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5 Le personnage de roman, du XVII e siècle à nos jours – Séquence 1 CHAPITRE 1 Séquence 1 Débuts de romans : l’entrée en scène du héros du XVII e au XXI e siècle p. 52 Problématiques : Comment le personnage se construit-il au fil du roman ? Quels sont les différents types de personnages romanesques ? Éclairages : Les extraits des romans qui constituent ce groupement de textes sont des incipit, seuil du roman où se lisent les premiers éléments constitutifs de la fiction, où s’établit le cadre spatio-temporel de l’histoire et où entrent en scène le ou les premiers personnages. La problématique de ce groupement de textes qui s’échelonne du XVII e siècle au XXI e siècle consiste à interroger les circonstances de la présenta- tion de ces héros révélateurs de l’histoire qui va se jouer. Au cœur du pacte de lecture, la première ren- contre avec le héros permet au lecteur de construire une première représentation de l’œuvre, de son contexte et de son orientation interprétative. Texte 1 – Paul Scarron, Le Roman comique (1651-1657) p. 52 OBJECTIFS ET ENJEUX Relever les éléments caractéristiques d’un incipit. Repérer la dimension parodique du Roman comique. LECTURE ANALYTIQUE L’entrée dans l’univers du roman La longue métaphore filée qui indique le moment où l’histoire commence, la mi-journée (« le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course », l. 1) inscrit le récit dans un registre épique. Dieux, personnages chevaleresques et êtres fantastiques pourraient peupler et animer cet univers. Cette image grandilo- quente laisserait donc penser à un récit héroïque si, très vite, l’auteur ne venait lui-même apporter mali- cieusement les clés de cette entrée parodique : « Pour parler plus humainement et plus intelligem- ment, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans » (l. 7-8). Le char du soleil qui avait contribué à construire le registre épique, renforcé par l’évocation des chevaux, « ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes » (l. 4-5), se transforme brusquement en charrette, un moyen de transport bien trivial et commun qu’on imagine brin- quebalant car tiré par « quatre bœufs fort maigres » (l. 9), ce que renforce aussi l’évocation des « halles » (l. 8) dans lesquelles elle pénètre, un univers finale- ment réaliste situé avec précision, au Mans. L’entrée en scène des personnages On évoque d’abord l’attelage et le contenu de la charrette. Les personnages sont ensuite identifiés de la façon la plus neutre correspondant à un regard extérieur ; il y a là « une demoiselle » (l. 13), « un jeune homme » (l. 14), « un vieillard » (l. 28), trois person- nages caractérisés de manière contrastée par leur apparence et leurs vêtements, entre ville et cam- pagne pour la jeune fille, entre misère et bonne mine pour le jeune homme et, bien que décente, dans une grande pauvreté pour le vieillard. Mis en relation avec le titre et le thème de ce premier chapitre, ces trois personnages correspondent aux rôles convenus de la comédie représentés par le couple des jeunes amoureux et le vieillard qui s’oppose à leurs projets. De ces trois personnages, celui du jeune homme est le plus développé. Son portrait est très construit, par- tant de son visage caché par « un grand emplâtre » jusqu’à ses pieds chaussés de « brodequins à l’an- tique ». L’énumération de chaque partie de son corps donne lieu à des précisions sur ses vêtements, en piteux état, et ses accessoires qui nous renseignent sur ses activités précédant le moment de cette his- toire : les oiseaux qu’il porte en bandoulière pour- raient être le résultat d’activités de braconnage « pies, geais et corneilles » (l. 17), l’emplâtre pourrait empêcher qu’on le reconnaisse ou soigner des mau- vais coups reçus, à moins qu’il ne s’agisse de restes de maquillage, et enfin, ses brodequins crottés disent qu’il a battu la campagne par tous les temps. Tous les détails de ses vêtements, leur caractère disparate, composite, la pauvreté des matières et le mauvais état de l’ensemble disent encore l’extrême pauvreté de la petite troupe. Ce portrait cocasse pourrait être le symbole du comédien qui emmène avec lui ses rôles et sa vie. Le narrateur semble vouloir partager avec son public un regard amusé sur sa narration, l’inscrivant, comme on l’a vu, dans un univers épique pour rapidement passer à un registre burlesque et contrasté : les oppositions qui se succèdent sont pour la plupart nettement comiques et l’exagération en est un ressort fréquent. Non content de cette connivence, il interpelle à travers ses commentaires son lecteur : « Pour parler plus humainement et plus intelligemment… » (l. 8) ; « Quelque critique murmu- rera de la comparaison à cause du peu de proportion qu’il y a d’une tortue à un homme ; mais j’entends parler… » (l. 32-33) ; « je m’en sers de ma seule noto- riété. Retournons à notre caravane. » (l. 33-34). En s’adressant ainsi au lecteur, il fait de lui son complice, mais il lui signifie également sa liberté de ton et lui donne en quelque sorte ses règles du jeu.

CHAPITRE 1 Séquence 1 - Site compagnon Empreintes ...2015.1re.francaislycee.site.magnard.fr/system/files/ressources/... · celui du Candide de Voltaire, concourent à rendre le texte

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

CHAPITRE 1 Séquence 1

Débuts de romans : l’entrée en scène du héros du xviie au xxie siècle p. 52

Problématiques : Comment le personnage se construit-il au fil du roman ? Quels sont les différents types de personnages romanesques ?

Éclairages : Les extraits des romans qui constituent ce groupement de textes sont des incipit, seuil du roman où se lisent les premiers éléments constitutifs de la fiction, où s’établit le cadre spatio-temporel de l’histoire et où entrent en scène le ou les premiers personnages. La problématique de ce groupement de textes qui s’échelonne du xviie siècle au xxie siècle consiste à interroger les circonstances de la présenta-tion de ces héros révélateurs de l’histoire qui va se jouer. Au cœur du pacte de lecture, la première ren-contre avec le héros permet au lecteur de construire une première représentation de l’œuvre, de son contexte et de son orientation interprétative.

Texte 1 – Paul Scarron, Le Roman comique (1651-1657) p. 52

OBJECTIFS ET ENJEUX – Relever les éléments caractéristiques d’un incipit.

– Repérer la dimension parodique du Roman comique.

LECTURE ANALYTIQUE

L’entrée dans l’univers du romanLa longue métaphore filée qui indique le moment où l’histoire commence, la mi-journée (« le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course », l. 1) inscrit le récit dans un registre épique. Dieux, personnages chevaleresques et êtres fantastiques pourraient peupler et animer cet univers. Cette image grandilo-quente laisserait donc penser à un récit héroïque si, très vite, l’auteur ne venait lui-même apporter mali-cieusement les clés de cette entrée parodique : « Pour parler plus humainement et plus intelligem-ment, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans » (l. 7-8). Le char du soleil qui avait contribué à construire le registre épique, renforcé par l’évocation des chevaux, « ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes » (l. 4-5), se transforme brusquement en charrette, un moyen de transport bien trivial et commun qu’on imagine brin-quebalant car tiré par « quatre bœufs fort maigres » (l. 9), ce que renforce aussi l’évocation des « halles » (l. 8) dans lesquelles elle pénètre, un univers finale-ment réaliste situé avec précision, au Mans.

L’entrée en scène des personnagesOn évoque d’abord l’attelage et le contenu de la charrette. Les personnages sont ensuite identifiés de la façon la plus neutre correspondant à un regard extérieur ; il y a là « une demoiselle » (l. 13), « un jeune homme » (l. 14), « un vieillard » (l. 28), trois person-nages caractérisés de manière contrastée par leur apparence et leurs vêtements, entre ville et cam-pagne pour la jeune fille, entre misère et bonne mine

pour le jeune homme et, bien que décente, dans une grande pauvreté pour le vieillard. Mis en relation avec le titre et le thème de ce premier chapitre, ces trois personnages correspondent aux rôles convenus de la comédie représentés par le couple des jeunes amoureux et le vieillard qui s’oppose à leurs projets. De ces trois personnages, celui du jeune homme est le plus développé. Son portrait est très construit, par-tant de son visage caché par « un grand emplâtre » jusqu’à ses pieds chaussés de « brodequins à l’an-tique ». L’énumération de chaque partie de son corps donne lieu à des précisions sur ses vêtements, en piteux état, et ses accessoires qui nous renseignent sur ses activités précédant le moment de cette his-toire : les oiseaux qu’il porte en bandoulière pour-raient être le résultat d’activités de braconnage « pies, geais et corneilles » (l. 17), l’emplâtre pourrait empêcher qu’on le reconnaisse ou soigner des mau-vais coups reçus, à moins qu’il ne s’agisse de restes de maquillage, et enfin, ses brodequins crottés disent qu’il a battu la campagne par tous les temps. Tous les détails de ses vêtements, leur caractère disparate, composite, la pauvreté des matières et le mauvais état de l’ensemble disent encore l’extrême pauvreté de la petite troupe. Ce portrait cocasse pourrait être le symbole du comédien qui emmène avec lui ses rôles et sa vie. Le narrateur semble vouloir partager avec son public un regard amusé sur sa narration, l’inscrivant, comme on l’a vu, dans un univers épique pour rapidement passer à un registre burlesque et contrasté : les oppositions qui se succèdent sont pour la plupart nettement comiques et l’exagération en est un ressort fréquent. Non content de cette connivence, il interpelle à travers ses commentaires son lecteur : « Pour parler plus humainement et plus intelligemment… » (l. 8) ; « Quelque critique murmu-rera de la comparaison à cause du peu de proportion qu’il y a d’une tortue à un homme ; mais j’entends parler… » (l. 32-33) ; « je m’en sers de ma seule noto-riété. Retournons à notre caravane. » (l. 33-34). En s’adressant ainsi au lecteur, il fait de lui son complice, mais il lui signifie également sa liberté de ton et lui donne en quelque sorte ses règles du jeu.

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Français 1re – Livre du professeur

Un univers théâtralDès le titre le lecteur sait qu’il s’agit ici d’une troupe de comédiens. Chacun de personnages est vêtu des costumes des rôles qu’il peut interpréter, tenues disparates qui disent leur pauvreté aussi. D’autres détails évoquent les toiles peintes qui servent de décors tandis que coffres et malles doivent être emplis de costumes et d’accessoires. La comparai-son des brodequins du jeune premier donne lieu à l’évocation des cothurnes des acteurs de l’Antiquité. Enfin le vieil homme porte une basse de viole qui doit accompagner des intermèdes musicaux. Tout ici permet de restituer l’univers du théâtre et annon-cer une représentation qui devrait avoir lieu dans les halles du Mans où arrivent les comédiens.

SynthèseL’arrivée de cette petite troupe de comédiens est en soi un spectacle de comédie. Sur fond des halles du Mans, les personnages « entrent en scène » dans des costumes inattendus pour un spectacle impré-visible pouvant tenir à la fois de la farce et de la tragédie.

CONJUGAISON

Les verbes « eussent voulu » et « eusse achevé » sont conjugués au plus-que-parfait du subjonctif. Ce temps et ce mode sont employés ici pour mar-quer dans des subordonnées de condition, dans une langue littéraire, l’irréel du passé.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Il faudra absolument que les élèves respectent les indices spatio-temporels du récit d’origine, et veillent à situer le récit au xviie siècle : on les mettra en garde contre les anachronismes. On valorisera les textes sinon comiques, du moins humoristiques, et parti-culièrement les copies qui auront aussi plagié les récits héroïques (par exemple les épithètes homé-riques). On les invitera à être plus particulièrement attentifs aux descriptions.

Texte 2 – Denis Diderot, Jacques le Fataliste (1796) p. 54

OBJECTIFS ET ENJEUX – Distinguer des modalités énonciatives. – Déterminer les codes et conventions de l’écriture romanesque.

LECTURE ANALYTIQUE

Un couple de personnagesOn ne sait, en fait, quasiment rien des deux person-nages en présence que l’on appelle « Le Maître » et

« Jacques ». En attestent les nombreuses questions introductives adressées par le lecteur au narrateur « Comment s’appelaient-ils ? » (l. 2) auquel ce der-nier répond avec une grande désinvolture : « Que vous importe ? » (l. 2). La désignation « Le Maître » introduit un rapport hiérarchique entre lui et Jacques, que l’on devine être son valet. Rapport validé par le tutoiement qu’il lui adresse et le vouvoiement qui lui est retourné. La discussion que le lecteur surprend après les quelques lignes de présentation des per-sonnages lui permet de reconstituer l’histoire de Jacques : le valet, bien nommé « le Fataliste » s’est enrôlé dans un régiment après une dispute violente avec son père. Il a ensuite participé à la célèbre bataille de Fontenoy, et y a reçu un coup de feu dans le genou. Tous ces événements le conduiront aux amours dont on attend qu’il raconte l’histoire. Les événements sont racontés chronologiquement avec la plus grande concision comme le souligne la litote : « il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules » (l. 16). Le Maître a deux attitudes très opposées : tout d’abord, une attitude bienveillante animée par l’envie de savoir, de découvrir l’histoire des amours de son valet, puis une attitude violente telle qu’elle pouvait exister alors entre maître et valet : « une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet… » (l. 41-42). Cette ambivalence est tout à fait conforme à ce que nous montre la comédie.

Le brouillage des genres

L’histoire de Jacques et de son Maître tient à la fois de la comédie, un genre facilement repérable à la mise en page, à la désignation des personnages et aux dia-logues, comme on peut le lire des lignes 6 à 36. Cette très courte scène introduit un récit au passé : « L’aube du jour parut » (l. 53). Ce récit lui-même est fréquem-ment interrompu par des adresses directes du narra-teur au lecteur faites au présent d’énonciation : « Vous voyez, lecteur… » (l. 45). Jacques, comme l’indique le titre du roman, semble adepte de la philosophie fata-liste. Selon lui et son capitaine, tout ce qui arrive devait arriver, laissons faire le destin. Cette philoso-phie qu’on nommera quelques années plus tard déterministe énonce un principe universel de causa-lité : ainsi, c’est parce qu’il a reçu une balle dans le genou qu’il a rencontré l’amour. Et s’il reçoit des coups de son maître, c’est qu’il devait les recevoir : « Celui-là était apparemment encore écrit là-haut… » (l. 43-44). Le goût pour la litote de Jacques, la sticho-mythie du dialogue et l’enchaînement rapide et méca-nique des actions qui construisent son destin, comme celui du Candide de Voltaire, concourent à rendre le texte drôle jusqu’à l’ironie.

Les pouvoirs du narrateur

Dès les premières lignes, répondant aux questions légitimes d’un lecteur qui s’engage dans une histoire

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

(« Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? »), par une sorte d’indifférence, voire de mépris, « Que vous importe ? » (l. 2), le narrateur prend le risque de voir ce lecteur le quitter. Un risque bien calculé car c’est précisément cette distance ironique feinte qui pique la curiosité de ce même lecteur. Le narrateur joue avec lui de son pouvoir sur les personnages et leur histoire, « Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? » (l. 48-49). Il veut faire le récit des amours de Jacques en évo-quant nombre de scénarii possibles, des clichés romanesques attendus, qu’il réfère au genre du conte où, en effet, tout est permis : « Qu’il est facile de faire des contes ! » (l. 50-51). C’est donc dans la catégorie du conte que Diderot inscrit le début de son récit, un conte philosophique qui pourrait interroger le fata-lisme, ce qui explique cet incipit inattendu où ce sont les possibles du récit qui sont interrogés. Tout semble vraiment commencer ensuite quand le narrateur redonne la parole à Jacques qui pourra enfin faire entendre son récit à un lecteur impatient.

SynthèseCet incipit se démarque des entrées en scène tradi-tionnelles des héros romanesques. Le mélange des genres, entre théâtre et récit, les nombreuses inter-pellations facétieuses du narrateur au lecteur semblent construire un genre inattendu, très inhabi-tuel, livrant, en quelque sorte, les personnages et le lecteur à eux-mêmes.

GRAMMAIRE

Deux modalités énonciatives se succèdent dans cet incipit : un récit canonique faisant alterner le passé simple pour construire les actions du récit et l’impar-fait pour représenter l’arrière-plan de la narration, à l’exemple des lignes 37 à 40. Mais le narrateur inter-pelle également son lecteur dans l’actualité du temps de l’énonciation utilisant alors des formes du présent : « vous voyez lecteur que je suis en beau chemin et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre… » (l. 45-46). Le texte intègre également des insertions de dialogue théâtral, formes du dis-cours qui coïncide aussi avec le moment de l’énon-ciation (l. 6-36).

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

On pourra proposer aux élèves de rappeler com-ment la tradition romanesque traite le personnage (on les renverra aux repères littéraires), puis ils utili-seront leurs réponses aux questions 4 à 7.

Texte 3 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782) p. 56

OBJECTIFS ET ENJEUX – Recomposer les éléments constitutifs d’un incipit implicite.

– Dégager le portrait de l’épistolière.

LECTURE ANALYTIQUE

Une situation initiale à recomposer

Le roman épistolaire doit construire son cadre narra-tif au travers d’informations données de manière incidente dans le cours de la lettre. C’est l’enjeu de la lecture de cette première lettre du roman : le lec-teur doit y retrouver toutes les informations lui per-mettant d’entrer dans la fiction. Il s’agit d’abord de la situer dans une période. Les marques du xviiie siècle sont lisibles d’abord dans l’évocation « des bon-nets », « pompons » et « parures » et surtout dans l’énoncé des occupations de la narratrice révélant les caractéristiques d’une vie très mondaine, d’un milieu très aisé : les occupations de la jeune fille – « harpe », « dessin », « lecture », sa soumission aux codes sociaux (l’obéissance à sa mère, les obli-gations pour les repas, les heures de rencontre pro-grammées avec sa mère…) et enfin la présence de domestiques (« J’ai une femme de chambre à moi », l. 8). Il s’agit aussi de recomposer l’action : la narra-trice a quitté le couvent où elle a reçu une éducation stricte et elle ne peut donc communiquer que par lettre avec son amie Sophie restée, elle, dans ce même couvent. De l’éducation très stricte du cou-vent, Cécile est passée à une relative liberté qu’elle apprécie tout particulièrement. Elle peut même avoir son coin secret dans un « secrétaire très joli » (l. 9), elle peut vaquer à ses occupations, lire, dessiner, jouer de la musique sans crainte d’être grondée ; mais elle peut aussi ne rien faire. Dans cette nouvelle vie, Cécile Volanges semble attendre avec impa-tience le moment où on lui présentera – autre carac-téristique de l’époque – son futur époux, « le Monsieur » tant attendu (l. 27). Les relations qu’en-tretient Cécile Volanges avec sa mère lui conviennent parfaitement : elle discute avec elle, lui laisse des libertés. Cécile est même étonnée et ravie d’être consultée « sur tout » (l. 7). La jeune fille passe ainsi d’une stricte sujétion à une certaine autonomie, celle de la jeune fille à marier qui doit apprendre à se com-porter dans le monde dans lequel elle fait son entrée.

Un type de personnage

Le couvent est un milieu fermé où les jeunes filles doivent rester jusqu’à leur mariage pour y être éduquées, y apprendre leur rôle ou plutôt leurs devoirs de femme. Elles y apprennent entre autre la musique et le dessin et pratiquent la lecture. Les

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Français 1re – Livre du professeur

pensionnaires doivent subir la sévérité constante des sœurs « Mère Perpétue n’est pas là pour me gronder » (l. 15). En revanche, les relations entre les jeunes filles semblent sereines, voire détendues « je n’ai pas ma Sophie pour causer et pour rire » (l. 16-17) et peuvent aller jusqu’à des liens très forts « Je t’aime comme si j’étais encore au couvent » (l. 53). La scène du cordonnier nous révèle l’impa-tience qui anime Cécile Volanges de découvrir celui qu’on lui aura choisi comme mari. Et c’est de cette impatience que naît le quiproquo de cette scène. Ce monsieur inconnu d’elle arrive en carrosse, on la fait demander… « Si c’était le Monsieur ? » s’interroge-t-elle déjà (l. 27). Il est bien vêtu, a de bonnes manières et tient des propos dont l’ambiguïté ne font qu’ajouter au trouble de la jeune fille : « voilà une charmante Demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés » (l. 37-38). De plus, il tombe à ses genoux comme le ferait un prétendant ! Elle tire de sa méprise et de la honte qu’elle a éprou-vée, une leçon pour l’avenir : il faudra désormais aborder les rencontres futures avec calme et mesure. Le personnage de Cécile Volanges est représentatif du personnage de « la jeune fille innocente » qui a tout à découvrir de la vie et qui aspire à la rencontre amoureuse qui l’emmènera vers sa vie d’adulte.

Gommer la fiction

Tout semble authentique dans cet échange épisto-laire : la correspondance est motivée puisqu’elle semblait promise « je tiens parole » (l. 1) ; les liens avec la destinataire, Sophie, leur passé commun sont rappelés ; le ton de la confidence entre jeunes filles complices est partout présent. Figure même un post-scriptum évoquant l’envoi de la lettre qui semble attester de la réalité de l’échange. Ce dis-cours différé caractéristique du genre épistolaire renforce pour le lecteur l’illusion de réel. L’échange est au présent, saisissant les faits dans leur actua-lité ; l’interlocutrice est constamment interpellée sous des formes marquant des liens affectifs forts « ma Sophie » (l. 16), « Ta pauvre Cécile » (l. 42) ; le scripteur livre ses réactions, ses sentiments « com-bien j’ai été honteuse » (l. 48-49). L’ensemble donne, en fait, une vraie lecture du personnage : une jeune fille dans toute son innocence, impatiente de rentrer dans sa vie d’adulte, de connaître l’amour.

Synthèse

Cette première lettre des Liaisons dangereuses donne à découvrir l’autoportrait spontané et sincère de la jeune ingénue qui va devenir la proie des deux libertins du roman de Laclos. Le caractère prime-sautier de Cécile, sa naïveté, sa spontanéité se lisent dans le désordre de son récit, les interruptions de la rédaction et les changements de registres qui disent la variété et la force de ses émotions nou-velles. Le lecteur séduit et amusé par la vivacité du

personnage, sa vitalité et son désir de bonheur entre vite dans l’histoire de Cécile et de ses amours à venir.

GRAMMAIRE

« sans les apprêts que je vois faire […] je croirais qu’on ne songe pas à me marier… ». Le groupe pré-positionnel peut être reformulé ainsi : « Si je ne voyais pas ces apprêts, je croirais… ».

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On conseillera aux élèves de se reporter aux ques-tions 5 et 6, et à la synthèse.

Cinéma – Débuts de films : deux partis pris p. 58

Roger Vadim, Les Liaisons dangereuses 1960 (1959)Roger Vadim (1928-2000) réalise une adaptation des Liaisons dangereuses en 1959. À sa sortie, le film fait scandale et se voit interdit. La Société des Gens de Lettres impose l’ajout « 1960 », jugeant l’adaptation trop éloignée du roman pour porter le même nom.Les photogrammes de cette double page présentent le générique et le début de la scène d’introduction.En choisissant une partie d’échecs comme fond de générique, où seuls des détails de l’échiquier (pla-teau de cinéma), sont donnés à voir, Vadim propose une métaphore du roman. Dans Les Liaisons dange-reuses nous avons affaire à un jeu de stratégie où chaque pion avance, recule, est bloqué, battu. Et cette partie tourne mal puisqu’il y a échec et mat au roi et à la reine…Le noir du jeu devient signifiant : l’entrée par la reine noire (photogramme 1) indique que la Marquise de Merteuil sera au centre de l’intrigue ; l’image du nom de Jeanne Moreau s’inscrit alors dans une case noire (photogramme 2). Enfin, arrive, en superposi-tion sur l’échiquier, le titre avec cette précision « Adaptation libre inspirée du roman de… ». Vadim avertit le spectateur que son choix ne sera pas illus-tratif (photogramme 3).Pendant le générique, si l’image ne permet pas de soupçonner quel type d’adaptation nous allons voir, la bande son étonne et nous donne un indice : point de musique du xviiie siècle, mais un jazz très contem-porain du film. Thelonius Monk et Art Blakey jouent aussi bien avec dissonance qu’avec harmonie.En deux minutes trente, nous assistons à une véri-table leçon de cinéma : travelling, zoom avant ou arrière, basculement du point de vue, plongée, mon-tage en cut, superposition, fondu enchaîné, impor-tance de l’accompagnement musical qui accentue l’étrangeté de ce parti pris, la partie a commencé.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

La liaison avec la narration se fait dans un fondu-enchaîné très subtil. Vadim opère un zoom arrière vertical sur l’échiquier renforçant l’idée d’une partie en train de se jouer, puis cette image disparaît pro-gressivement pour laisser place à une vue en plon-gée surplombant une pièce où se déroule une soirée (vue d’avion peu logique). Les pions sont transfor-més en invités, le plateau de jeu en carrelage dans l’entrée, le passage de l’échiquier à la vie se faisant par la porte ouverte (photogramme 5).Après un basculement de la caméra pour retrouver un angle de vue dans le champ de la soirée, Vadim imagine un stratagème pour que nous puissions entendre des fragments de dialogues entre les invi-tés, qui s’avèrent être des commentaires sur le couple qui invite. Le plateau de service, objet insi-gnifiant en soi (photogramme 6), devient un acces-soire essentiel. Tel un micro caché, il se promène d’un groupe à l’autre espionnant les conversations, morceaux de puzzle qui construisent petit à petit une image des Valmont.Comme dans le roman de Laclos, où il faut attendre la deuxième lettre pour connaître le premier échange entre Merteuil et Valmont, cette scène crée un effet de suspense pour le spectateur, qui a hâte de connaître les protagonistes.La caméra, par un effet de champ-contre champ, quitte le regard d’une jeune invitée qui fixe les Val-mont pour se poser sur l’objet de son étonnement.Vadim nous les présente en majesté, de manière théâtrale : filmés en plan moyen, ils occupent le cadre, debout, conversant entre eux (photo-gramme 7). La contre plongée et le regard de l’homme, à gauche, fixé sur eux, accentuent cette impression. Ils sont placés dans ce qui semble être l’intérieur d’un bow-window, isolés, se donnant en spectacle, face à leurs invités. Par la mise en scène de cette apparition, Vadim ne laisse-t-il pas entendre que les Valmont seront toujours en représentation ?

PROLONGEMENT

La dissonance est un terme musical où l’harmonie classique n’est pas respectée. Elle peut donner l’im-pression de stridence, de grincement, de heurt. Peut-on appliquer ce terme à d’autres formes d’ex-pression ? En peinture, il arrive parfois de parler de couleurs dissonantes pour les mêmes raisons qu’en musique.Peut-on parler de dissonance en littérature ? Par analogie, un texte où l’auteur introduit in abrupto un passage, une phrase, un mot d’un registre, d’un style éloigné de celui de l’œuvre ne répond-il pas à ce qualificatif ? Toutefois, c’est en allant du côté des surréalistes que nous pouvons appréhender cette correspondance avec plus d’aisance, par les rencontres fortuites, le choc entre des réalités,

l’intrusion ou l’association d’images étranges voire étrangères :« […]Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur[…]Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical[…] »André Breton, « L’Union libre », Clair de terre (p. 264 du manuel)

Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses (1988)

En 1988, Stephen Frears (1941-) réalise une adapta-tion du roman de Choderlos de Laclos qui respecte l’époque, les intrigues et le statut des personnages.Le générique court sur des mains en gros plan qui décachettent une lettre, puis montre le montage alterné de la préparation de la Marquise de Merteuil et du Vicomte de Valmont.Ce prologue purement cinématographique ne ren-voie à aucun passage du roman : il aide à cerner le statut et le caractère des deux protagonistes qui sont mis sur le même plan. Ce sont des seigneurs qui s’apprêtent à conquérir le monde.Le montage alterné nous introduit alternativement dans la chambre de la Marquise et dans celle du Vicomte ; il propose un parallèle sur les rituels de préparation de l’un et de l’autre. Ce choix permet d’emblée d’établir des similitudes : le luxe, la trans-formation, mais aussi des différences.En effet, à la première image de cette alternance, le visage de la Marquise apparaît dans un miroir sans fard ; un léger sourire ironique le traverse (photo-gramme 2). Elle est seule, interroge son miroir et semble satisfaite de son image. Le Vicomte nous offre l’image de sa main dans un geste précieux (photogramme 3). Nous assistons à des préparatifs comme ceux que font des combattants avant la bataille, ou des comédiens avant d’entrer en scène. Les armes de défense sont aussi des armes de séduction : maquillage, perruque, atours.Chez les deux personnages, nous avons une mise à distance du spectateur : aucun des deux ne fait face. Est-ce le refus d’être vu sans apprêt ? ou l’an-nonce de leur duplicité ?Nous sommes transformés en voyeurs en pénétrant dans les coulisses de la tragédie qui va se jouer.Aucune parole n’est échangée entre les person-nages et leurs domestiques, les ordres se donnent par gestes. Ils sont ainsi au centre d’un petit monde qui leur semble dévoué. Les bruitages ou sons intra-diégétiques (dont la source est dans l’image) apportent une note de réalisme, tandis qu’un arran-gement d’après un concerto de Vivaldi accompagne la séquence et contribue à en accélérer le rythme jusqu’à l’apothéose : l’apparition de la Marquise, puis du Vicomte prêts à s’affronter et à affronter le

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Français 1re – Livre du professeur

monde. Ils sont face caméra, occupent le cadre et nous regardent : le spectacle peut commencer.

PROLONGEMENTS

➤ La partie épistolaire du roman débute par une lettre de Cécile Volanges à une compagne de cou-vent, et se poursuit par un échange entre la Mar-quise et le Vicomte. La naïveté, l’ingénuité de Cécile sont mis en avant, tandis que les deux films mettent en exergue le couple formé par Merteuil et Valmont. Les cinéastes semblent tenir les autres personnages comme secondaires, mais nécessaires pour accom-pagner le dessein et le destin de la Marquise et du Vicomte.

➤ Dans le cadre de l’adaptation d’un texte littéraire au cinéma, plusieurs partis pris sont possibles. Les plus courants sont l’adaptation fidèle, puis l’adapta-tion libre qui peut être également fidèle mais qui pro-pose une transposition et un changement de langue et/ou de structure.

L’adaptation d’un roman épistolaire ne peut qu’être libre : il y a nécessairement un travail de réécriture et de mise en image, faisant en grande partie abstrac-tion de la polyphonie du roman.Stephen Frears, en respectant l’époque, les décors, le statut social des personnages, reste fidèle à Laclos.Vadim choisit un tout autre point de vue. Il transpose l’histoire deux siècles plus tard pour le rendre contemporain. Le travail d’adaptation s’en trouve complexifié. D’un milieu aristocratique, nous pas-sons à la grande bourgeoisie des années 1960. Les palais se transforment en vastes appartements pari-siens, le séjour dans un château à la campagne en séjour de ski à Megève, station très prisée par la bourgeoisie de l’époque. Aidé par Roger Vaillant, Vadim a su donner une vraie cohérence à cette transposition très controversée à l’époque de sa sortie par ceux qui n’admettaient pas le changement d’époque, les gens de lettres, et par ceux qui refu-saient l’étalement de la débauche et des mœurs dis-solues de leurs contemporains à l’écran.

Texte 4 – Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869) p. 62

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser les effets de la focalisation. – Lire le portrait du jeune héros romantique.

LECTURE ANALYTIQUE

Une histoire inscrite dans le réelL’univers décrit réfère à des lieux géographiques et des sites véritables, identifiables par tout lecteur :

« le quai Saint-Bernard » (l. 2), « l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame » (l. 14-15). Cette illusion réaliste est renforcée par une référence temporelle très pré-cise : « Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin » (l. 1). Les activités sur les quais, les bateaux à vapeur terminent cette immersion dans l’univers du xixe siècle, situé et daté. Cette inscription historique et géographique se double d’effets de réel repé-rables dans le second paragraphe qui est à la fois descriptif et énumératif. Il s’agit d’une accumulation presque exclusivement bâtie sur une succession de brèves propositions indépendantes juxtaposées, séparées par un point-virgule qui, entremêlant sons et images, donnent une impression de fourmille-ment, d’intense agitation qui immergent lecteur et personnages dans un cadre très réaliste, très visuel où, jusqu’aux choses, tout bouge et vit : « les colis montaient » (l. 5), « le tapage s’absorbait » (l. 5-6). Après le départ du bateau, c’est le paysage qui devient le cœur de l’action : « grèves de sable » (l. 27), « remous des vagues » (l. 28), « les brumes errantes » (l. 29), « le cours de la Seine » (l. 30), « la rive opposée » (l. 31) sont autant de groupes nomi-naux qui, dans des rythmes proches de quatre ou cinq syllabes, traduisent la lente et constante avan-cée du bateau que renforcent les allitérations en [r] et [l]. L’irruption du passé simple, inhabituelle dans un texte descriptif, traduit un paysage en mouvement correspondant à la vision du passager : le paysage se transforme au fur et à mesure que le bateau avance. Devenu sujet du récit, il dévoile le regard du personnage principal perdu dans sa contemplation.

Portrait du personnage principal

La fiche d’identité du personnage peut s’établir ainsi : – son nom : Frédéric Moreau ; – son âge : 18 ans ; – son origine sociale : humble, sa mère espère

un héritage (l. 19) ; – son passé récent : « nouvellement reçu

bachelier » (l. 16) ; – ses projets : « faire son droit » (l. 18).

En dehors de ses « longs cheveux » (l. 11), rien n’est dit du portrait physique du personnage. Il doit être avide de poésie et de culture comme le laissent pen-ser son regret de ne pouvoir séjourner dans la capi-tale ou encore l’évocation de sujets de tableaux. Il semble quelque peu rêveur, voire mélancolique ; mais aussi empressé, impatient de voir aboutir ses projets, ses « passions futures » (l. 33).

Le narrateur et son personnage

Le personnage est d’abord identifié comme « un jeune homme de dix-huit ans » (l. 11), puis claire-ment nommé de façon distanciée « M. Frédéric Moreau » (l. 16) et, enfin, désigné par son prénom

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

« Frédéric » (l. 33). L’approche du personnage est construite selon une gradation notable qui nous conduit du quasi-anonymat à une réelle proximité autorisant l’usage du seul prénom « Frédéric ». Le personnage est donc d’abord construit selon une focalisation externe : « Un jeune homme… auprès du gouvernail, immobile » (l. 11-12), puis une focali-sation zéro où l’omniscience du narrateur permet de révéler d’où il vient, où il va… et, enfin, une focalisa-tion interne permettant de découvrir pensées et sen-timents : « Frédéric pensait à la chambre… à des passions futures. Il trouvait que… » (l. 33-34). Ces variations donnent au lecteur, en changeant les approches, une image complète du personnage. Ainsi le narrateur porte-t-il sur son personnage un regard qui varie au fil du texte : d’abord extérieur, il devient omniscient et permet au lecteur de décou-vrir le personnage dans tous ses aspects, de construire avec lui une véritable proximité.

SynthèseFrédéric Moreau apparaît ainsi, dès l’incipit, comme le héros du roman autour duquel toute l’intrigue va se construire. Le jeune homme romantique, comme ses rêves en témoignent, mais aussi ses regards sur le paysage, sa posture à l’avant du bateau, cheveux longs au vent et album de dessins sous le bras, constitue bien un personnage romanesque dont les aspirations ne seront peut-être pas satisfaites, tel que le regard distancié du narrateur allant jusqu’à l’ironie peut le faire pressentir. Il entre ainsi dans la catégorie des héros du désenchantement, mais de ceux qui ne le sauront pas.

GRAMMAIRE

L’imparfait constitue comme on le sait l’arrière-plan du récit : il permet d’en construire le cadre. C’est le cas dans ce début de roman où les préparatifs de départ d’un bateau sont peints par touches, la fumée des machines, « la Ville-de-Montereau […] fumait » (l. 1-2) et l’agitation des passagers et des matelots servent de toile de fond à un récit qui va s’enclencher avec le départ du bateau : « Des gens arrivaient […] ; les matelots ne répondaient à personne » (l. 3-4).

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On invitera les élèves à repérer les caractéristiques de la description (temps – ici l’imparfait –, expan-sions du nom, verbes de mouvement, verbes attri-butifs…) pour choisir celles qu’il sera opportun d’exploiter, à observer comment il y a dramatisation de la description. Ils devront aussi être attentifs à tous les éléments réalistes.

Texte 5 – Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (1913) p. 64

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire les effets d’un portrait retardé. – Élaborer des hypothèses de lecture.

LECTURE ANALYTIQUE

L’entrée en scène du personnageLe portrait du personnage s’élabore progressivement en trois grandes étapes : une première étape où l’on prend connaissance du personnage seulement par ce que sa mère en dit, un portrait forcément subjectif et qui apparaît vite laudatif à l’excès : « Ce qu’elle contait de son fils avec admiration… » (l. 7). Les pro-pos de la mère sont donc rapportés au discours indi-rect libre ; ces propos se fondent ainsi dans le récit et sont mis à distance. Dans une seconde étape, on devine la présence de ce fils à travers les expres-sions à caractère métonymique : « un pas inconnu » (l. 18), « ce bruit » (l. 22), « la porte […] s’ouvrit » (l. 25). Dans la troisième étape, on découvre enfin le personnage : « C’était un grand garçon… » (l. 29). L’arrivée d’Augustin est théâtralisée, dramatisée : le dévoilement progressif provoque un effet d’attente qui avive la curiosité. Les métonymies, « un pas inconnu […] allait et venait » (l. 18-19), « la porte des greniers […] s’ouvrit » (l. 25) relayées par le pronom indéfini « quelqu’un » (l. 26), signalent juste une pré-sence, mais une présence énergique, au pas « assuré », « ébranlant le plafond » (l. 18-19), un curieux qui « traversait les immenses greniers téné-breux du premier étage, et se perdait… » (l. 19-20), sans crainte aucune. Il faut, ensuite, qu’il sorte de « l’entrée obscure » pour qu’enfin on découvre « un grand garçon de dix-sept ans environ » (l. 29).Le début du récit évoque tout de suite le cadre spa-tial : nous sommes chez les parents de François, dans une grande école aux chambres d’adjoints devenues des greniers. Les greniers « où l’on mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes » (l. 21), « le Cours supérieur » (l. 6), où l’on préparait le brevet d’instituteur, « le chapeau de feutre » et la « blouse noire sanglée d’une ceinture » (l. 30-31) évoquant la tenue des écoliers sont des images caractéristiques du début du xxe siècle. C’est dans ce contexte que l’histoire va se poursuivre, dans ce décor que l’on imagine que les deux écoliers vont vivre des aven-tures incroyables.

Les relations entre les adolescentsDès le début, une différence d’éducation évidente apparaît : alors qu’Augustin peut braconner, suivre la rivière, chercher des œufs de poule d’eau, Fran-çois, lui, n’ose même pas rentrer à la maison quand il a un accroc à sa blouse. Augustin a parcouru et

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Français 1re – Livre du professeur

exploré sans autorisation les différents greniers ; il en a même ramené des éléments de feu d’artifice. « Nous étions debout tous les trois, le cœur battant » (l. 24), « J’hésitai une seconde… » (l. 37) sont des réactions qui traduisent l’étonnement d’un narrateur déconcerté par un comportement troublant. Ces réactions révèlent sa sagesse, sa bonne éducation, sa timidité aussi.Cette entrée en scène laisse penser à une dépen-dance future de François subjugué par Augustin et subissant déjà son influence : « j’allai vers lui » (l. 38) précise-t-il.On suppose que l’un jouera le rôle de l’initiateur, du « meneur » tandis que l’autre, le narrateur, suivra avec crainte et envie son ami.

