invoquent les démons qui, selon eux,
sont issus du rituel des Jîlala. Il s’agit tout d’abord de « ceux de
la forêt » (nâss al-raba) et « ceux de la terre » (nâss al-trab).
Leur couleur favorite est le marron. Pour favoriser leur venue au
milieu de l’assemblée, des feuilles de menthe (symbolisant les
feuilles des arbres) et du café (symbolisant la terre) sont posés
par la maîtresse de maison dans une coupole sur la table
d’offrandes. Ensuite viennent « ceux de la mer » (nâss al-
ba’har) et plus particulièrement Sîdî Moussa1, qui est considéré
comme le roi des océans. Sa couleur est le bleu et un bol d’eau
est posé sur la table face au muqaddem lorsque les Aïssâwa
chantent les paroles suivantes :
Muqaddem : « Le Saint ! O Sîdî Moussa ! » (x 2)
Musiciens : « Pardon, Sîdî Moussa. O Dieu ! » (x 2)
Muqaddem : « O, la porte de Moussa ! » (x 2)
Musiciens : « Sîdî Moussa, pardon ! » (x 2)
Vient ensuite Baba Hammu, le gardien des abattoirs, qui aime le
sang et la couleur rouge. Un tissu rouge est disposé sur la table
d’offrande. Son appel est la suivant :
Muqaddem : « Sîdî Hammu, pardonne-nous. » (x 2)
Musiciens : « O Prophète, Pardonne-nous. » (x 2)
Muqaddem : « Envoyé de Dieu, Pardonne-nous. » (x 2)
Musiciens : « Amis de Dieu, Pardonnez-nous. » (x 2)
Muqaddem : « Sîdî Hammu, maître des abattoirs. » (x 2)
1. Moussa est le nom arabe de Moïse.
393
Musiciens : « Sîdî Hammu, maître des abattoirs. » (x 2)
Muqaddem : « Toi qui porte la chéchia rouge. » (x 2)
Musiciens : « Toi qui porte la chéchia rouge. » (x 2)
Muqaddem : « Les démons veulent boire le sang. » (x 2)
Musiciens : « Les démons veulent boire le sang. » (x 2)
Après Hammu, les Aïssâwa s’écartent quelque peu des mluk
pour chanter deux morceaux, en hommage à Dieu et au
Prophète, qui sont issus des répertoires de deux confréries
marocaines : il s’agit du Râziyya (de la confrérie Râziyya,
fondée au 17ème siècle à Fès par Abû al-Hassan ben Kassem al-
Râzî)1, et du Sâdkiyya (de la confrérie Sâdkiyya, fondée à Fès au
18ème siècle par Sîdî Ahmed Sâdkî)2. Suite à ces deux chants de
louanges, les Aïssâwa appellent Moulay Brahim, un grand saint
marocain enterré près de Marrakech considéré comme le roi des
Gnawa. Un tissu de sa couleur favorite, le vert, est posé face aux
Aïssâwa. Voici sa chanson :
Muqaddem : « Moulay Brahim, Moulay Brahim, pardon. »(x 2)
Musiciens : « Moulay Brahim, Moulay Brahim, pardon. »(x 2)
Muqaddem : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x2)
Musiciens : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x 2)
Muqaddem : « Je suis venu comme invité, pardon. » (x 2)
Musiciens : « Je suis venu comme invité, pardon. » (x 2)
Arrive enfin Chamaruch, le roi des démons et des lettrés, on dit
qu’il possède une connaissance du Coran et un statut de grand
savant. Un mausolée près de celui de Moulay Ibrahim dans le
hawz de Marrakech lui est dédié. Sa couleur est le blanc mais il
n’est quasiment jamais évoqué par les Aïssâwa de Fès et de
Meknès.
La porte des Gnawa (bab gnawa) :
Les démons appelés ici par les Aïssâwa tous issus, disent-ils, de
la lîla des Gnawa. Le premier est Buab, qui est censé être le
gardien du Paradis. Sa couleur est le noir mais il est
1. MICHAUX-BELLAIRE, « Les confréries religieuses au Maroc » dans les Archives Marocaines n°27, pp. 01-86, p. 71. 2. Ibid.
394
paradoxalement considéré comme le Prophète lui-même. Après
lui arrivent les Noirs (al-Kuhal) représenté par Baba Mimun1, le
gardien de la porte. Son chant d’appel est le suivant :
Muqaddem : « O gnawî Baba Mimun (x 3), gardien de l’entrée. »
Musiciens : « O gnawî Baba Mimun (x 3), gardien de l’entrée. »
Muqaddem : « Le gnawî à la chéchia où brille la lumière. » (x2)
Musiciens : « Le gnawî à la chéchia où brille la lumière. » (x2)
Muqaddem : « Bienvenue Mimoun le Maître des portes. » (x 2)
Musiciens : « Bienvenue au gardien du labourage. » (x 2)
Muqaddem : « Bienvenue au gardien du labourage. » (x 2)
Musiciens : « Toi qui arrive avec la nuit noire. » (x 2)
Muqaddem : « O Dieu, O Dieu notre Seigneur, exauce nos prières. »
Musiciens : « O Dieu, O Dieu notre Seigneur, exauce nos prières. »
Muqaddem : « O Dieu, Paix et Salut sur l’Aimé. »
Musiciens : « O Dieu, Paix et Salut sur l’Aimé. »
Buhal, un démon vêtu de plusieurs tissus bariolés, doit
idéalement fermer la marche mais les Aïssâwa ne l’invoquent
que très rarement. Après la « porte des Gnawa », nous arrivons à
la dernière porte, celle des « femmes arabes ».
La porte des Femmes Arabes (bab arabiyyat) :
C’est ici que les Aïssâwî invoquent la totalité des démons
féminins. Leurs prénoms, à l’inverse des mluk masculins, sont
systématiquement précédés du préfixe « Lalla » (« Princesse »
ou « Madame »), un titre honorifique qui réfère habituellement
aux saintes. Ce sont les deux Mira qui sont appelées en premier :
Lalla Mira Chalha, la berbère (sa couleur favorite est le jaune
orangé) et Lalla Mira « l’Arabe » (al-arabiyya). Celle-ci aime le
jaune poussin et sa nourriture favorite est le sucre, posé sous la
forme de morceaux sur la table d’offrande. Son chant, très
populaire, est le suivant :
Muqaddem : « O Mira, ô Madame, ô Madame! »(x 2)
Musiciens : « O Mira, ô Madame, ô Madame! »( x 2)
Muqaddem : « O princesse Arabe, ô Madame ! » (x 2)
1. Chez les Gnawa, Baba Mimun possède une déclinaison féminine : Lalla (« madame ») Mimuna.
395
Musiciens : « O princesse Arabe, ô Madame ! » (x 2)
Muqaddem : « Je suis ton serviteur. » (x 2)
Musiciens : « Je suis ton serviteur. » (x 2)
Muqaddem : « Que veux-tu Lalla Mira, que veux-tu ? »
« Où est le sucre ? Où est le henné chatoyant ? »
« Devant toi, ô Madame, devant toi, Lalla Mira »
Musiciens : « « Que veux-tu Lalla Mira, que veux-tu ? »
« Où est le sucre ? Où est le henné chatoyant ? »
« Devant toi, ô Madame, devant toi, Lalla Mira »
Muqaddem : « Que Dieu exauce nos prières » (x 2)
Musiciens : « Que Dieu exauce nos prières » (x 2)
Muqaddem : « O Prophète, pardonne-moi. » (x 2)
Musiciens : « O Prophète, pardonne-moi. » (x 2)
Muqaddem : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x2)
Musiciens : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x 2)
Nous trouvons ensuite Lalla Rqiyya, dont la couleur est
l’orangé, et surtout Lalla Aïcha, qui est une fameuse figure
locale. Considérée comme la plus puissante et la plus maléfique
de tous les démons, elle est toujours colérique. Elle ne rit jamais
et est toujours prête à étrangler, griffer ou fouetter quiconque la
dérange. Elle apparaît aux humains, dit-on, sous la forme d’une
sorcière ou d’une très belle femme, mais toujours avec des pieds
de chameau, d’âne ou de mule. Des lieux lui sont consacrés dans
tous le Maroc ; ce sont d’habitude des trous, des grottes, des
sources ou des arbres, ainsi que tout autre endroit dont on dit
que quelqu’un l’y a aperçue, ou que quelque chose de
mystérieux s’y est produit. Elle est si dangereuse que la menace
de sa venue est utilisée par les parents qui souhaitent calmer
aussitôt les enfants désobéissants. Sa couleur est le noir et elle
possède de nombreuses dénominations : elle est aussi désignée
par les noms de Aïcha Qandicha, Aïcha Dghuriyya, Aïcha
Hamdûchiyya ou Aïcha Sudaniyya. Westermarck l’identifie à la
déesse de l’amour (Astarté) de la méditerranée orientale,
suggérant que « Qandicha » est lié à « Qedecha », le nom de la
prostitué sacrée des cultes cananéens amenés au Maroc par les
396
premiers envahisseurs phéniciens1. Elle a rendu célèbre les
groupes Hamadcha qui sont les seuls à pouvoir véritablement la
calmer, car la musique qu’elle préfère est, dit-on, celle des
Hamadcha2. C’est pourquoi les Aïssâwa, chantent, juste avant
l’appel de Lalla Aïcha, l’un des cantiques du répertoire de la
confrérie des Hamadcha, qu’ils nomment simplement
hamdûchiyya :
Muqaddem : « Je commence ces vers avec le nom de Dieu.
Je lui dédie les mots suivants,
Muhammad, ô créature parfaite,
Tu es doux comme le miel,
Toi, la lune,
Tu as apporté la lumière dans la nuit,
Tu es l’homme éclairé,
Notre sauveur le jour du Jugement dernier.
Dieu ! O Dieu »
Musiciens : « Dieu ! O Dieu ! » (x 10)
Après la récitation de ce cantique, les lumières sont subitement
éteintes et les hautboïstes entament la mélodie de Lalla Aïcha
dont les paroles sont aussi chantées par le muqaddem :
Muqaddem : « O Aïcha ! Lève toi et mets-toi au service de Dieu et
du Prophète.
O Seigneur ! Que la Paix et le Salut soient sur le Prophète.
Bienvenue, ô Lalla Aïcha.
Tout est préparé, ô Lalla Aïcha !
O Gnâwiyya ! O Sudaniyya ! O Hamdûchiyya !
Aïcha est là et s’enduit de henné !
1. WESTERMARCK, op. cit, p 395. 2. Pour le muqaddem de la confrérie des Hamadcha de Fès, ’Abderrahim Amrani Marrakchi, Aïcha Qandicha fut une résistante qui vécu à l’époque de la présence portugaise au Maroc (15ème siècle). Passé depuis à la postérité dans la mémoire collective, ce personnage historique ne peut, d’après lui, être confondu avec la démone Lalla Aïcha qui fut apportée du Soudan au 17ème siècle par Sîdî Ahmed Drûrî (le disciple de Sîdî ‘Alî ben Hamdûch, fondateur de la confrérie des Hamadcha). Selon les Aïssâwî et les Hamdûchî interrogés, Lalla Aïcha, la démone « du Soudan » (Aïcha Sudaniyya), appelée aussi Aïcha « des Hamadcha » (Aïcha hamdûchiyya) ou Aïcha « de Dghûrî » (Aïcha Dghûriyya) ne semble rien avoir en commun, sinon le prénom, avec Aïcha Qandicha. Cependant, de nombreux Marocains considèrent malgré tout Aïcha Qandicha comme une démone. Au sujet des Hamadcha et de leurs liens avec Lalla Aïcha, voir la recherche ethno psychiatrique de V. Crapanzano. CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine, trad. de l’anglais par O. Ralet, 2000 (1968), pp. 228-233.
397
Bienvenue, ô fille de la rivière.
Dieu ! Dieu ! Lalla Aïcha ! »
On dit qu’à ce moment Lalla Aïcha surgit de la terre et danse
devant les Aïssâwa. L’obscurité est totale et les clameurs et les
cris d’effroi s’élèvent parmi les femmes du public. Quelques-
unes, en pleurs, se roulent par terre. D’autres hurlent et
s’enfuient en courant à travers la pièce. Les Aïssâwa,
visiblement habitués à ce type de réactions, ne semble prêter
aucune attention à la scène et accélèrent progressivement le
rythme de la musique pour que les hautbois « confirment » la
présence de Lalla Aïcha. Il jouent une phrase répétitive reprise
vocalement par la tâ`ifa :
Muqaddem : « elle est venue elle est venue Lalla Aïcha ! »
Musiciens : « O Dieu ! O Dieu, notre Créateur ! »
(Réitéré pendant plusieurs minutes.)
Après quelques instants, le calme s’installe enfin dans
l’assistance. C’est à ce moment que les hautboïstes font un
signal musical (le maintient à l’unisson de la même note), pour
que les musiciens enchaînent sur un autre rythme, appelé
Gdârî1, qui doit permettre aux femmes de reprendre leurs
esprits. Après l’appel de Lalla Aïcha, le public et les Aïssâwa
prennent quelques instants de pause. Les musiciens sortent dans
la rue pour prendre l’air. Le public reste silencieux pour que les
femmes se remettent rapidement de leurs émotions. Après le
retour des Aïssâwî, il est temps d’appeler la douce et bien aimée
Lalla Malika2. Celle-ci possède la personnalité la plus élaborée
des démons connus dans la région de Fès et de Meknès ; et elle
est sans aucun doute la favorite des femmes du public. On dit de
Lalla Malika qu’elle vit dans les armoires et qu’elle parle
français. Elle est très belle, aime le parfum et s’habille de mauve
1. Pour les enquêtés, le rythme Gdârî est le rythme Hamdûchiyya interprété à la façon « campagnarde » (‘arûbî). Ils rendent ainsi un hommage, disent-ils, aux groupes Hamadcha des régions rurales. 2. Pour certains muqaddem-s Aïssâwî, Lalla Aïcha est la servante de Lalla Malika. Ce récit est fortement contesté par les Hamdûchî qui affirment de leur coté que Lalla Aïcha ne peut être la domestique de quiconque.
398
avec beaucoup de chic. Elle exige ainsi la même élégance des
femmes du public, elle a, dit-on, des flirts et des rapports sexuels
avec les humains. On dit aussi qu’elle fume des cigarettes mais
qu’elle n’aime que les « Marlboro ». Lalla Malika est toujours
joyeuse et n’attaque pas les humains, elle préfère les séduire et
les chatouiller. D’après les Aïssâwa, Lalla Malika aurait
réellement existée : fille de riches notables, rebelle et libertine,
elle aurait vécut à Fès au 18ème siècle une vie pleine de
rebondissements. La chanson lascive de Lalla Malika est
interprétée par le muqaddem sur le rythme gnawî joué très
lentement :
Muqaddem : « Bienvenue Lalla Malika ! Bienvenue ô fâssiyya1 ! »
Musiciens : « Bienvenue Lalla Malika ! Bienvenue ô fâssiyya ! »
Muqaddem : « Bienvenue Lalla Malika, à ta présence »
Musiciens : « Bienvenue Lalla Malika, à ta présence »
Muqaddem : « Dieu ! Lalla Malika ! J’implore Lalla Malika »
Musiciens : « Dieu ! Lalla Malika ! J’implore Lalla Malika »
Muqaddem : « Dieu ! Lalla Malika ! Qui l’implore n’a rien à
craindre ! »
Musiciens : « Dieu ! Lalla Malika ! Qui l’implore n’a rien à
craindre ! »
Muqaddem : « Dieu ! Fille du Prophète ! » (x 2)
Musiciens : « Dieu ! Fille du Prophète ! » (x 2)
Dès le début de cette chanson, les femmes affichent une mine
enjouée : elles se lèvent, frappent dans leurs mains et dansent
avec grâce. Certaines nouent un tissu mauve autour de leurs
anches et invitent les hommes à les rejoindre. De leur coté, les
Aïssâwa, gardent le rythme de la musique sur un tempo lent,
favorisant une atmosphère sensuelle. Le muqaddem ou le
dhekkâr improvisent de gracieuses mélopées vocales que les
danseuses ponctuent de « you-yous », car le chanteur soliste fait
toujours révérence à la sensualité de Lalla Malika et à la beauté
des femmes de l’assistance. Après l’invocation de Lalla Malika,
la dernière démone invoquée dans le rituel des mluk, les serveurs
1. Le terme fâssiyya désigne une habitante de Fès.
399
reprennent leur service et apportent pâtisseries et boissons aux
personnes du public et aux Aïssâwa. Ceux-ci sortent ensuite
dans la rue faire une pause, fumer une cigarette et boire un verre
de thé ou de jus de fruits à l’air frais. Ce moment de détente est
propice aux plaisanteries et aux confidences entre les Aïssâwa.
Fig. 7 : tableau récapitulatif des démons invoqués par les
Aïssâwa :
NOM ORIGINE COULEUR OFFRANDES Porte des Jîlâla « ceux de la forêt » indéterminée vert feuilles de menthe « ceux de la terre » indéterminée marron café « ceux de la mer » indéterminée bleu eau Sîdî Moussa arabe bleu eau Baba Hammu arabe rouge tissu rouge Moulay Brahim arabe vert tissu vert Chamaruch africaine blanc tissu blanc Porte des Gnawa Buab africaine noir tissu noir Baba Mimun africaine noir tissu noir Buhal africaine multi couleur tissus bariolés Porte des Femmes Arabes
Lalla Mira Chalha berbère jaune orangé sucre Lalla Mira Arabiyya
arabe jaune poussin sucre
Lalla Rqiyya arabe orange sucre Lalla Aïcha africaine noir tissu noir Lalla Malika arabe mauve Parfum, cigarettes
400
Fig. 8 : schéma du monde des démons :
Comment se manifestent les démons dans la lîla ?
Dans la lîla des Aïssâwa, les mluk se manifestent au travers des
membres du public qui réalisent, sous leur influence, dit-on,
deux types de danses : l’une est appelée « attirance » (jedba) et
se rapporte à la possession du corps de l’être humain par le
démon. On dit que l’entité invisible oblige la personne qu’il
possède, appelé le « possédé » (mskûnîn) à se lever et à danser
face aux Aïssâwa, irrémédiablement « attirée » par la musique
jouée en son honneur. L’état de transe est considéré alors
comme une grâce divine, car le départ de l’élément étranger du
corps de l’habitant est proche. L’autre danse est appelée
tahayur (ce terme désigne un mouvement de balancement du
buste d’avant en arrière) et est effectuée par des femmes
considérées comme des voyantes (chuwâfat) capables de
communiquer avec les jinn-s. Il ne s’agit pas d’une transe de
possession mais d’une séance de communication surnaturelle.
Décrivons ces deux danses :
401
La danse d’ « attirance » (al-jedba) :
La jedba est un phénomène de possession. Les individus qui s'y
livrent sont habités par un jinn, ce qui explique qu’ils soient, dit-
on, malades ou dépressives. Cet état de langueur ou de
mélancolie, qui est considéré ici une caractéristique typiquement
féminine, est interprétée en termes de possession. Les origines
de la possession peuvent être diverses: un sort a été jeté par une
personne jalouse avec l’aide d’un sorcier ou d’une sorcière ou le
possédé a suscité la colère d’un jinn sans qu’il sache pourquoi.
Dans tous les cas, la jedba prend la forme d'une supplique
adressée à Dieu, au Prophète et aux saints pour que le jinn quitte
le corps de la victime. Cette danse d’ « attirance » n’est pas
considérée comme telle par les exécutants et semble plutôt
correspondre à une « technique du corps »1 qui s’exprime dans
un espace où les pieds sont figés et servent de point d’ancrage
au sol. Nous y avons constaté la participation de nombreux
hommes malgré l’idée reçue et largement véhiculée, au Maroc,
veut que ce sont surtout les femmes qui sont « attirées » par les
démons. Notre enquête contredit ce préjugé et nous avons pu
recueillir de très nombreux témoignages d’hommes participants
à la danse d’ « attirance ». Y., 27 ans, vendeur de prêt-à-porter à
Meknès, nous fait part de sa relation avec les démons :
« En toute honnêteté, j’ai une relation particulière avec Hammu.
Depuis l’adolescence, j’aime la vie et les filles. J’aime aussi la
couleur rouge et c’est pourquoi je suis ‘‘attiré’’ par la mélodie de
Hammu. Ensuite, j’ai été de plus en plus attiré par le violet et par
Malika (…) Mais depuis quelques années, avec les soucis de la vie,
mon tempérament a changé, je suis moins joyeux et de plus en plus
attiré par les démons noirs, comme Aïcha. »
Lors d’une séance de mluk, un homme âgé de plus de soixante
dix ans, un directeur de banque à la retraite, dansa
énergiquement pendant une vingtaine de minutes au rythme du
1. Dans Les techniques du corps, M. Mauss définit la notion de « technique du corps » au travers de la danse rituelle qui est « un acte traditionnel et efficace, qu’il soit magique, religieux ou symbolique ». MAUSS, 1934, p. 09.
402
tâbla joué par le muqaddem. Il perdit alors rapidement
connaissance et s’écroula au centre de l’aire de danse. Quelques
minutes après son rétablissement, il utilisa le micro du
muqaddem pour remercier les Aïssâwa et apporter son
témoignage à toute l’assistance :
« Mes amis, je remercie la venue dans cette maison de nos frères
Aïssâwî. Grâce à Dieu, ma santé s’améliore. Sachez que je me suis
rendu en France, en Suisse et en Belgique pour des cures thermales,
et cela sans aucun effet. C’est pour cela que, pour la seconde année
consécutive, j’ai pris la décision d’organiser une nuit Aïssâwa pour
chasser les démons. Puisse Dieu nous offrir sa miséricorde dans
notre vie ici-bas et dans l’eau delà, amen. »
Chacun l’écouta avec attention et les Aïssâwa ont ensuite
accompli, à haute voix, une série de prières d’invocations
(fât`ha-s) pour son rétablissement. Lors de ces danses
d’ « attirance » les hommes réalisent de simples et amples
mouvement en balancier d’avant en arrière du buste, les bras le
long du corps. Ce n’est que lorsqu’ils sont gagnés par la transe
que les émotions manifestées et la technique corporelle diffère
selon les personnes : certains pleurent, d’autres rient. Les plus
énergiques dansent frénétiquement en frappant le sol avec les
pieds tout agitant les bras face à eux ou sur les cotés avant de
s’effondrer inanimé. Les Aïssâwa stoppent alors la musique et
les possédés sont alors pris en charge par des membres de
l’assistance et le muqaddem. A l’inverse, les femmes se
manifestent au travers d’une chorégraphie codifiée et presque
immuable : lorsqu’elles se sentent « attirées » par la mélodie
d’un démon invoqué par les musiciens, elles nouent autour de
leur tête un foulard de la couleur assignée à l’entité invisible et
se dirigent dans l’aire de danse sacralisée (al-hurm). Lors de ce
trajet, elles effectuent un mouvement de la tête de bas en haut
sur le rythme des percussions gardent leurs mains derrière le
dos. Arrivé en face des Aïssâwa, elles quittent rapidement le
tissu coloré et détachent leurs cheveux pour réaliser la danse qui
caractérise, dit-on, les possédées : les jambes immobiles, elles
403
réalisent de rapides mouvements en balancier du buste et font
tournoyer leur chevelure de gauche à droite. Elles s’effondrent
ensuite au sol mais, à l’inverse des hommes, elles continuent de
réaliser des mouvements giratoires de la tête, à la fois de bas en
haut et de gauche à droite (voir fig. 9). Effectuée pendant de
longues minutes, ceci évoque un véritable exercice physique,
une épreuve exténuante. Dès le début de cette danse, des
femmes du public se placent derrière les danseuses pour éviter
tout chute douloureuse. Afin que l’exorcisme soit mené à terme,
on dit que les Aïssâwa doivent permettre à tous les possédés, et
ce quelque soit leur sexe, de parvenir jusqu’à la perte de
connaissance qui semble être la condition obligatoire et
nécessaire à l’apaisement du démon.
Fig. 9 : dessin de la danse d’ « attirance » (jedba) des femmes :
404
Certaines femmes interdisent énergiquement à leurs filles
adolescentes de participer à cette danse qu’elles trouvent, disent-
elles, trop « provocante ». Nous savons, comme l’a rappelé J.
Duvignaud que les cheveux « sont en Islam, comme dans tous
les pays méditerranéens, un symbole érotique puissant »1. On
peut avancer qu’en exposant cette partie de leur corps, les
femmes amplifient leur potentiel sexuel et leur pouvoir de
séduction. La danse d’ « attirance » des femmes révèle ici sa
signification érotique. Du coté des Aïssâwa et tout au long de
cette danse, le rôle du muqaddem est de parvenir, par
tâtonnements, à identifier le plus de démons possesseurs. Les
musiciens jouent les airs mélodiques du cycle des démons
jusqu’à l’obtention q’une réponse favorable d’un possédé.
Lorsque le danseur ou la danseuse commence à tituber et à se
mettre à genoux dans l’espace sacralisé, le démon est identifié et
le muqaddem fait signe à ses musiciens d’arrêter de jouer. Il se
retrouve alors seul avec son tâbla dans un face à face avec
l’entité maléfique pour tenter de le maîtriser. Il augmente la
vitesse et le niveau sonore de son jeu en enchaînant une série de
broderies (zwâq-s) agiles et très rapides enivrer par des effets
rythmiques la personne. Celle-ci manifeste à ce moment des
symptômes d’hystérie et s’effondre peu après aux pieds du
muqaddem : on dit alors que le démon est « rassasié » (chbaât).
Le muqaddem arrêt de jouer et récite quelques courtes prières de
bénédictions tandis que la personne inconsciente est transportée
sur un fauteuil. Après avoir reçu de l’eau de fleur d’oranger sur
le visage, celle-ci se réveille peu après et assiste au reste de la
cérémonie avec discrétion. Certaines personnes rencontrées lors
des lîla-s Aïssâwa font régulièrement le voyage depuis l’Europe
pour participer à des séances d’exorcisme au Maroc. Par
exemple madame L., 45 ans, secrétaire, vit à Pantin près de
Paris. Elle est la belle-sœur d’un muqaddem de Meknès et se
1. DUVIGNAUD, Chebika. Etude sociologique, 1994 (1968), p. 251.
405
rend tous les ans au Maroc pour prendre part au rituel des mluk.
Voici comment elle vit la chose :
« J’adore les Aïssâwa, ils ‘‘travaillent’’ pour Dieu et le Prophète.
Mais personnellement, je suis une Gnawiyya, c’est à dire je danse
sur quasiment tous les mluk invoqués dans une lîla des Gnawa. Mon
beau-frère il ne connaît pas toutes les mélodies des jninn-s. Alors
lorsque je viens au Maroc, je lui téléphone et je lui dit ‘‘trouve-moi
un bon groupe de Gnawa pour faire les mluk’’ [rires] »
Nous avons aussi constaté que, lorsqu’une personne est engagée
dans une danse de possession, ses réactions aux phénomènes
extérieurs peuvent être très violents. Par exemple, pendant
l’invocation de Gnawî Baba Mimun, un adolescent qui
souhaitait traverser l’aire de danse pour se rendre dans une pièce
avoisinante s’est fait vertement malmené par une danseuse qui
s’est visiblement sentie perturbée. Des hommes du public sont
alors intervenus pour consoler l’enfant tandis qu’elle reprenait
paisiblement sa danse. Lors de ce genre d’incident, les Aïssâwa
n’interviennent jamais. Leur rôle se limite, disent-ils, à jouer
correctement de la musique. Mais cette catharsis peut avoir des
conséquences inattendues. Dans l’état de transe où la jedba
mène, une femme peut être dotée de pouvoirs. Elle peut en
particulier connaître l’avenir du fait d’un contact privilégié avec
les entités surnaturelles. Ce phénomène se déroule lors de la
danse de divination.
La danse de divination :
A l’aide des danses de la jedba, certaines femmes ont, dit-on, la
capacité d’entrer en communication avec les démons et sont, de
fait, considérées comme des voyantes (chuwâfat). Les
exécutantes nous disent que ce phénomène s’explique par la
croyance selon laquelle les anges discutent entre eux de l’avenir
du monde et sont espionnés à leur insu par les démons. Elles
disent que c’est grâce aux renseignements offerts par les
démons, avec qui elles se sont associées, qu’elles peuvent faire
acte de prescience. Pour cela, elles se lèvent et se dirigent
406
calmement devant les Aïssâwa en effectuant de lents
mouvements en balancier du buste tout en gardant les yeux
fermés. Pour communiquer avec les démons, les voyantes se
contentent de poursuivre ce mouvement corporel (appelé
tahayur), tandis que d’autres femmes apportent des tissus de la
couleur favorite des démons invoqués qu’elles disposent soit sur
les épaules des officiants soit à même le sol. Elles brûlent
ensuite de l’encens de bois d’aloès (‘ud) dans le brûle-parfum
(mbakhra) qu’elles font inhaler aux danseuses afin, disent-elles,
de les décontracter. Une fois en contact avec les démons, les
voyantes font acte de divination auprès de diverses personnes
présentes dans la cérémonie. Avec un large sourire, elles se
dirigent alors en dansant vers les personnes de leur choix, qui
peuvent être indistinctement l’un des Aïssâwa ou un membre du
public. Face à leurs interlocuteurs, à haute voix et au vu et au su
de tous, elles font un descriptif détaillé de leurs modes de vie
intime (heure de levé, de coucher, goûts particuliers etc.) et sur
les événements passés de leurs vies privés (problème de santé,
économique ou relationnel). Elles invoquent ensuite la
bénédiction de Dieu par des prières d’invocations et prodiguent
quelques conseils, souvent très simples, pour palier aux
infortunes de la vie et conserver la baraka : il s’agit de garder tel
vêtement, de ne pas manger tel aliment, de s’habiller de telle
couleur ou de ne pas jeter tel objet. Pendant ces séances de
divination, les Aïssâwa continuent de jouer les musiques des
démons invoqués mais, sur l’indication du muqaddem, ils
arrêtent de chanter et diminuent le volume sonore afin que
chacun puisse entendre les conseils de la voyante. Le muqaddem
redouble de vigilance pour que le tempo musical ne faiblisse pas
et veille à la fois à la tenue des musiciens (en réprimant
sévèrement les bavards) et sur la propreté de l’aire de danse. Il
est indispensable qu’aucunes impuretés (papiers divers,
poussières) ne s’introduise dans l’aire de danse sacralisée, car
les impuretés, dit-on, attirent toutes sortent d’entités
407
surnaturelles qui peuvent perturber le bon déroulement de la
séance.
La séance d’exorcisme constitue pour les femmes un exutoire :
c’est quasiment le seul espace où elles peuvent s’exhiber au
regard des hommes et s’exprimer par le langage de leur corps.
La séance est certes sous contrôle, et les hommes sont très
vigilants. Mais à aucun moment ils ne chercheront à interrompre
la transe, même si le comportement de leur femme est
complètement aberrant et déplacé vis à vis des normes de la
société Marocaine. C’est donc bien une forme de transgression
que permet les mluk aux femmes, leur autorisant l’exhibition des
côtés « surnaturels » imputées à la nature féminine, et plus
particulièrement leur relative familiarité avec le monde des
esprits.
Précisons que l’exorcisme des mluk n’est en aucun cas l’apanage
des Aïssâwa. C’est un phénomène très répandu lié au culte des
saints en Islam mais qui traverse toutes les aires culturelles
(Amérique Latine, Afrique, Caraïbes, Asie)1. Au Maghreb ce
rite est aussi pratiqué par d’autres groupes confrériques comme
les Gnawa2, les Hamadcha3 et les Jîlala4. Ces précisions
1. Sur la possession en Asie du sud, voir J.Assayag et G. Tarabout (dir.) La possession en Asie du sud. Parole, corps, territoire, 1999. Pour le Pakistan voir M. Boivin, Le pèlerinage de Sehwân Sharîf, Sindh (Pakistan) : territoires, protagonistes et rituels dans Les Pèlerinages au Maghreb et au Moyen Orient, 2005. Pour l’Amérique Latine, voir R. Bastide, Le candomblé de Bahia, 2000 (1958), pour les Caraïbes voir E. Dianteill, Des dieux et des signes : initiation, écriture et divination dans les religions afro-cubaines, 2000 et A. Metraux, Le Vaudou haïtien, 1958. 2. Le rituel des mluk chez les Gnawa Marocains a été étudié d’un point de vue symbolique par Bertand Hell. HELL, Le Tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa. 2002. 3. L’ethnopsychiatre V. Crapanzano a étudié le rituel des mluk des Hamadcha de Fès et de Meknès à la fin des années 1970. Dans son analyse clinique et psychanalytique, Crapanzano avance une théorie de la pathologie hystérique dans laquelle le rituel des mluk serait un ensemble structuré de procédés de réadaptation d’un malade qui est incapable de jouer son rôle dans la société. Le public est un élément important du traitement : la famille du malade, ses amis, ses voisins et des Hamadcha eux-mêmes lui offrent leur sympathie, leurs espoirs de guérison et se mobilisent pour l’aider à apaiser ses troubles. Le patient joue lui aussi un rôle dans son propre traitement en aidant à la préparation de la cérémonie. Pour Crapanzano, la danse et la transe jouent un rôle minime dans la guérison, car, pour lui le malade est trop souvent passif. Le patient traité n'est plus le même après la cérémonie car il change de statut
408
apportées, notons que le rituel des mluk bénéficie actuellement
d’une grande popularité auprès du public. Qu’en pense les
Aïssâwa ? Comment jugent-ils les démons et le rite
d’exorcisme ?
Le point de vue des Aïssâwa sur l’exorcisme et les
démons
Les muqaddem-s interrogés nous disent que leur rituel des mluk
serait une combinaison des rituels Gnawî et Jîlalî (d’où la
classification des démons derrières les « portes » éponymes).
Cet exorcisme fut intégré dans leur lîla à une époque
indéterminée, peut-être, selon certains, à la fin du 19ème siècle.
Les muqaddem-s nous disent en outre que les véritables experts
de la démonologie maghrébine sont les Gnawa. Les Aïssâwa se
contentent, disent-ils, d’appeler les démons « les plus connus »
et ne prétendent pas à l’exhaustivité de ceux évoqués au sein
d’une lîla des Gnawa. Brunel confirme aussi cette idée :
« Les ‘Aîssâoûa (…) se livrent très couramment aux pratiques
d’exorcisme propres aux Gnâoûa et Jilâla. (…) D’après les
renseignements recueillis, les ‘Aîssâoûa-exorcistes seraient encore
plus nombreux à Fèz qu’à Miknâs (…) Il serait puérile de croire que
les ‘Aîssâoûa ont pu innover ces pratiques étranges sans subir
d’influences extérieures (...) l’‘Aîssâoûisme, sur ce point, n’est pas
loin de s’identifier au Gnaouisme, car tout contribue à nous faire
croire que les institutions ‘Aîssâoûa ont été servilement calquées sur
leurs similaires nègres.»1
social et d'image de soi. Il devient dépendant aux Hamadcha et doit remplir certaines obligations rituelles régulières (prières, danses, visites aux sanctuaires, offrandes aux démons etc.) CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine. Trad. de l'anglais par O. Ralet. 2000 (1968). 4. Le rituel des mluk chez les Jîlala du Maroc a fait l’objet de la thèse d’ethnologie de A. Lahmer. L’auteur emprunte aussi une interprétation thérapeutique proche de celle de Crapanzano. LAHMER, Le rituel thérapeutique de la hadra dans la confrérie marocaine des Jilala à el Jadida,1986. 1. BRUNEL, op. cit. pp. 178.
409
De leur coté, les gestionnaires de la zâwiya-mère de Meknès
désapprouvent fermement le rituel des mluk qui s’insère dans le
déroulement d’une soirée à finalité mystique. Le témoignage de
Moulay Idriss Aïssâwî, le responsable de la direction spirituelle
de l’ordre, nous le fait comprendre bien qu’il ne remette pas
question la croyance aux démons et à la possession :
« Ce que font tous les muqaddem-s que tu connais avec les mluk, ce
n’est pas correct. Si les gens ont des problèmes avec les démons, il
existe de vraies techniques liées au soufisme pour les éloigner. Mais
chanter Lalla Malika, Lalla Aïcha, ça veut dire quoi ? C’est juste
psychologique, rien de plus. Le rituel des mluk n’est pas relié à une
tradition mystique, notre tarîqa ne cautionne pas cela.»
Cependant, il serait inexact d’affirmer que tous les Aïssâwa
pratiquent cette séance et de nombreux muqaddem-s nous ont
confiés que, s’ils l’accomplissent, c’est uniquement pour, disent-
ils, « faire plaisir aux femmes ». D’autres n’y voient qu’une
manifestation de croyances populaires où la superstition est de
mise. Dans leurs discours, les muqaddem-s interrogés rejoignent
aisément le point de vue des gestionnaires de la zâwiya-mère et
rejettent ce rituel d’exorcisme. Le muqaddem-muqaddmin Haj
‘Azedine Bettahi, qui s’oppose clairement à l’exorcisme des
mluk, nous dit ceci :
« Tu dois préciser dans ton travail que les mluk ne concernent pas la
tarîqa Aïssâwiyya, c’est la spécialité des Gnawa et des Jîlala. C’est
une technique populaire et traditionnelle qui permet aux gens de se
défouler et de chasser les démons. Cela peut être mis en rapport avec
la psychiatrie, mais pas avec le soufisme. »
Selon certains interrogés, la comparaison avec les Gnawa
s’arrête là. Pour Moulay Hassan, 48 ans, Moulay Hassan, 48
ans, employé à la RATF (Régie Autonome des Transports de
Fès) et hautboïste dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj
Azedine Bettahi, il est impossible de faire une quelconque
analogie entre les Gnawa et les Aïssâwa :
« Nous, les Aïssâwa, nous ne somme pas comme les Gnawa…Tu
dois comprendre qu’être Aïssâwî, c’est invoquer Dieu et le Prophète,
même si les Aïssâwa ‘‘font’’ les mluk ; c’est très différent des
410
Gnawa. Eux, ils sont sales et barbares, et je dis bien les deux à la
fois. »
Paradoxalement et assez souvent, ce sont ceux-là même qui
réalisent régulièrement ces exorcismes qui nous révèlent « ne
pas y croire », comme nous l’a assuré le muqaddem Y., 43 ans,
sans emploi et habitant la médina de Fès. Ce muqaddem est
célèbre pour sa haute culture démonologique et sa capacité à
repousser les démons les plus farouches :
« Moi-même je ne crois pas aux mluk, je le fais juste pour le
‘‘travail’’. Ca n’a rien à voir avec la tarîqa, mais je ne peux pas le
dire devant les clients, tu comprends. »
Selon nous, cette distorsion qui existe entre la pratique rituelle et
le discours des enquêtés s’intègre dans la conscience
musulmane1 qu’ils manifestent dans un contexte de
professionnalisation où l’obligation de fidéliser une clientèle se
révèle primordiale, le « marché » du mysticisme étant devenu à
l’heure actuelle fortement concurrentiel2. Dans cette situation,
que pensent-les les jeunes musiciens serviteurs de ce rituel des
mluk ? Leur rôle y est tout à fait indispensable. Une discussion
intéressante s’est un soir engagée de manière toute à fait fortuite
avec les Aïssâwa. Au cours de la pause qui fait suite au rituel
des mluk, nous étions avec les membres de la tâ`ifa à l’extérieur
du domicile des clients pour boire un verre de thé. Le
muqaddem nous demanda, avec une certaine ironie, si nous
avons été gêné par la présence de démons qui, pour reprendre
son expression, « volaient dans la pièce au dessous du plafond ».
Cette question provoqua immédiatement l’éclat de rire des
musiciens et permis de recueillir leur témoignage in situ. Y., 27
ans, sans emploi et Aïssâwî depuis l’âge de 15 ans, nous offrit
son opinion sur les démons et le rituel d’exorcisme :
1. Le rejet des anciens rites par les Aïssâwa, qu’il se manifeste par la parole ou par la pratique sociale, s’intègre selon nous dans une conscience musulmane, est étudié dans notre chapitre précédent, pp. 268 et ss. 2. A propos du phénomène de professionnalisation des Aïssâwa, voir pp. 314 et ss.
411
« Tu dois comprendre qu’au Maroc, dès qu’il y a quelque chose que
les gens ne comprennent pas, c’est la faute des démons. On leur
attribue tout et n’importe quoi : une déception sentimentale, c’est la
faute des mluk. Un échec professionnel ou une maladie, encore la
faute des mluk. Un étoile qui brille dans la nuit : les mluk. A mon
avis, c’est la même chose que la croyance aux extra-terrestres dans
les pays riches. J’ai vu à la télévision que certaines Américaines
pensent avoir été enlevées et engrossées par des martiens [rires].
C’est la folie (…) Mais ici c’est pareil, sauf que c’est les mluk. Dans
les pays riches les gens vont voir un psychiatre, ici ont fait une
soirée. Nous, au moins, on ne reste pas assis à écouter les gens
parler, on fait un peu de spectacle [rires] ! »
Ce type de propos est courant chez les jeunes Aïssâwî interrogés
qui aiment plaisanter sur les différents aspects de la croyance.
Notons que pour certains jeunes Marocains, c’est le rituel des
mluk qui discrédite à leurs yeux la confrérie des Aïssâwa. Le
témoignage de H., 27 ans, étudiant en informatique à Fès, est
tout à fait caractéristique des récits entendus au cours de notre
enquête :
« Moi je n’aime pas ces confréries, Aïssâwa, Hamadcha, Gnawa etc.
Tout le monde au Maroc sait que ça n’a rien à voir avec l’islam. En
plus ce qu’ils font avec les démons, c’est carrément la caricature. Il
faut leur faire des cadeaux, leur donner des cigarettes ‘‘Marlboro’’ et
pas des ‘‘Marquise’’ [marque de cigarettes bon marché, ndr.], il faut
être stupide pour croire à ces trucs-là (…) En plus ils disent que
‘Abdel Qâdir al-Jîlânî est le chef des démons, mais c’est totalement
débile. C’est comme si en France vous pensiez que Louis 14 est le
roi des fantômes (…) Tu crois que les chaykh-s et les disciples des
tarîqa-s ils ont 150 de QI ? Ce sont tous des petits connards, tous
autant qu’ils sont. Qu’est-ce que c’est les Aïssâwa ? C’est une bande
de crétins qui se sont réunis dans une zâwiya et qui ont commencé à
faire n’importe quoi avec l’islam. Que Dieu débarrasse le Maroc de
ces croyances. »
Cette tendance se généralise chez beaucoup de jeunes et même
chez certains Aïssâwî enquêtés, qui ont des avis très critiques
sur les systèmes de croyances qui s’intègrent dans le
412
mysticisme1. Si la séance des mluk semblent apparemment
éloigner les Aïssâwa du soufisme et de l’islam sunnite, les
danses d’extases réalisées pendant la hadra se veulent, au
contraire, une expérience collective où est vécu le dessein de la
mystique : la rencontre ultime avec le divin.
La hadra, un voyage vers Dieu avec retour sur terre
La hadra est un terme commun au mysticisme musulman qui
signifie littéralement « présence ». C’est un rituel que l’on
retrouve dans la quasi-totalité des confréries religieuses à usage
mystique, d’origine soufie ou non soufie. Présente au Maghreb
dans les sociétés algérienne, marocaine et tunisienne, les hadra-
s sont, selon B. Hell, un phénomène spécialement courant au
Maroc :
« Au Maroc, les rituels appelés hadras (littéralement « la présence »)
appartiennent au paysage religieux ordinaire. Ces hadras désignent
aussi bien des les séances de possession des confréries populaires,
les rites d’extase collective (…) ou les réunions spirituelles des
ordres soufies les plus prestigieux. Elles mettent en scène toutes les
déclinaisons possibles du transport et du ravissement, que cet état
provienne de l’incorporation d’une entité, de l’illumination, ou
encore de l’anéantissement dans le divin. »1
Si la forme varie d’un contexte rituel à l’autre, le fond est bien
évidement inchangé : c’est à la présence de Dieu que les fidèles
tentent de parvenir.
Les trois étapes d’une expérience collective :
Chez les Aïssâwa marocains, la hadra prend la forme d’un
triptyque de trois danses collectives qui doit permettre aux
participants de s’élever vers Dieu. La hadra joue donc le rôle
d’un « ascenseur spirituel ». La première épate de cette
1. Voir les résultats de notre enquête et plus particulièrement « la critique de la doctrine mystique » et « le rejet des anciens rites », pp. 276 et ss. 1. HELL, Le Tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa, 2002, p. 97.
413
ascension est une danse collective appelée Rabbânî (« divin »),
le second palier est la danse du Mjerred (« dépouillé », le
sommet de la hadra) et la troisième et dernière phase est le
retour au Rabbânî initial. Le « départ » et le « retour sur terre »
se fait grâce au Rabbânî car, dans cette idée, c’est uniquement le
Mjerred, censé être situé hors du monde des hommes et tout
près de Dieu et des saints (walî-s), qui peut offrir au prétendant
l’anéantissement de son être dans l’Unicité Divine (al-fanâ’ fî
al-tawhîd). C’est une véritable mise en scène symbolique de la
doctrine mystique, à savoir le cheminement du disciple sur la
voie (tarîqa) initiatique qui doit le conduire à la rencontre du
Créateur (fig. 10) :
Fig. 10 : schéma du déroulement de la hadra :
Pour réaliser la hadra, les Aïssâwa se lèvent et se divisent en
deux groupes, celui des danseurs (qui sont pour cette occasion
pieds nus) et celui des musiciens. Après s’être assuré de la
propreté de la zone de danse, ils entament le Rabbânî.
Le Rabbânî, la danse extatique ouverte à tous :
Le Rabbânî (« divin ») est une danse qui se compose de deux
parties ; la première est un chant introductif appelé « ouverture »
(ftûh) et la seconde est une danse collective appelée simplement
Rabbânî. Après une très courte oraison au cours de laquelle les
Aïssâwa réitèrent à haute voix le nom de Dieu (dhikr Allah), le
muqaddem entame le chant d’ouverture du Rabbânî en
414
s’accompagnant d’un tambour digital à cymbalettes (buznazen).