Synthèse

On voit comment dans ce récit rétrospectif de l’ar-rivé du héros chez le narrateur, l’événement est vu au travers des conséquences qu’il va provoquer. Personnage énigmatique et fascinant, Le Grand Meaulnes captive le narrateur dès son apparition subite et il l’entraîne aussitôt dans des activités interdites et dangereuses, sources d’émotion et du plaisir de la transgression. Le narrateur tranquille et secret va voir sa vie changer, c’est ce que le lecteur peut imaginer en découvrant par le regard de Fran-çois Seurel le héros éponyme de cette histoire.

GRAMMAIRE

Le temps dominant du premier paragraphe est le plus-que-parfait. Ce temps indique l’antériorité d’actions du passé par rapport à un moment écrit également au passé. Le voyage de la mère et de son fils pour parvenir jusqu’à la maison du narrateur, la mort accidentelle du fils cadet et la décision de mettre l’aîné en pension sont antérieurs au récit de cette visite, écrit au passé simple : « elle fit même signe à la dame de se taire » (l. 14). L’utilisation du plus-que-parfait fait entendre la voix de la mère de Meaulnes comme l’indique la précision « à ce qu’elle nous fit comprendre » (l. 2-3).

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Il sera nécessaire de respecter la concordance pas-sée. Il faudra aussi illustrer les traits de caractères avancés par de petites anecdotes ou le récit d’habi-tudes de François. Enfin, pour que le portait soit cohérent, on conseillera de dresser un rapide por-trait de la mère de François d’après les informations délivrées dans l’extrait, et de récapituler ce que l’on sait du narrateur ; les élèves auront intérêt à noter au brouillon quelques phrases de commentaire comme « Moi qui n’osais plus rentrer à la maison quand j’avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec étonnement » (l. 12-13).

Texte 6 – Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938) p. 66

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer les caractéristiques spécifiques d’un incipit du xxe siècle dans le cadre d’un roman philosophique.

– S’interroger sur le statut du personnage moderne et la relation avec le lecteur.

LECTURE ANALYTIQUE

Un incipit déroutant

1. Le statut du narrateur

Le roman s’ouvre par un verbe au conditionnel « serait » qui exprime une possibilité. Il est complété par une série de verbes au mode infinitif « d’écrire », « tenir un journal », « ne pas laisser échapper les nuances… les classer ». Le narrateur décrit d’em-blée son projet d’écrivain et son rapport au monde.La première personne du singulier domine dans cette page à travers l’emploi répété du pronom per-sonnel « je » alternant avec la forme tonique « moi » et des déterminants possessifs « ma bouteille d’encre ». Le personnage-narrateur s’affirme dans ce « moi » et son projet d’écriture annoncé dès la première ligne : « le mieux serait d’écrire les événe-ments au jour le jour ».

2. Les informations de l’incipit

Les références spatio-temporelles d’un incipit clas-sique font défaut. L’identité de l’instance qui parle à la première personne n’est pas précisée. Aucun élé-ment dramatique n’apparaît. Seul existe le person-nage-narrateur qui annonce d’emblée son projet littéraire, l’écriture, et qui présente son rapport au monde à travers la perception des objets et des réa-lités : « ne pas laisser échapper les nuances ». C’est un personnage solitaire qui entre en scène et qui interroge sa relation au monde. Les formes et les fonctions d’un incipit traditionnel sont perverties.

Le projet littéraire

1. La structure du passage

On peut dégager trois mouvements articulés entre eux :

• §1 Présentation du projet d’écriture visant à rendre compte de l’apparence et de la complexité des objets et des faits.

• §2-3 Illustration du propos avec « l’étui de car-ton » introduit ainsi : « Par exemple » et perception de l’objet « avant » et « après ».Élargissement du propos à tout objet et aux petits événements quotidiens : les ricochets du samedi avec les galets.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

• §4 Conclusion de l’analyse « Voilà ». Description des sensations éprouvées par le toucher du galet : le dégoût.

2. L’expression de sensations

Les objets fascinent et inquiètent en même temps le personnage-narrateur qui éprouve des sensations étranges dans son rapport au monde. Un galet ramassé sur la plage lui fait éprouver un indicible malaise : « il y avait quelque chose que j’ai vu et qui m’a dégoûté ». La description de l’apparence du galet « humide et boueux » contribue au rejet. La notion de « nausée » apparaît dès lors dans le roman à travers les sensations « quelque chose que j’ai vu et qui m’a dégoûté » ; l’expression du dégoût est très forte. Cette première expérience peut être rap-prochée de l’épisode du marronnier dans le jardin public de Bouville. C’est là que l’anti-héros connaît la révélation exacte de la « nausée ».

3. L’acte d’écrire

Roquentin montre la difficulté de percevoir le monde et d’en rendre compte à travers l’écriture, d’où les deux blancs du texte (lignes 8 et 16). Ce sont les hésitations, les incertitudes, voire les doutes qui sont notés ainsi.

Synthèse

L’horizon d’attente du lecteur

Le lecteur peut s’interroger sur : – le devenir du personnage-narrateur ; – ses états d’âme : solitude, dégoût, malaise et mal

être ; – ses liens avec le monde, les objets et les êtres ; – son projet d’écriture : aboutira-t-il ? réussite ou

échec ? place de l’écriture dans son existence ? un remède contre la contingence ?

Texte 7 – Michel Butor, La Modification (1957) p. 67

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser les effets d’une énonciation inattendue. – Lire les caractéristiques de l’école littéraire du « Nouveau Roman ».

LECTURE ANALYTIQUE

Le narrateur s’adresse à un « vous » d’abord diffici-lement identifiable. Un « vous » qui demande au lec-teur de suivre en quelque sorte le personnage qu’il découvre, qui se construit sous ses yeux. L’utilisa-tion du présent s’ajoute à ce trouble : les événe-ments et les choses se construisent au fur et à mesure que le personnage et la lecture avancent. En

fait, ce « vous » interpellé vient d’atteindre les « qua-rante-cinq ans » (l. 15) ; il prend le train pour se rendre à Rome pour quelques jours. Plus loin, on comprend que le personnage a des enfants (« pour les enfants », l. 19-20) et des liens proches avec deux femmes dont on apprend le nom, « pour Hen-riette et pour Cécile » (l. 19). Le lecteur est amené à partager tout au long des deux premiers para-graphes les sensations physiques du personnage, sa relative faiblesse, et les douleurs qui en résultent : « vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant » (l. 2), « vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit » (l. 6-7). Dou-leurs dont l’irradiation progressive est bien marquée, étape par étape, par cette longue énumération : « non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et vos ver-tèbres depuis votre cou jusqu’aux reins » (l. 9-11). L’explication de cette faiblesse est donnée dans le paragraphe suivant : l’heure matinale, mais surtout les marques du temps déjà perceptibles même si le personnage vient « seulement d’atteindre les qua-rante-cinq ans » (l. 15). Ce début d’histoire est presque exclusivement descriptif ; après une longue description des douleurs ressenties vient une longue description du visage du personnage principal, de ses « yeux », « paupières », « tempes » (l. 16-17) qui sont douloureux. La seule action décrite est l’entrée difficile dans le compartiment : une action banale sans véritable intérêt narratif présentée avec un excès de détails. Les représentations habituelles de début de roman sont brouillées. L’utilisation du « vous » qui superpose lecteur et personnage finit d’ajouter à ce trouble.

SynthèseDans cette écriture et énonciation singulières, le lec-teur, vouvoyé par le narrateur, s’identifie au person-nage principal du roman dont il épouse les actions et partage les sensations. Ce n’est qu’au fil des pen-sées du personnage qu’il comprend l’intrigue qui se met en place, une escapade pour quelques jours à Rome, un voyage qui ne doit pas être divulgué. Cette écriture caractéristique des expériences des écrivains du Nouveau Roman est déroutante et elle conduit le lecteur à s’interroger sur les codes habi-tuels du roman et leurs effets.

GRAMMAIRE

La première phrase du roman est écrite sous la forme de deux propositions indépendantes cordon-nées qui marquent la succession de deux actions du personnage. C’est ainsi que s’enclenche le récit, sans qu’un contexte précis n’ait été construit préalablement.

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Texte 8 – Laurent Binet, HHhH (2010) p. 68

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir le cadre et les protagonistes d’un récit historique.

– Comprendre un projet romanesque paradoxal.

LECTURE ANALYTIQUE

Dans la première page de son roman, Laurent Binet s’interroge sur la légitimité de son propos dans le même temps qu’il pose les premiers éléments de son récit. Cet incipit offre en raccourci une image de la démarche, de la méthode d’écriture du roman qui questionne en permanence la légitimité de son pro-jet, de ses méthodes et de ses sources, en tension avec les événements de sa vie, d’une histoire person-nelle indissociable de son désir de devenir écrivain. S’il renouvelle en cela l’écriture du roman, il s’inscrit également dans une tradition qui le relie à d’autres écrivains majeurs et l’on pensera à Montaigne qui se veut aussi « être la matière de son livre ».

L’espace-tempsLa première page de ce roman s’écrit dans un pré-sent d’énonciation souligné par le présentatif, « c’est son nom » (l. 1), et une question qui annonce de manière appuyée la présence d’un narrateur qui prend en charge le récit à la première personne : « Je veux le croire » (l. 4). Son propos ressemble davantage à un commentaire ou à une préface, où le passé composé renvoie à un passé révolu, accom-pli : « a-t-il écouté le grincement ? » (l. 3).Les informations reçues sur le narrateur s’inscrivent dans un cadre partagé avec le personnage du roman, la ville de Prague, et un temps dans lequel il s’inclut : « Nous sommes surtout en 1942 » (l. 9). De ce narrateur, on comprend qu’il est intéressé par la question de la littérature et de l’écriture de fiction comme en attestent la référence à l’écrivain Milan Kundera, et celle, plus loin, à son projet de coucher « cette image sur le papier » (l 25). Le personnage principal, Gabčík, est un personnage historique, auteur du « plus haut fait de résistance de la Seconde Guerre mondiale » (l. 20-21). Des détails nous per-mettent de nous le représenter au début de l’histoire, seul, dans le noir et aux aguets, dans un apparte-ment à Prague près du jardin botanique (l. 2-7).Le narrateur de cet incipit qui se représente sous les traits d’un écrivain faisant le projet de raconter les exploits de Gabčík semble se confondre avec la figure de l’auteur de HHhH. Cette identité qui pour-rait conduire à un récit autobiographique ne résiste pas au projet affiché : le centre, la visée de ce récit n’est pas l’auteur du roman. Le narrateur veut racon-ter l’histoire, les exploits de Kubis et Gabčík, pour rendre hommage à leur mémoire, à leur héroïsme sans déformer l’histoire par la fiction.

Un personnage qui s’élaboreLe portrait du personnage s’élabore à partir de la perception d’un son, dont on apprend avec retard qu’il s’agit du « grincement tellement reconnaissable des tramways de Prague » (l. 3-4), qu’aurait peut-être « écouté » (l. 3) Gabčík. À partir de cette évoca-tion sonore et ténue, se construit un décor dont tous les détails concourent à une représentation du per-sonnage, « seul » et dans le noir d’un appartement où il allongé « sur un petit lit de fer » (l. 3). Le tableau se précise un peu plus loin tant pour évoquer ce que fait Gabčík – il « attend, allongé, pense et écoute » (l. 7) – que pour localiser plus précisément l’espace de l’action dont la réalité est attestée par le narra-teur : « Nous sommes à Prague », « Comme je connais bien Prague » (l. 4-5). L’image du person-nage principal se précise, de l’interrogation à la conviction : « Je veux le croire » (l. 4), et à la repré-sentation : « je peux imaginer » (l. 5).Dans le second paragraphe, il n’est plus question de représentation mais de perception objective : « je le vois, allongé […] écouter le grincement tramway qui s’arrête devant le Jardin Botanique » (l. 24-25). Tout concourt ici à attester la réalité de cette première scène du roman et à permettre au lecteur de prendre contact avec ce personnage qui le fait entrer dans le récit en partageant les dangers que sa situation semble impliquer. C’est d’emblée un point de vue empathique que le lecteur adopte ici.D’évidence c’est une grande admiration que le narra-teur éprouve pour ses personnages historiques et leur exploit ; en attestent les adjectifs employés, « exceptionnelle », les expressions comme « un des plus grands actes de résistance de l’histoire humaine » (l. 19-20), etc. C’est ce qui explique son projet de roman qui veut leur « rendre hommage » (l. 22).

Une conception du romanCe que condamne le narrateur ici c’est la volonté des écrivains de faire croire à la réalité de leurs per-sonnages : pour cela, ils doivent les doter d’un nom, et c’est ce qui fait honte à Kundera : « il a un peu honte d’avoir à baptiser ses personnages » (l. 10-11). Cette invention du nom inscrit le roman dans un pacte réaliste avec son lecteur, en produisant un « effet de réel » (l. 14). À moins que ce ne soit par « commodité » (l. 14-15), et l’on comprend, en effet, qu’en donnant un nom au personnage, son auteur facilite la lecture de son récit.L’opposition du narrateur à l’écriture de fiction, quand elle se donne à lire comme l’expression de la réalité, apparaît nettement au travers du lexique qui qualifie de tels procédés : « vulgaire[s] » (l. 16) ou « puéril[s] » (l. 14).Son projet à lui est plus ambitieux : il veut « rendre hommage » à des héros, raconter une « histoire fabuleuse » (l. 31) et non commune, évoquer la « réalité historique » (l. 31) et non pas faire croire à la

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

réalité par de naïfs « effets de réel ». Un tel projet peut conduire à l’échec : en traitant un personnage historique dans l’espace romanesque, le risque est grand de le transformer en personnage de roman, de transformer le récit du « plus haut fait de résis-tance de la Seconde Guerre mondiale » (l. 20-21) en « de la littérature : alchimie infamante » (l. 27-28). La forme antithétique des expressions, les connota-tions que porte le lexique montrent nettement l’op-position des valeurs qui se jouent dans son périlleux projet.Une lecture à voix haute du texte révèle les strates et ruptures de l’écriture de cet incipit, avec les réflexions du narrateur au milieu desquelles surgit par petites touches de plus en plus nette l’histoire qu’il fait sortir de ses limbes. Ces interrogations qui deviennent des certitudes au fil des reprises du pro-pos créent des effets de rythme et de ruptures et une lecture heurtée, difficile, qui épouse bien le fil de la pensée, des certitudes et des inquiétudes du narrateur.

Synthèse

Si comme le dit la dernière phrase du texte, raconter l’histoire de Gabčík et Kubis conduit à appliquer « une épaisse couche réfléchissante d’idéalisation » sur leur histoire, le projet du narrateur semble d’ores et déjà difficile, voire compromis. En effet, la « réalité historique » est bien antinomique de « l’idéalisa-tion » qu’est le processus romanesque et la fable construite qu’évoque « cette histoire fabuleuse ». Cela pourrait conduire l’écrivain à l’échec. C’est un paradoxe que les historiens ont tout de même dépassé, eux qui savent que l’histoire ne peut être écrite que dans un récit qui transforme les per-sonnes en personnages, et, comme le dit Paul Veyne dans son ouvrage de 1974, Comment on écrit l’his-toire, « Les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réa-lité » à la manière du romancier.

GRAMMAIRE

De nombreuses marques de modalisation émaillent ce texte, qui témoignent de la volonté du narrateur de commenter son propos, pour l’asserter comme on le voit avec les expressions adverbiales « bel et bien » (l. 17), « sans conteste » (l. 20), ou pour être exact dans son témoignage comme on le voit dans la parenthèse : « quoique pas toujours » (l. 18). Il marque également que c’est son point de vue qu’il adopte : « à mes yeux » (l. 19), ou souligne ce qu’il ignore, « dans quel sens ? Je ne sais pas » (l. 24-25). Plus largement, les jugements du narrateur sont nombreux, au travers de l’utilisation d’adjectifs au sens plein : « vraie », « exceptionnelle » (l. 18-19), et dans des emplois superlatifs.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le sujet de dissertation offre une citation très para-doxale en ce qu’elle discrédite ce qui semble pour-tant être le projet même du romancier qui est d’inventer des fictions et donc des personnages. Le choix de l’adjectif « vulgaire » dans une question rhétorique renforce le caractère très négatif du jugement.On pourra inviter les élèves à inscrire ce jugement dans le contexte dans lequel il est développé, la référence à Kundera offrant une piste de réflexion qui peut faire l’objet d’un des deux paragraphes autour de cette « Ère du soupçon » du personnage développée par Natalie Sarraute. La question nette-ment provocatrice donnera certainement lieu à une réponse concessive, qui accréditera le point de vue pour le contester ensuite, ou à l’inverse le contes-tera pour conclure sur sa pertinence, selon l’opinion développée.Les élèves trouveront des ressources développées dans les pages « Repères littéraires : Le personnage de roman » (p. 48-51) qui sont illustrées d’exemples extraits des textes du manuel. Il s’agira de montrer comment l’excès de caractérisation psychologique, sociale et biographique du personnage romanesque et les stéréotypes proposés, ont pu donner lieu à une certaine répulsion, à un refus des lecteurs de se projeter dans ces personnages qui tentent de « faire concurrence à l’état civil ». Il s’agira aussi de déve-lopper un point de vue qui ouvre le roman comme le fait Laurent Binet à des personnages historiques qui interrogent ce qui est de l’ordre de la fiction et ce qui est de l’ordre de l’Histoire. Le « Débat littéraire » sur la réalité du personnage (p. 152-153) constituera également une ressource sur cette problématique.

Perspective – Fédor Dostoïevski, L’Adolescent (1875) p. 70

OBJECTIFS ET ENJEUX – Distinguer l’autobiographie de la fiction. – Découvrir les caractéristiques du héros du roman d’apprentissage.

LECTURE ANALYTIQUE

Dès les premières lignes, le personnage narrateur nous révèle son statut social ➞ il est lycéen, son âge ➞ vingt ans, son identité ➞ il s’appelle Dolgo-rouki, et le nom de ses pères ➞ le domestique Makar Ivanov Dolgorouki et le propriétaire terrien Versilov. On sait également qu’il a commencé sa vie dans la province de Toula. On comprend très vite, d’ailleurs le narrateur le précise aussi, qu’il est un enfant illégitime, ce qui n’est pas anodin dans le contexte de la société russe du xixe siècle. On comprend

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également que ses deux pères le font appartenir à deux univers sociaux opposés et ce d’autant plus que Versilov, « mon père c’est lui » (l. 6-7) est le maître du père légitime, Dolgorouki. Dans le début du roman, on ne sait pas quelles sont les relations entre le narrateur et le jardinier Dolgorouki, mais on apprend l’importance, « l’influence si capitale » (l. 9) que Versilov a pu avoir sur lui à plusieurs moments de sa vie. Le pacte de lecture qui semble se construire dans le début de ce livre évoque un récit autobiogra-phique : le narrateur parle à la première personne, il semble être le sujet de l’histoire et commence par cette présentation de soi et de ses origines attendue dans un tel genre. On y lit aussi plusieurs époques organisées dans un récit rétrospectif. Toutefois le nom de l’auteur diffère de celui du narrateur, ce qui interdit de lire L’Adolescent comme une autobiogra-phie véritable. Pourtant tout est fait pour faire croire au lecteur que c’est un jeune homme qui parle ici avec fougue et passion, dans le désordre d’un récit qu’il cherche pourtant à organiser. En témoignent ses commentaires sur sa narration : « mais, au fond – ça plus tard. On ne peut pas raconter comme ça » (l. 13) et le langage spontané et elliptique qu’il tient : « Cet homme-là déjà sans ça… » (l. 13-14). Ce désordre peut s’expliquer par la jeunesse de l’ado-lescent, et sa difficulté à commencer à raconter une histoire. On peut également le comprendre comme une difficulté à dire des faits ou événements trauma-tiques : l’illégitimité du personnage, d’abord et la relation complexe et toujours actuelle qu’il entretient avec son père : « cet homme qui m’a tellement

frappé depuis la petite enfance » (l. 8-9), qui a « contaminé de sa personne tout mon avenir » (l. 10-11), « une énigme totale » (l. 12-13). À cela s’ajoute l’ironie cruelle qui fait que son père légitime porte le nom d’une famille princière ce qui le contraint à répondre sans cesse à la question de son origine en répétant qu’il n’est pas d’origine noble. Tous ces éléments font entrer le lecteur de L’Adolescent dans un roman d’apprentissage qui se donne à lire comme l’autobiographie fictive d’un personnage jeune racontant son histoire à partir d’événements mar-quants qui vont orienter la construction de soi et son devenir.

PROLONGEMENT

Le début de L’Adolescent est construit sur le même modèle que celui du Grand Meaulnes. Un person-nage narrateur raconte son histoire à partir d’un événement fondateur dans un récit rétrospectif. Tou-tefois, le lycéen narrateur de L’Adolescent est au centre du roman, il en est le sujet, tandis que le per-sonnage de François Seurel se présente comme le témoin et le conteur de l’histoire d’un autre pour qui il ressent immédiatement une grande fascination, et qui jouera un rôle important dans sa vie jusqu’à la transformer. Personnage en retrait, aimant sa vie pai-sible auprès de ses parents au cœur d’un village de campagne, près des livres et du savoir, il est certes très éloigné du personnage aventureux et épris d’ab-solu qu’est le grand Meaulnes ou du lycéen blessé et révolté tel que se présente le jeune Dolgorouki.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

Séquence 2

Le portrait dans les romans, du xviie au xxie siècle p. 72

Problématique : Comment s’organise un portrait ? Que nous dit-il des personnages ? Quelles sont les fonctions du portrait ?

Éclairages : La séquence permet, par le biais de l’étude des portraits de personnages, de découvrir les modes de vision inhérents à chaque siècle, conformément au programme : « On prête une attention parti-culière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs. ». La façon dont les portraits s’organisent, dont les personnages font l’objet d’éloge ou de blâme, met en lumière une certaine conception du monde de l’auteur.

Texte 1 – Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678) p. 72

OBJECTIFS ET ENJEUX : – Étudier le portrait d’une héroïne classique. – Montrer l’importance du portrait pour la construction du personnage.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait esquisséLe passage constitue la première apparition de l’hé-roïne éponyme du roman. Il revêt donc une impor-tance capitale pour le lecteur qui attend un certain nombre d’informations sur le personnage principal ; le portrait physique, notamment, est un passage obligé. Pourtant, les attentes du lecteur sont partiel-lement comblées, puisque ce portrait physique concentre seulement quelques lignes, à la fin de l’extrait. Le narrateur semble s’amuser avec son lec-teur en retardant ces informations tant attendues. L’extrait débute ainsi par un passage narratif, au passé simple, qui annonce l’arrivée d’un person-nage exceptionnel, encore anonyme, désigné par les termes élogieux de « beauté » (l. 1), « beauté par-faite » (l. 2). Son nom n’est pas immédiatement donné : sa mère, Mme de Chartres, est citée la pre-mière. Ce n’est qu’à la ligne 29 qu’elle est désignée pour elle-même, dans une expression qui relie sa caractéristique fondamentale, donnée dès le début, et son nom : « la grande beauté de Mademoiselle de Chartres ». Le personnage apparaît donc progressi-vement, son identité n’est révélée qu’à la fin, comme si les lecteurs étaient amenés à partager le point de vue des autres personnes de la cour qui le découvrent également. Le portrait physique, à la fin de l’extrait, donne les grandes caractéristiques du personnage, sans former un portrait abouti. Conformément à l’esthétique classique, cette héroïne possède des « cheveux blonds » (l. 30), son « teint » est marqué par sa « blancheur » (l. 30), signe de noblesse et de pureté, et elle a des « traits réguliers » (l. 31). Aucun trait ne permet de singulariser ce personnage : les portraits dans les romans du xviie siècle sont très éloignés de la précision de ceux du xixe ! En

revanche, le narrateur insiste davantage sur l’iden-tité sociale du personnage. De noble extraction, elle peut entrer à la cour. Le narrateur souligne sa parenté avec des nobles (« Elle était de la même maison que le vidame de Chartres », l. 4) et l’excellence de sa situation est mise en valeur à l’aide de tournures superlatives présentes aux lignes 4 : « une des plus grandes héritières de France » et 24 : « Cette héri-tière était alors un des grands partis qu’il y eût en France ». Le rappel, à deux reprises, du mot « héri-tière » signale le jeune âge du personnage, sa nubi-lité, et préfigure son mariage. Le portrait permet donc d’informer le lecteur sur l’intrigue possible. Le personnage apparaît remarquable. Les marques de jugement du narrateur remplacent les informations objectives : le lexique valorisant abonde dans cet extrait pour désigner Mlle de Chartres ou sa famille : outre la « beauté », résumée lignes 31-32 (ses traits sont « pleins de grâce et de charmes », l’assonance en [a] amplifiant cet éloge), on signale des qualités morales et intellectuelles : « la vertu et le mérite étaient extraordinaires » (l. 6-7), « cultiver son esprit » (l. 10), « vertu » (l. 10). Qualités physiques, noblesse et vertu rendent donc ce personnage exceptionnel.

L’importance du portrait moral

Le narrateur s’attache davantage à construire le por-trait moral du personnage, ce qui fait rentrer cette œuvre dans la catégorie des romans psycholo-giques. Pour aider à saisir le personnage, le narra-teur effectue une analepse, lignes 5 à 23. Le passé de Mlle de Chartres permet de comprendre sa per-sonnalité. Élevée dans un milieu féminin (l. 5 « Son père était mort jeune »), elle se voit également éloi-gnée de la cour et des aventures galantes, puisque sa mère « avait passé plusieurs années sans revenir à la Cour » (l. 8) et, « pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille » (l. 8-9). Si cette mention du narrateur permet d’expli-quer l’admiration et la surprise des personnes de la cour devant Mlle de Chartres, elle permet également de saisir sa personnalité. Au moment où elle entre à la cour, Mlle de Chartres est ignorante des affaires galantes et ne peut y succomber.

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La figure de Mme de Chartres domine cet extrait et participe également à la construction du personnage de la Princesse. Personnage exceptionnel par ses qualités énumérées ligne 6, elle porte toute son attention à l’éducation de sa fille, comme le montrent les expressions verbales « elle avait donné ses soins » (l. 8), « elle ne travailla pas seulement à » (l. 9). Le verbe « cultiver » (l. 10) connote l’idée de travail long et minutieux. L’éducation portée à Mlle de Chartres est essentiellement morale ; elle est origi-nale, comme le souligne le narrateur dans deux phrases opposées, lignes 11 à 13 : « La plupart des mères s’imaginent […]. Madame de Chartres avait une opinion opposée ». La première phrase, longue, mentionne l’attitude commune des mères qui dissi-mulent les dangers de la séduction, tandis que la deuxième, qui s’oppose à la précédente (avec une asyndète), composée de segments brefs distingués par des points virgules, montre les paroles sans arti-fices de Mme de Chartres. Celles-ci occupent l’es-sentiel du passage, des lignes 13 à 23. Ces paroles rapportées au style narrativisé opposent deux atti-tudes : celle des hommes (que le pluriel généralise), considérés comme des séducteurs (« peu de sincé-rité », « tromperies », « infidélité », l. 16), et celle des femmes qui se laissent abuser alors qu’elles sont mariées, se distinguant du comportement vertueux de l’« honnête femme » (l. 18). Le singulier ici employé montre clairement combien cette façon d’être est peu commune. Aux « malheurs » (l. 17) s’opposent les subordonnées exclamatives « quelle tranquillité » et « combien la vertu » (l. 18-19). Le dis-cours de Mme de Chartres se révèle habile, comme le manifeste l’emploi du mot « persuader » (l. 14) : elle insiste sur les bienfaits que sa fille peut recueillir par une conduite vertueuse, sans en déguiser les dif-ficultés. La morale inculquée par Mme de Chartres est austère : si celle-ci invite à se méfier des séduc-teurs, elle conseille aussi à sa fille de se méfier d’elle-même et de la passion, dans une morale teintée de jansénisme. Les thèmes du roman sont ici annon-cés : le mariage de Mlle de Chartres, son abnégation, son amour sacrifié se trouvent expliqués.

SynthèseMlle de Chartres est un personnage exemplaire pour plusieurs raisons : sa noblesse et sa beauté mani-festées à plusieurs reprises la signalent comme l’hé-roïne du roman. Mais sa conduite, guidée par les paroles de sa mère, est vertueuse. Son refus de la passion, singulier dans ce monde de galanterie, en fait un personnage hors du commun.

VOCABULAIRE

« Admiration » vient du latin admiror, ari composé du verbe simple miror, ari, qui signifie regarder avec admiration, mais aussi étonnement. L’arrivée de Mlle de Chartres est remarquée : son portrait, dans le roman, trouve sa justification dans le fait qu’elle paraît à la cour, aux yeux de personnes qui ne la connaissent pas. Mais les deux sentiments sont ici mêlés : sa beauté est admirée, mais crée aussi la surprise.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

La structure du texte doit être conservée : la pre-mière phrase doit indiquer la présence d’autres per-sonnages qui découvrent le héros (ou héroïne) ; son nom doit apparaître tardivement ; un court récit rétrospectif qui permet d’éclairer la personnalité du personnage précède le portrait physique. Le contexte, moderne, doit être inventé : le personnage doit apparaître dans un lieu où il peut être remarqué (salle de spectacles, par exemple). La dimension sociale, importante au xviie siècle, doit être oubliée au profit d’autres critères.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

➤ Confrontation de textes

Ce portrait peut être mis en relation avec d’autres textes de la même période, comme celui de Cléo-mire, dans Artamène ou Le Grand Cyrus (1652) de Mlle de Scudéry, dont voici un extrait :Au reste, les yeux de Cléomire sont si admirablement beaux qu’on ne les a jamais pu bien représenter ; ce sont pourtant des yeux qui en donnant de l’admiration n’ont pas produit ce que les autres yeux ont accoutumé de produire dans le cœur de ceux qui les voient ; car enfin en donnant de l’amour, ils ont toujours donné en même temps de la crainte et du respect, et par un privilège particulier, ils ont purifié tous les cœurs qu’ils ont embrasés. Il y a même, parmi leur éclat et parmi leur douceur, une modestie si grande qu’elle se communique à ceux qui la voient ; et je suis fortement persuadé qu’il n’y a point d’homme au monde qui eût l’audace d’avoir une pensée criminelle en la présence de Cléomire. Au reste, sa physionomie est la plus belle et la plus noble que je ne vis jamais ; et il paraît une tranquillité sur son visage qui fait voir clairement quelle est celle de son âme. On voit même en la voyant seulement, que toutes ses passions sont soumises à raison et ne font point de guerre intestine dans son cœur ; en effet je ne pense pas que l’incarnat qu’on voit sur ses joues ait jamais passé ses limites et se soit épanché sur tout son visage, si ce n’a été par la chaleur de l’été, ou par la pudeur ; mais jamais par la colère, ni par aucun dérèglement de l’âme ; ainsi Cléomire, étant toujours également tranquille, est toujours également belle.

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➤ Question de corpus : Quelles qualités des personnages ces portraits mettent-ils en avant ?

La beauté des personnages, visible, suscite dans les deux romans de l’« admiration ». Mais les deux auteurs soulignent leurs qualités morales : « vertu » pour Mlle de Chartres, « tranquillité » d’âme pour Cléomire. Mme de La Fayette accentue la noblesse du personnage, tandis que Mlle de Scudéry fait de Cléomire un personnage mesuré.

Texte 2 – Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830) p. 74

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un portrait dont le mode d’insertion est original.

– Montrer les liens qui unissent le personnage de roman, l’histoire et les lieux de la fiction.

LECTURE ANALYTIQUE

Une présentation progressiveLe personnage de M. de Rênal, qui n’est pas le pro-tagoniste du roman, est ici présenté pour la première fois au lecteur. Stendhal emploie une technique ori-ginale qui permet de faire le portrait du personnage de façon progressive. Il est tout d’abord remar-quable que celui-ci soit indissociable du lieu qu’il occupe. Le narrateur, dans le passage qui précède, a décrit la ville de Verrières, théâtre des événements qui vont suivre. La plupart des paragraphes qui constituent l’extrait sont centrés sur un lieu : le pre-mier concerne « cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la Grande-Rue » (l. 2), le deuxième, « cette Grande-Rue de Verrières » (l. 4-5), le troisième se concentre sur le portrait de M. de Rênal proprement dit, le quatrième se consacre à la description de la « maison d’assez belle appa-rence » (l. 20-21), les deux derniers apportent des informations complémentaires sur M. de Rênal. Le portrait de M. de Rênal semble tenir une place assez ténue dans cet extrait. Le narrateur élabore la fiction d’un voyageur entrant à Verrières, et découvrant les lieux et les personnages pour la première fois. Le passage est introduit par une hypothétique (l. 1 : « Si… ») qui introduit le lecteur dans cette fiction. La description des lieux et de M. de Rênal est donc motivée par la présence de ce personnage, qui les découvre, en même temps que le lecteur. Ainsi, les éléments visuels sont privilégiés : M. de Rênal « a l’air affairé et important » (l. 7). Le portrait physique suit immédiatement sa découverte : « cheveux […] grisonnants », « vêtu de gris » (l. 8-9), « grand front », « nez aquilin » (l. 10). Le lexique de la vue ou des modalisateurs accompagnent ses caractéristiques :

« au premier aspect » (l. 11), « un certain air de contentement de soi » (l. 14), « mêlé à je ne sais quoi de borné » (l. 14-15), « on sent enfin », (l. 15). Les autres informations sur M. de Rênal sont délivrées par d’autres personnages rencontrés par le « voya-geur » ; ceux-ci détaillent ses biens, en particulier, dans des discours directs, indirects et indirects libres : « on lui répond avec un accent traînard : Eh ! elle est à M. le maire. » (l. 2-3) ; « on lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal » (l. 26) (la suite constitue du discours indirect libre). Le portrait de M. de Rênal progresse donc en même temps que le voyageur effectue sa promenade. Le narrateur souligne sa puissance et son autorité. Celui-ci est d’abord caractérisé par son autorité politique : il est présenté d’emblée comme « M. le maire » (l. 3) et le narrateur souligne la « dignité du maire de village » (l. 11-12). Mais il représente aussi une autorité finan-cière : ses nombreuses possessions témoignent de sa réussite sociale (la fabrique de clous, la belle demeure), et la position de sa maison, en haut de la grande rue de Verrières, témoigne de son succès. Cette propriété domine la ville, mais aussi offre une vue sur « une ligne d’horizon formée par les collines de la Bourgogne » (l. 22-23), symbolisant ainsi l’am-bition du personnage. Les autres personnages sont indifférenciés dans cet extrait : le pronom personnel indéfini « on » les représente, ou bien ils ne sont désignés que par leurs vêtements, « leurs cha-peaux » (l. 8), dans une synecdoque. Seul person-nage à posséder une identité, M. de Rênal acquiert un statut supérieur. Malgré toutes les possessions de M. de Rênal et son autorité, l’univers présenté semble étriqué, borné, tout comme l’est ce person-nage. Le narrateur emploie le mot « borne » et « borné » à deux reprises, lignes 15 et 16. Mais le paysage semble lui aussi porter la marque de cette étroitesse de vue. Après avoir fait la description de Verrières, « jusque vers le sommet de la colline » (l. 5-6), le narrateur décrit la maison de M. de Rênal, ses jardins dont la vue est limitée « par les collines de la Bourgogne » (l. 22-23), et nous fait redes-cendre jusqu’au Doubs : « ce magnifique jardin qui, d’étage en étage, descend jusqu’au Doubs » (l. 32-33). Le riche provincial est parvenu au faîte de sa réussite qui se limite à la Bourgogne.

La satire du riche provincial

L’ensemble de l’extrait mentionne la ville de Ver-rières et effectue sa description, en même temps que celle du personnage qui occupe la position sociale la plus importante de la ville. En soulignant le fait que le « voyageur » qui arrive dans cette ville soit « parisien » (l. 13), le narrateur amplifie la dis-tance qui sépare celui-ci des provinciaux rencon-trés. Ainsi, tout doit surprendre ce voyageur, double du lecteur, jusqu’à l’« accent traînard » (l. 3) des habitants. Le narrateur circonscrit ainsi la puissance

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de M. de Rênal à Verrières et laisse présager une réussite limitée dans l’espace. Mais cette mention de l’identité du voyageur offre aussi la possibilité au narrateur d’émettre sur le personnage toute une série de jugements qui évoluent au cours de l’ex-trait. Ainsi, M. de Rênal est tout d’abord vu comme un personnage important, « au premier aspect », sa physionomie « réunit à la dignité du maire de village cette sorte d’agrément qui peut encore se rencon-trer avec quarante-huit ou cinquante ans » (l. 11-13). Le lien logique « mais » vient apporter une restric-tion, et la phrase qui suit juxtapose quatre défauts : « contentement de soi », « suffisance », « borné », « peu inventif » (l. 14-15). Dans une sorte d’élargis-sement, le voyageur émet aussi ses impressions négatives sur la ville où règne « l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent dont il com-mence à être asphyxié » (l. 24-25). La puissance financière de M. de Rênal, soulignée notamment à travers l’emploi à deux reprises du mot « payer » (« se faire payer », « payer lui-même », l. 16-17), contribue à mettre le voyageur mal à l’aise.

SynthèsePour les autres personnages mentionnés dans le passage, M. de Rênal symbolise la réussite sociale : c’est « M. le Maire », propriétaire d’une fabrique de clous. Il est respecté : devant lui, on lève son cha-peau. Le voyageur, dans sa première impression, partage leur avis avant de se rétracter : un portrait négatif du personnage est alors constitué.

GRAMMAIRE

L’expression « pour peu que » indique une hypo-thèse, et pourrait être remplacée par « si ».

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le sujet attend une réponse personnelle, argumen-tée et suivie d’un exemple, qui peut être suivie d’un débat pour préparer à l’exercice de dissertation.On peut apprécier un personnage de roman dont le portrait est fidèle à la réalité parce qu’il transporte mieux le lecteur dans un univers vraisemblable. Mais lorsque le portrait s’écarte de la réalité, en propo-sant, notamment, des commentaires du narrateur, des comparaisons, des images, il peut également présenter un intérêt : il donne une autre dimension au personnage : le lecteur entre alors dans un uni-vers onirique ou fantastique. L’émotion est alors pri-vilégiée par rapport à l’illusion.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

On peut inviter les élèves à réfléchir sur le lien entre la phrase de Stendhal, citée dans l’exercice de dis-sertation, et le texte lui-même :

Comment cet extrait de roman met-il en évidence le principe de Stendhal selon lequel le roman « est un miroir qu’on promène le long d’un chemin » ?La fiction du voyageur, la représentation de la société de son époque, la physionomie du personnage pri-vilégiée par rapport à une étude de détail constituent des éléments de réponse.

Texte 3 – Honoré de Balzac, Eugénie Grandet (1833) p. 76

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un portrait réaliste, fait selon le point de vue d’un personnage

LECTURE ANALYTIQUE

Portrait d’un amour naissantL’extrait adopte essentiellement la focalisation interne : le portrait de Charles est fait selon le point de vue d’Eugénie. Le verbe de perception « crut voir » qui ouvre le passage, ligne 2, annonce d’em-blée que le portrait qui suit est motivé par le regard d’Eugénie. Aux lignes 16 et 17, le narrateur emploie deux verbes de vision, « en voyant », « Eugénie regarda », qui le rappellent. À ces verbes de vision s’ajoutent d’autres verbes de perception, dont Eugénie est le sujet : le sens olfactif est envisagé avec « Elle respirait » (l. 3), et le sens tactile se retrouve avec « elle aurait voulu pouvoir toucher » (l. 5), signe d’un désir de plus en plus fort. Charles est décrit physiquement de manière méliorative, comme le montre la comparaison initiale, qui l’assi-mile à un ange, à « une créature descendue de quelque région séraphique » (l. 3), à cause de sa « perfection », mais aussi de la surprise que crée l’arrivée d’un personnage si différent d’Eugénie. Ce mélange de surprise et d’admiration se retrouve dans la métaphore finale : « ce phénix des cousins » (l. 23). La « chevelure si brillante, si gracieusement bouclée », d’abord évoquée (l. 4), puis « les petites mains de Charles, son teint, la fraîcheur et la délica-tesse de ses traits » (l. 6-7), composent un portrait élogieux, renforcé par l’utilisation de l’adverbe inten-sif « si », répété dans des phrases qui s’allongent et miment la montée du désir. Le narrateur emploie une comparaison pour montrer l’émotion causée par Charles sur Eugénie : des lignes 12 à 14, Charles est assimilé à une gravure de femme illustrant les Keep-sake anglais. Sa perfection est telle qu’il paraît l’œuvre de dessinateurs qui visent à faire rêver le lecteur. La phrase, qui s’étire, cherche à rendre éga-lement compte de cette rêverie.

Le jugement du narrateurSi l’essentiel du passage est constitué de focalisa-tion interne, le narrateur n’en intervient pas moins

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ponctuellement. Différentes remarques, en effet, ne peuvent être le fait d’Eugénie : elle ne pourrait se désigner comme une « ignorante fille » (l. 8) (d’autant plus que le déterminant « une » la fait entrer dans la catégorie des types de personnages) ; elle ne peut savoir que le mouchoir a été « brodé par la grande dame qui voyageait en Écosse » (l. 15-16) ; enfin, les sentiments de Charles ne peuvent être connus par celle-ci (« son impertinence affectée, son mépris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir à la riche héritière », l. 19-20). Par ces remarques ano-dines, le narrateur souligne le décalage entre ce que pense Eugénie de Charles et ce qu’il est réellement. Il met en évidence les différences entre ces deux personnages. Ainsi, par exemple, Charles a connu l’amour (le mouchoir en est un vestige), contraire-ment à Eugénie. Le narrateur indique donc, en fili-grane, que l’amour que lui porte Eugénie est voué à l’échec. Il est tout à fait remarquable, dans un pre-mier temps, qu’il nous fasse partager ses pensées et non celles de Charles. Les sentiments de celle-ci sont indiqués clairement. Ce qui plaît à Eugénie, c’est d’abord la nouveauté (elle a passé sa vie « sans voir dans cette rue silencieuse plus d’un passant par heure », l. 10-11), mais surtout l’apparence de Charles, ses habits, ce qui brille, à l’image de la che-velure. Eugénie est donc amoureuse d’une ombre, d’un rêve, et une telle relation ne peut être heureuse. Charles, quant à lui, semble se composer un rôle, celui du dandy, qui se doit de mépriser tout ce qui est provincial, de marquer son « impertinence » (l’adjectif « affectée » indique clairement qu’il joue le jeu des apparences). Parisien, élégant et ruiné (la suite du roman l’apprendra au lecteur), il s’oppose entièrement à Eugénie, provinciale, sans élégance et « riche héritière » (l. 20).

SynthèseDans l’œuvre de Balzac, Charles représente le type même du dandy, du « jeune élégant » (l. 8), véritable gravure de mode. Ses « petites mains » trahissent son oisiveté, et le narrateur s’attache à détailler les différents accessoires dont il use : « la peau blanche de ces jolis gants fins » (l. 5) est comme le prolonge-ment de sa propre chair ; le « mouchoir brodé » attire la curiosité de la jeune fille : il n’est visiblement pas destiné à un usage traditionnel, mais il est la marque du dernier chic. Le « lorgnon » (l. 19) ancre définitivement ce personnage dans le dandysme du xixe siècle. Les jugements mélioratifs, qui sont le fait d’Eugénie, s’opposent aux remarques effectuées par le narrateur, dans les quelques passages où le point de vue omniscient est adopté. Charles paraît beau, il ressemble aux héros de roman. Mais le por-trait moral esquissé laisse percevoir un jeune homme frivole, expérimenté dans la vie, et tout entier dans les apparences.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

L’émerveillement d’Eugénie dans cet extrait peut être mis en relation avec celui d’Emma lors du bal chez le marquis d’Andervilliers dans Madame Bovary. Voici le passage en question :

À sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus nombreux, s’assirent à la première table dans le vestibule, et les dames à la seconde, dans la salle à manger, avec le marquis et la marquise.Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des flammes sur les cloches d’argent ; les cristaux à facettes, couverts d’une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles ; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d’évêque, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient les plats ; de gros fruits dans des corbeilles à jour, s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel, passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguettes de cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde.Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leur verre.Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. De Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines.On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs.Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s’apprêter pour le bal.

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➤ Questions de corpus

• Comment se manifeste l’émerveillement des deux héroïnes ?

• Montrez que les narrateurs prennent de la dis-tance par rapport au jugement de leurs personnages.

Texte 4 – Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857) p. 77

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer la fonction symbolique d’un portrait réaliste

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait réalisteLe personnage décrit est un personnage secondaire du roman. La description est motivée par le narra-teur : la présence des autres personnages aux Comices Agricoles justifie le portrait de Catherine Leroux, au moment où elle est appelée pour recevoir sa récompense. Le verbe de perception « on vit » (l. 1), et le groupe prépositionnel indiquant un lieu visible par tous (« sur l’estrade ») annoncent la des-cription qui suit. Le lecteur est ainsi dans la même position que les autres participants aux Comices : il découvre ce personnage. Le portrait s’organise en deux temps : le narrateur commence par effectuer le portrait physique du personnage avant d’entamer son portrait moral. La description physique suit une certaine progression du regard : le narrateur com-mence par évoquer ses pieds (les « galoches de bois », l. 3), puis le tablier « le long des hanches » (l. 3), avant d’en arriver au « visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure » (l. 4). Il insiste sur l’âge du personnage, grâce à une comparaison : « Son visage […] était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie » (l. 4-5), mais aussi sur la vie de travail menée par le personnage, en se focalisant sur ses mains qui sont « encroûtées, éraillées, durcies » (l. 8). Le narrateur souligne également les vêtements portés par Catherine Leroux, qui complètent le por-trait physique. Ainsi, les pieds sont chaussés de « grosses galoches de bois », elle porte « le long des hanches », « un grand tablier bleu », le visage est « entouré d’un béguin sans bordure » ; enfin, ses mains dépassent « de sa camisole rouge ». Cette précision dans les vêtements permet d’insister sur l’importance du travail dans sa vie (elle conserve son tablier, même pour recevoir une récompense), sur sa simplicité aussi, comme le prouvent les matières employées ou l’absence de recherche dans la coiffe. Le portrait physique est complété par un portrait moral, à la fin de l’extrait : « mutisme », « placidité » la qualifient (l. 13). À partir de la ligne 15 (« intérieu-rement effarouchée »), le narrateur nous fait

connaître ses émotions et ses pensées, comme le prouvent aux lignes 17 et 18 les interrogatives indi-rectes qui se succèdent (« ne sachant s’il fallait […], ni pourquoi […] et pourquoi […] ») montrant ainsi l’affolement du personnage.

Un personnage symbolique

Au-delà de la description réaliste, Gustave Flaubert entend dresser le portrait d’un personnage symbo-lique. Il opère une progression dans la façon dont elle est désignée : d’abord nommée « une petite vieille femme » (l. 1), elle est présentée par une image à la fin du texte : « ce demi-siècle de servi-tude » (l. 19). Cette expression insiste encore sur l’âge avancé du personnage, mais le mot « servi-tude » signale au lecteur que le personnage doit être considéré comme emblématique : il marque la souf-france au travail, l’exploitation, l’abnégation. Le nar-rateur se focalise plus particulièrement sur les mains du personnage, qu’il décrit longuement afin de mon-trer le travail mené par Catherine Leroux. Des énu-mérations au rythme ternaire (« La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines », l. 6-7 ; « encroûtées, éraillées, durcies », l. 8), contribuent à amplifier cette idée. Les mains « entrouvertes » (l. 9), présentant « l’humble témoi-gnage de tant de souffrances subies » (l. 10-11), ces paumes que l’on imagine tendues, font penser à la figure du Christ : Catherine Leroux est présentée comme une martyre. Ce personnage hors du com-mun s’oppose à tous les participants : son absence apparente de sentiments (« Rien de triste ou d’atten-dri n’amollissait ce regard pâle » l. 12) contraste avec le sourire des « bourgeois épanouis » (l. 19) ; son immobilité s’oppose au mouvement de la foule qui la pousse (l. 18) ; enfin, elle porte des vêtements humbles, contrairement aux « messieurs en habit noir » (l. 16). Placée devant tous, elle est la représen-tation de la souffrance. En présentant ainsi ce per-sonnage, Gustave Flaubert entend nous faire éprouver de la compassion.

Synthèse

Du portrait physique, on accède aux pensées du personnage : la description change d’objet en même temps que le regard évolue. En effet, dans un pre-mier temps, le lecteur adopte le point de vue des participants aux Comices. Mais en nous faisant entrer dans les pensées du personnage, le narrateur change la focalisation et le personnage accède à une autre dimension, symbolique.

VOCABULAIRE

L’adjectif « monacal » renvoie au nom « moine », issu du grec monos, qui signifie « un », « seul », et transformé en latin en monachus qui signifie « ermite ». Catherine Leroux représente ici une

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

martyre, dont la vie est faite de souffrances. Par ses mains ouvertes, elle est dans une position d’of-frande, de prière.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

➤ Confrontation de textes

Lisez le début de Madame Bovary (l’arrivée de Charles à l’école).

➤ Questions de corpus

1. Montrez que ces deux passages présentent des êtres singuliers.2. Commentez la place des vêtements et des acces-soires dans ces deux extraits.3. Quels sentiments Flaubert cherche-t-il à susciter chez le lecteur en face de ces deux personnages ?

Texte 5 – Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique (1950) p. 78

OBJECTIFS ET ENJEUX : – Mettre en évidence l’intérêt dramatique du portrait.

– Sensibiliser à l’écriture filmique de Marguerite Duras.

LECTURE ANALYTIQUE

L’esquisse d’un portraitLe personnage décrit, M. Jo, est un personnage secondaire du roman. La description qui en est faite se limite à quelques traits physiques : « la figure », « les épaules », « les bras », « les mains ». Elle insiste sur la maigreur du personnage, avec par exemple ses épaules « étroites » (l. 12) : M. Jo, dont le nom paraît raccourci, semble chétif. Le narrateur met aussi en évidence le caractère presque féminin de celui-ci, avec la mention des mains « soignées, plu-tôt maigres, assez belles ». Celles-ci sont évoquées à deux reprises, lignes 4 et 13. L’attention du narra-teur se focalise plus particulièrement sur la bague, « un magnifique diamant » (l. 4), qui symbolise la richesse et la réussite sociale. Les objets et les vête-ments occupent une place importante dans ce por-trait : le narrateur se concentre sur ceux-ci dans le premier paragraphe : le « costume de tussor grège », le « feutre du même grège » (l. 2-3) signalent le sta-tut social de M. Jo, un riche « planteur du Nord » (l. 23). Le choix de la matière, le « tussor », rappelle l’Asie, où se passe l’histoire, mais manifeste un cer-tain souci de l’élégance. La couleur grège, pâle, semble souligner la fadeur du personnage. Par les choix opérés par le narrateur, M. Jo et Joseph s’op-posent (l’élégance de l’un contraste avec la vulgarité des paroles de l’autre). L’écriture adoptée par Marguerite Duras se rapproche des techniques

cinématographiques comme on peut le voir dans la façon dont le personnage est décrit. Le narrateur commence par montrer le personnage dans sa glo-balité, en présentant ses vêtements (l. 2-4). Le regard s’attache ensuite sur différentes parties du corps, dans un mouvement descendant, avant d’aboutir à la main, et plus particulièrement au dia-mant, dans une sorte de gros plan (l. 14). Le portrait semble ainsi se préciser et s’enrichir par la présence d’objets symboliques.

Une vision subjective

M. Jo est décrit selon les points de vue particuliers de la mère, Suzanne et Joseph, en focalisation interne. Le passage s’ouvre sur le rappel d’un évé-nement passé (avec le plus-que-parfait « avaient vu », l. 1), mais le verbe de vision employé introduit la description qui suit, avant d’être repris ligne 4 : « ils virent ». Le regard est d’ailleurs un thème impor-tant de l’extrait : « la mère se mit à regarder » (l. 5), « il regardait Suzanne » (l. 16), « la mère vit qu’il la regardait » (l. 16), « la mère à son tour regarda sa fille » (l. 16-17). Le portrait s’accompagne de juge-ments de la part de la famille. Les paroles de Joseph et son jugement dévalorisant (« Pour le reste, c’est un singe », l. 6) amorcent une série d’opinions, qui viennent confirmer la sienne comme à la ligne 11, « C’était vrai, la figure n’était pas belle ». Le person-nage est également l’objet d’une fiction élaborée à partir de son costume, de son apparence : « Le cha-peau mou sortait d’un film… » (l. 8). La richesse du personnage, visible grâce au costume, à la voiture de luxe et au diamant, fait fantasmer ceux qui le regardent, et M. Jo, désormais, devient une proie. Son isolement, signalé à deux reprises (l. 1 et 15), le rend particulièrement repérable et vulnérable : la phrase brève, au rythme ternaire, « Il était seul, plan-teur, et jeune » (l. 15), désigne les « qualités » du personnage, selon la mère. La présence du diamant, qui semble métamorphoser le personnage (il « conférait [aux mains] une valeur royale, un peu déliquescente », l. 14-15) attire sa convoitise. Si la scène est quasiment muette, les regards que la mère jette au diamant, puis au planteur et enfin à sa fille, trahissent ses intentions, précisées par les paroles qui suivent : Suzanne doit être « aimable » pour plaire au planteur, visiblement séduit. M. Jo est alors une proie qu’il s’agit de conquérir. À travers le portrait de M. Jo se construit alors celui des autres personnages, en particulier celui de Suzanne. Le regard jeté par la mère à Suzanne est l’occasion d’un portrait de la jeune fille, dont la jeunesse est soulignée avec insistance (« elle était jeune, à la pointe de l’adolescence », l. 19-20), ainsi que son caractère « pas timide » (l. 20). Elle peut ainsi entrer dans les desseins de sa mère : tout doit être mis en œuvre pour séduire le planteur et obtenir les moyens de vivre, encore, dans la concession.

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Français 1re – Livre du professeur

Synthèse

Le portrait de M. Jo insiste sur le statut social de celui-ci par la focalisation sur ses vêtements et sur-tout sur le diamant. Les regards des personnages préfigurent la suite de l’histoire : en observant Suzanne, le planteur manifeste son désir, mais celui-ci est perçu par la mère. M. Jo devient alors l’objet de toutes les convoitises : il symbolise la richesse, l’aisance, mais représente aussi la possibilité pour la famille de conserver leur concession.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Consultez sur le site de l’INA l’interview de Margue-rite Duras sur les adaptations cinématographiques de romans. Quelle est son opinion ? Pour quelle raison un romancier est-il poussé à adapter ses œuvres ? Partagez-vous le point de vue de l’auteur ?

Texte 6 – Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (1957) p. 79

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une description dans le cadre du Nouveau Roman.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait fragmentaire

L’extrait évoque une femme dont nous ne connais-sons pas le prénom, mais seulement l’initiale : A… Le portrait qui en est constitué est tout aussi énig-matique, puisque le narrateur se concentre seule-ment sur quelques aspects du personnage comme les « cheveux » (l. 8 et l. 7), ou la « main » (l. 11 à 15). Les adjectifs qui la caractérisent sont minces : seule la chevelure est d’abord désignée comme une « masse noire » (l. 8), puis « lustrée », elle « luit de reflets roux » (l. 17) ; elle est progressivement dési-gnée comme une « coiffure trop mouvante » (l. 11), possédant des « ondulations » (l. 12), composée de « boucles » (l. 17). Le portrait se précise donc, mais le lecteur dispose de peu d’éléments pour saisir l’identité et la singularité du personnage. La position de la femme et ses actions, en revanche, sont large-ment détaillées : elle « est assise » (l. 1), « elle se penche en avant » (l. 2), « elle redresse le buste » (l. 8-9), puis est « penchée de nouveau » (l. 16). Le narrateur insiste sur les mouvements de celle-ci : « des vibrations saccadées » (l. 7-8), « elle rejette en arrière » (l. 10), « les doigts effilés se plient et se déplient » (l. 12). Toutes ces expressions, qui ren-voient au haut du corps, s’opposent à l’immobilité du reste du corps, à « l’apparente immobilité de la tête et des épaules » (l. 7) ; il n’est pas « possible de voire remuer, de la moindre pulsation, le reste du

corps » (l. 19). Ce portrait, fait de contrastes, paraît donc énigmatique. Les éléments du corps de la femme semblent fonctionner de manière autonome : le narrateur le souligne aux lignes 14 et 15, les doigts étant agités, « comme s’ils étaient entraînés par le même mécanisme ». La comparaison ainsi effectuée ôte au personnage toute volonté : le narrateur refuse de nous laisser entrer dans la conscience de celui-ci. Les verbes de mouvement comportent un sujet renvoyant à une partie du corps, comme à la ligne 12 : « les doigts effilés se plient et se déplient ». A… est souvent placée en position de COD dans la phrase, comme aux lignes 17 et 18 : « de légers tremblements […] la parcourent ». Toute volonté semble ainsi refusée au personnage.

Les interprétations du narrateur

L’activité du personnage est mystérieuse : elle est vue de dos, et seul le mouvement du haut du corps est perceptible. Les différentes teintes que prend la chevelure, en particulier, montrent que le narrateur est attentif. Celui-ci, qui n’est pas omniscient, émet un certain nombre d’hypothèses sur l’activité de la jeune femme, des lignes 3 à 6, mais chacune est balayée, après le lien logique d’opposition « mais », à la ligne 4. Sans avoir de certitudes sur son inter-prétation comme le prouvent les conditionnels (« elle se serait placée », l. 5 ; « elle n’aurait pas choisi », l. 6), il se révèle incapable d’être précis. En mettant en relation différents éléments, le lecteur peut imagi-ner ce que A… est en train de faire : « la petite table à écrire », le « travail minutieux et long » qui requiert de se pencher, mais qui permet aussi quelques ins-tants de répit, les « ondulations » du haut du corps peuvent faire penser à l’acte d’écriture. Le narrateur se révèle attentif aux moindres gestes du person-nage féminin, aux moindres détails, comme la pré-sence de « légers tremblements, vite amortis » (l. 17-18). S’il n’intervient pas directement comme un personnage de l’histoire, il manifeste toutefois sa connaissance du personnage, comme il l’indique avec le présent d’habitude : « Mais A… ne dessine jamais » (l. 4). Le narrateur peut être la figure du jaloux, comme le titre du roman nous invite à le pen-ser. L’observation attentive de A… se fait à son insu, comme si elle était épiée.

Synthèse

Le narrateur, qui ne s’avoue pas personnage de l’histoire, décrit le personnage et raconte la scène vue en proposant différentes interprétations, comme s’il cherchait à savoir, à se rassurer peut-être. La femme décrite reste irrémédiablement mystérieuse, comme si la focalisation choisie était externe. Mais quelques indices montrent que le narrateur est en fait un personnage de l’histoire, même s’il ne dit jamais « je ». L’auteur crée ainsi une énigme, dans son roman, que le lecteur doit déchiffrer.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

GRAMMAIRE

Le présent possède ici plusieurs valeurs : tout d’abord, on peut considérer qu’il a une valeur de présent de narration, puisque le narrateur emploie, à la ligne 16, un passé composé. La scène semble se passer sous les yeux du lecteur, et on a souvent l’impression qu’il s’agit davantage d’un présent d’énonciation. La phrase « Mais A… ne dessine jamais » (l. 4) évoque une habitude, comme le montre la négation « ne… jamais ».

LIEN MINI

www.lienmini.fr/magnard-el1-18Selon Robbe-Grillet, le roman doit montrer le poids du monde et des objets en évitant toute interpréta-tion. L’analyse psychologique des personnages fausse, selon lui, toute cette vision. Le texte proposé ici en est une parfaite illustration : le personnage de la femme appelée « A… » est décrit avec une grande minutie, ses faits et gestes sont scrupuleusement notés. Dans le premier paragraphe, le narrateur s’in-terroge sur ce qu’elle fait et non sur ce qu’elle est.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation des textes

Dans le cadre d’une étude sur le personnage dans le Nouveau Roman, on peut comparer le portrait de A… et l’incipit de La Modification de Michel Butor (étudié p. 67 du manuel).

➤ Question

Comment les romanciers de ce mouvement font-ils participer le lecteur à la construction de leur œuvre ?

Texte 7 – Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome (2012) p. 80-81

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un portrait de groupe dans un roman contemporain.

– Montrer l’importance du regard du personnage dans la description.

LECTURE ANALYTIQUE

La description d’une photographieL’essentiel de l’extrait est composé d’un texte des-criptif : les lignes 3 à 16 correspondent à un portrait de groupe, introduit par un verbe de vision, ligne 4 : « On y voit », auquel fait écho à la ligne 5 : « on ne distingue ». Le narrateur s’attache d’abord à énumé-rer les sujets présents : « ses cinq frères et sœurs », « sa mère », ligne 4, avant de les décrire plus

précisément, en commençant par la mère (l. 7 à 10). Il poursuit par les enfants : d’abord le fils (l. 10), puis les filles aînées (l. 12), et enfin la plus petite, Jeanne-Marie, ligne 14. La description s’effectue au pré-sent : la photographie rend compte d’une époque passée, rendue présente à chaque fois qu’on l’ob-serve. La place occupée par chacun dans l’espace est précisée (« Autour d’eux », l. 4 ; « au premier plan », l. 14), ainsi que leur position les uns par rap-port aux autres : la mère « est assise », ligne 7, le fils est « contre elle », ligne 12 ; les « filles aînées, ali-gnées derrière elle », ligne 13. La mère est le per-sonnage central de la photographie, seul personnage assis, autour duquel se groupent tous les autres. La description s’attache aussi aux vêtements de cha-cun : la mère est « en robe de deuil » ; elle porte un foulard (l. 7) ; le fils, quant à lui, est « coiffé d’un béret à pompon » (l. 11) ; il a « un costume marin trop étroit » (l. 12). Les filles sont « endimanchées » (l. 13), tandis que la dernière est « pieds nus et en haillons » (l. 15). Ces informations, a priori anodines, visent à rendre compte d’une époque : une date est livrée dans cette page, « une journée caniculaire de l’été 1918 », ligne 20, et le portrait de groupe qui est fait s’inscrit dans le contexte particulier de la fin de la guerre. La robe de deuil de la mère suggère que son époux a été tué lors de la guerre. Le fils, seul homme de la famille, jouit d’une position privilégiée près de sa mère. La prise de cette photographie constitue un événement important pour la famille, comme le prouve le choix des habits. La présence de la cadette, pieds nus et mal habillée, surprend. La description effectuée tend à rendre l’immobilité, la fixité des personnages : ainsi le narrateur se concentre-t-il sur la posture de la mère (l. 7), sur son regard (l. 8-9 : « elle fixe si intensément un point situé bien au-delà de l’objectif… »), sur l’attitude des filles, « alignées », « raides », « les bras figés le long du corps », lignes 13-14.

Le récit d’un instant passé

Après la description de la photographie, l’extrait s’attache à raconter cet événement : à partir de la ligne 19, les verbes au passé composé sont plus importants (« un photographe ambulant a tendu », l. 20-21 ; « ils ont sorti les habits de fête », l. 24, etc.) Le narrateur s’attache à relater les circonstances. Il précise d’abord la date : « pendant une journée caniculaire de l’été 1918 », lignes 19-20, puis le lieu : « la cour de l’école » (l. 20). Chaque élément de la photographie semble expliqué par ce passage nar-ratif : ainsi, les personnages de la photographie semblaient entourés de « brume étrange », ligne 6. L’explication en est fournie ligne 20 : « un photo-graphe ambulant a tendu un drap blanc entre deux tréteaux ». Les vêtements concentraient l’attention de celui qui regardait la photographie (les filles étaient qualifiées d’« endimanchées », à la ligne 13) :

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le narrateur, qui connaît les personnages et leur passé, précise qu’« ils ont sorti les habits de fête qu’ils ne mettent jamais d’un placard truffé de naph-taline » (l. 24-25). L’absence d’habits de la cadette est justifié par la suite : elle « ne possède encore ni robe neuve ni chaussures », lignes 26-27, elle a une « robe trouée », des « pieds nus » ligne 35. Le narra-teur connaît également les raisons pour lesquelles ce personnage est « boudeur » (l. 15) : « il leur a fallu consoler Jeanne-Marie », lignes 25-26, qui « avait honte » (l. 34), et sa présence, au premier plan, sur-prenante, se trouve expliquée : sa famille a dû « tolé-rer qu’elle reste debout toute seule, au premier rang, à l’abri de ses cheveux ébouriffés » (l. 36-37). L’ins-tant fixé par la photographie s’anime, des verbes de mouvement ou d’action sont utilisés et contrastent avec la fixité des postures et des regards (par exemple, « monter », l. 27). D’autres personnages interviennent, spectateurs anonymes de la prise de la photographie : d’abord le « photographe ambulant », lignes 20-21, puis les autres personnes qui ont été photographiées le même jour, et que le narrateur énumère : « femmes », « enfants », « infirmes », « vieillards », « prêtres », lignes 31-32. L’imparfait employé alors (« défilaient » l. 32), allié à ce verbe de mouvement, semble prolonger l’instant de la prise de la photographie et dilater le temps.

Un « témoignage »

Le narrateur, qui manifeste discrètement sa pré-sence dans cette description par des modalisateurs (« ils semblent flotter », l. 5 ; « on la dirait indiffé-rente », l. 9) semble adopter le point de vue du per-sonnage, Marcel Antonetti, cité avant la description : on connaît les noms des personnages, leurs liens les uns avec les autres, leurs sentiments, parfois (le nar-rateur décrit l’attitude du fils et emploie l’adverbe « craintivement », l. 12 : le personnage connaît le caractère de son frère et peut interpréter son atti-tude). Il donne l’âge de la cadette, quatre ans (l. 26). Il sait leurs habitudes : par exemple, il mentionne le fait que les habits de fête ne sortent jamais d’un pla-card rempli de naphtaline (l. 25). Les circonstances de la prise de la photographie ont sans doute pu être racontées par la famille du personnage qui n’y figure pas, comme le rapporte le narrateur : l. 21-22, « Marcel contemple d’abord le spectacle de sa propre absence ». Cette idée de l’absence se trouve reprise dans les lignes qui suivent grâce aux néga-tions : « aucun d’eux ne pense à lui et il ne manque à personne », dans une tournure en chiasme (le per-sonnage, « lui », « il », est entouré de négations, « aucun », « personne »), et à la fin de l’extrait : « Ils sont réunis et Marcel n’est pas là ». Il interprète le regard de sa mère, fixe : « Marcel a l’irrépressible certitude qu’il lui est destiné et qu’elle cherchait déjà, jusque dans les limbes, les yeux du fils encore à naître, et qu’elle ne connaît pas » (l. 17-19). Tout

semble donc opposer le personnage aux autres membres de sa famille : il se singularise. Pour les désigner, il emploie une comparaison, au début du texte : ils ressemblent à « des spectres dans la brume étrange qui va bientôt les engloutir et les effa-cer », ligne 6. Si cette « brume » est expliquée, par la suite, par la présence d’un drap blanc qui est tendu derrière les personnages, l’image des « spectres » connote l’idée de mort, accentuée par le verbe « effacer ». La mention du futur proche des person-nages, avec l’adverbe de temps « bientôt », mani-feste une connaissance qui dépasse celle du passé : le personnage qui contemple la photographie, Mar-cel Antonetti, semble être le seul à avoir survécu. Ce fait provoque certainement l’incompréhension du personnage : il évoque l’« énigme de l’absence ». Il est absent de cette photographie, pas encore né ; sa famille est absente, tandis que lui est vivant. Le roman s’ouvre sur ces expressions parallèles et opposées, énigmatiques : « témoignage des ori-gines », « témoignage de la fin », la photographie permet de saisir les visages de disparus.

SynthèseLa photographie fige un instant : les personnages apparaissent tels qu’ils ont été à un moment donné de leur vie, selon des circonstances bien précises. Pensons par exemple à la mine boudeuse de Jeanne-Marie, ce jour-là. Les personnages du passé, visiblement disparus, ressurgissent dans le présent : toute la description, d’ailleurs, est élaborée avec ce temps. Mais à travers cette photographie, c’est tout le passé qui apparaît, appartenant à la fois à la sphère familiale, mais aussi à une époque, comme ici la fin de la guerre.

GRAMMAIRE

Le verbe « dirait » est employé au conditionnel : il manifeste une incertitude, une hypothèse que peut formuler le narrateur, qui n’est alors pas omnis-cient. Celui-ci adopte en effet le point de vue du personnage, Marcel Antonetti, qui contemple la photographie.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Le sujet, très balisé, invite à exploiter un texte source, celui de Ferrari, et à s’approprier ses procé-dés d’écriture. Le choix d’une photographie d’une ou de plusieurs personnes est préférable, dans cette séquence sur le portrait.

Critères d’évaluation :

• Les caractéristiques du texte descriptif : organi-sation spatiale, termes caractérisants.

• La photographie : sujets photographiés, cadre, immobilité ; instant figé ; description au présent.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

• Les circonstances : récit au passé ; reprise et explication d’éléments figurant sur la photographie ; cohérence de l’ensemble.

• Le respect du texte initial : personnage extérieur à l’histoire ; focalisation interne (verbe de vision intro-duisant la description) ; manifestation discrète de la subjectivité.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ La photographie dans le roman/dans l’autobio-graphie : il est possible de montrer la particularité de ce portrait de groupe dans le roman, en examinant des pages d’autobiographie qui constituent des descriptions de photographies : on peut citer, par exemple, Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance, au chapitre X, ou au chapitre VIII. Diffé-rentes photographies sont décrites : elles consti-tuent un support pour la mémoire. L’importance de la photographie pour saisir l’identité de l’être réel ou fictif peut se lire également dans Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar (la photographie de la mère de l’auteur, sur son lit de mort). Roland Barthes, dans La Chambre claire, peut apporter un éclairage cri-tique intéressant. On peut également consulter l’ar-ticle de Véronique Montémont, « Le pacte autobio-graphique et la photographie », dans Le Français aujourd’hui, Armand Colin/Dunod, 2008.

➤ Histoire des Arts : la BNF propose une exposition virtuelle consacrée au portrait en photographie : http://expositions.bnf.fr/portraits/.

Histoire des arts – Le portrait en peinture p. 82-83Voici quelques pistes pour traiter ce dossier :De la fonction magique, ou commémorative, pour assurer la survie du modèle, à une finalité essentiel-lement plastique qui s’affirme à la fin du xixe siècle, la notion de portrait et ses limites ont toujours été source de discussion dans les arts plastiques. Pour qu’il y ait portrait, il doit y avoir nécessairement intention de l’artiste et possibilité de consentement de la part du modèle.Le portrait est un genre protéiforme. Il appartient à divers domaines : littérature, peinture, sculpture, photographie, cinématographe. En arts plastiques, il peut être de tête, en buste, en pied, équestre, de face, de profil ou trois-quarts. Il joue avec un fond neutre, un paysage ou un espace intérieur. La figure est parfois accompagnée d’accessoires banals ou symboliques, d’attributs. Le portrait possède une dimension religieuse, allégorique, sociale. Le por-trait d’apparat est marque du pouvoir.

I. De la naissance d’un genre à son âge d’orAu xve siècle : la naissance d’un genre

Après une éclipse au Moyen Âge, due à la querelle des images, le portrait réapparaît avec celui des donateurs qui commanditaient les retables. Le xve siècle est celui où il devient autonome. Le por-trait proposé à l’étude, Marguerite Van Eyck par Jan Van Eyck vers 1465, est le reflet de son origine géo-graphique. Les Flamands préfèrent les portraits de trois-quarts face lui donnant une dimension très réa-liste. Chez Van Eyck, le spectateur est happé par le regard du modèle qui le fixe, il ne peut d’échapper, le fond neutre fermant l’espace.On pourra comparer ce tableau au Portrait de jeune femme d’Antonio del Pollaiolo, peint en 1439. En Ita-lie, la jeune femme est montrée de profil, suivant la tradition antique de l’art du portrait. La nudité du cou et la sobriété du traitement de la coiffure contrastent avec l’opulence vestimentaire qui indique que la dame doit avoir appartenu à l’aristo-cratie florentine du xve siècle. Le fond paysagé est idéalisé, lieu improbable non identifiable qui se retrouve dans d’autres portraits de la Renaissance comme celui de La Joconde. Sa douceur s’oppose à l’air peu avenant de Marguerite Van Eyck aux lèvres pincées. L’idéalisation l’emporte sur l’individualisation.

Aux xvie et xviie siècles : portrait de cour, portrait équestre

Le genre du portrait équestre, abandonné depuis l’Antiquité a été remis à l’honneur à la Renaissance italienne avec les statues équestres des condot-tieres. Au début du xviie siècle, Rubens choisit, pour Le portrait équestre du duc de Lerma, un trois-quarts face inhabituel, qui accentue la présence du groupe : le duc et le cheval nous regardent. La ligne d’horizon très basse qui crée un effet de contre-plongée, la lumière qui irise le duc à gauche affir-ment l’importance du personnage. Le mouvement du cheval prêt à bondir est contrebalancé par l’atti-tude posée du cavalier.

L’âge d’or du portrait

Au xviiie siècle, le portrait connaît un âge d’or. Au-delà des portraits de cour, portraits officiels, l’inti-mité, la sensibilité gagnent leurs lettres de noblesse. Une approche plus psychologique des individus voit le jour.Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) peintre et gra-veur français proposé à l’étude, est reconnu non seulement pour ses portraits mais surtout pour ses scènes galantes pleines de grâce et de vivacité. Son œuvre L’Étude, daté de 1769 appartient, par sa date de réalisation et son format, à la période des por-traits dits de fantaisie. Ceux-ci montrent des hommes ou des femmes, richement costumés, vus à mi-corps derrière un premier plan, ici le support

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Français 1re – Livre du professeur

qui porte le livre de musique. Le grand col blanc, le collier de perles, les étoffes soyeuses, l’occupation (un clavecin est situé derrière la jeune fille) caracté-risent l’appartenance à un milieu aisé.La notice du musée du Louvre indique que le modèle n’est pas identifié, bien que tous ces portraits soient ceux d’amis ou de clients de Fragonard. La jeune fille dégage une impression de timidité : vue de trois-quarts, regard qui se dérobe, mais également de plaisir par le sourire et la carnation. Ces portraits enlevés, touche rapide, impression de mouvement (la jeune fille semble se tourner à l’appel de son nom, la page du livre est soulevée en un mouvement suspendu) rappellent ceux de Franz Hals.Marguerite Van Eyck et L’Étude s’opposent autant dans la facture que dans la présentation du modèle : – un rendu net pour une touche rapide qui joue sur

les flous pour l’autre ; – un modèle qui pose de face et nous regarde droit

dans les yeux, un trois quarts d’une jeune fille sur-prise dans son activité qui baisse les yeux.

Tous deux accentuent l’individualisation du portrait, mais l’un montre le statut alors que l’autre montre la vie.La reproduction du manuel étant un détail, il est pos-sible de consulter le tableau dans son intégralité sur le site du musée du Louvre :http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=obj_view_obj&objet=cartel_10890_25554_p0001170.002.jpg_obj.html&flag=false

II. Nouveaux mouvements artistiques : une remise en question des techniques traditionnellesDu xixe au xxe siècle : crise du portrait et renouveau des techniquesLe titre même de l’œuvre de Matisse, Portrait de Madame Matisse à la raie verte, fait du procédé créa-tif le sujet du tableau. La ligne verte sépare la tête en zones d’ombre, non pas grises, mais colorées de jaune et de vert, et en zones de lumières plus fidèles à la réalité, exaltation de la couleur chère aux Fauves. Le portrait comme les autres sujets se libèrent du carcan de la mimesis pour questionner les consti-tuants même de la peinture : couleurs pour Matisse, formes pour Picasso. Dans le portrait de David-Henry Kahnweiler, Picasso s’intéresse à la relation forme et fond et refuse une représentation illusionniste. Le cubisme analytique prône une représentation simul-tanée de plusieurs angles de vue. David-Henry Kah-nweiler, riche marchand d’art, auteur d’un essai, Chemin vers le cubisme, achetait et exposait les œuvres cubistes. Cette relation fait de ce portrait le reflet d’un rapport d’égal à égal entre le peintre et son modèle. Andy Warhol, artiste appartenant au mouvement du Pop’art, utilise dans Ten Lizes, la technique de la sérigraphie. Nous sommes face à une œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité

technique (1935), pour reprendre le titre de l’essai de Walter Benjamin. La technique permet la reproduc-tion : gravure, photographie, cinéma, et maintenant technologie numérique. En multipliant une photogra-phie de presse par le procédé de la sérigraphie, il dévoile le procédé, dénonce la commercialisation de l’image. La présentation en bande, la succession des photographies suggèrent la succession des photo-grammes sur la pellicule. L’image de l’icône se dis-sout dans la répétition de la même image tout en subissant des effacements ponctuels. Au-delà du portrait n’aurait-on pas affaire à une vanité ?

Vocabulaire – La description des caractères p. 84

1. ANTONYMES

1-6 – 2-4 – 3-5.

2. DE L’ADJECTIF AU NOM

1. fierté – 2. enjouement – 3. adresse – 4. humilité – 5. présomption – 6. allégresse – 7. obséquiosité – 8. candeur.Cet exercice peut être l’occasion d’un travail sur les suffixes : -ité (fierté).

3. SYNONYMES

1. affable ➞ aimable (« affable » vient du latin affari, « parler avec quelqu’un ») – 2. superbe ➞ orgueil-leux (sens du latin, qui prend une valeur méliorative au xvie siècle, et devient d’usage courant au xviiie siècle) – 3. sémillant ➞ enjoué (« sémillant » est le seul mot conservé de la famille de « sémille », qui, en ancien français, désigne « la progéniture » ou « l’action valeureuse ») – 4. pédant ➞ vaniteux (« pédant » vient de l’italien pedante qui désigne « le professeur »).

4. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN ANIMAL

a. 1. une tête de linotte (le mot « étourdi » viendrait de la composition de ex et turdus et signifierait « agir follement comme une grive ») – 2. une mule, un mulet – 3. une fine mouche (allusion à la vivacité de l’insecte) – 4. une fouine (le verbe « fouiner » est d’emploi péjoratif courant et a eu la même évolution que « fureter »).

5. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN OBJET

1. Un grand guerrier, qui suscite la crainte. L’expres-sion est ironique de nos jours (le mot « foudre », au masculin, est une survivance de la rhétorique clas-sique) – 2. Quelqu’un qui ne cesse de parler (sens

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

du xviiie siècle) – 3. Le fait de ne pas pouvoir répondre sur le moment – 4. Être rigide dans ses principes et prétentieux (le collet monté désigne une sorte de col, à la mode sous Louis xiii) – 5. Personne qui dépense sans compter (au xviie siècle, l’expres-sion désigne quelqu’un qui ne retient rien).

6. EXPRESSIONS RENVOYANT AU CORPS

1. Avoir les dents longues (au xive siècle, cette expression signifiait « avoir faim ») – 2. Avoir un poil dans la main (apparaît au xixe siècle) ou avoir les côtes en long – 3. Avoir le cœur sur la main (apparaît au xviiie siècle) – 4. Avoir les yeux plus gros que le ventre (expression que l’on trouve déjà chez Mon-taigne) – 5. Avoir la tête sur les épaules.

7. NIVEAUX DE LANGUE

Les mots suivants sont classés, du niveau de langue familier au niveau de langue soutenu : 1. grognon, triste, renfrogné – 2. sympa, agréable, amène – 3. soupe au lait, colérique, irascible – 4. trouillard, craintif, timoré.

8. MOTS DE LA MÊME FAMILLE

1. Doux et doucereux ont été synonymes jusqu’au xvie siècle. Doucereux désigne ensuite quelqu’un à la douceur affectée. – 2. Le nom droit désigne la justice ; le mot droiture, jusqu’au xviie siècle, a été synonyme de celui-ci, puis a désigné la qualité d’une personne loyale. – 3. Loyal et légal ont la même éty-mologie (lex, legis, la loi), et, à l’origine, le mot « loyal » a le sens juridique, avant l’apparition du mot « légal » au xive siècle. Ils fonctionnent comme doublets jusqu’au xviie siècle, « loyal » obtenant alors le sens de « qui a le sens de l’honneur ». – 4. Probe signifie « droit, honnête » ; probant se rap-proche de probare et évoque ce qui constitue une preuve.

EXPRESSION ÉCRITE

➤ Sujet 1

La comparaison d’un personnage en animal tend à dévaloriser celui-ci : on peut penser en particulier au portrait de Mme Vauquer dans Le Père Goriot de Honoré de Balzac (comparée à un « rat d’église », par exemple), ou à celui de Mme Verdurin dans Du Côté de chez Swann de Marcel Proust (comparée à un oiseau). La juxtaposition des images pour rendre compte des caractéristiques morales tend à faire du personnage créé un être monstrueux. On peut pro-longer ce travail d’écriture par l’étude de tableaux de Giuseppe Arcimboldo.

➤ Sujet 2

L’exercice permet de montrer que le portrait est rarement objectif : il implique souvent un éloge ou un blâme de la part du narrateur qui oriente la lec-ture du roman. Mais cet exercice met en évidence une catégorie particulière du portrait : le portrait en actes. Il permet de s’interroger sur les « Frontières du récit » (voir l’article de Gérard Genette, dans Figures II, coll. « Points », © Le Seuil, 1979).

BIBLIOGRAPHIE

Essais – Marlène Guillou et Évelyne ThoizeT, Galerie de portraits dans le récit, « Parcours de lecture », Éditions Bertrand-Lacoste, 1998.

– GÉrard GeneTTe, Figures II, coll. « Points », Éditions Le Seuil, 1979.

– PhiliPPe haMon, La Description littéraire, de l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie, Éditions Macula, 1991.

– ÉMile zola, Du Roman, « De la description », « Le Regard littéraire », Éditions Complexe, 1989.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 3

De la rencontre à la séparation p. 86

Problématiques : Comment l’identité des personnages romanesques se construit-elle à partir des scènes de rencontre amoureuse et de séparation ? Comment les actions et les sentiments des personnages révèlent-ils la vision du monde du romancier et les valeurs de la société de son époque ?

Éclairages : Il s’agira d’envisager les textes de rencontre et de séparation comme un ensemble en mon-trant la façon dont les circonstances et le déroulement de la rencontre annoncent déjà sa fin. Il s’agira aussi et surtout de montrer comment la construction du personnage romanesque est étroitement liée aux représentations sociales de l’écrivain, et donc aux circonstances d’écriture.

Texte 1 : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678) p. 86

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’importance de l’ancrage dans une réalité sociale et historique : la cour d’Henri II.

– Introduire un exemple de rencontre appelé à devenir un topos : le coup de foudre.

– Découvrir les héros : un couple de héros parfaits.

LECTURE ANALYTIQUE

Mise en scène d’un coup de foudreLa rencontre se déroule d’une manière bien particu-lière. La narratrice nous invite à partager les senti-ments de l’héroïne et ses préparatifs, dans l’attente impatiente d’une grande soirée à la cour : « elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer » (l. 1). L’arrivée du duc de Nemours au bal se fait en décalé par rapport à celle de la princesse et c’est au travers du regard de celle-ci que le lecteur découvre pour la première fois ce personnage : « elle se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours » (l. 7-8). La ren-contre commence donc par un échange de regards : celui de Mme de Clèves sur M. de Nemours auquel répond le regard du gentilhomme sur l’héroïne. Tous les termes choisis par la narratrice omnisciente insistent sur l’éblouissement que représente cette rencontre pour les deux personnages (« surprise », l. 10 ; « étonnement », l. 14 ; « surpris », l. 15) Cette rencontre se déroule cependant dans un cadre public et le regard des membres de la cour, et parti-culièrement du roi et des reines, pèsent sur eux : « Le roi et les reines […] trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître » (l. 18 à 20). C’est d’ailleurs leur interven-tion qui va permettre de faire progresser la rencontre en leur donnant l’occasion pour la première fois de se parler. Le dialogue, rapporté au discours direct, permet en effet au duc de Nemours en particulier de montrer toute sa galanterie et sa modestie à la fois : il révèle clairement au roi et aux reines qu’il a reconnu Mme de Clèves – ce qui est un hommage appuyé à

sa beauté et à la réputation qu’elle s’est acquise à la cour. Le lecteur est ainsi éclairé : la rencontre est bien celle de deux héros faits l’un pour l’autre et qui se sont immédiatement reconnus.

Amour et jeu social

Le cadre de la rencontre est un lieu public, le Louvre, le palais royal, donc, lieu de faste et d’apparat. Les circonstances (des fiançailles royales) imposent à tous élégance et raffinement comme le démontre l’insistance de la narratrice sur les préparatifs du bal et sur la parure des personnages : « on admira sa beauté et sa parure » (l. 2-3). Mais dans ce milieu où les apparences comptent plus que tout, on voit que les deux héros sont distingués par tous, au centre de tous les regards : « il s’éleva dans la salle un concert de louange » (l. 17-18). Le roi et les reines jouent un rôle bien particulier dans la rencontre des deux héros : il faut d’abord noter que, curieusement, le roi se présente comme l’ordonnateur de la ren-contre puisqu’il invite Mme de Clèves à danser avec M. de Nemours, à qui elle n’a pourtant pas encore été présentée : « le roi lui cria de prendre celui qui arrivait » (l. 7). Dans le dialogue qui suit, il apparaît de plus que la reine dauphine, en particulier, cherche à semer le trouble dans le cœur des jeunes gens en les mettant face à leurs sentiments. La narratrice lui prête des répliques pleines d’allusions et lourdes d’implicites. Elle donne d’abord à entendre par sa première réplique, prudemment modalisée par le verbe « Je crois » (l. 28), que Mme de Clèves a reconnu le duc de Nemours : le trouble de Mme de Clèves se comprend bien : « Mme de Clèves […] paraissait un peu embarrassée » (l. 30-31). Admettre qu’elle a reconnu M. de Nemours, c’est reconnaître en sa présence le charme et la séduction qui sont les siens. D’une certaine manière, la deuxième réplique de la reine dauphine place Mme de Clèves dans une situation encore plus délicate puisqu’elle suppose que celle-ci est troublée au point de ne vouloir pas admettre ses sentiments. Le roi et les reines sont donc à la fois les ordonnateurs de la ren-contre et ceux qui mettent les deux héros face à leurs sentiments naissants, en même temps qu’ils sont les maîtres des cérémonies.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

SynthèseLe lieu commande le luxe et l’élégance, et encore plus le moment choisi : des fiançailles royales. Toute la rencontre est donc marquée par le culte du paraître. Les personnages présents donnent à la rencontre tout son sens : il s’agit d’une rencontre placée sous le regard des autres, largement organi-sée et commandée par les personnes royales : le duc de Nemours et la princesse sont donc contraints de masquer leurs sentiments.

GRAMMAIRE

Cette phrase qui s’organise autour de l’adversatif « mais » établit un strict parallèle entre les senti-ments de M. de Nemours et de Mme de Clèves. Le parallélisme est d’ailleurs souligné par l’adverbe « aussi ». À la première proposition « il était difficile de n’être pas surprise de le voir » répond ainsi la deuxième partie de la phrase « il était difficile […] de voir Mme de Clèves sans un grand étonnement ». Dans les deux cas, la narratrice omnisciente insiste, grâce à une litote (« il était difficile de n’être pas sur-prise de le voir […] »), sur la brillante apparence de chacun des deux personnages qui attirent nécessai-rement sur eux un regard ébloui. Le mot « étonne-ment » a encore au xviie siècle un sens très fort : comme sous le coup d’une commotion.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Quelques critères d’évaluation• Le point de vue interne doit être strictement observé (aucun aperçu, donc, sur les sentiments de la princesse, sauf ce que le duc de Nemours peut en deviner).

• Les données principales devront être respectées : les préparatifs du bal (à envisager du point de vue du duc), son arrivée en retard au bal, le regard ébloui qu’il pose sur elle, leurs yeux qui se rencontrent.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ La Princesse de Clèves et le cinéma

La lecture du portrait de Mlle de Chartres (p. 72) per-met d’éclairer le récit de rencontre ici présenté. La beauté incomparable de l’héroïne et sa vertu sont des données essentielles pour l’action à venir. Le roman de Mme de Clèves a inspiré nombre de réali-sateurs : La Belle Personne de Christophe Honoré transpose en 2008 l’action du roman dans le contexte moderne des lycéens d’aujourd’hui. Par ailleurs, le film documentaire de Régis Sauder, Nous, princesses de Clèves, sorti en 2011, montre com-ment des adolescents vivent et comprennent ce roman de Mme de La Fayette.

➤ Lecture d’image (p. 87 du manuel)

La Princesse de Clèves, film réalisé par Jean Delan-noy en 1960.Ce plan de demi-ensemble concentre l’intérêt sur le couple formé ici par J.-F. Poron et Marina Vlady, entouré de toute la cour. Le travail sur ce plan illustre bien ce que le texte donne à comprendre : l’élé-gance des parures et le raffinement de la salle de bal, brillamment éclairée, sont manifestes. Les mou-vements des personnages qui dansent en rythme sont commandés par des codes très précis. On entrevoit aussi la place centrale du couple qui vient de se former, placé sous le regard des autres. Leurs costumes assortis, en blanc et discrètes touches de noir, montrent l’harmonie qui règne entre eux, sen-sible aussi à la perfection de leurs gestes.

Texte 2 – Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678) p. 88

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’échec de la liaison. – Étudier une scène romanesque. – Découvrir une héroïne sublime par son renoncement.

LECTURE ANALYTIQUE

Un dialogue argumenté

Ce dialogue a un caractère argumentatif fort. Mme de Clèves exprime ici les raisons qui lui font refuser d’épouser le duc de Nemours, même après la mort de son mari. Deux raisons sont successivement évo-quées. La première est la peur de la jalousie et de l’infidélité. La princesse rappelle avec précision à son amant son pouvoir de séducteur. La progression des adverbes (« Il y en a peu à qui vous ne plaisiez […] il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire », l. 1 à 3) fait ressortir le charme irrésistible de M. de Nemours. La princesse analyse avec lucidité ses faiblesses tout autant que celle de son amant : « Je vous croi-rais toujours amoureux et aimé et je ne me trompe-rais pas souvent » (l. 3-4). Elle dresse ainsi un tableau hypothétique du malheur qui l’attend si elle cède à ses sentiments. Cet argument du malheur possible et même probable vient s’ajouter à un argument plus conventionnel : sa fidélité, par-delà la mort, à un mari du déclin de qui ils sont tous deux quelque peu res-ponsables. La question rhétorique (« pourrais-je m’accoutumer à celui de voir toujours Monsieur de Clèves vous accuser de sa mort […] », l. 8-9) témoigne de son désarroi et de la force du sentiment de culpabilité. À cet argumentaire, M. de Nemours oppose la réalité de l’expérience comme le montre sa question : « croyez-vous le pouvoir, Madame ? » (l. 14). Pour le duc, la raison est impuissante face à la

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Français 1re – Livre du professeur

force des sentiments partagés. Une phrase résume sa pensée, en lui donnant une valeur généralisante grâce à l’emploi du « nous » et du présent de vérité générale : « il est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît, et à ce qui nous aime » (l. 16-17).

Une scène pathétiqueCe passage est une scène romanesque : le narra-teur raconte comme en temps réel les faits et gestes et les propos des personnages. Le dialogue privilé-gie des répliques longues, à la manière des tirades au théâtre. Les propos des personnages sont mar-qués par des exclamations fortes, des questions : toute une ponctuation expressive qui fait ressortir leur émotion. Mais cette émotion apparaît aussi dans les gestes et les attitudes des personnages qui, comme au théâtre, soulignent le discours. Les larmes des deux héros, le geste de M. de Nemours se jetant aux pieds de Mme de Clèves, tout fait res-sortir une émotion forte, marque du registre pathé-tique. La dernière réplique de la princesse invoque d’ailleurs la cruauté du destin qui les sépare au tra-vers d’une série de questions rhétoriques, suscitant la pitié du lecteur pour ces amants malheureux.

La naissance d’une héroïne sublimeCependant, cette scène empreinte d’émotion voit naître une héroïne nouvelle. Mme de Clèves, belle et vertueuse, se dépasse ici, par la difficulté de son choix, comme elle le souligne elle-même, grâce à l’hyperbole : « Je sais bien qu’il n’y a rien de plus dif-ficile que ce que j’entreprends » (l. 23 à 25). En cela, elle répond d’ailleurs à la question posée plus haut par M. de Nemours : « croyez-vous le pouvoir, Madame ? » (l. 14). À deux reprises, elle emploie la même expression : « je me défie de mes forces » (l. 22), « je me défie de moi-même » (l. 25-26) pour montrer la fragilité du cœur humain. Mais elle oppose toute sa volonté à sa passion dans un geste sublime qui fait d’elle une véritable héroïne. Les épreuves qu’elle a traversées, et notamment la mort de son mari, ont fait d’elle une femme déterminée : elle lui rend ici un hommage ému, en parlant de la force de « son attachement » pour elle. Une phrase résume d’ailleurs la position de la princesse et le nœud d’ar-guments qui fonde son renoncement : son devoir (« Ce que je crois devoir à la mémoire de Monsieur de Clèves », l. 23) est conforté par « les raisons de son repos » (l. 24) : l’aspiration à la sérénité et au calme des passions. Par sa méfiance des passions et son désir d’une forme d’ataraxie, Mme de Clèves repré-sente l’exemple même de l’héroïne classique. Mais, par la force de sa volonté, qui touche au sublime, elle fait surtout penser aux héros cornéliens.

SynthèseLa confrontation de ces deux textes permet de mesurer l’évolution de Mme de Clèves et la nais-sance d’une héroïne. Dans le texte 1, la princesse est une très jeune femme qui vient juste de se marier et qui tombe sous le charme de M. de Nemours, même si elle ne veut pas l’avouer ou se l’avouer. Elle subit donc la séduction d’une soirée brillante et d’un homme. C’est une tout autre femme que nous découvrons dans le texte 2 : elle a connu toute la passion et les affres de la jalousie, elle a vécu la dou-leur du deuil et de la séparation d’avec un homme qui l’aimait tendrement. Elle est capable maintenant de faire ses choix et de définir les valeurs qui sont pour elle une priorité, son repos et son devoir – et elle est donc prête à renoncer à la passion.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le sujet contient une notion simple, qu’il faut d’abord définir : le personnage positif se caractérise par un ensemble de qualités physiques et/ou morales.Dans la première partie de la dissertation, on peut attendre deux ou trois paragraphes argumentatifs montrant pourquoi le lecteur de roman peut préférer un personnage positif : – parce que cela facilite l’identification au héros, on

est donc plus impliqué dans le roman ; – parce que le personnage positif incarne des

valeurs, peut servir de modèle au lecteur ; – parce que le personnage positif fait rêver, se dis-

tinguant par sa simplicité même de la complexité des personnes réelles.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Les deux Princesses de Mme de La Fayette

La Princesse de Montpensier est une autre nouvelle historique de Mme de La Fayette qui met en scène un personnage dans une situation assez compa-rable : Mme de Montpensier a fait un mariage de rai-son, sans amour, mais elle est éprise du duc de Guise. Il est possible de comparer et d’opposer ces deux princesses, puisque Mme de Montpensier oublie son devoir jusqu’à avouer son amour au duc de Guise, et lui fixer un rendez-vous privé dans ses appartements. La nouvelle finit d’ailleurs de manière tragique.

➤ Confrontation des textes

On peut aussi comparer Mme de Clèves aux grands héros cornéliens qui font taire leurs passions et se maîtrisent dans un élan héroïque de générosité. On pense à Cinna (1643) de Pierre Corneille : à l’acte V scène 3, Auguste domine sa colère et pardonne à ceux qui l’ont trahi et qui ont voulu l’assassiner :

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

« Je suis maître de moi comme de l’univers ;Je le suis, je veux l’être. O siècles, ô mémoire !Conservez à jamais ma dernière victoire !Je triomphe aujourd’hui du plus juste courrouxDe qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. »

On pense enfin à Lise, la servante de L’Illusion comique (1635) de Pierre Corneille qui, à l’acte IV scène 3, décide de sacrifier par générosité son amour pour Clindor et de l’aider dans sa conquête d’Isabelle.

➤ Sujet d’invention

Mme de Clèves écrit une lettre à son parent, le vidame de Chartres, pour lui exposer la décision qu’elle a prise à l’égard de M. de Nemours et les raisons qui l’y ont conduite. Vous veillerez à respec-ter les termes du débat intérieur qui a été le sien.

Texte 3 – L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (1731) p. 90

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir le récit rétrospectif à la 1re personne. – Étudier une passion fatale. – Découvrir comment la fatalité détermine le comportement des personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Grâce à ce choix d’un récit rétrospectif, fait à un interlocuteur compatissant, le récit de cette scène de rencontre prend une dimension particulière, éclairée par son expérience, le narrateur fait ainsi une analyse particulièrement lucide de sa rencontre avec Manon : il donne des informations sur l’histoire familiale et personnelle de Manon qu’il n’a pu découvrir que bien après : « C’était malgré elle qu’on l’envoyait au cou-vent […] » (l. 22-23). On peut même parler d’une pro-lepse dans laquelle le narrateur évoque, dès le récit de rencontre, l’avenir malheureux de son amour : « […] son penchant au plaisir qui s’était déjà déclaré et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens » (l. 23-24). Le regard qu’il porte sur son passé est désabusé. La joie de la rencontre et son éblouis-sement se teintent d’emblée de mélancolie.Le narrateur s’attache à faire observer toutes les dif-férences entre le jeune homme qu’il était et Manon. L’ingénuité du jeune homme qu’il était (« moi, qui jamais n’avais pensé à la différence des sexes […] », l. 10) contraste avec le caractère averti de la jeune femme : « car elle était bien plus expérimentée que moi » (l. 21-22). Le jeune homme s’apprête à entrer au couvent par conviction religieuse, alors que Manon y est envoyée pour freiner sa nature dévoyée : « […] pour arrêter sans doute son pen-chant au plaisir […] » (l. 23). La timidité du jeune homme (« J’avais le défaut d’être excessivement

timide […] », l. 13) contraste avec l’assurance de la jeune femme : « […] elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. » (l. 15-16). Toutes ces diffé-rences montrent donc combien cet amour sera diffi-cile, voire impossible. On comprend que cette passion ne pourra aboutir qu’à la séparation, au moins à la souffrance des deux amants.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Dès le texte de rencontre, on peut déceler en effet la mise en scène d’un héros victime de la fatalité. Cette fatalité ressort d’abord des circonstances et du déroulement de la rencontre : le hasard funeste qui conduit le jeune homme dans une cour d’auberge au moment de l’arrivée de Manon (« Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité », l. 5-6) ; la naissance d’une passion aussi brutale qu’improbable. Le nar-rateur se plaît à souligner le caractère improbable de cette passion en rappelant avec emphase quel jeune homme il était (« moi, qui jamais n’avais pensé à la différence des sexes […] moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue […] », l. 10 à 12). Mais les réflexions du narrateur contribuent aussi à donner toute son ampleur au motif du destin, puisqu’il insiste sur les différences entre Manon et lui, donc sur l’impossibilité d’une passion qui ne peut avoir qu’un avenir malheureux.

Texte 4 – L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (1731) p. 91

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir le récit rétrospectif à la 1re personne. – Étudier une passion fatale. – Découvrir comment la fatalité détermine le comportement des personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Le narrateur s’adresse à son interlocuteur qu’il prend à témoin de son malheur. Les marques personnelles et l’emploi du présent de l’énonciation permettent d’identifier clairement la situation de communica-tion : « Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue » (l. 1-2). Le narrateur s’excuse et s’explique des difficultés à mener son récit. Le terme « horreur » (l. 4) témoigne de la force de ses senti-ments. De la même manière, la conclusion du récit ressemble à une promesse, un engagement que Des Grieux vieilli adresse à son interlocuteur : « Je renonce volontairement à la mener jamais plus heu-reuse. » (l. 20-21).C’est un récit pathétique de la mort de Manon que dresse le narrateur dans ce texte. L’émotion est ici double : celle du narrateur redouble celle du jeune homme qu’il était. Le narrateur utilise des hyperboles

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Français 1re – Livre du professeur

pour faire ressortir ses émotions, au moment de raconter ce terrible épisode de sa vie : « un récit qui me tue » (l. 2). Une prolepse nous montre l’avenir de chagrin qui l’attend : « toute ma vie est destinée à le pleurer » (l. 3). Mais l’ampleur du chagrin conduit le narrateur à abréger son récit : « C’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre […] » (l. 18). La force de l’émotion conduit donc à une sorte d’ellipse : « Je la perdis » (l. 16-17).Le dernier paragraphe du texte s’inscrit clairement dans le registre tragique avec la mort cruelle de Manon. Le narrateur nous montre en effet la fatalité en marche, la colère de Dieu qui s’acharne contre les jeunes amants qu’ils étaient : « Le ciel ne me trouva point […] assez rigoureusement puni. » (l. 19-20). L’expression qui précède « ce fatal et déplorable événement » (l. 18) souligne bien les sentiments de terreur et pitié inspirés par cet événement. Le per-sonnage de Des Grieux, amant tendre et fidèle, mais qui a mené une existence assez frivole aux côtés d’une courtisane, devient ainsi un héros tragique et gagne une profondeur nouvelle. Si la passion aboutit à la mort, ce dénouement paraît d’autant plus cruel que le narrateur s’attache à montrer la rédemption de Manon. La jeune femme, qui a cruellement fait souffrir son amant par sa légèreté et sa frivolité appa-raît ici métamorphosée. La maîtresse de Des Grieux se fait tendre et cette métamorphose finale n’est pas sans rappeler celle de Des Grieux lui-même au moment de sa rencontre avec Manon : le jeune homme découvrait l’amour passion tout comme Manon découvre ici la tendresse. Les derniers moments du jeune couple sont donc des moments de douceur et d’émotion qui s’expriment par des gestes tendres : « […] le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes […] » (l. 14). Ce sont des moments où l’amour enfin peut s’exprimer. Le narrateur souligne l’ironie cruelle du sort qui fait que l’amour de Manon se manifeste ainsi, trop tard : « je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait. » (l. 17).

Synthèse

Le choix d’un récit à la première personne présente ici deux avantages manifestes. D’abord, on épouse le point de vue de Des Grieux, on partage donc ses émotions, ses sentiments, et donc on ressent plus douloureusement toute l’horreur de la mort de Manon. Ensuite, le narrateur, qui a vieilli, analyse avec plus de lucidité les événements qu’il a vécus et donc enrichit son récit de ses réflexions personnelles.

VOCABULAIRE

Le mot « fortune » vient du latin fortuna, le sort, le hasard. Il désigne donc ici ce que l’on ne maîtrise pas, les forces qui nous échappent et nous accablent parfois, accentuant ainsi l’idée du destin.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

On pourra prolonger cette étude en proposant un autre texte de ce même roman, situé entre les Textes 3 et 4. Des Grieux est plongé dans un profond désarroi : Manon, qui l’a quitté pour un vieil amant riche, lui propose de se faire passer pour son frère et venir vivre aux frais de cet amant.Je m’assis en rêvant à cette bizarre disposition de mon sort. Je me trouvai dans un partage de sentiments, et par conséquent dans une incertitude si difficile à terminer, que je demeurai longtemps sans répondre à quantité de questions que Lescaut1 me faisait l’une sur l’autre. Ce fut dans ce moment que l’honneur et la vertu me firent sentir encore les pointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon père, vers Saint-Sulpice2, et vers tous les lieux où j’avais vécu dans l’innocence. Par quel immense espace n’étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais plus que de loin, comme une ombre qui s’attirait encore mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts. Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel ? L’amour est une passion innocente ; comment s’est-il changé, pour moi, en une source de misères et de désordres ? Qui m’empêchait de vivre tranquille et vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l’épousais-je point, avant que d’obtenir rien de son amour ?

1. le frère de Manon, qui lui sert ici d’intermédiaire.2. le séminaire où Des Grieux a passé quelques années.

Ce court passage permet de retrouver les caracté-ristiques de l’écriture du roman : l’écriture rétrospec-tive et les réflexions du narrateur qui épouse le drame de la conscience du jeune homme qu’il était ; le héros tragique, en proie ici au remords ; la délibé-ration intérieure.

➤ Autre synthèse possible

Le roman de l’Abbé Prévost a eu un succès immé-diat mais teinté d’une aura scandaleuse. Un critique écrit en 1733 : « Ce livre est écrit avec tant d’art et d’une façon si intéressante, que l’on voit les hon-nêtes gens même s’attendrir en faveur d’un escroc et d’une catin. » (Journal de la cour et de la ville, 21 juin 1733). Pourquoi ce roman a-t-il pu justifier un tel jugement ?

➤ Contexte historique

Le roman se déroule au début du xviiie siècle, dans une ambiance de libertinage et de corruption qui n’est pas sans rappeler le film historique de Ber-trand Tavernier, Que la fête commence : on pourra en proposer quelques extraits aux élèves.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

Texte 5 – Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869) p. 92

LECTURE ANALYTIQUE

OBJECTIFS ET ENJEUX – Revoir le point de vue interne. – Étudier un portrait de femme. – Découvrir un récit de rencontre moderne.

Une rencontre : un coup de foudrePour ce récit de rencontre, le narrateur utilise exclu-sivement le point de vue interne : le lecteur est plongé dans la conscience de Frédéric et partage ses sensations, ses sentiments, au moment où il découvre Mme Arnoux. Le mot « éblouissement » (l. 3), l’emploi du verbe « regarda » (l. 5) juste avant la description de Mme Arnoux, tout montre ici le point de vue interne, comme le fait d’ailleurs que la belle inconnue ne soit jamais nommée, puisque Frédéric ne la connaît pas encore. On épouse le chemine-ment sentimental du jeune homme. D’abord ébloui, stupéfait (« Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement », l. 19-20), il est en proie ensuite à une « curiosité douloureuse » (l. 23) qui s’exprime par les questions qu’il se pose, rapportées au dis-cours indirect libre. L’imagination de Frédéric s’en-flamme, au fil de cette observation, et on découvre les hypothèses qu’il fait : « Il la supposait d’origine andalouse […] » (l. 30). L’emploi du modalisateur « Elle avait dû, bien des fois, […] » (l. 33) témoigne des réflexions de Frédéric : l’impatience de mieux connaître la jeune femme aboutit à la reconstruction imaginaire de son passé. Ce récit de rencontre, parce qu’il est mené au travers de la conscience de Frédéric, nous permet donc de mieux le connaître : on voit la candeur du jeune homme, sa naïveté, son besoin d’aimer et d’être aimé, son imaginaire roma-nesque. Ces traits de caractère sont d’ailleurs aussi sensibles au travers des tentatives maladroites du jeune homme pour approcher la jeune femme : « il se planta tout près de son ombrelle » (l. 14-15). Le nar-rateur n’est pas sans exprimer ici une pointe d’hu-mour à l’égard de ce qu’il appelle d’ailleurs « une manœuvre » (l. 14). Cependant, toute cette rencontre à sens unique, d’une certaine manière, finit par aboutir à cette remarque, mise en valeur par la dis-position typographique, le « blanc » qui la sépare et l’isole : « Leurs yeux se rencontrèrent. » (l. 38) Le lec-teur peut donc supposer que cette rencontre ne sera pas sans lendemain, même si les circonstances et le déroulement de la rencontre semblent rendre difficile l’établissement d’une relation partagée et harmo-nieuse entre les personnages.

La mise en scène d’un idéal fémininLa première phrase du texte évoque un vers blanc, un octosyllabe pris dans la prose, conférant d’emblée à l’écriture un caractère poétique. Il s’agit de souligner l’importance de ce premier regard, comme le montre aussi l’emploi du mot « apparition » (l. 1) qui s’inscrit dans un lexique religieux. Le mot « éblouissement » (l. 3) confirme l’aura presque religieuse de la jeune femme aux yeux de Frédéric, tout comme son geste réflexe : « il fléchit involontairement les épaules » (l. 4). On peut en déduire que cette rencontre aura une influence déterminante sur le reste de sa vie. Le portrait de Mme Arnoux témoigne de son côté de l’in-fluence de la peinture sur l’écriture de Flaubert. Il s’agit d’un portrait en pied, qui suit le regard de Fré-déric : du « chapeau de paille » (l. 6) jusqu’à la « robe de mousseline claire » (l. 9). L’importance des nota-tions de couleur ou de nuance (« rubans roses », l. 6 ; « bandeaux noirs », l. 7 ; « mousseline claire », l. 9 ; « air bleu », l. 11-12) témoigne de ce travail presque pictural, tout comme le jeu sur les contrastes entre le personnage et « le fond de l’air bleu » (l. 11-12). Le portrait ainsi dressé contient de nombreuses indica-tions de mouvement : il s’agit comme d’un instant arrêté, d’une vie immobilisée et saisie sur le vif par l’écriture du narrateur : « palpitaient » (l. 6), « contour-nant » (l. 7), « descendaient » (l. 8), « presser » (l. 8), « se répandait » (l. 9-10). La technique rappelle évi-demment ici celle des peintres impressionnistes. Enfin, Mme Arnoux incarne d’emblée, aux yeux de Frédéric, un idéal féminin. De nombreux termes signalent l’admiration du jeune homme : le lexique mélioratif associé à la description dans un groupe ter-naire (« splendeur de sa peau brune », l. 17 ; « séduc-tion de cette taille », l. 17-18 ; « finesse des doigts », l. 18) témoigne de sa fascination. Le mot « amoureu-sement » (l. 8), curieusement associé aux bandeaux, pourrait être aussi une hypallage et témoigner plutôt du sentiment du jeune homme. Mme Arnoux repré-sente en fait un modèle de beauté exotique, idéal féminin qui s’impose en cette fin de xixe siècle. La « peau brune » (l. 17) et les « bandeaux noirs » (l. 7) composent cette beauté nouvelle. L’imagination de Frédéric prête d’ailleurs à Mme Arnoux une « origine andalouse, créole peut-être » (l. 30) : hypothèse ren-forcée par la présence de la nourrice : « elle avait ramené des îles cette négresse avec elle » (l. 30-31).

SynthèseDifférents facteurs font l’originalité de ce récit de rencontre : le choix d’un récit en point de vue interne d’abord qui ne nous permet pas d’avoir accès au vécu de Mme Arnoux ; le choix du cadre (un lieu public, mais qui autorise en même temps des aper-çus sur la vie privée des gens) ; l’absence de ren-contre à proprement parler, puisque l’action se limite aux tourments de la conscience de Frédéric et à un échange de regards.

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Français 1re – Livre du professeur

LECTURE D’IMAGE

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre les enjeux de la peinture impressionniste.

– Être sensible à la nouveauté d’un tableau, à sa modernité. Le confronter à une tradition.

– Comparer un style pictural et un style littéraire.

Une image printanière

La composition de ce tableau joue sur plusieurs plans. Au premier plan, la végétation, ondoyante, qui effleure et masque la robe de mousseline blanche du person-nage principal ; au deuxième plan, la jeune femme elle-même ; au troisième plan, à sa gauche, le buste d’un petit garçon qui émerge des hautes herbes ; au dernier plan, un ciel nuageux de printemps. Les modèles sont sans doute la compagne de l’artiste et son fils, qu’il se plaît à dessiner à cette époque dans les paysages du Val d’Oise qui lui sont chers. Les per-sonnages occupent une place importante dans la toile et le centre géométrique de celle-ci se trouve entre les deux modèles. Le spectateur se trouve comme situé légèrement en contrebas par rapport à la toile. Cet angle d’observation produit comme une contre-plon-gée qui contribue à agrandir et affiner la silhouette du personnage féminin principal. Par ailleurs, l’ombre de la jeune femme qui se détache au premier plan montre que la lumière est derrière les personnages, ce qui contribue aussi à les mettre en valeur.

Un instant d’éternité

L’impression de mouvement est ici donnée par le caractère tourmenté du ciel, déchiré par des nuages : il occupe les deux tiers de la toile. La végétation semble comme balancée au vent. Le mouvement de la jupe de la jeune femme, emportée, le travail sur les tissus légers, tout contribue à créer ici l’illusion du vent. Il s’agit ici d’un instant que l’artiste a voulu comme arrêter, saisir sur le vif. C’est là une des caractéristiques essentielles de l’impressionnisme, cette tentative de fixer un moment fugitif sur la toile. Le peintre crée une ambiance d’harmonie par un tra-vail sur une palette de couleurs opposées, chaudes (notes jaunes et orangées dans l’herbe) et froides (le ciel, l’herbe). À bien des égards, le travail du peintre rappelle celui de l’écrivain Flaubert, quand il évoque l’« apparition » de Mme Arnoux : la jeune femme d’une beauté aérienne semble ici surgie de nulle part, mais elle capte toute l’attention du spectateur.L’artiste peintre cherche comme l’écrivain à capter la magie d’un moment. Comme lui, il est sensible à la beauté d’une jeune femme : l’importance du modèle féminin dans la toile rappelle le développe-ment et la précision de la description de Mme Arnoux. Comme lui, il fait un portrait en pied en privilégiant des nuances claires et des tissus légers, qui donnent le sentiment d’une beauté aérienne. Comme lui

enfin, il cherche à susciter l’émotion du spectateur, en créant un mouvement éphémère.

Pistes complémentaires

➤ On pourra étudier des toiles phares de l’impressionnisme : Impression soleil levant ou Le Parlement de Londres au soleil couchant. Ces paysages permettront d’aborder sous un autre angle l’œuvre de Monet en en rappelant la modernité. Peintre épris de lumière naturelle, et de travail en plein air, Monet aime ces ambiances dans lesquelles les formes se dissolvent au rythme de la lumière.

➤ Les liens entre littérature et peinture peuvent être abordés au travers de l’intrigue de L’Œuvre de Zola : Claude Lantier est un peintre de génie qui se heurte à l’incompréhension du public et finit par sombrer dans la folie.

GRAMMAIRE

Cette question rapporte les pensées de Frédéric au discours indirect libre. Le narrateur nous plonge dans la conscience de Frédéric et nous fait partager ici sa « curiosité douloureuse » pour Mme Arnoux. Il s’agit donc d’une question que le jeune homme se pose à lui-même. D’autres exemples de ce même discours sont présents dans le texte : aux lignes 30-31 peut-être (« elle avait ramené des îles cette négresse avec elle »), aux lignes 33 à 35 sûrement (« Elle avait dû, bien des fois […] dormir dedans ! ») comme le montre ici la modalité exclamative.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Différents arguments permettent d’étayer l’idée que le roman peut donner un accès privilégié à la connaissance du cœur humain. Le lecteur a d’abord la possibilité de découvrir ces états de conscience de l’intérieur puisque le narrateur peut privilégier le point de vue interne ou omniscient. Il peut expéri-menter, au travers de personnages de fiction, des sentiments qu’il n’a pas encore éprouvés : la vio-lence de la jalousie par exemple, ou la douleur d’un amour non réciproque. Le romancier, analyste du cœur humain, peut déployer grâce à son talent des états de conscience subtils et les faire partager au lecteur : dilemmes, sentiments contradictoires.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

On peut opposer à cette série de récits de ren-contres amoureuses la première page d’Aurélien d’Aragon, nettement plus provocatrice : « La pre-mière fois qu’Aurélien rencontra Bérénice, il la trouva franchement laide. »

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

➤ Sujet d’invention

Le texte se prête à réécriture avec changement de point de vue, soit en point de vue omniscient, soit en empruntant le point de vue de Mme Arnoux pour mieux faire ressortir la cruelle disproportion des sen-timents entre personnages.

➤ Autres sujets possibles pour l’oral

• Comment le personnage de la belle inconnue est-il mis en valeur ?

• Pourquoi le travail de l’écrivain ici peut-il être rap-proché d’un peintre de la vie moderne ?

Texte 6 – Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869) p. 94

OBJECTIFS ET ENJEUX – Identifier un récit moderne. – Apprécier l’importance du temps dans l’évolution des personnages.

– Comprendre la remise en question des clichés romantiques.

LECTURE ANALYTIQUE

Des clichés romantiques mis à malD’emblée, le texte fonctionne en écho avec le récit de la rencontre. On retrouve la mention du chapeau et des cheveux de Madame Arnoux, mais avec un contraste dû aux effets du temps : fascination pour les cheveux noirs / répulsion causée par les cheveux blancs. Ce contraste est renforcé par les parallé-lismes syntaxiques : « ce fut comme une appari-tion » / « Ce fut comme un heurt en pleine poitrine. » Du coup, le narrateur s’attarde beaucoup moins sur la description… Et autant Frédéric était dans une attitude d’admiration, de contemplation au sens reli-gieux du terme, sa gestuelle épouse son mensonge. À noter que les « tendresses » correspondent au passé, les verbes dans la description sont à l’impar-fait, qui exclut toute actualisation. L’ironie est per-ceptible dans le discours de Frédéric, en particulier dans le recours aux clichés romantiques : « Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs… »L’attitude de Madame Arnoux, conquérante, inac-cessible dans le premier extrait devient pathétique : « Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus. »

Les désillusions de l’amourL’attitude de Frédéric, quant à elle, est prosaïque, très pragmatique (« une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir du dégoût plus tard. ») et frôle la vulgarité (« il tourna sur ses talons et se mit à faire une ciga-rette »). Le contraste est d’autant plus souligné par

la méprise de Madame Arnoux : « Comme vous êtes délicat ! »Les mentions de la pendule, de l’heure soulignent le thème du temps irrémédiablement destructeur et montrent aussi l’impasse dans laquelle sont les per-sonnages, le côté pesant de cette rencontre.Les trois dernières phrases sont par leur syntaxe sommaire, expéditives, et renforcent ce sentiment que « tout est dit. » (« Elle monta dedans. La voiture disparut. Et ce fut tout. »)« Et ce fut tout » fait cruellement écho à la dernière phrase du texte de la rencontre : « Leurs yeux se rencontrèrent. ». Nous avons là une vision très pes-simiste de l’évolution des relations amoureuses.