Il fait face aux danseurs qui reprennent en chœur le refrain.
Parfois vêtus de la handira et pieds nus (symbole, selon eux, du
dénuement du mystique), les danseurs se tiennent la main et
forment une ligne (saf). La chorégraphie qu’ils réalisent est
d’une grande simplicité et se déroule sur deux temps : il s’agit
simplement d’un balancement du buste d’avant en arrière sur les
premiers et seconds temps du rythme mère (hâchiyya) joué par
le muqaddem (fig. 11 et fig. 17 A) qu’ils appellent al-tayahur ou
al-‘imâra (« la plénitude »). Pendant le chant d’ouverture du
Rabbânî, on assiste toujours à la danse d’enfants, d’hommes et
de femmes du public qui se joignent aux Aïssâwa pour chanter
le refrain et imiter leurs mouvements corporels.
Fig. 11 : la danse (al-tayahur) introductive au Rabbânî :
C’est sur ce rythme et avec cette danse très simple que les
Aïssâwa chantent l’introduction au Rabbânî. Chaque muqaddem
doit connaître plusieurs chants introductifs au Rabbânî, et,
lorsque vient le moment de la hadra, il choisit sur l’instant l’un
d’eux et selon son gré. Les danseurs se contentent simplement
de répéter le refrain. Au total, nous avons pu en relever douze1
dont celui-ci qui est très populaire (fig. 12) : le mode est ‘ajam,
1. Dans son étude musicologique sur les Aïssâwa, Boncourt ne fait mention que de trois chants introductifs au Rabânî. Boncourt, op. cit., pp. 216-222.
415
(équivalent au mode majeur occidental). Nous avons seulement
indiqué ici les paroles du refrain en idiome local :
Fig. 12 : le chant introductif (ftuh) du Rabbânî :
Traduction des paroles :
Muqaddem : « ‘‘Au Nom de Dieu’’ est le début de ma parole (3x),
‘‘au Nom de Dieu’’ est la protection de toutes choses »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô
Dieu l'Unique »
Muqaddem : « je compte sur Lui, Il est mon soutient (4x), avec la
grâce de l’Élu, le Beau »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô
Dieu l'Unique »
Muqaddem : « par l'amour de Dieu, ô pèlerins, vous qui rendez visite
au Prophète (4x), saluez de ma part le seigneur Muhammad »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô
Dieu l'Unique »
Muqaddem : « la mer1 du chaykh a débordée, et il nous en abreuve
(3x), maudit soit celui qui désobéit à ses descendants »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô
Dieu l'Unique »
Muqaddem : « derrière nous les oliviers, derrière nous Hamriyya2
(3x), nos étendards se déploient au vent, nos tambours résonnent »
1 . Selon les enquêtés et dans la symbolique mystique, la mer est une allégorie de la connaissance divine.
416
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô
Dieu l'Unique »
Muqaddem : « celui qui nous renie gouttera le wil1 (3x), notre
poudre à canon est bien sèche, notre feu enflammé »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô
Dieu l'Unique »
Muqaddem : « notre sort est entre les mains du Chaykh al-Kâmil »
(x2)
Danseurs : « ô seigneur Muhammad, cher à mon cœur » (x2).
Suite à ce chant introductif, le muqaddem déclame une courte
prière pour le Prophète, reprise en chœur par les danseurs :
« La hadra, ô mon père, est sacrée. Nous ne somme venus que pour
glorifier le messager de Dieu »
C’est à ce moment précis que débute la seconde partie de la
danse collective où interviennent les hautbois et les instruments
de percussion dans une polyrythmie sophistiquée (voir fig. 13
page suivante). La chorégraphie des Aïssâwa danseurs est d’une
grande simplicité : le rythme est à deux temps et, sur un tempo
qui va crescendo, il suffit juste de balancer son buste d’avant en
arrière, de plier les genoux et de sautiller sur place sans que les
pieds quittent le sol, en invoquant sans cesse et à haute voix
« Dieu Eternel » (dhikr Allah Dâ`im).
2 . Hamriyya est un quartier de Meknès où est bâtie la ville nouvelle actuelle. 1. Selon les enquêtés, le wil est un fleuve nauséabond qui serpente en enfer.
417
Fig. 13 : la polyrythmie du Rabbânî1 :
1. Nous avons réalisé ce relevé du Rabbânî avec l’aide du muqaddem Haj Saïd Berrada. Nos résultats confirment ceux de Boncourt, à l’exception du zwâq du buznazen qui diffère. Voir BONCOURT, op. cit., pp. 222-224.
418
Dès que les musiciens commencent à jouer le rythme Rabbânî,
le public participe plus aisément et rejoigne les Aïssâwa dans
l’aire de danse. Le muqaddem a maintenant cessé de jouer de
son instrument de percussion et se tient debout, balançant son
buste d’avant en arrière (parfois il reste immobile), et s’assure
du bon déroulement du Rabbânî. Très concentré, il dirige les
musiciens par des instructions orales ou des gestes discrets. Dès
l’entrée des instruments de percussions, des hommes et des
femmes de l’assistance se laissent souvent gagner par l’hébétude
de la transe. Les mouvements de la danse réalisée par les
membres du public varient selon chaque personne mais
possèdent des points communs : les temps forts du rythme sont
marqués avec tout le corps (buste, jambe, tête, bras, épaules)
avec une énergie qui va croissant en fonction de l’accélération
du tempo. A l’inverse des membres du public, les Aïssâwa
restent toujours très calmes et forment une ronde autour des
danseurs exaltés, en invoquant l’immortalité de dieu (voir fig. 17
B). Lent au départ, le Rabbânî s’accélère et culminer à une
invocation collective et répétitive du nom de Dieu. Lorsqu’il le
juge nécessaire, généralement après une vingtaine de minutes,
le muqaddem fait signe à l’orchestre d’interrompre la musique.
A ce stade de la hadra, plusieurs participants, toujours des
membres du public, hommes et femmes de tout âge, sont déjà
effondrés au sol. Les Aïssâwa n’attendent pas qu’ils retrouvent
leurs esprits et entonnent immédiatement haute voix la répétition
du non de Dieu, le dhikr « Allah », qui est la litanie qui précède
le chant introductif (ftuh) du Mjerred.
Le Mjerred : la danse des initiés :
Le Mjerred, qui signifie « dépouillé » (en référence, semble-t-il,
aux anciens adeptes qui se débarrassaient de leur jellâba pour
danser avec plus d’aisance), est le sommet de la hadra, et par
extension de la lîla elle-même. Le Mjerred est véritablement le
chant et la danse favorite des adeptes. Les jeunes Aïssâwî
419
enquêtés le considèrent, en raison de sa polyrythmie superposant
plusieurs rythmes à cinq et dix temps, comme le titre qui exige
de leur part la plus grande dextérité et sûreté instrumentale.
Dans un article publié à Alger en 1951 dans la Revue Africaine,
Emile Dermenghem décrit le Mjerred de la façon suivante :
«La chanson finale, et c’en est vraiment une, est très proche des
cantiques chrétiens, entonnée alors par les hommes.
Vraisemblablement un hymne en l’honneur du cheikh Ben Aïssa
dont nous n’avons pu récolter les paroles, poursuit le même but de
créer une atmosphère mystique. C’est à partir de ce moment que les
chanteurs commencent à se lever lentement un à un, saisis par
l’extase mystique, et se débarrassent des vêtements superflus qui
pourraient gêner leurs exercices. Le quadruple coup sourd des
bendairs, en fortissimo, suivi d’un coup clair extrêmement sec,
provoque de même, une nouvelle rupture de statique et semble
décider ceux qui n’étaient pas encore pris par l’ambiance. » 1
Tout comme le Rabbânî, le Mjerred est composé lui aussi de
deux parties, le un chant introductif (ftuh) suivit du rythme
Mjerred joué par l’orchestre de percussions et les hautbois sur
un tempo allant crescendo. Lors du chant introductif, les
Aïssâwa se placent exactement de la même façon que pour le
cantique d’ouverture du Rabbânî : le muqaddem se place devant
les danseurs (rejoints ici aussi par des membres du public) et
chante, en s’accompagnant d’un buznazen, l’un des cantiques de
prélude du Mjerred. La chorégraphie des danseurs est assez
difficile et les membres du public éprouvent certaines difficultés
à les suivre. Sur un « rythme mère » (hâchiyya) à dix temps, les
Aïssâwa danseurs balancent le buste en avant sur les premiers,
deuxièmes, troisièmes, quatrièmes, sixièmes, septièmes et
huitièmes temps et en arrière sur les cinquièmes et dixièmes
(voir fig. 14 et fig. 18 A).
1. DERMENGHEM, « essai sur la hadhra des Aïssawa d’Algérie », Revue africaine n°95, Alger, 1951, pp. 289-314, p. 313.
420
Fig. 14 : la danse (al-tayahur) introductive au Mjerred :
C’est sur ce rythme et cette chorégraphie complexe que le
muqaddem chante le prélude au Mjerred. Ici aussi, c’est le
muqaddem qui décide seul quel chant introductif il va chanter.
Souvent, il choisit son favori parmi les nombreux chants qui
composent le répertoire de la confrérie, les danseurs se
contentent là aussi de répéter le refrain. Les chants introductifs
au Mjerred sont assez nombreux, mais dans une quantité
moindre que ceux du Rabbânî. Lors de notre enquête, nous
avons pu relever seulement cinq. Voici celui que nous avons le
plus souvent entendu dans les hadra de Fès et de Meknès (fig.
15). Le mode mélodique est ‘ajam (correspondant au majeur
européen) et nous avons seulement indiqué ici les paroles du
refrain en idiome local :
421
Fig. 15 : le chant introductif (ftuh) au Mjerred :
Traduction des paroles :
Muqaddem : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Au nom de Dieu je commence (2x) Cette poésie
d’une exquise saveur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Au nom de Dieu je commence (2x) Cette poésie
d’une exquise saveur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Commençons et recommençons (2x) Que la lumière
de Dieu soit sur le Prophète (2x)»
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Le Prophète est le bonheur de la Mecque (2x) Mon
bonheur est de me souvenir du Prophète (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Je ne possède pas la puissance et la justice (2x) Ceci
est en la possession de Dieu (2x)»
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Ce que nous souhaitons pour notre destinée (2x) Par
la volonté de Dieu, tout cela est déjà écrit (2x) »
422
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « ô Prophète sauve-nous (2x) De la chaleur de l’enfer»
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Le muqaddem déclame ensuite une courte prière pour le
Prophète à laquelle lui répondent les danseurs :
Muqaddem : « Le maître des hommes ! »
Danseurs : « Prions pour le messager de Dieu. » (x2)
Muqaddem : « O Prophète, ô Elu ! »
Danseurs : « O mon maître, je viens te rendre visite. » (x2)
C’est après cette prière que les hautbois et les instruments de
percussion jouent le rythme Mjerred, qui est une polyrythmie
très complexe (voir fig. 16). Les musiciens jouent au départ le
rythme Mjerred lentement (env. 120 à la noire), pour, disent-ils,
permettre à chacun de « rentrer dans le rythme ». Les danseurs
Aïssâwa, toujours en ligne et main dans la main, ne perdent pas
des yeux le muqaddem qui dirige la chorégraphie par des signes
de la main et du buste. La danse du Mjerred est basée sur un
rythme à dix temps1, consiste à balancer le buste en avant sur les
premiers, deuxièmes, troisièmes, quatrièmes, sixièmes,
septièmes et huitièmes temps et en arrière sur les cinquièmes et
dixièmes temps. Le muqaddem indique aussi aux danseurs, à
haute voix, les litanies qu’ils doivent réciter simultanément à la
danse. Le plus souvent il s’agit de répéter, par séries de trois et
en rythme, la chahâda (« il n’y a de dieu que Dieu, Muhammad
est Son Messager », la ilâha illâ Allah, Muhammadun rassûl
Allah). Les mouvements de la danse réalisée par les membres du
public ne suivent quasiment jamais le rythme complexe du
Mjerred : les temps forts du rythme sont marqués avec des
mouvements du buste et des mouvements de la tête de bas en
haut avec force, et entrent en désaccord avec la chorégraphie des
danseurs Aïssâwa, qui ne leur portent pas rigueur car, nous
disent-ils, « le Mjerred est très difficile à danser ».
1. Ceci semble contredire le relevé de Boncourt qui décrit la danse des Aïssâwa sur un « rythme mère » (hâchiyya) à cinq temps. BONCOURT, op. cit., p. 232-234.
423
Fig. 16 : la polyrythmie du Mjerred1 :
1. Nous avons réalisé ce relevé du Mjerred avec l’aide du muqaddem Haj Saïd Berrada. Les rythmes en dix temps des deux tbel-s ne correspondent pas à ceux notés par Boncourt en cinq temps. Voir BONCOURT, op. cit.234-236.
424
Au cours du Mjerred, les membres du public et les
sympathisants à la confrérie, gagnés par l’ivresse spirituelle,
crient et fondent en larmes après avoir enfin, disent-ils, vécu la
rencontre (wadj) avec le divin. Des hommes et des femmes
s’effondrent au sol sous l’emprise du hâl, les yeux remplis de
larmes. Bien que le Mjerred soit censé être la danse des initiés
Aïssâwî, le public participe toujours avec enthousiasme. Après
une vingtaine de minutes de danse collective sur le Mjerred, le
muqaddem fait signe à l’orchestre de jouer le Rabbânî, car c’est
maintenant le moment de « redescendre » sur terre. La transition
s’effectue d’une façon surprenante mais tout à fait naturelle : les
musiciens passent du Mjerred (rythme à 10 temps) au Rabbânî
(rythme à 2 temps) sans aucune interruption. Ce « retour sur
terre » semble faire l’effet d’une décharge d’adrénaline qui
motive les membres du public les plus hésitants à rejoindre à ce
moment l’aire de danse. Les Aïssâwa danseur forment une ronde
et entraînent le public dans une joyeuse danse collective au
cours de laquelle le nom de Dieu est invoqué sans cesse. Après
quelques minutes, les hautboïstes entament le dhikr final qui est
immédiatement repris par tous:
« Levez-vous, levez-vous pour louer Dieu. O vous qui aimez
l’Envoyé de Dieu. C’est une heure parmi les heures de Dieu. Le
Prophète, l’Envoyé de Dieu y sera présent. » (x3)
Ensuite
« Allah, Allah ! » Suivit de « llah, Allah » Puis de « llah »
(illimités)
Ce dhikr collectif marque la fin du Rabbânî et le « retour sur
terre » des Aïssâwa et des participants. Le Rabbânî final est
toujours très court et ne dure seulement que quelques minutes.
Pour mettre un terme au tourbillon musical, le muqaddem se
saisit d’un buznazen, et, après avoir réalisé une série de zwâq-s
très démonstratifs face au public, il joue la phrase qui signale
aux musiciens de stoppe nette la musique. Le « retour sur terre »
enfin accomplit grâce au Rabbânî, les Aïssâwî entament, leurs
instruments toujours à la main, l’invocation qu’ils récitèrent
425
quelques heures auparavant lorsque la tâ`ifa se trouvait dans la
rue, juste avant la dakhla (voir fig. 2). Par cette prière pour le
Prophète, ils bouclent ainsi la boucle :
« Dieu, comble de Ta grâce le saint Muhammad (x3) …et accordes-
lui la paix »
Ainsi se termine la hadra. Les Aïssâwa, épuisés, retournent
s’asseoir sur leurs chaises. Les serveurs leur apportent des
pâtisseries, des verres d’eau, de la limonade, du thé et du café.
La fin de la hadra se caractérise par la perte de connaissance de
plusieurs membres du public. On dit alors qu’ils vivent un état
d’extase (hal). A la suite de cette « mort » symbolique,
transitoire et éphémère, un nouvel individu renaît, rempli de
joie, de bonheur et de baraka.
Fig. 17. Disposition de la tâ`ifa pendant la hadra :
A. Les chants d’ouvertures (ftuh-s) du Rabbânî et du Mjerred :
426
B. Les danses collectives du Rabbânî et du Mjerred :
C’est au cours des danses collectives de la hadra (sur le Rabbânî
ou sur le Mjerred) que certains Aïssâwa danseurs, souvent les
« anciens » et le muqaddem, réalisent ce qu’ils désignent comme
le « jeu des lions » en français et al-sba’ wa al-biya en arabe
(« le lion et la lionne »).
La danse du « jeu des lions » :
Au cours de cette danse, deux disciples miment, l’index et le
majeur de la main droite levés, un lion et une lionne qui se
disputent une proie à l’aide de leurs griffes acérées. Selon les
Aïssâwî interrogés, il s’agit d’une mise en scène des
« personnages animaux » et de l’évocation du sacrifice animalier
de la frissa (litt. la « proie ») que les Aïssâwa qu’ils appellent
« campagnards » en français et Rarbâwî (« du Rarb » en arabe)
sont censés être, selon eux, les seuls à réaliser. Au cours de cette
danse, les danseurs font mine d’attaquer une proie invisible,
s’esquivent, se combattent, tournoient sur eux-mêmes tel des
derviches, se dandinent de gauche à droite puis retournent dans
le rang des danseurs, en prenant soin de se frapper dans les
427
mains (voir fig. 18 et 19). Toutefois, cette danse n’excède pas
quelques minutes et c’est le muqaddem qui décide de sa durée.
Les spectateurs ne participent jamais et observent avec attention
cette chorégraphie qui a toujours beaucoup de succès auprès du
public féminin. De leur coté, les musiciens redoublent d’énergie
pour maintenir le rythme de la musique et les hautboïstes jouent
sans cesse des dhikr-s incantatoires dont les paroles ne nous ont
pas été communiquées, malgré le fait que nous avons joué des
dizaines de fois ces mélodies sur le hautbois lors des soirées
avec les Aïssâwa. Nous l’avons vu précédemment, les
hautboïstes ne sont pas enthousiastes à communiquer les paroles
des mélodies jouées pendant la hadra, dont la connaissance est
un de leur privilège1.
Fig. 18 : disposition de la tâ`ifa pendant le « jeu des lions » :
1. Au sujet des mélodies de hautbois, voir pp. 343 et ss.
428
Le « jeu des lions » se conclue toujours par la frappe des mains
du « lion » et de la « lionne » (fig. 19) :
Fig. 19 : la fin du « jeu des lions » :
Dès la fin de la hadra et après le Rabbânî final, les Aïssâwa se
préparent à réaliser un Rabbânî supplémentaire. Ils se disposent
alors de la même façon que lors des chants d’ouverture à la
danse extatique (voir fig. 17 A). Le muqaddem se met face aux
danseurs, et, avec un buznazen, il chante sur le rythme du
Rabbânî une très célèbre chanson, la « zammeta ».
La zammeta, le partage de la baraka :
La zammeta, avant d’être une chanson des Aïssâwa, est d’abord
une pâtisserie qui prend la forme d’une poudre ou d’un gâteau.
Composée de farine de blé et d’orge grillée à laquelle on ajoute
du sucre et de la farine de caroube, elle serait, d’après certains
muqaddem-s, la seule et unique nourriture que les disciples du
Chaykh al-Kâmil qui vivaient dans la région du Rarb
emportaient avec eux lors de leurs visites annules (ziyâra) à la
zâwiya-mère de Meknès. Ce met aujourd’hui devenu un
réceptacle de baraka. Le docteur Legey, dans son Essai de
folklore marocain1, décrit la zammeta de la façon suivante :
1. LEGEY, 1926, p. 29.
429
« le jour de la naissance on prépare un plat spécial qui doit être
mangé par toutes les personnes qui rendent visite à la nouvelle
accouchée. Voici comment on le prépare : on prend du blé, on le fait
griller, ensuite on le moud et met le mouture dans un plat, on y
ajoute du sucre et du beurre et in en fait un gâteau à froid. Cela
s’appelle zemmita. Le fait de goûter à la zemmita de la nouvelle
accouchée assure à l’enfant une vie prospère et empêche la maman
d’avoir des syncopes (…) au miloud on fait aussi la zemmita pour les
Aïssaouas afin qu’ils donnent leur baraka aux récoltes. »
Les Aïssâwî interrogés nous disent que c’est le poète Ibrahim al-
Mahrâzî Dukâlî (né en 1924 à Meknès réputé pour être l’auteur
de plus de cent cinquante poèmes rédigés spécialement pour la
confrérie) qui aurait écrit - en 1952 précisément - la chanson
« zammeta » qu’il désigne comme étant la « dote des Aïssâwâ »1
(al-sadaq al-Aïssâwa). Cette chanson nous raconte l’histoire
d’un paysan qui achète un champ, y plante et y récolte du blé
pour au final cuisiner un plat de zammeta pour sa promise. Le
texte est chanté selon un mode de narration sous la forme de
questions / réponses qui entraîne une grande interaction avec le
public. Devenu très populaire et particulièrement auprès des
enfants, la chanson de la zammeta est aujourd’hui toujours
chantée par les Aïssâwa et suit le même déroulement que le
Rabbânî initial de la hadra (voir fig. 10 et 16 A et 16 B).
Pendant le chant d’introduction, le muqaddem n’hésite pas à
tendre son micro aux personnes du public qui reprennent le
refrain avec les danseurs sous des éclats de rire de l’assistance.
A la fin de la danse collective qui se déroule dans une ambiance
festive, la maîtresse de maison apporte - parfois, ce n’est pas une
condition obligatoire - un plat de zammeta. Elle passe auprès de
toutes les personnes présentes (aussi bien les membres du public
que les Aïssâwa) pour leur offrir un morceau de zammeta afin de
faire profiter à tous la baraka. C’est avec ce partage de la
zammeta et de la baraka que se termine la hadra.
1. Selon un muqaddem de Fès, cette chanson serait la propre dote que le poète offrit à son épouse pour son mariage.
430
Plus que les autres parties de leur cérémonie, la hadra des
Aïssâwa marocains et algériens a considérablement troublée les
observateurs occidentaux de la période coloniale1. Les ouvrages
scientifiques rédigés par les orientalistes et les administrateurs
coloniaux du 19ème siècle et au début du 20ème siècle sont des
textes au style toujours passionnels où le mépris des auteurs
pour les Aïssâwa est récurant. Charlatanisme, sauvagerie, magie
et hystérie collective sont les analyses les plus souvent avancées
pour expliquer le phénomène de la hadra des Aïssâwa. La
dimension spirituelle n’est jamais abordée, hormis par E.
Dermenghem. Voici son texte relatif à la hadra des Aïssâwa :
« La hadhra des Aïssaoua est assez mal connue et généralement mal
comprise ; soit qu’on la juge d’après les exhibitions foraines, soit
qu’on s’arrête aux apparences et à des descriptions très nombreuses,
mais le plus souvent fort extérieures et se répétant les unes les
autres. Ces descriptions insistent presque toujours sur un aspect
spectaculaire, parlent d’hystérie, de fanatisme, de sauvagerie, de
miracles ou de supercheries. La réalité est tout autre. Pour la
comprendre, il faut aller plus loin que la saisissement causé par des
performances à la vérité assez impressionnantes mais qui ne
présentent, je crois, d’autre prodige, que d’aller jusqu’au bout dans
une certaine direction. Il faut envisager les choses dans leur
ensemble. Elles nous apparaîtrons alors comme profondément
sérieuses, comme participant à la fois de la liturgie, de l’art, de
l’exercice spirituel, de la recherche du bonheur par la sortie hors de
l’individualité limité, c’est à dire par l’extase. Les performance
elles-mêmes qui suivent l’office liturgique apparaîtront alors comme
des issues et comme des signes ; le tout ressortant de cette catharsis,
de cette purification, qui semble, depuis qu’Aristote a employé ce
mot pour la tragédie, la raison profonde de toute activité
désintéressée. »2
Depuis les années 1950 et malgré de très nombreux écrits
(thèses, articles) et divers films ethnographiques sur le sujet,
seul Boncourt propose une interprétation symbolique
personnelle de la hadra des Aïssâwa qui représente, selon lui, la
1. Voir notre exposé des écrits antérieurs, pp. 10-15. 2. DERMENGHEM cité par S. Andezian. ANDEZIAN, op. cit., p. 112.
431
quête de la mort. Son hypothèse se fonde sur l’idée que la hadra
trouve son origine et sa substance dans la mort du disciple favori
du chaykh fondateur, Abû ar-Rawâyil, le premier qui, dit-il,
aurait joué des instruments de musique et dansé avant de mourir
de chagrin à l’annonce du décès de son maître1. Le cadre
théorique de Boncourt est emprunté à l’anthropologue Viviana
Pâques qui voit en tous les rituels collectifs des sociétés dites
traditionnelles (mariages, naissance, circoncision et les
cérémonies confrériques) l’expression d’un « mythe
cosmogonique » ou « drame cosmique » qui vise à se rapprocher
du temps initial de la création du monde2. Nous nous détachons
de l’avis de Boncourt, car cette théorie mortifère ne prend à
aucun moment en compte l’avis des principaux intéressés. De
fait, il exclue la portée religieuse de la hadra ainsi que sont rôle
social. Seul le travail récent de S. Andezian sur les Aïssâwa
d’Algérie nous informe sur la question du sens du rituel pour les
adeptes et sur son inscription dans la société3. De notre coté,
nous commençons par donner la parole aux Aïssâwî enquêtés
pour comprendre ce que ce rituel revêt à leurs yeux.
Le point de vue des Aïssâwa sur la hadra et la transe
D’après les témoignages des muqaddem-s interrogés, le Chaykh
al-Kâmil n’enseigna pas les danses de la hadra de son vivant et
il n’existerait absolument aucun lien entre la hadra actuelle et
l’enseignement ou la vie du saint fondateur. Certains nous disent
que la hadra s’inscrit plutôt dans la continuité des
enseignements de certains chaykh-s maghrébins de la tarîqa
Châdiliyya / Jazûliyya, tel que Ahmed ben Yûssef et
1. BONCOURT, op. cit. pp. 368-390. 2. PAQUES, « Les fêtes du Mwûlûd dans la région de Marrakech », dans le Journal de la Société des Africanistes, n° 41, 1; pp. 133-145, p. 137. Le concept de l’auteur est exposé dans L’arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du nord-ouest africain, 1994. 3. ANDEZIAN, op. cit.
432
‘Abderrahmân al-Majdûb1 (17ème siècle). Ces deux saints furent
des « ravis à Dieu », des personnages extatiques dont la
conscience aurait été enlevée par Dieu, les empêchant de ce fait
de réaliser ou de respecter les devoirs religieux et allant de ce
fait contre l’enstase prônée par la doctrine originelle de Jazûlî.
Al-Arabî al-Darqâwî (mort en 1823 J.C à Fès au Maroc), qui fut
l’initiateur de la grande tarîqa Darqâwiyya, et Sîdî ‘Alî ben
Hamdûch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha (fin 18ème
siècle), s’habillaient tout deux, nous dit-on, d’étoffes rapiécées
telle que la handira et exaltaient leur ravissement par la danse.
C’est ce que nous rappelle le muqaddem-muqaddmin Haj
Azedine Bettahi :
« Le chaykh al-Kâmil n’a jamais pratiqué ni même évoqué la danse
ou la transe dans sa méthode soufie. Il axait son enseignement sur
l’invocation continuelle du Nom de Dieu, le dhikr Allah. Mais
d’autres chaykh-s, comme Sîdî ‘Ali ben Hamdûch ou Sîdî al-
Darqâwî ont eux-mêmes utilisé d’autres moyens pour accéder à la
connaissance de Dieu. La transe pratiquée par les Darqâwa ou les
Hamadcha est une autre façon de vivre le soufisme. C’est peu être là
qu’il faut chercher l’origine des danses de la hadra des Aïssâwa.»
Selon d’autres muqaddem-s et les gestionnaires de la zâwiya-
mère de Meknès, la hadra actuelle serait issue du rituel des
Aïssâwa dits « ruraux ». Ces disciples furent, disent-ils, les
premiers adeptes du Chaykh al-Kâmil et les dépositaires d’un
mystérieux savoir ésotérique qui trouve sa manifestation dans
les danses animalières. Le nom de Sîdî ‘Abderrahmân Tarî
Chentrî, un disciple originaire de la région du Rarb, est souvent
cité dans les entretiens comme le premier Aïssâwî à avoir dansé
la hadra2. D’après les muqaddem-s, le désir de participer à la
hadra traduit une volonté de se détacher du monde terrestre pour
s’élever vers Dieu et de se laisser envahir par la présence divine.
1. ‘Abderrahmân al-Majdhûb a été étudié par A.-L. De Prémare dans son ouvrage Sîdi Abd-er-Rahman el-Mejdûb: mysticisme populaire, société et pouvoir au Maroc au 16e siècle, 1985. 2. Brunel confirme cette version. BRUNEL, op. cit., p. 123. Boncourt a noté des versions différentes selon lesquels c’est Abû ar-Rawaîl qui fut le premier danseur de la hadra. BONCOURT, op. cit., pp. 32-39.
433
La transe qu’ils appellent « extase » (hal) est vue comme une
méthode d’accès au divin, à la fois complémentaire et parallèle
aux invocations surérogatoires établies par le saint fondateur. La
hadra retrace le cheminement du mystique qui, après s’être
purifié (à l’aide de la danse du premier Rabbânî), se délivre de
sa condition humaine pour pouvoir rendre visite au Prophète et
finalement rencontrer le Seigneur (grâce à la danse du Mjerred).
Après avoir vécu entièrement ce parcours initiatique, le
mystique réintègre son corps et revient sur terre (par la dernière
danse du Rabbânî final). C’est une véritable « expérience
physique du divin »1, comme nous l’explique le muqaddem Haj
Muhammad ‘Azzam :
« La hadra des Aïssâwa, c’est le Rabbânî et le Mjerred. Elle est
apparue bien après la mort du Chaykh al-Kâmil chez les Aïssâwa de
la campagne (…) la hadra c’est une méthode pour d’accéder à Dieu
et se purifier. Le Rabbânî, c’est le point de départ et le point de
retour de la hadra. C’est une ‘’porte’’. Avec le Mjerred on est au
sommet, au paradis, car le Mjerred symbolise la délivrance du
musulman et sa renaissance spirituelle par la visite au Prophète. Tu
connais les paroles, ‘‘ô Prophète, ô l’Elu, je viens te rendre visite’’,
c’est comme le pèlerinage. Le Prophète est invoqué pour nous aider
à accomplir la hadra. Le Mjerred permet véritablement la
purification, l’extase et le contact avec Dieu. Pour connaître
véritablement la hadra il faut y participer en dansant, parce que les
chants d’ouvertures sont très courts et très simples, ce ne sont pas
des poésies qu’on écoute comme pendant le dhikr. La hadra purifie
par la danse. »
D’autres muqaddem-s interrogés semblent tout à fait septiques
sur l’efficacité de la hadra qu’ils comparent à un spectacle et à
un « jeu » à destination des clients. Pour certains, la hadra
correspond à une « action calculée », c’est-à-dire que l’officiant
emploie une attitude et un langage « uniquement destiné à
produire le type d’impression qui est de nature à provoquer le
1. Cette expression est empruntée à Sossie Andezian qui théorise cette notion suite à ses enquêtes de terrain en Algérie. Ses résultats sont mis en échos aux références textuelles mystiques et coraniques et lui permet de définir la place de la médiation corporelle des disciples vis-à-vis des modèles scripturaires établis pas les mystiques. ANDEZIAN, op. cit., pp. 189-198.
434
réponse recherchée. »1 Voici, à ce sujet, le témoignage de Y., 48
ans et muqaddem dans la ville de Fès :
« La hadra c’est rien du tout, c’est juste du spectacle. Deux trois
chansons, une danse, les hautbois et voilà (…) Tu as remarqué que
les Aïssâwî ne sont pas en transe ? Parce que la transe c’est ‘‘du
jeu’’ pour les clients, c’est ça la vérité. »
Comme nous l’apprend ce témoignage (et nous l’avons par
ailleurs constaté sur le terrain), les enquêtés ne sont jamais pas
en état d’extase lorsqu’ils animent une hadra chez les
particuliers. S’ils sont là c’est d’abord, nous disent-ils, pour
permettre au public de vivre une expérience et répondre ainsi à
leur demande. Les danses d’extase des danseurs Aïssâwa sont
donc totalement ritualisées et, dans le cas contraire où ils
tenteraient de vivre un état d’extase chez un client lors d’une
hadra, ils seraient très fermement réprimés par le muqaddem,
car leur récent statut de musiciens rituels professionnels leur
impose de sévères limites comportementales. Lors de la hadra,
les membres de la tâ`ifa s’en tiennent donc au chant des
cantiques d’introduction, au jeu des instruments de musique et à
la danse, le tout dans une attitude introvertie imposée par le
muqaddem. Cependant et malgré le fait qu’ils ne puissent y
participer pleinement, les musiciens semblent enclins à
cautionner les bienfaits spirituels de la hadra qui permettrait,
selon eux, de « nettoyer » le cœur des pulsions de l’ego (al-
nafs). K., 31 ans, Aïssâwî depuis l’âge de 19 ans, est masseur et
musicien dans la tâ`ifa du muqaddem Haj Saïd Berrada à Fès. Il
nous fait le récit suivant :
« C’est bon de danser la hadra, ça te nettoie le cœur et les os, ça te
redonne de l’énergie pour affronter la vie quotidienne. Mais tu sais,
nous, on joue pour les gens. On ne peut pas aller dans une lîla et
danser jusqu’à ‘‘perdre la tête’’, ça serait très incorrect de faire ça et
on serait ‘‘viré’’ de la tâ`ifa sur le champ. »
Assiste-t-on à un phénomène de glissement par la
réappropriation des expériences mystiques par le public
1. GOFFMAN, op. cit.
435
sympathisant des Aïssâwa ? Nous reviendrons sur cette question
plus loin dans notre étude.
La fin de la lîla
La lîla des Aïssâwa se termine souvent (mais pas
obligatoirement) par la vente de cierges achetés par le
muqaddem en médina (dans le quartier de Moulay Idriss à Fès et
près de Moulay Ismail à Meknès). Après une lîla, ces cierges -
bien qu’ils soient restés tout le temps dans le coffre du véhicule
du muqaddem - sont tout de même supposés être chargés de
baraka. Après la vente des cierges et avant que quitter les lieux,
les musiciens remballent le matériel de la tâ`ifa (sonorisation,
accessoires rituels, instruments de musique, vêtements
cérémoniels) et le muqaddem procède au versement des salaires
à ses musiciens. Décrivons ces deux moments :
La vente des cierges au public :
Après la hadra et à la tout fin de la lîla, Le muqaddem propose
au public la vente de cierges dont le prix est libre. Il envoie
discrètement l’un de ses musiciens récupérer les cierges qui sont
restés dans sont véhicule et, dès son retour, la vente peut
commencer. Celle-ci se déroule à la manière des enchères : le
client reste assis et lève la main en interpellant les Aïssâwa.
L’un des musiciens se déplace et lui apporte un cierge pendant
que les autres membres de la tâ`ifa implorent la bénédiction de
Dieu. Pour payer, il suffit de glisser très discrètement de l’argent
dans la main de l’Aïssâwî qui retourne le donner, très
discrètement aussi, au muqaddem qui ne se déplace pas et reste
assis à sa place. La même scène se déroule jusqu’à que le public
n’y manifeste plus d’intérêt. L’argent récolté n’est jamais
montré, le muqaddem met directement le bénéfice des ventes
dans sa poche. A près la vente des cierges, les membres du
436
public quittent maintenant les lieux un à un en saluant
chaleureusement la maîtresse de maison et le muqaddem, qui
reste à bavarder avec ses clients et les vieux Aïssâwa. Les jeunes
musiciens ne perdent pas un instant et, aidés par le technicien
qui s’occupe de la sonorisation, ils rangent rapidement le
matériel et les instruments de musique dans le véhicule
personnel du muqaddem pour l’attendre ensuite près de sa
voiture. Celui-ci les rejoint quelques minutes après pour la
distribution des salaires.
Le versement des salaires aux musiciens :
Le versement des salaires aux musiciens se déroule toujours de
la même façon : le muqaddem s’isole au volant de son véhicule
et fait venir un à un, à ses coté sur le siège passager, chacun des
membres de son groupe. Si les muqaddem-s rémunèrent de cette
manière, en privé, chacun des musiciens serviteurs, c’est, disent-
ils, pour éviter les « jalousies » entre les membres de son
groupe. Chacun bénéficie effectivement d’un salaire différent en
fonction, d’une part, de ses compétences musicales et, d’autre
part, de son ancienneté dans la confrérie1.Les musiciens
attendent patiemment leur tour et plient les jellâba-s et les
étendards en discutant à une dizaine de mètres du véhicule du
muqaddem. Après avoir récupéré leur paye, les Aïssâwa
s’embrassent sur la joue et s’organisent entre eux pour regagner
leur domicile. Le soleil se lève déjà et certains choisissent de
prendre les premiers bus. D’autres, qui habitent le même
quartier, décident de partager un taxi. Ceux qui possèdent un
véhicule personnel (voiture ou scooter pour les plus jeunes)
proposent de reconduire le maximum de monde. Le muqaddem
raccompagne lui aussi certains membres de son groupe avant de
regagner son domicile. Certains Aïssâwa, qui forment un groupe
d’amis, se reverront dès le lendemain pour boire un verre, flâner
1. A propos du partage des recettes dans la tâ`ifa, voir « la professionnalisation et les nouvelles normes esthétiques », pp. 314.
437
en ville, aller au cybercafé, en attendant que le muqaddem les
informe, par téléphone, de la date et du lieu de la prochaine lîla.
Que signifie cette cérémonie pour les officiants ? Quel est son
symbolisme ?
Le point de vue des Aïssâwa sur la lîla
Pour les Aïssâwî interrogés, la lîla tout entière symbolise un
voyage mystique ascendant, traversant à la fois le monde des
hommes et celui des démons dont le sommet est le Mjerred, le
but de l’odyssée, la visite au Prophète lui-même et le point de
rencontre de l’homme et du divin dans les sphères supérieures
(voir. Fig. 17). Les muqaddem-s interrogés insistent fortement
sur le fait que la lîla telle que nous l’avons décrite n’existait pas
du temps du fondateur de l’ordre. Selon eux, il semble
impossible de savoir précisément à partir de quelle époque et par
qui ce rituel originel fut établi. Cependant, certains pensent que
les prémices de la lîla apparurent vers la fin du 17ème siècle, sous
l’impulsion d’un disciple, Sîdî ‘Abderrahmân Tarî Chentrî.
D’autres affirment que ce sont des poètes du melhûn, affiliés à la
confrérie ou à d’autres, qui adaptèrent sur le mode poétique les
oraisons mystiques établies par le Chaykh al-Kâmil. Ces poètes1
donnèrent un aspect lyrique aux litanies issues du soufisme
(hizb-s et dhikr-s) ainsi qu’aux enseignements doctrinaux et aux
conseils du chaykh. Par la suite, des instruments de musiques
(uniquement les percussions, tâbla, tassa et ta’rîja-s, nous dit-
on), peu à peu introduits par un disciple (le nom de Sîdî ‘Abdû
Rahman ech-Chantîr est souvent avancé), permirent une
communication plus aisée aux adeptes. Le répertoire musical
s’étoffa rapidement grâce à l’arrivée de toute une génération de
1. Les premiers poèmes spirituels furent écrits par divers auteurs dont l’un des plus connus est Haj al ‘Arbi al-Buqqâlî, qui vécut à Meknès au 18ème siècle.
438
célèbres auteurs1, qui écrivirent des célèbres cantiques consacrés
à l’éloge du Prophète et à Dieu. Les danses et la hadra, furent,
selon les interrogés, la contribution des adeptes Aïssâwa de la
région du Rarb et du Tafilalet qui reçurent, dit-on, ce savoir-
faire de certains élèves du Chaykh al-Kâmil. Toujours selon
l’avis des Aïssâwa, ce serait sous l’influence des Gnawa et des
Jîlala que le rituel d’exorcisme des mluk fut intégré à la lîla à la
fin du 19ème siècle. Mais les muqaddem-s tentent
continuellement, dans leurs discours, de minimiser et de nier la
présence du rituel d’exorcisme dans la lîla. Comme nous l’a
souvent dit l’un d’entre eux, la lîla, pour les Aïssâwa, « c’est
dhikr et hadra, sans mluk. »2 Il est important de noter que la lîla
n’est pas fixe, elle est en évolution constante. Nous le verrons
plus loin, certains muqaddem-s y incorporent des chants issus
des répertoires d’autres confréries.
1. Nous reviendrons en détail sur les auteurs des poésies chantées par les Aïssâwa. 2. Ce fait s’explique, selon nous, par ce que nous appelons la « conscience musulmane » de la pratique sociale, et plus précisément « le rejet des anciens rites ». Voir pp. 280 et ss.
439
Fig. 17 : schéma récapitulatif de la lîla actuelle :
440
Cette cérémonie contemporaine est-elle identique avec celles du
passé ? Existe-t-il des différences ? Une évolution ? Nous allons
tenter de comparer nos données avec celles de deux chercheurs
antérieurs : Brunel (1926) et Boncourt (1980).
Comparaison avec les lîla-s d’autrefois
Afin de saisir l’évolution du déroulement de la lîla des Aïssâwa
nous allons à présent comparer nos données avec celles fournies
par les études de Brunel au début du 20ème siècle et de Boncourt
à la fin des années 1970. Ces écrits nous permettent de constater
que la cérémonie des Aïssâwa a connu plusieurs changements
notables. Tout d’abord, sa durée semble avoir été allongée, de
quatre heures dans les années 1920 et à la fin des années 1970,
elle couvre près de six heures aujourd’hui. Brunel, qui désigne
la soirée domestique sous les termes de lîla et de lemma (le
« regroupement »)1, s’attache surtout à décrire les phénomènes
de transes à transcrire les oraisons des disciples. Peu
d’informations nous sont offertes quant au déroulement du
rituel, au point de vue des participants et des officiants. Dans ses
écrits, une chose à néanmoins particulièrement retenue notre
attention : à cette époque, écrit-il, les femmes sont « tenues à
l’écart et ne sont pas acceptées dans la cérémonie »2. Boncourt
est l’auteur qui nous fournit la description la plus précise du
rituel. Cependant, sa réflexion est axée sur les aspects
symboliques et techniques de la transe, passant outre les
significations que les participants attribuent à la cérémonie.
Malgré tout, nous pouvons y constater quelques modifications
dans le déroulement de la lîla actuelle : Boncourt note que le
repas des officiants se tient après le chant des poésies
spirituelles. D’après nous, il a lieu aujourd’hui au tout début de
la cérémonie et juste avant l’entrée de la tâ`ifa dans le domicile
1. BRUNEL, op. cit., pp. 121-130. 2. Ibid., p. 119.
441
des clients. Selon Boncourt ce repas a lieu avec les invités pour
le partage de la baraka1, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, les
Aïssâwa dînent seuls dans une pièce isolée du public. A propos
du partage de la baraka, nous avons noté qu’il se déroule
actuellement en deux temps : d’abord par la dégustation de
dattes et de lait juste après de la tâ`ifa ; et à la fin de la soirée
avec la distribution collective de la zammeta. Boncourt sépare la
lîla en deux entités différentes, qu’il nomme « soufisme
véritable » et « culte des esprits », dichotomie que les Aïssâwa
actuels n’emploient jamais, préférant faire cheminer la lîla à
travers trois « mondes » bien distincts : celui des hommes (al-
duniya), celui des démons (mluk), et celui de Dieu et du
Prophète (« le Réel », al-haqq). La dénomination du rituel
d’exorcisme diffère selon les auteurs : Brunel l’appelle
Gnâwiyya et Boncourt le nomme Haddun. Ces différences de
désignation expriment-elles une évolution de la terminologie au
cours du siècle ? Interrogés à ce propos, les muqaddem-s, même
ceux qui étaient actifs à l’époque de Boncourt, réfutent
clairement le terme de Haddun pour qualifier la séance
d’exorcisme. Pour eux, le Haddun (l’«Unique ») est un chant en
hommage à Dieu et ne s’applique en aucun cas aux démons.
Boncourt ne mentionne d’ailleurs pas la classification des
démons en trois « portes » (celles des Gnawa, des Jîlala et des
Femmes Arabes) que les enquêtés emploient aujourd’hui. A ce
propos, les muqaddem-s nous disent que cet ordonnancement est
très récent et serait apparu il y a tout juste une quinzaine
d’année. Selon l’étude de Boncourt, le chant de la zammeta est
réalisé par les Aïssâwa uniquement la veille du pèlerinage
annuel des disciples, le mussem. Il précise que « durant une lîla
ordinaire, en dehors de la période du mûssam, il peut arriver au
muqaddim d’entamer ce chant, à la demande d’un invité de
marque à qui il veut plaire. Mais il ne s’agit que d’un élément de
1. BONCOURT, op. cit., p. 115.
442
spectacle, non d’un rite nécessaire. »1 Aujourd’hui ce chant est
devenu un élément caractéristique et incontournable d’une
soirée Aïssâwa, signifiant une redéfinition symbolique et une
réappropriation populaire d’un hymne confrérique. Le
déroulement et le mode d’appropriation de la hadra ont aussi
évolués : selon Boncourt et Brunel, la danse du Mjerred était
exclusivement réservée aux initiés Aïssâwî, les membres du
public, les fidèles et même les amis des disciples quittaient l’aire
de danse dès les premiers coups de cette danse d’élévation
spirituelle. Aujourd’hui les Aïssâwa mettent un point d’honneur
à faire participer les membres du public au Mjerred. De plus,
d’après les écrits de Brunel et de Boncourt, la danse du « jeu des
lions » culmine obligatoirement par le sacrifice animalier de la
frissa. De notre coté, nous devons avouer n’avoir jamais assisté
à une frissa, et ce malgré quatre années de recherche de terrain
et après avoir assisté à près d’une trentaine de lîla-s célébrées
par dix-sept groupes Aïssâwa dans les villes de Fès et de
Meknès. Peut-on en conclure que ce sacrifice a disparu des
groupes en milieu urbain ? Les résultats de notre enquête
dévoilant la pratique sociale des disciples de la confrérie
(manifestant un rejet des anciens rites et une
professionnalisation du statut de musicien rituel), la disparition
de la frissa en milieu urbain semble effectivement se confirmer.