SynthèseLa comparaison des deux textes fait ressortir l’évo-lution du personnage de Frédéric. Le jeune-homme admiratif d’autrefois découvre comme un choc la métamorphose physique de Mme Arnoux. Le jeune-homme plein d’espoirs, qui voulait tout connaître de la belle inconnue, est très loin du désir qui l’emplissait.Frédéric a évolué, sous l’effet des événements, des rencontres, il a perdu ses idéaux de jeune-homme ; de romantique idéaliste il est devenu un réaliste cynique.

GRAMMAIRE

Le conditionnel passé est une forme composée qui correspond à l’irréel passé. Son emploi de la part de Flaubert vise à montrer que le bonheur est définitive-ment impossible.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ D’autres rencontres

Les Mémoires d’un fou de Gustave Flaubert est un roman de jeunesse de l’écrivain, en partie autobio-graphique, inspiré par son amour pour une femme plus âgée que lui, Élisa Schlésinger. Ce roman ser-vira de matrice à L’Éducation sentimentale. Voici le récit de leur rencontre.

J’allais souvent seul me promener sur la grève. Un jour, le hasard me fit aller vers l’endroit où l’on se baignait. C’était une place, non loin des dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet usage ; hommes et femmes nageaient ensemble, on se déshabillait sur le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.Ce jour-là, une charmante pelisse rouge avec des raies noires était laissée sur le rivage. La marée montait, le rivage était festonné d’écume ; déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l’ôtai pour le placer au loin – l’étoffe en était moelleuse et légère, c’était un manteau de femme.Apparemment on m’avait vu, car le jour même, au repas de midi, et comme tout le monde mangeait dans une salle

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Français 1re – Livre du professeur

commune, à l’auberge où nous étions logés, j’entendis quelqu’un qui me disait :– Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.Je me retournai, c’était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.– Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.– D’avoir ramassé mon manteau ; n’est-ce pas vous ?– Oui, madame, repris-je, embarrassé.Elle me regarda.Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet ! Comme elle était belle, cette femme ! Je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil.Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, sa peau était ardente et comme veloutée avec de l’or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. […]Elle avait une robe fine, de mousseline blanche, qui laissait voir les contours moelleux de son bras.Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul nœud rose ; elle le noua d’une main fine et potelée, une de ces mains dont on rêve longtemps et qu’on brûlerait de baisers.

On pourra faire travailler les élèves sur les points communs entre ces textes : la beauté brune, le coup de foudre, le décor maritime ou fluvial, le motif du châle qui relie les personnages. Mais on peut aussi monter comment les matériaux présents dans le texte source sont transformés par l’écriture poé-tique : la magie de la rencontre opère en silence dans le seul Frédéric subjugué.

➤ Confrontation des textes

On pourra comparer les trois textes de séparation (textes 2,4 et 6) pour examiner les formes de l’échec de l’amour : la rupture, la mort, le renoncement. La confrontation du héros au monde aboutit à des choix différents : acte sublime de l’héroïne clas-sique, issue fatale pour les héros libertins qui se sont rachetés trop tard, enlisement et médiocrité pour les âmes bourgeoises qui n’ont pas fait de l’amour une priorité.

Textes 7 et 8 – Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913) p. 96

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier le point de vue narratif. – Comprendre la peinture proustienne du sentiment

amoureux.

LECTURE ANALYTIQUE

De la rencontre…Les nombreux connecteurs exprimant l’opposition (« mais », lignes 1, 6, 9, 15 ; « en revanche », ligne 4) permettent de tracer le portrait psychologique de

Swann, d’amorcer le portrait d’Odette et de souli-gner la singularité de leur rencontre. Swann appa-raît ainsi comme un grand séducteur, que l’amour vient surprendre en déréglant le jeu habituel des rouages qui gouvernent chez lui la naissance du sentiment amoureux. Odette, qui ne correspond pas à l’image des femmes qu’il désire à l’ordinaire, se fraie un chemin par son étrangeté même. La conjonction de coordination « mais » attache donc Swann à Odette par un lien amoureux puissant et morbide. La première phrase du texte prend la forme d’une période et s’articule autour d’un énoncé principal, simple et central : « … elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté… ». Gravitant autour de cet énoncé, des propositions subordonnées conjonctives (« tandis que… », « quand… », avant la principale ; « comme tout le monde a… », après la principale) et relatives (situées de part et d’autre de la principale et s’accu-mulant à la fin de la phrase) apportent un éclairage tournant. Ces subordonnées révèlent les circons-tances qui ont constitué le passé de la rencontre ou son cadre immédiat ; elles définissent l’idéal fémi-nin vers lequel tend Swann. La longueur de cette première phrase offre donc au lecteur une appré-hension diachronique de l’événement singulier fixé par le récit, et fournit une explication qui prend une valeur proleptique.Le lexique évaluatif employé pour tracer le portrait physique et moral d’Odette exprime un jugement de nature axiologique : les adjectifs en particulier montrent la rencontre, chez elle, du beau (ligne 15) et du laid (« mauvaise mine, mauvaise humeur »). Les adverbes « trop » (lignes 13-14), « si » (ligne 15) dénoncent l’irrégularité de ses traits. La subjectivité qui s’exprime ici est celle d’un observateur qui a épousé le point de vue de Swann (« elle était appa-rue à Swann… », ligne 9), qui révèle sa réaction pré-visible (« répulsion » ligne 11) et qui assiste au développement imprévu de sentiments voués à l’échec.Le portrait d’Odette se dessine également dans un commentaire du narrateur : cette femme a été pré-sentée à Swann par un ami empressé, mais peu scrupuleux. Le parallélisme des comparatifs de supériorité (« plus difficile qu’elle n’était » / « quelque chose de plus aimable », lignes 7-8) exhume en par-tie les causes d’une illusion dont Swann est la vic-time. On (Charlus) l’a trompé en feignant de lui rendre service, et on a dissimulé l’identité d’Odette. L’euphémisme adoucit une réalité brutale : Odette est une femme facile, et appartient à la catégorie des demi-mondaines.Les anglicismes (« home », « confortable », « smart ») apportent au portrait d’Odette une précision d’ordre psychologique : cette Française de modeste extrac-tion anoblie par son mariage emploie des termes qui peuvent laisser entendre qu’elle a toujours fréquenté

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

le vaste monde ; elle parle d’ailleurs avec un accent anglais et se déclare anglophile. Mais il peut aussi s’agir chez elle d’un stratagème : elle compose ce rôle de femme cosmopolite pour séduire Swann.

…à la séparation

Les deux passages placés en regard sur cette double page appartiennent à une partie du roman Du côté de chez Swann intitulée « Un amour de Swann ». Cette section, qui s’apparente à un roman enchâssé dans le roman, possède sa cohérence propre. La narration y est en effet conduite à la troi-sième personne, tandis que, dans le reste de l’œuvre, elle est menée à la première personne.Dans les premières lignes du passage, les temps et les modes employés traduisent une posture narrative « idéologique » (Gérard Genette, Figures III). L’emploi du présent de vérité générale et l’irrup-tion du pronom personnel de première personne « nous » opèrent un glissement du récit à la troi-sième personne vers un discours où s’élabore une réflexion psychologique. Dans la phrase suivante, on discerne une rotation du point de vue. Inaugurée par la formule « Qui sait même… si », l’attention du narrateur semble à la fois se glisser à l’intérieur de la pensée du personnage et scruter l’acte narratif lui-même. Le système conditionnel à l’irréel du passé envisage en effet un autre possible narratif (« dans le cas où il se fût trouvé ailleurs »). Il pourrait d’agir d’une réflexion sur la destinée à laquelle se livre Swann, et que le point de vue interne dévoile. Mais la phrase suivante rend cette lecture difficile (« Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu », ligne 7). On peut vraisemblablement lire dans ces lignes ce que Gérard Genette nomme « focalisation sur le narrateur ». Le narrateur, qui rapporte une pensée à laquelle il n’a pas pu avoir accès (« je restais souvent jusqu’au matin à songer […] à ce que […] j’avais appris au sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance », Du côté de chez Swann, « Combray »), laisse peut-être poindre sa connaissance d’événements ultérieurs similaires, ou s’interroge sur la création romanesque et fait allusion aux circonstances dans lesquelles il a recueilli le récit qu’il raconte. Le passage peut en tout cas être lu comme une digression, qui étaye la maxime énoncée, en soulignant le caractère « pro-videntiel » (ligne 8) de nos actes ; il assure égale-ment une transition permettant le retour au récit à la troisième personne. Swann apparaît alors dans ces lignes comme un objet d’observation et s’offre à l’analyse du narrateur.L’analyse prend dans ce texte la forme de deux amples périodes qui s’étirent respectivement sur sept et huit lignes (« Mais ce qui semblait l’avoir été… une sorte d’enchaînement nécessaire », lignes 7 à 14 ; « Mais tandis que, une heure après son réveil… la sensation exacte », lignes 15 à 22).

« Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu,et il n’était pas loin de voir quelque chose de providentieldans ce fait qu’il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de Sainte-Euverte,

parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile,

comme de savoir ce qui eût été le plus à souhaiter,considérait dans les souffrances qu’il avait éprouvées

ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient déjà – et entre lesquels la balance était trop difficile à établir –

une sorte d’enchaînement nécessaire. »

Dans la première de ces périodes, la principale (en caractères gras), donne naissance à une arbores-cence syntaxique reposant sur l’élan de deux branches dont la première régit la seconde : une complétive d’abord, introduite par « ce fait que » que prolonge une circonstancielle, introduite par « parce que ». Cette deuxième branche, circonstan-cielle, produit à son tour deux bourgeonnements successifs : le premier se forme d’une complétive prolongée par une relative (« de savoir ce qui eût été »), le second devient lui-même bifide en donnant naissance à deux relatives dont les antécédents (souffrances/plaisirs) sont coordonnés.L’élan de la phrase repose donc sur le dédouble-ment des propositions, qui forment comme une fon-taine dont les eaux s’élancent les unes au-dessus des autres et retombent symétriquement après s’être partagées en leur sommet. Ces ramifications stylistiques imitent l’étagement des pensées : la pensée du narrateur, qui se perçoit comme le conti-nuateur de Swann, restitue et déchiffre les mouve-ments de l’esprit de ce moi passé. La première branche présente un récit des pensées de Swann, qui considère comme providentielle sa décision d’aller chez madame de Sainte-Euverte, où il a acquis la certitude qu’Odette ne l’aimerait plus jamais. La seconde branche relève de l’analyse psy-chologique, et l’énoncé qu’elle véhicule traduit la profonde connaissance qu’a le narrateur des mécanismes psychologiques qui dirigent la vie de Swann. Cette écriture permet une appréhension synthétique du temps, dans laquelle le passé et l’avenir s’éclairent de reflets réciproques. La lon-gueur de la phrase analyse le long cheminement qui a amené Swann à envisager les événements de sa vie comme convoqués par « un enchaînement nécessaire ». Entre l’épisode douloureux de la soirée chez Mme de Sainte-Euverte et la germination de « plaisirs encore insoupçonnés » – ceux d’un nouvel amour –, la pensée de Swann établit un lien esthé-tique : il comprend la vie comme une œuvre d’art, qu’il n’a qu’à « admirer ». Le narrateur, quant à lui, par le style, analyse la « question difficile » en pre-nant le temps de se la « poser longtemps ».

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Dans la deuxième phrase, des circonstances pro-saïques signalées dans une proposition subordon-née indiquant la simultanéité (les préparatifs d’un voyage que Swann se décide enfin à accomplir, alors que son amour pour Odette le retenait à Paris) favorisent l’analyse du rêve dans lequel Swann a enseveli son amour pour Odette. À sa conscience se manifeste alors l’histoire de son illusion amoureuse : l’énumération de la ligne 18 étire la phrase en décri-vant Odette comme elle était apparue aux yeux du personnage le jour de leur rencontre. Une incise interrompt cette énumération en séparant le relatif de la proposition qu’il introduit (« tout ce que… il avait cessé de remarquer »). Cette incise, très étirée, semble imiter le long enfouissement d’une réalité qu’on finit par ne plus apercevoir. Une dernière rela-tive extrait de sa proposition rectrice l’antécédent « les premiers temps », qui constituent ce lieu exploré par le rêve, mais devenu inaccessible au souvenir. La longueur de la phrase dessine donc les contours du temps vécu, et fait ici surgir la vérité comme un fulgurant présent du rêve.La dernière phrase du texte rapporte au discours direct les paroles émises par Swann dans son for intérieur. Elle dissipe tout à coup le clair-obscur que fait régner une narration analytique et intériorisée quêtant les mouvements d’une âme disparue. Sou-dainement, le texte livre une certitude paradoxale, celle de paroles qui, sans avoir été entendues, ont pu être restituées exactement, objectivement, par un témoin. Il semble que le point de vue adopte le coefficient de vision du personnage : ce serait alors Swann qui serait narrateur ; mais le verbe introduc-teur de parole, conjugué à la troisième personne, suggère qu’un témoin extérieur a pu avoir accès à une pensée qui est restée muette, et a pu la retrans-crire de façon objective. Ce monologue interne ora-lisé par un témoin opère donc la rencontre du point de vue interne et du point de vue omniscient. Ce procédé opère la fusion de la voix du héros et de la voix du narrateur qui se perçoit comme son héritier. Cette proclamation brutale de fin d’amour conclut « Un amour de Swann ». Elle fait de l’aventure amou-reuse un cruel échec, et un gouffre dans lequel s’amasse le temps perdu.

Synthèse

La naissance de l’amour apparaît chez Proust comme une surprise : Swann tombe amoureux d’Odette non par l’effet d’un saisissement des sens, mais au terme d’un cheminement qui s’apparente à une cristallisation stendhalienne. Il en vient à ne plus voir les traits physiques qui ne lui plaisent pas, et finit par aimer l’idée qu’il se fait d’Odette. Cette pas-sion s’apparente ainsi à une maladie de l’âme, dans laquelle l’amoureux recherche ardemment ce qui ne lui plaît pas. La jalousie est quant à elle un ferment délétère, qui contribue à faire croître la passion, et,

avec elle, la douleur ; puis, en s’effaçant, elle emporte le sentiment amoureux. Cette double page fait donc le tableau d’un amour manqué. Le traite-ment narratif de la passion amoureuse repose sur des procédés subtils qui délivrent à la fois une vision omnisciente, instruite des faits et des pensées des personnages, mais aussi une vision hésitante, inté-riorisée, qui recherche, par des tâtonnements dont rend compte la syntaxe périodique, une vérité cachée à un narrateur instruit par des moyens imparfaits.

GRAMMAIRE

Les propos retranscrits par la narration sont extraits d’une lettre qu’a envoyée Odette à Swann. L’usage de la troisième personne et d’un temps du passé relevant du récit est donc le signe du discours indi-rect. L’absence de conjonction de subordination délivre ce discours de la syntaxe qui forme le ber-ceau de la citation. En rapportant les paroles d’Odette au discours indirect libre, le narrateur cherche à faire entendre la mélodie particulière de la langue très artificielle qu’Odette compose comme elle compose son rôle. Les mots qu’elle rédige constituent un témoignage, que le narrateur recueille, comme il a recueilli tous les témoignages qui lui ont permis de raconter « Un amour de Swann ». Ils se fondent donc insensiblement dans le tissu narratif, qui ne peut prendre corps que parce qu’il assimile la chair de tous les discours qu’il accueille.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Le Restaurant (école russe), 1907, huile sur toile, Trétyakov Gallery, Moscou.La date de composition de ce tableau correspond, à deux ans près, à la période où Proust a amorcé la rédaction des premiers textes de la Recherche.Ce tableau traite ici un sujet familier : cette scène de genre permet au peintre de faire le portrait de deux bourgeois aisés, qui s’apprêtent à quitter un restau-rant, où se réunit la haute société. Un jeu d’ombres et de lumière donne à cette scène une atmosphère paradoxale, où intérieur et extérieur semblent s’en-chevêtrer. La salle est en effet plongée dans une demi-pénombre où la forme circulaire de la voûte, derrière laquelle on aperçoit un escalier, dessine une ouverture. Le mur du fond, sur lequel se reflètent de faibles lueurs, semble se fondre en un ciel nocturne piqué d’étoiles, et forme le point de fuite qui doit engloutir la scène très lumineuse représentée au deuxième plan.Le couple représenté au deuxième plan est encore suspendu entre un repas copieux dont on aperçoit les reliefs sur la table placée au premier plan, dans le coin inférieur gauche, et la sortie que la lumière ocre d’un jour finissant baigne encore. L’itinéraire que

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suivront les dîneurs pour quitter la salle est repré-senté en perspective. Il est encombré par la succes-sion de tables quadrangulaires aux nappes blanches et de chaises aux dossiers arrondis ; il semble avoir été agencé de façon à ralentir la marche du temps et la sortie du couple. Les lumières rouges qui filtrent à travers les abat-jour font écho à la rose rouge que porte à son corsage la jeune femme, et jalonnent le chemin que doit emprunter le couple pour gagner la sortie. Le peintre a ainsi fixé un moment fugitif, et l’a comme enfermé. Pris dans le halo d’une lampe polychrome de style Art nouveau, les personnages posent dans le geste suspendu de l’homme qui, en plaçant sur les épaules de sa compagne un délicat voile blanc, va éteindre le miroitement de la robe de soirée. L’homme adopte une posture raide et céré-monieuse. Son attitude contraste avec le mouve-ment sensuel qu’accomplit la jeune femme, qui semble ajuster sa coiffure de la main droite tandis qu’elle tend son voile, de l’autre main, à son compagnon.Les jeux de regards donnent à la scène un caractère très théâtral : les personnages principaux dirigent leurs yeux vers l’observateur du tableau, tandis qu’un couple, à l’arrière-plan, regarde les person-nages principaux, dont il constitue le double obscur.Ce tableau peut commodément être mis en relation avec le texte de Proust : par leur date de composi-tion, les deux œuvres sont contemporaines : les événements racontés dans « Un Amour de Swann » se déroulent à la fin du xixe siècle ; Du côté de chez Swann a été publié en 1913. Comme La Recherche, ce tableau met en scène un couple, appartenant à la bourgeoisie aisée et cultivant un mode de vie raffiné. Le milieu que représente le tableau, c’est le milieu que fréquente Marcel Proust, qui doit à la fortune de sa mère et à la situation de son père d’appartenir à la grande bourgeoisie, et de fréquenter la haute aristocratie.D’autre part, le regard de l’homme peut être consi-déré comme un signe de défiance et de menace adressé par un jaloux à celui qui échange avec sa compagne un regard complice. Le tableau peut alors être lu comme la suggestion d’un dialogue silencieux dont est exclu l’homme en frac.Enfin, les regards qui se posent sur le couple princi-pal peuvent évoquer les témoins qui ont raconté au narrateur de la Recherche l’histoire de Swann. L’at-mosphère nocturne qui nimbe un sujet principal vivement éclairé peut alors rappeler cette quête d’une vérité que les apparences dissimulent, mais dont le rêve fournit les clefs.

Texte 9 – Albert Cohen, Belle du seigneur (1968) p. 98

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un récit de rencontre décalé. – Découvrir un choc de personnages. – Examiner un style novateur.

LECTURE ANALYTIQUE

Un récit de rencontre singulierLe narrateur propose ici un récit de rencontre qui renouvelle complètement les lois du genre.Ariane, qui découvre ici Solal sous les traits d’un vieillard grimé, est en effet en proie à un sentiment dominant d’horreur. Cette répulsion est rendue sen-sible par les fragments de monologue intérieur qui nous permettent de plonger dans ses pensées. L’anaphore « Atroce » (l. 1 et 2) marque ce sentiment dominant, tout comme les fragments de description qui nous montrent Solal tel que le voit Ariane : « ce sourire sans dents » (l. 1-2), « cette bouche vide » (l. 2). La répulsion engendre une peur panique qui s’exprime en une phrase qui a tout d’une prière : « mon Dieu, qu’il parte. » (l. 4). La peur panique se traduit aussi chez Ariane par des signes quasi phy-siologiques (« ses lèvres sèches », l. 10) et dans sa réaction incontrôlée quand il s’approche d’elle : « recula avec un cri rauque » (l. 16). La comédie montée par Solal est l’élément essentiel qui contri-bue au renouvellement du topos. Il se présente en vieillard horrible et suppliant aux pieds d’Ariane. Quelques indices cependant sont assez révélateurs de la comédie qu’il joue : l’insistance avec laquelle le vieillard présumé signale sa décrépitude (« deux dents seulement », l. 6-7), la question absurde : « Deux dents seulement, je te les offre avec mon amour, veux-tu de cet amour ? » (l. 8-9). On n’est pas loin ici du registre burlesque, à cause du traves-tissement de Solal bien sûr, mais aussi à cause du contraste plaisant entre l’apparence affichée et le rôle de pseudo séducteur. Cependant, les raisons de cette comédie transparaissent dans la suite de la scène au travers du discours furieux de Solal déçu, qui a jeté son déguisement. Il avait bien avant tout l’espoir de trouver une femme à nulle autre pareille, celle qui l’aurait aimé indépendamment de son apparence physique, celle qui aurait su dépasser les apparences seules : le vieillard évoquait d’ailleurs « celle qui rachetait toutes les femmes » (l. 15), « la première lumière » (l. 12). Solal exprime avec fureur ses regrets sur cette rencontre qui ne s’est pas réa-lisée comme il le voulait : l’emploi du conditionnel passé (« nous aurions chevauché », l. 33 ; « je t’au-rais emportée », l. 35) signale son amertume.

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Français 1re – Livre du professeur

La mise en scène du seigneur

L’apparition de Solal derrière les traits du vieux juif grimé a tout du coup de théâtre. Le narrateur insiste d’abord sur la promptitude de la métamorphose grâce à l’accumulation des verbes d’action qui montre Solal en train de se débarrasser de ses accessoires : « il se débarrassa […] ôta […] détacha […] ramassa » (l. 23 à 25). On épouse ensuite le regard de la jeune femme et on découvre avec elle l’apparence réelle de celui qui l’a tant effrayé : « elle reconnut celui que son mari lui avait […] montré de loin » (l. 28-29). Les élé-ments de description physique évoqués alors sont bien ceux que perçoit Ariane, et le portrait de Solal est conçu en complète opposition avec le vieillard grimé qu’il jouait. L’expression « haut cavalier » (l. 27) insiste sur sa prestance et sa virilité, renforcée d’ailleurs par l’accessoire de la cravache. Le « visage net et lisse » (l. 27) est celui d’un tout jeune homme dont la beauté est soulignée par la métaphore immédiate : « sombre diamant » (l. 28). L’objectif du narrateur est bien d’in-sister d’emblée sur la séduction physique exercée par le jeune homme, d’autant plus grande sans doute qu’elle contraste avec l’horreur éprouvée juste avant – le sourire « à belles dents » (l. 30) s’oppose au « noir sourire de vieillesse » (l. 14). Cependant, les derniers propos de Solal sont révélateurs de sa fureur et de son mépris : les insultes pleuvent, termes dégradants qui visent la personne d’Ariane, comme « idiote » (l. 20) et surtout « femelle » (l. 38) qui ravale la jeune femme à un stade animal. Le mépris éclate aussi en paroles humiliantes : « ton nez est soudain trop grand, et de plus il luit comme un phare. » (l. 36-37). Solal reproche à Ariane d’être comme toutes celles de son sexe, uniquement attachée au charme extérieur : il parle au nom des « vieux » et des « laids » (l. 42) et de « tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire » (l. 42-43) – et l’emploi du « vous » montre bien que sa colère ne vise pas ici la seule Ariane. Son arrogance éclate ici aussi dans les menaces qu’il agite, persuadé de son pouvoir de séduction et déterminé à la conquérir à sa guise : « c’est bassement que je te séduirai, […] en deux heures, je te séduirai. » (l. 38 à 40). L’emploi du futur, la répétition du terme, tout montre ici la fureur de Solal. Mais sa colère donne aussi la mesure de l’intensité de sa déception, lui qui espérait rencontrer la « Belle du seigneur ».

Synthèse

Ce récit de rencontre est dérangeant pour de nom-breuses raisons. Les sentiments des personnages sont à l’opposé de ce qu’on attend : horreur pour Ariane, déception et mépris pour Solal. Le déroule-ment de la rencontre est aussi surprenant à cause de la mascarade imaginée par Solal, et des risques pris par son intrusion dans l’intimité. Enfin, et comme on pouvait s’y attendre, la rencontre tourne à la catastrophe et aboutit à une désunion complète entre les deux personnages.

GRAMMAIRE

Le caractère impérieux de Solal ressort des phrases exclamatives employées, des verbes à l’impératif présent. Quelques phrases nominales à la ligne 28 montrent son autorité. Les insultes (« femelle », l. 38), les termes répétés (« les sales, les sales moyens », l. 41), les termes péjoratifs montrent son arrogance naturelle qui confine même au machisme.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Critères d’évaluationLa construction de la situation d’énonciation, une lettre argumentée. Plusieurs arguments sont pos-sibles : le désir de construire un personnage d’ex-ception avec Solal, son exigence, sa déraison, son arrogance, sa pureté aussi ; la volonté de surprendre avec la mascarade affreuse imaginée par Solal ; le désir de déstabiliser en jouant des sentiments diamé-tralement opposés à la rencontre conventionnelle.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ La complexité de la figure du narrateur

L’œuvre d’Albert Cohen est profondément marquée par ses origines juives. Il est sans doute nécessaire d’y faire réfléchir ici les élèves. Le narrateur montre comment Solal, par défi, construit une figure affreuse de juif : vieux, édenté, fou. Mais ce personnage construit ainsi cherche à être aimé tel qu’il est, com-pris, respecté. Le narrateur joue donc sur un étonnant mélange de registres, entre burlesque, et pathétique, pour construire une figure quasi archétypale.

➤ Autres sujets pour l’oral

• Comment ce texte narratif propose-t-il une réflexion sur les rapports entre hommes et femme ?

• Que découvrons-nous des personnages, au tra-vers de ce récit de rencontre ? Pourquoi peut-on dire que ce récit de rencontre est violent ?

Texte 8 – Albert Cohen, Belle du seigneur (1968) p. 100

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un monologue intérieur. – Observer la mise en échec de la passion par la routine et la médiocrité sociale.

LECTURE ANALYTIQUE

Les sentiments d’ArianePour nous faire entrer dans la conscience d’Ariane, le narrateur utilise ici le monologue intérieur. L’objectif de ce procédé, particulièrement utilisé au xxe siècle par de grands romanciers anglo-saxons

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

(James Joyce, Virginia Woolf, etc.) est de restituer le flux de la conscience, les pensées telles qu’elles se bousculent, dans un flot continu, sans lien logique nécessaire. Le procédé se repère ici particulière-ment bien : chaque paragraphe commence par une phrase narrative liminaire, puis l’apostrophe qui suit montre la plongée d’Ariane dans ses souvenirs : nous entrons dans sa conscience, et nous revivons avec elle le passé, rapporté ici au discours indirect libre : « Toujours, elle lui avait dit. Ensuite, le choral qu’elle avait joué pour lui. » (l. 5-6). Les phrases, parfois nominales, et souvent brisées, témoignent du flux continu de la pensée.Le registre est ici avant tout lyrique et amoureux, puisqu’Ariane replonge avec émerveillement dans l’émoi des débuts de l’amour. Les apostrophes, les exclamations, les énumérations sont des caractéris-tiques de ce registre : « Ô les débuts, leur temps de Genève, les préparatifs, son bonheur d’être belle pour lui […] » (l. 11-12). De nombreuses répétitions scandent aussi le monologue intérieur, lui donnant presque un caractère musical, la répétition du mot « baisers » (l. 6 ; 17 ; 18 ; 22 ; 23 ; 24). Le champ lexical de la religion, très présent dans le texte, montre la ferveur amoureuse d’Ariane pour Solal : « fervent retour » (l. 22), « elle et lui religieux » (l. 20), « roi divin » (l. 34), « Pentecôte » (l. 33). L’être aimé est clairement sacralisé.

Le bonheur perdu

Les souvenirs surgissent dans la conscience d’Ariane dans un ordre chronologique. C’est d’abord l’émotion de leur premier soir d’amour qui lui revient et qui est longuement évoqué dans le premier para-graphe : « Ô le petit salon du premier soir, son petit salon » (l. 1-2) : Ariane s’attarde sur chaque détail de cette première soirée et se rappelle, même, toutes ses paroles comme autant de promesses : « Tou-jours, elle lui avait dit […]. Ta femme, elle lui disait […] » (l. 5 à 7). Puis reviennent dans sa mémoire tous « les débuts » : le deuxième paragraphe est une sorte de sommaire qui évoque leurs rituels passés, les joies des rendez-vous amoureux, la difficulté des séparations : une seule et longue phrase, rythmée par quatre apostrophes (« Ô les débuts […] ô l’en-thousiasme […] ô splendeur […] ô fervent retour […] », l. 11 à 20) contient et resserre dans un même élan leurs propos, leurs actions, leurs sentiments d’époque. Enfin, le dernier paragraphe évoque les joies des séparations mêmes, puisqu’elles rendent possibles les retrouvailles. De la même manière, une longue phrase (l. 28 à 34), rythmée par deux apos-trophes, évoque tout ce qui habille et embellit l’ab-sence, et d’abord l’attente quand elle est une promesse : « […] elle chantait […] la venue d’un roi divin » (l. 33-34). La métaphore religieuse, auda-cieuse, compare l’attente de Solal à celle du Messie, du Sauveur, composante de beaucoup de religions.

Ainsi, revit-elle un bonheur passé qu’elle regrette, avec une nostalgie poignante : ce bonheur est celui d’une passion fusionnelle, empreinte de sensualité bien sûr, et dans une atmosphère de luxe et d’élé-gance : « son petit salon » (l. 2), « sa robe romaine » (l. 14), « ses longs télégrammes » (l. 30), « les com-mandes chez le couturier » (l. 32-33).

La fin de l’amour

La construction du texte fait ressortir cruellement l’échec du sentiment amoureux. Chaque paragraphe commence en effet par une plongée dans la conscience exaltée d’Ariane, mais le flot des souve-nirs heureux se brise à chaque fois sur une même évidence cruelle : « Et maintenant… » (l. 10). La répétition de cette expression en chaque fin de paragraphe oppose la réalité cruelle : l’évidence de la fin de l’amour. De paragraphe en paragraphe se complète progressivement cette évocation de la désillusion amoureuse : « ils s’ennuyaient ensemble, ils ne se désiraient plus » (l. 34-35). De même, cette lucidité d’Ariane s’affirme de plus en plus claire-ment : « elle le savait bien, le savait depuis long-temps » (l. 36). Au moment même où elle plonge dans le souvenir du bonheur passé, Ariane est donc parfaitement consciente que ce bonheur est révolu. Le lyrisme amoureux est donc aussi élégiaque. La seule issue pour elle est le suicide et cette évidence est nettement inscrite dans le récit grâce à l’évoca-tion de l’éther qu’elle respire. La même phrase, reprise trois fois, fonctionne comme une annonce de l’issue fatale qu’elle va proposer à Solal pour tenter de transcender leur sentiment dans la mort.

Lecture d’image

Munch est un expressionniste allemand : on sait que ce mouvement se traduit par la projection dans l’œuvre d’une subjectivité. Il s’agit de susciter un impact émotionnel sur le spectateur par la vision d’une réalité souvent déformée et angoissante, qui traduit un état d’âme. Ici, le tableau au titre éloquent montre bien la douleur angoissante d’une sépara-tion amoureuse, par le choix des coloris, la posture des personnages qui se tournent le dos, la déforma-tion de la femme transformée en un spectre. On pourrait mettre cela en relation avec le travail de l’écrivain qui donne aussi à voir la douleur de l’échec de l’amour grâce à la plongée dans la conscience du personnage qui affronte avec douleur le contraste entre aujourd’hui et hier.

Synthèse

La mise en parallèle des deux textes permet de contenir toute l’évolution du personnage d’Ariane. Dans le texte 7, on découvre son horreur et sa répul-sion au moment de sa rencontre avec Solal grimé. Mais les dernières paroles de Solal forment une annonce de la séduction à venir. Et en effet, dans le

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Français 1re – Livre du professeur

texte 8, on découvre, grâce au monologue intérieur, comme mise en abyme, toute l’histoire d’amour heureux entre les deux amants. Mais cette histoire d’amour n’apparaît dans la conscience d’Ariane, que pour mieux être mise en opposition avec l’ennui et la désolation présentes.

LIEN MINI

www.lienmini.fr/magnard-el1-20L’écrivain fait la lecture d’un passage des débuts de l’amour, évoquant les baisers échangés par Solal et Ariane. Ces moments de bonheur éperdu sont aussi bien présents dans le texte du manuel où Ariane se rappelle le bonheur perdu.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

Pour mieux comprendre la fin du roman, on peut proposer à la lecture un texte important qui fait res-sortir, du point de vue de Solal, l’échec de la passion sublime : elle s’est enlisée dans la routine et l’ennui. Même l’argent et le luxe qu’il autorise n’ont pu sau-ver ces exilés sociaux : ils n’ont plus de refuge pos-sible, depuis qu’ils ont quitté lui sa carrière, elle son mari. On peut trouver ce texte dans des annales : il a été donné au baccalauréat 2008 en Polynésie Française, dans un ensemble de trois textes, portant sur l’échec de la relation amoureuse, avec un extrait de La Duchesse de Langeais, d’Honoré de Balzac et de La Prisonnière de Marcel Proust.

➤ Sujet d’invention

Sur l’un des textes de la séquence, proposez une réécriture à la manière d’Albert Cohen : un mono-logue intérieur qui fasse revivre toute la passion per-due et l’échec présent.

Perspective – Charlotte Brontë, Jane Eyre (1847) p. 102

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la modernité d’un texte ancien. – Mettre en perspective les textes du groupement avec un texte source.

LECTURE ANALYTIQUE

Ce récit de rencontre, entre Jane Eyre et M. Roches-ter, est assez insolite, pour plusieurs raisons. Cette rencontre se fait d’abord à l’occasion d’un accident : M. Rochester est tombé de cheval. La narratrice, puisqu’il s’agit d’un récit à la première personne, insiste non sans un certain humour sur une péripétie qui ne met pas en valeur le héros : les indications de bruit et de mouvement sont nombreuses (« à grands

renforts de tractions, de battements de pieds, de claquements de sabots […] », l. 4-5) et montrent le grand embarras dans lequel le cavalier se trouve. De la même manière, le portrait de M. Rochester n’est pas extrêmement valorisant. Il est dressé au travers du regard de la jeune femme qu’elle était, comme le montrent les verbes de perception : « je le vis donc distinctement » (l. 21-22) et « je discernai » (l. 24). Ce portrait n’est pas celui d’un idéal masculin : les termes choisis, comme « le teint brun, le visage sévère et le front lourd » (l. 25-26) sont même plutôt péjoratifs. Il s’agit là du portrait d’un homme mûr comme le montre l’hypothèse de la jeune fille (« il devait avoir dans les trente-cinq ans », l. 28-29) qui n’a pas un charme irrésistible, mais de qui émane cependant une grande virilité : « une largeur de poi-trine considérable » (l. 25). Enfin, la rencontre elle-même est plutôt orageuse. La narratrice rapporte leurs paroles échangées et l’on mesure la brutalité un peu cavalière de M. Rochester, qui refuse l’aide que lui propose la jeune fille : « Vous n’avez qu’à vous tenir à l’écart » (l. 2). L’offre d’aide réitérée ne donne lieu à guère de plus de considération, comme le montre la réplique du jeune homme : « Merci, je vais m’arranger » (l. 17). Paradoxalement, ici, la ren-contre est presque un échec : les personnages ne sont pas attirés l’un par l’autre, la conversation entre eux tourne court, et l’amabilité de la narratrice per-sonnage se heurte à la brusquerie d’un homme peu décidé à accepter son aide. La dernière phrase du texte se termine cependant enfin sur un échange de regards qui donne à entendre au lecteur que cette rencontre ne restera pas sans lendemain.

Le choix d’un récit à la première personne nous per-met d’entrer dans la conscience à la fois de la narra-trice et de la jeune femme qu’elle était. La narratrice se penche sur son passé, qu’elle éclaire de diffé-rentes remarques, dans un exercice de lucidité. Elle dessine par là même un portrait de son moi d’époque. On la découvre aimable et même cour-toise, puisqu’elle s’inquiète pour le voyageur blessé et ne peut se décider à passer son chemin – la nar-ratrice souligne cette amabilité non sans un certain humour quand elle écrit : « je ne pouvais pas me laisser chasser définitivement […] » (l. 7). Le verbe « chasser », quoiqu’un peu inattendu, correspond bien à la réalité des faits. On découvre surtout l’ex-trême timidité, le caractère presque farouche, de Jane Eyre jeune fille. La narratrice utilise ainsi une hypothèse sur le passé pour montrer sa peur des hommes et de l’amour : « S’il s’était agi d’un beau gentilhomme aux airs héroïques, je n’aurais pas osé rester ainsi à le questionner […] » (l. 39 à 44). L’em-ploi de l’irréel du passé se retrouve un peu plus loin aux lignes 35 à 38 pour montrer le même trait de caractère. La narratrice n’hésite pas à ironiser à son sujet : il s’agit de montrer combien, par sa vie soli-taire et pleine d’obstacles, la jeune fille qu’elle était

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

n’a pas été préparée à rencontrer « la beauté, l’élé-gance, la bravoure, le charme » (l. 34-35) – au point d’en avoir peur : « je les eusse évitées comme on évite le feu, la foudre ou tout autre objet lumineux » (l. 37-38). Les comparaisons, ici plutôt décalées, prêtent évidemment à sourire. Cependant, cette jeune fille si timide et sauvage, ne manque pas de force de caractère : elle tient bon à l’inconnu qui cherche à la renvoyer. L’expression « je restai à mon poste » (l. 45-46) a ici des accents militaires assez savoureux, et montre l’énergie et la détermination d’une jeune fille peu sociable, mais animée malgré tout d’un grand esprit de charité.

Lecture d’imageJane Eyre semble prise dans un tourbillon : mouve-ment du visage, de la robe, de la cape. On la sent ébranlée.Cette image est très construite : le vêtement pro-longe deux branches de l’arbre pour dessiner des lignes de force qui se croise. Les branches déchar-nées répondent à l’austérité de la facture et de la couleur des vêtements. La nature ne se présente pas ici comme un havre de paix refuge de l’homme mais plus comme un miroir du tourbillon de son âme. On peut penser aux tableaux de Friedrich. L’at-mosphère inquiétante peut faire aussi songer au romantisme noir.

PROLONGEMENTS

➤ Charlotte, Émilie et Anne sont les trois sœurs Brontë. Toutes les trois ont écrit très tôt des poèmes et des romans, d’abord sous des pseudonymes masculins, mais seul le roman de Charlotte, Jane Eyre, a eu un succès immédiat. Cependant, Les Hauts de Hurlevent d’Émilie et Agnès Gray d’Anne ont fini aussi par conquérir le public et la notoriété.

➤ Le roman gothique est à la mode à la fin du xviiie siècle en Angleterre et au début du xixe, en liai-son avec l’essor du Romantisme et d’une sentimen-talité macabre. Les femmes, et en particulier Ann Radcliffe, se sont illustrées dans ce genre : roman d’angoisse, mettant en scène des personnages ty-pés (la femme fatale, le bandit, le prêtre, le hors-la-loi), dans des lieux bien précis (le château, une crypte, une prison…), et dans des situations de mystère et de suspense.

Lecture d’images p. 104

Johannes Vermeer, La Liseuse à la fenêtre (1657)Cette peinture appartient aux scènes d’intérieur ou scènes de genre qu’affectionnait Vermeer.Nous sommes dans un univers clos sur lui-même qui protège l’intimité du personnage, car, même si

elle offre une source de lumière, la fenêtre, par son emplacement latéral, ne nous permet pas de voir le paysage extérieur, l’œil ne peut s’échapper.Dans La Liseuse, le cadre du tableau est redoublé sur trois côtés : par la fenêtre à gauche, par la tenture à droite et par la table au premier plan en bas. De fait, cette composition nous exclut de la scène en nous tenant à distance. L’isolement de la jeune femme est renforcé par sa position : étant de profil, son regard, le contenu de la lettre, son émotion ne nous sont pas accessibles, son intériorité est préservée.Vermeer joue avec les contrastes entre clair et foncé : la fenêtre ouverte est une plage blanche qui éclaire la liseuse, le mur et la tenture derrière elle. Le visage, la poitrine, les mains et la lettre sont d’autant plus lumineux qu’ils se détachent sur un fond sombre. La lumière circule de l’un à l’autre en renfor-çant cette impression d’intériorité qui nous échappe.Seule la nature morte peut nous apporter un indice sur ce que nous voyons. En effet, ces compositions d’objets, de fruits, de fleurs ont toujours une portée métaphorique ; elles permettent d’exprimer ce que la convenance ou la pudeur n’autorisent pas à faire clairement.Dans ce tableau, la nature morte est située à l’aplomb du visage de la jeune femme, ses avant-bras sont parallèles à la coupe oblique qui laisse échapper des fruits. Cette position indique un lien symbolique entre ces deux éléments. En outre, le rapprochement entre les attraits d’une jeune femme et les fruits est habituel, le fruit coupé du premier plan peut se comprendre soit comme une invitation à goûter les charmes de la jeune femme, soit comme le signe d’une consommation accomplie.Sous le calme apparent de l’attitude du personnage, les fruits laissent supposer son émoi amoureux intérieur.

Sophie Calle, Prenez soin de vous. Juge, X. (2007)Sophie Calle est une artiste qui pratique la photo-graphie, l’écriture et le cinéma. La réduire à des techniques ne rend pas compte de la dimension de son œuvre dans laquelle elle propose une mise en scène de l’intime, le sien ou celui des autres. De ce fait, son travail emprunte au roman-photo, au journal intime, à l’autofiction, mais aussi à la télé-réalité. C’est une œuvre hybride au croisement de l’art et des médias.Pour l’exposition au pavillon français de la Biennale de Venise en 2007, elle décide de réaliser une instal-lation qui mêle écrits, photographies, cinéma et sons. Les murs du pavillon sont envahis par les comptes rendus de cent sept femmes auxquelles Sophie Calle avait passé une commande : analyser la lettre de rupture, qu’elle avait reçue par courriel, à travers leur langage professionnel.Le déclencheur est un événement intime et réel, son amant lui envoie une lettre de rupture dont la phrase

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Français 1re – Livre du professeur

finale est « Prenez soin de vous ». Émue, étonnée, décontenancée, elle décide d’exorciser ce moment, de prendre soin d’elle en confiant cette lettre à l’ana-lyse de ces femmes, manière de mettre à distance mais aussi de faire œuvre.Le protocole est le même pour chacune : après un regard analytique professionnel, la personne est prise en photo ou enregistrée en train de rendre compte de son exploration. Les chanteuses l’inter-préteront, la grammairienne fera une étude scienti-fique de la langue, la commissaire cherchera des indices, etc., et, dans l’extrait proposé, la juge y verra un parallèle avec la rupture d’un contrat immobilier.Dans le document iconographique, la posture de l’interprète répond à sa fonction ; le décor est son lieu de travail. La juge garde son anonymat, placée dos à la fenêtre, elle adopte la place que se réserve l’interrogateur, le contre-jour.D’un message intime entre deux personnes, cette lettre devient un objet d’étude livré à l’expertise d’un panel de femmes, tel que le choisirait un enquêteur de sondage, puis devient une œuvre exposée au regard de tous.

SynthèseCes deux œuvres s’inscrivent entièrement dans leur époque.Les éléments les plus flagrants sont le décor, l’atti-tude des deux femmes : se présenter sous un profil timide pour l’une, faire face (cachée) pour l’autre : leur habillement qui reflète leur appartenance à une bourgeoisie montre toutefois une certaine ambiguïté chez la juge qui a adopté un costume masculin, symbole des femmes actives. S’ajoute à cela le motif : Vermeer est extérieur à l’événement peint, il préserve l’intimité de la jeune femme, le contenu de la lettre n’est pas donné, tandis que Sophie Calle met en scène sa propre intimité en dévoilant le mes-sage et les circonstances de l’événement ; les moyens de communication et les techniques reflètent également l’époque, le message électro-nique se substitue à la lettre manuscrite ; les tech-niques audio-visuelles à la peinture à l’huile, l’installation à l’œuvre unique isolée dans son cadre.Ces deux œuvres sont à l’image de l’évolution de la société. Au xxie siècle, les personnes s’exposent et exposent leur vie privée au moyen des outils de communication ; l’œuvre devient hybride.

Cinéma – Rencontre et séparation à l’écran

Ingmar Bergman, Scènes de la vie conjugale (1973) p. 106

Scènes de la vie conjugale est, à l’origine, une série télévisuelle en six épisodes de cinquante minutes chacun. Pour répondre au succès télévisuel, Bergman opère un remontage pour le cinéma en

réduisant la durée de plus de deux heures. Toute-fois, il garde la présentation en épisodes séparés par des titres insérés.Le découpage en épisodes de la vie de ce couple sur dix ans convient au réalisateur : les ellipses tem-porelles permettent d’aller à l’essentiel pour montrer l’évolution des relations entre Johan et Marianne.L’absence de musique, les cadrages pour la plupart serrés nous font entrer dans l’intimité de ce couple. La scène d’introduction (photogramme 1) avec la mise en abyme du regard sur ce couple (nous assis-tons à un reportage), nous met d’emblée dans la peau d’un voyeur. À ce moment-là, ils se donnent en spectacle et jouent le jeu de la vérité. Mais le cadrage distancié (plan d’ensemble), la mise en scène orga-nisée par la journaliste, les hésitations dans les réponses du couple introduisent le doute : cette har-monie annoncée est-elle vraiment si parfaite ?Pourtant, à la fin d’un dîner avec un autre couple qui s’est entredéchiré, la complicité semble sincère (photogramme 2). Un cadrage plus serré (plan rap-proché), un enlacement yeux dans les yeux, un abat-jour au premier plan nous excluent de l’espace d’intimité entre Johan et Marianne. La lumière crue de la première image laisse place à une ambiance tamisée, adoucie. Notre première intuition ne serait-elle qu’illusion ?Quelques quarante minutes plus tard, le faux-sem-blant tombe. Johan rejoint Marianne dans la maison de campagne où elle passe l’été avec leurs filles pour lui annoncer qu’il la quitte et part avec une de ses étudiantes.Le cadrage du photogramme 3 est le même que celui du photogramme 2, un plan rapproché. De la cuisine nous passons à la chambre ; l’explication se déroule au lit, lieu symbolique de l’union conjugale. Pourtant les composants de l’image sont désarticu-lés : le couple est côte à côte, chacun refermé sur lui-même : Johan lit, indifférent à la douleur expri-mée par Marianne.Bergman installe l’homme au premier plan, ce qui le place à contre-jour, visage impassible, au contraire de la femme, rejetée au second plan, baignée dans une lumière crue qui révèle son expression de détresse. Ils ne sont plus dans le même espace. L’écart entre eux se creuse dans le photogramme 4 ; une cloison marque visuellement une frontière. Johan fuit (le flou indique la précipitation) la chambre conjugale où Marianne reste sidérée par l’abandon. Le plan plus large permet de voir les deux espaces : chambre/couloir ; les verticales qui marquent la séparation deviennent de plus en plus nettes : les rideaux (photogramme 2), la cornière à droite (pho-togramme 3), enfin le chambranle de la porte (pho-togramme 4). Le mari se détache définitivement de sa femme, il est à nouveau à contre-jour et de profil, comme s’il évitait aussi le regard de la caméra, c’est-à-dire notre regard.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

Pour ce film, Bergman tourne avec une économie de moyens, un casting restreint : à part Liv Ullman et Erland Josephson présents dans toutes les scènes, ensemble ou séparés, les autres acteurs ne font qu’une apparition fugace. Deux décors principaux servent de cadre au film : l’intérieur de l’apparte-ment, et celui de la maison de campagne ; très peu de plans sont tournés en extérieur. Les cadrages se focalisent majoritairement sur le couple uni ou désuni.Le titre et tous ces choix de scénographie renforcent l’impression de huis clos et de théâtre de l’intime chers à Bergman.

Vocabulaire – L’expression des sentiments p. 107

1. EXPRESSION DES SENTIMENTS

L’amour parfait comble sous tous ses aspects l’amant. – Le grand amour engage tout l’être par opposition aux amourettes. – L’amour platonique est une affection idéalisée, qui ne s’adresse qu’à l’âme et ne suppose pas d’accomplissement phy-sique. – L’amour illégitime se vit en dehors du mariage. – L’amour matériel s’oppose à l’amour spi-rituel et se tourne d’abord vers les biens extérieurs.

2. VERBES DE SENTIMENT

a. lorgner : regarder avec convoitise – contempler : regarder avec admiration – scruter : regarder avec une curiosité inquiète – toiser : regarder avec mépris – dévisager : regarder avec une curiosité indiscrète – aviser : regarder par hasard – mirer : regarder avec avidité.b. Le duc de Nemours contemple la personne de Mme de Clèves. Le chevalier Des Grieux avise la présence de Manon dans une cour d’auberge. Fré-déric Moreau dévisage Mme Arnoux, Ariane toise Solal au moment de sa déclaration.

3. ORIGINE DES MOTS

Le bovarysme désigne, par référence à l’héroïne de Flaubert, la propension à fuir la réalité dans l’imagi-nation. L’héroïne cherche en effet, dans ses lectures romanesques et ses rêves de grandeur, le moyen de fuir la médiocrité qui l’entoure. – Le narcissisme fait référence au mythe antique de Narcisse, ce beau jeune homme qui s’était épris de sa propre image. Il désigne couramment aujourd’hui l’amour de soi. L’histoire la plus détaillée des aventures de Narcisse se trouve dans le livre III des Métamorphoses d’Ovide : Narcisse éconduit avec brutalité tous ses soupirants : la nymphe Écho jette sur lui une

malédiction qui fait qu’il s’éprend de sa propre image dans une source. – Le sadisme désigne, par réfé-rence au marquis de Sade, une perversion dans laquelle la personne n’éprouve du plaisir qu’au tra-vers de la souffrance qu’elle impose à autrui. Le mar-quis de Sade (1714-1840) est un homme de lettres français, qui laisse dans son œuvre une large part à l’érotisme et la violence. Il a passé l’essentiel de sa vie en prison ou interné. – Le masochisme désigne une autre perversion par laquelle une personne se complaît dans la souffrance ou l’humiliation.

4. SYNONYMES DE L’AMOUR

La prédilection est l’affection marquée ou particu-lière que l’on porte à une personne, une forme de préférence. – Le désir est un amour nuancé de sen-sualité. – La sympathie est un sentiment de simple bienveillance. – Le penchant est un début d’amour qui nous porte vers autrui. – L’adoration est un amour quasi religieux. – L’engouement est un sen-timent impulsif qui nous pousse brutalement vers autrui. – L’idolâtrie est un sentiment religieux qui fait de l’autre une divinité.

5. DOUBLE SENS

Les préjugés sexistes sont visibles sous tous ces termes. L’expression garçon manqué suppose qu’on aspire à ressembler aux hommes sans y par-venir. – Le sexe faible s’oppose au sexe fort et sou-ligne la primauté physique et intellectuelle des hommes. – Le beau sexe est une expression mélio-rative mais qui définit les femmes uniquement à par-tir de leur physique. – Le deuxième sexe suppose qu’il y en a un premier. – La ménagère suppose que la femme est vouée à l’économie domestique, puisque le mot n’existe pas au masculin.

6. CLICHÉS ET LIEUX COMMUNS

Cette déclaration de Rodolphe est pleine de clichés romantiques. « Je suis une force qui va » dit Hernani à Dona Sol dans le drame romantique de Hugo qui porte son nom. De la même manière, Rodolphe reprend ici ce lieu commun de la fatalité en marche, qui convient mieux à un banni malheureux, un pauvre proscrit qu’à un gentilhomme de village : « je ne sais quelle force […] ». Le clair de lune, et la nuit étoilée, la fenêtre de la bien-aimée constituent aussi depuis Roméo et Juliette de Shakespeare et la scène du balcon (« lève-toi, clair soleil, et tue cette envieuse lune […] ») des topoï que l’on retrouve ici : « le toit qui brillait sous la lune ». On peut deviner aussi le motif du pèlerinage sentimental, vrai topos romantique : « la nuit, toutes les nuits, j’arrivais jusqu’ici […] »

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Français 1re – Livre du professeur

7. MANIFESTATIONS PHYSIQUES

a. soupirer : fatigue, ennui, soulagement – lever les yeux au ciel : agacement – se montrer noncha-lant : paresse, oisiveté, fatigue, épuisement.se tenir droit : courage, dignité, détermination, combativité – sautiller : amusement, désœuvre-ment, joie – siffloter : embarras, gaieté, allégresse.rougir : gêne, embarras, confusion, plaisir, pudeur, timidité – regarder à terre : consternation, honte, désarroi, hypocrisie, duplicité – rentrer la tête dans les épaules : peur, abasourdissement, embarras, honte.

8. MANIFESTATIONS PHYSIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

a. L’intérêt de Charles pour Emma se manifeste au travers de son empressement pour rejoindre la ferme (« il se levait de bonne heure, partait au galop […] »), du soin avec lequel il se prépare pour la voir, de sa coquetterie même (« il descendait pour s’es-suyer les pieds […] et passer ses gants noirs »). Cet intérêt amoureux se voit aussi dans l’euphorie qui accompagne son arrivée et qui touche les choses plus modestes : « il aimait à se voir arriver dans la cour ».b. Ces jours-là, il avait du mal à se lever, attrapait la première redingote venue. Il traînait pour seller son cheval et empruntait les chemins de traverse. À son arrivée, il hésitait à pousser la barrière, avançait en traînant des pieds, et haïssait jusqu’au coq qui chantait sur le mur.

EXPRESSION ÉCRITE

➤ Sujet 1

Voici quelques clichés présents dans les exer-cices : amour comme force irrésistible, amour/ado-ration, amour et nature sous un ciel étoilé (exercice 6), amour qui embellit chaque instant et les éléments les plus dérisoires (exercice 8).

➤ Sujet 2

Pistes possibles : le contraste de sentiments entre les deux personnages. Lui : contempler (admiration désir…). Elle : dévisager puis toiser (indifférence, mépris, ironie…)

BIBLIOGRAPHIE

➤ Quelques figures d’artistes dans la littérature du xixe siècle

– honorÉ de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu et La Cousine Bette.

– ÉMile zola, L’Œuvre.

➤ Autour du thème de la séquence

– « Leurs yeux se rencontrent », les plus belles premières rencontres de la littérature. Paris : Éditions Gallimard, coll. Folio, 2003.

– ÉMilie BronTë, Les Hauts de Hurlevent. – GusTave FlauBerT, Les Mémoires d’un fou. – MadaMe de la FayeTTe, La Princesse de Montpensier.

➤ Lecture critique

– Jean rousseT, Leurs yeux se rencontrèrent. Paris : Éditions José Corti, 1981.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

Séquence 4

Personnages comiques p. 108

Problématique : Quels sont le rôle et les enjeux du personnage comique dans le roman ? Comment permet-il de soutenir une vision critique de l’homme et du monde ?

Éclairages : Les extraits de romans qui constituent cette séquence mettent tous en scène des person-nages comiques, qu’ils soient principaux ou secondaires. Ces extraits s’échelonnent du xvie siècle au xxie siècle. Le comique des extraits tient d’abord au caractère du personnage mais le narrateur veille à exploiter les ressorts habituels du comique comme les situations, le jeu avec les mots mais aussi avec la langue elle-même, et l’ironie. On constate que ce comique vise à donner du plaisir au lecteur mais aussi à lui proposer une vision critique des hommes et du monde.

Texte 1 – Voltaire, Candide ou l’Optimisme (1759) p. 108

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir le conte philosophique et l’ironie de Voltaire.

– Montrer comment le comique se met au service de la critique.

LECTURE ANALYTIQUE

Une scène libertine• De l’observation…Le narrateur met ici en scène trois protagonistes du conte : le docteur Pangloss, Cunégonde et Candide. Le philosophe Pangloss ne se contente pas de dis-courir sur l’Optimisme mais devient expérimentateur auprès d’une domestique « docile » (l. 4) – qui vient du latin docere, « enseigner » – et qui suggère aussi qu’elle est un peu facile. La leçon que Pangloss donne à cette dernière n’a cependant rien de scienti-fique puisque Pangloss initie la femme de chambre aux plaisirs de la chair. L’euphémisme particulière-ment plaisant suggère que « physique » (l. 3) rappelle le physique de la « petite brune très jolie » (l. 4) ou l’exercice physique que réclame l’acte sexuel – répété à plusieurs reprises comme le souligne « sans souf-fler » (l. 5) – et non pas la science physique.Cunégonde voit « entre les broussailles » (l. 2) – et le narrateur emploie malicieusement le passé simple « vit » – les ébats de Pangloss et de la femme de chambre et plus encore elle « observ[e] ». En exploi-tant les ressources de l’euphémisme, le narrateur rappelle le caractère sensuel de Cunégonde (l. 5) et aussi qu’elle est une jeune femme de tempérament (l. 8). Grâce au recours au vocabulaire philosophique qui laisse poindre l’ironie du narrateur à l’égard de cette science (« raison suffisante », l. 6-7), le lecteur comprend que la leçon a porté ses fruits et le « désir » d’apprendre et de s’initier à l’amour envahit Cunégonde ; la longue phrase que l’on doit lire « sans souffler » souligne le trouble de l’héroïne.

• … à la pratiqueLe hasard faisant bien les choses, Cunégonde, dans le paragraphe suivant, rencontre le héros. Comme se souvenant de Racine, le narrateur relate en cinq propositions dominées par une assonance en [i] le coup de foudre et ses symptômes entre les protago-nistes (l. 10-12). Le jeu entre la juxtaposition, la coor-dination et des propositions brèves ou plus longues traduisent la rapidité de l’action et le désordre des sens qui agite les personnages. Le temps n’ayant pu apaiser l’ardeur de Cunégonde et Candide, la ren-contre du lendemain et ses circonstances favorables vont entraîner Candide à sa perte. Ne dédaignant pas les stéréotypes de la rencontre amoureuse, le narrateur multiplie les procédés qui lui sont propres pour évoquer toutes ses étapes : le thème du mou-choir, la juxtaposition, l’énumération, le rythme. On notera cependant que le baiser vient avant le regard, ce qui suggère que la sensualité domine ici.Le retour des parents de Cunégonde, ici désignés par leur statut, interrompt brutalement le déroule-ment des ébats. La familiarité lexicale ramène la situation à une réalité prosaïque et vulgaire : Can-dide est davantage chassé pour sa qualité qui auto-rise les « grands coups de pied dans le derrière » (l. 20) – péripétie vécue par l’auteur – que pour avoir succombé aux charmes de Cunégonde.

Une satire• Satire de la philosophie et des philosophesCette scène libertine donne au narrateur l’occasion de mettre à mal la philosophie et la figure du philo-sophe. Le philosophe devient un personnage lubrique et la philosophie est mise au service des entreprises les plus luxurieuses. Pangloss, caracté-risé par son nom qui suggère son goût pour le dis-cours, l’abandonne ici pour s’adonner à la chair. L’on perçoit toute sa couardise quand le narrateur, par l’usage d’un vocabulaire philosophique, sous-entend qu’il abuse du discours philosophique pour mieux abuser une simple « femme de chambre » (l. 3). Il en va de même pour Cunégonde qui voile pudiquement sa passion pour le plaisir des sens par une libre interprétation du système philosophique.

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Français 1re – Livre du professeur

• Satire de l’aristocratieLa suffisance aristocratique est aussi moquée. La jeune aristocrate se révèle dominée par ses sens et les codes de la séduction lui permettent de les assouvir. Le « paravent » (l. 13), le « mouchoir » (l. 14) donnent à une Cunégonde dévergondée l’oc-casion de séduire le naïf Candide. La pudeur, la réserve d’une bonne éducation ne résistent pas à la tentation de la chair.Le nom de la baronne et du baron soulignent l’or-gueil et la vulgarité des aristocrates et les « grands coups de pied dans le derrière » (l. 20) les limites de la bienséance.L’hyperbole ironique vient conclure la charge contre l’aristocratie suffisante, cible appréciée de l’auteur.

SynthèseLe comique de l’extrait tient aux portraits de person-nages paradoxaux : – un philosophe lubrique ; – une jeune aristocrate libertine ; – un jeune bâtard trop candide ; – des aristocrates ignobles.

Le comique tient aussi à l’ironie du narrateur : – le décalage entre les péripéties relatées et le

vocabulaire dont use le narrateur ; – les possibles antiphrases concernant le charme

de Cunégonde ; – l’antiphrase décrivant le château ; – l’euphémisme.

Texte 2 – Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1919) p. 109

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir l’écriture proustienne. – Montrer comment le rire devient une arme à double tranchant.

LECTURE ANALYTIQUE

Madame Verdurin démasquée• Une constructionSi le narrateur construit le personnage, il met ici en scène un personnage en train de se composer un « personnage » d’aimable hôtesse. Le narrateur tra-duit la volonté de Mme Verdurin de se montrer ou de paraître « aimable » (l. 13) et le signale en décrivant l’attitude enthousiaste perceptible dans « avec entrain » (l. 1-2) ou dans son attention à être prête à rire « au moindre mot » (l. 8-9). De la ligne 8 à la ligne 21, le narrateur décrit avec précision chaque étape du « petit cri » (l. 16) jusqu’à « sa figure » qui « plong[e] » « dans ses mains » (l. 19). Cette mise en scène d’un rire « aux larmes » (l. 8), impossible à faire entendre, le caractère hyperbolique de la der-nière phrase suggèrent la théâtralité d’un acteur

construisant son personnage. Mme Verdurin en choisissant un « poste élevé » (l. 1) se met évidem-ment en scène pour mieux montrer l’étonnante atti-tude finale exprimée par un non moins étonnant et expressif oxymore.

• Une déconstructionLe plaisir de l’extrait tient à la subtile – et simultanée à sa construction – déconstruction de son person-nage. Rapporter « l’accident » (l. 3-4) et plus loin « un spectacle indécent » (l. 18) que le personnage s’efforce d’assumer, de mettre en scène tout en le cachant, invite à rire du ridicule du personnage qui ne trompe pas le narrateur. Ce narrateur déchiffre au-delà des apparences, qui trompent tous les habi-tués du salon, la rouerie de Mme Verdurin et réguliè-rement nous le fait savoir. Il la démasque sans pitié et invite le lecteur à rire aux dépens du personnage mais aussi à devenir acteur et complice de cette déconstruction.

Une satire• Le règne de l’hypocrisieLes habitués du salon s’amusent sans bienveillance aux dépens de personnages qu’ils ont jugés indignes de rester dans leur cercle. L’un est dégradé, il est jugé « ennuyeux » (l. 10), l’autre l’est devenu (l. 10-11) et pour cette raison a été « rejeté » dans un autre « camp » (l. 11). Le texte suggère que la princi-pale occupation, le principal sujet de conversation qui intéresse les amis, c’est la « médisance » (l. 22). Cette médisance suffit à susciter « la gaîté » (l. 22), à resserrer les liens de « camaraderie » (l. 22) et montre que la malveillance anime les « fidèles » (l. 2) justement prêts à toutes les infidélités vis-à-vis de ceux qui ont eu le malheur de se montrer « ennuyeux » (l. 10). Cette médisance, suggère le narrateur, s’ac-compagne cependant d’un besoin de reconnais-sance rassurante qui passe par un assentiment des fidèles, soulignant ici une certaine crainte de se sen-tir seul à médire et nécessitant l’instauration d’une lâche complicité.

• Le règne du rireSusciter l’ennui apparaît comme le pire des crimes ou la pire des maladies qui risquent de contaminer les habitués dont la gaîté et le rire sont hissés au rang suprême. Rire, savoir rire, faire rire ou au contraire susciter l’ennui séparent en deux camps les hommes et les femmes de la société parisienne aux yeux de Mme Verdurin et de ses amis. Il suffit de songer à la véritable comédie de Mme Verdurin, à sa « ruse d’une incessante et fictive hilarité » (l. 16) pour ne pas risquer de paraître ne pas rire. La volonté de M. Verdurin de rivaliser avec sa femme sur ce terrain mais « qui s’essoufflait vite » (l. 15) trahit encore cette obligation de rire. Ces personnages doivent rire : ce rire est devenu un gage d’existence et le narrateur nous invite à nous en moquer et à nous en désoler.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

Synthèse

I. Rire aux dépens des personnagesLes personnages rient de leurs « fumisteries » (l. 3) et leur « gaîté » (l. 22) trouve son origine à la fois dans la bienveillance à leur égard et dans la malveil-lance « contre » les autres. Le narrateur, lui, cherche avant tout à faire rire aux dépens de ses person-nages. Le rappel de « l’accident qui était arrivé à [la] mâchoire » (l. 3-4) de Mme Verdurin vise à affaiblir l’autosatisfaction du personnage et à souligner une péripétie qui la ridiculise. « Juch[er] » son person-nage sur « son perchoir » (l. 23), la comparer tout au long du portrait à un « oiseau » (l. 16), c’est se moquer et inviter le lecteur à s’en moquer.M. Verdurin, tant dans sa rivalité avec sa femme que dans sa défaite, paraît un mari ridicule.

II. Se moquer de l’artificeLe narrateur souligne à plusieurs reprises le recours à l’artifice en des termes dévalorisants. La « mimique » est « conventionnelle » (l. 6-7), Mme Ver-durin fait « comme si » (l. 18), use d’une « fictive hila-rité » (l. 16) et feint de « réprimer » son rire (l. 20).Le narrateur souligne encore qu’elle veille à ne pas être mise à l’écart : « Au moindre mot » (l. 8-9), elle paraît prête à mettre en scène son hilarité. Les nom-breuses hyperboles soulignent l’excès de sa mise en scène dont aucun des personnages ne semble avoir conscience sinon le narrateur qui fait partager au lecteur l’acuité de son regard.

GRAMMAIRE

La seconde phrase du texte, si propre à l’écriture proustienne, se développe sur une dizaine de lignes. Elle s’ouvre par ce qui entraîne chez Mme Verdurin tout un simulacre comportemental suffisamment complexe et retors pour qu’il nécessite ces longues explications qui le démasquent et le dénoncent. On notera que l’incise consacrée à M. Verdurin semble mimer son emprisonnement et sa soumission et pourrait suggérer son essoufflement.

Texte 3 – Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) p. 110

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la force comique de l’écriture de Céline.

– Montrer le point de vue de Céline sur l’Amérique.

LECTURE ANALYTIQUE

Un personnage hors du commun• Le comique du personnageLe narrateur se construit ici un personnage qui vise à déclencher le rire du lecteur : – un personnage roué :

– le narrateur signale qu’il sait profiter de la situation (l. 1) ; – il joue un rôle « sans en avoir l’air » (l. 1) ; – il montre sa capacité à saisir l’effet qu’il produit

(l. 3-4) ; – il anticipe pour mieux tromper (l. 9-11).

– un personnage moqueur : – il se moque de lui-même (l. 4-5 et 11) ; – il se moque du « Surgeon général » (l. 7) ; – il use d’un vocabulaire familier ou inventif et

plaisant (l. 4-5 et 6-7).

• Un comique de l’absurdeLe narrateur construit un discours qui tient de l’absurde : – l’incrédulité souligne l’invraisemblance du discours :

– les doutes rapportés par l’interro-négative au discours direct (l. 8-9) ; – le jugement définitif (l. 18 et 20) ; – le dénouement envisagé (l. 24).

– un savoir-faire qui tient de l’absurde : – une tâche impossible (l. 14-15) ; – le narrateur se montre avec aplomb et insis-

tance sûr de lui (l. 1) ; – les affirmations les plus étonnantes sont sou-

tenues par un discours scientifique (l. 3 et 12-15). – l’absurdité rejoint la réalité :

– la « chute » de l’extrait plonge le lecteur dans la plus grande perplexité : un « aide-major » avait lui aussi effectivement et réellement besoin d’un « agent « compte-puces » » (l. 23).

Une satire de l’Amérique

• Une critique plaisante de la suffisance américaineSi le narrateur use du comique pour amuser le lec-teur, ce comique soutient une satire de l’Amérique.Critique du personnage du Surgeon général : – sa grossièreté (l. 7) ; – les paroles méprisantes du Surgeon rapportées

au discours direct (l. 8-9, 18 et 20) ; – l’insistance sur son goût de l’autorité perceptible

dans le lexique et les exclamations (l. 16-17 et 24) ;

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Français 1re – Livre du professeur

– sa prédilection pour les possessifs (l. 21-22) ; – son mépris des émigrants (l. 16-19) ; – son mépris du narrateur dans un vocabulaire

familier (l. 24).

L’ironie du narrateur : – la relation de son arrivée (l. 6) ; – l’analogie du nom du commandant et de celui du

poisson (l. 7) ; – le lieu qui abrite la statue de la Liberté (l. 21) ; – l’expression de la qualité supposée de l’Amérique

(l. 13).

• Une critique acerbe des services de l’immigrationLe narrateur souligne à la fois les faiblesses du ser-vice et la méfiance méprisante à l’égard des émigrants.

Le désordre du service : – l’intérêt et les doutes du personnel (l. 3-5) ; – la demande absurde de l’agent « compte-puces »

(l. 23) ; – le choix du nom de l’aide-major « Mischief » qui

peut signifier « sottises » ; – une certaine impuissance du service (« Depuis

deux mois », l. 22).

La représentation des émigrants : – les immigrants sont sales et réduits à leurs puces

(tout l’extrait) ; – les Européens mentent (l. 18) ; – les émigrants sont dangereux pour l’ordre : ils

sont tous « anarchistes » (l. 19) ; – ils émigrent pour des raisons politiques et non

parce qu’ils cherchent à échapper à la misère (l. 19-20).

SynthèseLes principaux procédés comiques : – comique de caractère : le narrateur lui-même, le

Surgeon général et Mr. Mishief ; – comique de mots : expression et lexiques fami-

liers (l. 5, 10, 18 et 24) ; – comique de situation : l’absurde décompte scien-

tifique des puces (l. 11-15) ; – ironie du narrateur (l. 6, 7, 13, 21).

Le comique soutient une critique de l’Amérique : – des représentants de l’Amérique ; – des représentations des émigrants ; – de l’autosatisfaction américaine ; – de la représentation que l’Amérique véhicule

d’elle-même.

VOCABULAIRE

Le verbe « tiquer » s’emploie généralement au sens de manifester une réaction désapprobatrice. Le verbe ici est employé dans le sens vieilli de remarquer un être ou une chose pour son intérêt, son charme ou sa valeur.

On peut y percevoir un jeu avec les mots : tiquer dans ce contexte de puces peut aussi faire songer aux tiques, autre parasite.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

I. La fonction critique des personnages comiques dans le roman : vision pessimiste des hommes et du monde1. Se moquer des vices des hommes2. Critiquer les institutions à travers leurs représentants3. Se moquer de soi

II. La fonction plaisante des personnages comiques dans le roman1. Un contrepoint aux personnages sérieux ou un faire-valoir du héros2. Un agent de bonne humeur3. Une virtuosité appréciée du lecteur : la construc-tion du personnage comique

Texte 4 – Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band (1944) p. 111

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une parodie de l’épique. – Reconnaître l’évolution et les traits du style de Céline.

LECTURE ANALYTIQUE

La parodie d’un duel épique• Les traits de l’épopéeLe narrateur adopte, pour relater ce duel entre Angèle et la Joconde, les procédés de l’épopée. Le duel est grandi par le narrateur. Le choix du présent de narration donne évidemment une plus grande réalité et actualité à la scène qui se passe sous les yeux du narrateur (« je vois », l. 17). Les actions rap-portées, grâce aux nombreuses énumérations, paraissent se multiplier sous les yeux du narrateur (l. 1-6, 11-13 et 23-26). L’exagération domine quand il s’agit de rapporter les provocations et les réac-tions de la Joconde. Le vocabulaire et les images hyperboliques (l. 6 et 11) sont dignes des héros épiques et suscitent des commentaires admiratifs du narrateur : « c’est merveille à voir », l. 4 ; « c’est le grand défi », l. 5. Les exclamations omniprésentes traduisent le caractère exceptionnel de chacune des attitudes du personnage et le recours régulier aux points de suspension accélère le rythme du duel, rythme si rapide qu’il tient du surnaturel. Les pluriels (l. 19), par l’exagération qu’ils expriment, contribuent encore au registre épique. La violence d’Angèle qui « écume » (l. 13) et qui « hurle » (l. 14), armée d’une

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

« lame » (l. 17) qu’elle plante « Dans le cul de la vieille » (l. 18), le « cri » de la Joconde qui a une puis-sance hors du commun puisqu’il « déchire tout » (l. 19) rapprochent les personnages de ceux des grandes épopées.

• L’héroï-comiqueLes personnages, qui sont d’abord des femmes et des prostituées, le lieu du duel, un bar louche situé dans une « rue » près d’un « square » (l. 19-20), la qualité du représentant de l’ordre, un simple sergent de police, ne correspondent ni au cadre, ni aux héros de l’épopée. La langue du narrateur, tant dans sa syntaxe familière (l. 14, 21 et 25) que dans son lexique lui aussi familier et dévalorisant, pour nom-mer ses personnages comme « la vieille » (l. 1 et 18) ou les parties du corps (« poigne », « cul », l. 17-18) ou argotique comme « traviole » (l. 17) ou encore dans le recours aux onomatopées tout au long du récit (l. 7-15, 17-18 et 26), n’est bien entendu pas celle de l’épopée. La langue d’Angèle (l. 14) n’est pas non plus celle d’une héroïne épique. Le choix de la partie du corps où se plante le couteau rabaisse la grandeur du duel. Par ses choix, le narrateur donne au texte un caractère parodique qui tient de l’héroï-comique.

Une invention stylistique• L’invention d’un styleL’invention tient d’abord au recours aux points de suspension, qui est un des traits essentiels du style de Céline (voir Entretien avec le professeur Y, 1955). Ils sont présents à chaque ligne et aussi bien après de très brèves phrases verbales ou nominales comme de beaucoup plus longues (l. 1-3, 4 et 5-10). Ils peuvent suivre les points d’exclamation (l. 12). Manifestement, ce procédé soutient un rythme très particulier fait de rupture ou d’un sentiment d’accé-lération. On remarque que les points de suspension ne sont cependant pas systématiques. Leur absence, comme par exemple aux lignes 7 ou 16, participe à la variété du rythme du récit. La syntaxe à la fois fautive et proche d’une syntaxe plus relâ-chée propre à l’oral caractérise encore l’invention stylistique. Si Angèle s’exprime trivialement à la ligne 14, c’est surtout le narrateur qui use tout au long du texte de cette syntaxe, a priori éloignée de la littérature et qui lui permet de donner une vélocité et une animation si particulières à son récit. À cette syntaxe se mêlent un lexique familier et de nom-breuses onomatopées traditionnelles ou plus origi-nales (« hop », l. 10 ; « tzix », l. 9 ; « Mouac », l. 26) qui se soucient peu de la belle langue attendue dans un roman. Tous ces procédés s’allient néanmoins à des procédés plus littéraires comme l’énumération

présente dans tout le texte, un lexique soutenu (« campée », l. 4-5, « transe », l. 6) ou encore le tra-vail sur les rythmes croissant ou décroissant (l. 1-3 et 15). Si l’on compare l’écriture célinienne de Voyage au bout de la nuit et celle de Guignol’s band, on peut percevoir le travail stylistique accompli par le romancier.

• Une écriture poétiqueCette langue apparemment si peu littéraire tient pourtant de la langue poétique. Il est remarquable que, dans certains passages, le narrateur exploite les ressources du langage poétique. Si par exemple l’on observe le travail d’écriture des lignes 7 à 10, on découvre une écriture qui s’attache à une musicalité liée aux sonorités et aux rythmes. Pour évoquer les castagnettes, le narrateur tente d’en reproduire les sons à travers des allitérations en [cR] ou [gR] ou encore [tR] et [R] et surtout l’étonnant [tziks] mais aussi une sorte de diminuendo qui part de « menu » pour aller jusqu’au « silence » en passant par un lexique qui le dénote comme « minuscule » ou qui le connote comme « grains » suivi d’un crescendo dans le rythme croissant de « et volte ! et volute ! bonds de panthère ». On peut ici parler d’écriture poétique qui parvient à atteindre la musique des castagnettes.

SynthèseLa simplicité langagière d’Angèle dans sa crudité et sa franchise peut susciter le rire d’autant qu’elle suit de près le langage quasi précieux des lignes qui précèdent.Ce contraste, source de comique, tient aussi aux langages choisis par le narrateur qui alterne la langue la plus délicate avec la plus argotique et c’est encore cette opposition provocatrice qui peut amu-ser un lecteur amateur de littérature, capable de sai-sir la poésie et peut-être l’ironie du narrateur.

GRAMMAIRE

On peut par exemple relever les lignes 14 à 18 et proposer la translation suivante : « Tu ne parvien-dras pas à tes fins, méchante femme », hurla-t-elle. Elle regardait sa rivale fixement avec des yeux écar-quillés comme si elle voulait l’hypnotiser. Alors, dans un vif mouvement, Angèle jaillit, le couteau en main et se précipita si rapidement sur la Joconde qu’elle ne put contrôler son geste qui n’atteignit pas la cible escomptée mais qui se planta malencontreusement dans une partie qu’on ne préfère pas nommer ici. »Cette correction peut amuser mais amène une dis-tance plus explicite du narrateur avec la péripétie, distance cependant présente dans le texte initial.