Le souvenir de la frissa est néanmoins présent sous la forme
d’une chorégraphie réalisée par les enquêtés lors de la hadra, le
« jeu des lions ». Voici trois tableaux comparatifs (fig. 18) du
déroulement de la lîla qui nous aident à comprendre où
apparaissent les changements et les modifications dans la
cérémonie. Le premier tableau (fig. 18 A) est issu de l’étude de
Brunel, le second (fig. 18. B) est celui de Boncourt et le
troisième (fig. 18 C) est le nôtre :
1. Ibid, p. 276.
443
Fig. 18 : tableaux comparatif de l’évolution du déroulement de
la lîla au Maroc :
A. La lemma des Aïssâwa dans les années 1920 selon Brunel1 :
Dhikr Hadra 1ère partie : chants (2 heures) 2ème partie : danse (2 heures) - hizb Subhân al-Dâ`im - poèmes spirituels (qasâ`id)
- Gnâwiyya (exorcisme) - Rabbânî - Mjerred - Rabbânî - frissa
B. La lîla des Aïssâwa à la fin des années 1970 selon Boncourt2 :
Dhikr : soufisme véritable Hadra : culte des esprits 1ère partie : chants (2 heures) 2ème partie : danse (2 heures) - entrée (dakhla) - pause - hizb Subhân al-Dâ`im - poèmes spirituels (qasâ`id) - repas des Aïssâwa
- Darqâwiyya - Haddun (exorcisme) - Hadra - « Jeu des lions » / frissa
C. La lîla des Aïssâwa selon notre enquête :
1ère partie : dhikr 2ème partie : mluk
(exorcisme) 3ème partie : hadra
Durée 2 heures env. Durée 2 heures env. Durée 2 heures env. - repas des Aïssâwa - entrée (dakhla) - hizb Subhân al-Dâ`im - Fâtiha - prières de bénédictions - pause - poèmes spirituels (qasâ`id) - darqâwiyya - tahdira - haddun / jîlaliyya - pause
- porte des Gnawa - porte des Jîlala - porte des Femmes Arabes - pause
- Rabbânî - Mjerred - Rabbânî - « Jeu des lions » - Zammeta - vente de cierges
1. Nous avons élaboré ce tableau à partir des descriptions de Brunel. BRUNEL, op. cit. 2. Ce tableau est issu de la thèse d’ethnomusicologie de A. Boncourt. BONCOURT, op. cit., p. 114. Les termes « soufisme véritable » et « culte des esprits » sont de lui.
444
Outre les études de Brunel et de Boncourt, nous disposons d’une
autre analyse précise de la cérémonie des Aïssâwa : il s’agit de
l’enquête que S. Andezian a réalisée dans les années 1990 dans
la région de Tlemcen en Algérie1. Comment se déroule cette
soirée algérienne ? Quels sont les points communs et les
différences avec la lîla du Maroc ? C’est ce que nous allons
tenter de découvrir maintenant.
Comparaison avec la cérémonie algérienne
En Algérie et selon S. Andezian, la cérémonie des Aïssâwa est
célébrée par des groupes appelés firqa-s et constitués d’une
cinquantaine d’affiliés dont un orchestre de musiciens. Les
instruments utilisés en Algérie sont, comme au Maroc, des
idiophones et des aérophones. La soirée rituelle ne s’appelle pas
lîla mais simplement hadra. Elle est célébrée dans l’enceinte
même des zâwiya-s Aïssâwa situés à Aïn el-Hout ou à Oulhaça
près de Tlemcen. Les Aïssâwa d’Algérie se réunissent pour
célébrer des hadra-s après la prière canonique du coucher du
soleil (maghreb) les jeudis soirs à l’occasion ou à l’occasion
d’événements extraordinaires. L’accès à l’espace de la hadra est
sacralisé et interdit aux spectateurs. Pour cela, un gardien de la
cérémonie (châwîch) veille à la mise à distance des personnes
susceptibles de perturber son déroulement par la pose de
barrières. L’espace de la hadra, appelée halqa (« cercle ») est
soumis à des règles très strictes : les affiliés doivent être en état
de pureté rituelle et avoir fait leurs prières, de préférence à la
mosquée. Leurs vêtements doivent être d’une blancheur
éclatante et les pieds nus. Les cigarettes sont prohibées, par
crainte de réactions violentes des démons. La cérémonie se
compose de deux séquences, le dhikr et le la’ab (litt. « jeu »). Le
dhikr est une séance d’invocations collectives (prière
1 . ANDEZIAN, 2001, op. cit. Nous de disposons pas, à ce jour, d’aucun travaux scientifiques relatifs aux Aïssâwa de Tunisie, de Libye ou d’Egypte.
445
d’ouverture du Coran, la Fâtiha, suivit par le chant de poésies
puis du hizb Subhân al-Dâ`im). L’assemblée reprend en choeur
les litanies récitées par les Aïssâwa, certains participants
pleurent, d’autres se lèvent pour esquisser quelques mouvements
de danse. Le muqaddem reste attentif et réprime tout processus
d’entrée en transe1. Le dhikr se clôture par une série de prières
de bénédictions (du`â’-s) où Dieu, le Prophète et la baraka du
Chaykh al-Kâmil et d’autres saint est invoquée. Comme au
Maroc, ces prières de bénédictions réalisées par le muqaddem à
la demande su public sont accompagnées de dons d’argent.
S’ensuit une vente aux enchères de pain, de sucre et de cierges
apportés non pas par les Aïssâwa mais par les spectateurs. Les
Aïssâwa dégustent ensuite un repas préparé par les femmes
sympathisantes. Cette pause permet au public, particulièrement
les femmes, d’investir l’espace de la cérémonie pour le début de
la seconde parte, le la’ab. Cette séquence est considérée par les
officiants comme une mise en scène des actes prodigieux
attribués à leurs ancêtres spirituels. C’est une manifestation de la
perpétuation de leur souvenir et de témoignage de l’efficacité de
la baraka du Chaykh al-Kâmil. Accompagnés par l’orchestre de
musiciens (hautbois reta-s, tambours à baguettes tbel-s et
percussions digitales bendîr-s) et à l’aide de deux sabres
tranchants, deux Aïssâwî réalisent des exercices
particulièrement impressionnants provoquant stupeur et ferveur
dans le public. Les Aïssâwî réalisent ensuite un rite de taillade
du crâne. Cette pratique, qui a pour objectif de faire couler le
sang, est empruntée à la confrérie des marocaine des Hamadcha
(les disciples Hamdûchî qui se tailladent le crâne sont appelés au
Maroc flaqa, terme issu de falaqa signifiant littéralement
« punition »). Munis de couteaux et de hachettes, deux disciples
se donnent des coups sur la tête en rythme sur les coups des
tambours. Des femmes se précipitent sur les deux Aïssâwî pour
1. Ibid., pp. 108-111.
446
toucher leur tête ensanglantée et ainsi recueillir la baraka. S.
Andezian observe un coté exhibitionniste chez les jeunes
adeptes qui tentent de forcer l’admiration des spectateurs, mais
les aînés sont là pour les freiner1. D’autres disciples se
transpercent les joues à l’aide d’une longue aiguille (sans se
blesser) d’autres mâchent du verre broyé ou se passent sur le
corps des tiges enflammées. Le sommet du la’ab est atteint
lorsque les disciples, censé être immunisés contre les animaux
vénéneux, dévorent un serpent devant la foule extasiée2. Le rite
de l’indigestion du serpent provoque de nombreux états de
transe parmi les femmes de l’assistance, qui rejoignent les
Aïssâwa pour danser. La hadra se clôture par une séance de
danse réalisée par les disciples qui balancent leur buste d’avant
en arrière en invoquant le nom de Dieu. Ils rentrent rapidement
en transe avant de s’effondrer au sol. Ils sont ensuite pris en
charge par le muqaddem et d’autres participants qui les
réveillent en douceur. S. Andezian analyse la première partie de
la hadra comme une « activité religieuse » (récitation de prières
collectives, attitude introvertie des participants) et la seconde
partie comme un « théâtre sacré » manifestant l’extériorisation
d’actes symboliques et leur communication au public3.
1. Ibid., p. 116. 2. Nous avons assisté à une séance de dégustation d’un serpent par un disciple de la confrérie des Jîlala en mai 2005. La scène se déroula devant la zâwiya de Sîdî ‘Ali ben Hamdûch (le fondateur de la confrérie des Hamadcha), qui est située dans le massif montagneux du Zerhoun à 50 km au nord de Meknès. Nous étions sur place pour participer au mussem et jouer les musiques rituelles avec des disciples Hamdûchî de Fès, plus précisément avec la tâ`ifa Hamdûchiyya du muqaddem ‘Abderrahim Amrani Marrackchi. Le muqaddem Aïssâwî Haj Muhammad ‘Azzam nous accompagnait lui aussi. Ces deux muqaddem-s semblaient très stupéfaits par ce spectacle et nous ont formulé la demande de le filmer pour le dévoiler aux membres de leurs familles. 3. ANDEZIAN, op. cit., pp. 113-114.
447
Fig. 19 : tableau du déroulement de la hadra algérienne selon
Andezian :
1ère partie : Dhikr 2ème partie : La’ab Activité religieuse « Théâtre sacré » - entrée - Fâtiha - poèmes spirituels - hizb Subhân al-Dâ`im - prières de bénédictions - repas des Aïssâwa
- jeu des sabres - taillade du crâne - ingurgitation de verre et de serpents - danse d’extase des Aïssâwa
Nous remarquons que les différences entre la lîla des Aïssâwa
marocains et la hadra des Aïssâwa algériens possèdent des
points communs mais aussi de très grandes divergences.
Les cérémonies algérienne et marocaine, points communs et
divergences :
Exposons tout d’abord les points communs qui existent entre la
hadra des Aïssâwa en Algérie et la lîla des Aïssâwa au Maroc :
- Au Maroc comme en Algérie, la première partie de la soirée
est appelée dhikr et se compose de la récitation de sourates
du Coran, de chant de poèmes spirituels, de la psalmodie du
hizb Subhân al-Dâ`im et de prières de bénédictions.
- La musique et la danse ont une très grande importance dans
le déroulement des deux soirées. Dans les deux pays, les
instruments employés par les Aïssâwa sont des idiophones
(instruments de percussions) et des aérophones (hautbois
reta-s dans les deux pays, utilisation des trompes nefir-s au
Maroc), jamais de cordophones (type luth ou violon).
- Dans les deux pays, les Aïssâwa officient avec des
vêtements cérémoniels (jellâba-s pour le Maroc, qachchâba-
s en Algérie), turban et babouches.
448
- Dans les deux soirées, la cérémonie se caractérise, d’une
part, par une extériorisation des pratiques rituelles vécues
collectivement (lors des danses collectives), et, d’autre part,
par un dialogue entre les disciples Aïssâwî et Dieu par
l’intermédiaire du saint fondateur (lors de la récitation du
hizb Subhân al-Dâ`im et des litanies mystiques du dhikr).
Nous allons maintenant constater que les divergences entre les
deux cérémonies sont beaucoup plus nombreuses que leurs
points communs :
- En Algérie, la soirée rituelle est célébrée dans l’enceinte de
la zâwiya à l’initiative des disciples eux-mêmes qui y
invitent des sympathisants. Au Maroc, les lîla-s sont des
rituels domestiques organisés à la demande de particuliers -
qui constituent la clientèle des Aïssâwa - et ne sont jamais
célébrées dans la zâwiya-mère de Meknès. Les Aïssâwî
enquêtés au Maroc n’organisent jamais de soirées internes à
la confrérie, hormis la « nuit du mawlid » annuelle (appelée
aussi « nuit des muqaddem-s ») à l’initiative du muqaddem-
muqaddmin dans une villa de location à Fès.
- En Algérie, l’accès à l’espace de la hadra est interdit aux
spectateurs (pose de barrières séparent le public et les
disciples). Au Maroc, l’espace de la lîla est ouverte à tous et
à toutes, les Aïssâwa sont à l’entière disposition du public
qui réagit constamment en interaction avec les musiciens
(demandes de chansons particulières, souhait de prolonger la
soirée etc.)
- En Algérie, les affiliés doivent être en état de pureté rituelle
et avoir fait leurs prières. Les cigarettes sont prohibées. Au
Maroc, les Aïssâwa ne sont pas tenus d’être en état de pureté
449
rituelle et fument continuellement des cigarettes (certains
même du kif et du haschich) lors des pauses.
- Au Maroc, c’est le muqaddem qui organise la vente de
cierges au public à la fin de la cérémonie. En Algérie à
l’inverse, ce sont des personnes de l’assistance qui
monnaient des cierges, mais aussi du pain et du sucre aux
autres spectateurs en milieu de rituel.
- Au Maroc, les disciples, tout à la disposition du public, ont
l’obligation (imposée par le muqaddem) de manifester
constamment une expression corporelle introvertie. Ils ne
doivent en aucun cas se laisser aller à la transe, synonyme,
pour eux et dans ce contexte de soirée domestique,
d’impolitesse flagrante. En Algérie, les Aïssâwa font preuve
d’exhibitionnisme lors de la seconde partie de la soirée : ils
dansent avec des sabres, se tailladent le cuir chevelu et
mangent des serpents. Suite à ces exercices, les disciples
pratiquent une danse rituelle qui les mène jusqu’à la transe.
D’après nous, les différences les plus notables entre la lîla
marocaine et la hadra algérienne se manifestent surtout au
niveau du comportement des disciples : s’ils sont extravertis en
Algérie, ils sont à l’opposé particulièrement introvertis au
Maroc. Ce fait s’explique, selon nous, par le phénomène de
professionnalisation du mysticisme à l’œuvre dans les villes de
Fès et de Meknès. Dans ce contexte, il semble que ce sont les
clients des Aïssâwa et non pas les membres des tâ`ifa-s qui
s’approprient, selon différents modes, le cadre de l’expérience
du divin. Nous y reviendrons plus loin dans notre travail.
450
Notre description de la lîla et cette étude comparative nous
permet de constater que cette cérémonie met en relation et
englobe différents espaces imaginaires, différents domaines
artistiques et différents niveaux sociaux. Nous rejoignons l’avis
de Susan Kenya, qui, suite à une recherche sur les rituels
mystiques féminins au Soudan, affirme que les cérémonies
religieuses servent à la fois « de thérapie, de loisir, de critique
sociale, d’art ; ils sont aussi un moyen de se différencier des
autres membres de la société, et parfois, ils sont une forme
d’ethnologie performatives »1. Soit, au final, une véritable
« expérience multidimensionnelle » du divin.
Une « expérience multidimensionnelle » du divin
Nous devons le terme d’ « expérience multidimensionnelle » du
divin à Sossie Andezian. Cette notion, qui permet de théoriser
l’étude de la complexité religieuse en contexte musulman, a
pour objectif de « mettre en évidence la diversité des registres
mobilisés par une telle expérience. »2 Dans cette optique, la lîla
des Aïssâwa n’est pas considérée comme un ensemble de
pratiques fortement ritualisées et figées mais devient un système
créatif et évolutif selon les modalités d’investissement de ses
participants. Refusant de nous limiter ici aux significations
religieuses et mystiques qui caractérisent cette cérémonie, notre
démarche se veut une analyse des pratiques sociales et des
discours des protagonistes. La lîla des Aïssâwa met en jeu des
événements d’ordres multiples qui trouvent leur cohérence dans
un cadre symbolique qui, selon nous, se déploie suivant trois
axes révélateurs des processus sociaux et culturels de la société
marocaine. Le premier axe couvre le domaine artistique, le
second dévoile une mise en scène de la spiritualité et le
troisième démontre l’autorité des femmes dans le domaine du
1. KENYON, The Sudanese woman, 1987, p. 121. 2. ANDEZIAN, op. cit., p 144.
451
mysticisme contemporain. Etudions tout d’abord la place des
éléments artistiques dans la lîla. La pratique et les témoignages
et des Aïssâwî enquêtés nous révèlent que la lîla possède, à leurs
yeux, la qualité fondamentale de pouvoir à la fois transmettre et
sauvegarder tout un pan de la culture artistique marocaine. Cette
cérémonie permet de communiquer dans la société un art que
nous appelons « métisse » et qui est perpétuellement enrichi,
d’une façon ou d’une autre, par les nouvelles générations de
fidèles.
La sauvegarde et la transmission d’un art métisse
Par le terme d’ « art métisse », nous entendons un système
dynamique de métissage culturel où la mystique, la poésie, la
musique et la danse sont utilisées de manière créative,
manifestant l’esthétiser volontaire des pratiques rituelles. En
tenant compte des remarques formulées par les enquêtés eux-
mêmes, nous pouvons dégager les trois principaux éléments qui
composent cette notion : il s’agit de l’emprunt à d’autres
confréries et au folklore local, de l’apprentissage des poèmes
spirituels (qasâ`id) et des danses animalières de la hadra.
L’emprunt à d’autres confréries et au folklore local :
Les muqaddem-s questionnés nous informent que la célébration
régulière des lîla-s leur permet d’investir avec invention le
patrimoine culturel marocain en intégrant et en adaptant, dans le
répertoire musical de la cérémonie, toutes sortes d’ajouts
artistiques en cohérence avec son cadre symbolique. C’est
pourquoi les Aïssâwa reprennent et adaptent des chants d’autres
confréries et des musiques du folklore local dans leur rituel
actuel. D’après les enquêtés, cette démarche d’adaptation
volontaire fut initié à la fin des années 1960 à Fès le muqaddem
Al-Ralî Kohen (devenu quasi légendaire aujourd’hui auprès des
452
Aïssâwa contemporains) à la demande d’une femme connue
sous le titre de « la vieille de la zâwiya » (al-haja al-zâwiya). Ce
célèbre muqaddem serait, dit-on, à l’origine de l’introduction et
de l’adaptation, dans le rituel de la lîla, des chants du
Darqâwiyya1, du Haddun / Jîlaliyya2, du Râziyya3, du Sâdkiyya4
et du Tahdira5. Plus proche de nous, le muqaddem Haj Saïd
Berrada affirme quant à lui être à l’origine de l’introduction et
de l’adaptation des chants du Sussiyya et du Twatiyya dans
l’objectif d’allonger la durée de la cérémonie et de satisfaire
ainsi les demandes de sa clientèle. Voici comment il nous en
explique les motifs :
« Au départ, la vrai lîla Aïssâwa ne comprenait que le dhikr et la
hadra. Et même à l’époque du Chaykh al-Kâmil il n’y avait que le
dhikr ‘‘Allah’’ c’est tout. Il n’y avait pas de Darqâwiyya, pas de
Haddun, pas de Jîlâliyya et encore moins de mluk. C’était très sobre
et ça ne durait pas très longtemps, deux trois heures c’est tout. Mais
lorsque je célébrais des lîla-s dans les années 1980-1990, les gens
me demandaient de jouer plus longtemps, ils voulaient profiter de la
musique pour danser toute la nuit. Ils me demandaient des rythmes
variés et bien ‘‘marqués’’. C’est pour cela que j’ai rajouté deux
rythmes du sud marocain, le Sussiyya, très rapide, et le Twatiyya, qui
commence lentement et qui accélère. Les paroles des deux morceaux
1. La darqâwiyya est une suite de chansons empruntée au répertoire de la confrérie des Darqâwa, fondée par Al-Arabî al-Darqâwî (m. en 1823 J.C à Fès au Maroc). Connues aussi sous le nom de « L’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (Al-hurm ya rassûl Allah), les Aïssâwa nous disent que toutes les chansons qui composent la Darqâwiyya furent écrites par Muhammad Ben M’Sayeb (né et mort à Tlemcen en Algérie au 18ème siècle) et par Sîdî Yahya Charqi, un bijoutier de Fès qui aurait, semble-t-il, vécu à la fin du 17ème siècle. 2. Le Haddun (« L’Unique ») et le Jîlâliyya (« de Jîlalî ») sont deux rythmes issus du répertoire de la confrérie des Jîlâla qui apparut au 18ème siècle au Maroc et qui se place sous le patronage de ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. La confrérie des Jîlâla marocains n’utilisant que les bendîr-s et les flûtes de roseau à biseaux (qasba-s) ou à bec (lyra-s), les Aïssâwa contemporains ont adapté ces musiques à leur instrumentarium : ils ont conservé les rythmes et les chants des Jîlâla mais ont remplacées les flûtes de roseau par les hautbois reta-s. 3. Le Râziyya est un chant issu du répertoire de la confrérie Râziyya, fondée au 17ème siècle à Fès par Abou al-Hassan ben Kassem al-Râzî. 4. Le Sâdkiyya est un chant issu du répertoire de la confrérie Sâdkiyya, fondée au 18ème siècle à Fès par Sîdî Ahmed Sâdkî. 5. D’après les muqaddem-s interrogés, le Tahdira (la « frappe ») serait un rythme emprunté au répertoire musical des femmes berbères de la région de Marrakech et joué traditionnellement lors des cérémonies de mariage.
453
sont un hommage à Moulay ‘Abdallah Chérif 1 et à sa zâwiya, la
‘‘maison de garantie’’. »
Ce récit et ceux relatifs au muqaddem Kohen nous font
comprendre que les ajouts de musiques exogènes à la lîla dite
« originelle » (composée uniquement, dit-on, des litanies du
dhikr et des danses de la hadra) sont effectués à la demande de
la clientèle des Aïssâwa. Il est aisé de comprendre pourquoi les
Aïssâwa incorporent à l’heure actuelle de plus en plus de
chansons populaires (chaâbî) maghrébines dans leur répertoire
musical et sont de plus en plus souvent sollicités pour chanter
des chansons du chaâbî dans les fêtes de mariages ou des
anniversaires. Il nous a semblé étonnant que les clients
demandent sollicitent les Aïssâwa plutôt que les groupes de
chaâbî de Fès et de Meknès, qui ont par ailleurs très bonne
réputation. La réponse à la question est d’aspect financier, car
un orchestre chaâbî ordinaire, constitué d’une dizaine de
musiciens (chant, guitare électrique, basse électrique, batterie,
derbouka, violon, claviers, flûte ney et saxophone) propose ses
services pour environ 20 000 à 30 000 dirhams, soit dix fois plus
qu’une tâ`ifa Aïssâwa classique, comme nous l’indique A., 48
ans, directeur de banque à Fès :
« Un orchestre chaâbî avec synthétiseur, batterie etc. Ca coûte dix
fois le prix d’une tâ`ifa Aïssâwa. Les Aïssâwa, en général, ils ne sont
pas chers par rapport aux orchestres folkloriques disponibles sur le
marché. Tu leur donnes deux ou trois mille dirhams environ et ils
viennent avec des bendîr-s, des tbel-s et des reta-s. Ils chantent du
dhikr, alors ils peuvent bien chanter du chaâbî, non ? »
Les Aïssâwa, contraints de chanter le répertoire chaâbî - qui,
nous nous en doutons, n’est pas leur domaine de prédilection -
trouvent cette néanmoins cette position d’animation
particulièrement inconfortable. Les muqaddem-s constatent
qu’ils sont, bien trop souvent à leur goût, sollicités pour chanter
1. Moulay ‘Abdallah Chérif est le fondateur de la confrérie marocaine Wazzâniyya fondée à Wazzâne au 18ème siècle. Au sujet de cette confrérie, voir la thèse de H. ELBOUDRARI, La « Maison du cautionnement ». Les Shurfa d'Ouezzane de la sainteté à la puissance : étude d'anthropologie religieuse et politique (Maroc : XVIIe-XXe siècles), 1985.
454
ce type de chansons. Les muqaddem-s Haj Saïd Berrada et Haj
Saïd El Guissy nous disent d’ailleurs qu’« avant, on faisait une
soirée chaâbî une fois sur dix lîla-s, maintenant c’est l’inverse. »
De nombreux sympathisants de la confrérie reprochent aux
Aïssâwa de sombrer dans le « commercial », comme nous le dit
A., 34 ans, gérant d’un Cybercafé à Fès :
« La dernière fois je suis ‘‘passé’’ dans une lîla Aïssâwa, c’était le
groupe du muqaddem U. Au milieu de la soirée, ils ont fait le
Sussiyya et la Twatiyya (…) Franchement, ça veut dire quoi ? Ils
sont devenus trop commerciaux, ils vont finir à la Star Academy si
ça continue. »
Pour conclure, retenons que la démarche d’incorporer les chants
liturgiques d’autres confréries (Darqâwiyya, Jîlaliyya, Sâdkiyya,
Râziyya) au sein de la lîla, d’emprunter au folklore local
(Sussiyya, Twatiyya) et à la musique populaire chaâbî ne semble
pas être le choix des Aïssâwa eux-mêmes, mais bel et bien
suggéré - ou imposé - par leur propre clientèle dans une relation
toujours interactive entretenue avec les muqaddem-s. Dans ce
cas, quels sont les éléments artistiques considérés par les
Aïssâwa comme caractéristiques de leur confrérie ? Bien avant
le respect de la doctrine mystique établie par le saint fondateur,
n’oublions pas que ce sont avant tout les capacités de musicien
qui sanctionnent l’entrée du novice dans une tâ`ifa-s Aïssâwa1.
De même, lorsque interrogeons les jeunes musiciens sur les
motivations qui ont entraînées leur affiliation, ils répondent en
premier lieu que c’est l’amour de la musique Aïssâwa qui les a
attirés2. Et cet amour se manifeste par la passion qu’ils portent à
l’apprentissage de leurs poèmes spirituels.
1. A propos de l’affiliation confrérique, voir pp. 269 et ss. 2. Voir les résultats de notre enquête pp. 301 et ss.
455
L’apprentissage des poèmes spirituels (qasâ`id) :
Les textes qui circulent dans les confréries maghrébines, qu’ils
soient transmis oralement ou par écrit, en arabe classique ou
dialectal, ne se réduisent pas à des œuvres à portée
exclusivement métaphysique. La poésie permettant la
formulation allusive des diverses manifestations de Vérité
Suprême, les enquêtés considèrent leur propre répertoire de
poésies (qasâ`id) comme un « signe distinctif » original et
exclusif. Plus que tout autre forme esthétique et artistique
présente dans leur rituel, ce sont les poèmes spirituels qui
attirent toute l’attention des enquêtés. Ces textes poétiques sont
même inconnus, disent-ils, des disciples des autres ordres
religieux et même de la zâwiya-mère de Meknès. D’après les
interrogés, ces poésies furent écrits par des poètes du melhûn1 et
introduits dans le rituel dès la fin du 17ème siècle. Certains de ces
poètes du melhûn furent des disciples Aïssâwî (ou d’autres
confréries) qui commencèrent par adapter les litanies (hizb-s et
dhikr-s) issues de la doctrine du Chaykh al-Kâmil sur un mode
poétique avant de composer sur le même modèle leurs propres
cantiques. L’interpénétration entre mysticisme savant et
expressions locales du mysticisme est une donnée constante au
Maghreb. Le recours à la poésie et aux éléments artistiques
correspond à une méthode pédagogique employée par les
mystiques savants qui « utilisent les idiomes locaux pour
transmettre leur enseignement, en même temps qu’ils
conceptualisent, dans la langue classique, et par islamisent, les
représentations et pratiques religieuses locales en vigueur. »2 La
1. A l’origine création purement littéraire, le melhûn s’est imposé comme un art poétique associé à la musique. Il a acquit une notoriété inégalable, particulièrement auprès des artisans citadins. D’après les témoignages, c’est le muqaddem Baba Ahmed Chawi, l’ancien muezzin de la mosquée Qarawiyine (né en 1919 à Fès et surnommé le « maître de la signification » (al-chaykh al-ma’ana) qui compila, corrigea, sauvegarda et enseigna à la totalité des muqaddem-s contemporains les invocations mystiques et les poésies des Aïssâwa. Une photographie de Baba Chawi est disponible dans notre volume annexe, p. 13. 2. ANDEZIAN, op. cit., p. 193.
456
thématique de ces poèmes chantés en idiome local est donc la
louange à Dieu, au Prophète, au Chaykh al-Kâmil et à tous les
saints du Maghreb. Leur transmission ne s’effectuant
qu’oralement, la connaissance supposée exhaustive de toutes les
poésies constitue, pour les muqaddem-s et les chanteurs solistes
(dhekkâr-s) une reconnaissance de fait. La structure des poèmes
se compose de vers rimés et du refrain, (appelé la « lance »,
harb, qui est aussi le titre) repris en chœur par les musiciens. La
fin (zarb), prend la forme d’une séance d’invocation de Dieu
(dhikr) où le nom divin (Allah) est réitéré sur un rythme allant
crescendo. C’est le muqaddem qui se charge de transmettre, par
oralité, ces poèmes à ses musiciens car, hormis quelques
manuscrit privés, aucun recueil poétique n’est mis à la
disposition des membres des tâ`ifa-s1. Mis à part les poèmes
propres à la confrérie, les Aïssâwa chantent une multitude de
poésies populaires du melhûn marocain mais aussi algérien,
comme par exemple le célèbre poème « le Très Cher, ô
Muhammad » (al-‘Aziz ya Muhammad) écrit par Sîdî Lakhdar
ben Makhluf, qui naquit à Rabat à la fin du 19ème siècle avant de
partir pour Tlemcen et de mourir à Mostaganem (Algérie). Cet
auteur est réputé, nous dit-on, pour avoir composé un grand
nombre d’oraisons et de poésies pour la confrérie des
Hamadcha, que les Aïssâwa ont aisément repris à leur compte en
raison des liens doctrinaux et des croyances mystiques
communes qui lient ces deux ordres. Citons aussi la fameuse
chansons intitulée « L’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-
hurm ya rassul Allah) de Muhammad ben Msayeb, qui mourut à
1. Les gestionnaires de la zâwiya-mère nous disent qu’ils utilisent certains parfois ouvrages manuscrits lors des chants réalisés a cappella (samâ’) çà l’occasion de la fête de la naissance du Prophète (mawlid) qui se déroule dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil. Il s’agit du célèbre Al-burda (« le manteau »), recueil de poème d’Al-Bûsîrî datant du 13ème siècle. Consacré à l'éloge du Prophète, ce texte est traduit dans plusieurs langues), de la ‘Ala (anthologie des poésies andalouses louant Dieu et le Prophète) et de la Hamsiyya, ouvrage que nous n’avons pas pu identifier. Les muqaddem-s et les musiciens serviteurs ne chantent qu’occasionnellement les poèmes issus de Al-burda et du ‘Ala, car, nous disent-ils, les confréries Tidjâniyya, Wazâniyya et Bûdchichiyya en font leur spécialité.
457
Tlemcen en Algérie au 18ème siècle. A Fès et à Meknès, les plus
célèbres auteurs de poèmes de la tarîqa sont Ahmed al-Kanduz
(19ème siècle), Driss ben ‘Ali (mort à Fès en 1910 et surnommé
« le serpent », al-‘nich), Al ‘Arbi al-Buqqâlî (18ème siècle, qui
aurait composé pas moins de cent trente quatre poésies) et Ayub
al-Mekkî (19ème siècle). Ce dernier, considéré comme le premier
grand poète des Aïssâwa de Meknès, vécu sous Moulay
Abderrahmân (19ème siècle) et composa une poésie
particulièrement apprécié des enquêtés qui a pour titre « la
bienveillance de Burâq » (al-râkib al-Burâq ou burâqiyya), en
souvenir du voyage nocturne (al-isrâ’) du Prophète chevauchant
la monture Burâq. Au 20ème siècle, c’est Ibrahim al-Mahrâzî
Dukâlî, né en 1924, qui est réputée comme l’auteur le plus
prolixe. Il aurait composé plus de cent cinquante poèmes écrits
spécialement pour les Aïssâwa. Sa chanson la plus célèbre n’est
paradoxalement pas une poésie : il s’agit du chant de la
« zammeta » sur laquelle nous nous sommes déjà exprimé lors
de la description de la hadra. Les poésies chantées par les
Aïssâwa lors sont donc très nombreuses et nous avons pu en
identifier seulement vingt deux (voir tableau fig. 20 page
suivante), bien qu’il en existe sûrement davantage et peut-être
plus d’une centaine selon les intéressés1.
1. Dans son travail sur le répertoire de la confrérie, Boncourt identifia dix-huit des vingt et un poèmes présents dans la liste suivante (fig. 20). Seize sont traduits en français par lui. BONCOURT, op. cit.,
458
Fig. 20 : tableau des poésies (qasâ`id) chantées par les
Aïssâwa dans les lîla-s:
TITRE TRADUCTION AUTEUR Al-‘azîz ya Muhammad « Le Très Cher, ô Muhammad » Ahmed Rablî (19ème s.) Al-qâyal « Celui qui parle » L. ben Makhluf (19ème s.) Al-hurm ya rassul Allah « L’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » M. ben Msayeb (18ème s.) Ben Aïssâ al-sultânî « Ben Aïssâ le puissant » Ahmed Rablî (19ème s.) Ben Aïssâ al-ahmar « Ben Aïssâ le rouge » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Rahât al-arwât « Le repos des âmes » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Râqib al-Burâq « La bienveillance de Burâq » Ayub al-Mekkî (19ème s.) Yâ manhu hâr « O toi qui est dans la peine » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Hawl al-Qiyyâma « La crainte du jour dernier » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Qutb al-Kâmil « le pôle de la perfection » Ahmed Rablî (19ème s.) Yâ manhu maslim « O toi qui est musulman » Ahmed Rablî (19ème s.) Zâwagnâ fahmak « Nous implorons ta protection » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Hluq al-Hâdî « La naissance du Guide » Ahmed Rablî (19ème s.) Mwaffaq al-wrâ « Couronné de succès » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) Idrîssiyya Sarîra « A Idriss le Petit » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Qâsd hurm al-Wâlî « Je me dirige vers le refuge du Saint » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) ‘Asqîn sîdî rassûl Allah « Vous qui aimez l’Envoyé de Dieu » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Subhân man Kram « Gloire au Généreux » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) Al-Hamîn « Le Soucieux » Ibrahim Dukâlî (20ème s.) Yâ Lotf Allah al-Khâfî « O Dieu, toi l’impénétrable » Driss ben ‘Ali (20ème s.) Mahmad Rabbinâ al-‘Alî « La compassion secrète de Dieu » Ahmed al-Kanduz (19ème s.) Al-Wîssâya « Le Conseil » Driss ben ‘Ali (20ème s.)
Ces poèmes sont chantées sur des modes mélodiques arabo-
andalous du melhûn (les modes ‘ajam, hagaz, nawahand, rast,
siba et sika) simplifié et exposé sous la forme de tricordes
(groupe de trois notes) ou tétracordes (ensemble de quatre
notes). La méthode de mémorisation consiste à assigner une
oraison précise à un mode mélodique. Avec l’aide de Mustapha
Sebai, 30 ans et artisan fabriquant de panneaux publicitaires et
hautboïste dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj
‘Azedine Bettahi, nous avons relevé quelques modes
mélodiques utilisées par les Aïssâwa lors du chant des poèmes
(qasâ`id) et des invocations mystiques (hizb)1. Voici une liste
non exhaustive de ces modes appelés maqâm-s ou diwân-s :
1. Les modes mélodiques relevés par Boncourt à la fin des années 1970 sont kurdî (sol, la, si, ré, mi), tsahâr-gâk (sol, la, si, do), bayâtî (la, sib-, do, ré), musta’âr (la, sib-, do#, ré). Ils correspondent à ceux que nous avons notés, quelques-uns portant d’autres noms. BONCOURT, op. cit., p. 201.
459
Le tricorde ‘ajam :
C’est le plus utilisé dans le répertoire liturgique. Il correspond
au mode majeur dans la musique occidentale européenne.
Appelé aussi stilal ou tsahâr-gâk, il est présent dans la fin du
hizb Subhân al-Dâ`im et dans la quasi totalité des poèmes. Sa
note tonal est le si bémol mais les Aïssâwî le transpose souvent
en fonction de la tessiture de la voix du chanteur soliste :
Notons aussi la présence d’un mode pentatonique, extension du
tricode ‘ajam et appelé mahor ou mazmum qui compose le
poème « l’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-hurm ya rassul
Allah, appelé aussi Darqâwiyya car ce chant est un emprunt au
répertoire liturgique de la confrérie Darqâwiyya). Sa note tonale
est le do, et si l’on enlève le fa, il est alors appelé kurdî :
Le tétracorde hagaz :
Ce tétracorde, noté ici à partir du ré, est transposé fréquemment
et utilisé dans les chants de transition (mowal-s) qui permettent
le passage d’une poésie à l’autre :
460
Sa forme étendue est connue sus le nom de Hijaz Kar (transposé
en la, il est appelé musta’âr) et correspond au mode mineur
harmonique européen. Les Aïssâwî l’utilisent pour chanter le
poème « la bienveillance de Burâq » (râqib al-Burâq). C’est
aussi sur ce mode qu’improvisent certains hautboïstes dans
l’espace public pour signaler aux fidèles le moment de rupture
du jeune lors du ramadan :
Mode Hijaz Kar :
Le tétracorde nawahand:
Rarement utilisé, nous l’avons identifié uniquement dans les
chants appelés sadkiyya et raziyya. Il correspond au mineur
européen.
Le tétracorde rast :
Le muqaddem et le dhekkâr l’utilisent parfois lors des chants
solos a cappella (mowal-s). Par la présence successive de deux
quarts de ton, il n’existe pas dans les modes européens.
461
Le tricorde sikâ :
Utilisé dans les chants solos (mowal-s) et dans la litanie
caractéristique de la confrérie (hizb Subhân al-Dâ`im), il n’a pas
d’équivalent en musique européenne.
Le tétracorde sibâ :
Appelé aussi bayâtî, ce tétracorde est censé inspiré une profonde
mélancolie. Utilisé dans quelques poésies comme le « le repos
des âmes » (rahât al-arwât) ou « ô toi qui est musulman » (yâ
manhu maslim), il n’existe pas en musique européenne :
Nous devons ici nuancer l’affirmation de Boncourt qui affirme
que « dans ces milieux confrériques populaires, la musique ne
fait pas l’objet d’un discours savant, organisé, minutieux. Il n’y
circule aucune théorie musicale »1. Aujourd’hui ce sont
justement des notions théoriques et techniques qui permettent
aux Aïssâwî interrogés de se distinguer les uns les autres. Le
jeune muqaddem ‘Abdellah Yacoubi nous dit au contraire que la
lîla des Aïssâwa autorise une éducation artistique pointue,
inexistante en d’autres endroits et qui s’affine de génération en
génération :
« Les gens ne connaissent rien aux Aïssâwa. Ils voient une tâ`ifa
pendant la dakhla [l’entrée, ndr] et disent ‘‘ha, c’est bien, c’est un
bon groupe d’Aïssâwa’’. Mais la dakhla c’est rien du tout, c’est
seulement spectaculaire. Lors de la lîla on utilise des techniques
1. BONCOURT, op.cit., vol. annexe p. 01.
462
précises pour chanter les poèmes du dhikr. Evidement ceux qui n’y
connaissent rien ne saisissent pas les subtilités. On commence par
évoquer une gamme, par exemple ‘ajam juste avec trois notes
comme ça [il chante sib-do-ré, ndr], puis on en ajoute une autre [il
chante sib, do, ré, mib, ndr], puis encore une autre [il ajoute fa, puis
sol, ndr] jusqu’à exposer la gamme complète. Comme un escalier,
on avance étape par étape tout au long du dhikr. On peut aussi
moduler plus franchement, chanter sur le mode hagaz et bifurquer en
sîkâ. L’art des Aïssâwa c’est une école qu’il faut étudier (…) Les
anciens muqaddem-s ne connaissent rien de la théorie, juste la
gamme du train, de l’avion ou de la mobylette [rires]. »
Justement, les anciens muqaddem-s questionnés pensent eux
aussi que les confréries offrent à leurs partisans une éducation
artistique efficace qui s’inscrit dans les réseaux d’enseignement
traditionnels. Voici l’avis du muqaddem-muqaddmin Haj
Azedine Bettahi :
« La très grande majorité des musiciens Marocains ne connaissent
rien de la théorie musicale. Ils ne connaissent pas le do, ils ne
connaissent pas le ré, le mi etc. C’est inutile de se focaliser sur les
Aïssâwa pour dire ‘‘ils n’ont pas d’éducation musicale, ils chantent
faux’’. Mais quel musicien au Maroc peut se vanter d’avoir reçut les
bases d’une quelconque éducation musicale ? C’est vrai qu’il existe
le conservatoire de musique classique arabo andalous ou des écoles
privées, mais l’enseignement est très cher et il faut en plus acheter
les instruments. Tous les jeunes qui veulent apprendre à jouer de la
musique font un séjour plus ou moins long dans les tarîqa-s et dans
les orchestres qui animent les mariages. Tout simplement parce que
c’est gratuit, et si tu es compétant, tu gagnes rapidement de
l’argent. »
Les musiciens serviteurs enquêtés portent eux aussi une très
grande attention au répertoire musical et c’est précisément
l’apprentissage des poésies chantées au cours du dhikr qui leur
permet de se construire une identité confrérique. La pratique
collective et régulière des poèmes semble maintenir le lien
social entre les disciples, comme nous l’apprend T., 36 ans, sans
emploi et musicien dans la tâ`ifa du muqaddem-muqaddmin Haj
Bettahi :
463
« J’appelle quelque fois les membres de la tâ`ifa pour faire des
‘‘exercices’’ entre nous, parce qu’il arrive parfois qu’on fasse des
erreurs au cours des lîla-s. Tout à l’heure pendant la poésie Hawl al-
Qiyyâma [« la crainte du jour dernier », écrite par le poète fassi
Driss ben ‘Ali, ndr], Y. et F. ne chantaient pas bonnes paroles. Je
n’aime pas lorsque il y a des approximations comme ça. Le dhikr
c’est sérieux, il faut donner aux gens une bonne image des
Aïssâwa. »
Les récits des enquêtés s’accordent et nous informent que les
poésies chantées pendant le dhikr font l’objet de toute leur
considération : la vigilance du contenu des textes et le souci
accordé au placement et à la justesse de la voix permet d’offrir
aux membres des tâ`ifa-s une éducation artistique singulière.
Existe-t-il d’autres éléments symboliques que les Aïssâwa
considèrent comme étant distinctif de leur confrérie ? A cette
question, les enquêtés nous répondent que ce sont les danses
animalières réalisées pendant la hadra qui représentent, pour
eux, un signe caractéristique singulier et propre aux Aïssâwa.
Arrêtons-nous sur le sens attribué à ces danses par les interrogés.
Les danses animalières de la hadra :
Les Aïssâwî enquêtés ne justifient jamais la pratique de la hadra
et des danses qui s’y rattachent en vertu des nombreuses
recommandations doctrinales du Chaykh al-Kâmil ou même des
histoires hagiographiques. Dans leurs récits, ce sont les affiliés
ruraux qui sont identifiés comme les premiers disciples à avoir
introduit les danses de la hadra dans les villes de Fès et de
Meknès et à partir du 17ème siècle et au cours des différentes
phases d’exodes rurales que connut le pays. Selon la croyance,
les esprits de certains animaux sont cessés prendre possession
des disciples Aïssâwî lors de la hadra et les poussent à réaliser
le rituel de la frissa (la « proie »). Bien que la pratique de la
frissa soit aujourd’hui fermement rejetée par les Aïssâwî
464
enquêtés dans les villes de Fès et de Meknès1, nous savons,
d’après les explications des sondés, que certaines danses
réalisées par les membres des tâ`ifa-s sont, disent-ils, un
« souvenir » des disciples ruraux, qui sont possédés par les
esprits d’animaux lors de chorégraphies rituelles qui sont le
prélude au sacrifice de la frissa. Aujourd’hui, les enquêtés
figurent ces personnages animaux au cours d’une danse rituelle
qu’ils nomment sba’ wa al-biya en arabe (« le lion et la
lionne ») et « le jeu des lions » en français, qui reproduit
symboliquement les gestes des farassî lors du sacrifice
animalier. Ils miment alors un couple d’animaux qui se livrent
combat pour le partage d’une proie : le lion et la lionne2.
Observons leurs caractéristiques et leur rapport avec la frissa :
Le lion (al-sba’) :
Le lion représente l’Aïssâwî par excellence, craint et
respecté de tous les autres animaux. Il est le sacrificateur
de la frissa et l’époux de la lionne. C’est ensemble qu’ils
réalisent la danse du « jeu des lions » au cours de
laquelle ils se disputent leur proie.
La lionne (al-biya) :
Elle est l’épouse du lion et participe elle aussi à la frissa.
Lors de la danse du « jeu des lions », elle tente de
dérober la proie à son mari.
Dans son étude Brunel nous offre de longues descriptions de
personnages animaux (loups, chats, sangliers, panthères,
dromadaires)3 ainsi qu’un droguiste, tous présents chez les
Aïssâwa de Fès et de Meknès du début du 20ème siècle.
1. A ce sujet, nous renvoyons aux résultats de notre enquête sur la pratique sociale des Aïssâwa et plus particulièrement sur « le rejet des anciens rites », pp. 280 et ss. 2. La description du « jeu des lions » est présente dans notre description de la hadra, pp. 427-428. 3. BRUNEL, op. cit., pp. 192-238.