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Écho – François Rabelais, Gargantua (1534) p. 112

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment se construit un personnage. – Découvrir la verve comique de Rabelais.

LECTURE ANALYTIQUE

Un héros comique• La construction d’un personnage comiqueLe personnage de Gargantua s’éloigne de la norma-lité, on le découvre ici dans ses premières années et le narrateur prend soin de construire un personnage hors du commun en train de se construire librement par la relation de ses habitudes et de goûts qui prêtent à rire : – un goût pour la fange : l. 5-11 ; – un goût pour le paradoxe : l. 10-17, 23 et 30 ; – un goût pour l’excès : l. 12-15 et 32-33 ; – un goût pour le rire : l. 13 et 19-20 ; – un goût pour les bêtises : l. 17 et 35 ; – un goût pour le blasphème ou l’irrévérence :

l. 20-21 ; – un goût pour les jeux avec les animaux : l. 19,

22-23 et 34-35 ; – un goût pour les jeux dans la nature : l. 24-27 ; – un goût pour la sexualité : l. 36-40.

Gargantua dresse le portrait d’un personnage sans hygiène, sans religion, sans mesure, qui se plaît avec les animaux plus qu’avec les hommes, dominé par ses désirs et qui aime rire et qui fait rire.

• L’instauration d’une complicitéLes énumérations qui relatent les habitudes de Gar-gantua sont constituées essentiellement d’expres-sions lexicalisées ou tournures populaires ou proverbes. Elles sont source d’un comique de mots et invitent le lecteur à percevoir l’humour du narra-teur quand il les met au service du portrait de Gar-gantua. Elles instaurent une complicité liée à la capacité à les distinguer dans cet absolu désordre et d’en percevoir les modifications apportées par le narrateur mais aussi leur emploi détourné ou à contre-pied :

– « bayait souvent aux mouches » (l. 6) – « courait après les papillons » (l. 6-7) – « se mouchait sur ses manches » (l. 8) – « se couvrait d’un sac mouillé » (l. 12) – « le cul à terre entre deux chaises » (l. 11-12) – « crachait souvent au bassin » (l. 13-14) – « pissait contre le soleil » (l. 14) – « battait froid » (l. 15) – « songeait creux » (l. 15) – « faisait le sucré » (l. 15) – « écorchait le renard » (l. 15) ; « écorchait tous les

matins le renard » (l. 32-33)

– « disait la patenôtre du singe » (l. 15-16) – « revenait à ses moutons » (l. 16) – « menait les truies au foin » (l. 16) – « battait le chien devant le lion » (l. 16-17) – « mettait la charrue avant les bœufs » (l. 17) – « tirait les vers du nez » (l. 18) – « trop embrassait mal étreignait » (l. 18) – « mangeait son pain blanc le premier » (l. 19-20) – « ferrait les cigales » (l. 19) – « faisait chanter Magnificat à mâtines » (l. 20-21) – « perdait pied » (l. 23) – « prenait de la bouteille » (l. 23-24) – « comptait sur son hôte » (l. 24) – « battait les buissons sans attraper les oisillons »

(l. 24-25) – « prenait les nues pour des poêles de bronze ou

des vessies pour des lanternes » (l. 25-26) – « avait plus d’un tour dans son sac » (l. 25) – « faisait l’âne pour avoir du bran » (l. 26) – « à cheval donné regardait toujours les dents »

(l. 28-29) – « sautait du coq à l’âne » (l. 29) – « en faisait des vertes et des pas mûres » (l. 29) – « remettait les déblais dans le fossé » (l. 30) – « espérait prendre les alouettes si le ciel tombait »

(l. 30-31) – « faisait de nécessité vertu » (l. 31) – « faisait des tartines de même farine » (l. 31-32) – « se souciait des pelés comme des tondus » (l. 32)

Si certaines de ses expressions sont prises dans un sens habituel comme « écorchait le renard » ou « fai-sait de nécessité vertu », d’autres s’éloignent de leur sens proverbial comme « se couvrait d’un sac mouillé » ou « mangeait son pain blanc » ou encore sont employées à contre-pied comme « à cheval donné regardait toujours les dents ». On peut noter aussi le jeu de mots qui repose sur une paronomase dans « manger sa fouace sans pain » au lieu de « sans faim ». Tous ces jeux avec l’usage du langage instaurent une complicité amusée avec le lecteur.L’excès, l’abondance symbolisent ceux du person-nage et la répétition de « écorchait le renard » sug-gère que le lecteur aussi pourrait être pris d’une indigestion en lisant toutes ces expressions qui construisent le personnage.

Un personnage instrument d’une critique de l’éducation

• La domination nuisible de la natureLe narrateur précise que l’éducation de Gargantua respecte « les dispositions prises par son père » (l. 2-3). Cette remarque ironique laisse entendre que le père abandonne son autorité à la nature et à celle de l’enfant. L’instinct naturel de Gargantua le conduit à se comporter comme un jeune animal : « manger, dormir et boire ».Gargantua se plaît en la compagnie des animaux (l. 33-35) et assouvit comme un animal ses besoins naturels (l. 7-8). De nombreuses expressions

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

rappellent l’analogie entre l’homme et l’animal (l. 16-17, 20 et 26). Marquée par l’excès, sa nature paraît pire encore que celle de l’animal. Découvrir le comportement de Gargantua rappelle les bas ins-tincts de la nature humaine et suscite le dégoût de cette nature, même si elle devient l’occasion de rire. Dominé par sa nature, l’enfant devient un « petit paillard » (l. 36), qui est donc celui qui couche, comme un animal, sur la paille et qui mène une vie dissolue.

• Une critique humanisteLe narrateur rappelle le rôle de l’éducateur premier qu’est le père. Quand ce dernier n’assume pas sa responsabilité comme le suggère la ligne 2 ou encore l’évocation de Gargantua qui court « après les papillons de son père » (l. 6-7) – expression qui signifie que le père se préoccupe essentiellement de futilités – et enfin la mention des « petits chiens de son père » (l. 33) qui souligne que le père s’intéresse plus à ses chiens qu’à son fils, l’enfant abandonné à ses instincts ne paraît se soucier d’aucune préoccu-pation des humanistes. Gargantua ne se soucie ni de tempérance, ni d’hygiène, ni de connaissances tirées de l’observation de la nature ni de « toutes les disciplines qu’il convient » (l. 3) et qui rappellent l’idéal humaniste et préfère « boire, manger, dormir » (l. 3-4), activités qui alternent et se répètent. Ainsi ce portrait plaisant suggère une philosophie : la nature de l’homme ne peut s’exprimer si elle n’est façon-née par l’éducation « dans toutes les disciplines qu’il convient ». L’éducation est nécessaire pour for-mer un homme digne de ce nom. Le sens de la prière est perdu quand Gargantua dit « la patenôtre du singe », expression détournée de son sens, qui signifie sans doute ânonner une prière sans en com-prendre le sens. Son attitude quant à l’écriture paraît un véritable sacrilège puisqu’il « ratissait le papier, gribouillait le parchemin » (l. 23) au lieu d’en faire meilleur usage.

VOCABULAIRE

Cette expression argotique signifie vomir, rejeter par la bouche ce qui embarrasse l’estomac.Gargantua mange et boit trop ; il est un personnage qui ne peut vivre que dans l’excès.

LECTURE D’IMAGE

• L’échelle et la passerelle, l’architecture du berceau traduisent le rapport que le personnage entretient avec son environnement. Les serviteurs chargés de le nourrir ont des proportions à peine égales au seul visage de Gargantua. La main attachée suggère le danger qu’il représente pour les serviteurs ou rap-pelle sa gloutonnerie.• Les sept serviteurs et la fermière qui trait une vache soulignent la démesure attachée au personnage.

Chaque serviteur porte des plats ou des marmites de grandes dimensions qui ne semblent pas suffire à satisfaire l’appétit de Gargantua. Deux vaches sont nécessaires pour abreuver le héros. La situation de la vache aux pieds du berceau suggère l’exigence et l’impatience de Gargantua.

Texte 5 – Raymond Queneau, Zazie dans le métro (1959) p. 114

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un personnage emblématique du roman moderne.

– Découvrir l’originalité d’une écriture romanesque.

LECTURE ANALYTIQUE

Un dialogue comique• Comique de caractèreMême si le personnage de Zazie a été incarné au cinéma par une actrice, le personnage de roman n’est pas construit en vue de son incarnation. Il reste cependant que le ressort du comique de caractère existe bien dans le roman. C’est le caractère de Zazie, que l’on cerne grâce à ses répliques, qui amuse aussi bien les témoins de la scène que le lec-teur – c’est du moins l’intention du narrateur. Marce-line « sour[it] » (l. 1) et Gabriel est « enthousiasmé » et « se tape les cuisses » (l. 46) quand ils entendent le point de vue de Zazie. Son aplomb, sa méchan-ceté et ses excès la rendent comique. On rit d’elle mais aussi avec elle quand elle énonce ses affirma-tions déconcertantes comme : « je veux aller à l’école jusqu’à soixante-cinq ans » (l. 4) ou « je leur enfoncerai des compas dans le derrière » (l. 25-26) ou encore « je serai astronaute pour aller faire chier les Martiens » (l. 45-46). Son obsession d’empoison-ner tous les enfants jusqu’à « dans mille ans » (l. 21) dénote un caractère de fâcheux, souvent source de comique. L’exagération caractérise aussi Zazie et son goût pour une telle démesure traduite par de nombreuses hyperboles et une imagination débor-dante amuse aux dépens de la « mouflette » (l. 2).

• Comique de motsUn comique de mots soutient ce comique de carac-tère. Il est présent dans les répliques de Zazie, dans celles des autres personnages ainsi que dans les commentaires souvent ironiques ou simplement amusés du narrateur. La grossièreté dans la bouche d’une enfant pourrait choquer mais fait surtout rire : l’inattendu « Retraite mon cul » (l. 10) ou le violent « pour leur larder la chair du derche » (l. 27-28) et enfin le définitif « pour aller faire chier les Martiens » (l. 45). Elle use également d’un argot saugrenu dans la bouche d’une enfant comme « mômes » (l. 20) ou « derche » (l. 28). Les personnages eux-mêmes usent

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Français 1re – Livre du professeur

de réparties plaisantes et amusées à l’égard de Zazie comme aux lignes 2 et 3 mais aussi à la ligne 47. Le recours à une orthographe phonétique pour traduire la prononciation de Gabriel (« espliquer », l. 14 ; « tévé », l. 37) ou l’emploi par le narrateur, au contraire, d’un adverbe rare (« approbativement », l. 42) amusent l’amateur de langage qu’est le lecteur. Les commentaires du narrateur jugent avec humour et ironie le propos stéréotypé de Marceline et visent à établir une complicité avec le lecteur. On peut noter : « Elle ajouta ça automatiquement parce qu’elle connaissait bien la langue française » (l. 8-9) ou le recours au présent dans « se tape les cuisses » (l. 46) qui met en valeur cette action qui traduit le bonheur du personnage.

Zazie, une caricature de l’institutrice• Un portrait fantasmé de l’institutriceLa représentation que se fait Zazie tient à la fois de l’expérience et du fantasme. Les instituteurs comme les institutrices ont, pour les générations plus anciennes, une réputation de violence et d’iniquité. La question de Marceline (« est-ce qu’on t’a brutali-sée à l’école », l. 33-34) suggère le bien-fondé de la vision de Zazie. C’est à cette représentation qu’ad-hère Zazie. Selon elle, l’institutrice n’a pas pour fonction d’enseigner mais comme elle le dit crûment de « faire chier les mômes » (l. 20) en détournant notamment de leur usage quelques-uns des outils de l’enseignement comme « l’éponge » qu’elle fera manger à ses élèves (l. 25) ou le compas qu’elle enfoncera « dans le derrière » des enfants (l. 25-26). Elle cherchera aussi à humilier en faisant « lécher le parquet » (l. 24) et se montrera particulièrement vio-lente grâce à des « éperons » pour « leur larder la chair du derche » (l. 27-28). On notera que les « bottes » « hautes comme ça » (l. 26-27) ainsi que le lieu privilégié de la violence appellent un motif sexuel qui renvoie au marquis de Sade. L’institutrice vue par Zazie correspond à une époque pour nous reculée mais révèle aussi tout le ressentiment du personnage et d’une génération à l’égard de cette figure de l’institution scolaire.

• Des conceptions contrastéesLa conception que Zazie défend a de quoi inquiéter et met en cause certains représentants de l’institu-tion scolaire dont de nombreux auteurs ont pu témoi-gner par le passé. La question de Marceline, elle aussi, peut inquiéter et rappeler de mauvais souve-nirs. Gabriel, s’appuyant sur une source peu fiable – « les journaux » (l. 29) –, se réfère à de nouvelles pédagogies toutes empreintes de modernité des lignes 29 à 38. Le propos de Gabriel ne cherche pas la polémique et le narrateur précise qu’il s’exprime « avec calme » (l. 29) comme pour apaiser Zazie et donner plus de sérieux à son propos. L’institutrice moderne ne sera plus violente mais au contraire – c’est ce que souligne l’énumération – l’incarnation

de « la douceur, la compréhension, la gentillesse » (l. 31) et l’institutrice ne sera même plus du tout, puisque « y aura plus d’institutrices » (l. 36). Les jour-naux anticipent donc partiellement sur les pratiques pédagogiques à venir – et qui se trouvent actuelles – qui vont s’appuyer sur les moyens modernes et « des trucs comme ça » (l. 37). Seule l’institutrice n’a pas disparu.Le narrateur ne prend pas clairement parti ; on peut discerner une légère réticence dans la source exploi-tée et dans le vague « des trucs comme ça » (l. 37) mais la conception de Zazie est, elle, plus clairement rejetée tant elle est excessive et chargée d’une vio-lence condamnable : la vérité à venir ne sort pas de la bouche de Zazie même s’il y a du vrai quant à des pratiques passées.

SynthèseVoir la première partie de la lecture analytique qui démontre que le comique tient au caractère du per-sonnage et aux jeux avec les mots.

VOCABULAIRE

Synonymes de « déluré » : dégourdi, éveillé, malin, fripon, effronté.

S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR CORPUS

I. Un plaisir du jeu avec le langage commun aux deux auteursRabelais comme Queneau aiment jouer avec le lan-gage pour amuser, s’en moquer ou le renouveler.En recourant à des expressions lexicalisées pour rapporter les habitudes de Gargantua, le narrateur de Rabelais amuse le lecteur attentif et se moque en même temps de ces expressions et de l’art littéraire qu’il traite là avec désinvolture. En faisant parler son personnage avec une telle grossièreté, Queneau et son narrateur nous amusent mais aussi provoquent l’idée du roman et de la littérature. L’intention de Queneau vise aussi à inviter à la réflexion quant au langage et à son évolution et renouvellement : l’or-thographe ne devrait-elle pas prendre en compte les différentes évolutions langagières ?

II. Une critique de l’éducationLes textes de Rabelais et Queneau décrivent deux conceptions opposées mais qui sont toutes les deux mises à mal. Dans le premier texte, la liberté totale offerte à Gargantua conduit au désastre et l’autorita-risme prôné par Zazie n’est jamais défendu par le narrateur qui rend Zazie ridicule en l’envoyant sur Mars. Le père comme l’institutrice sont condamnés.Le roman de Rabelais défendra plus tard un idéal humaniste dont « l’éducation moderne » se réclamera.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

Perspective – Tom Sharpe, Outrage public à la pudeur (1973) p. 116

LECTURE ANALYTIQUE

Un texte burlesqueL’opposition entre la tranquille progression du texte vers l’inéluctable, celle de la caissière inconsciente du danger (l. 15, 18-19 et 23) de son obstination à faire respecter les règles (l. 27-28) et l’affolement de l’agent 74 53 96 (l. 16-17, 24-25 et 31) et l’obstina-tion de l’autruche (l. 4 et 8-13) est la première source du comique de l’extrait.La répartie inattendue de l’agent (l. 28), le titre du film choisi (l. 14) et la remarque du narrateur qui tient du jeu de mots avec une expression prophétique et le simple fait d’avoir épuisé la réserve de papier hygiénique (l. 32) doivent aussi faire rire.L’explosion finale, retardée un instant par « un étrange silence » (l. 35), et la relative discrétion du narrateur quant à la description de l’explosion, le choix de l’adverbe « lentement » (l. 37) qui là encore entre en opposition avec l’attendu de la situation et enfin l’ellipse presque pudique cherchent à provo-quer une hilarité qui rappelle peut-être celle provo-quée par le cinéma burlesque américain de Chaplin ou de Laurel et Hardy ou par le théâtre de l’absurde et les procédés comiques des Monthy Pythons.

Une vision des hommes et du mondeSi le texte amuse et paraît bien loin de toute ambi-tion philosophique, il reste que la qualité de l’auteur et son engagement invitent à se montrer sensible à l’ambition critique de l’extrait. Les agents repré-sentent la sottise d’une société obsédée par des ennemis imaginaires et qui sont prêts à tous les complots pour discréditer leurs opposants.Les agents et la quantité excessive d’explosifs sou-lignent la violence absolue d’un régime qui ne res-pecte ni la vie humaine ni la vie animale.Il règne également dans ce texte un affolement qui s’oppose à une tranquillité obstinée de la caissière comme des autruches qui donne le sentiment d’un monde soumis à un équilibre fragile ainsi qu’à l’inconscience.

Perspective – Jonas Jonasson, Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire (2009) p. 118

LECTURE ANALYTIQUE

Deux personnages comiquesL’extrait invite à rire avec le héros et à se moquer du procureur. Allan se montre particulièrement respec-tueux de l’autorité et du procureur : les précautions oratoires, les formules de politesse, les interrogations

prudentes ou faussement naïves mais aussi le carac-tère saugrenu des anecdotes que le héros se pro-pose de raconter suggèrent qu’il se moque du procureur et invite le lecteur à s’en amuser avec lui.Le personnage du procureur devient lui aussi source de comique mais le narrateur tente de le ridiculiser, avec une certaine bienveillance toutefois. Les pre-mières remarques du narrateur le concernant sont à ses dépens. Il perd le contrôle de lui-même d’abord en posant une question et surtout en tutoyant son témoin. Constamment ses interventions sont cou-pées par Karlsson. Il perd son autorité en suppliant le héros et avant de se taire définitivement, il doit subir une vérité qui a des allures d’une vérité philo-sophique qui fait de Karlsson un sage.

Une satire des conventionsLe vieil homme en position d’accusé nous fait découvrir un monde riche de fantaisie, d’anecdotes invraisemblables, de personnages historiques les plus rares, des contrées lointaines. Sa relation est marquée par la simplicité, la modestie et le souci – sans nul doute hypocrite – de contenter la suppo-sée curiosité du procureur. Le procureur, qui n’a jamais quitté son pays et qui est tout entier dans sa fonction, se trouve débordé au point qu’il en perd le respect des conventions mises à mal par l’originalité du héros. La vie du héros est hors de toute conven-tion et il bouleverse le monde ordonné du procureur pour le plus grand plaisir du lecteur prêt à prendre le parti du désordre et de la malhonnêteté.

LECTURE D’IMAGE

• Tout d’abord, le costume est un déguisement d’en-fant et non celui d’un « vieux » et à ce titre éclaire sur le personnage qui ne veut pas entrer dans son cos-tume de « vieux ». Le costume contribue ainsi à la construction du personnage dans le film. Allan Karls-son se montre habile à tromper son monde et notam-ment le procureur. Le choix de ce costume permet de suggérer les traits principaux du personnage.

• Karlsson est chevelu et ses cheveux sont en bataille. On peut lui trouver une ressemblance avec la personne d’Einstein qui cristallise intelligence et fan-taisie à l’image du héros. Son costume clair le range du côté du bien alors qu’il a surtout vécu dans l’illé-galité. Assis à une table, il est en position d’accusé.Le procureur, au contraire, paraît engoncé dans son costume, prisonnier des conventions et de la loi qu’il représente. Partiellement chauve, portant des lunettes, pointant un doigt accusateur, il incarne le représentant de l’ordre. Son costume noir le range plutôt du côté du mal ou de la mort.On peut noter que le décor qui représente une pièce délabrée déstabilise : s’agit-il déjà d’une cellule ou s’agit-il d’un lieu inadapté à la situation et qui peut mettre en péril l’autorité du procureur ?

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 5

Visages de la folie p. 120

Problématique : Comment la folie est-elle représentée dans les romans ? Pourquoi les romanciers choisissent-ils de l’incarner ?

Éclairages : Ces textes – romans et tragédie – permettent de repérer les traits permanents de la représen-tation de la folie de jeunes femmes ainsi que l’évolution de ces traits dans des œuvres plus récentes. Ils établissent tous un lien entre la passion amoureuse et la folie. Ils donnent à ces visages de la folie des fonctions critiques à l’égard des passions, des hommes qui les ont suscitées et des sociétés dans les-quelles elles sont nées.

Texte 1 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782) p. 120

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer les effets d’une passion coupable – Réfléchir aux fonctions de cette peinture de la folie

– Montrer une vision très théâtralisée de la folie. – Étudier la construction du personnage dans le roman épistolaire.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait contrasté de ValmontCette lettre destinée à Valmont, mais qui ne lui sera pas remise, et qui n’influencera pas directement son destin, dépeint un homme dangereux et ignoble, mais aussi aimable et aimant selon Madame de Tourvel et ses amies. Le lecteur dégagera de ces regards et jugements des personnages le portrait de Valmont. Ce portrait est d’abord sans ambiguïté et les premiers mots de Madame de Tourvel révèlent un personnage séducteur, incarnation du mal et de la cruauté. En recourant aux champs lexicaux de la torture et de la souffrance (l. 1 à 11) et à une accu-mulation au rythme signifiant (l. 2), l’héroïne résume ce que Valmont lui a fait subir dans un passé proche, ce qu’elle a perdu en lui accordant sa confiance et ce qu’il lui fait encore subir en lui rappelant sa déchéance au regard de ce passé vertueux. Celle qui se présente comme une victime confirme ce por-trait dans son hallucination (lignes 32 à 51) où Val-mont lui apparaît en « monstre » (l. 47). Ce point de vue est partagé par ses amies qui invitaient Madame de Tourvel « à le fuir » (l. 48). Cependant, dans son délire, et écrasée par sa culpabilité, Madame de Tourvel fait de Valmont un instrument de la ven-geance divine : elle se sent coupable, il devient l’« auteur de [ses] fautes » (l. 11) que « Le Ciel » (l. 22) a choisi pour « les punir » (l. 11), métamorpho-sant celui qu’elle aime en un être « différent de lui-même » (l. 28-29). Ainsi, à ses yeux, celui qu’elle aime n’est pas « ce monstre » (l. 47) et n’est pas res-ponsable de cette séparation qui lui fait perdre la raison. Madame de Tourvel, plus implicitement, au

milieu de la lettre et dans la même hallucination, offre encore un autre portrait. Valmont est alors un être aimable et aimant, tendre et protecteur : « un aimable ami » (l. 34) et le verbe « revoir » (l. 33) sous-entend que Madame de Tourvel rappelle un passé proche et vécu. Les insistances « c’est toi, c’est bien toi » (l. 36) veulent souligner la vérité de ce portrait opposé à celui qui précède et suit. Les impératifs, les phrases exclamatives, le champ lexical de la relation amoureuse (l. 32 à 45) nous font entrer dans l’intimité de leur passion. Portrait antithétique dominé par la figure négative et condamnée mais qui laisse transparaître un visage aimable que seul peut connaître Madame de Tourvel et qui est révélé au lecteur par cette lettre. Ce visage aimable peut faire comprendre que Madame de Tourvel ait suc-combé à Valmont, montre aussi une représentation nouvelle et troublante du personnage, ou au contraire confirme et décuple sa perversité et démontre ainsi les dangers que représente le libertin.

Madame de Tourvel, une héroïne tourmentée

C’est à travers la parole même de l’héroïne que se dessine le visage de la folie que veut transmettre le romancier. Cette folie naissante, durable ou encore provisoire se caractérise par des traits assez com-muns, voire stéréotypés : un accablement physique, une parole confuse et une perte du lien avec la réa-lité qui font de l’héroïne une figure pathétique et tra-gique. Que Madame de Tourvel fasse écrire cette lettre par sa femme de chambre révèle une épuise-ment physique, conséquence des « tourments » (l. 7 ; 19 ; 53) et des souffrances – dont le champ lexical est omniprésent – qu’elle endure et qui, « insupportables », risquent d’excéder « ses forces » (l. 7) : elle a « perdu le repos » (l. 10), elle « meur[t] » (l. 14). Cette grande fatigue et le recours à l’oral – qui rapproche cette lettre d’une tirade rappelant le genre théâtral – favorisent l’expression d’une parole confuse. Cette confusion se traduit d’abord par la présence de destinataires multiples et qui ne sont pas clairement nommés. Le nom du destinataire ini-tial n’est pas indiqué : « La Présidente de Tourvel à… ». Si le premier paragraphe est adressé à Val-mont, comme permettent de le comprendre les

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5

dernières lignes, le troisième s’adresse à son mari, deuxième destinataire – elle évoque la « femme infi-dèle » (l. 19) et « ta honte » (l. 21) – et la fin du cin-quième est destinée explicitement à ses « amies » (l. 47). Le passage du premier destinataire au deu-xième n’est pas non plus marqué par un indice pré-cis et oblige le lecteur à l’identifier en s’appuyant sur les propos tenus. À la ligne 17, le pronom personnel « toi » représente son mari. Le même pronom désigne Valmont (l. 36). Dans le cinquième para-graphe, deux destinataires sont successivement présents. Le passage du tutoiement au vouvoiement dans le dernier paragraphe confirme et entretient cette confusion. La variété des types de phrases, leur succession, leur alternance (l. 1 à 11 et 32 à 57) donnent à cette lettre un caractère décousu et révèlent l’agitation de son auteur. Plus la lettre pro-gresse vers sa fin, plus l’héroïne se sent abandon-née et isolée : « personne ne pleure sur [elle] » (l. 13). « Où êtes-vous toutes deux ? » s’interroge-t-elle à propos de ses amies (l. 50), et elle prend congé par un définitif « Adieu, Monsieur » (l. 57). Mais c’est par la véritable hallucination des lignes 32 à 47 que Madame de Tourvel révèle cet état délirant dans lequel elle croit véritablement voir Valmont qui, sous ses yeux, se métamorphose en « monstre ». Cette hallucination montre évidemment que Madame de Tourvel perd le lien avec sa situation réelle et annonce sa fin tragique marquée par une formule finale conventionnelle mais qui, ici, prend tout son sens.

Synthèse

Cette peinture de la folie vise à susciter la compas-sion par l’omniprésente évocation des souffrances, par l’acceptation de sa culpabilité, par le rappel de « la douce émotion de l’amour » (l. 43-44), de la soli-tude de l’héroïne abandonnée de tous, qui confèrent à la lettre son registre pathétique, mais vise égale-ment à susciter la crainte d’un « séjour de ténèbres » (l. 3) où « l’espérance est […] méconnue » (l. 4). Cette lettre prend alors une dimension tragique, mais aussi cathartique.

VOCABULAIRE

« Tourment » vient du latin tormentum, de torquere « tordre ». 1er sens : supplice, torture. 2e sens : très grande douleur physique ; vive souffrance morale. Les trois occurrences du substantif que compte la lettre se rapportent à une vive souffrance morale mais subie comme un supplice menaçant l’esprit et le corps.

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Le Vicomte de Valmont se dit « heureux » auprès de Madame de Tourvel. Il brosse un portrait élogieux

des attraits physiques et des qualités morales de l’héroïne. Il prend le parti de sa simplicité et de sa franchise contre « le regard menteur » des « femmes coquettes ». Le début de la lettre révèle qu’il est sensible aux charmes de Madame de Tourvel mais Valmont insiste davantage sur l’heureux caractère de cette jeune femme qui lui a rendu, à lui qui se sent prématurément vieux, « les charmantes illusions de la jeunesse ». Ce portrait est celui d’un homme amoureux qui l’avoue en évoquant « le bandeau de l’amour ». La lettre rappelle cependant que ses intentions sont celles d’un libertin cynique : Il veut « [avoir] eu cette femme » et il sait que cet amour s’évanouira quand il aura atteint avec elle « la volupté », quand il l’aura physiquement possédée. La lettre se termine ici par de froids calculs sur le temps nécessaire pour que Madame de Tourvel « se donne ». Sami Frey interprète avec une certaine gra-vité la lettre de Valmont. Il paraît d’ailleurs la lire plus que l’interpréter mais on ne perçoit aucune trace de cynisme et l’illustration du portrait par un bref plan-séquence sur une actrice interprétant Madame de Tourvel confirme la beauté mais aussi la jeunesse et la simplicité du personnage.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Visionnez les scènes 27 à 30 du DVD du film de Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses (1988). Analysez le portrait que le cinéaste et l’acteur John Malkovich proposent du personnage de Valmont et comparez-le à celui vu par Madame de Tourvel dans cette lettre.

➤ On pourra comparer les cheminements, choix et destins de Madame de Tourvel à ceux de Madame de Clèves (p. 86 à 89).

Texte 2 – Honoré de Balzac, Adieu (1830) p. 122

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer un visage original de la folie : la folie comme retour à l’état sauvage.

– S’interroger sur la fonction de la peinture de la folie qui permet de mettre en évidence la responsabilité des hommes et de leurs actions.

LECTURE ANALYTIQUE

Le retour à l’état sauvageLe narrateur souligne, par l’emploi d’un champ lexi-cal de la grâce, la légèreté et la souplesse de Sté-phanie, qui devient un animal au fil des lignes. Cette agilité est déjà implicitement présente à travers le choix du chevreau ou de l’oiseau ou de cet animal que le narrateur ne nomme pas et qui bondit de

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Français 1re – Livre du professeur

branche en branche. C’est d’abord « légèrement » (l. 2) qu’elle se met debout ; elle se « balanc[e] avec une légèreté », insiste encore le narrateur par l’em-ploi de l’adjectif hyperbolique, « inouïe » (l. 19-20), puis elle descend « doucement » (l. 31) et « voltig[e] comme un feu follet » (l. 31-32). Le vent peut aussi imprimer des « ondulations » (l. 32) à son corps qui devient alors végétal. Le lecteur comprend – par la focalisation interne – que c’est Philippe qui remarque « sa jolie main brune » (l. 51). Le narrateur établit ainsi un rapprochement entre l’animalité et la grâce. Notons cependant que Stéphanie peut aussi se transformer en animal agressif qui pousse un « cri sauvage » (l. 45-46) animé d’une « passion bestiale » (l. 50) « pour saisir sa proie » (l. 52).La folie de Stéphanie, « cette pauvre folle » (l. 24-25), à travers un grand nombre d’analogies, la relation qu’elle entretient avec les animaux et son comporte-ment se caractérise par une régression vers l’anima-lité, régression atténuée dans la majeure partie du texte par le choix des comparants. Stéphanie est passée d’une figure humaine, « quand elle était femme » (l. 42), à une figure animale et plus précisé-ment, dans les premières lignes, à la figure de l’oi-seau : sa voix se confond avec un « petit cri d’oiseau » (l. 5) : « oiseau sifflant son air » (l. 12). C’est aussi par son comportement qu’elle s’anima-lise : « elle grimp[e] » (l. 7) dans un arbre, elle se « nich[e] » (l. 7), elle regarde « avec l’attention du plus curieux de tous les rossignols de la forêt » (l. 8-9) et le mouvement de la tête vers la poitrine (l. 29-30) évoque un mouvement propre à l’oiseau. C’est aussi « en voltigeant » (l. 31) qu’elle descend du sapin. D’autres traits rappellent davantage un animal agile et familier de la vie dans les arbres : elle se déplace d’un arbre à l’autre par « un seul bond » (l. 17) et « se balan[ce] de branche en branche ». Enfin, le narrateur la compare, quand Philippe lui offre un sucre, à « ces malheureux chiens » (l. 48).Le narrateur souligne par ailleurs l’étonnante confiance qui lie Stéphanie à « un jeune chevreau » (l. 1) en notant que cet animal est justement « capri-cieux » et qu’il est pourtant « son compagnon » (l. 4). Cette relation, par son invraisemblance, souligne combien la frontière entre les espèces s’est effacée.Le narrateur propose un visage peu conventionnel de la folie. Visage régressif, a priori dégradant, mais qui ne manque cependant pas de grâce et qui rappelle davantage un état heureux, une innocence, un âge d’or où les hommes et les animaux vivent dans une parfaite harmonie. Cet état est cependant menacé par la proximité de l’homme ou plus exactement d’un homme qui réveille une sauvagerie animale.

Le colonel, symbole d’un dangerSi le colonel aime Stéphanie – qui l’a aimé – s’il veut « l’apprivoiser » (l. 23), Stéphanie ne peut vaincre sa crainte et perçoit le colonel comme un danger ce qui invite à envisager la fonction critique de cette page. Remarquons que si le personnage se caractérise lui-même par son prénom (l. 14) le narrateur rappelle ses différentes natures et notamment l’une d’entre elles connotant la violence et la guerre. Il est « le colonel » (l. 5, 44) ou « colonel » (l. 20, 37), « le pauvre militaire » (l. 15), même s’il est aussi « Philippe » (l. 3-4, 42, 46, 51), et enfin « son amant » (l. 52). Il est pour Stéphanie « l’étranger » (l. 8), expression reprise par le narrateur ligne 33. Ce dernier suggère constamment et alternativement le caractère familier et paisible, mais aussi lointain et guerrier du person-nage masculin. Alors que Stéphanie et le chevreau sont immédiatement dans une relation confiante et complice, Stéphanie « se sauv[e] » (l. 4) à la vue de Philippe. Il provoque chez elle « une expression craintive » (l. 17) et qui pourrait, selon Fanjat, évoluer vers « une aversion […] insurmontable » (l. 21). Sté-phanie se laisse approcher par le chevreau alors qu’elle fuit le colonel. Le lecteur doit être sensible à l’évolution du comportement de Stéphanie à l’égard de Philippe tout au long de ces lignes. Protégée par son nid (l. 7), Stéphanie peut « regarder » (l. 8) Phi-lippe. Mais elle s’éloigne (l. 17-19) dès qu’il s’ap-proche, et ce n’est que parce qu’il reste « immobile » (l. 34) qu’elle avance vers lui « d’un pas lent » (l. 35). Quand Stéphanie – attirée par le morceau de sucre (l. 44) – finit par se trouver devant Philippe, elle se retrouve dominée par « la peur » (l. 47) et surtout par « la passion bestiale » (l. 50). Ainsi, la proximité de Philippe non seulement ne l’humanise pas mais la rend plus animale, et même « bestiale » comme si elle éprouvait « instinctive[ment] » (l. 47) que son amant représentait pour elle, paradoxalement, un danger. L’extrait condense le bref roman : Stéphanie est devenue folle à la suite de sa séparation d’avec Philippe soulignée ici par les seules paroles qu’elle prononce (l. 10) et qui furent celles qu’elle adressa à Philippe quand ils durent se séparer, mais elle est aussi devenue folle parce qu’à la suite de cette sépa-ration, elle a dû subir les violences des soldats. Le texte suggère donc que, pour Stéphanie, Philippe incarne l’histoire d’amour mais aussi l’Histoire, l’amant, mais aussi le soldat, dont Stéphanie fut et est encore la victime. L’homme et ses entreprises sont ainsi accusés de représenter un danger pour les femmes, de les rendre folles et de les obliger à s’échapper d’une société régentée par les hommes pour se réfugier dans le monde animal ou végé-tal. C’est la fonction critique de ce texte appartenant d’abord aux Scènes de la vie militaire que Balzac a finalement intégré à ses Études philosophiques, sug-gérant ainsi une plus large ambition.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5

SynthèseLes élèves devront montrer que le texte porte un regard sensible empreint de sympathie et d’atten-tion sur la folie de Stéphanie. Cette folie s’exprime par une régression animale mais le narrateur met en évidence la douceur, la fragilité et la grâce qui rap-pellent l’harmonie et l’innocence plus que le désordre ou le délire. Cette peinture de la folie ne vise ni à inquiéter ni à effrayer. Les élèves devront montrer qu’en dépit d’intentions louables – sauver Stépha-nie, lui permettre de retrouver la raison – Philippe représente un danger. À travers l’insistant rappel de son état militaire et l’évolution du comportement de Stéphanie quand elle se rapproche de son ancien amant, le monde et les hommes sont implicitement accusés d’être la cause de la folie de Stéphanie et une menace pour un calme retrouvé. Il faudra enfin nuancer la condamnation en s’appuyant sur le per-sonnage de Fanjat, oncle de Stéphanie et médecin, qui protège Stéphanie en lui permettant de vivre comme un animal dans un monde isolé et clos, iro-niquement nommé « Les Bons-Hommes ».

GRAMMAIRE

Les figures de rapprochement s’inscrivent dans une animalisation généralisée – équivalent de la person-nification – de Stéphanie. Le narrateur use de nom-breux verbes, substantifs et adjectifs métaphoriques. Les comparaisons s’expriment par l’outil habituel « comme » ou un équivalent « avec l’attention de ». La variété des comparaisons tient aussi à leur conci-sion ou à leur développement et à leur caractère plus ou moins explicite.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Le sujet invite à réfléchir aux modalités narratives et descriptives (narrateur, focalisation, portrait en mou-vement ou non, système des temps, champs lexi-caux, registres), à imaginer un cadre spatio-temporel, à donner une identité au personnage (homme, femme, jeune, vieux, etc.) et à choisir un monde où puiser les comparants (humain, animal, etc.) Le per-sonnage devra devenir plus inquiétant au fil des lignes.

Lecture d’images p. 124

1. Théodore Géricault, La Folle monomane du jeu (1820)Théodore Géricault est un peintre français né en 1791 ; il mourra en 1824 à la suite d’une chute de cheval. Par son génie et son destin tragique, il incarne l’artiste romantique. Le Radeau de la Méduse (1817-1819) reste son œuvre la plus célèbre. Le tra-vail que lui a demandé la réalisation de ce tableau

aurait plongé le peintre dans un état dépressif. Soi-gné et guéri par le docteur Georget, aliéniste et médecin-chef de l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, celui-ci lui aurait demandé de peindre dix études d’aliénés entre 1819 et 1822, dont La Folle mono-mane du jeu, à des fins didactiques. La « mono-mane », terme utilisé au xixe siècle pour classer une forme de folie, est sans doute une malade du doc-teur Georget qui devient ici une incarnation de la folie. Elle est représentée sur un fond sombre, avec lequel se confond presque son corps, qui met en valeur le visage du personnage au contraire lumi-neux. La mise en valeur tient aussi aux deux taches de couleur blanche, une coiffe et un foulard, qui encadrent ce visage. C’est évidemment le titre et les conditions dans lesquelles cette œuvre a été peinte qui nous renseignent sur l’état mental du person-nage représenté, mais on se demandera quelles sont, pour le peintre, les représentations de la folie que ce tableau suggère. Le peintre s’attache essen-tiellement à la représentation du visage, ce qui trahit qu’il est pour lui – point de vue partagé par son époque – le lieu de l’expression de la folie, mais il peut également exister une physionomie propre à la folie. On notera une curieuse implantation des che-veux : une mèche semble vouloir échapper à la coiffe, indice d’un désordre physique connotant le désordre mental. C’est cependant par le regard, levé peut-être vers le peintre mais pas tout à fait vers le spectateur du tableau, que Géricault a cherché à traduire la folie du personnage. Vide, ce regard tra-duit le vide du cerveau, l’absence des facultés men-tales, signe de la folie, d’une raison perdue. Ce regard traduit aussi une absence de communication entre la monomane et le peintre. On peut toutefois s’attarder sur le point de vue en légère plongée – le personnage paraît assis – et à la superposition des vêtements qui couvrent « la monomane » et qui contribuent à donner le sentiment que le person-nage est accablé et écrasé, comme anéanti, par sa folie. Si le regard paraît vide, il traduit aussi une tris-tesse et peut-être une longue souffrance si l’on s’at-tache à la vieillesse du personnage, représentée par les rides, un certain affaissement du bas du visage, les paupières rougies, le jaune orangé choisi pour peindre la peau qui donnent à ce personnage une humanité qui dépasse la représentation réaliste voire scientifique des signes de cette monomanie. L’ambition du peintre paraît aller au-delà de la docu-mentation concernant les monomanes. Géricault représente une figure bouleversante d’humanité si l’on veut bien percevoir dans ses yeux levés sinon une prière, du moins une humble supplique.