465
Aujourd’hui ces personnages ont totalement disparus des tâ`ifa-s
enquêtées. Les Aïssâwî interrogés nous affirment cependant
qu’il faut se rendre dans la ville de Moulay Idriss Zerhoun (60
km au nord de Meknès) pour en rencontrer dans les tâ`ifa-s
locales. Boncourt a fait une étude approfondie sur le loup (al-
dib, qu’il appelle « chacal »), un personnage significatif des
Aïssâwa des années 19701. De notre coté nous n’avons jamais
rencontré de loup chez les enquêtés. A l’exception du lion et de
la lionne, tous les personnages animaux ont aujourd’hui
totalement disparus des tâ`ifa-s de Fès et de Meknès. D’après le
muqaddem Haj Saïd Berrada, ces personnages animaux furent
totalement abandonnés dans les années 1980 mais ils ont peu à
peu été réintroduits dans le rituel. Le public et les jeunes
disciples n’y étaient, selon lui, pas réceptifs :
« Pendant longtemps on a arrêté de faire le ‘‘jeu des lions’’,
simplement parce que les jeunes de la tâ`ifa ou les personnes du
public se moquaient de nous. Ils nous regardaient en rigolant et
disaient ‘‘la honte, c’est quoi ça ?’’ Mais maintenant ils sont plus
ouverts, on peut danser et leur apprendre notre tradition. »
Si la situation a évolué en faveur de la réintroduction du « jeu
des lion », nous constatons tout de même que ces danses
animalières restent du ressort des disciples les plus âgés. Les
jeunes, souvent indifférents, n’y portent pas un grand intérêt. S.,
29 ans, artisan à Fès et musicien serviteur dans une tâ`ifa, nous
offre son point de vue :
« Les animaux c’est vraiment idiot, c’est un truc de vieux. Parfois je
fais la danse de la lionne mais c’est vraiment pour faire plaisir au
muqaddem. »
La présence du lion et de la lionne dans les tâ`ifa-s de Fès et de
Meknès n’est, pour le moment, pas remise en question et ce
couple reste les seuls personnages animaux dansés par les
Aïssâwa en milieu urbain. Aussi, tous les muqaddem-s
interrogés nous confirment que le « jeu des lions » est, selon
1. BONCOURT, « Le personnage de Chacal chez les 'Isawa du Maroc », Revue des Africanistes, n°48, 1979, pp. 31-61.
466
eux, une coutume berbère qu’ils doivent conserver par devoir de
mémoire. A la suite d’une brillante et érudite démonstration, le
l’ethnomusicologue A. Boncourt, qui s’inspire des travaux de
l’anthropologue Viviana Pâques, avance l’hypothèse que ces
personnages animaux représentent une réminiscence du
totémisme Dogon en Afrique du Nord1. D’après lui, leur
persistance chez les Aïssâwa ne doit pas être remise en doute :
« Si certains rôles animaliers, même les plus marginaux, semblent
être en voie de régression, il ne faudrait pas en conclure que la
coutume des figurations animalières est elle-même menacée de
disparition prochaine; elle est encore solide et vivace, et continuent
de marquer profondément les attitudes et les représentations. »2
Ajoutons à cette remarque pertinente que seule la danse du
« lion et de la lionne » reste à l’heure actuelle une trace vivante
de cette étonnante faune.
Tous ces différents éléments artistiques et symboliques
(l’emprunt des chants d’autres confréries et au folklore local,
l’amour des poésies, les danses animalières) manipulés par les
Aïssâwî enquêtés au cours de la lîla composent un art métisse
qui manifeste chez eux la volonté de sélectionner, de transmettre
et sauvegarder un certain souvenir des anciens disciples.
Etudions maintenant les composantes et les caractéristiques du
second axe de cette « expérience multidimensionnelle » du
divin : il s’agit de la mise en scène de la spiritualité.
La mise en scène d’une spiritualité musulmane
Notre propos ici est d’exprimer la « mise en scène » d’une lîla,
c'est-à-dire d’exposer à la fois son plan de scène, son décor et de
définir le comportement de tous ses participants. La
microsociologie d’Ervin Goffman nous aide à comprendre le
1. BONCOURT, 1980, op. cit., pp. 352-335. 2. BONCOURT, 1979, op. cit., p. 34
467
rôle joué par les nombreux éléments décoratifs employés lors de
la cérémonie et les caractéristiques des expressions corporelles
des acteurs1. Goffman envisage la vie comme un théâtre, avec
ses acteurs et ses scènes, et définit des « les rites d’interaction »
qui sont au coeur de ce qu’il appelle la « mise en scène de la vie
quotidienne ». Appliquée aux relations humaines, le terme
d’interaction implique de considérer la pratique sociale comme
un processus où des principes symboliques, des dispositifs
visuels et des modèles de comportements règle et ordonne les
relations entre les personnes. Ce qui nous intéresse dans les
notions de Goffman et que nous pouvons utiliser dans le cas de
la lîla s’applique à la communication visuelle non verbale, c’est
à dires aux dispositifs visuels et aux expressions corporelles.
Tout d’abord, la cérémonie étant organisée par les « clients », et
plus précisément par les « clientes », le rituel se concentre
principalement sur les besoins et les demandes du foyer invitant,
et la baraka générée par les contacts établis avec le monde du
divin bénéficie à la maison dans son ensemble. Le fait de laisser
la porte du domicile constamment ouverte est un signe envoyé
par le foyer qui manifeste par là sa volonté d’accueillir et de
partager avec tous (invités, amis, collègues, passants et voisins)
l’expérience du divin. L’espace dédié aux danses rituelles est
dégagé et ouvert à tous. Le rôle de la femme qui organise la
cérémonie et qui reçoit ses invités est fondamental dans le choix
de la mise en scène de son intérieur (bien que rarement modifiée
pour l’occasion), de la disposition spatiale des Aïssâwa et des
convives. En installant les membres de la tâ`ifa sur des chaises
disposées en arc de cercle ou en les invitant à s’asseoir sur des
canapé adossés aux murs, les corps habiteront la pièce
différemment. Il en va de même pour les invités, et le fait
d’autoriser la mixité dans sa demeure permet à la maîtresse de
maison de créer à la fois une ambiance festive particulière et une
1. Nous utilisons ici la même méthode que celle employée dans notre étude relative à la zâwiya-mère de Meknès, pp. 206 et ss.
468
certaine image d’elle-même et de sa famille, image à laquelle
contribue le choix des robes et des costumes, de la décoration de
son foyer ainsi que par le choix des mets qui sont servis. Cette
démarche réflexive s’inscrit dans la volonté de sacraliser
l’espace domestique.
La sacralisation de l’espace domestique :
La lîla se situe dans un cadre mystique et religieux : en
conséquence et pour s’attirer la bénédiction de Dieu, le
processus de sacralisation de l’espace domestique est entamé par
les membres du foyer, les invités et les Aïssâwa. Décrire ce
phénomène nous pousse à s’interroger sur les notions de sacré et
de profane, sachant qu’en islam, le sacré est dominé par les
notions de licite et d’illicite. Comme dans le cas de la zâwiya-
mère de Meknès, la dichotomie entre le licite (halal) et l’illicite
(haram) n’est pas clairement tranchée, à la fois au niveaux du
comportement des participants mais surtout parce que cette
cérémonie se déroule dans un espace domestique. Emile
Durkheim définit le lieu sacré comme l’espace qui concentre
vers lui toute l’activité des croyants1. Pour qu’il y ait
sacralisation d’un lieu, il faut donc qu’il y ait une distinction
spatiale entre l’endroit sacré qui accueille la manifestation de
l’expérience du divin, et le lieu du profane, où les activités
domestiques ordinaires se déroulent. Le processus de
sacralisation de l’espace domestique, qui procède à l’aide
d’actes rituels soutenus par des dispositifs visuels et divers
objets matériels (qui deviennent eux-mêmes sanctifiés), semble
s’opérer suivant quatre étapes lors de l’entrée (dakhla) des
Aïssâwa et de la récitation du hizb Subhân al-Dâ`im (« gloire à
l’Eternel ») dans le salon. La première étape permet aux
officiants de placer les étendards de la confrérie sur les cotés de
la porte d’entrée. Entourés des convives dont certains portent
1. DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, 1998 (1912), pp. 50-51.
469
des réceptacles de baraka (des récipients d’eau et de lait), ils se
disposent à une dizaine de mètre du domicile et récitent à voix
haute plusieurs prières avant d’entamer la marche collective de
la dakhla vers le foyer, au son des instruments de musiques et
accompagnés de fumigations d’encens. La seconde étape est
celle du passage du seuil de la maison. Pour, dit-on, à la fois
chasser les démons et protéger le foyer du mauvais œil, la
maîtresse de maison dispose délicatement quelques gouttes
d’eau ou de lait issues des réceptacles de baraka sur le pas de la
porte. Lors de ce qui doit éloigner les distance des entités
négatives, les Aïssâwa intensifie la musique par une accélération
de tempo et une augmentation du volume sonore. La troisième
étape se déroule dans le salon de la maison. C’est ici que les
Aïssâwa réalisent la danse du Rabbânî (« divin ») sur un rythme
allant crescendo. Après cette chorégraphie, ils disposent les
étendards de la tâ`ifa de part et d’autre de l’espace qui leur est
alloué pendant que la maîtresse de maison offre à tous les
présents un verre de lait et quelques dattes. La consommation de
ces aliments, maintenant sanctifiés par le processus de
sacralisation et chargés de baraka, doit permettre à chacun de
bénéficier de la bénédiction divine. La quatrième étape est la
récitation a capella de l’oraison spirituelle de la confrérie, le
hizb Subhân al-Dâ`im (« gloire à l’Eternel ») par les officiants.
Souvent, un réceptacle de baraka (un récipient d’eau ou de lait)
est placé par la maîtresse de maison sur une table au centre du
cercle de disciples. A la suite de cette récitation, le liquide
sanctifié contenu dans les récipients est consommé par les
officiants et les participants. Ces actes rituels et le matériel
employés pour sacraliser le domicile se déroulent au sein de
deux espaces distincts qui témoignent que la frontière - qu’elle
soit géographique ou comportementale - entre les sphères du
publique et du privée est extrêmement mouvante car elle sont
intégrées toutes deux dans le cadre la cérémonie. C’est pourquoi
nous proposons d’employer dans ce contexte les notions
470
d’avant-scène, d’arrière-scène, de zone d’amorce et de zone
d’essor. Définissons ces différents termes :
L’avant-scène : l’avant-scène remplit ici différentes fonctions
apparemment contradictoires. C’est tout d’abord un lieu où l’on
peut se détendre, plaisanter et désacraliser la cérémonie. C’est
ici que les Aïssâwa revêtent leurs vêtements cérémoniels, qu’ils
préparent leurs instruments mais aussi qu’ils prennent leurs
pauses entre les différentes parties de la cérémonie. C’est bien
sur l’avant-scène que les Aïssâwa tiennent des discussions
privées et que le muqaddem distribue les salaires à ses musiciens
à la fin de la cérémonie. Par là, l’avant-scène se rapproche de la
« région antérieure » ou « coulisses » spécifiée par Goffman, car
les acteurs « peuvent contredire la représentation donnée dans
l’espace de représentation principal »1. Cependant, par les actes
rituels qu’elle accueille (mise en condition mentale et physique,
récitations de prières, utilisation de matériel consacré,
franchissement du seuil) réalisées à l’aide d’habits cérémoniels
et d’accessoires rituels, l’avant-scène déborde la notion de
« coulisses » en permettant aux individus de se mettre en
condition d’accès au domaine du divin et de participer à un
rituel définit par Durkheim comme « négatif »2.
L’arrière-scène : c’est sur l’arrière scène que se tient l’essentiel
de la représentation et où les Aïssâwa, vêtus des vêtements
cérémoniels, animent la cérémonie face au public. L’arrière-
scène accueille des actes rituels dits « positifs » (selon
Durkheim) et diverses offrandes (ornements matériels, aliments,
prières, chants, danses) censées permettre la communion de
l’humain et du divin.
1. GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, t1. La représentation de soi. Trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, 1973, p. 105. 2. DURKHEIM, op. cit., pp. 50-51.
471
La zone d’amorce : la zone d’amorce est l’espace où les
officiants entament les actes rituels initiaux qui inaugurent et
annoncent la cérémonie.
La zone d’essor : la zone d’essor est le lieu qui permet la
communion de l’humain et du divin. Dégagée et consacrée, elle
est la véritable pièce maîtresse du plan de scène. C’est ici qu’est
localisée la source du sacré et où les croyants vivent le stade
ultime de l’expérience mystique.
Dans le cas présent, l’avant-scène de la lîla est située dans
l’espace public et son arrière-scène dans l’espace privée. La
zone d’amorce est localisée sur l’avant-scène et la zone d’essor
est sur l’arrière-scène (voir le plan de scène de la cérémonie fig.
21). La célébration d’une lîla est vue comme l’occasion de
l’installation temporaire du sacré sur son arrière-scène (donc au
cœur de la sphère privée) par le processus de sacralisation et
l’agencement du domicile (une vieille femme coutumière de
l’invitation des Aïssâwa nous dit d’ailleurs un soir que sa
maison devient, le temps de la soirée, « une zâwiya »).
472
Fig. 21 : plan de scène de la cérémonie :
473
Le processus de sacralisation du domicile est figurée de manière
ostensible à tout le voisinage, d’une part par les Aïssâwa qui
débutent les activités rituelles sur l’avant-scène au vu et au su de
tous, et, d’autre part, par les convives qui y chantent et y
dansent. Nous avons donc le tableau suivant (fig. 22).
Fig. 22. Tableau du déroulement du processus de sacralisation :
Conduite idéale des acteurs
Objets et aliments utilisés. Réceptacles mobiles de baraka
Localisation Scène
1. Disposition des étendards autour de la porte d’entrée et récitation de prières par les Aïssâwa. Manifestation de joie du public (cris, you-yous).
- étendards (lallam-s) - encensoir (mbakhra) - récipients d’eau, de lait et de dattes
zone d’amorce
avant-scène
2. Passage du seuil de la maison des Aïssawa et mise à distance des entités négatives par la maîtresse de maison. Les Aïssâwa accélèrent le rythme de la musique.
- gouttes d’eau et de lait
zone d’amorce
avant-scène
3. Danse des Aïssâwa et disposition des étendards dans le salon sous les encouragements (frappement de mains, you-yous) du public. Dégustation collective d’aliments sanctifiés
- dattes et lait
zone d’essor
arrière-scène
4. Récitation a capella du hizb Subhân al-Dâ`im par les Aïssâwa. Dégustation collective d’aliments sanctifiés
- lait et eau
zone d’essor
arrière-scène
Après avoir décrit le plan de scène de la cérémonie et son
processus de sacralisation, intéressons-nous maintenant à son et
plus particulièrement à ses dispositifs visuels.
Les dispositifs visuels :
Dans la maison consacrée pour l’occasion, la question de
l’aménagement de l’espace pour accueillir les Aïssâwa est
474
essentielle et fait l’objet de toute l’attention des membres du
foyer invitant. Une telle cérémonie implique un aménagement
particulier du salon, c’est à dire un déplacement des meubles,
une disposition précise des sièges et des tables à la recherche
d’une hospitalité optimale. Pour Goffman, cette forme de
communication définit un « appareillage symbolique » constitué
du « décor » qui possède des « éléments scéniques », c'est-à-
dire, pour nous, des dispositifs visuels. Notons que l’aspect de
festivité et de réjouissance est accentué par la présence d’un
technicien engagé par le muqaddem qui se charge, quelques
heures avant le début de la lîla, de l’agencement d’imposantes
enceintes, de pieds de micros, de micros, de câbles et d’une
table de mixage utilisés pas les Aïssâwa. L’aménagement
intérieur du domicile arbore donc différents éléments visuels en
relation étroite avec les notions mystiques, religieuses,
esthétiques et sociales mis en scène lors de la cérémonie. Dans
cette optique, Goffman définit différents types de « marqueurs »,
qui sont des éléments matériels employés par les officiants et les
participants pour mener à bien un événement particulier. Dans
notre contexte de la lîla, nous pouvons identifier des « marqueur
centraux », qui sont « placé(s) au centre du territoire dont il(s)
annonce(nt) la revendication »1. Il s’agit de l’encensoir et de la
table d’offrandes situés dans la zone d’essor sur l’arrière scène
(D et E sur le plan fig. 21). Les « marqueurs signets »,
revendiquant « comme partie du territoire les possessions du
signataire »2 sont, d’une part, les étendards de la confrérie, et,
d’autre part, les enceintes et la table de mixage qui nous
informent sur la manifestation d’un rituel mystique à
connotation artistique. Ils sont placés à la fois sur l’avant-scène
et sur l’arrière-scène (A, B, F et G sur le plan fig. 21). Le seuil
de la porte d’entrée correspond au « marqueur frontière », qui
1. Ibid. 2. Ibid.
475
« marque la ligne qui sépare deux territoires adjacents »1 (voir
plan fig. 21). Tous ces marqueurs construisent au final le
« décor »2 de la cérémonie. Ils sont équitablement répartis dans
les zones d’amorce et d’essor sur l’avant scène et l’arrière scène
(voir tableau fig. 23 page suivante) :
Fig. 23 : tableau récapitulatif du décor la cérémonie :
Types de marqueurs visuels
Matériel utilisé Localisation
Centraux
- encensoir (accessoire mobile. Fig.22, D) - table d’offrandes (fig. 21, E)
zone d’amorce sur l’arrière-scène
Signets
- étendards (accessoire mobile. Fig. 22, F et G) - enceintes et table de mixage (fig. 22, A et B)
avant-scène et arrière- scène
Frontière
- récipients réceptacles de baraka (accessoires mobiles)
avant-scène
Après avoir dévoilé les éléments du décor de la cérémonie,
examinons à présent le comportement de ses acteurs. Pour cela,
nous nous aidons de la théorie des « cadres de l’expérience »
empruntée par E. Goffman à l’anthropologue G. Bateson3.
Définissons cette notion théorique.
1. Ibid. 2. Ibid. 3. La théorie des La théorie des « cadres », renvoyant à la métaphore cinématographique, a été définie par Bateson dans un article d’analyse du comportement d’animaux qui jouent à se disputer. Bateson s’intéresse moins aux comportements en eux-mêmes qu’au contexte qui les encadre. Dans la capacité des animaux à émettre et à accepter le signal « ceci est un jeu » en tant que message implicite (métamessage) qui régule l’ensemble des gestes en question, Bateson comprend toute l’importance du cadrage des comportements issus de situations diverses et réintroduits dans un autre contexte sous de nouvelles catégories d’organisation. BATESON, « The message "This is play" », Group Process. Transaction of the Second Conference, 1956, pp. 145-242.
476
Le « cadre » de l’expérience du divin :
D’après E. Goffman, tout expérience vécue, toute situation
sociale peut se prêter à plusieurs « versions », à plusieurs
« cadrages » ; ceux-ci entretiennent des rapports les uns avec les
autres renvoient les uns aux autres et servent de modèle les uns
pour les autres. L’expérience est faite d’une multitude de cadres
interprétés différemment selon les personnes impliquées dans la
situation : la plupart du temps, elle donne aux personnes
l’impression que tout se passe normalement, que ce qu’elles
vivent est bien réel ; dans certains cas toutefois, elle produit des
confusions. Selon cette théorie, tout activité sérieuse (comme
une cérémonie religieuse) peut servir de modèle à différentes
versions non sérieuses de cette activité, de sorte qu’il est
impossible, dans certaines circonstances, de distinguer la
situation réelle, appelé par Goffman le « cadre primaire », de sa
version ludique, désigné comme le « cadre transformé »1 suite à
des transformations appelées « fabrication » ou
« modalisation »2. Définissions ces notions :
- Le « cadre primaire » : le « cadre primaire » est celui qui «
permet d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel
autrement serait dépourvu de signification ». Goffman
distingue deux grandes classes de cadres primaires : les
« cadres naturels » (soumis à l’action des lois et des forces
naturelles) et les « cadres sociaux » (qui impliquent des
intentions et des actions humaines).
- Le « cadre transformé » : ce cadre possède les mêmes
caractéristiques a priori que le « cadre primaire » mais les
activités et même les pensées des acteurs lui donne une
signification radicalement différente. La transformation du
1. GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, trad. de l’anglais par I. Joseph, 1991 (1974), pp. 15-19. 2. Ibid., p. 283.
477
cadre échappe à une partie des participants. Ils croient être
en présence du modèle original mais sont en fait confronté à
sa transformation, sa copie « fabriqué ».
- La « fabrication » : ce terme désigne la transformation du
« cadre primaire » en « cadre transformé » qui résulte des
efforts délibérés, individuels ou collectifs destinés à
désorienté l’activité d’un ou plusieurs individus et qui vont
jusqu’à fausser leurs convictions sur le cours des
événements. Selon Goffman, la « fabrication » est une
transformation qui se cache »1. Elle peut être « bénigne »,
c'est-à-dire qu’elle ne cause pas de dommages importants
aux victimes, ou « abusive », qui entraîne des conséquences
négatives réprouvées par la morale ou par la loi.
- La « modalisation » : ce mot signale la transformation du
« cadre primaire » en « cadre transformé » qui se réalise au
vu et au su de tous : la « modalisation » est une
transformation qui ne se cache pas »2.
Viennent encore s’infiltrer des activités « hors-cadre »
(auxquelles on ne porte généralement pas attention), des
« ruptures de cadre » (déficience ou carence d’interprétation
d’une situation), des « mécadrages » (la « sous-modalisation »
impliquant d'enlever une « strate » à l’action interprétée, par
exemple la strate ludique et donc de prendre au sérieux ce qui
relève du jeu ; la « sur-modalisation » consistant à ajouter une
strate, par exemple ludique, et donc à prendre à la légère ce qui
est donné comme sérieux ou important). L’analyse des cadres
proposée par Goffman est sans aucun doute un outil efficace de
description et d’analyse de la complexité des interactions
humaines, dans leurs nuances et subtilités constitutives de la vie
1. Ibid. 2. Ibid., p. 282.
478
sociale soumise à une vulnérabilité quasi permanente. On peut,
pour résumer, dire que les « cadres de l’expérience » assurent
une double fonction : d’une part, ils orientent les perceptions, les
représentations de l’individu et, d’autre part, ils influencent son
engagement et ses conduites. D’abord, ils orientent les
perceptions : les cadres fixent en quelque sorte la représentation
de la réalité; ils donnent à l’individu l’impression que cette
réalité est bien ce qu’elle est (par exemple, la personne a bien
affaire à une plaisanterie et non pas à une remarque sérieuse).
Ensuite, ils influencent l’engagement et les conduites: la
définition de la réalité étant fixée, la personne peut ajuster son
degré d'engagement et adopter les comportements adéquats : rire
dans le cas de la plaisanterie, adopter le comporter adéquat avec
une situation donnée etc. A partir des définitions proposées par
Goffman, nous pouvons analyser le comportement des acteurs
de la cérémonie. Commençons par le comportement des invités :
Le comportement des invités :
La cérémonie de la lîla est le « cadre primaire » de l’expérience
du divin où se retrouvent des individus de différentes classes
d’âges (des enfants se mêlent aux personnes âgés), de différents
niveaux sociaux (des nécessiteux y côtoient des personnes à
revenus modestes et des notables), des valides et des handicapés
et où la mixité des sexes est très souvent de mise. Nous devons
préciser que la cérémonie n’incarne pas un lieu de rencontre
pour les jeunes gens qui se côtoient sur l’aire de danse, malgré le
fait que le jeu des regards entre garçons et filles constitue alors
le moyen primordial de communication. A. Bouhdiba parle à ce
sujet d’une véritable « dialectique, subtile et fine, de la rencontre
des sexes par le biais des regards. »1 La lîla provoque cependant
un sentiment d’intimité qui permet de régénérer les liens entre
les individus et l’impression d’unité spirituelle est abondamment
1. BOUHIBA, La sexualité en Islam, 1979, p. 51.
479
commentée par les invités tout au long de la soirée provoquant
une « sur-modalisation » théorique du « cadre primaire ». Celui-
ci ne manifeste cependant pas une homogénéité sociale. Lors de
cérémonies organisées dans les foyers aisés des quartiers de
standing de Fès ou de Meknès (Hay Azhar, Hay Tariq, Tariq
Imouzer etc.), le foyer invite également des gens moins aisés. A
l’inverse, lors des lîla-s organisées dans des maisons modestes
voire pauvres des médinas ou des quartier périphériques, on y
convie dans la mesure du possible, au moins une connaissance
plus prospère (des notables locaux et même, de plus en plus
fréquemment, des touristes occidentaux), démontrant ainsi au
voisinage la haute valeur de son réseau social. D’après K.
Boissevain, le seul fait de choisir les invités et de les accueillir
dans la sphère privée atténuerait les « dangers potentiels »1. Il
est vrai qu’après sélection sociale et des règles de l’hospitalité
nécessaire (salutations, passage du seuil de la porte, invitation à
s’asseoir et dégustation de boissons), les individus passent du
statut d’étranger à celui d’invité et d’ami intime2. A cette
occasion, les convives « sur-modalisent » l’événement en y
ajoutant une strate esthétique et ludique : beaucoup soignent
particulièrement leur habillement, les femmes les plus aisées
vont chez le coiffeur et portent de précieux caftans brodés, les
plus jeunes d’entre elles sont souvent vêtus à l’occidentale (jean,
t-shirt moulant, lunettes de soleil) et très rares sont les femmes
voilées, qui sont surtout les plus âgées. Les hommes invités sont
rasés de près et portent parfois des costumes trois pièces, mais
1. BOISSEVAIN, Saïda Manoubiya, une sainte parmi les saints : pratiques religieuses et recompositions rituelles à Tunis, 2003, pp. 289 et ss. 2. Ajoutons que la qualité de l’hospitalité maghrébine et le don supposé de l’espace privé dans cet air culturel est une idée reçue. Nous avons constaté que l’hospitalité des accueillants est toujours vécue par eux comme une épreuve, car il y a une possibilité que l’étranger empiète sur leur intimité. Cette hospitalité ne doit faire oublier à l’invité qu’il n’est pas chez lui. On pourra aussi se reporter à l’article de J. Hannoyer « L’hospitalité, économie de la violence », Maghreb-Machrek, n° 143, 1994, dans lequel l’auteur suggère que les rites d’hospitalité recèlent et neutralisent les violences de la société, p. 226.
480
généralement un pantalon droit et une chemise claire font
l’affaire. Les plus âgés s’habillent parfois d’une jellâba et les
plus jeunes portent des shorts ou des joggings. Tout au long de
la cérémonie les convives manifestent leur joie par leurs éclats
de rires et leurs danses : l’aspect récréatif du divin est clairement
affiché. Dès qu’ils arrivent sur les lieux, les invités saluent d’un
geste les Aïssâwa qu’ils croisent devant l’entrée de la maison
dès leur arrivée. Ils discutent ensemble et plaisantent un cours
instant avant de regagner l’intérieur du domicile où un
rafraîchissement leur est servit avant le dîner. Le repas pris en
commun se déroule toujours avant le début de la cérémonie. Les
invités se restaurent dans le salon à l’endroit même où se
déroulera la lîla. Les femmes et les hommes dînent à des tables
différentes, dressées et servies par le traiteur qui officie pour
l’occasion. Les convives se partagent le même plat et seuls les
enfants utilisent des assiettes. Les serveurs déposent au centre de
chaque table plusieurs petits pains ronds, puis un grand plat où
sont disposées plusieurs poulets rôtis ou un méchoui d’agneau
suivit d’un couscous ou d’une pastilla (chausson farcis de viande
de pigeon et saupoudré de sucre glace). A la suite du repas, qui
se termine par quelques fruits de saisons et d’un thé, les hommes
réalisent une activité « hors cadre » : ils se lèvent et sortent dans
la rue pour fumer une cigarette et discuter avec les Aïssâwa qui
viennent eux aussi de terminer de dîner de leur coté. Le
technicien engagé par le muqaddem profite de cet instant pour
installer le matériel de sonorisation. Lorsque tout est prêt, la
maîtresse de maison prévient le muqaddem qu’il est temps de
commencer la cérémonie.
L’union et la désunion des corps :
Dès que les Aïssâwa jouent des instruments de percussions dans
la zone d’amorce sur l’avant-scène et qu’ils commencent
l’entrée, les contacts entre les convives qui les entourent se font
plus intimes : sourires, chants, pas de danses, cet instant a
481
indéniablement un impact sur leurs relations sociales. Une fois à
l’intérieur du domicile et lorsque les Aïssâwa jouent le Rabbânî
dans le salon, le contact physique entre convives est exprimée.
Ceux-ci se tiennent la main et manifeste leur enthousiasme part
de larges accolades ou en montant sur les tables ou les chaises.
Tous récitent à haute voix les litanies des Aïssâwa. Les invités
sollicitent le muqaddem pour des impositions de mains sur les
enfants en bas âges ou certains membres de la famille. Après
l’entrée, les invités retournent s’asseoir. Certains se rapprochent
des Aïssâwa et prennent place aux extrémités du cercle des
disciples (al-halqa). Le désir de partager cette expérience avec
eux est manifesté par de nombreuses personnes, hommes ou
femmes, jeunes ou moins jeunes. La position des corps des
convives, la manière dont ils se meuvent et s’approprient
l’espace témoignent d’une grande familiarité entre les personnes
présentes, bien que la plupart se connaissent pas. La grande
proximité se manifeste par le fait que les invités s’assoient très
près les uns des autres et entament aisément la conversation
avec son voisin. Il est fréquent de partager le même verre de thé
ou de proposer une pâtisserie aux personnes de son entourage.
On manifeste rarement un quelconque désagrément à sentir
l’épaule de son voisin ou de sa voisine contre son dos. Et c’est
dès le début de la soirée que cette ambiance conviviale est
d’emblée installée. Les convives peuvent participer à des
activités « hors-cadre » : ils entrent et sortir du domicile comme
bon leur semble, ils plaisantent, ils interpellent les Aïssâwa, ils
rient aux éclats et s’allongent sur les fauteuils. Parfois certains
téléphonent et regardent même la télévision pour suivre les
nouvelles liées à un événement important de l’actualité,
« transformant » le « cadre primaire » en « cadre secondaire »
accepté par tous. A l’inverse, des hommes invités ou faisant
parti de la famille invitante n’hésitent pas, et cela quelque soit le
moment de la cérémonie, à s’éloigner dans la rue ou à s’isoler
dans une pièce de la maison pour boire de l’alcool ou fumer du
482
haschich à l’insu des femmes. Ces actes « fabriquent » un
« cadre secondaire » qui accueille des activités réprouvées par la
morale et par la loi.
Mais revenons au « cadre primaire ». Après les danses de transe,
la personne épuisée qui s’écroule est toujours recueillie dans les
bras d’un autre participant et dorlotée. Ce dernier, qui l’accueille
comme son propre enfant, peut être, selon le cas, le muqaddem,
un parent, un ami ou un parfait inconnu. Parfois, il lui murmure
la chahâda (la profession de foi du musulman) au creux de
l’oreille, lui rajuste toujours ses vêtements, lui essuie son visage
et lui coiffe ses cheveux. Une fois détendue, il lui donne à boire
tout en la félicitant de ce qui vient de lui arriver. Dans les cas où
la chute est douloureuse ou qu’une altercation éclate entre deux
convives, une « rupture de cadre » se produit. Pendant un cours
instant, le « cadre principal » est suspendu et les participants se
doivent de résoudre par eux-mêmes et le plus rapidement
possible ces incidents.
A l’opposé de cette proximité des corps, les commentaires de
« sur-modalisation » théoriques du cadre sont nombreux sur la
nécessité absolue de danser seul lors des danses de transes. Ces
danses se déroulent dans la zone d’essor appelée al-hurm (le
« refuge »), de forme plus ou moins circulaire et située devant
les musiciens. Le désir d’avoir plus d’espace dans cette zone est
clairement affiché et revendiqué par les participants : chaque
individu y recherche (bien souvent en vain) un périmètre
individuel pour y vivre son expérience. L’idéal serait de danser
seul au milieu de l’assistance qui deviendrait public. Mais sur
cette surface réduite, une chorégraphie collective spontanée régit
paradoxalement les transes individuelles : les balancements
circulaires de la tête, le tourbillon des cheveux, les mouvements
plus ou moins vifs du buste et des bras des différents danseurs
s’imbriquent les uns aux autres. Comment interpréter ces deux
comportements visiblement divergents ? Lors de l’exorcisme et
de la hadra, les personnes qui revendiquent une mise à distance
483
font valoir que c’est le démon invoqué qui la réclame. Et les
désirs des démons identifiés (par leur nom, leur couleur, leurs
offrandes et leur air mélodique) sont toujours respectés. Les
transes pratiquées par le public lors de l’exorcisme des mluk (et
même pendant la hadra) sont vécues comme une situation
intime qui lie la personne au divin. En dépit du caractère
collectif de la lîla, les danses de transe mettent en scène une
relation intrinsèquement individuelle qui sollicite différentes
composantes de l’individu. Dans ces conditions un participant
ne tolère aucun empiètement territorial et aucun contact
corporel. A ce niveau, la pratique religieuse commune
s’estompe devant la complexité des liens qui unit l’individu au
divin. En effet, les participants nous informent souvent de leur
allégeance à un démon identifié plutôt qu’au saint fondateur des
Aïssâwa. Ceux-ci ne manifestent pas une dévotion exclusive et
unifiante au saint, malgré le fait que le rituel se déroule en son
nom et sous sa protection.
Par leur participation active à la cérémonie, les convives
manifestent leur respect pour le sacré, c’est-à-dire qu’ils se
soumettent à un principe normatif supérieur à leurs propres
désirs individuels. Selon Goffman, le comportement humain est
construit par des « signes d’expressions corporelles »1
manifestés dans ce « cadre primaire » par le soin apporté par les
participants à la sacralisation de l’espace domestique et à
travers leurs danses de transe. Ces expressions corporelles leur
permettent d’effectuer une mise en condition normative pour se
mettre dans une situation où une rencontre avec divin va se
produire. Accepter de participer à une lîla c’est consentir à se
soumettre à ces règles symboliques qui définissent des normes
théoriques, corporelles et des frontières spatiales qui mettent en
scène le cadre de l’expérience du divin. Cette cérémonie impose
à ses participants des règles comportementales qui norment et
1. Ibid., p. 132.
484
gouvernent l’individu en fonction à la fois de sa présence en ces
lieux et vis à vis des actes rituels qu’ils ont à accomplir. Il s’agit
alors, pour les participants, d’incarner temporairement un
« rôle »1 qui prédéfinit leurs comportements idéaux tout au long
de la cérémonie. Pour modéliser les comportements humains,
Goffman propose trois expressions corporelles types :
l’expression corporelle « d’orientation », l’expression corporelle
« de circonspection » et l’expression corporelle « d’outrance »2.
Selon nous, les participants à la lîla adoptent ici l’expression
corporelle dite d’ « orientation »3 manifestant un « savoir-vivre
ensemble » qui révèle deux types de conduites, l’une principale,
l’autre alternative, préalablement définies et ritualisées :
- La conduite principale des convives : participer à l’entrée
(dakhla) sur l’avant-scène en suivant les Aïssâwa et en
manifestant sa joie par des clameurs. Une fois sur l’arrière-
scène, se diriger dans la zone d’essor pour danser avec les
autres convives (lors du dhikr). Plus tard dans la soirée,
danser seul jusqu’à perdre conscience face aux Aïssâwa (lors
des mluk et la hadra) dans la zone d’essor.
- La conduite alternative des convives : recevoir la
bénédiction du muqaddem. S’asseoir auprès des Aïssâwa.
Lors des danses de possession des mluk, porter un vêtement
de la couleur du démon identifié et lui faire des offrandes
matérielles. S’isoler pour consommer des drogues ou de
l’alcool.
1. Le terme de « rôle » est employé ici selon la définition que lui a donné Richard Sennet, à savoir qu’« un rôle est une conduite adaptée à certaines situations et non à d’autres (…) et impliquent un système de croyance particulier. » SENNET, Les tyrannies de l’intimité, 1979 (1974), pp. 35-36. 2. GOFFMAN, 1973, t. 1, op. cit., p. 178. 3. L’expression corporelle d’orientation permet à « un individu en présence des autres se sent souvent obligé de sa livrer à quelque activité reconnaissable et ouvertement motivée par les objectifs officiels du moment et du lieu », GOFFMAN, op. cit., p. 135.
485
Après cette description du comportement et du rôle des
participants à la cérémonie, définissons à présent l’attitude des
principaux officiants, les Aïssâwa.
Le comportement des Aïssâwa :
Le comportement des Aïssâwa est soumis à des règles très
strictes qui sont à la fois les composantes nécessaires à
l’organisation interne du groupe et aussi les conditions sine qua
non à la célébration d’une lîla. Ces règles1 sont imposées
oralement et avec fermeté par le muqaddem aux membres de la
tâ`ifa et gouvernent l’attitude de chaque disciple en fonction des
objectifs déterminés par le moment (le cérémonie) et le lieu (le
domicile des clients), soit au respect du « cadre primaire ». Ces
contraintes, définies par Goffman comme des devoirs2, régissent
non seulement la conduite du musicien serviteur dans la tâ`ifa
vis à vis de ses « frères » mais surtout vis-à-vis des membres du
public. Selon Goffman, ces différentes obligations définissent la
« façade personnelle » des acteurs, c’est çà dire leur aspect
extérieur (vêtements, sexe, attitudes, manière de s’exprimer,
mimiques, comportement et gestuels). Celle-ci, adoptée par tous,
devient une « façade collective »3 et leur impose le maintien
physique, la tenue vestimentaire (et la façon d’utiliser le
matériel) et les manières de socialisation à respecter pour la
sauvegarde du « cadre primaire ». Etudions ces trois
composantes de la « façade collective » des Aïssâwa :
1. Le maintien physique :
Le muqaddem astreint à lui-même et à tous ses musiciens
l’adoption d’un maintien physique réglementé et définit par de
1. Nous utilisons le mot « règle » selon le sens donné par E. Goffman, qui les voit comme des « normes imposées par un agent autorisé ». GOFFMAN, op. cit., pp. 102. 2. Selon Goffman, « les normes ou les règles empiètent sur l’individu (...). Ces obligations et ces attentes sont parfois nommées des droits quand la personne qui les a les désire, et des devoirs dans le cas contraire », Ibid. 3. Ibid, pp. 30-33.
486
très nombreuses recommandations explicitées par lui oralement
et de façon routinière quelques jours avant le déroulement de
chaque lîla. Il se charge ainsi de rappeler régulièrement
comment une bonne tenue physique qui symbolise, à ses yeux,
une droiture morale sans faille. Nous devons dégager deux types
de règles de conduites fondamentales à respecter par les
Aïssâwa pour régler leur maintient physique et leur allure : il
s’agit de règles normatives obligatoires et de règles normatives
optionnelles :
- Les règles normatives obligatoires : être bien rasé, avoir les
cheveux courts, s’être parfumé, être assis le dos droit et en
rang dans le cercle (al-halqa) des disciples, ne jamais
s’allonger, ne pas somnoler, sourire au public.
- Les règles normatives facultatives : avoir été au hammam
avant la célébration de la cérémonie, être en état de pureté
rituelle, avoir fait ses prières à la mosquée, être pieds nus
dans l’aire de danse sacrée (al-hurm).
2. La tenue vestimentaire et le matériel :
La tenue vestimentaire des Aïssâwa lors de la célébration d’une
lîla s’insère elle aussi dans un système Goffmanien de
« marqueurs de référence ». Ce dispositif a pour fonction de
manifester et d’appuyer la position da la partie (le disciple
Aïssâwî) par rapport au tout (la tarîqa). Appartenir à la tarîqa et
animer une lîla impliquent la possession et l’utilisation
nécessaire de matériel en relation étroite avec la pratique
spirituelle qui connote le « cadre primaire ». L’officiant étant
soumis à l’attention continuelle des membres du public, les
marqueurs sociaux prennent ici la forme de signes
volontairement ostentatoires. Ceux-ci se composent du matériel
propre à la tâ`ifa, c’est-à-dire les vêtements cérémoniels (le port
de la jellâba ou de la handira, des babouches et du turban), les
487
instruments de musique (l’utilisation des idiophones et des
aérophones) et les accessoires rituels (les étendards et
l’encensoir). Rappelons que ce matériel appartient au muqaddem
(à l’exception des hautbois reta-s) qui le transporte avec lui dans
son véhicule pour célébrer une cérémonie domestique. Les
étendards, où sont brodés le nom de Dieu, du Prophète et des
sourates du Coran, font l’objet d’une attention particulière : ils
ne doivent jamais être déposés sur le sol mais toujours autour la
porte d’entrée (lors de la dakhla, pour permettre le passage du
seuil par la tâ`ifa) et, lorsque les Aïssâwa sont dans le salon, ils
doivent être mis contre le mur et derrière eux.
3. Les manières de socialisation :
Les manières de socialisation des Aïssâwa sont elles aussi
définies par de nombreuses recommandations exprimées
oralement par le muqaddem quelques heures avant la cérémonie.
Le cas échéant, celui-ci n’hésite pas à réprimer sévèrement
(mais discrètement) les musiciens inattentifs ou nonchalants au
cours du déroulement de la lîla au sein même du cercle de
disciples. Il existe là aussi deux catégories de manières de
socialisation employées par les Aïssâwa en fonction du lieu où
ils se trouvent au cours de la cérémonie : il s’agit des manières
employées sur l’arrière acène (à l’intérieur du foyer) et celles
employées sur l’avant-scène (à l’extérieur du foyer) :
- Sur l’arrière-scène : observer le silence lors des pauses, ne
pas discuter avec les autres disciples, ne pas discuter avec les
membres du public, ne pas faire de gestes brusques, ne pas
rire aux éclats, éviter les clins d’œil et les plaisanteries,
adopter une attitude de pudeur vis à vis des membres du
public, ne réaliser les danses rituelles qu’à la demande du
muqaddem, ne jamais rechercher la transe et l’extase,
encourager le public à participer aux danses de la hadra, ne
quitter le cercle qu’avec l’autorisation du muqaddem, se
488
lever uniquement à la clôture des invocations collectives et à
la suite du muqaddem. Ces manières ont pour but le
maintient du « cadre primaire ».
- Sur l’avant-scène : L’avant scène accueille des actes « hors-
cadre » qui sont les suivants : arriver sur les lieux deux
heures avant le début de la cérémonie (respect de la
ponctualité), fumer des cigarettes et discuter avec les
membres de l’assistance. L’avant-scène permet aussi des
manières qui « modalisent » un « cadre secondaire », c’est-à-
dire qu’elles créent au vu et au su de tous un événement qui
est accepté par tous les autres participants, comme se vêtir
(et se dévêtir) des vêtements cérémoniels (jellâba, handira),
participer au rangement du matériel de la tâ`ifa (plier les
jellâba-s, les handira-s et les étendards), percevoir la
rémunération de son salaire et quitter les lieux rapidement
sans importuner les convives. Cependant, certains musiciens
n’hésitent pas, lors des pauses, à s’éloigner dans la rue pour
boire de l’alcool et fumer du haschich à l’insu du
muqaddem, « fabriquant » un « cadre secondaire » pénalisé
par la morale et par la loi.
Exactement comme lors des réunions de disciples dans la
zâwiya-mère, de nombreuses formules orales « Moulay »
(« seigneur »), « Sî » ou « Sîdî » (« Monsieur ») précédant le
prénom - ou plus simplement le terme « frère » (khwân) - sont
souvent utilisée par les enquêtés pour se désigner, signifiant
ainsi des marques de respect qui expriment ainsi la volonté
d’établir entre eux des relations ancrées. Ces formules de
politesse agissent comme un signe du lien social dans une
« action déterminée »1 : les enquétés aiment à rappeler que dans
1. Une « action déterminée » est un acte issu de « la tradition du groupe ou du statut qui réclame ce genre d’expression », GOFFMAN, op. cit, p. 15.
489
ce contexte rituel, la fraternité et l’intimité sont des données
primordiales à leurs yeux. Un nouveau venu dans le groupe est
immédiatement reconnu par ses frères comme l’un des leurs au
même titre que les « anciens ». Mis à part cette adresse
respectueuse, il existe un autre signe fonction de salutation que
nous avons relevé aussi dans la zâwiya-mère : la poignée de
main rituelle que les musiciens réalisent soit lorsqu'ils se
rencontrent ou lorsqu’ils se quittent : d'un seul geste ils se
serrent la main et appliquent leur main droite sur la poitrine à
hauteur du coeur, en prononçant « que la paix soit avec toi » (as-
salâm alaykûm). Selon nous, cette « façade collective » des
Aïssâwa a pour objectif une « sur-modalisation » du « cadre
primaire » afin de lui ajouter une strate de pudeur, de correction
et de bienséance.
490
Fig. 24 : tableau récapitulatif de la « façade collective » des
Aïssâwa :
Le maintien physique (allure)
Les manières de socialisation
La tenue vestimentaire
Le matériel
Règles obligatoires : - être bien rasé - avoir les cheveux courts - s’être parfumé - être assis le dos droit et en rang dans le cercle des disciples - ne jamais s’allonger - ne pas somnoler Règles facultatives : - avoir été au hammam - être en état de pureté rituelle - avoir fait ses prières à la mosquée - être pieds nus dans l’aire de danse
Sur l’arrière-scène : - observer le silence - ne pas discuter - ne pas faire de gestes brusques - éviter les plaisanteries - adopter une attitude de pudeur - ne réaliser les danses rituelles qu’à la demande du muqaddem - ne jamais rechercher la transe et l’extase - faire participer le public aux danses de transe - ne quitter le cercle qu’avec l’autorisation du muqaddem - se lever uniquement à la clôture des invocations collectives et à la suite du muqaddem. Sur l’avant-scène : - respect de la ponctualité - se vêtir / dévêtir des vêtements cérémoniels - ne retourner dans le cercle des disciples qu’à l’appel du muqaddem - permission de fumer des cigarettes - permission de discuter avec les membres de l’assistance.
Tenue obligatoire : - port de la jellâba - port de la handira lors de la hadra - port des babouches Tenue facultative : - port du turban
Instruments de musiques et les accessoires rituels. Ne jamais déposer les étendards au sol
491
Une équipe soudée par la complicité :
L’étude détaillée des éléments constitutifs de la « façade
collective » des Aïssâwa nous montre que celle-ci manifeste
clairement une « complicité d’équipe »1, une preuve de
connivence exprimée avec une prudence suffisante pour ne pas
porter atteinte aux apparences illusoires que les enquêtés
maintiennent devant le public et éviter ainsi au « cadre
primaire » de se « transformer » en « cadre secondaire ».
Cependant, lors du déroulement de la cérémonie sur l’arrière
scène, les enquêtés peuvent exprimer devant les membres de
l’assistance certaines choses étrangères à leurs rôles, telles que
des plaisanteries douteuses et des tensions liées aux querelles
internes. Mais ils les expriment de façon à ce que le public ne
perçoive pas des gestes ou des dires en désaccord avec la
définition de la situation. Les membres de la tâ`ifa sont dans le
secret de cette communication et se trouvent d’emblée placés en
situation de complicité les uns avec les autres vis à vis des
participants extérieurs. En s’avouant mutuellement qu'ils
cachent aux autres personnes présentes des secrets significatifs,
les enquêtés reconnaissent aisément que l’apparence de sincérité
qu'ils présentent officiellement n'est rien de plus qu’une
apparence. Grâce à ce double jeu, les disciples peuvent
maintenir une solidarité de façade lorsqu’ils sont engagés dans
une représentation. De fait, ils ne manquent pas d’exprimer
impunément des choses inacceptables sur le compte du public
aussi bien que des choses sur leur propre compte que le public
trouverait proprement intolérable. Par cette connivence interne,
le « cadre primaire » devient immédiatement un « cadre
transformé » par l’action de « fabrication » des membres du
groupe. Pour tenter de cacher au public l’apparition de ce
nouveau cadre, les enquêtés font preuve d’une « discipline
1. Selon Goffman, la « complicité d’équipe » a pour but la sauvegarde des secrets internes du groupe pendant la représentation. Les équipiers doivent se comporter suivant certaines obligations morales qui les lient les uns envers les autres. GOFFMAN, op. cit., pp. 169-170.
492
dramaturgique »1 et s’efforcent de présenter leur propre rôle
durant la représentation. Ils doivent ainsi se détacher
affectivement de leur représentation pour rester disponibles aux
aléas d’une « rupture de cadre » qui peut se produire, comme par
exemple la chute douloureuse d’un membre du public pendant
les danses de transe, une erreur de jeu d’un des musiciens ou la
défaillance de la sonorisation (il s’agit souvent d’innombrables
larsens de saturation). Parfaitement conscient de leur rôle et de
la création d’un « cadre transformé », les enquêtés concentrent
leurs efforts pour ne pas commettre de maladresses et maintenir
ainsi leur discrétion. Ils ne divulguent jamais volontairement les
secrets de la représentation et sont capables de dissimuler à
l’instant même l’erreur commise par un équipier, tout en
donnant constamment l’impression de l’existence unique et
solide « cadre primaire ». Les membres de la tâ`ifa doivent
aussi faire preuve de sang froid et s’abstenir de toute réaction
émotionnelle face à leurs propres problèmes personnels, à ceux
de leurs équipiers ou ceux des membres du public. A l’inverse
des convives, ils taisent les sentiments spontanés et donnent
l’apparence qu’ils manifestent des sentiments convenus.
Chaque individu adhère ainsi au rôle qu'il lui a été assigné dans
la routine de la tâ`ifa en se joignant à ses équipiers dans le cercle
des disciples pour maintenir le dosage convenable de solennité
et de familiarité, de distance et d’intimité à l'égard des membres
du public. Cette maîtrise des impressions a pour but de réaliser
avec succès la mise en scène de son personnage et le maintient
du « cadre primaire ». Un individu responsable d'un incident
risque de divulguer l’existence d’un « cadre secondaire » et
discréditer sa propre représentation, celle d’un équipier ou celle
de toute la tâ`ifa et dévaloriser ainsi la cérémonie donnée au
1. Goffman définit la « discipline dramaturgique » comme la mise à distance mentale d’une situation. Essentielle aux individus engagés dans une représentation en public, la « discipline dramaturgique » leur permet de ne pas être affectés (d’une manière ou d’une autre) par les éventuels incidents qui peuvent y survenir. GOFFMAN, op. cit., p. 203.
493
public. L’exigence de cette discipline rigoureuse fait échos à
l’expression de Massignon pour qui « tout mystique sait qu’il a
un corps à dompter »1. Cependant, il ne s’agit en aucuns cas ici
d’une mortification du corps pour le rendre ascétique, insensible
à la douleur et indifférent aux plaisirs de la chair. Chez les
enquêtés, il n’est jamais question de mise à mort de la sensualité
et de rejet de la sensibilité. Lorsque nous les questionnons sur
les raisons qui motivent une telle discipline normative, les
muqaddem-s interrogés nous répondent invariablement par la
volonté, d’une part, de se démarquer des autres groupes
Aïssâwa, concurrents inévitables dans une la situation actuelle
de professionnalisation du mysticisme et de commerce du sacré
au Maroc, et, d’autre part, de donner une image positive de la
confrérie.
Que peut-on conclure de cette analyse des comportements ?
Tout d’abord, les différences de comportement entre officiants
et participants sont manifestes. La cérémonie de la lîla met en
scène des actes individuels et collectifs, son expression pénètre
ainsi tout le tissu social composé des officiants (les Aïssâwa) et
des participants (le public). Par les très nombreuses
recommandations imposées par le muqaddem, les musiciens
consentent à revêtir de leur plein gré une « façade collective » -
qui définit précisément le maintien physique, les manières et la
tenue vestimentaire - arborée par leurs personnages sur les deux
scènes du rituel. Pour mieux comprendre son impact sur les
enquêtés, nous pouvons faire référence à la notion d’« habitus
volontaire » avancée par Nilufer Gole. Selon elle, l’ « habitus
volontaire » est une caractéristique des micros pratiques
musulmanes, dans la mesure où tout espoir de modéliser un
« homme nouveau » implique nécessairement une focalisation
1. L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane (1954), cité par A. Dialmy dans Féminisme, islamisme et soufisme. DIALMY, 1997, p. 226.
494
sur l’habitus de l’individus, c’est-à-dire sur ses gestes, sur sa
façon de parler, sur ses vêtements et sur son comportement1. Cet
« habitus volontaire », qui, dans notre cas, englobe aussi la
connaissance du répertoire liturgique de la confrérie (c'est-à-dire
les oraisons mystiques, les poésies et les danses rituelles) ne
peut en aucun cas être constant à travers le temps et l’espace :
sans cesse retravaillé par les pratiques sociales, l’habitus vit et
subit de nombreuses transformations et des évolutions, car, «
étant le produit de l’histoire, c’est un système de dispositions
ouvert, qui est sans cesse affronté à des expériences nouvelles et
donc sans cesse affecté par elles. Il est durable mais non
immuable»2. L’usage de l’« habitus volontaire » permet de
créer chez les individus une capacité à s’autolimiter grâce au
port de la « façade collective ».
Ces préoccupations portant sur la corporalité, dans son
ensemble, ne sont pas partagées par les autres participants à la
cérémonie que sont les membres du public. La manifestation du
sacré dans l’espace domestique provoque une sacralisation
temporaire de la sphère du privé qui atténue les inconvénients
d’un sacré « public », égalitaire, et permet aux convives de
l’investir selon des modalités propres à chaque individu. C’est
pourquoi cette forme d’expérience privée du divin permet
certains écarts de comportement par rapport à ce qui serait
acceptable dans un contexte religieux plus dogmatique. La
cérémonie domestique, qui ne sépare pas les femmes des
hommes (bien que le groupe des officiants soit uniquement
composé d’hommes), laisse plus de place à la mixité sociale, à
l’image de la société marocaine dans son ensemble et de la
zâwiya-mère de Meknès. De plus, des interdits liés au respect du
1. Le terme d’ « habitus volontaire », prolongement de l’ « habitus » de P. Bourdieu (dont il expose les principes dans La Distinction, 1979, pp. 179-182) est proposé par N. Gole dans Musulmanes et Modernes, 2003, p. 153. Nous avons déjà fait usage de cette notion dans notre chapitre relatif à la méthode d’autoperfectionnement mystique, p. 161 et ss., ainsi qu’au sujet de la pratique des disciples de la zâwiya-mère de Meknès, pp. 236-237. 2. BOURDIEU, op. cit., p.108-109.
495
lieu religieux, comme les éclats de rire, les vas et viens, les
discussions frivoles et la consommation de cigarettes se
relâchent au sein d’activités « hors cadre », et ce autant dans les
quartiers aisés que dans les cités moins fortunées. Les tableaux
suivants (fig. 26 A et B) résume et décrit les rôles des différents
acteurs sur les scènes de la cérémonie.
Fig. 25 : tableau descriptif des rôles des acteurs sur les scènes de
la cérémonie :
A. Le rôle idéal des Aïssâwa :
Avant-scène Arrière-scène Acteurs Actes rituels Comportement Actes rituels Comportement Aïssâwa (hommes uniquement)
- vêtir / dévêtir les vêtements cérémoniels - réaliser l’entrée (dakhla) à partir de la zone d’amorce
- arriver deux heures avant le début de la cérémonie - tenir des discussions privées - fumer des cigarettes - boire un verre de thé - se détendre - discuter avec les membres de l’assistance - ne pas importuner les invités - ranger le matériel - percevoir son salaire - quitter les lieux rapidement
- réaliser le déroulement de la cérémonie (dhikr, mluk, hadra) - partager les réceptacles comestibles de baraka (lait, dattes, zammeta) avec le public - vendre des cierges au public
- être assis le dos droit et en rang dans le cercle des disciples - ne pas rire aux éclats - sourire - ne pas s’allonger - ne pas somnoler - observer le silence - ne pas discuter - ne pas faire de gestes brusques - éviter les plaisanteries - adopter une attitude de pudeur vis à vis du public - ne jamais rechercher la transe et l’extase - encourager le public à participer aux danses - ne quitter le cercle qu’avec l’autorisation du muqaddem
496
B. Le rôle idéal du public :
Avant-scène Arrière-scène Acteurs Actes rituels Comportement Actes rituels Comportement Public (hommes et femmes)
- participer à la dakhla en portant des réceptacles de baraka et en reprenant les litanies des Aïssâwa - déposer du lait ou de l’eau sur le seuil de la maison - manifester sa joie par des you-yous et des clameurs - chanter et danser
- saluer les Aïssâwa et discuter avec eux - boire un verre de thé - fumer des cigarettes
Conduite idéale : - danser avec les autres convives dans la zone d’essor - danser seul jusqu’à perdre conscience dans la zone d’essor Conduite alt. : - recevoir la bénédiction du muqaddem - s’asseoir auprès des Aïssâwa - porter un vêtement de la couleur du démon identifié et lui faire des offrandes matérielles
- entrer et sortir du domicile - discuter - manifester sa joie par des éclats de rire - interpeller les Aïssâwa - plaisanter - s’allonger - dormir - téléphoner - regarder la télévision
Ces deux tableaux informent sur les rôles des acteurs tels que
nous les avons observés de façon quasi systématique au cours de
nos recherches de terrain. Dans une volonté de compréhension
plus profonde de l’expérience du divin par les différents
protagonistes, nous avons mis en échos les actes des acteurs au
sein du système de « cadre de l’expérience » définit par
Goffman. Nous souhaitons y pointer les actes jugés « hors-
cadre », les « ruptures » de cadre, les « sur-modalisations » et les
« transformations » du cadre par la « fabrication » ou la
« modalisation » (fig. 27).
497
Fig. 27 : tableau du « cadre » de l’expérience du divin :
Cadre principal : la cérémonie de la lîla Aïssâwa Public Actes « hors-cadre »
- arriver deux heures avant le début de la cérémonie - fumer des cigarettes - boire un verre de thé - se détendre - discuter avec les membres de l’assistance
- plaisanter - interpeller les Aïssâwa - rire aux éclats - s’allonger sur les fauteuils - fumer des cigarettes avec les Aïssâwa
« Ruptures » de cadre
- tenir des propos inacceptables sur les membres du public ou sur ses coéquipiers - commettre une erreur d’interprétation musicale - subir les défaillances de la sonorisation
- chute douloureuse dans la zone d’essor pendant la transe - altercation entre participants
« Sur-modalisation » du cadre
- manifestation de la pudeur et de la bienséance à travers la « façade collective »
- impression d’unité spirituelle - volonté de danser seul dans la zone d’essor - aspect ludique - aspect esthétique
« Transformation » du cadre par la « modalisation »
- vêtir / dévêtir les vêtements cérémoniels - ranger le matériel - percevoir son salaire
- téléphoner - regarder la télévision - entrer et sortir du domicile
« Transformation » du cadre par la « fabrication »
- consommation d’alcool ou de drogue à l’insu du muqaddem
- consommation d’alcool de drogue à l’insu des autres convives
Cette analyse micro sociale de la mise en scène de la lîla des
Aïssâwa nous conduit à présent sur le dernier axe de
l’« expérience multidimensionnelle » du divin. Il s’agit de la
problématique de la place des femmes dans le mysticisme
maghrébin et plus particulièrement de l’autorité qu’elles
exercent sur les officiants.
498
L’autorité des femmes
L’autorité des femmes sur les Aïssâwa et sur leur rituel s’inscrit
dans la problématique de la marginalisation de celles-ci dans la
sphère religieuse. Ce phénomène n’est pas propre aux sociétés
musulmanes et semble être une constante dans les religions
monothéistes. Selon R. Hoch-Smith et A. Spring, qui s’appuient
sur les études relatives à la place des femmes dans la vie
religieuse de différentes sociétés à différentes époques,
l’apparition du monothéisme s’est accompagnée partout de
l’exclusion des spécificités religieuses dans le but de constituer
des sociétés homogènes1. C’est ce que nous apprend Sossie
Andezian qui a analysée la place des femmes dans l’univers
religieux maghrébin dans une perspective anthropologique et
socio-historique2. C’est à partir de son étude que nous allons
inscrire notre réflexion sur l’influence des femmes dans la
cérémonie des Aïssâwa. Avant d’exposer les manières dont les
femmes s’approprient ce rituel contemporain, intéressons-nous
aux représentations dont elles font l’objet d’un point de vue
socio-historique au Maghreb.
Le statut des femmes dans le mysticisme maghrébin :
Au niveau strictement doctrinal, les femmes en islam sont
tenues aux mêmes obligations religieuses que les hommes,
hormis pendant les périodes de menstruations où les actes de
piétés rituelles leurs sont prohibées. Les responsabilités
religieuses leur sont par ailleurs totalement accessibles et
l’égalité de tous les croyants est attestée par de nombreux
versets du Coran3. C’est en Andalousie à l’époque médiévale
que certaines femmes se sont manifestées dans le domaine de la
connaissance religieuse par l’enseignement du Coran (taleba-s)
1. HOCH-SMITH, SPRING, Women in ritual and symbolic roles, 1978. 2. ANDEZIAN, op. cit., pp. 90-97. 3. Coran, s. 33 / v. 35.
499
et des hadiths2. Dans les faits actuels, la ségrégation sexuelle
dont sont victimes les femmes au Maghreb les empêchent
d’investir pleinement les lieux de décision et de diffusion du
savoir religieux (mosquées, universités, partis politiques). C’est
donc dans le mysticisme que nous trouvons le plus grand
nombre de figures féminines, qu’elles soient mythiques ou
historiques. Dans la mémoire collective, les saintes musulmanes,
appelées par le titre honorifique « Lalla » (litt. « madame ») sont
considérées comme dépositaires du même pouvoir divin que les
saints et jouissent des mêmes considérations. La fonction des
femmes dans ce champ religieux se déploie principalement à
travers le domaine du spirituel. Appelées marabta-s (litt.
« maraboutes »), leur statut provient soit de leur lignage (elles
peuvent être issues de grandes familles ou de la descendance de
chaykh-s), soit de leur lien marital (épouses de saints ou de
muqaddem-s prestigieux), soit de leur propre distinction
personnelle en vertu d’actes de piétés remarquables qu’on leur
attribue, ou, à l’inverse, d’un comportement anti-exemplaire où
la folie et les compétences occultes se révèlent (dans ce cas, on
les appelle bahlûla-s)2. Dans certains groupes confrériques
comme les Gnawa, c’est parfois une muqaddema, chef
religieuse désignée ou autoproclamée, qui officie en tant que
maîtresse de cérémonie. Comme leurs homologues masculins,
ces femmes, qui sont vues comme détentrice de la baraka,
doivent posséder des qualités personnelles particulières afin de
mener à bien l’exercice du culte3. Au-delà de la célébration de
soirées rituelles collectives (incluant la récitation d’oraisons, de
poésies et de danses de transe), leur rôle social est capital, car
elles soutiennent les femmes en difficultés à la fois moralement
(en les écoutant et les rassurant) et spirituellement (en
2. ANDEZIAN, op. cit., p. 92. 2. Ibid. 3. Pour une description des rituels Gnawa réalisés sous l’autorité d’une muqaddema, voir l’ouvrage de B. Hell, Le Tourbillon des génies. HELL, 2002, pp. 290-295.
500
transmettant leurs demandes de grâces au divin). Selon S.
Andezian, ces femmes ont un statut ambigu dans la mesure où
« elles oscillent entre les catégories du féminin et du masculin,
de l’humain et du divin, de l’impur et du pur. »1 Mais leur statut
de référent d’autorité dans le domaine du mysticisme pas plus
que l’exercice de fonctions religieuses n’entraînent une
quelconque égalité avec les hommes2. Les figures féminines
sont rares dans les recueils biographiques et hagiographiques
consacrés aux saints. Lorsqu’elles y sont mentionnées, celles-ci
sont présentées comme les filles, les femmes ou les mères de
pieux et illustres personnages3. Dans le folklore marocain, les
femmes apparaissent comme les dépositaires de forces
diaboliques et comme celles qui introduisent les enfants au
monde de l’irrationnel4. Elles sont aussi sont considérées comme
les garantes du savoir et de la transmission d’une science
religieuse ou d’un pouvoir surnaturel dans les milieux féminins5.
La période coloniale nous fournit les écrits les plus nombreux
relatifs à la place des femmes dans le mysticisme maghrébin. Ce
sont des récits de voyages, des documents administratifs (tour à
tour enquêtes, circulaires ou décrets) et des travaux
ethnographiques qui nous transmettent des portraits de femmes
investies de rôles religieux. Ces écrits sont complétés par de
nombreuses descriptions des pratiques rituelles liées aux
célébrations de fêtes islamiques, aux cérémonies spirituelles et
aux pèlerinages sur les tombeaux des saints6. Dans un article
1. ANDEZIAN, op. cit., p. 94. 2. A ce propos voir le témoignage laconique de Lalla Zineb, muqaddema de la zâwiya Rahmâniyya d’el-Hamel en Algérie rapporté par I. Eberhadt et cité par Andezian. ANDEZIAN, op. cit., p. 93. A ce sujet voir AKHMISSE, Médecine, magie et sorcellerie au Maroc, 1985 et DWYER, Moroccan dialogues, 1982. 3. MOULIERAS, Le Maroc inconnu. Exploration des Djebala. Etude géographique et sociologique, 1899. 4. DOUTTE, Magie et religion en Afrique du Nord, 1909, p. 33 et WESTERMARC, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, 1935, p. 22. 5. Ibid. 6. Les textes de l’époque coloniale les plus célèbres sont ceux de DERMENGHEM, Le culte des saints dans l’islam maghrébin, 1954.
501
intitulé « Notes sur l’islam maghrébin », E. Doutté a montré que
l’islam maghrébin a accueilli des femmes qui se sont distinguées
par leurs savoirs, leurs actes de piétés, leur ascétisme et leurs
faits prodigieux. A la fois craintes et aimées, ces femmes, dont
certaines sont souvent assimilées à des marginales (ou des
prostituées) dans les mythes locaux, sont sollicitées aussi bien
par des hommes que par des femmes en difficulté, par leur
capacité à entrer en contact avec le monde invisible peuplé
d’esprits, de saints, de prophètes, ces êtres surnaturels perçus
comme des intermédiaires entre les hommes et Dieu. La
réputation des plus célèbres d’entre elles s’étend au-delà de leur
localité (Lalla Aïcha al-Mannubiya à Tunis, Lalla Setti de
Tlemcen en Algérie ou Lalla Mimouna près de Fès au Maroc).
Les écrits contemporains sur la vie religieuse féminine se font
plus rares. La plupart des travaux scientifiques s’attachent aux
visites aux tombeaux des saints, les réunions de femmes dans les
zâwiya-s1 et les pèlerinages sont jugés comme lieu d’expression
caractéristique de la religiosité féminine2. Toutefois leurs
DOUTTE, « Notes sur l’islam maghrébin. Les marabouts », dans la Revue d’histoire religieuse, t. 40, pp. 346-369, t. 41, pp. 22-66 et 289-336. La Khot’ba burlesque de la fête des T’olba au Maroc, 1909. Magie et religion en Afrique du Nord, 1909. DRAGUE, Esquisse d’histoire religieuse au Maroc, 1952. DUMAS, Le Maroc, 1928, Le Harem entrouvert, 1909. EBERHARDT, Notes de route : Maroc, Algérie, Tunisie, 1914. Lettres et journaliers, 1916. GAUDRY, La société féminine du Djebel Amour et au Ksel. Etude de sociologie rurale nord-africaine. 1961. HERBER, « Une fête à Moulay Idriss : les Hamadcha et les Dghoughiyyin », dans Hesperis 2ème trimestre n° 20, 1923. MOULERIAS, op.cit., LENS, Derrière les vieux murs en ruines, 1922. LEON L’AFRICAIN, Description de l’Afrique, 1956. RINN, Marabouts et Khouan : étude sur l'Islam en Algérie, 1953. TRUMELET, L’Algérie légendaire. En pèlerinage çà et là aux tombeaux des principaux thaumaturges de l'Islam (Tell et Sahara), 1892. WESTERMARC, 1935, op. cit. 1. MELLITI, La zawiya en tant que foyer de socialité : le cas des tijaniyya de Tunis, 1993. « Espace liturgique et formes de l’autorité chez les femmes tîjâniyya de Tunis », L'autorité des saints : perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale, pp. 133-149. BOISSEVAIN, Saïda Manoubiya, une sainte parmi les saints : pratiques religieuses et recompositions rituelles à Tunis, 2003. DHAOUADI, « Femmes dans les zaouia-s : la fête des exclues », Peuples méditerranéens, n° 34, jan-mars 1986, pp. 153-162. 2 . DWYER, « Women, sufism, and decision-making in Moroccan islam », Women in the muslim world, 1979, pp. 585-598. MERNISSI, « Women, saints and sanctuaries », Signs n° 3, 1, 1977, pp. 101-112. PROVANSAL, « Le phénomène maraboutique au Maghreb », Genève-Afrique n° 14, 1, 1975,
502
activités apparaissent autonomes et marginales vis-à-vis du
mysticisme masculin. A ce propos, S. Ferchiou fait, dans un
article intitulé « Survivances mystiques et cultes de possession
dans le maraboutisme tunisien », une comparaison entre les
rituels féminins et les rituels masculins en présentant de façon
dichotomique les pratiques religieuses tunisiennes : l’expérience
mystique masculine est jugée « ascétique » et « religieuse »,
celle des femmes « curative » et « animiste »1. Selon elle, les
hommes seraient concernés par des objectifs d’ordre purement
spirituel, cherchant à établir à travers leurs oraisons un contact
avec Dieu, tandis que les femmes chercheraient, au moyen de
danses de possession, de se débarrasser des esprits ou de les
apaiser. Même dans le mysticisme où les femmes semble mieux
considérées que dans l’islam institué, leur rapport au religieux
est synonyme de transgression2. Certains auteurs soulignent
même l’importance du rôle des femmes par rapport à celui des
hommes dans la reproduction de ces actes rituels3. Dans les
luttes que des réformateurs maghrébins ont menées contre le
mysticisme à différentes périodes de l’histoire, les femmes
restent des cibles privilégiées. Elles sont accusées de développer
des pratiques illicites et d’encourager les hommes à la débauche
dans les lieux de pèlerinage, de corrompre l’esprit de l’islam4.
Pour certains théologiens et savants, le mysticisme féminin est à
la limite du paradigme, d’une idéologie païenne et se conçoit et
terme d’inégalité6. Castoriadis avance que l’académisme des
clercs ne peut contenir le processus de « continuation et de
pp. 59-77. REYSSO, Pèlerinages au Maroc, 1991. « Sainteté vécue et contre-modèle religieux des femmes au Maroc », L'autorité des saints : perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale, 1998, pp. 151-162. FERCHIOU, « Survivances mystiques et cultes de possession dans le maraboutisme tunisien », L'Homme n° 13, 3 1972, pp. 47-69. 1. FERCHIOUX, op. cit. 2. Lahlou reprend les idées de Ferchiou dans sa thèse intitulée Croyances et manifestations religieuses eu Maroc : le cas de Meknès, LAHLOU, 1984, pp. 230-239. 3. PROVANSAL, op. cit. 4. ANDEZIAN, op. cit., p. 96. 6. DHAOUADI, op. cit., p. 153.
503
variation d’une tradition vivante et substantiellement liée aux
valeurs de la société »1.
L’analyse de ces pratiques dans son contexte socio historique
fait dire à S. Andezian que la ségrégation sévère que subissent
les femmes maghrébines dans la sphère religieuse et son
investissement particulier dans le mysticisme n’est pas liée à des
dispositions naturelles, mais elle est la conséquence directe de
leur position sociale2. De notre coté, notre volonté se limite ici à
tenter de découvrir pourquoi et comment les femmes font du
rituel Aïssâwa leur domaine d’expression, à tel point qu’au
Maroc on caractérise cette cérémonie de « divertissement pour
femmes ».
Afin de mieux saisir la portée de l’investissement féminin de la
cérémonie et leur place actuel dans le mysticisme contemporain,
un rappel du statut de la femme dans la société contemporaine
s’impose.
Le statut de la femme dans le Maroc contemporain :
Dans un article intitulé « Femmes du Maghreb, partenaires
incontournables de l’équilibre méditerranéen »3, Fatima
Mernissi s’intéresse à la part des femmes dans les stratégies
démographiques et culturelles dans une perspective comparative
Maroc-Algérie-Tunisie. Elle nous livre le constat suivant :
« Un des lieux de déséquilibres entre les deux rives est le statut de
la femme. Dans une étude du "Population Crisis Committee" où 99
pays furent soumis à un test serré et classés sur une échelle formée
par une grille de 20 indicateurs, tous mesurant le degré de bien-être
des femmes, et qui a porté sur 92% de la population féminine du
monde, les pays européens ont été classés en tête du peloton et les
pays arabes tout près de la queue. L’étude qui a procédé à un
classement selon les indicateurs qui identifient l'état de la santé,
l’éducation, l’emploi des femmes ainsi que d’autres indicateurs
1. CASTORIADIS, « transformations sociales et création culturelle » dans Sociologie et Société, vol. 11 n°1, 1979, p. 45. 2. ANDEZIAN, op. cit., p. 96. 3. Publié dans Cultures du Maghreb, 1996, pp. 123-133.
504
sociaux, notamment ceux concernant la participation des femmes à
la gestion de la société, a classé l’Europe du Nord et l’Amérique très
haut sur l’échelle, dessinant ainsi un des axes de déséquilibres les
plus porteurs de tensions dans la région, celui du statut des femmes :
sans surprise, l’Afrique, le Moyen Orient et l’Asie du Sud sont les
derniers classés. »1
Ajoutons à cette remarque que le Maroc des années 2000 est en
cours de renégociation. La société débat de la place de l’individu
et plus précisément de celle des femmes dans un environnement
en mutation rapide, où le statut du sacré et de l’islam se voit
bousculé à la fois par l’islamisme national et transnational, et
par l’ouverture politique des acteurs et des discours religieux
dans la sphère publique. Rappelons qu’au niveau national
aujourd’hui, 50,4 % des femmes qui vivent en milieu urbain
sont encore analphabètes contre 24,5 % des hommes (ce chiffre
atteint 84 % de femmes analphabètes en milieu rural), 25,8 %
d’entre elles sont sans activités professionnelles (contre 17,4%
des hommes)2. Le statut de la femme est ainsi et depuis peu,
redéfinit par de nouvelles réformes juridiques : le Code du Statut
Personnel marocain date de 1957 vient tout juste d’être réformé
en 2003. Forgé dans la foulée de l’indépendance et inspiré de la
loi coranique (al-charî’a), ce code s’est révélé, au fur et à
mesure de la modernisation de la société, inadapté et dépassé et
surtout injuste envers la femme. Le Coran et le hadith, les deux
sources principales du texte, sont interprétées à la lettre et
confèrent à la femme un statut de mineure à vie. Le ton même
de ce code consacre le sort fait à la femme depuis plusieurs
siècles : pas de liberté individuelle, aucune indépendance,
beaucoup d’obligations et très peu de droits. La femme est
victime d’une mentalité qui la dégrade : elle est source de honte,
confinée dans la zone interdite de l’espace domestique. Entre le
désir d’inscrire son action dans ce cadre des droits de l’Homme
1. Ibid., p. 125. 2. Ces données sont issues du recensement général de la population de 2004, disponibles sur le site Internet du Haut Commissariat au Plan du Royaume du Maroc (http://hcp.ma)
505
que le pays a consacrés dans sa Constitution et l’obligation de
respecter les préceptes coraniques, le Maroc s’est doté d’une
législation à caractère double, à la fois ouverte en matière de
droit public et fermée en matière de droit privé. Les femmes,
principales actrices de la vie privée, restent les principales
tributaires de cette dualité. Aujourd’hui, elles revendiquent une
adaptation de leur condition juridique, toutes matières
confondues, aux principes généraux des droits de l’Homme.
Elles le font à travers leurs associations, de plus en plus
nombreuses, et à l’aide de leurs écrits, de plus en plus engagés.
Depuis les années 1990, la place de la femme est le sujet qui
cristallise toutes les différences politiques et culturelles au
Maroc, alors que, parallèlement, la concurrence religieuse
s’ouvre à la faveur du pluralisme politique1. Le gouvernement
de l’alternance a proposé une réforme pour combler le retard
accumulé en matière juridique et hisser la loi au niveau d’une
société qui se modernise de plus en plus. Rappelons que lorsque
Bourguiba a voulu la société tunisienne à l’indépendance de son
pays en 1956, il a commencé par proclamer l’égalité civile et
juridique entre les hommes et les femmes (Code du Statut
Personnel du 13 août 1956). A l’inverse en Algérie, la montée
de l’islamiste a poussé le pouvoir FLN à adopter le 24 mai 1984
un code de la famille très rétrograde qui visait à limiter l’action
des femmes dans la société. Au Maroc le statut des femmes
n’est guère plus enviable qu’en Algérie : considérée mineure
(jusqu’en 2003) pour certains actes de la vie, comme la
conclusion de son mariage ou la gestion des biens de ses
enfants, majeure pour d’autres, comme l’administration de son
patrimoine ou l’exercice de ses droits civiques, la femme
marocaine musulmane navigue entre les lois discriminatoires du
1. Pour les questions liés à l’islam politique au Maroc, voir ZEGHAL, Les islamistes marocains: le défi à la monarchie, 2005, TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, 1999, DIALMY, Féminisme, islamisme et soufisme, 1997. BENDOUROU, Le Pouvoir exécutif au Maroc depuis l’indépendance, 1985.
506
Code du statut personnel et successoral et celles, universelles,
des droits de l’Homme. Le code de la famille qui régit le statut
de la femme, la Moudawana1, est contesté en 1992 par les
associations féministes qui lancent un mouvement de réflexion
sur une nécessaire réforme. Une lettre ouverte de l’Union de
l’Action Féminine au Parlement (daté du 8 mars 1992) affirme
que ce code « maintient la femme dans un statut de mineure à
vie, d’infériorisation par rapports à l’homme et notamment son
époux, lui impose une tutelle et la prive d’un droit de regard sur
ses enfants »2. Le roi Hassan 2 clôt le débat en le ramenant
explicitement à son monopole personnel de l’interprétation des
textes religieux3. Son fils l’actuel souverain Muhammad 6
relance la polémique jusqu’en octobre 2003 avec une réforme
révolutionnaire établit sous la pression des mouvements
féminins, quarante-six ans après le premier texte de la
Moudawana4. Dans son discours télévisuel le roi innove en
déclarant publiquement que les époux ont désormais la
responsabilité conjointe de la famille (auparavant ce rôle était
tenu uniquement par le mari), que la règle de l’obéissance de la
femme à son époux est abandonnée, que la femme n’a plus
besoin d’un tuteur pour se marier, que l’âge du mariage est fixé
au minimum à 18 ans au lieu de 15 ans, que la répudiation est
limitée par l’autorisation du juge de la Famille, que la femme
peut demander le divorce et bénéficier de la garde d’enfant. La
polygamie est restreinte mais non interdite5. En veillant à donner
au code de la famille une légitimité parlementaire et
démocratique, Muhammad 6 a réussi à faire tomber le dernier
1. A propos du statut juridique de la femme et de la famille voir M. Al-Ahnaf, « Maroc. Le code du statut personnel », Magreb-Machrek n° 145, Juillet-septembre 1994, pp. 03-21 et Moulay Rachid, La femme et la loi au Maroc, 1991. 2. Extrait de la lettre de l’Union de l’Action Féminine citée par M. Zeghal. Ibid., p. 249. 3. AL-AHNAF, op. cit. 4. Le texte de cette nouvelle Moudawana est disponible sur Internet : http://www.mincom.gov.ma/french/generalites/codefamille.html 5. Le discours du roi prononcé à cette occasion est disponible à l’adresse suivante : www.mincom.gov.ma/french/generalites/codefamille/discours.html
507
bastion de résistance de l’islam conservateur : l’espace de la
famille. La nouvelle Moudawana met fin à une conception
essentialiste de l’islam qui a toujours refusé l’ouverture et le
progrès, opérant une véritable révolution culturelle en abolissant
officiellement la domination masculine.
En réalité, la vrai bataille n’était pas le statut de la femme que
tout le monde connaît trop injuste dans les faits, mais la question
des codes culturels et des blocs identitaires qui rejettent ce
statut. Le Maroc demeure une société patriarcale et très
conservatrice où la ségrégation sexuelle est le socle de toutes les
relations sociales entre les hommes et les femmes. Les espaces
territoriaux sont régis par des règles liées à la sexualité qui
délimite un espace social sexué. Décrivons ce phénomène.
L’espace social sexué :
L’espace social Marocain est analysé dans ses fondements
religieux par F. Mernissi dans Sexe, idéologie, Islam1. Selon
l’auteur, la dichotomie sexuelle des espaces territoriaux de la
société, légiférée par de nombreux préceptes coraniques,
provoque l’oppression des femmes. Arrêtons-nous sur les
fondements religieux qui définissent les sphères publiques et
privées de l’espace social.
Les fondements religieux :
Dans son étude, Mernissi scinde le monde musulman en deux
« univers »2 qui vont de pair avec religion et pouvoir. D’après
elle, la ‘umma (litt. « la communauté de croyants »), qui
correspond à la sphère publique, est un « univers » masculin qui
symbolise à la fois l’autorité et le pouvoir spirituel. A son exact
opposé se trouve la sphère privée, l’espace domestique, qui est
un « univers » féminin et le lieu de la sexualité et de la famille.
1 . MERNISSI, trad. de l’américain par D. Brower et A.-M. Pelletier, 1983. 2. Le terme « univers » renvoie, selon Mernissi, à l’ensemble des réalités associées à l‘existence des communautés humaines. Ibid., p. 156.
508
La distribution précise des espaces territoriaux en contexte
musulman est selon Mernissi intimement liée à la sexualité.
Dans ces deux « univers » les échanges sociaux sont régis par
des concepts et des règles divergentes : la ‘umma intègre les
préceptes de solidarité alors que l’espace domestique est le cadre
de conflits1. Bien que la sphère publique est composée
théoriquement de tous les individus composant la communauté
de croyants, F. Mernissi note que dans le Coran Dieu ne
s’adresse pas directement aux femmes, les hommes y sont
présentés comme les interlocuteurs immédiats et privilégiés de
Dieu. Elle en déduit que la ‘umma est constitué uniquement
d’hommes. La sphère privée se compose à la fois d’hommes et
de femmes, bien que les hommes ne soient pas supposés passer
tout leur temps dans leur foyer. Mernissi en déduit alors que la
sphère domestique est surtout un espace féminin. La dichotomie
entre les deux sphères n’est pas uniquement sexuelle et se
manifeste aussi à travers des préceptes divins énoncés. Si les
principes qui sous-tendent les interactions dans la ‘umma
ambitionnent l’élévation spirituelle de ses membres (par les
injonctions divines à l’égalité des croyants, à la réciprocité, au
rassemblement, à l’unité, à la communion, à la fraternité, à
l’amour et la confiance), la sphère privée est régie par des
recommandations exprimant l’inégalité (entre la mari et la
femme), L’absence de réciprocité, , la séparation, la division, la
subordination, l’autorité et la méfiance. Se basant sur les notions
théoriques de M. Weber, F. Mernissi désigne les relations
sociales dans la ‘umma de « coopératives », dans la mesure où
l’action générale est basée « sur un sentiment, subjectif, des
partis en présence de ne faire qu’un, d’être solidaire »2. La
‘umma ambitionne l’unification des individus au sein d’un
système complexe qui suppose la croyance en un ensemble
1. Ibid. 2. WEBER, Essai sur la théorie de la science, trad. de l’allemand par J. Freund, 1968, pp. 133-136, cité par Mernissi. MERNISSI, op. cit., p. 157.
509
d’idées destinées à assurer l’intégration et la cohésion de tous
les membres qui participent à la tâche unificatrice : la
sauvegarde et le respect de l’islam. A l’opposé, la sphère privée
met en jeu des relations sociales de types « conflictuelles » où
l’action « est orientée intentionnellement dans le but de réaliser
la volonté de l’un des acteurs sociaux, aux dépends des désirs
des autres et en dépit de la résistance qu’ils lui opposent. »1
Mernissi avance que les individus présents dans l’espace
domestique sont définis par leur sexe et non par leur foi. Ils ne
sont pas unis mais au contraire divisées en deux catégories : les
hommes ont le pouvoir et les femmes obéissent. Celles-ci, dont
l’existence en dehors de ce champ est définie comme une
transgression, sont soumises aux hommes qui eux ont une
seconde nature, celle que confère la sphère publique, la sphère
du religieux, du politique et du pouvoir, de la gestion et des
affaires de l’ ‘umma2. Le tableau suivant (fig. 29) nous résume
les composants et les principes religieux de la sexualisation de
l’espace social :
1. Ibid. 2. Ibid., p. 158.
510
Fig. 28 : tableau de l’espace social selon Mernissi1 :
Sphère publique (la ‘umma)
Sphère privée (l’espace domestique)
Membres : les croyants. Dans le Coran, Dieu ne s’adresse pas directement aux femmes. La ‘umma se compose donc d’hommes. Principes : - égalité des croyants - réciprocité - rassemblement - unité - communion - fraternité - amour - confiance
Types de relations sociales selon Weber : coopératives
Membres : les hommes et les femmes. Les hommes ne sont pas supposés passer tout leur temps au foyer. C’est donc un espace féminin. Principes : - inégalité (mari et femme) - absence de réciprocité - séparation - division - subordination féminine - autorité masculine - méfiance
Types de relations sociales selon Weber : conflictuelles
Dans ces deux sphères, les interactions exceptionnelles et
inévitables entre les individus de sexe différents n’appartenant
pas à la même famille sont soumis à une ritualisation complexe.
Cependant, seuls les actes considérés comme « licites » (hallal)
sont réglementés par des recommandations coraniques destinées
aux femmes, tel que le port du voile en espace public ou la
restriction de leurs sorties hors du domicile2. L’interaction entre
hommes et femmes inconnus, étrangers l’un à l’autre, n’est
jamais légiférée par des préceptes religieux car elle est
considérée comme « illicite » (haram). Pour F. Mernissi, cette
constatation reflète l’attribution inégalitaire du pouvoir qui lie
les sexes dans un rapport hiérarchique et trouve sa manifestation
au niveau des frontières territoriales séparant les hommes des
femmes3. Selon elle, toute transgression de ces frontières est un
« danger social » et une « désobéissance à Dieu » dans la mesure
où elles constituent une attaque contre la répartition des
1. Ibid., p. 156. 2. Coran, v. 24 / s. 31 et v. 33 / 59. 3. Ibid, p. 153.
511
pouvoirs exprimés par cette limite1. Les normes culturelles
découragent et prohibent toute communication entre les
individus de sexe opposé, à l’exception des époux et des
membres de la famille. Selon Mernissi, cela implique que les
individus doivent continuellement improviser pour tenter de
gérer des interactions sociales « illicites ». Comment cela se
manifeste-t-il dans les faits sociaux ?
Les faits sociaux :
Dans la pratique, tout en ensemble de mécanismes est employé
pour empêcher qu’une intimité trop grande ne s’établisse entre
deux partenaires du sexe opposé. Dans la société marocaine la
place de la femme est très restreinte hors de l’espace
domestique : à la mosquée, elles ne peuvent utiliser qu’un
endroit spécifique, réduit, marginal et situé au revers de l’espace
réservé aux hommes. Bien que le Prophète ait permis aux
femmes d’aller à la mosquée2, ce droit a souvent été remis en
question et souvent reste soumis à l’autorité du mari. Ajoutons
que G. Tillon a prouvé que l’oppression des femmes, loin d'être
l’apanage des sociétés musulmanes, sévit aussi bien dans les
pays chrétiens du pourtour méditerranéen. Selon elle, aucun
pays de cet espace géographique n'a su totalement repousser cet
héritage millénaire, qui dit-elle, « ne profite à personne :
l’aliénation des femmes aliène les hommes et appauvrit
dramatiquement les régions où elle pèse le plus. »3 Au Maroc,
l’interaction entre les sexes est l’objet de tant de restrictions
vestimentaires et d’attention, que la séduction et l’esthétisation
du corps (port de bijoux, parures, maquillage) deviennent des
composantes structurelles de la relation entre les individus du
même sexe et de sexe opposé. La ségrégation sexuelle semble
intensifier les relations humaines car « la séduction est le mode
1. Ibid. 2. A propos des relations entre le Prophète et les femmes, voir MERNISSI, Le harem politique : le Prophète et les femmes, 1992. 3. TILLON, Le harem et les cousins, 2000, p. 207.
512
de communication principale d’une société qui opte pour la
ségrégation sexuelle »1. L’attachement hédoniste à l’esthétique
du corps semble ainsi faire parti du processus de civilisation au
Maroc2. Mernissi nous rappelle que les femmes marocaines qui
circulent dans la sphère publique doivent faire preuve de
modestie (port du voile, tête baissée). Selon elle, les femmes
dans un espace masculin représentent une offense et une
provocation3 malgré le fait que pour aller simplement à l’école
ou au travail, les femmes doivent pouvoir se déplacer librement
dans la sphère publique. En troublant les hommes qui y perdent
leur tranquillité, leur assurance et leur prestige social, une
femme est une intruse et trouble l’ordre établit par Dieu. Edward
T. Hall affirme que « parler d’intrusion dans un espace public
est une contradiction en soi. Public veut dire public »4. Bien
entendu, personne au Maroc ne saurait prétendre à imposer une
zone privée en sphère publique. Ce qu’il faut saisir ici, c’est que
l’espace est social et l’intrusion ne réfère pas aux frontières mais
à l’identité de la personne qui l’investie. La ségrégation des
femmes, que les occidentaux considèrent comme une source
d’oppression, est ressentie par de nombreuses musulmanes
comme un objet de fierté et le phénomène de prestige lié à la
richesse du foyer. Pour être un succès, la ségrégation d’un être
humain nécessite un investissement matériel considérable
puisque les femmes doivent être fournies à domicile. Les autres,
obligées de sortir dans la rue pour faire leurs courses ou aller au
travail, sont par conséquent soumises à un harcèlement
1. MERNISSI, 1983, op. cit., p. 157. 2. Et ceci malgré le fait que l’islam rejette les éléments de parure du corps, surtout pour les femmes, en conseillant aux croyantes de dissimuler derrière un voile tout ornement et tout attrait susceptible de les faire remarquer. Le coran prohibe formellement les tatouages et les perruques, attributs usuels à l’époque du Prophète. Coran, s. 24 / v. 31. 3. MERNISSI, op. cit., p. 164. A ce propos, on dit souvent au Maroc que toute femme qui se promène dans la rue après une certaine heure est sexuellement disponible. 4. HALL , “The hidden dimension. Man’s use of space in public and private”, 1969, p. 156.
513
systématique qui est le résultat de la répartition des sexes1.
Malgré tout, suite au centralisme bureaucratique français
aménagé au Maroc en 1912, les femmes marocaines ont, depuis
l’indépendance, accès au travail administratif. La fonction
publique a depuis prit de l’ampleur et le gouvernement emploi
aujourd’hui un nombre considérable de femmes alphabétisées
qui sont employées comme dactylos, secrétaires ou agent
d’exécution2. Bien que leur position reste toujours subalterne,
les femmes utilisent de plus en plus les espaces autrefois
réservées aux hommes. La nouvelle Moudawana mise en
application en 2003 par le roi Muhammad 6 abroge l’autorité
des hommes dans la sphère privée et rehausse le statut juridique
des femmes. La modernité semble donc jouer un rôle important
dans la définition de l’espace social musulman contemporain.
Dans ce contexte, où se situe la cérémonie domestique actuelle
dans la dichotomie sexuelle des espaces territoriaux ? La lîla
contredit-elle l’ordre établit ? D’autant qu’au cours de la soirée,
les femmes transgressent l’un des principes qui fondent encore
l’ordre social : le principe de la ségrégation sexuelle de l’espace.
Que signifie pour elles le rituel des Aïssâwa ? Comment sont-
elles considérées par les officiants ? Les réponses à ces
questionnements nous conduisent sur le sujet de la place des
femmes dans la cérémonie.
La place des femmes dans la cérémonie des Aïssâwa :
La place des femmes dans la cérémonie des Aïssâwa est liée à la
fonction d’intégration sociale que revêt la lîla. Au-delà de la
séance d’exorcisme des mluk que nous avons précédemment
décrite, la cérémonie domestique leur permet une appropriation
du fait religieux à travers la socialisation et l’esthétisation.
Observons ces deux notions :
1. MERNISSI, op. cit., p. 162. 2. AYNAOUI, « Genre, participation, choix occupationnel et gains sur un marché du travail segmenté : une analyse appliquée au cas du Maroc », dans les Annales marocaines d’économie n° 22-23, 1996, pp. 109-150.
514
La socialisation de la cérémonie :
Tout d’abord, rappelons que ce sont les femmes qui autorisent
l’existence même de la cérémonie dans l’espace domestique.
Notre enquête démontre que ce sont elles qui sont à l’initiative
de l’organisation des lîla-s Aïssâwa dans les villes de Fès et de
Meknès1. D’après les témoignages des muqaddem-s interrogés,
la lîla des Aïssâwa connaît un développement et une diffusion
sociale exceptionnel depuis la fin des années 1980. Ce rituel qui
fut, d’après les sources manuscrites disponibles, parfois interdit
aux femmes (selon Brunel) et célébré seulement entre disciples
et proches sympathisants (selon Boncourt)2, est devenu
aujourd’hui accessible aux foyers des différentes catégories
sociales grâce aux services offerts à domicile par les Aïssawa à
la demande des femmes, devenues pour eux et selon leur propre
terme, des « clientes ». Cette situation semble tout à fait
convenir aux muqaddem-s enquêtés, même aux plus âgés. Par
exemple, le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi pense
que les femmes ont littéralement « sauvé » la confrérie d’une
disparition programmée. Voici son avis sur la question :
« Heureusement, grâce à Dieu, ce sont les femmes qui
ont sauvé les Aïssâwa. S’il n’y avait pas les femmes pour
nous inviter, il n’y aurait plus d’Aïssâwa aujourd’hui.
Aujourd’hui on joue à la demande des femmes, c’est
notre clientèle. Personnellement cela mon convient, c’est
positif pour tout le monde, bien que les Aïssâwa
d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec ceux de ma
jeunesse.»
Sur un ton amusé, le muqaddem Haj Saïd Berrada, dont la tâ`ifa
est particulièrement populaire auprès de la population féminine,
affirme que « si le Chaykh al-Kâmil voyait les Aïssâwa
aujourd’hui, il ne reconnaîtrait pas sa tarîqa et il nous
renierait. » La pratique du mysticisme par les femmes est liée à
1. Voir les résultats de notre enquête pp. 358 et ss. 2. BRUNEL, op. cit., pp. 115-130. BONCOURT, op. cit., pp. 202-241.
515
leurs activités familiales, sociales et elle est intégrée dans le
domaine de la vie privée. L’intérieur (mais aussi l’extérieur) des
maisons devient, le temps de la cérémonie, non seulement une
scène rituelle mais surtout un lieu de socialisation, un espace de
réunion et de rencontres où elles apparaissent comme référent
d’autorité. Ce sont elles qui décident de l’aménagement de leur
domicile pour accorder à la cérémonie une grande convivialité
(la mixité est clairement recherchée et revendiquée), qui
choisissent le groupe Aïssâwa, qui sélectionnent les invités et les
préposés à la cuisine et au service. En tant que lieu de
socialisation, une « sur-modalisation » (selon Goffman) ludique
du cadre cérémoniel est omniprésent et se manifeste par les
chants, les danses et les rires des femmes. Ecoutons, à ce propos,
madame I., 56 ans, propriétaire de pharmacie en médina de Fès
et coutumière de la célébration des lîla-s :
« Ce sont les femmes qui font venir des groupes Aïssâwâ pour
danser, ça leur permet de décompresser. Tu sais, elles ont beaucoup
de stress accumulé à cause de leur mari, de leur belle famille, des
enfants. Quelques fois elles n’y ‘‘arrivent pas’’ et ont besoin de faire
ressortir toutes ces tensions et de s’amuser…Alors, une fois par an,
elles organisent une lîla. Elles se retrouvent à cette occasion
entourées d’amies, elles sont ‘‘chouchoutées’’, elles s’habillent bien,
avec des robes vertes, jaunes, roses, c’est très joli à voir. Elles
dansent ensuite toute la nuit jusqu’à ce qu’elles tombent de fatigue.
Beaucoup de gens critiquent cela mais la lîla des Aïssâwa c’est très
important pour les femmes. »
L’expérience mystique est vécue par les femmes autant
physiquement que spirituellement. Précisons, du moins au sujet
de l’expérience de celles avec qui nous avons pu nous entretenir
lors des cérémonies, que la spiritualité s’exprime par la
corporalité voire la sensualité, d’où l’aspect spectaculaire et
véhément que prennent parfois les danses de transe. Ce vécu de
semble être difficile à communiquer, les termes utilisés pour
décrire leurs états psychiques s’inscrivent dans les champs
sémantiques de l’amour, du désir, de la soif ou de l’ivresse,
516
comme nous le fait comprendre le récit de madame R., 55 ans,
sans emploi et vivant en ville nouvelle de Fès :
« La sensation qu’on ressent est proche du désir, on a envie de
participer et de danser, c’est quelque chose d’irrésistible et
d’envoûtant. Comme lorsqu’on a soif, c’est un besoin naturel à
satisfaire. Au début, je ne croyais pas à ces histoires de transe et des
Aïssâwa. Pour moi la lîla c’était juste une fête pour les
femmes…Mais, un jour, je vais avec ma mère dans une lîla
organisée par une cousine, et là je me suis moquée d’une femme en
transe. Je me suis dit ‘‘c’est de la comédie, qu’est-ce qu’elle nous
fait celle-là’’. Ma mère m’a dit d’arrêter mes remarques sous peine
de devenir comme cette fille. Tout d’un coup, pendant la soirée je
me suis sentie attirée par la musique, les sons des tambours, le
rythmes, mon corps a bougé tout seul et je me suis dirigé vers le
groupe de musiciens et j’ai dansé, c’étais plus fort que moi [son fils
interrompt la discussion et lui somme d’arrêter de « dire des
conneries ». Une discorde s’engage entre la mère et son fils qui met
fin à l’entretien, ndr]. »
Cette pratique du divin est généralement considérée comme une
distraction marginale par rapport à la religion officiellement
définie, et les officiants qui la permettent restent fortement
déconsidérés par de nombreux hommes interrogés dans le cadre
de notre enquête d’opinion1. Du coté des muqaddem-s
interrogés, leurs « clientes » sont vues comme des
sympathisantes voire des partisanes de la confrérie. Les plus
ferventes d’entre elles deviennent des amies des familles des
muqaddem-s avec lesquelles elles entretiennent des relations
ancrées. Questionnés sur la place des femmes dans la lîla et sur
leur mode d’appropriation du fait religieux, les muqaddem-s
nous répondent invariablement en limitant continuellement le
rôle de la femme à leur statut de « cliente » et à leur
participation à l’exorcisme des mluk. Pour les femmes qui
réalisent les danses de transe de possession ou de divination, la
célébration d’une lîla a un impact sur leurs relations sociales :
par leur capacité d’entrer en contact le divin et de transmettre
1. Voir les résultats de notre enquête d’opinion, pp. 264 et ss.
517
une affirmation divine par la divination, elles seront les
premières invitées lors de cérémonies privées, organisées pour
honorer, comme chaque année, le pacte scellé avec un démon.
Les autres convives sont choisis parmi les familles, les amies et
les différentes connaissances de son réseau social. C’est
pourquoi ces femmes bénéficient auprès des muqaddem-s d’un
capital sympathie très important. Cependant, si les femmes et les
Aïssâwa s’accordent sur l’aspect proprement symbolique du
rituel, celles-ci se distinguent par rapport à eux par une pratique
complémentaire où l’aspect récréatif est franchement exigé.
Nous remarquons que pour certaines femmes la cérémonie est
appréciée avant tout comme un lieu d’esthétisation.
L’esthétisation de la cérémonie :
L’investissement féminin de la cérémonie se manifeste aussi par
une « sur-modalisation » du cadre rituel à travers un niveau
esthétique, qui englobe à la fois le corporel (par l’attention
portée à la coquetterie à travers le port de vêtements
traditionnels des participantes mais aussi de tous les convives),
le gastronomique (par le choix et la qualité des mets servis) et le
musical (par l’influence des femmes sur le contenu du répertoire
musical de la cérémonie). Le témoignage de madame B., 50 ans,
propriétaire de salles de jeu à Fès, est significatif. Cette cliente
régulière des services des tâ`ifa-s sélectionne le groupe
d’officiants d’abord sur l’apparence des musiciens, puis sur la
justesse de leur chant et enfin sur leur capacité à danser avec
grâce :
« Depuis que le muqaddem M. a célébré chez moi une lîla pour la
mawlid, je fait chaque année appel à lui. Avant je choisissais un
groupe au hasard, en demandant à des amies. Je me retrouvais avec
des Aïssâwa avec des jellâba-s mal repassées, sales, avec de la
crasse sous les ongles, pas rasés, les cheveux avec la trace de
l’oreiller sur le coté… ça veut dire quoi ça ?Tout le monde doit faire
un effort pour se vêtir correctement, c’est le minimum de
correction…Sans parler de la qualité musicale, certains ne
518
connaissent même pas les dhikr-s et chantent faux…Lui au moins il
sait tenir son groupe. Et tu as vu comment il danse le lion [il s’agit
de la danse rituelle du ‘‘jeu des lions’’, ndr ] ? Son groupe est
très professionnel, vraiment. »
Ce désir d’esthétique annoncé et sollicité1 par les clientes
poussent certaines à ne voire dans la cérémonie qu’une
animation folklorique pour soirées privées, où le religieux n’est
que de surface. Voici le récit de madame F., 33 ans, vendeuse de
prêt-à-porter en ville nouvelle de Meknès et cliente
occasionnelle des Aïssâwa :
«J’ai fait venir un groupe Aïssâwa pour mon mariage et pour la
circoncision de mon fils (...) Personnellement, je ne fais pas de lien
entre les Aïssâwa et la spiritualité. Pour moi c’est juste des
orchestres qu’on invite pour faire la fête. Au Maroc la religion est
présente dans tous les domaines de la société, alors c’est normal
qu’on en trouve dans le folklore. Aïssâwa pour moi c’est juste pour
danser. Quant à ces histoires de baraka, je n’y crois pas. Je crois à la
Baraka de Dieu, pas à la baraka des saints.»
Pour madame T., 42 ans, secrétaire chez un dentiste en ville
nouvelle de Meknès et parfois cliente des Aïssâwa, ceux-ci ont à
ses yeux l’obligation principale de répondre à la demande de la
clientèle. Elle ne souhaite pas en savoir davantage sur les
aspects ésotériques et mystiques qui sous-entendent la
cérémonie :
« Ha bon, les Aïssâwa récitent du dhikr ? Première nouvelle ! [Rires]
A vrai dire je m’en fiche de leurs croyances. La mystique ne
m’intéresse pas, c’est pour les naïfs et les incultes. Si le soufisme
avait un quelconque rapport avec l’islam, tout le monde le
pratiquerait, l’islam est la religion d’état ici (…) Lorsque j’organise
une fête Aïssâwa, je dis au responsable du groupe de ne pas me faire
de hizb, cela ‘‘casse l’ambiance’’, c’est pas un enterrement ! Qu’ils
s’en tiennent aux poésies du melhûn, des choses douces au début, et
ensuite des chansons bien rythmées pour danser. »
1. Bien qu’aucun interrogés ne l’a formulé, cette volonté fait échos au précepte coranique qui impose aux croyants de se vêtir de beaux habits lors des pratiques rituelles canoniques. Coran, v. 7 / s. 135.
519
Ces récits nous le font comprendre, les femmes visent aussi la
manifestation d’aspects récréatifs à travers l’organisation d’une
cérémonie rituelle. Celle-ci permet en outre une interaction avec
les officiants qui s’exprime au travers des nombreuses
sollicitations que les femmes adressent aux muqaddem-s pour
infléchir le déroulement de la cérémonie. Il s’agit toujours de
demandes de suppression d’oraisons spirituelles (hizb et dhikr-s)
ou d’ajout de certaines chansons, qu’elles soient à connotation
religieuse (cantiques) ou profane (chants populaires du chaâbî).
A ce propos, rappelons que nous avons appris des muqaddem-s
enquêtés que certains éléments artistiques exogènes à la
cérémonie dite « originelle » auraient été intégrés dans la lîla à
la demande des femmes. On dit que c’est la fameuse « vieille de
la zâwiya » (al-haja al-zâwiya) qui, la première, aurait exigé du
muqaddem Al-Rali Al-Kohen l’introduction et l’adaptation des
chants de la Darqâwiyya, du Haddun, du Jîlaliyya, du Râziyya,
du Sâdkiyya et du Tahdira à la fin des années 19601. S’agit-il
d’un mythe interne à la confrérie ? Interrogé sur le sujet, le
muqaddem Haj Saïd Berrada nous affirme avoir introduit à la fin
des années 1980 les chants du Sussiyya et du Twatiyya dans
l’objectif d’allonger la durée de la cérémonie et de satisfaire
ainsi les requêtes de sa clientèle féminine. Le tableau
récapitulatif suivant (fig. 28) nous rappelle clairement les
caractéristiques des deux modes d’investissement de la
cérémonie par les femmes qui sont la socialisation et
l’esthétisation du fait religieux. Nous nous détachons ici de la
dichotomie proposée par S. Ferchiou qui oppose une expérience
mystique masculine vue comme « ascétique » à celle des
femmes jugée « animiste »2.
1. Voir notre paragraphe intitulé « l’emprunt à d’autres confrérie et au folklore local », pp. 451-454. 2. FERCHIOUX, op. cit.
520
Fig. 29 : tableau descriptif des modes d’investissement de la
cérémonie par les femmes :
Mode d’investissement
Faits observés
La socialisation - volonté initiale de célébrer la cérémonie - sélection des officiants - sélection des invités - volonté de mixité - sélection du personnel préposé à la préparation du repas et au service - manifestation du ludique (rires, chants, danses)
L’esthétisation
- agencement du domicile - expression corporelle (habillement, coquetterie, chants, danses) - choix des mets et qualité du repas - sélection du groupe Aïssâwa en fonction de critères esthétiques (apparence, qualité des voix et de la danse) - nombreuses requêtes adressées aux Aïssâwa pour infléchir le déroulement de la cérémonie (suppression d’oraisons et ajouts de chansons exogènes au répertoire mystique)
Toutefois, ces nombreux égards accordés par les Aïssâwa et les
hommes en général aux demandes féminines ne doivent pas
masquer que la ségrégation sexuelle est ne composante de la
société marocaine. Goffman voit cette forme d’amabilité
masculine comme le signe révélateur de la position inférieure de
la femme dans une société donnée :
« Par tel ou tel geste ritualisé, les hommes ne vont pas manquer de
montrer, de temps à autres, qu’ils considèrent les femmes comme
des êtres fragiles et précieux qu’il convient de protéger des dures
réalités de la vie et auxquelles ont doit témoigner amour et respect.
Les femmes peuvent bien être définies comme étant de moindre
valeur que les hommes, mais c’est avec sérieux qu’elles sont
néanmoins idéalisées, mythologisées. »1
Ceci fait échos au témoignage du muqaddem Haj Saïd El Guissy
qui nous confie que certains hommes présents dans le public des
cérémonies lui demandent souvent de « jouer du chaâbî (des
1. GOFFMAN, L’arrangement des sexes, trad. de l’anglais par H. Maury, 2002 (1977), p. 60.
521
chansons populaires, ndr) plutôt que du Aïssâwa afin que leurs
femmes ne deviennent pas ‘‘aliénées’’ par la transe. »
A la lumière de nos recherches de terrain, nous avançons l’idée
que la cérémonie semble offrir aux femmes qui y participent la
possibilité de vivre l’expérience du divin dans un espace où les
principes inégalitaires de la sphère privée et la ségrégation
sexuelle sont temporairement transgressés. Etudions ce
phénomène.
La lîla ou la ‘umma désirée
La lîla étant une soirée mixte, le contrôle des hommes sur les
femmes n’y est pas totalement abolit, mais il apparaît comme
temporairement neutralisé. Par leurs modes d’appropriation du
fait religieux (qui passent par la socialisation et l’esthétisation),
les femmes échappent à une tentative d’encadrement masculin
trop strict dans l’espace domestique et s’y manifestent
momentanément comme référent d’autorité. De fait, la
cérémonie privilégie la transgression et la dissolution temporaire
des règles sociales habituelles. Elle s’oppose directement à la
l’espace social sexué établit qui contribue à morceler et à
hiérarchiser des groupes humains à partir de genres et de castes.
Pendant le temps de la cérémonie toute censure imposée par la
société est ainsi suspendue. La lîla semble proposer une
neutralisation de la ségrégation sexuelle en créant
périodiquement un espace où les relations sociales sont définies
à partir de l’idée d’une solidarité essentielle avec tous les
membres d’une culture. La cérémonie domestique, par sa
capacité à réaliser ce que les institutions normatives dominantes
ne peuvent accomplir, semble relever de ce que l’anthropologue
V. Turner appelle communitas, un second pôle de la vie social
qui « engage l’homme tout entier dans sa relation aux hommes
522
tout entier »1 à travers des relations vues par M. Weber comme
« coopératives »2. Comme l’ambitionnent les principes de la
‘umma, les individus présents dans cérémonie domestique sont
définis par leur foi et non par leur sexe. Ils ne sont pas divisés
mais unis au sein d’un système qui requiert la croyance en un
ensemble d’idées destinées à assurer l’intégration et la cohésion
de tous les membres qui participent à la tâche unificatrice de
l’expérience du divin.
Il semble que la cérémonie domestique permet aux principes
idéaux de la ‘umma, qui définissent la sphère publique
masculine, de s’insérer un moment dans l’espace domestique,
endroit féminin par excellence (voir tableau fig. 30).
Fig. 30 : tableau des principes revendiqués et transgressés dans
la lîla :
La cérémonie domestique Membres : les hommes et les femmes
Principes de la ‘umma revendiqués
Principes de l’espace domestique transgressés
Conséquences
- égalité des croyants - réciprocité - rassemblement - unité - communion - fraternité - amour - confiance
- inégalité (mari et femme) - absence de réciprocité - séparation - division - subordination féminine - autorité masculine - méfiance
- autorité féminine temporaire - relations sociales « coopératives » selon M. Weber
1. V. TURNER, Le phénomène rituel, structure et contre-structure, 1990, cité par B. Hell. HELL, op. cit., 2002 ; p. 294. 2. WEBER, Essai sur la théorie de la science, trad. de l’allemand par J. Freund, 1968, p. 133.
523
Conclusion
Cette analyse de la lîla des Aïssâwa peut se conclure en douze
points :
1. Les cérémonies des Aïssâwa sont des rituels domestiques
nocturnes organisés principalement à la demande des
femmes sympathisantes. Celles-ci composent actuellement
la clientèle principale des orchestres de la confrérie. Les
Aïssâwa étant censé apporter la baraka, les motifs
d’organiser une cérémonie sont divers : célébration d’une
fête musulmane, mariage, naissance, circoncision,
exorcisme, recherche de guérison ou contact avec le divin
par l’extase.
2. Le rituel est proposé à l’identique par toutes les tâ`ifa-s et
comprend des récitations de litanies mystiques, des chants de
poèmes spirituels, un rituel d’exorcisme et une séance de
danse collective.
3. La célébration d’une telle soirée est un événement en soi.
Les hôtes des Aïssâwa mettent un point d’honneur à y
inviter de nombreux convives et à servir un repas qui fasse
honneur à l’événement. Les invités soignent particulièrement
leur tenue vestimentaire. Le rituel permet de réunir des
individus de différentes classes d’âges, de différents niveaux
sociaux, des valides et des handicapés. La mixité des sexes
est autorisée voire recherchée.
4. Au niveau symbolique, la cérémonie représente le
cheminement initiatique du soufi : un voyage mystique
ascendant vers Dieu et le Prophète avec retour sur terre.
L’odyssée traverse à la fois le monde des hommes et celui
524
des démons pour culminer dans les sphères supérieures,
point de rencontre de l’homme et du divin.
5. Selon les Aïssawa, cette cérémonie n’a pas été établie ni
même pratiquée par le Chaykh al-Kâmil. Certains pensent
qu’elle est apparue au 17ème siècle sous l’impulsion d’un
disciple Aïssâwî (Sîdî ‘Abderrahmân Tarî Chentrî) ou au
18ème siècle sous l’influence d’autres chaykh-s marocains
célèbres pour leurs pratiques extatiques (Sîdî ‘Ali ben
Hamdûch ou Sîdî al-Darqâwî).
6. Les Aïssâwa accordent une grande importance à l’aspect
technique et esthétique du rituel. Ils considèrent leur
cérémonie comme un espace de sauvegarde de divers
éléments artistiques, symboliques, religieux et historiques de
la culture marocaine.
7. Par rapport aux travaux de Brunel (1926) et Boncourt (1980)
sur le sujet nous constatons une nette évolution de la
pratique rituelle. La cérémonie s’est allongée (de 4 heures
selon ces deux auteurs elle dure aujourd’hui 6 heures) mais
surtout les pratiques sacrificielles (la frissa) ont été
supprimées et remplacées par des danses (le « jeu des
lions ») qui font le bonheur du public. Ces faits s’expliquent
d’une part par la conscience musulmane des enquêtés (qui
tentent de rapprocher leurs pratiques de l’islam sunnite), et,
d’autre part, par l’aspect proprement mondain et
professionnel du rituel actuel.
8. Le rituel articule les sphères publiques et privée au sein
d’une mise en scène de la spiritualité qui se déroule, selon
les notions de Goffman, sur deux scènes de représentations :
l’avant scène (la rue) et l’arrière scène (le salon du
domicile). Les actes rituels des participants s’y déroulent
525
dans deux zones précisément localisées et définies que nous
avons nommé « zone d’amorce » et « zone d’essor ». Dans
le cas de la cérémonie domestique, la zone d’amorce est
située dans la rue, la zone d’essor dans le domicile.
9. Les aspects ludiques de la cérémonie sont courants et
revendiqués par les participants (rires, chants, danses) de
même que les manifestations corporelles extatiques (danses
de transe des membres du public, cris, pleurs). Ce fait place
la cérémonie domestique à l’exact opposée des pratiques
rituelles de la zâwiya-mère de Meknès où les aspects
récréatifs sont usuellement interdits.
10. Pendant la cérémonie le comportement des Aïssâwa se
différencie de celui du public. Les musiciens sont soumis à
des règles très strictes imposées avec fermeté par le
muqaddem. Ils ne se laissent jamais aller à la transe,
synonyme, pour eux et dans ce contexte de soirée
domestique, d’impolitesse manifeste. Les membres de la
tâ`ifa sont entièrement à la disposition de l’assistance et
manifestent constamment une expression corporelle
introvertie. Ce fait s’explique, selon nous, par le phénomène
de professionnalisation du mysticisme à l’œuvre dans les
villes de Fès et de Meknès. Aujourd’hui il semble que c’est
la clientèle des Aïssâwa et non les membres des tâ`ifa-s qui
s’approprient véritablement le cadre de l’expérience du
divin.
11. Grâce à une « complicité d’équipe » (selon Goffman), les
Aïssâwa peuvent exprimer devant les membres de
l’assistance certaines choses étrangères à leurs rôles
(plaisanteries douteuses, querelles, propos inacceptables) de
façon à ce que l’assistance ne perçoive pas des gestes ou des
dires en désaccord avec la définition de la situation. Ce
526
double jeu permet aux disciples de maintenir une solidarité
de façade lorsqu’ils sont engagés dans une représentation
rituelle.
12. Dans la société marocaine tout en ensemble de mécanismes
est employé pour empêcher qu’une intimité trop grande ne
s’établisse entre deux partenaires du sexe opposé. Le Maroc
demeure une société patriarcale et très conservatrice où la
ségrégation sexuelle est le socle de toutes les relations
sociales entre les hommes et les femmes. Les espaces
territoriaux sont régis par des règles à fondements religieux
qui délimitent un espace social sexué. Dans ce contexte, la
cérémonie domestique des Aïssâwa agit comme un moment
d’exception où les règles habituelles sont plus ou moins
transgressées. La soirée permet aux femmes une
appropriation du fait religieux à travers la socialisation et
l’esthétisation du mysticisme. L’intérieur et l’extérieur des
maisons deviennent, le temps de la cérémonie, non
seulement une scène rituelle mais surtout un lieu de
socialisation, un espace de réunion et de rencontres où elles
apparaissent comme référent d’autorité. Le contrôle des
hommes sur les femmes y apparaît comme temporairement
neutralisé. De fait, la cérémonie privilégie la dissolution
temporaire des règles sociales habituelles, et plus
particulièrement la ségrégation sexuelle. Il semble que la
cérémonie domestique permet à des principes idéaux
caractéristiques de la ‘umma qui définissent la sphère
publique masculine (réciprocité, fraternité, solidarité etc.),
de s’insérer un moment dans l’espace domestique, endroit
féminin par excellence.
13. L’autorité des femmes sur les Aïssâwa et sur le déroulement
de la cérémonie s’inscrit dans la problématique de la
marginalisation de celles-ci dans la sphère religieuse. La
527
ségrégation sévère que subissent les femmes maghrébines et
son investissement particulier dans le mysticisme est la
conséquence de leur position sociale. Notons que leur statut
juridique définit par le code de la famille, la Moudawana
(qui date de 1957), vient tout juste d’être réformé par le roi
en 2003 sous la pression des féministes.
Les pratiques rituelles des Aïssâwa ne se limitent pas à la sphère
privée. Les orchestres de la confrérie participent aux festivités
organisées par l’Etat à l’occasion des pèlerinages sur les
tombeaux des saints (mussem-s). Lors des festivités annuelles
célébrant le jour de la naissance du Prophète (al-mawlid al-
nabawî), la municipalité de Meknès organise le mussem du
Chaykh al-Kâmil, qui est censé représenter le pèlerinage des
disciples de l’ordre religieux. Qu’en est-il de cet événement
aujourd’hui ? A la lumière des conflits qui existent, d’une part,
entre les groupes de disciples et, d’autre part, entre ceux-ci et la
hiérarchie confrérique, que représente ce pèlerinage pour les
Aïssâwa ? Pour les responsables de l’ordre ? Pour le public
pèlerin en général ? Comment se déroule-t-il ? Quelles pratiques
rituelles peut-on y observer ? Ces questions nous conduisent sur
le dernier chapitre de notre recherche.
528
Chapitre 2
Le pèlerinage
LE MUSSEM DU CHAYKH AL-KAMIL
Ce chapitre s’attache à l’étude du pèlerinage annuel des
disciples de la confrérie des Aïssâwa, le mussem (terme
vernaculaire dérivé de mawsim, litt. « saison »). Le mussem du
Chaykh al-Kâmil s’inscrit dans les festivités organisées au
Maroc à l’occasion de la célébration de la naissance du Prophète
(al-mawlid al-nabawî) et se déroule à la fois à l’intérieur et aux
alentours de la zâwiya-mère de Meknès, demeure qui abrite le
tombeau du fondateur de la confrérie. A l’évocation des
mussem-s au Maroc, homme, femme, vieux ou jeunes, chacun
voit les images d’une foule en liesse dans une ambiance
exubérante. Cependant tous n’y portent pas le même intérêt ni
n’en donnent la même signification : la nature des mussem-s est
complexe et ils sont plus ou moins importants pour les gens,
selon l’âge, le sexe, la catégorie sociale et le lieu d’habitation. Il
n’est donc pas aisé d’appréhender la signification de ce
phénomène, profondément enraciné dans la société et la culture
marocaine. Phénomène religieux, les mussem-s sont beaucoup
plus que cela et manifestent la pratique collective d’un
événement complexe, à la charnière du sacré et du profane, du
récréatif et du méditatif, de l’urbain et du rural, du politique et
du religieux.
Notre contribution propose d’apporter un éclairage sur le
phénomène des pèlerinages Maghrébins en tentant de révéler la
signification et les enjeux de ce mussem dans la société
contemporaine. Quel sens sa célébration revêt-elle pour le public
pèlerin ? Que révèle l’analyse des différentes formes de
manifestations engendrées par cet événement ? Pour répondre à
ces questionnements et saisir les modalités dans lesquelles le
529
mussem se déploie, nous avons décliné notre étude en quatre
parties. La première est un rappel de l’inscription des mussem-s
dans le champ culturel et religieux du Maghreb. La seconde
partie est consacrée à l’étude du mussem de Meknès à travers la
description du site et des pratiques rituelles des Aïssâwa. La
troisième partie est une comparaison de nos propres données
avec celles issues des écrits scientifiques antérieurs. Enfin, la
dernière partie est dédiée à la pratique sociale du public pèlerin
(disciples, commerçants et fidèles) et aux significations qu’il
confère au pèlerinage.
Qu’est-ce qu’un mussem ?
Les mussem-s sont des fêtes saisonnières, à la fois foires et
pèlerinages aux environs du sanctuaire d’un saint personnage1.
De part leurs aspects récréatifs, les mussem-s peuvent être
rapprochés des foires médiévales et des kermesses européennes.
Mais un rapport analogue de forme n’implique pas forcément
une correspondance d’usage. La première question est de savoir
comment il faut comprendre ces manifestations dans un contexte
musulman. Le terme de haj (litt. « se rendre à ») est employé
uniquement pour désigner le pèlerinage canonique de La
Mecque. Le mot mawsim, qui nomme les antiques marchés
saisonniers de l’Arabie ancienne, a évolué dans le double sens
de saison et de fête, notamment à caractère religieux. Le terme a
donné naissance au mot vernaculaire mussem qui qualifie les
fêtes patronales maghrébines qui associent autour d’un
sanctuaire des rituels religieux et mystiques, des foires et des
fêtes foraines. Ces manifestations sont aussi appelées muled,
dérivé dialectal du mot mawlid qui désigne la célébration de la
naissance du Prophète. Si les pèlerinages de la chrétienté ont
1. REYSSO, Pèlerinages au Maroc, p. 26.
530
suscité une abondante littérature, en islam la centralité du haj, le
pèlerinage canonique à La Mecque, a longtemps dissimulé
l’infinité et l’intensité des pèlerinages locaux. La littérature
coloniale n’a pas produit de travaux spécifiques sur les
pèlerinages musulmans bien que le phénomène confrérique et le
culte des saints aient fait l’objet de toute son attention1. La
plupart des travaux ultérieurs n’abordent le pèlerinage qu’à
travers l’étude de la sainteté et des lieux saints, mais de
nombreux chercheurs se penchent actuellement sur l’analyse des
pèlerinages musulmans à la fois au Maghreb2 et au Proche
Orient3.
Les pèlerinages au Maghreb
C’est principalement dans le cadre du culte des saints que
s’inscrit la pratique du pèlerinage musulman, et cela en dépit du
fait que la doctrine canonique de l’islam réfute la notion de
sainteté. En ce qui concerne le Maghreb, les mussem-s, qui tirent
leur origine de rites agraires4, sont aujourd’hui la conjugaison
spécifique de culte des saints, de mysticisme et de foires
périodiques. Malgré cette contradiction et ce caractère non
orthodoxe, les chercheurs en sciences sociales qui mentionnent
1. Quelques exceptions cependant, les écrits de MASSIGNON, « Les pèlerinages populaires à Bagdâd », Revue du Monde Musulman, vol. 6, n° 12, 1908, pp. 640-651. « Géographie Spirituelle et pèlerinage », Dieu Vivant, Cahier 14, 1949, et de DOUTTE, « Notes sur l’islam maghrébin. Les marabouts », Revue d’histoire religieuse, t. 40, pp. 346-369, t. 41, pp. 22-66 et 289-336. La Khot’ba burlesque de la fête des T’olba au Maroc, 1909. Magie et religion en Afrique du Nord, 1909. 2. CHIFFOLEAU & MARBOEUF, Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient, espaces public, espaces du public, 2005. ANDEZIAN, Expérience du divin dans l’Algérie contemporaine, 2001. BERRIANE, Tourisme national et migrations de loisir au Maroc (étude géographique), 1992. REYSSO, op. cit.. CRAPANZANO, Les Hamadcha, un essai d’ethnopsychiatre marocaine, trad. de l’anglais par O. Ralet, 2000 (1973). 3. MADOEUF, « quand le temps révèle l’espace. Les fêtes de Husayn et de Zaynab au Caire », Géographie et Culture n° 21, 1995. « Les grands mûlid-s : des vieux quartiers du Caire aux territoires de l’islam », La géographie en fête, pp. 115-175. MAYEUR-JAOUEN, Histoire d’un pèlerinage légendaire en islam. Le mouled de Tantâ du 13ème siècle à nos jours, 2004. 4. REYSSO, op. cit., p. 28.
531
les mussem-s les classent parmi les fêtes religieuses, bien que les
mussem-s ne figurent pas parmi les fêtes canoniques islamiques.
Cette dénomination semble néanmoins convenir du fait qu’une
grande partie des pratiques et des croyances qui entourent ces
célébrations est orientée vers le divin. Le pèlerinage sur le
tombeau d’un saint est une institution ancienne dans le pourtour
méditerranéen. Les Bédouins, les Perses, les juifs comme les
chrétiens effectuaient des pèlerinages sur le tombeau de leurs
saints bien avant l’avènement de l’islam1, et la Kaaba de la
Mecque, centre symbolique de la dévotion religieuse de l’islam,
était déjà l’objet de vénération avant que le prophète
Muhammad ne reçoive la Révélation. Avec l’avènement de
l’islam, la triade pèlerinage-foire-fête populaire, déjà présente se
développera de diverses façons dans les régions conquises.
Après la mort du Prophète, en plus de la Kaaba de la Mecque, la
tombe de Muhammad à Médine attire les fidèles et une certaine
vénération du prophète s’institutionnalise. Un de ses aspects en
est la célébration publique de son anniversaire dès le 12e siècle2.
Les pèlerinages périodiques aux tombeaux de saints sont donc
bien enracinés dans cette aire méditerranéenne. Bien qu’ils aient
tous gardé un caractère cultuel, leur développement ultérieur en
terre islamique a vu s’y ajouter divers éléments, notamment
ceux issus du mysticisme. Vénérés de leur vivant et après leur
mort, les saints locaux, humbles dévots ou illustre fondateur
d’une confrérie soufie, font l’objet d’une dévotion
particulièrement intense au Maghreb, territoire
géographiquement éloigné des trois lieux saints officiels de
l’islam. Selon un hadîth, il n’existe que trois mosquées de
pèlerinage en islam sunnite : La Mecque, Médine et Jérusalem3.
1. CHIFFOLEAU & MARBOEUF, op. cit., p. 08. 2 . Ibid., p. 09. 3. « Ne te rends qu’à ces trois mosquées, al-masjid al-harâm (mecque), al-masjid al-aqsâ (Jérusalem) et ma mosquée (Médine). » Cet hadîth, rapporté par Bukhârî et Muslim, sert d’argument aux opposants des sanctuaires des saints et à la visite des fidèles.
532
Les tombeaux des saints (qui deviennent souvent des zâwiya-s)
démultiplient les lieux sacré en passant outre de la liste
canonique et en diffusant la baraka auprès des croyants. Trop
souvent inaccessible pour le commun des fidèles, le pèlerinage
canonique à La Mecque s’est vu remplacé dans la pratique par
plusieurs pèlerinages secondaires auprès des tombeaux des
saints, bien que dans l’esprit des participants et des pèlerins, le
mussem ne se substitue pas au haj. Si ces deux pratiques n’ont
pas le même sens, elles semblent remplir les mêmes fonctions.
La « visite » (al-ziyâra) du saint, mort ou vivant, se justifie par
la recherche de la baraka et la demande d’intercession auprès de
Dieu. Cette démarche s’intègre dans des séquences rituelles qui
comprennent des actes de purification, des processions, des
prières, des retraites spirituelles, des offrandes, des sacrifices et
des demandes que les fidèles adressent au divin par
l’intermédiaire du saint. Quelque soit l’importance des voeux, ce
besoin de rencontre et d’intercession avec le divin où se
manifestent aussi des aspects récréatifs et touristiques tisse dans
l’aire panmaghrébine un immense réseau de pèlerinages. Ces
manifestations mettent en jeu des pratiques complexes et
variées, qui témoignent de la multiplicité d’approche et de vécu
du fait religieux :
« Cette manifestation trouve donc son origine lointaine dans
l’histoire des foires religieuses et de leurs aspects économiques et
sociaux dans l’Arabie préislamique ; mais aussi dans le mouvement
maraboutique et la tradition des souks - deux phénomènes
spécifiques au Maroc - et enfin, dans les rites agraires du monde
berbéro méditerranéen. Elle offre le premier exemple, dans l'histoire
socioculturel du Maroc, d’une manifestation qui accorde une place
de choix aux activités récréatives et aux distractions, et ce, malgré
son caractère sacré. Elle s’accompagne en outre de déplacement de
populations, qui convergent vers le même point, attirés par les
nécessités du pèlerinage, mais aussi par le besoin de loisirs.
533
Terminant le plus souvent l’année agricole, le moussem est enfin, le
lieu de distraction du monde rural par excellence, le seul parfois. »1
Les mussem-s, qui se superposent aux fêtes canoniques
musulmanes, prennent place dans le calendrier lunaire et
échappent à l’emprise des saisons. En dehors des jours de l’‘aïd
(« retour périodique »), il ne peut y avoir aucun jour sacré en
islam2. En 1982, 753 mussem-s furent célébrés au Maroc3, tous
en région rurale, à l’exception du mussem de Moulay Idriss à
Fès et celui du Chaykh al-Kâmil à Meknès, tous deux situés en
zone urbaine4. Ce dernier a la particularité de se célébrer le jour
du mawlid, la fête d’anniversaire du Prophète.
La célébration du mawlid
La célébration du mawlid (l’anniversaire du Prophète)5 est l’un
des faits religieux les plus contestés en islam car cette
commémoration n’est pas une fête canonique. Sous la pression
populaire et malgré la contestation de certains théologiens et
juristes, sa célébration finit par être acceptée comme
« innovation bonne » (bid’a hasana)6. Actuellement c’est un
jour férié et certains ordres religieux comme les Aïssâwa
organisent des processions au tombeau de leur saint fondateur.
Le premier mawlid formellement et publiquement célébré eut
lieu à Arbela dans l’Egypte fâtimide en 1207 le 12 du mois du
troisième mois du calendrier musulman (rabî`I)1, où s’y
déroulèrent des sacrifices d’animaux et des processions parmi
1. BERRIANE, « Le moussem au Maroc: tradition et changements », dans la Revue Géographie et Cultures, n° 7, 1993, pp. 27-51, p. 29. 2. Les fêtes canoniques sont l’‘aîd al-kabîr (la « grande fête ») appelée aussi ‘aîd al-adhâ (la « fête du sacrifice »), célébrée en souvenir d’Abraham le 10 du dernier mois du calendrier hégirien, et l’‘aîd al-fitr (la « petite fête »), marquant la fin du mois du ramadan et la rupture du jeûne, le 1er jour du dixième de l’année islamique. 3. BERRIANE, op. cit., p. 30 4. BERRIANE, op. cit., p. 30 5. Le mawlid ne commémore pas réellement la naissance du Prophète mais en plutôt sa mort, car le jour de sa naissance n’est pas précisément connu. 6. ANDEZIAN, op. cit., p. 162. 1. Ibid.
534
lesquels s’insérèrent des groupes de musiciens et des stands de
divertissements1. Instituée d’abord à Ceuta par le chaykh Abû
al-‘Abbâs al-‘Azfi pour stopper les célébrations de la fête
chrétienne de Noël par les musulmans, le mawlid fut
officiellement introduit au Maroc par le sultan mérinide Abû
Ya’qûb Yûssef en 1292 et popularisée par les dynasties
chérifiennes (Saâdide et Alawite) et par les ordres mystiques qui
se revendiquent une ascendance prophétique2. La fête se répand
dans tout le Maghreb à partir du Maroc. Aujourd’hui les
célébrations se déroulent dans les mosquées, dans les zâwiya-s,
dans les maisons, dans la rue et jusqu’au plus haut sommet de
l’Etat. Le jour du mawlid, les enfants sont rois et reçoivent des
sucreries et des cadeaux. Les adultes et les personnes âgées
participent aux cérémonies liturgiques, les visites aux zâwiya-s
et la participation aux processions des confréries est courante.
En Algérie, sous la pression des réformistes de l’islâh des
années 1930, les cérémonies ne sont pas supprimées mais
«épurées» de toutes les pratiques rattachées au soufisme, frein
aux yeux des ‘ulamâ` à l’épanouissement de la foi ainsi qu’au
sentiment d’appartenance nationale3. Les célébrations
réformistes se caractérisent par l’abolition des rituels mystiques
et par la mise à contribution active des écoliers aux rituels
canoniques formels. Des modifications notables sont intervenues
dans les célébrations des ordres mystiques : les offices
liturgiques (poésies et dhikr) sont remplacées par des sermons et
des enseignements à caractère éthique et religieux liés à la
personnalité du Prophète et à son œuvre4. Le mawlid est
l’occasion de réaffirmer son rôle dans l’histoire de l’humanité,
sa biographie (al-sîra) est interprétée à travers des thèmes
sociaux et éthiques. Les pratiques esthétiques telles que la
musique, la danse et les processions tiennent une place
1. Ibn Khallikan (1256), cité par Reysoo. RESOO, op. cit., p. 04. 2. ANDEZIAN, op. cit. 3. Ibid., p. 164. 4 . Ibid.
535
marginale et sont folklorisées par les autorités publiques. Outre
les mosquées, les lieux de commémoration s’étendent aux
écoles, aux théâtres, aux cinémas et aux places publiques. Ce
mawlid réformiste, où toute expression de la spontanéité et de la
gaîté est abolie, est adopté par les autorités officielles de
l’Algérie indépendante. Actuellement la crise identitaire et
économique que subie l’Algérie entraîne les membres des ordres
mystiques à remettre en question la légalité des pratiques
extatiques et culturelles locales sous la pression des islamistes1.
La religion étant devenue un enjeu de pouvoir, cette autocensure
vise leur inscription dans le champ de la légitimité religieuse.
Au Maroc le mawlid s’est toujours maintenu et il reste une fête
très importante pour les confréries mystiques en activité
(Qâdiriyya-Bûdchichiyya, Tijâniyya, Hamadcha et Aïssâwa par
exemple). De nombreux travaux scientifiques publiés et
plusieurs thèses inédites en font référence. Les écrits de
Crapanzano2 sur les Hamadcha et ceux de Pâques3 sur les
Gnâwa mentionnent les pratiques mystiques qui de déroulent
lors du mawlid. Actuellement et à cette occasion, les Aïssâwa
organisent une cérémonie interne à la confrérie où sont conviés
à la fois tous les muqaddem-s de Fès et de Meknès, les
gestionnaires de la zâwiya-mère et les membres des familles
respectives. Cette réunion, appelée « nuit du mawlid » (lîla al-
mawlid) ou « nuit des muqaddem-s » (lîla al-muqaddmin), est
organisée est l’initiative du muqaddem-muqaddmin qui en
supporte financièrement la préparation, à savoir la location
d’une salle (toujours dans un quartier chic de Fès et plus
précisément sur la route d’Imouzer) pouvant accueillir plusieurs
dizaines de sympathisants (et les membres de la famille des
Aïssâwa) mais aussi l’embauche d’un traiteur qui se charge de
1. Ibid., p. 186. 2. CRAPANZANO, op. cit. 3. PAQUES, La religion des esclaves, recherches sur la confrérie marocaine des Gnawa, 1991. « Les fêtes du Mwûlûd dans la région de Marrakech », Journal de la Société des Africanistes, n° 41, 1; pp. 133-145.
536
préparer le repas collectif (couscous, thé, café et pâtisseries).
Cette soirée se tient quelques jours après la fin du mussem du
Chaykh al-Kâmil et a pour fonction, selon le témoignage du
muqaddem-muqaddmin, la préservation du lien social entre les
affiliés1.
Hormis cette cérémonie privée, le mawlid est avant tout le
moment pour les Aïssâwa de se rendre en pèlerinage sur le
tombeau de leur saint fondateur. Les manifestations extérieures
du mussem de Meknès ont été décrites au début du 20ème siècle
par Brunel2 et à la fin des années 1970 par Boncourt3. Leurs
écrits font aujourd’hui figure de référence car ils été repris par
les différents auteurs contemporains de langue française qui se
sont consacrés à l’étude des Aïssâwa du Maroc dans des thèses
non publiées4. Les auteurs marocains qui se sont intéressés au
sujet se sont surtout attachés à définir l’historique de
l’événement et à le situer dans le champ religieux5. Dans son
étude sur les Aïssâwa d’Algérie, S. Andezian pointe les
processus de recréation rituelle dans un contexte de changement
sociopolitique à l’aide d’une comparaison de deux célébrations
du mawlid par les Aïssâwa dans la région de Tlemcen en 1982 et
1. Nous avons filmée une « nuit des muqaddem-s » en mai 2003 (organisée par le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi). Le DVD est disponible dans notre volume annexe. 2. BRUNEL, Essai sur la confrérie des Aïssouas au Maroc, 1926, pp. 130-143. 3. BONCOURT, Rituel et musique chez les ‘Isâwa citadins du Maroc, 1980, pp. 270-294. 4. Il s’agit de ELABAR, Musique, rituels et confrérie au Maroc : les ‘Issâwâ, les Hamâdcha et les Gnawa, 2005, et de SAGHIR JANJAR, Expérience du sacré chez la confrérie religieuse marocaine des ‘Isawa : contribution à l'étude de quelques aspects socio-culturels de la mystique musulmane, 1984. Seul Lahlou nous offre une description du mussem de 1984. Ses données ne sont pas mises en échos avec les écrits antérieurs. LAHLOU, Croyances et manifestations religieuses au Maroc : le cas de Meknès, 1986, pp. 240-251. 5. AL MALHOUNI, Adwae ‘ala tasawwuf bî al-maghrib : tarîqa al-Aïsssâwiyya mamuzâjan. Min khilâl chi’r al-malhûn, al-hikâya cha‘biya sufiya, al-muradadât chafâhiya, ‘awayd turuqiyyin. (Lumières sur le soufisme au Maroc : la tarîqa Aïssâwiyya pour exemple), 2003. DAOUI, Mawassim Chaykh al-kâmil baïya al aws wa al yawn (Le mussem du Chaykh al-kâmil entre hier et aujourd’hui), ouvrage dactylographié, sans indication de date fourni par l’un des responsables de la confrérie. ‘ISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL , Sîdî Mohammed ben ‘Issa. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et continuité), 2004.
537
en 1990. Cette approche comparative permet non seulement
pour rendre compte des modifications intervenues dans les
célébrations mais surtout elle permet de mesurer les
changements qui ont affecté la confrérie entre le début et la fin
des années 1990. Son étude aboutie à une vision dynamique des
rites qui évoluent à travers le temps en mettant en évidence
l’évolution des rapports que des individus, marginalisés dans le
champ religieux et symbolique, entretiennent avec les
institutions officielles1.
De notre coté, notre analyse ne saurait prétendre à un examen
aussi profond car les résultats de notre enquête de terrain sont
particulièrement limités. Effectivement, nous n’avons pu, faute
de financements, nous rendre au Maroc chaque fois que le
mussem du Chaykh al-Kâmil était célébré. Nous avons
cependant réussi à assister à ceux de mai 2003 et d’avril 2004 en
tant que membre du public. Malheureusement ce dernier fut
annulé pour cause d’intempéries. Ce sont les résultats de cette
modeste enquête qui sont proposés ici. Notre but est de mettre
nos observations en comparaison avec celles des chercheurs
antérieurs, afin de découvrir si la célébration d’un même
événement par les Aïssâwa au Maroc sur une période de quatre-
vingt ans manifeste une dynamique de changement au sein de la
confrérie.
Le mussem à Meknès en 2003
Le mussem du Chaykh al-Kâmil célébré l’année 2003 à Meknès
tombe même moment où naît le fils du roi Muhammad 6 et de
Lalla Salma Benani et se termine le jour où le pays subit les
attentats islamistes de Casablanca. Le petit Moulay Hassan vient
au monde le 08 mai, le mussem se tient les 14 - jour du mawlid -
1. ANDEZIAN, op. cit., 165-185.
538
les 15 et 16 mai, jour des attentats1. Le mussem du Chaykh al-
Kâmil n’est donc pas endeuillé et est célébré dans la joie de la
naissance du Prince Héritier. Toutes les places publiques des
grandes villes sont mobilisées pour fêter la naissance du petit
qui coïncide avec la période du mawlid. Presse, émissions
télévisées et radiophoniques retransmettent les vœux de bonheur
adressés à la famille royale. Depuis l’annonce publique de
l’arrivée au monde du nourrisson, des photographies de la
famille royale et des guirlandes ornent les édifices publics. Des
orchestres folkloriques animent les rues de Fès et de Meknès, et
les Aïssâwa en font partis. Le muqaddem-muqaddmin Haj
Azedine Bettahi est chargé par la préfecture de la sélection
d’une dizaine de tâ`ifa-s qui ont l’obligation de se produire sur
les plus grandes places des deux villes dans le cadre de concerts
en plein air ou comme animation urbaine ponctuelle. Les
vitrines des pâtisseries sont spécialement garnies et les rues
connaissent l’affluence des jours de fête. Les enfants allument
pétards et feux d’artifices, et, dès l’arrivée de la nuit, les
mosquées et les zâwiya-s accueillent les fidèles. A Meknès, les
commerçants de la médina diffusent en boucle les musiques de
la hadra des Aïssâwa. Des vendeurs de disques audio et vidéo
projettent sur des écrans de télévision des films pirates filmés
lors des précédents mussem-s du Chaykh al-Kâmil.
1. Le soir du 16 mai 2003 le Maroc est secoué par une vague d’attentats sans précédent. Par une série de cinq attaques quasi-simultanées dans la ville de Casablanca, le royaume est soudainement touché par le terrorisme international. L’opération, réalisée par 14 membres d’un groupe terroriste islamiste de mouvance salafiste, fait une quarantaine de morts et une centaine de blessés. Les objectifs visés étaient des institutions juives ou occidentales. Malgré un état d’alerte maximal, les mussem-s célébrés après le 16 mais ne sont pas annulés. A propos de la situation actuelle, voir notre introduction pp. 61 et ss.
539
En route pour la zâwiya-mère
La veille de la célébration du mawlid et du début du mussem,
nous nous rendons à Meknès à la zâwiya-mère des Aïssâwa.
Nous passons par l’ancien marché aux bestiaux (souk larba’) sur
lequel est installé une fête foraine ainsi que le campement des
disciples et pèlerins venus des régions rurales. L’origine
géographique, l’appartenance ethnique, ainsi que la localisation
de ces pèlerins sont des plus diversifiées, bien que beaucoup se
présentent à nous comme des membres de la tribu des Saym
Mokhtar du Rarb, du nom de la tribu qui accueillit, dit-on, le
jeune Muhammad ben Aïssâ et son père lors de ses jeunes
années. Nonobstant le fait que cette question nécessiterait une
enquête plus approfondie, on peut affirmer que ces disciples,
toutes obédiences confondues, sont recrutés au sein des classes
défavorisées. Les activités professionnelles des pèlerins sont,
d’après leurs récits, exercées dans le secteur primaire (ils
peuvent être agriculteurs) ou dans celui des services (ils sont
alors artisans). Les pèlerins ne sont jamais seuls, mais sont en
famille restreinte ou en famille élargie et habitent sous des
grandes tentes berbères. Ils forment très souvent un groupe
constitué par les représentants d’une tâ`ifa, d’un quartier ou d'un
village. Quelle que soit leur organisation, la mixité du groupe de
disciples et des lieux de vie est de mise. Le campement est une
véritable ville provisoire et attire différent type de commerces
ambulants et informels. Outre les produits alimentaires de base
(viande, fruits et légumes), les articles les plus redondants sont
les confiseries, les rafraîchissements, les glaces, les ballons, les
vêtements, les colliers, les cierges et les disques1 les cassettes
des Aïssâwa (voir plan fig. 1). En nous approchant de la zâwiya,
nous remarquons que celle-ci a retrouvé sa flamboyante couleur
blanche. Chaque année et spécialement pour les festivités du
1. Nous pouvons même trouver, pour 1 euro, des disques vidéo (VCD) pirates des anciens mussem-s filmés par des pèlerins.
540
mussem l’extérieur est repeint à la chaux par les services
municipaux. Sur l’esplanade flottent deux larges banderoles où
figurent les inscriptions suivantes :
Les churfa ‘‘fils du Chaykh al-Kâmil’’ félicitent sa majesté de la
naissance du prince héritier son altesse royal le prince Moulay Hassan.
A l’occasion de la sainte fête du mawlid, les churfa ‘‘fils du Chaykh al-
Kâmil’’ présentent à sa majesté le prince des croyants, son altesse le roi
Muhammad 6 les plus sincères félicitations et vœux de bonheur.
Des dizaines de véhicules des fidèles sont stationnés devant
l’entrée. Certains sont immatriculés en Europe (Espagne,
France, Belgique, Italie, Allemagne) et témoignent du
rayonnement transnational de la confrérie. Le long des murs du
cimetière qui entoure la demeure les services municipaux
installent des barrières de sécurité qui doivent maintenir les
mouvements de foule lors des cérémonies rituelles. Arrivé près
de l’entrée, des jeunes femmes nous proposent la réalisation
d’un tatouage au henné (symbole de la baraka) tandis que des
vendeurs de sucreries et de pâtisseries entrent et sortent de la
zâwiya pour proposer leurs denrées aux visiteurs. Les disciples
Aïssâwî venus du monde entier occupent l’intérieur du
sanctuaire avec les pèlerins et les gestionnaires. Avant la prière
canonique de l’aube (al-jafr) et pendant quarante jours avant le
début du mussem, ils y récitent à voix haute et des sourates du
Coran, suivit de l’oraison de la confrérie, le hizb Subhân al-
Dâ`im (« gloire à l’Eternel »), puis de la wadhîfa rabbâniyya,
des lectures du Dalâ`il al-khayrât de Jazûlî, des poèmes issus de
la Burda1 et des récitations de dhikr-s. Moulay Idris Aïssâwî, le
responsable du sanctuaire, tient à nous expliquer les origines du
mussem qu’il attribue à la seule volonté de son aïeul :
« C’est le Chaykh al-Kâmil lui-même qui a décidé de réunir tous ses
élèves le jour de la naissance du prophète. Ils se réunissaient pendant
sept jours dans la zâwiya pour une retraite spirituelle [al-khalwa,
ndr] dans l’amour du Prophète. Nous continuons ce qu’il a entamé.
1. Al-Burda : litt. « le manteau » : ensemble de poèmes d’Al-Bûsîrî (13ème siècle) consacré à l’éloge du Prophète.
541
A l’époque les personnes présentes étaient les invités de la zâwiya,
ils étaient entièrement pris en charge. Le but de leur présence était
bien entendu la visite au chaykh pour bénéficier de sa baraka mais il
n’y avait pas de programme spécial, mis à part la lecture du hizb à
des heures précises à haute voix, comme aujourd’hui. Mais il n’y
avait pas de tâ`ifa-s avec des musiciens, juste des grands cortèges de
disciples venus des campagnes en récitant le dhikr. »
Quelques hauts responsables de la confrérie venus d’Algérie ou
de Lybie sont hébergés par les gestionnaires de la zâwiya-mère
dans leur propre domicile. Pendant toute la durée de la
célébration du mussem, la demeure offre le gîte à aux pèlerins,
hommes et femmes, venus des quatre coins du Maroc, du
Maghreb et même d’Europe. Outre le mausolée du Chaykh al-
Kâmil, celui de Sîdî Saïd, l’un de ses premiers disciples (situé à
environ deux km de la zâwiya) accueille lui aussi les fidèles.
L’ambiance du lieu, d’ordinaire très calme, est particulièrement
électrique : outre les pèlerins, la demeure doit supporter la visite
de centaines de personnes, touristes ou simples curieux, qui se
pressent à l’intérieur. Tout le monde se retrouve à l’étroit et la
tension monte rapidement entre les fidèles et les hôtes de
passage. Les gestionnaires du lieu, rapidement débordés par le
flot incessant de visiteurs, sont aidés dans leur tâche par des
gendarmes afin d’éviter tout type de débordement. La nuit qui
précède le début du mussem, les forces de police et les
gestionnaires évacuent presque entièrement la zâwiya, à
l’exception des pèlerins qui n’ont pas d’autres alternatives de
logement, car au petit matin le sanctuaire reçoit la visite des
premiers disciples.
542
Fig. 1 : plan du mussem du Chaykh al-Kâmil1 :
1. Ce plan, réalisé par nous lors de notre enquête de terrain, se veut schématique et ne tient pas compte des normes du cadastre.
543
Description des processions
Les processions des Aïssâwa se déroulent sur trois jours. Le
premier jour est consacré aux défilés des tâ`ifa-s venues des
régions rurales et des membres de leur famille. Le second est
attribué aux tâ`ifa-s des grandes villes du pays. Le troisième et
dernier jour est exclusivement réservé à la tâ`ifa du Palais
Royal, qui apporte les dons annuels matériels (al-hadiyya) et
financiers (al-hîba) offerts au sanctuaire par le roi1. Interrogé sur
cette organisation précise des défilés, Moulay Idriss Aïssâwî, le
responsable de la zâwiya, nous affirme qu’il s’agit là d’un
agencement d’ordre purement technique :
« Le premier jour est réservé aux Rarbâwî parce qu’ils sont très
nombreux. Ils viennent de loin et c’est pour cela qu’ils doivent
passer les premiers. Ils ont des pratiques particulières que les autres
disciples ne font pas. Le deuxième jour nous recevons les tâ`ifa-s de
Meknès, de Fès, de Salé, de Marrakech, de Tanger et de Tétouan. Le
troisième jour est exclusivement réservé à la tâ`ifa du Palais Royal,
elle clôt le mussem. »
Décrivons maintenant le déroulement les trois jours du mussem :
Le premier jour :
La veille du premier jour, quelques groupes de disciples venus
des régions rurales, des hommes et femmes (ces tâ`ifa-s sont
mixtes) qui campent depuis plusieurs jours dans le mausolée de
Sîdî Saïd récitent avec ferveur le hizb Subhân al-Dâ`im et
différentes litanies mystiques. D’autres demeurent dans leur
campement près de la zâwiya-mère et réalisent des hadra-s2
nocturnes. A 07.45, un spectacle folklorique est donné par des
cavaliers sur le parvis de la zâwiya qui réalisent une fantasia. A
08.30, des renforts des forces de l’ordre arrivent (cars de police,
camions de l’armée, gendarmes) ainsi qu’une délégation
1. A propos des rapports entre l’état et la zâwiya-mère des Aïssâwa, voir pp. 182-186. 2. Une vidéo d’une hadra des Rarbâwî est disponible dans notre volume annexe dans le reportage consacré au mussem.
544
officielle composée du gouverneur de la province de Meknès, du
préfet, du commissaire et d’une dizaine hauts fonctionnaires.
Accueillis quelques instant par le mezwâr et certains membres
de la « commission » (lajna) sur l’esplanade de la zâwiya, ils se
dirigent ensuite sous une tente aménagée pour y suivre les
festivités (voir plan fig.4). Les disciples arrivent rapidement par
centaines en invoquant le nom de Dieu et en dansant la hadra.
Répartis en plusieurs tâ`ifa-s, ils forment un immense cortège
aligné le long du mur du cimetière qui entoure la zâwiya.
Pour pouvoir assister au défilé, les spectateurs sont tenues de
respecter des règles implicites : il ne faut pas être vêtu de rouge
ou de noir. Les dévots, qui sont tous vêtus de blancs, peuvent
avoir eux aussi des réactions imprévisibles lorsqu’ils sont en
transe. Irrités par ces couleurs, ils ont pour habitude (et nous
l’avons constaté) de se ruer sur les membres de l’assistance pour
les agresser1. Lors de notre enquête et quelques instants avant le
début du mussem, nous avons entamé la discussion avec une
vieille femme membre d’une tâ`ifa rurale à propos de la
signification des pratiques rituelles. L’entretien a subitement été
interrompu par le passage rapide d’un homme derrière nous qui
portait un costume et un attaché caisse de couleur noire,
probablement en retard pour se rendre au travail. A sa vue, notre
interlocutrice changea de comportement : elle nous abandonna
subitement et se mit à crier et à courir dans sa direction, suivit
par d’autres femmes de sa tâ`ifa. Le malheureux eu tout juste le
temps de s’engouffrer dans un taxi pour échapper à l’excitation
de ses poursuivantes qui l’insultèrent copieusement. Peu après
cet évènement, la police et l’armée invitent le public qui arrive
par grappe à se disposer derrière les barrières de sécurités. C’est
d’ici que nous suivons le mussem, car l’accès à la zâwiya est
maintenant interdit. Des dizaines de gendarmes sont disposés
1. Les manifestations extérieures de la transe des disciples et le point de vue des Aïssâwa sur ce sujet font l’objet des notre paragraphe intitulé « mésentente autour d’un mythe confrérique », pp. 281 et ss.
545
tout le long des barrières et jusqu’à l’entrée du sanctuaire. Un
fonctionnaire est chargé de comptabiliser le nombre de tâ`ifa-s
et de veiller à l’ordre de passage des groupes, celui-ci étant
défini par la pose des étendards à la levé du jour : le premier
groupe à installer ses drapeaux sur le mur du cimetière est le
premier à visiter la zâwiya. A son signal, la première tâ`ifa
ouvre le mussem. Par une course effrénée, les adeptes arrivent
par dizaines, traversent l’esplanade et se jettent littéralement à
l’intérieur de la zâwiya. Certains sont en transe et miment des
personnages animaux. Leurs vêtements, d’un blanc immaculé,
sont tachés de sang, ce qui nous laisse supposer qu’ils se sont
livrés au sacrifie de la frissa. On dit d’ailleurs que le premier
groupe d’adeptes à pénétrer dans l’enceinte du sanctuaire doit
obligatoirement être les sacrificateurs, les lions (al-sba’-s) et les
lionnes (al-biya-s), suivis ensuite des chameaux (al-jmâl-s).
Cette séquence, appelée « la coutume » (al-‘ada) est accueillie
par le public par de fortes clameurs et sous des
applaudissements, représentant un véritable spectacle.
L’esplanade est entièrement occupé par les membres de la tâ`ifa
(qui sont des hommes et des femmes, ainsi que leurs enfants ou
frères) accompagnée de dizaines sympathisants qui les ont
rejoints peu avant leur entrée sur l’esplanade. Certains disciples
sont dans une transe violente, ils hurlent, pleurent et font minent
de se battre en poussant des cris d’animaux. Dans certains cas
extrêmes, il est fréquent que les femmes parlent, ou plutôt râlent,
mais avec une voix qui n'est pas la leur : ce sont les jinn-s qui
s'expriment à travers elles car elles sont, dit-on, possédées. A la
vue des dévots en transe, certains vocifèrent des jurons tandis
que d’autres souhaitent bénéficier de leur baraka : à l’encontre
les recommandations des gendarmes, des jeunes femmes
franchissent les barrières de sécurité et se couchent sur le
parcours des disciples dans l’espoir d’être enjambées et
piétinées. Les Aïssâwî en transe ont, dit-on, le pouvoir de palier
à la stérilité et à la paralysie des membres. En face de l’entrée de
546
la zâwiya, quelques adeptes, souvent des vielles femmes,
s’arrêtent un instant et réalisent des figurations animalières sous
les clameurs du public. Quelques adolescents profitent de cet
instant pour les insulter et leur jeter des pierres. Ils sont
rapidement rappelés à l’ordre par les gendarmes qui leur
somment, s’ils ne se modèrent pas, de quitter les lieux. Les
musiciens représentent le second groupe de disciples composant
la tâ`ifa, jouant à l’aide d’idiophones (ta’rîja -s, tbel-s) et
d’aérophones (hautbois reta-s) les thèmes musicaux de la
hadra : le Rabbânî et le Mjerred1. Accompagnés de dizaines de
fidèles qui récitent le nom de Dieu (parfois en se frappant la
poitrine), le cortège traverse l’esplanade en direction de la
zâwiya et apporte un animal (généralement un mouton) qui sera
sacrifié à l’intérieur du sanctuaire2. Au niveau musical, le
Rabbânî est joué pendant l’avancé du cortège vers le lieu saint.
A l’inverse, lors du Mjerred, qui est vu comme l’élévation
spirituelle de l’âme et la visite du fidèle au Prophète, la tâ`ifa
stationne devant l’entrée de la zâwiya et les croyants réalisent
des danses rituelles. Juste avant de pénétrer dans le sanctuaire,
les musiciens jouent à nouveau le Rabbânî, qui manifeste leur
désir de retour sur terre et permet ainsi à la tâ`ifa de se déplacer.
Certains danseurs sont pieds et tête nus (manifestation de leur
saine intention, al-niyya), et, près de l’entrée de la sainte
demeure, ils se mettent à genoux en arc de cercle et ambrassent
le sol pour, nous dit-on, remercier Dieu. Une fois à l’intérieur,
ils sont accueillis par les gestionnaires et sacrifient l’animal dans
la cour intérieur et l’emmène à l’abattoir pour le dépecer. Ils
restent ensuite quelques instant près du tombeau du Chaykh pour
se recueillir avant de libérer l’endroit qui doit être visité par les
1. A propos du symbolisme de la hadra, voir pp. 437 et ss. 2. Pour une étude anthropologique et comparatiste sur la nature et la fonction du sacrifice en islam, tant à travers les textes canoniques que dans la diversité des pratiques concrètes (Maghreb, Turquie, France, Mauritanie), voir l’ouvrage dirigé par BONTE, Sacrifices en Islam : espaces et temps d’un rituel, 1999.
547
autres tâ`ifa-s. Les forces de l’ordre chassent ceux qui traînent
trop dans le mausolée, parfois à coup de matraque. Les
processions se déroulent toute la matinée et se terminent vers
13.00. En 2003, nous avons comptabilisé la présence de 17
tâ`ifa-s lors premier jour du mussem.
Fig. 2 : dessin de la visite des Aïssâwa le matin du 1er jour :
L’après midi du premier jour la zâwiya est ouverte aux visiteurs
qui se regroupent dans le tombeau du saint et dans la cour
intérieure. S’élèvent alors des chants de cantiques chantés par
des disciples où la tristesse, la mélancolie, le souvenir des
ancêtres, la mort, l’abandon et la famille sont les thèmes
principaux. Ces psalmodies provoquent chez certains des pleurs
et des hurlements d’extase. Parallèlement à ces actes de
dévotion, des cassettes des oraisons mystiques enregistrées de
façon informelle sont proposées à la vente par des fidèles qui
circulent parmi les présents. A cet instant, le mussem permet aux
groupes ruraux de se réunir, d’exalter leurs valeurs et ainsi de se
régénérer. Par le nombre de fidèles qui se retrouvent en ces
moments de communion, le mussem ressoude les liens et abolit
les différences sexuelles et sociales entre les croyants. En fin
548
d’après midi, les disciples quittent Meknès, leur campement se
vide totalement.
Le deuxième jour :
Toute la journée du deuxième jour du mussem, la zâwiya reste
ouverte aux croyants en quête de la baraka du saint. Le nombre
de visiteurs du sanctuaire est si élevé qui les forces de l’ordre
sont contraintes de réguler l’accès des lieux en refusant aux
hommes d’y pénétrer. A l’inverse du premier jour, le défilé des
Aïssâwa ne débute qu’à la nuit tombée. C’est le moment où les
gendarmes évacuent entièrement la zâwiya : aidées par des
dizaines de militaires, ils veillent en outre à ce que le public ne
franchissent pas les barrières de sécurité. L’accès à la zâwiya est
maintenant strictement interdit au public car le début du défilé
est imminent.
Le muqaddem-muqaddmin Haj Bettahi nous informe
qu’auparavant l’ordre de passage des groupes se décidait en
début d’après midi par le pointage des étendards dans le
mausolée de Sîdî Saïd, point de départ du défilé situé à environ
un kilomètre de la zâwiya. A l’heure actuelle cet usage semble
être abandonné, car tous les groupes Aïssâwa effectuent la visite
au sanctuaire en démarrant des domiciles des particuliers. Vers
17.00, les Aïssâwa ont rendez-vous pour célébrer une lîla chez
des clients habitants en médina de Meknès. Les Aïssâwa
utilisent le matériel habituel (vêtements cérémoniels, accessoires
rituels, instruments de musique) et réalisent le déroulement
standard de la cérémonie en trois parties (dhikr, mluk, hadra).
Cependant la troisième étape, la hadra, n’est pas effectuée
entièrement à l’intérieur du domicile : pendant la danse du
Rabbânî initial, les Aïssâwa (accompagnés de tous les membres
de l’assistance) sortent du domicile pour réaliser la visite au
sanctuaire. Le franchissement du seuil de la sphère privée pour
investir la sphère publique est appelé al-khaja. Il faut trois à
quatre heures pour réaliser le parcours qui mène le cortège du
549
domicile des clients jusqu’au sanctuaire du saint. La disposition
de la tâ`ifa se fait de la manière suivante : en tête nous trouvons
les étendards (portés par les enfants de la famille invitant les
Aïssâwa), suivit des dons matériels portés par les Aïssâwî,
ensuite les danseurs (vêtus de la handira et pieds nus, signes de
l’humilité du mystique), puis des musiciens percussionnistes
(buznazen-s, tbel-s). Les joueurs de hautbois ferment la marche
et sont juchés sur des mulets, suivis par les fidèles et les
sympathisants, le public de la lîla. Lors du parcours, les
musiciens joue indéfiniment le Rabbânî et les danseurs
effectuent un mouvement en balancier du buste d’avant en
arrière tout en répétant à voix haute « Dieu Eternel » (Allah
Dâ`im). Le cortège sillonne les rues étroites de la médina de
Meknès sous les applaudissement et encouragements des
passants et des commerçants. Le muqaddem finance lui-même
l’offrande matérielle (al-hadiyya) apporté au sanctuaire par sa
tâ`ifa : il s’agit soit d’un animal à sacrifier (un bœuf ou une
vache, mais souvent l’animal est loué par les tâ`ifa-s en manque
d’argent et n’est pas sacrifié), soit de lustres, de tapis ou de
tissus brodés (kaswa, litt. « costume ») pour décorer le mausolée
du Chaykh al-Kâmil. Arrivée à environ une centaine de mètres
de la zâwiya, le cortège est contraint de s’arrêter et de patienter
derrière les autres tâ`ifa-s qui se rendent aussi à la zâwiya.
Débute alors une très longue pause qui permet aux musiciens de
récupérer. Le public n’ayant pas le droit de pénétrer dans la
zâwiya, des femmes laissent des foulards au muqaddem et pour
les récupérer après leur visite au sanctuaire. Faisant office de
réceptacle de baraka, ces foulards bénis doivent permettre de
lutter contre la stérilité. Un fonctionnaire vient ensuite prévenir
le muqaddem que le mausolée est enfin disponible. Les Aïssâwa
rejouent alors le Rabbânî et avancent jusqu’au centre de
l’esplanade. Là, face au public et sur près d’une heure, ils
réalisent la danse du Mjerred. Les danseurs, placés en arc de
cercle, font face au muqaddem qui dirige la danse sereinement.
550
A l’inverse des disciples présents le premiers jours, la danse de
transe reste ici très contrôlée. Seuls des cris extatiques surgissent
: « Dieu » ! (Allah) ou « L’envoyé de Dieu » (Rassûl Allah) sont
les plus fréquents. Les musiciens sont à l’écart et jouent
inlassablement les airs mélodiques. La tâ`ifa occupe la moitié de
l’esplanade, le reste est occupé par la famille du foyer qui les
accompagne (comprenons les femmes et leurs enfants, assistés
de leurs maris ou frères) ainsi que quelques sympathisants qui
les ont rejoints sur le parcours. C’est ici qu'a lieu le véritable
spectacle et le public manifeste son enthousiasme par des cris et
des applaudissements. Certaines femmes ont décidé de faire leur
jedba, la danse d’ « attirance ». Le geste introductif à la transe
est souvent le dénouage des cheveux. La gestuelle la plus
classique est le balancement de la tête d’avant en arrière,
cheveux dénoués, ou de droite à gauche, avec un rythme saccadé
qui s’accentue avec le crescendo de la musique1. Ces cas de
figure dénotent une jedba relativement calme. D’autres cas sont
plus violents. Lorsque la femme a atteint le paroxysme, elle peut
hurler, pleurer et se rouler au sol. Les gendarmes sont très
présents sur les lieux et répriment violement les personnes qui
tentent de franchir les barrières pour rejoindre les Aïssâwa. Pour
reprendre la marche en direction du sanctuaire, le muqaddem
fait signe à ses musiciens de jouer le Rabbânî final, thème qui
leur permet de reprendre le défilé. Ce n’est que devant la porte
d’entrée de la zâwiya qu’il fait signe à ses musiciens de stopper
la musique. Les Aïssâwa et les fidèles qui les accompagnent se
rendent jusqu’à l’intérieur du mausolée et y retrouvent les
gestionnaires, à qui ils donnent leurs offrandes matérielles
(tapis, lustres) et financières (un pourcentage sur les recettes
annuelles de la tâ`ifa). Sil ils apportent un animal à sacrifier,
celui-ci est immédiatement immolé dans la cour intérieure et
emmené à l’abattoir pour y être dépecé. Après une prière
1. La description de cette danse est disponible dans notre chapitre consacrée à la lîla, pp. 400-405.
551
collective effectuée dans le mausolée du saint, les disciples et les
fidèles sont invités par les gendarmes à quitter les lieux. Les
processions des Aïssâwa se déroulent toute la nuit et jusqu’au
petit matin. En 2003, nous avons comptabilisé la visite 9 tâ`ifa-s
lors du second jour du mussem.
Fig. 3 : dessin de la visite des Aïssâwa le soir du 2ème jour :
Le troisième jour :
Le troisième et dernier jour du mussem voit la venue de la tâ`ifa
du Palais Royal de Rabat qui se charge d’apporter l’offrande (al-
ziyâra) du roi au sanctuaire, constituée d’un taureau (appelé « le
cadeau du roi », al-hadiyya malakiyya) et d’une importante
somme d’argent (al-hîba malakiyya). Le défilé de ce dernier
jour tout à fait protocolaire : vers 16.00, la tâ`ifa, entourée de
personnalités officielles (hauts fonctionnaires, commissaire et
préfet) commence par jouer le Rabbânî dans l’enceinte du Palais
Royal derrière la porte de bab al-Mansûr. Les spectateurs,
attirés par la musique, se massent rapidement sur la place
Moulay Ismail pour assister à l’ouverture des portes du Palais
Royal d’où sort la tâ`ifa entourée des militaires de la garde
royale. Les musiciens rejouent une nouvelle fois le Rabbânî sur
552
la grande place avant d’entamer la marche vers le sanctuaire
sous les clameurs du public. Ces sont les militaires de la garde
royale qui se chargent de guider le taureau, placé en tête du
cortège. Arrivés sur l’esplanade au bout d’une à deux heures, les
musiciens ne réalisent pas la danse du Mjerred et sont
immédiatement reçus par les gestionnaires de la zâwiya. Le
taureau est sacrifié par l’un des descendants du Chaykh al-Kâmil
dans la cour intérieure. Le mausolée est ouvert au public mais
reste étroitement surveillé par plusieurs dizaines de militaires et
de gendarmes qui n’hésitent pas à utiliser la force pour écarter
les éventuels perturbateurs. Les fidèles se pressent dans la
zâwiya pendant que la tâ`ifa du Palais Royal quitte les lieux. A
la tombée de la nuit, le muqaddem des lieux organise et dirige
une séance de litanies collectives a cappella qui se tient
jusqu’au matin qui mène plusieurs participants à l’extase. C’est
avec cette soirée mystique que se termine le mussem. Une
semaine plus tard, la septième suit du mawlid (qui correspond à
l’attribution du nom au Prophète), les gestionnaires nous disent
qu’ils organisent, dans le mausolée de leur ancêtre, une veillée
spirituelle au cours de laquelle les disciples chantent du samâ’ et
récitent des poésies du la Burda et de la Hamziyya1. Contrains
de rentrer en France, nous n’avons pas pu assister à cette
réunion confrérique.
1. Al-Hamziyya : recueil de poèmes que nous n’avons pas pu identifier.
553
Fig. 4 : plan de l’aménagement de la zâwiya-mère :
554
Il est intéressant de constater que les pratiques rituelles des
Aïssâwa pendant le mussem permettent une articulation des
sphères publiques et privées et dévoilent publiquement
l’expérience intime du divin à la vue et au su de tous. Nous
assistons ici à un inversement des scènes de la cérémonie
domestique, la lîla. Intéressons-nous à cet aspect du pèlerinage.
L’inversion des scènes de la cérémonie domestique
Pour saisir les caractéristiques des processions des tâ`ifa-s nous
proposons d’utiliser les notions d’avant-scène, d’arrière-scène,
de zone d’amorce et de zone d’essor que nous avons définies
dans notre étude relative au rituel domestique, la lîla1. Précisons
que ce sont les pratiques du second jour du mussem dont il est
question ici. Les processions des Aïssâwa débutant dans les
espaces domestiques de la médina de Meknès, elles sont celles
qui nous intéressent plus particulièrement.
Les processions des Aïssâwa et les diverses offrandes qu’ils
apportent au sanctuaire du saint sont censées renouveler le
système don / contre don (baraka / ziyâra) mis en œuvre dans le
mysticisme. Cependant, les contacts établis avec le monde du
divin s’effectuent avant même l’entrée des disciples dans le
sanctuaire, et plus précisément sur l’esplanade de la zâwiya.
Selon les Aïssâwî interrogés, le défilé jusqu’au sanctuaire du
saint se déroulent en cinq étapes. La première est la réalisation
de la danse du Rabbânî dans le salon des particuliers qui agit ici
comme la zone d’amorce, c'est-à-dire l’endroit où les officiants
entament les actes rituels initiaux qui inaugurent et annoncent la
procession. La seconde étape est le franchissement du seuil de la
maison et l’investissement de l’espace public de la tâ`ifa
accompagnée des membres du foyer et des sympathisants. Lors
de cette sortie (al-kharja) du domestique les Aïssâwa continuent
1. Les définitions de l’avant-scène, de l’arrière-scène, de la zone d’amorce et de la zone d’essor sont disponibles pp. 470-471.
555
de jouer le Rabbânî tout en récitant continuellement le nom de
Dieu. Le cortège se dirige ensuite à travers les étroites ruelles de
la médina de Meknès en direction du mausolée du Chaykh al-
Kâmil. La troisième étape est la danse du Mjerred que les
officiants effectuent sur l’esplanade de la zâwiya qui fait office
de zone d’essor, à savoir le lieu qui accueille le stade ultime de
l’expérience mystique : la communion de l’humain et du divin.
C’est ici et à ce moment les Aïssâwa effectuent le Mjerred, le
sommet de la hadra. La quatrième étape est la reprise du rythme
Rabbânî, symbolisant à la fois la fin de la hadra et le retour sur
terre des Aïssâwa, qui leur permet de poursuivre le défilé vers la
zâwiya. La cinquième et dernière étape est le franchissement du
le seuil de la sainte demeure après avoir cesser de jouer de la
musique (voir tableau fig. 5). C’est dans le mausolée du chaykh
qu’ils retrouvent ses descendants pour leur faire don des
offrandes matérielles et financières qui sanctionnent et
renouvellent l’alliance de la baraka.
Nous remarquons que l’avant-scène de la représentation –
l’endroit qui permet aux individus de se mettre en condition
d’accès au domaine du sacré – est le domicile des particuliers,
soit la sphère privée. Son arrière-scène - où les officiants
réalisent des danses rituelles censées permettre la communion de
l’humain et du divin - est l’esplanade de la zâwiya, la sphère
publique. Le graphique et le tableau descriptif suivants
décomposent la procession en incluant les thèmes musicaux et
les danses, le mouvement du cortège, les étapes, les actes rituels,
la localisation et les scènes (fig. 5 et fig. 6).
556
Fig. 5 : séquence graphique de la procession des Aïssâwa :
Fig. 6 : tableau descriptif de la procession des Aïssâwa :
Etapes
Actes rituels mouvement Localisation
Scènes
1. Danses de la hadra dans le domicile des particuliers.
- réalisation de la première danse de la hadra, le Rabbânî
- sur place en arc de cercle
- zone d’amorce
- avant-scène
2. Franchissement du seuil du domicile
- récitations de litanies collectives sur la musique du Rabbânî
- en avançant en ligne
- traversée de la médina par les Aïssâwa et leurs sympathisants
- arrière-scène
3. Arrêt de la procession
- réalisation de la seconde danse de la hadra, le Mjerred
- sur place en arc de cercle
- zone d’essor
- arrière-scène
4. Reprise de la procession
- retour à la danse du Rabbânî
- en avançant en ligne
- seuil de la zâwiya
- arrière-scène
5. Franchissement du seuil de la zâwiya
- offrandes faites aux gestionnaires
- sur place
- intérieur du sanctuaire
- arrière-scène
Cette description fait apparaître une inversion des scènes de la
représentation utilisées dans la mise en scène du rituel
domestique, la lîla. Au cours de cette cérémonie, les sphères
publiques et privées sont respectivement l’avant-scène et
557
l’arrière-scène du rituel1. Lors du pèlerinage, c’est l’inverse que
nous observons. La célébration du mussem semble être
l’occasion de l’installation temporaire du sacré dans la sphère
publique, à l’inverse de la lîla où c’est la sphère domestique qui
est sacralisée (voir tableau de l’inversion des scène fig. 7) :
Fig. 7 : tableau de l’inversion des scènes de la lîla et du mussem:
Type de pratiques rituelles
Localisation de l’avant-scène
Localisation de l’arrière-scène
Pèlerinage (mussem)
- sphère privée - sphère publique
Rituel domestique (lîla)
- sphère publique
- sphère privée
Ces données recueillies lors du mussem de 2003 peuvent à
présent être mises en comparaison avec celles des écrits
antérieurs afin de découvrir l’évolution du pèlerinage à travers le
temps.
Comparaison avec les mussem-s d’autrefois
Pour saisir l’évolution et les transformations apparues dans le
déroulement du mussem, nous allons maintenant mettre nos
données en échos avec celles issues des écrits de Brunel, de
Boncourt et de Lahlou, trois auteurs qui se sont intéressés aux
Aïssâwa et au mussem de Meknès2. Dans les années 1920 et
selon Brunel, le pèlerinage se déroule déjà sur trois jours.
Pendant quarante jours avant le début des processions, une
hadra est célébrée chaque matin dans la cour intérieure de la
1. A propos des scènes de la lîla, voir « la mise en scène d’une spiritualité musulmane », pp. 466 et ss. ; et notre plan de scène de la cérémonie p. 472. 2. BRUNEL, 1926, op. cit. pp. 130-143. BONCOURT, 1980, op. cit. pp. 270-294. LAHLOU, 1986, op. cit. pp. 240-251.
558
demeure simultanément aux récitations du hizb Subhân al-
Dâ`im qui se tiennent dans le mausolée du chaykh. Dans la
soirée, les particuliers invitent les Aïssâwa pour célébrer des
lîla-s qui se terminent par le sacrifice animalier de la fissa. Trois
jours avant la célébration du mussem, les tâ`ifa-s de Fès et des
environs de Meknès entament leur procession et se rendent à
pied au sanctuaire. Le parcours est soutenu par des récitations de
psalmodie et des danses rituelles. Les descendants du saint se
chargent de l’hébergement de certaines tâ`ifa-s venues des villes
éloignées (Tanger, Rabat, Salé, Marrakech etc.) ou des régions
rurales. Le campement des pèlerins est situé dans le cimetière
qui entoure la zâwiya où certains disciples ont l’habitude de
pratiquer la frissa. Les processions des disciples venus des zones
rurales se déroulent la veille du mussem à partir de leur
campement. Ces disciples sont interdits d’entrée en médina, car,
d’après Brunel, « ces démoniaques en auraient profité pour
mettre la ville au pillage. »1 En récitant des oraisons mystiques
au son des percussions et des hautbois, les disciples, gagnés par
la transe, sèment l’effroi parmi les curieux et les spectateurs.
Mimant le comportement d’animaux, ils se lancent à la
poursuite des passant vêtus de noir qu’ils croisent sur leur
parcours. A l’intérieur du sanctuaire et jusqu’aux premières
lueurs du jour, ils célèbrent une hadra. Dès 11.00 le lendemain
matin et premier jour du mussem, les disciples de la tribu des
Saym Mokhtar entament leurs processions en réalisant divers
exercices de mutilation2. Considérés comme des guérisseurs, des
paralytiques se couchent sur leur passage afin de bénéficier de la
baraka. Ils pénètrent dans le mausolée en jouant le Mjerred,
chassant tous les fidèles qu’ils aperçoivent. Après avoir célébré
une hadra dans le sanctuaire, ils restent seuls près de la tombe
du chaykh jusqu’au matin. Le lendemain, second jour du
mussem, la zâwiya reçoit les cortèges des disciples des villes de
1. BRUNEL, op. cit., p. 136. 2. Ibid., p. 138.
559
Fès, Meknès et Rabat. Ceux-ci s’élancent depuis les portes de la
médina de Meknès vers 12.00. Le parcours passe tout d’abord
par le mausolée de Sîdî Saïd avant d’atteindre la zâwiya. Les
tâ`ifa-s sont conduites à la fois par leurs muqaddem-s et les
descendants du saint qui les rejoignent sur le parcours. Les
Aïssâwa réalisent à ce moment des danses animalières en
mimant des lions, des loups, des panthères, des chameaux et des
sangliers. Les membres du public participent eux aussi à ces
danses rituelles dans une ambiance de ferveur mystique. Enfin
arrivés dans la zâwiya, les disciples dansent la hadra jusque tard
la nuit. Le troisième et dernier jour du mussem est réservé aux
sacrifices rituels offerts soit par les tâ`ifa-s soit par différents
notables de Meknès. Les taureaux sont les animaux les plus
souvent immolés par les disciples dans l’abattoir de la zâwiya.
Un fois dépecé, la victime est partagée entre les descendants du
chaykh. Le mussem se termine par une vente publique de
réceptacles de baraka (bougies, amulettes, dattes) organisée
dans le mausolée du saint et dont les recettes reviennent à ses
descendants.
Voici résumée la description du mussem des années 1920 par
Brunel. Celle-ci ne nous informe pas sur le nombre de tâ`ifa-s
présentes, sur l’aménagement du site et sur le sens des actes
rituels accordées aux processions par les officiants. Ses écrits
sont très passionnés et font apparaître un mépris ouvertement
affiché pour les individus qui composent son objet d’étude. Les
Aïssâwa y sont qualifiés de personnages « démoniaques »1,
« hagards et horribles à voir »2, s’élançant dans un « brouhaha
indéfinissable »3 et jouant de la musique qui n’est qu’un « bruit
infernal »4. L’aspect religieux est mésestimé, les femmes
sympathisantes sont considérées comme des « mégères
1. Ibid., p. 136. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 135. 4. Ibid.
560
échevelées et vociférantes »1 et la seule interrogation que
l’auteur soulève est de savoir « comment mettre la ville à l’abris
des méfaits d’une bande d’énergumènes avides de pillage. »2
De son coté, Boncourt décrit les trois jours du mussem de la
façon suivante : le matin du premier jour les disciples ruraux se
rendent à la zâwiya et réalisent une frissa dans le mausolée du
saint. L’après midi les disciples de Meknès visitent le sanctuaire
de Sîdî Saïd avant de se rendre auprès de la tombe du Chaykh
al-Kâmil pour se recueillir. Le lendemain après midi, ce sont les
tâ`ifa-s de Fès, Rabat et Salé qui réalisent leurs processions.
Avant de pénétrer dans la zâwiya, les Aïssâwa célèbrent la
hadra sur l’esplanade. Le soir du troisième jour est réservé aux
groupes de Meknès dont chacun apportent divers offrandes
matériels (tapis, lustres) ainsi qu’un veau ou un taureau à
sacrifier après avoir danser la hadra sur le parvis. D’après
Boncourt, les présents sont vendus aux enchères dans la zâwiya
et les recettes sont partagées entre les différents muqaddem-s de
la ville.
Boncourt est le premier à avoir décrit les processions des
Aïssâwa sous un angle technique : son étude divulgue les danses
réalisées et les musiques jouées par les disciples lors des
mussem-s de Meknès à la fin des années 1970 et propose une
interprétation symbolique personnelle du mussem en sacrifice
animalier de la frissa. Selon lui, le pèlerinage (où s’intègre le
sacrifice da la frissa) est une métaphore de la cérémonie nuptiale
et de la perte de virginité de la marié3.
Le dernier auteur à avoir décrit le mussem de Meknès est A.
Lahlou. Hormis le fait qu’il note la venue de quarante tâ`ifa-s
rurales le premier jour du mussem, son étude, qui date du milieu
des années 1980, nous offre une description assez limitée. Les
1. Ibid., p. 136. 2. Ibid. Ne perdons pas de vue que cette étude faite par un observateur français ne procède pas de choix neutres. En attribuant un caractère archaïque et vulgaire à ces coutumes, Brunel légitime indirectement ou directement les prérogatives françaises sur le Maroc à cette époque. 3 . BONCOURT, op. cit., pp. 292-297.
561
pratiques rituelles des Aïssâwa et le sens attribués par les
différents acteurs n’y sont pas abordées, nous ne disposons donc
pas d’éléments de comparaison fiables1. Néanmoins, Lahlou
nous indique la visite de 40 tâ`ifa-s venues des régions rurales
en 1984 le premier jour du mussem2, alors que Brunel et
Boncourt ne nous fournissent aucune données quantitatives à ce
sujet. De notre coté, nous avons comptabilisé 17 tâ`ifa-s le
premier jour, 9 le second jour et une seule le troisième jour. Ces
chiffres indiquent clairement une baisse du taux de participation
des disciples à ce mussem. Quant au public, il est très difficile
d’avoir des chiffres précis. Lahlou indique qu’en 1968 le
mussem attirait plus de 100 000 personnes sur les trois jours3.
Les représentants des forces de l’ordre interrogées en 2003
estiment à 30 000 le nombre total de visiteurs sur les trois jours,
le pic étant atteint le soir du second jour avec 17 000 personnes.
Le pèlerinage de Meknès semble être de ce coté là aussi en
déclin. Pour résumer ce que nous venons d’exprimer, voici un
tableau récapitulatif de l’évolution du mussem des années 1920 à
aujourd’hui (fig. 8).
1. Comme nous l’avons annoncé en introduction de ce chapitre, les autres auteurs à avoir évoqué le mussem des Aïssâwa sont El Abar et Saghir Janjar. Malheureusement, ces auteurs ont repris les études de Brunel et de Boncourt sans proposer une enquête personnelle. EL ABAR, 2005, op. cit. SAGHIR JANJAR, 1984, op. cit. 2. LAHLOU, op. cit, p. 243 3. Ibid., p. 240.
562
Fig. 8 : tableau comparatif du déroulement du mussem :
Epoque 1er jour du mussem 2ème jour du mussem 3ème jour du mussem Milieu des années 1920 selon Brunel
- processions des Saym Mokhtar avec manifestation extérieures de la transe (exercices de mutilation, horreur du noir) dès 11.00 du matin - danses de la hadra dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil jusqu’au lendemain
- processions des Aïssâwa de Fès, Meknès et Rabat en passant par le tombeau de Sîdî Saïd à partir de 12.00 - danses animalières réalisées le long du parcours - danses de la hadra dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil jusqu’au lendemain
- sacrifices rituels (après-midi) - ventes aux enchères des réceptacles de baraka dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil (soirée)
Fin des années 1970 selon Boncourt
- processions des disciples ruraux avec manifestations extérieures de la transe (danses animalières) dès le matin. - sacrifice de la frissa dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil - visite du mausolée de Sîdî Saïd et du Chaykh al-Kâmil par les disciples de Meknès (après midi)
- processions des Aïssâwa de Fès, Rabat et Salé (après midi) - danses de la hadra sur l’esplanade de la zâwiya
- processions des Aïssâwa de Meknès (soirée) - danses de la hadra sur l’esplanade de la zâwiya
Année 2003 selon notre enquête
- processions des disciples ruraux avec manifestations extérieures de la transe (danses animalières) dès 07.00 du matin à partir du cimetière - ouverture de la zâwiya aux fidèles (après midi)
- processions des Aïssâwa de Fès, Rabat, Salé, Tétouan, Tanger et Marrakech à partir des domiciles des particuliers en médina (soirée) - danses de la hadra sur l’esplanade de la zâwiya jusqu’au lendemain
- procession de la tâ`ifa du Palais Royal qui apporte à la zâwiya les offrandes du roi (taureau et argent). Le cortège sort du Palais Royal de Meknès et part de la place de bab al-Mansûr en fin d’après midi.
563
Que conclure de cette comparaison ?
En comparant nos données avec celles des chercheurs précités,
nous constatons que le déroulement du mussem n’est pas
immuable et connaît des transformations apparues à travers le
temps (dans la même optique, notre description vaut pour ce
qu’elle est et n’ambitionne en aucun cas la détermination d’un
modèle immuable). Nous constatons que l’évolution du
pèlerinage depuis le début du 20ème siècle témoigne de
l’apparition de nouvelles normes liturgiques.
L’apparition de nouvelles normes liturgiques
Nous avançons l’idée que le mussem actuel fait apparaître trois
nouvelles normes liturgiques, sachant que par ce terme nous
entendons les différentes conventions et standards rituels qui
définissent l’exercice du culte : il s’agit de la modification du
déroulement des processions, du refus du ludique et du défilé du
cortège officiel.
La modification du déroulement des processions :
A ce niveau, nous constatons que jusqu’à la fin des années 1970,
les disciples se rendaient tout d’abord au sanctuaire de Sîdî Saïd
avant d’entamer leur parcours jusqu’à la zâwiya. En 2003,
aucune tâ`ifa-s ne s’est élancée depuis le tombeau de ce disciple
du Chaykh al-Kâmil dont l’entrée était interdite au public en
raison de son mauvais état de conservation. Mis à part ce
changement dans l’itinéraire des processions, nous avons noté
que les disciples ne réalisent aucune danse rituelle à l’intérieur
de la zâwiya, alors qu’auparavant ils pratiquaient la frissa à dans
l’enceinte du mausolée du saint. Ce fait est signalé à la fois par
Boncourt et Brunel. Lors du mussem de 2003 et comme nous
l’avons dit, nous n’avons pas assisté à ce sacrifice, mais certains
gestionnaires de la zâwiya nous disent que ce rite est pratiqué
564
dans le campement des pèlerins la veille des processions. Les
danses de la hadra se tiennent aujourd’hui sur l’esplanade et non
plus dans la sainte demeure (Boncourt le constate déjà dans sa
recherche). Interrogé sur les raisons de la pratique de la hadra
sur l’esplanade de la zâwiya, le muqaddem-muqaddmin Haj
Bettahi nous dit qu’ « il est très incorrect de rentrer dans le
sanctuaire avec la musique. Le tombeau du chaykh doit rester un
tombeau. » Le responsable du mausolée, Moulay Idriss Aïssâwî,
nous dit que la hadra est un rite exogène à l’enseignement de
son ancêtre. De fait, et aussi pour des raisons de sécurité, les
danses et la musique sont à présent prohibées dans la zâwiya :
« A la zâwiya Aïssâwiyya nous n’organisons pas de pratiques où se
déroulent des danses avec des instruments de musiques. Ici c’est un
lieu saint qui abrite le tombeau d’un grand savant de l’islam. Nous
appliquons la méthode originelle du Chaykh al-Kâmil qui est
l’invocation continuelle de Dieu. Si nous laissons les gens jouer de
la musique ici, il y aura encore plus de monde, beaucoup de curieux
vont venir. Comme tu le vois il y a des vielles femmes et nous
devons veiller au bon comportement et à la sécurité des visiteurs.
Pendant le mussem nous ne pouvons pas empêcher les disciples de
pratiquer la hadra, mais bien entendu à l’extérieur de la zâwiya. Je
sais que les anciens dirigeants de la tarîqa laissaient faire des hadra-
s et même la frissa dans le tombeau. Ceci est inacceptable et nous
veillons à ce que de telles pratiques ne se commentent plus en ces
lieux. »
La modification du déroulement des processions se traduit par la
transformation du parcours des processions et par l’interdiction
de pratiquer les danses rituelles dans le sanctuaire. Lors de notre
enquête nous avons par ailleurs constaté auprès des Aïssâwa
l’absence d’un personnage animal très particulier qui a pour
fonction d’exprimer la part festive du pèlerinage. Ce fait
annonce-t-il un phénomène de rejet du ludique ?
Le rejet du ludique ?
De tous les personnages animaux présents dans la confrérie des
Aïssâwa, le loup (al-dîb), par ses caractéristiques comiques, est
565
celui qui a intéressé tout particulièrement Boncourt qui lui a
consacré un article : « Le personnage de Chacal chez les ‘Isawa
du Maroc » 1. Boncourt traduit le mot dîb par « chacal », mais
pour nous, et les Aïssâwî enquêtés francophones nous le
confirment par ailleurs, le dîb est le loup, le chacal étant le
ibn’awa. Nous avons déjà appris que seuls les personnages du
lion et de la lionne sont aujourd’hui toujours présents dans les
tâ`ifa-s de Fès et de Meknès, se manifestant pendant la hadra au
cours de la danse rituelle du « jeu des lions ». Selon les écrits de
Boncourt, le loup est le moins valeureux des personnages
animaux et il est le seul à porter un déguisement
burlesque composé de grosses lunettes de soleil, un chapeau
berbère multicolore sur lequel est fixées des ampoules
électriques, une sacoche dissimulant un combiné téléphonique,
un cahier d’écolier, une carotte et un bâton. Le loup est
seulement présent lors des processions du mussem où il tient le
rôle de bouffon. Il amuse le public en parodiant le
comportement du muqaddem et en tentant de dérober le contenu
des poches des spectateurs. En se servant de sa carotte pour
écrire sur un cahier d’écolier et par une élocution inintelligible,
il singe aussi les lettrés musulmans (tâleb-s). Au beau milieu des
danses de la hadra, il fait mime de téléphoner au Chaykh al-
Kâmil en sortant le combiné de sa sacoche. Son comportement
comique fait rire aux éclats l’assistance. Les parodies qui
caractérisent certains rituels maghrébins sont analysés par S.
Andezian avec la notion d’ « inversion symbolique » (symbolic
inversion) empruntée à l’anthropologue B.A. Babcock2. Cette
« inversion symbolique » qualifie tout type d’expression
corporelle excessive qui contredit ou présente une alternative à
des diverses valeurs et normes culturelles communes et
collectivement admises, qu’elles soient à la fois politiques,
sociaux, linguistiques et artistiques. L’aspect récréatif du loup
1. Publié dans la Revue des Africanistes, n°48, 1979, pp. 31-61. 2. ANDEZIAN, op. cit., pp. 157-158.
566
ne doit pas occulter qu’avant tout, c’est d’eux-mêmes et de leur
place dans la société marocaine que les Aïssâwa mettent en
scène, et ceci n’échappe pas à S. Andezian qui nous dit, d’une
façon plus générale :
« S’agit-il pour autant d’une contestation, d’une perversion, d’une
subversion de l’ordre établi ? En apparence oui, mais il reste évident
pour tout le monde (…) qu’il s’agit d’un ‘‘jeu’’ (…). [Cela] se
présente comme une lecture (…) de leur expérience de la société
(…) et des règles qui régissent les rapports sociaux entre différentes
catégories de personnes et de groupes. (…) Mais c’est une lecture
critique, présenté avec beaucoup d’humour. L’importance de toute
chose est relativisée, seule leur capacité à faire rire donnant encore
sens aux mots et aux gestes. »1
Lors du mussem de 2003 nous n’avons pas vu de loup. Aurait-il
totalement disparu ? Les Aïssâwî interrogés nous affirment que
les anciennes pratiques telles que la frissa et le comportement
burlesque du loup « ne marchent pas avec l’islam ». Par le rejet
qu’ils manifestent face aux anciens rites, ils ambitionnent
devenir disent-ils, des « meilleurs musulmans » que ne le furent
leurs ancêtres2. Par exemple, pour le muqaddem Haj Saïd
Berrada, le loup fait définitivement parti du passé, et il s’en
réjouit. C’est lui qui, le premier, nous montra un loup sur une
vidéo familiale filmée lors du mussem de Meknès dans les
années 1980. Pour lui, tout ceci n’est rien d’autre que du
spectacle. Le loup est jugé avec mépris, sans lien avec l’islam et
donc sans intérêt :
« Voila le loup…C’est n’importe quoi…C’est quoi ça ? C’est quoi le
rapport avec l’islam ? C’est du théâtre et rien d’autre. Tu vois les
anciens Aïssâwî, ils ne connaissaient rien, ils faisaient n’importe
quoi… »
Pour le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi, le loup
avait une valeur liée à la seule fonction qu’il lui attribue, celle de
faire remarquer la tâ`ifa lors des mussem-s :
1. Ibid. 2. A ce sujet voir les résultats de nos entretiens menés auprès des Aïssâwa, et surtout « le rejet des anciens rites », pp. 280-287.
567
« Avant, le loup était seulement présent dans les mussem-s. Il servait
à attirer l’attention du public et montrer que les Aïssâwa sont là.
Mais c’est terminé maintenant, plus personne ne fait le loup.
L’évolution de la société et des mentalités fait qu’il a disparu des
tâ`ifa-s modernes. »
Nous savons que le mussem est un événement variable par son
déroulement qui reste est lié à des paramètres extérieurs plus
larges tels que les intempéries et les événements politiques. Les
pratiques rituelles ne sont pas reproduites à l’identique chaque
année et se modifient selon le contexte social et politique.
N’oublions pas que les Aïssâwa de ce début de 21ème siècle sont
en prise avec les évolutions politiques et religieuses du Maroc
contemporain dans un contexte géopolitique particulièrement
sensible. Dans tous les domaines de la société, une vision
conservatrice de l’islam est diffusé par les ‘ulamâ ̀
conservateurs, parallèlement aux islamistes qui s’efforcent
d’imposer une vision rigoriste des textes sacrés. Il n’est donc pas
étonnant de constater ces mêmes discours chez certains Aïssâwî
enquêtés qui manifestent, nous l’avons vu, une conscience
musulmane aiguisée1. Leur rejet des anciennes pratiques liées au
mysticisme provoquent actuellement la disparition, peut-être
seulement momentanée, du personnage burlesque du loup qui se
manifestait pendant le mussem.
La dernière norme liturgique que nous avons pu identifier se
rapporte à la procession de la tâ`ifa du Palais Royal le troisième
et dernier jour du pèlerinage. Au-delà de l’encadrement du
mussem par les pouvoirs publics et de la présence de hauts
fonctionnaires sur le site, la présence d’un cortège officiel
dévoile l’insertion et la une mainmise de l’Etat dans la gestion
du culte des saints.
Le défilé du cortège officiel :
Le défilé du cortège officiel est réalisée par la tâ`ifa du Palais
1. Au sujet de la conscience musulmane exprimée par les disciples enquêtés, voir les résultats de notre enquête d’entretien, pp. 268-300.
568
royal, un groupe de musiciens fonctionnaires parmi lesquels il
semblerait que certains soient Aïssâwî (cette question n’a pu être
tranchée car nous n’avons pas eu le temps de mener des
entretiens auprès d’eux). Les muqaddem-s interrogés nous disent
que cette tâ`ifa très officielle a été constituée à la fin des années
1980 à l’initiative du Ministère de l’Intérieur uniquement pour
apporter les offrandes du roi aux descendants du Chaykh al-
Kâmil lors du mussem. Ces largesses accordées au sanctuaire ne
sont pas un fait récent et cette intrusion du Palais Royal au cours
du déroulement mussem n’est d’ailleurs pas exclusive à cette
confrérie. Nous savons que la dynastie Alawite contrôle,
récupère et assujettit les ordres religieux depuis l’époque de son
arrivée au pouvoir et jusqu’à aujourd’hui. Cependant et d’après
les récits des muqaddem-s enquêtés, auparavant, c’était la tâ`ifa
du muqaddem-muqaddmin qui remplissait ce protocole. Le
défilé du cortège officiel paraît remplir, selon Goffman, une
nouvelle « activité symbolique explicite »1 créée dans le but
d’une transmission d’informations stratégiquement établies dans
un contexte politique particulièrement tendu. Il s’agit ici d’une
réappropriation étatique de la symbolique religieuse. D’ailleurs,
lors de son discours prononcé à Tanger le 30 juillet 2003, le roi
a rappelé qu’ « aucun parti ou groupe ne peut s’ériger en porte-
parole ou tuteur de l’islam »2. Le but de cette déclaration, qui eut
lieu deux mois et demi après les attentats de Casablanca, est
d’empêcher la création de partis politiques sur des bases
religieuses, ethniques, linguistiques ou régionalistes.
1. GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, t1. La représentation de soi, trad. de l’anglais par A. Accardo et A. Kihm, p. 105. 2. Les discours du roi sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante : http://www.mincom.gov.ma/french/generalites/samajeste/mohammedVI/discours
569
Une sphère publique « féodale » ?
Ce type d’intervention de l’Etat dans les domaines de la vie
sociale conduit à ce qu’Habermas appelle une
« reféodalisation » de la sphère publique. Dans son ouvrage
L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise1, Habermas mène une étude
socio-historique des changements de formes de la sphère
publique en Occident de sa naissance à nos jours, et la définit
comme l’ensemble des individus privés réunis en tant que public
et autonomes et guidés par un principe de raison critique
rapport à l’autorité publique2. Il retrace l’émergence et le
développement d’un principe de « publicité » comme règle
légitime de contrôle de l’autorité politique offert à l’individu
bourgeois et cultivé3. Cette concession d’une compétence
politique à l’individu s’est faite progressivement par la
représentation d’une aptitude et d’une légitimité, individuelle ou
collective, au jugement et à la critique rationnelle à l’égard de
l’autorité politique. Habermas pose ainsi la constitution d’une
sphère publique comme condition d’une compétence politique et
de la citoyenneté. C’est cette distinction aurait permis
l’émergence de la citoyenneté, des droits de l’homme, de la
société civile et de la sphère publique, en relative autonomie
avec l’état nation. Le philosophe se penche avec intérêt sur le
modèle libéral de la démocratie et y trouve à la fois un potentiel
d’émancipation et une contradiction dans la mesure où l’opinion
publique populaire est réprimée, et de plus l’expression de
l’intérêt général est uniquement basée sur la classe sociale
bourgeoise4. L’interpénétration des domaines privés et publics
avec différentes prises de décision politique sur le mode
administratif et technique (comme nous l’avons observé lors du
1. HABERMAS, trad. de l’allemand par M.B. de Launay, 2003 (1962). 2. Ibid., pp. 38-39. 3. Ibid., pp. 112-138. 4. Ibid., pp. 89-112.
570
pèlerinage) aboutit, selon lui, à un affaiblissement des fonctions
critiques qu’il impute à la sphère publique. La sphère publique
se trouve ainsi logiquement dépossédée de ses fonctions
critiques. Habermas y observe parallèlement une dépolitisation
des individus, car selon lui l’opinion publique devient assujettie
par un ou plusieurs groupes d’intérêts étatiques qui utilisent les
techniques de communication au service de leur propre pouvoir.
Habermas avance cette idée d’un déclin de l’espace public et
d’une crise de la citoyenneté. Si l’auteur perçoit des tendances
contraires dans la société contemporaine, notamment des
demandes émanant de la société civile en vue d’une plus large
communication des questions publiques, il lui semble qu’une
repolitisation de la sphère publique est difficilement possible, et
ceci le conduit à une appréciation réservée de la capacité
critique du public1. Cependant, dans un article récent intitulé en
français « L’espace public, trente ans après »2, il reconnaît
qu’au moment même de son élaboration, son travail « reposait
sur la synthèse d'un foisonnement à peine maîtrisé de
contributions provenant de nombreuses disciplines. »3 Il estime,
par exemple, s’être trompé dans son jugement sur le
comportement du public :
« J’ai évalué de façon trop pessimiste la capacité de résistance, et
surtout le potentiel critique d’un public de masse pluraliste et
largement différencié, qui déborde les frontières de classe dans ses
habitudes culturelles. »4
Il émet l’hypothèse qu’une nouvelle analyse des transformations
structurelles de l’espace public pourrait éventuellement « offrir
une évaluation moins pessimiste qu’autrefois et (...) une
perspective moins chagrine et simplement hypothétique. »5 Il
mentionne d’ailleurs les travaux dans différentes disciplines
(telle que la science politique) qui ont mis en évidence le rôle
1 . Ibid., pp. 246-254. 2. Publié dans Quaderni, n° 18, 1992, pp. 161-191. 3. Ibid., p. 161. 4. Ibid., p. 174. 5. Ibid., p. 188.
571
actif du public. C’est dans cette idée de compréhension globale
du phénomène du mussem et des tensions qui le traverse que
nous allons aborder maintenant la pratique sociale du public
pèlerin. Nous souhaitons découvrir comment le mussem est vécu
par les différents participants. Ce pèlerinage permet-il un
moment d’intégration sociale ou de communion spirituelle ?
Que représente-t-il pour le public et pour des Aïssâwa ? Ceux-ci
s’y rendent-ils régulièrement ? Pourquoi ? Voit-on apparaître
une les prémices d’une contestation politique ?
La pratique sociale du public pèlerin
Le temps du mussem, Meknès devient une ville de pèlerinage où
les processions sont, nous l’avons vu, localisées dans l’espace
(le parcours se déploie de l’intérieur de la médina à la porte de
bab al-jdîd où est localisée la zâwiya) et dans le temps (sur trois
jours). Il convient cependant de différencier plusieurs catégories
de public pèlerin qui le fréquentent, sachant que par pèlerin,
nous entendons toute personne qui visite la zone des festivités à
cette occasion. Qui sont les pèlerins ? Peut-on en dresser un
profil type ? On observe une grande variété en termes d’origine
régionale et de classe sociale et le pèlerinage ne revêt pas la
même signification pour tous les individus. Tout d’abord, nous
trouvons des pèlerins (al-ziyâratî) qui manifestent le besoin
ponctuel d’une médiation symbolique avec le tombeau du saint.
Leurs visites sont généralement répétées et ne prennent pas fin
le troisième jour du mussem mais se déroulent de façon
routinière tout au long de l’année et à travers le réseau de saint
marocain. Une autre catégorie de pèlerins est constituée
d’individus qui sont liés plus formellement au Chaykh al-Kâmil
et à la fréquentation de son sanctuaire. Ces personnes ont fait
allégeance à un représentant reconnu de la confrérie (un
muqaddem) et organisent chaque année une cérémonie
572
domestique suivit d’une procession nocturne dans le cadre du
pèlerinage. Une troisième catégorie rassemble les disciples
(fuqarâ’) qui ont fait vœu, pour une durée déterminée ou non, de
consacrer leur vie à la confrérie. Nous trouvons d’une part des
disciples isolés, qui vivent leur pratique du divin
indépendamment des tâ`ifa-s, et, d’autre part, des adeptes
constituant l’effectif des tâ`ifa-s, qu’ils soient originaires des
régions rurales ou des centres urbains. S’ajoutent les
commerçants qui investissent la sphère publique pour un négoce
plus ou moins formel (vente de rafraîchissements, confiseries,
sandwichs, ballons pour les enfants, disques et cassettes, fruits,
légumes) et enfin les représentants de l’Etat (préfet,
commissaire, hauts fonctionnaires et forces de l’ordre). Le
pèlerinage attire de nombreux autres pèlerins. On citera pour
mémoire les principaux groupes. Les hanayat, ces femmes qui
réalisent des tatouages au henné, et les mendiants, souvent des
musiciens, qui cherchent à se faire passer pour dépositaires du
charisme du chaykh, sont nombreux. Ces groupes haranguent les
passants en tentant de leur vendre une part de la baraka contre
quelques pièces. Notre propos ici est de définir la signification
du mussem pour quelques-uns de ces individus. A ce niveau,
nous devons détacher deux types d’attitudes endossées par eux :
il s’agit de l’approbation et de l’opposition au mussem.
L’approbation au mussem
L’approbation au mussem se manifeste à travers des
témoignages recueillis in situ et le comportement que les
pèlerins adoptent le temps de la manifestation. Ce sont tout
d’abord les disciples venus des régions rurales qui nous ont
témoigné la plus grande adhésion au pèlerinage. L’état de
pèlerin nécessite une rupture avec leur milieu social mais pas
avec leur milieu familial. Pour beaucoup, le mussem apparaît à
573
la fois comme l’occasion de se retrouver parmi une communauté
de croyant, et un voyage touristique et familial à travers le
Maroc auprès des sanctuaires des saints locaux. C’est ce que
nous explique Haj Y., 63 ans, retraité et muqaddem d’une tâ`ifa
à Mechraâ Bel Ksiri, près de Sîdî Kacem :
« Le mussem du Chaykh al-Kâmil nous permet de nous ressourcer et
de nous retrouver. C’est ici que les Aïssâwî se retrouvent pour
célébrer l’anniversaire du Prophète, car al-Hâdî ben Aïssâ est l’un de
ses descendants. C’est lui-même qui a conseillé à ses premiers
disciples de se rendre une fois par an à la zawiya pendant le mawlid
(…) On est venu avec toute la famille par le train, on reste juste une
semaine. Demain on visite le chaykh, ensuite on va à Moulay Idriss
Zerhoun et à Sîdî ‘Alî pour le mussem des Hamadcha. »
Pour les commerçants ambulants envahissent les rues qui
permettent d’accéder au sanctuaire, le mussem est vu avant tout
comme le lieu et le moment idéal de réaliser de grandes marges
de bénéfices. Voici le récit de Y., 26 ans, vendeur informel de
téléphones portables :
« Le mussem c’est un moment particulier pour nous, parce que
d’habitude la police nous chasse lorsque qu’elle nous aperçoit. Mais
là on peut vendre sans crainte, il y a un relâchement de ce coté. Il y a
beaucoup de monde et le commerce marche très bien, grâce à Dieu.
Il faudrait qu’il y ait des mussem-s tous les jours ! »
Ce sont surtout les femmes qui nous ont fait part d’un grand
intérêt aux pratiques rituelles des Aïssâwa. Certaines voient le
mussem comme un spectacle de divertissement qui est aussi
l’occasion de mieux connaître la culture du pays. C’est ce que
nous explique madame R., 42 ans, infirmière :
« J’habite à Meknès et c’est la première fois que je viens au mussem.
J’ai souvent entendu parler des Aïssâwa et je voulais voir de mes
yeux si toutes ces histoires de transe sont vraies. Ca fait partie de
notre culture et c’est dommage de ne pas voir ça au moins une fois
(…) J’ai des cassettes des Aïssâwa à la maison, j’aime beaucoup
leur musique. J’espère qu’ils vont mettre l’ambiance. »
Pour d’autres, c’est d’abord l’aspect religieux qui motive leurs
visites de la zâwiya. Des pèlerins intègrent le mussem du Chaykh
al-Kâmil à l’intérieur d’un circuit qui les conduit d’un lieu saint
574
à l’autre à travers le pays. Ecoutons madame T., 45 ans, sans
emploi :
« Nous avons l’habitude de visiter plusieurs zâwiya-s les jours des
mussem-s. Après Meknès, on va à Sîdî ‘Alî et ensuite à Moulay
Brahim. C’est un trajet que nous faisons presque chaque année avec
mon mari et les enfants »
Les requêtes des pèlerins évoluent avec la modernisation des
sociétés : il s’agit maintenant de chercher à réussir un examen, à
trouver un emploi ou de l’argent. Mais les suppliques
désespérées restent toujours présentes lorsqu’il s’agit de
demander la guérison d’une infirmité physique, de désirer une
grossesse ou de trouver un conjoint. Pour monsieur Y.,
chauffeur de taxi à Meknès, le mussem est l’occasion de renouer
le pacte qui lie sa famille au Chaykh al-Kâmil. Sa femme
organise tous les ans une cérémonie domestique et ils participent
en famille à la procession jusqu’au sanctuaire avec les Aïssâwa :
« Il y a trois ans, ma femme est venue toute les semaines au Chaykh
al-Kâmil, parce que les médecins la disaient stérile. Depuis nous
avons eu un enfant, grâce la baraka du chaykh. C’est la raison pour
laquelle elle organise une lîla chaque année, c’est notre
remerciement. »
L’approbation au mussem pour le public pèlerin revêt donc
plusieurs formes. Le pèlerinage répond à la fois à une pratique
religieuse, à une recherche d’expressions culturelles et festives,
à une volonté de vivre un voyage touristique et familial et revêt
une opportunité économique pour les commerçants ambulants.
Intéressons-nous maintenant à l’opposition que certains
individus manifestent.
L’opposition au mussem
L’opposition au mussem est témoignée d’une part par les actes
et les récits des spectateurs et, d’autre part, par les témoignages
des Aïssâwî enquêtés. Des jeunes hommes investissent le site
pour tenter d’empêcher les processions et de ridiculiser les
575
pratiques rituelles des disciples. Leurs actes et leurs paroles,
exprimés ouvertement, sont d’une grande violence et aboutissent
à des altercations avec les disciples et avec les forces de l’ordre.
Le premier jour du mussem, lors d’une hadra célébrée le long du
mur du cimetière par un groupe de disciples, un homme s’est
avancé dans le cercle des danseurs et a frappé le muqaddem au
visage. Son geste a immédiatement provoqué une rixe générale.
Les gendarmes sont arrivés très rapidement et ont menotté
l’agresseur avant de l’emmener. Tout en tentant de se débattre,
celui-ci a eu néanmoins le temps de clamer haut et fort « pays de
merde, je les déteste, eux et leur zâwiya ! » Un gendarme s’est
saisit ensuite d’un porte-voix et s’est adressé au public en ces
termes :
« Ce jour est celui du mussem des Aïssâwa. Ces disciples sont les
hôtes de la zâwiya, ils sont les invités et ont le droit de pratiquer
leurs croyances. Ceux qui ne les supportent pas peuvent évidement
quitter les lieux, mais ils ne doivent en aucun cas les violenter. »
Nous avons ainsi assisté, sur les trois jours du mussem, à cinq
échauffourées de ce type. Des tensions apparaissent aussi
lorsque les disciples ruraux, en état de transe, réalisent le
premier jour la course de la ‘ada et les danses animalières sur
l’esplanade de la zâwiya. Là, des groupes d’adolescents les
insultent en usant de termes obscènes. D’autres, munis de
pierres et de bouteilles, jettent leurs projectiles en direction des
danseurs, agressant les dévots qui stoppent leurs processions et
s’adressent à eux pour tenter calmer la situation. Les gendarmes
réprimandent toujours très sévèrement les provocateurs, parfois
par la force à l’aide de matraque, d’autres fois par des tirs de
révolvers pointés au ciel. Si les disciples ont la réputation d’être
incontrôlables et violents lors de leurs transes, les gendarmes
constatent qu’ils sont plutôt la cible des personnes hostiles à ces
pratiques. Ecoutons M., 32 ans, gendarme à Meknès et chargé
de réguler l’entrée de la zâwiya :
« Les disciples ne sont une menace pour personne. Par contre le
public est un danger pour eux. Sans les barrières de sécurité et tous
576
les gendarmes, les Aïssâwî finiraient lynchés, tu peux en être sûr. On
a un très gros travail pour maintenir la sécurité des fidèles ici. Il y a
beaucoup de jeunes qui viennent pour se moquer d’eux et les
agresser, sans parler des voleurs. »
La forte présence policière sur les lieux entraîne de nombreux
interrogés à en déduire que les mussem-s et les lieux saints,
soupçonnés de favoriser la débauche et les mauvaises
rencontres, sont volontairement maintenus par l’Etat pour
dominer la population. Voici, à ce propos, l’avis de J., 26 ans,
vendeur de pâtisseries sur le site de la zâwiya, qui reproche aussi
que le charisme du chaykh éclipse en ces jours celui du
Prophète :
« Je n´aime pas du tout ces fêtes, le mawlid c’est la fête de la
naissance du Prophète, et lui-même jeûnait ce jour-là. Ici l’islam est
éclipsé par ‘‘les festivités dues à Chaykh al-Kâmil’’. Ce mussem
c’est la résurgence du passé qui laisse tous ces gens dans l’ignorance
absolue. A l’heure actuelle tout le monde regarde vers l’avenir, et
nous on regarde toujours vers l’arrière. Des gens au Maroc ont
intérêt à ce que les autres gens ‘‘pourrissent’’ dans le passé, ils les
aident même avec leurs encouragements et leurs préparatifs. Le
mussem de Chaykh al-Kâmil absorbe, dépasse et annule même la
fête de l'anniversaire de notre Prophète. Ici toutes sortes de
débauches sont pratiquées et célébrées, avec tous les
encouragements des responsables politiques…Devine pourquoi,
c’est facile à comprendre…Malgré tout, ces festivités rapportent un
peu à Meknès mais elles sont la source de beaucoup de crimes et
délits. »
Parallèlement à cette opposition formulée par certains individus
du public pèlerin, les discours des Aïssâwî enquêtés témoignent
eux aussi une hostilité envers le mussem du Chaykh al-Kâmil.
Sur les dix-sept tâ`ifa-s sondées lors de notre enquête à Fès et à
Meknès, seulement une a participé aux processions. La
célébration du mussem est actuellement fortement décriée par
les muqaddem-s enquêtés. Ce fait découle du phénomène des
controverses internes à l’œuvre actuellement dans la confrérie.
Rappelons que 93% des Aïssâwî interrogés rejettent la notion
d’allégeance au Chaykh al-Kâmil et à ses descendants
577
biologiques. D’une part, le culte des saints est considéré par eux
comme une pratique contraire à l’islam sunnite, et, d’autre part,
les gestionnaires actuels de la zâwiya - qu’ils accusent d’être
intéressés uniquement par l’économie engendrée par cette
pratique - sont jugés inaptes à la direction spirituelle de l’ordre1.
Le récit du muqaddem Haj Saïd El Guissy nous fait comprendre,
avec humour, les relations qu’il vit avec les gestionnaires de la
zâwiya-mère :
« La dernière fois que je suis allé au mussem c’était il y a plus de dix
ans. J’y suis allé avec mon groupe plus une centaine de personnes, le
cortège de la ziyâra [l’offrande, ndr] a mis six heures pour arriver
dans la zâwiya. Une fois dans le mausolée du Chaykh al-Kâmil, j’ai
mis mille dirhams en liquide dans la rbi’a [la caisse pour les dons,
ndr] et j’ai donné quatre mille dans une enveloppe au mezwâr [le
surintendant, ndr]. Il a compté l’argent devant nous et m’a dit ‘‘ce
n’est pas assez, je veux le double l’année prochaine’’. J’ai répondu
qu’il y a quand même cinq mille dirhams au total, et il m’a dit ‘‘toi
tu es riche, tu fais beaucoup de soirées, tu fais des concerts à
l’étranger et tu enregistres des disques’’. Alors je lui ai répondu ‘‘
hé ! Je ne suis pas Michael Jackson !’’. Depuis cette date, la zâwiya
et le mussem c’est fini pour moi. Ca sert à rien d’y aller, ‘‘les fils du
chaykh’’ n’ont pas la tarîqa dans le cœur. »
Le muqaddem Haj Saïd Berrada refuse lui aussi de se rendre au
pèlerinage annuel. Pour expliquer sa position, il nous a raconté
une série d’anecdotes censées nous dissuader d’y assister. Voici
l’une d’elles :
« Ca ne sert à rien d’aller au mussem du Chaykh al-Kâmil, il n’y a
rien d’intéressant là-bas. Il y a beaucoup de voleurs, il y a des fous,
des malades, c’est très dangereux pour les étrangers (…) Moi j’ai un
problème avec les ‘‘fils du chaykh’’. En 1996, je suis allé aux
mussem pour offrir un taureau. Devant l’entrée, sur le parvis où on
se gare en voiture, l’un des ‘‘fils du chaykh’’ est venu me voir pour
me dire ‘‘s’il te plait Haj, le taureau, on va le sacrifier plus tard,
d’accord ?’’ J’ai répondu ‘‘non, le taureau n’est pas pour toi, c’est
pour la baraka, il faut le partager et le donner à manger aux
pauvres’’. Il a refusé, parce qu’il voulait le revendre, tu comprends,
c’est très cher un taureau…Alors le ton est monté, il y a eu une
1. A propos des controverses internes actuelles, voir pp. 287-300.
578
grande bagarre et la police est venue. Je suis parti en les maudissant
et en jurant que je n’y mettrais plus jamais les pieds. Pourtant c’est
moi qui ai offert le lustre qui est au dessus de la tombe du chaykh
(…) Prendre l’argent, voila tout ce qu’ils savent faire. »
Le muqaddem-muqaddmin Haj Azedine Bettahi nous confirme
que les Aïssâwa de Fès et de Meknès ne se rendent plus au
mussem depuis une dizaine d’année. Les plus assidus, selon lui,
seraient les Aïssâwa de Casablanca et de Salé :
« A part mon groupe, aucune tâ`ifa de Fès et de Meknès ne vont au
mussem, c’est une réalité depuis presque dix ans maintenant…Et
moi-même je n’y vais pas chaque année, cela dépend de mes enfants
et de ma femme s’ils veulent venir. Mais tu peux toujours voir les
groupes des autres villes, il y a toujours les Aïssâwa de Casablanca
et de Salé. »
L’opposition au mussem revêt donc différentes formes. D’un
coté, certains individus viennent manifester leur désapprobation
aux pratiques rituelles par des actes de violence sur les disciples
lors des processions. D’un autre coté, les entretiens menés
auprès de quelques commerçants ambulants, qui tirent
néanmoins profit de cette manifestation, font apparaître là aussi
un rejet de ces pratiques qu’ils considèrent comme rétrogrades et
éloignées de l’islam sunnite. Du coté des Aïssâwî enquêtés, le
mussem catalyse toutes les tensions qui existent entre eux et la
hiérarchie de l’ordre. Ils refusent ainsi de d’entretenir le lien de
la baraka par le biais des offrandes rituels et l’allégeance aux
descendants du chaykh est clairement écartée. Cependant ils ne
rejettent pas ce modèle d’activité rituel et participent à d’autres
mussem-s, plus particulièrement ceux de Moulay Idriss 1er (sur
le mont Zerhoun) et Moulay Idriss 2nd (Fès).
Un pèlerinage déshonorant ?
Il est significatif de noter que les étrangers intéressés par les
mussem-s seront immanquablement orientés par les offices de
tourisme officiels vers huit mussem-s particulièrement
579
promotionnés par l’Etat dans le cadre de plans de
développement touristique. Des agences de voyage locales
organisent des excursions pour permettre aux touristes d’y
assister. Il s’agit du mussem des roses (près de Ouarzazate, dans
le sud du pays), du mussem des Touaregs (à Tan Tan aux portes
du Sahara), du mussem des fiançailles des Aït Haddidou (dans
l’Atlas), mussem des fiançailles d’Imilchil (dans le haut Atlas),
du mussem de Moulay ‘Abdallah Amrar (à Tit, site balnéaire sur
l’Océan Atlantique), du mussem de Moulay ‘Abdallah (à Jadida
sur la coté Atlantique) et des mussem-s de Moulay Idriss Al-
Azhar à Fès1 et celui de Moulay Idriss Zerhoun2. Malgré le
millier3 de mussem-s célébrés chaque année au Maroc, seuls ces
huit sont vantés dans les dépliants touristiques marocains
comme des « festivités traditionnelles typiques » se déroulant
dans des sites d’une grande beauté. D’au autre coté, les mussem-
s considérés comme ayant une renommée nationale par les
Marocains interrogés lors de notre enquête sont ceux du Chaykh
al-Kâmil à Meknès, de Sîdî ‘Ali ben Hamdûch (dans le
Zerhoun)4, de Moulay Idriss à Fès et de Moulay Idriss Zerhoun.
Seuls les deux derniers sont retenus par les organismes
touristiques du pays. Pourquoi ces derniers ne promotionnent-ils
pas les mussem-s plébiscités par les Marocains (qui sont par
ailleurs promotionnés par les guides touristiques français comme
1. Le muqaddem-muqaddmin Haj Bettahi nous a accueilli dans sa tâ`ifa les jours du mussem de Moulay Idriss à Fès en septembre 2005. Nous avons pu assister, d’une part, à sa préparation dans les coulisses de la préfecture et, d’autre part, aux processions rituelles. Nous espérons pouvoir publier les résultats de cette recherche. 2 . En août 2002 nous avons, en tant que membre temporaire de la tâ`ifa du muqaddem Haj Berrada, participer aux processions du mussem de Moulay Idriss Zerhoun jusqu’à l’intérieur du sanctuaire du fondateur de la première dynastie musulmane marocain. Quelques éléments de cette recherche (photographies et ressources audio) sont disponibles sur notre site Internet (http://confrérieaissawa.free.fr). 3. BERRIANE, op. cit., p. 30. 4. Nous avons participé au mussem de Sîdî ‘Alî ben Hamdûch avec la tâ`ifa du muqaddem Hamdûchî ‘Abderrahim Amrani Marrakchi en mai 2005. Nous étions hébergés pendant trois jours au sein de la zâwiya du saint fondateur des Hamadcha et nous avons assisté et filmé quatre cérémonies confrériques. Les résultats de cette enquête auprès des disciples Hamdûchî feront l’objet d’un écrit ultérieur.
580
des événements caractéristiques de la vie religieuse Marocaine)1
? Nous pensons que les effets spectaculaires présents lors de
certains mussem-s tels que celui du Chaykh al-Kâmil ne reflètent
pas, pour l’Etat, l’image du Maroc authentique, malgré le fait
que les pratiques rituelles liées au mysticisme sont la réalité
d’un grand nombre de Marocains. La gestion de ce type de
mussem-s par les autorités du pays dévoile un phénomène de
honte de l’intimité, les autorités ne semblent pas avoir grand
intérêt à présenter ces rituels extatiques aux visiteurs étrangers.
La non reconnaissance de ces faits critiques, qui dévoilent
l’image d’un peuple « barbare », devient (d’après Goffman), des
« secrets inavouables », c’est-à-dire « incompatibles avec
l’image que le représentant de l’autorité s’efforce de maintenir
en public »2. Interdire ces manifestations apparaît comme
impossible, car trop de personnes sont engagées dans ces
pratiques. Mais l’Etat montre qu’il maîtrise ces formes
religieuses et qu’il a prise sur elles par son intervention, d’une
part, sur la nomination des membres de la hiérarchie
confrérique, et, d’autre part, sur le déroulement des festivités.
Conclusion
Nous pouvons conclure cette étude en dix points :
1. Le mussem (terme vernaculaire issu du mot mawsim, litt.
« saison ») est à la fois une fête saisonnière et un pèlerinage
autour du mausolée d’un saint personnage. Cet événement
comporte de nombreux aspects récréatifs et s’inscrit dans le
cadre du cadre du culte des saints, bien que l’islam réfute la
notion de sainteté. C’est à l’occasion de la célébration du
1. De nombreux guides touristiques français font la promotion du mussem du Chaykh al-Kâmil. Voir par exemple Maroc, Le Guide Vert Michelin, 2001, p. 270, et Maroc, Guide Gallimard, 2000, p. 240. 2. GOFFMAN, op. cit., p. 137.
581
mawlid (l’anniversaire du Prophète, commémoration non
canonique officiellement introduite au Maroc par la dynastie
Mérinide au 13ème siècle) que les Aïssâwa se rendent chaque
année en pèlerinage sur le tombeau du fondateur de l’ordre à
Meknès selon ses propres recommandations. Aujourd’hui ce
mussem est placé sous tutelle du Ministère de l’Intérieur par
le biais de la préfecture et de la municipalité de la ville qui
encadrent et organisent les activités rituelles.
2. Le temps du mussem, Meknès devient une ville de
pèlerinage. Les processions religieuses et les pratiques
extatiques des fidèles attirent des milliers de visiteurs et
touristes. Le mois qui précède le début des processions la
zâwiya-mère sert d’hébergement aux fidèles venus de tout le
Maghreb, dont certains établissent leur campement aux
alentours. Les disciples se retrouvent par centaine pour
réciter chaque matin dans le tombeau du Chaykh al-Kâmil
les litanies de l’ordre religieux. Le pèlerinage est encadré et
géré par de nombreux représentants de l’Etat (policiers,
militaires, préfet, commissaire et hauts fonctionnaires).
3. Le public pèlerin est très disparate et se compose d’affiliés à
la confrérie, de touristes locaux et étrangers, de malades en
quête de guérison, de mendiants, de commerçants ambulants
et de différents professionnels du mysticisme. Pour les
fidèles, le pèlerinage apparaît comme l’occasion, d’une part,
de se retrouver parmi une communauté de croyant et, d’autre
part, de réaliser un voyage touristique à travers le réseau de
saints marocains. Dans ces deux cas l’état de pèlerin, qui
nécessite une rupture avec le milieu social, permet de
ressouder les liens familiaux. Cet événement répond à une
pratique religieuse, à une recherche d’expressions culturelles
et festives et revêt un aspect économique substantiel.
582
4. Les processions des groupes Aïssâwa se déroulent sur trois
jours. Le premier est consacré aux défilés des disciples
venues des régions rurales, le second est attribué aux
groupes urbains, le troisième et dernier jour est
exclusivement réservé à la tâ`ifa Aïssâwa du Palais Royal,
qui se charge d’apporter les offrandes matérielles (al-
hadiyya) et financières (al-hîba) offertes au par le roi aux
gestionnaires de la zâwiya.
5. Les danses rituelles des Aïssâwa et des fidèles constituent le
moment fort du mussem aux yeux du public. Celles-ci se
déroulement sur le parvis de la zâwiya et dévoilent aux
spectateurs l’expérience intime du mysticisme. Nous
assistons ici à un inversement des scènes de la cérémonie
domestique : l’avant-scène du rituel est la sphère publique
(qui devient le lieu de rencontre avec le divin), son arrière-
scène est la sphère privée (qui se transforme en lieu de mise
en condition d’accès au divin).
6. Le déroulement du mussem n’est pas immuable et connaît
des transformations à travers le temps. D’après les écrits de
Brunel (1926) et Boncourt (1980), nous voyons actuellement
apparaître de nouvelles normes liturgiques : le parcours de
processions a été modifié et ses aspects ludiques et fakiristes
semblent avoir disparu. Un groupe de musiciens
fonctionnaires a été constitué à la fin des années 1980 par le
Palais Royal pour clôturer le déroulement des festivités. Ce
défilé d’un cortège officiel paraît remplir, selon Goffman,
une « activité symbolique explicite » créée dans le but d’une
réappropriation étatique de la symbolique religieuse. Ce type
d’intervention de l’Etat dans les domaines de la vie sociale
conduit à ce qu’Habermas appelle une « reféodalisation » de
la sphère publique.
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7. Depuis les années 1980 ce pèlerinage semble être en déclin,
le nombre de visiteurs et de processions a nettement chuté.
En 2003 nous avons comptabilisé la présence de 17 groupes
de disciples le premier jour (contre 40 en 1984 selon
Lahlou), 9 le second jour et une seule le troisième. Selon
Lahlou le mussem attirait plus de 100 000 personnes sur
toute sa durée en 1968. En 2003, le nombre total de visiteurs
sur les trois jours est estimé à 30 000 selon les représentants
des forces de l’ordre interrogés. La majorité des visiteurs de
réalisent pas d’actes de piété rituelle, les processions des
Aïssâwa sont vues comme un spectacle de divertissement
qui offre le moyen de mieux connaître la culture du pays.
8. De nombreux visiteurs interrogés sur les lieux affirment que
les mussem-s et les lieux saints, soupçonnés de favoriser la
débauche et le libertinage, sont volontairement maintenus
par l’Etat pour dominer la population. Certains viennent
pour manifester leur désapprobation à un rite qu’ils
considèrent comme rétrograde et éloigné de l’islam sunnite.
Les Aïssâwa, protégés par les forces de l’ordre, sont parfois
la cible de railleries et d’actes de violence.
9. Du coté des Aïssâwî enquêtés, le mussem catalyse toutes les
tensions qui existent dans la confrérie : 95 % des sondés de
notre échantillon ont refusé de se rendre au mussem de
Meknès, mettant en cause la gestion actuelle de l’ordre par
les descendants du saint fondateur qu’ils jugent
incompétents et coupables de favoriser des pratiques dites
« mafieuses ».
10. A l’inverse d’autres mussem-s, le pèlerinage des Aïssâwa ne
fait pas partie des événements nationaux promotionnés par
l’Etat dans le cadre de plans de développement touristique.
Sa gestion par les autorités du pays dévoile un phénomène
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de honte de l’intimité. Ces rituels extatiques et les tensions
qu’ils provoquent deviennent (selon Goffman), des « secrets
inavouables ».