2. Odilon Redon, Le Fou ou la Folie (1833)

À la fin du xixe siècle, le courant symboliste – auquel on peut rattacher Odilon Redon – explore les tré-fonds de l’âme. Ces artistes voient dans la folie une

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Français 1re – Livre du professeur

distanciation de la conscience face au matérialisme désenchanté du monde contemporain dans lequel ils évoluent et dont le réalisme n’a rien à voir avec l’univers idéal qu’ils se sont forgé. Il s’agit pour eux de peindre le secret des choses, l’expérience intime des êtres, le mysticisme transcendant. Les Symbo-listes ne représentent que des émotions. Leur oni-risme nie la réalité sordide et simplifie les figures à l’extrême pour atteindre une merveilleuse abstrac-tion. Ils annoncent à leur manière l’art du xxe siècle.Odilon Redon (1840-1916) est l’un des maîtres de l’art moderne – les Surréalistes s’en réclamaient – et occupa dans l’art de son temps une place particuliè-rement originale. Alors que ses contemporains s’in-téressent à la conquête de la lumière et à l’alchimie des couleurs, il utilise les seules ressources du noir et du blanc. À partir de 1875, et pendant plus de dix ans, l’artiste va s’adonner à ses « Noirs », réalisés à la mine de plomb ou au fusain, une série de dessins aux tonalités sombres qui tentent d’approcher le clair-obscur de Rembrandt ou le sfumato de Léonard de Vinci. Ce travail sur le clair-obscur renvoie à une période très sombre de la vie du peintre, à un moment d’intense souffrance morale dont la fin coïncidera très précisément avec la redécouverte de la couleur et l’introduction des pastels dans son œuvre à partir de 1890. Ses « Noirs » – dessins, fusains et lithogra-phies – expriment non seulement la réalité vue, mais la réalité sentie, révélant un monde invisible issu de ses rêves. L’allégorie de La Folie appartient à cette série. Il s’agit du portrait d’un personnage asexué dont le visage émacié est coiffé d’un bonnet parsemé de clochettes. Les yeux immenses, inexpressifs, dis-simulent un monde intérieur clos, douloureux, où l’étrange le dispute au fantastique. Comme dans ses diverses représentations carcérales, Odilon Redon reprend ici le vieux thème de l’âme prisonnière.(Notice d’Alain Galoin, http://www.histoire-image.org)Odilon Redon a choisi de représenter indirectement la folie par le dessin – un fusain sur papier – par une instabilité et une absence au monde du personnage.

➤ La présence du monde dans ce dessin

• On peut déjà remarquer la présence du monde par la présence d’un décor – la porte, l’esquisse d’un mur – qui sépare deux lieux ou deux mondes et qui suggère l’enfermement.

• La démesure des yeux suggère qu’un monde intérieur se confronte au monde extérieur.

• Les clochettes, qui sont un attribut traditionnel du fou, avertissent le « monde », de la présence du fou et permettent au « monde » de s’en éloigner.

• Le personnage lui-même est une figure humaine qui appartient au monde des hommes par le mou-vement de son corps, ses vêtements, son visage et son regard.

➤ Instabilité et absence

• L’instabilité et l’absence tiennent au trait délicat du dessin, aux jeux entre les noirs et les gris, les fon-cés et les clairs, la transparence du bonnet derrière lequel se devine le cadre de la porte qui donnent à la fois une impression d’inachèvement et de confusion entre le décor et le personnage.

• La tête, le visage, les orbites, la maigreur sont cadavériques. Par une ombre qui part du col du vêtement pour remonter jusqu’au bonnet, le peintre détache la tête du buste. Le mouvement lui-même donne un sentiment d’équilibre fragile et de retrait ou de crainte du monde. La position des clochettes suppose d’ailleurs un mouvement du personnage et probablement un mouvement de recul.

• La douceur et l’inquiétude du regard, la délica-tesse du col, la finesse des traits du personnage, comme celle du peintre, fragilisent le personnage pouvant susciter le désir de prendre soin, comme celui de s’éloigner, du fou ou de la folie.

• On peut s’interroger sur la fragilité du dessin lui-même et de son support, le papier dont on perçoit le grain mais aussi sa couleur jaunissante.

SynthèseL’incarnation et l’allégorie expriment toutes les deux la folie dans des intentions plus ou moins explicite-ment didactiques mais par des moyens différents.

1. L’incarnation

– L’incarnation de la folie par une folle réelle vise à créer le personnage-type de la folle qui a donc une portée plus ambitieuse que de portraiturer le seul modèle. – Le caractère réel du modèle impose cependant

au peintre sa réalité, son époque et prend donc un caractère réaliste limitant sa portée universelle. – L’intention du peintre suggère que le portrait

concentre, cristallise des traits de la folie dans un même personnage mais ces traits n’appartiennent pas au seul modèle. – Le caractère réaliste de l’incarnation permet au

peintre de ne pas limiter la portée de son œuvre à sa visée didactique. – Du caractère réaliste de l’incarnation découle une

proximité du spectateur avec la folle qui entraîne une hésitation quant à sa perception de l’œuvre : recon-naissance, identification ou regard plus intellectualisé.

2. L’allégorie

– L’allégorie a une visée plus explicitement didac-tique, et l’œuvre qui exprime la folie ne représente pas un modèle de folle mais une image de la folie. – L’image de la folie est définie par des attributs

symboliques : les clochettes, qui, au xixe siècle, ne sont plus utilisées pour distinguer les fous, sont néanmoins historiquement un attribut du fou, et notamment du fou du roi.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5

– Le décor et son rapport au personnage sont eux-mêmes symboliques et clairement didactiques : rapports du fou au monde et du monde au fou qui sont eux toujours vrais au xixe siècle et qui n’ont pas perdu aujourd’hui leur actualité. – Plus que l’incarnation, mais aussi comme l’incar-

nation, le fou de l’allégorie évoque un personnage-type mais la folie le dépasse pour atteindre l’idée même de la folie – le titre donné par le peintre sou-ligne cette ambition. – L’image concentre plus que l’incarnation tous les

traits de la folie qui sont nettement symbolisés dans et par le dessin (voir l’étude du dessin plus haut). – L’absence de réalisme de l’image la rend plus

intemporelle et lui donne donc une portée plus universelle. – L’image néanmoins suscite aussi l’émotion (voir

l’étude du dessin plus haut).

PROLONGEMENTS

➤ On pourra comparer la représentation de Géricault à celle de Zola dans Le Docteur Pascal (1893), p. 309-310, éditions Le Livre de poche.

Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il n’y avait ni plaisir ni peine, le regard de l’éternité ouvert sur les choses. Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt parut s’éveiller dans ses yeux clairs. Un événement venait de se produire, une goutte rouge s’allongeait, au bord de la narine gauche de l’enfant. Cette goutte tomba, puis une autre se forma et la suivit. C’était le sang, la rosée de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule, s’en allait, dans l’usure lâche de la dégénérescence. Les gouttes devinrent un filet mince qui coula sur l’or des images. Une petite mare les noya, se fit un chemin vers un angle de la table ; puis, les gouttes recommencèrent, s’écrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le car-reau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de chérubin, sans avoir même conscience de sa vie qui s’échappait ; et la folle continuait à le regarder, l’air de plus en plus inté-ressé, mais sans effroi, amusée plutôt, l’œil occupé par cela comme par le vol des grosses mouches, qu’elle suivait souvent pendant des heures. Des minutes encore se passèrent, le petit filet rouge s’était élargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement monotone et entêté de leur chute. Et Charles, à un moment, s’agita, ouvrit les yeux, s’aperçut qu’il était plein de sang. Mais il ne s’épouvanta pas, il était accoutumé à cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il eut une plainte d’ennui. L’instinct pourtant dut l’avertir, il s’effara ensuite, se lamenta plus haut, bal-butia un appel confus.– Maman ! maman !

Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engourdissement invincible le reprit, il laissa retom-ber sa tête. Ses yeux se refermèrent, il parut se ren-dormir, comme s’il eût continué en rêve sa plainte, le doux gémissement, de plus en plus grêle et perdu.– Maman ! maman !Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et de la culotte, soutachées d’or, se souillait de longues rayures ; et le petit filet rouge, entêté, s’était remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, tra-versant la mare vermeille de la table, s’écrasant à terre, où finissait par se former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Mais elle ne criait pas, elle n’appelait pas, immobile, avec ses yeux fixes d’ancêtre qui regardait s’accomplir le destin, comme desséchée là, nouée, les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau ossifié par la démence, dans l’incapacité de vouloir et d’agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge com-mençait à la remuer d’une émotion. Un tressaille-ment avait passé sur sa face morte, une chaleur montait à ses joues. Enfin, une dernière plainte la ranima toute.– Maman ! maman !Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat. Elle porta ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avait senti son crâne éclater. Sa bouche s’était ouverte toute grande, et il n’en sortit aucun son : l’effrayant tumulte qui montait en elle lui paralysait la langue. Elle s’efforça de se lever, de courir ; mais elle n’avait plus de muscles, elle resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans l’effort surhumain qu’elle faisait ainsi pour crier à l’aide, sans pouvoir rompre sa prison de sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveil-lée, elle dut tout voir.

➤ On pourra trouver de nombreux exemples de tableaux et sculptures allégoriques sur le site du musée du Louvre.

➤ On pourra analyser le tableau La Folle (1919) de Chaïm Soutine.

Texte 3 – François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1927) p. 126

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer par quels procédés le romancier fait entrer le lecteur dans l’intimité du personnage.

– Montrer un visage moderne plus proche de la dépression que de la folie.

– Analyser les causes du vacillement de la raison, la fonction critique nuancée et le parti pris du texte.

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Français 1re – Livre du professeur

LECTURE ANALYTIQUE

Échapper à la réalité

Dans ces lignes, Thérèse, enfermée dans sa chambre, échappe au monde et à elle-même par des évasions qui apparaissent comme le fruit d’une volonté de se construire une vie heureuse et une personnalité attachante et innocente, voire admi-rable. Les première et dernière phrases de l’extrait, en évoquant un monde extérieur à la chambre où Thérèse reste cloîtrée, encadrent les évocations de Thérèse et redoublent par l’organisation du texte son enfermement effectif et les frontières qui déli-mitent son univers. Ce monde extérieur n’invite pas à l’évasion réelle tant il est connoté négativement par « la pluie épaisse » et « le crépuscule » (l. 1-2) et « un soleil froid » (l. 57). C’est dans ce monde clos que peut se déployer ce qui permet à Thérèse d’échapper par « la pensée » (l. 22) à la réalité, à ce monde et ces personnages hostiles (l. 9 à 21 ; 43 à 47), mais aussi à elle-même et à sa propre réalité monstrueuse : « elle cherchait, dans son passé » (l. 4) ; « Elle composait un bonheur […] un impos-sible amour » (l. 7-8) ; « inventait une autre évasion » (l. 24) ; « elle imagine » (l. 36) ; « Elle voit » (l. 37). Cette volonté est soutenue par un travail métho-dique, une abnégation. Thérèse cherche en effet « avec méthode » (l. 4) et elle « suscit[e] » sa pensée (l. 21), elle « invent[e] » (l. 24) malgré un entourage pour qui elle est une « faignantasse » (l. 18) qui doit « se lev[er] de gré ou de force » (l. 48-49), entourage qui parvient à la ramener à une réalité définie par le regard des autres et par le sien propre : « Un vrai parc à cochons ! » (l. 47) ; « Thérèse regarde avec stupeur ses jambes squelettiques, et ses pieds lui paraissent énormes » (l. 50 à 53). Ses « évasions » sont donc provisoires et s’échouent dans une réalité douloureuse dans laquelle le réconfort de ses ciga-rettes (l. 55) qu’elle ne parvient pas à saisir (« sa main retombe dans le vide », l. 56) lui est refusé.

Rêverie ou délire ?

Les évasions de Thérèse peuvent apparaître comme des rêveries nostalgiques d’une vie heureuse qui eût été possible si les circonstances le lui avaient permis, mais par différents procédés le narrateur nous invite à y voir un glissement vers la folie, le délire. Si la présence du narrateur extérieur est pré-sent tout au long du texte par son omniscience et ses commentaires, il laisse aussi entendre d’autres voix, celles des domestiques, et accorde parfois à Thérèse une autonomie qui donne le sentiment qu’elle lui échappe et qu’elle s’échappe. Des lignes 24 à 27 le lecteur se trouve au milieu d’une scène inventée par Thérèse, « une évasion », que le lecteur découvre par le point de vue interne, celui de Thérèse ; on entre plus loin avec les deux points (l. 24) dans « d’autres rêves » desquels s’efface

aussi le narrateur. De même l’emploi du présent de narration à partir de la ligne 35 et l’énumération d’objets associés à des sensations (l. 37-38) entraînent le lecteur à voir, entendre, sentir avec Thérèse. Le caractère non systématique de cet emploi, puisque le narrateur y mêle son commen-taire (l. 39-40), la variété des valeurs des présents (présent d’énonciation : « songe-t-elle », l. 35 ; pré-sent de vérité générale : « existe », l. 36 ; présent de narration : « entend-elle », l. 42) brouillent les repères redoublant ainsi le sentiment de temps, de lieux, d’une raison dont les frontières s’effacent et qui suggèrent que Thérèse entretient un lien de plus en plus ténu avec la réalité. Certaines « évasions » s’ancrent d’abord dans son passé (l. 4) pour pro-duire des rêveries, que le narrateur nomme lui-même des « rêves » (l. 27). Ces rêves soulignent un manque d’amour exprimé hyperboliquement dans la proposition « l’amour dont Thérèse a été plus sevrée qu’aucune créature » (l. 40-41) et qui défi-nissent implicitement ce que serait pour elle le bon-heur : « une maison au bord de la mer » (l. 28), un homme, « quelqu’un » (l. 34), qui « l’entour[e] des deux bras » (l. 34-35), « un baiser » (l. 35) dans lequel elle se donne à voir en femme aimée et aimante. Un bonheur simple et stéréotypé dominé par l’amour et qui ne signifie pas que Thérèse perd la raison, mais qui la rend humaine et proche du lec-teur, à moins que ce bonheur trop simple suggère les limites de Thérèse. Cependant, cet amour, sou-ligne le narrateur, « la poss[ède] », la « pén[ètre] » (l. 41) et les présents donnent à cette évocation le caractère d’une vision plus forte qu’une rêverie, d’une véritable évasion hors de la réalité et de la raison. Au milieu du texte, encadrée par des « rêves plus humbles » (l. 27), s’impose une évasion plus délirante : Thérèse se place au centre de person-nages indéfinis, représentés par « on » (l. 24), et en position de prière et d’adoration. Elle rappelle le personnage de l’ermite ou de la sainte vivant misé-rablement sur un « grabat » (l. 24) et qui possède le pouvoir de guérir miraculeusement un enfant mou-rant en « pos[ant] sur lui sa main toute jaunie de nicotine ». Ce dernier détail très pictural porte sur la main, qui la relie encore à sa réalité et confirme aussi qu’elle est bien à ses yeux ce personnage inventé, c’est-à-dire qu’elle n’est plus elle-même. Ici, Thérèse s’est véritablement échappée de la réa-lité et d’elle-même, et offre le visage de la folie. Ces rêveries ou ce délire mettent en évidence la cause de son geste et d’un possible basculement dans la folie : un désir avide d’aimer et d’être aimé, un désir d’amour auquel son mari est étranger, mais qui, par la mise en scène théâtrale suggère la volonté d’an-nuler à ses yeux son crime par son miracle, de se déculpabiliser. Le texte invite à s’apitoyer sur Thérèse mais le bonheur stéréotypé, une certaine complaisance à se sanctifier insinuent un doute sur

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5

les intentions de l’auteur : Condamne-t-il un homme et le monde qu’il représente incapables de donner ou de recevoir de l’amour ou suggère-t-il la déme-sure insatiable – mais cependant admirable – de Thérèse ?

Synthèse

Les élèves devront montrer que si le texte rappelle explicitement la situation de Thérèse, voulue et subie, les procédés de narration – choix d’un narra-teur omniscient, commentaires, recours au point de vue interne, exploitation des imparfaits et présents de l’indicatif et de leurs valeurs – permettent à la fois d’entrer dans l’intimité de Thérèse, dans son monde et de voir et de ressentir avec elle, mais aussi de brouiller les références temporelles et spatiales, réelles et imaginaires pour mieux traduire la fragilité mentale de Thérèse. Il faudra montrer que les paroles exprimées au discours direct ou indirect libre sou-lignent la présence d’un monde hostile et que l’orga-nisation du texte renforce l’idée d’enfermement et met en relief le délire religieux de Thérèse en lui octroyant une place centrale.

GRAMMAIRE

Si l’identification des temps ne présente pas de dif-ficulté – sinon « a été sevrée » (l. 40-41), passé com-posé à la voix passive ; « est possédée, pénétrée » (l. 41), présent à la voix passive et « se lève » (l. 48), présent du subjonctif – l’analyse de leurs valeurs est plus complexe. Les verbes à l’imparfait des lignes 32 à 35 peuvent s’analyser comme des imparfaits nar-ratifs auxquels on pourrait substituer des présents de narration. Thérèse imaginant une vie qu’elle aurait pu vivre dans le passé, ils peuvent aussi être compris comme des imparfaits de perspective équi-valant à des futurs proches et exprimant l’avenir rêvé de Thérèse. Certains des verbes conjugués au présent de l’indicatif des lignes 35-36 et 42 à 58 nous ramènent à la narration et sont des présents de narration : « songe-t-elle », « imagine », « entend-elle », « crie », « regarde », « paraissent », « enve-loppe », « pousse », « cherche », « retombe », « entre ». D’autres présents (« voit », « grince » et « parfument », l. 37-38), qui nous transportent dans le rêve de Thérèse, peuvent s’analyser comme des présents de narration, mais aussi comme des pré-sents prophétiques avec des enjeux semblables à l’emploi de l’imparfait dans les lignes précédentes. Les verbes « existe » (l. 36), « doit être » (l. 39) et « dépasse » (l. 40) sont des présents permanents ou de vérité générale. Les présents « est possédée, pénétrée » (l. 41) sont des présents dits étendus. Le passé composé « a été sevrée » (l. 40-41) exprime aussi un espace de temps très étendu, mais anté-rieur. Par ailleurs, « il faut que Madame se lève » (l. 48) exprime un procès à venir et dépendant de la

volonté de Balionte et de celle de Thérèse. Les futurs simples (« rentrera », l. 44 ; « dira » et « verra », l. 46) situent les actions dans une époque future plus ou moins déterminée et sont envisagées comme certaines.

Cinéma – Georges Franju, Thérèse Desqueyroux (1962) p. 128

Georges Franju, qui avait auparavant réalisé Judex et Les Yeux sans visage, adapte pour le cinéma le roman de Mauriac : Thérèse Desqueyroux. Ce film reste fidèle au roman, il en garde la structure et res-pecte le caractère des personnages ainsi que les lieux.Le retour de Thérèse Desqueyroux vers Argelouse, depuis sa sortie du tribunal jusqu’à l’accueil de son mari sur le seuil de la propriété familiale, se déroule sur les deux tiers du film.Ce temps de trajet donne lieu à une longue intros-pection de Thérèse qui essaie de comprendre la rai-son de son geste : l’empoisonnement de Bernard. Le chemin sera long et sombre. La route et les gros plans sur Thérèse sont plongés dans le noir, en écho avec ses pensées. Par contraste, le visage est éclairé pour laisser voir son regard inquiet et interro-gatif. Aucune parole ne sera prononcée par Thérèse, seule sa voie off accompagnera les gros plans sur son visage, comme dans le photogramme 6, ou les flash-back.La barrière du passage à niveau marque un double arrêt : celui de la voiture et celui de la réflexion de Thérèse. Cet immobilisme physique favorise la mon-tée des souvenirs qui ne la quitteront plus jusqu’à son arrivée ; Thérèse se montre attentive à reconsti-tuer les faits.Les flash-back des photogrammes 4 et 5 ont toute-fois des valeurs différentes. Le fondu-enchaîné du 4 fait transition entre le présent, visage de Thérèse perdu dans un environnement sombre et flou, et le passé, portrait de Bernard figé dans un cadre. L’in-clinaison de la tête de la femme, ses yeux dans le vide contraste avec le regard droit et frontal de son mari : elle est l’intruse qui a tenté sans succès de s’adapter à ce monde où tout est réglé, attendu.Dans le photogramme 5, la place qu’occupe cha-cun des deux protagonistes renseigne sur leur rela-tion. Le mariage est un arrangement entre familles, pas d’effusion entre époux ni de recherche de conni-vence. Cette image symbolise l’absence de commu-nication entre Thérèse et Bernard : lui, au premier plan, lumineux, s’instruisant des nouvelles en se tenant face à la cheminée, elle, à l’arrière-plan, fon-due avec le vaisselier, sombre comme le bois, l’ar-rondi du visage en écho avec les assiettes, déçue de ne pouvoir partager avec lui, elle se sent réduite à un rôle dans cette organisation sans faille. Elle exprime

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d’ailleurs cette désillusion : « Je perdais le sentiment de mon existence individuelle ».Franju multiplie le motif de l’enfermement qu’il soit physique ou psychique.La grille derrière laquelle Thérèse apparaît la pre-mière fois (photogramme 1) crée une ambiguïté et amène à penser, de prime abord, à l’enfermement plus qu’à la libération. Assise dans la voiture, lieu clos, elle suit une route de nuit, bordée d’arbres (photogramme 2) qui ne laisse aucune échappa-toire à l’œil. La barrière du passage à niveau (photo-gramme 3) interdit le passage.Les doubles portraits des photogrammes 4 et 5 et son visage inquiet du 6, symbolisent son enferme-ment dans son statut d’épouse.Enfin, le photogramme 7 illustre sa séquestration et sa lente dégradation, son isolement progressif d’avec son entourage. Elle abandonne toute volonté d’être au présent et se réfugie dans la boisson, le tabac et les rêves (voir l’extrait proposé p. 126).Dans le photogramme 8, Thérèse ouvre la porte, signifiant son retour dans la société et le commen-cement de son chemin vers la liberté.Bernard, ému par la dégradation de son état, décide de lui redonner sa liberté.Photogramme 9, ils se retrouvent à Paris, parmi la foule, à une terrasse de café, image de l’ouverture, au contraire d’Argelouse, image du repli. Le dialogue s’établit entre les époux qui se font face (à l’opposé du photogramme 5), Bernard esquisse même un sourire. Franju a choisi symboliquement le Café de la Paix, place de l’Opéra pour cette ultime rencontre de réconciliation.

Texte 4 – Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) p. 130

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’originalité des procédés de la construction du personnage et de sa folie.

– Découvrir un exemple d’une héroïne luttant contre un état dépressif menaçant de l’entraîner dans la folie.

– Montrer la perception de la folie par l’entourage.

LECTURE ANALYTIQUE

La construction du personnage de Lol et de son histoireLol est au centre du récit mené par un narrateur dif-ficilement définissable, apparemment extérieur, mais, en fait, personnage témoin de l’histoire de Lol. Lol est aussi entourée de nombreux person-nages qui sont autant de regards portés sur l’héroïne s’ajoutant à ceux de Lol elle-même et du narrateur construisant ainsi une figure de l’héroïne éponyme

et de sa folie. Cet extrait rappelle également la péri-pétie qui a amené Lol à perdre momentanément la raison. Les modalités de la narration, les informa-tions amènent le lecteur à s’attacher à l’héroïne. La nomination de l’héroïne est omniprésente dans la majeure partie du texte. Le prénom – original et rete-nant l’attention – apparaît à sept reprises et son nom à deux reprises ; les autres personnages sont repré-sentés par le pronom indéfini « on », repris dix fois. Le narrateur peut lui-même s’inclure dans ce « on » (l. 19). L’amant, celui qui l’a abandonnée, est carac-térisé par une périphrase et par son nom. Ces pro-cédés de nomination ont pour effet de mettre en relief l’héroïne, de la mettre au centre du texte et de l’attention de tous mais aussi de la distinguer, de l’isoler nettement des autres personnages présents mais indéfinis, à la fois proches de Lol, mais aussi peu capables de la comprendre et enfin de la relier à l’amant – définitivement absent – par la présence de leur nom propre. L’état de Lol est présenté par le narrateur ou par des propos et des jugements qu’il rapporte. Il est caractérisé à deux reprises (l. 1 et 24) par le substantif « prostration », explicité en « acca-blement » et « grande peine » (l. 24). Cette prostra-tion est la conséquence d’une souffrance aussitôt interrogée par le narrateur pour souligner la difficulté à la définir, à la comprendre (l. 2) mais rappelée explicitement ou implicitement tout au long du texte par « des signes » (l. 1). Ces signes d’abord specta-culaires et inquiétants (l. 3 à 12) se font plus discrets et plus rassurants (l. 13 à 23) jusqu’à laisser entre-voir une possible guérison (l. 24 à 40). Ces signes sont donnés à connaître sans commentaire quant à leur gravité et sont perçus par l’entourage dont le narrateur se fait l’écho et peut-être le commentateur (l. 20 à 24). Les modalités de la narration laissent le lecteur à distance et ne lui donnent pas d’assurance quant à l’état de Lol. Ces lignes ont pour fonction de poursuivre la construction du personnage et de sa folie sans pour autant leur donner des contours défi-nitifs : le narrateur construit une héroïne par l’inter-médiaire de différents points de vue mais laisse aussi au lecteur la possibilité de douter de ces points de vue. Ces lignes rappellent également les événe-ments qui ont amené Lol à « son délire premier » (l. 25). Ce rappel se fait par l’intermédiaire d’un point de vue mal identifiable « on » et d’un discours indi-rect glissant vers un discours indirect libre (l. 24 à 30). Dans une proposition causale (l. 28-29) se trouve résumée l’histoire de Lol : la péripétie, le lieu, les protagonistes et une cause présentée comme certaine « l’étrange omission de sa douleur ». À cette histoire s’ajoutent la fin de l’intrigue entre son fiancé et Anne-Marie Stretter représentés par le pronom personnel « eux » – qui connote une mise à distance du couple –, et la fin supposée de l’amour que Lol éprouvait pour « Michael Richardson ». Là encore ces informations sont davantage des

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5

interprétations, des suppositions de l’entourage que des certitudes sur lesquelles pourrait s’appuyer le lecteur qui en est privé dans toutes ces lignes. Ces insistances sur la souffrance de Lol mais aussi sa bonne volonté, ses efforts pour conserver un lien avec la réalité qui l’entoure, la comparaison avec « l’impatience d’un enfant » (l. 10) mais aussi le doute quant à sa guérison dont les signes ne sont rassurants que pour l’entourage – qui se montre cependant attentif –, le rappel de sa situation de femme abandonnée font de Lol une héroïne atta-chante qui suscite compassion.

Une résistance à la folieL’intérêt de cet extrait tient à l’expression d’une crise, d’un délire mais aussi à son évolution vers une guérison envisagée qui semble tenir à l’entourage et à l’héroïne elle-même. À la différence des extraits précédents où les héroïnes paraissent ne pouvoir ni ne vouloir retrouver la raison, Lol paraît au contraire vouloir échapper à la folie.a) On montrera comment le texte progresse explici-tement vers la « raison retrouvée » (l. 39) de Lol mais aussi comment il insinue un doute.b) On étudiera l’attention portée par l’entourage et ses *efforts pour sortir Lol de son délire.c) On analysera comment le texte suggère le désir que montre Lol de ne pas s’isoler totalement du monde qui l’entoure (l. 31-34).Cette résistance à la folie et même cette victoire pro-mise sur la folie sont toutefois sujettes à caution puisque le narrateur ne confirme pas explicitement les impressions ou espérances de l’entourage. Lol échappe ainsi à toute certitude et le titre apparaît bien polysémique et énigmatique : Lol est-elle ravie, enlevée ou bien sera-t-elle ravie, heureuse ? Légère comme les diminutifs de ses prénoms le suggèrent ou lourde et dure comme la pierre de son nom ?

SynthèseL’évolution de la folie de Lol vers une « raison retrou-vée » et le regard porté sur Lol et sa folie sont décrits et relatés par des procédés qui contribuent à donner un sentiment de proximité et d’éloignement par rap-port au personnage et d’incertitude quant à son destin. L’ordre de la narration est chronologique et fortement marqué par des adverbes temporels et l’emploi du passé simple et des imparfaits itératifs mais aucune indication précise de durée n’est don-née par le narrateur. Certains adjectifs, adverbes et remarques des personnages suggèrent une durée assez longue ce qui donne donc un rythme de nar-ration rapide mêlant résumés, ellipses et scènes répétées pour décrire et relater l’évolution vers la guérison en laissant le lecteur dans une relative

ignorance de la durée de l’amélioration de son état mais suggérant la volonté que Lol guérisse rapidement. Si cette évolution est présentée par le narrateur, elle l’est aussi, simultanément et succes-sivement, à travers le regard de témoins indétermi-nés représentés par le pronom indéfini « on » devant lesquels s’efface plus nettement le narrateur à partir des lignes 24 à 30. Si l’entourage, représenté par le pronom, porte un regard bienveillant (l. 11), il évolue vers un agacement ou un renoncement (l. 13-16, 19, 23) et finalement vers l’impuissance à la guérir (l. 24-30) espérant que le temps fera son œuvre. La confiance affichée dans le dernier paragraphe confirme cet espoir de l’entourage sans que le nar-rateur signale clairement son adhésion à ce point de vue, privant le lecteur de certitudes.

GRAMMAIRE

On compte huit occurrences de « on » dans le texte. Ce pronom indéfini représente une personne ou un ensemble de personnes identifiés ou non. Certaines occurrences, comme aux lignes 11, 16, 32, 36, ren-voient d’après le contexte aux proches de Lol impli-qués dans les événements. Quand il est associé au verbe dire, le « on » est beaucoup plus indéterminé et élargi à d’autres témoins ou à la rumeur dont le narrateur se fait l’écho et ne permet pas de situer dans le temps le moment où les paroles ont été rap-portées. Le « on » (l. 20) pourrait aussi représenter le narrateur si l’on oppose l’ambition de l’analyse (l. 20 à 23) aux autres explications ou hypothèses comme par exemple « seul le temps en aurait raison ».

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Cette partie de la dissertation démontrera que le roman, par différents procédés de narration suggère la fonction critique de la peinture de la folie dans le roman.

Trois arguments peuvent être attendus :1. Critique du personnage masculin qui, par sa trahison, provoque la folie du personnage féminin.Exemples : textes 1 et 4 dans une moindre mesure.2. Critique d’une société dominée par l’homme, ses valeurs et ses actions dont la femme est la victime.Exemples : textes 1 (religion et morale), 2 (guerre) et 3 (hypocrisie et bienséance bourgeoises).3. Critique plus implicite d’une société qui ne paraît laisser à la femme délaissée que le choix de la folie.Exemples : textes 1 à 4.

Des textes qui prennent donc implicitement le parti des femmes contre les hommes et la société.

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Perspective – William Shakespeare, Hamlet (1603) p. 132

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un visage incontournable de la folie. – Montrer comment les procédés du théâtre peuvent exprimer la folie.

– Rappeler le lien entre texte et représentation.

LECTURE ANALYTIQUE

Cette scène qui est chronologiquement la première représentation de la folie dans cette séquence offre le portrait, comme dans le texte de Balzac, d’une jeune femme ayant des symptômes spectaculaires de la folie et d’une folie empreinte d’un mystère qui la place en marge de la condition humaine. La folie d’Ophélie est d’abord immédiatement identifiée et nommée par le personnage de Laertes dans sa pre-mière réplique lorsqu’il s’adresse à sa sœur au milieu d’exclamations traduisant sa douleur ou sa colère « ta folie » (l. 4) puis, s’adressant au monde divin « Ô cieux » (l. 6), il évoque « la raison […] mortelle » (l. 6-7) de sa sœur. Simultanément cette folie est indiquée par la didascalie décrivant la coiffure d’Ophélie : « bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille » (l. 2), dernier détail qui ajoute à l’as-pect désordonné de cette coiffure que pourra rendre la coiffure de l’actrice. Cette folie se traduit aussi par toute une série de décalages. Un décalage entre l’attitude d’Ophélia et la situation : elle chante et offre des fleurs alors que son père vient de mourir. Un décalage entre les paroles de la chanson : « Ils l’ont porté tête nue sur la civière » (l. 11), qui rap-pellent son père, et ses commentaires : « Adieu, mon tourtereau ! » (l. 14), qui rappellent son amant Hamlet, le meurtrier de son père. Décalage dans le système du dialogue puisque les personnages ne répondent pas à Ophélia quand elle leur distribue des fleurs tout en commentant ses choix (l. 22-24) et son propos devient un soliloque. Elle-même ne réa-git pas aux réflexions de son frère tout au long de la scène. Décalage aussi entre Ophélie qui juge « ce refrain à propos » (l. 19) ou Laertes qui devine ce que ces propos sous-entendent alors qu’ils ont un caractère énigmatique pour le lecteur. Cette folie se caractérise aussi, et comme dans tous les textes que nous avons lus, par son rapport à la réalité. Si Ophélie est incohérente, sa chanson comme ses répliques entretiennent encore un lien avec les évé-nements connus comme le montrent les derniers couplets (l. 43 à 52) et « quand mon père est mort […] on dit qu’il a fait une bonne fin » (l. 35-36), ses derniers mots (l. 53-54) mais aussi « Adieu, mon tourtereau ! » qui suggère qu’elle a pleine conscience des enjeux, pour elle tragiques. Ophélie, bien qu’elle ait perdu la raison, en souligne la cause en oscillant

entre le maintien d’un lien avec la réalité et la perte de ce lien. Dans la dernière partie de la scène, la folie de sa sœur suscite chez Laertes dans quatre dernières répliques ses commentaires sur la folie. Selon lui, elle semble avoir le pouvoir de dévoiler « ces riens-là en disent plus que bien des choses », d’enseigner « leçon donnée par la folie », de méta-morphoser le mal en bien « Mélancolie […] elle donne. charme […] grâce ». On rencontre dans la bouche de Laertes le mystère de la folie et de la folle qui sont, certes perte de la raison, mais aussi lan-gage énigmatique que seuls peuvent tenir les fous. Le texte offre à l’actrice les moyens de représenter cette folie. C’est d’abord sur l’apparence que Sha-kespeare invite l’actrice à paraître folle. C’est égale-ment par la chanson intempestive qu’elle peut souligner son déséquilibre et peut-être plus encore par le passage soudain de la chanson à la parole. L’alternance de propos aimables, graves ou sibyllins invite à proposer dans un intervalle très court une variété d’interprétations et suggérer l’incohérence et le trouble. La relation aux autres personnages per-met à l’actrice de paraître étrangère aux acteurs qui l’entourent tout en les choisissant comme récep-teurs muets de ses fleurs et de sa parole et en les impliquant dans une proximité physique. La repré-sentation théâtrale permet d’exploiter un texte qui est le support à l’expression de la folie.

LECTURE D’IMAGE

Ernest Hébert, Ophélie (1876)

Alors que la tragédie de Shakespeare date du début du xviie siècle, au xixe siècle de nombreux peintres (Waterhouse, Millais, Delacroix, Redon) et écrivains (Dumas, Laforgue, Rimbaud), des musiciens (Ber-lioz, Brahms), se sont attachés au personnage d’Ophélie et notamment à sa folie et à sa mort. Ophélie devenant ainsi une figure mythologique presque indépendante du personnage créé par Sha-kespeare et qui peut influencer sa perception

➤ La représentation picturale d’un visage de la folie

Hébert (1817-1908), peintre académique français (contemporain du Romantisme, du Réalisme et du Symbolisme), se montre ici fidèle au texte et à la didascalie en coiffant Ophélie d’une guirlande de fleurs. On peut noter que les brins de paille sont oubliés et l’arrière-plan représentant des feuillages situe la représentation à un moment ultérieur à la scène 5 et qui précède évidemment sa mort notam-ment représentée par le peintre préraphaélite Millais en 1851. C’est d’abord la connaissance que nous avons du personnage qui nous invite à voir dans ce portrait une Ophélie devenue folle, nous pouvons cependant être sensibles à la volonté du peintre de représenter cette folie par certains traits qui

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5

suggèrent désordre et étrangeté mais aussi sensua-lité et innocence. Le portrait met en valeur la sen-sualité d’Ophélie par l’abondante chevelure dérangée d’un roux flamboyant mais aussi par une bouche nettement dessinée et colorée d’un rouge insistant qui contrastent avec les sourcils noirs, les cernes et enfin le corsage noir. Se mêlent à cette sensualité qui rappelle l’amante passionnée, des attributs plus virginaux comme les fleurs blanches, mais aussi la pâleur du front et les cheveux plus blonds que roux au sommet de son crâne qui rap-pellent la jeune fille et même la fille – celle de Polo-nius. Ces oppositions sont soulignées par les contrastes créés par l’ombre et la lumière et symbo-lisent ce qui fait perdre à Ophélie sa raison : un père tué par celui qu’elle aime et l’impossible conciliation de deux amours. Le désordre mental se traduit donc par un désordre physique perceptible dans sa repré-sentation. Ces oppositions se retrouvent dans la peinture des yeux, eux-mêmes isolés au centre d’un espace lumineux. Le regard d’Ophélie fixe le specta-teur avec gravité. L’attitude d’Ophélie, l’encadre-ment des yeux par les cheveux suggèrent un désir de s’isoler ou une crainte. Ophélie est présente par son regard mais se met aussi en retrait, s’absente déjà. Par cette hésitation entre la présence et l’ab-sence, le peintre traduit la situation d’Ophélie qui fuit la réalité et qui va bientôt mourir. On peut d’ailleurs percevoir dans ce portrait des indices anticipant les conditions de sa mort. La rivière dans laquelle elle se noiera, sa couleur, sont ici annoncées par les ondu-lations de la longue et abondante chevelure d’Ophé-lie et le vert de l’arrière-plan. On pourra comparer ce tableau à celui de Millais peint vingt-cinq ans plus tôt qui représente lui aussi une Ophélie rousse se noyant dans une rivière dominée par le vert.

➤ La lecture

La représentation de l’héroïne tragique, sa construc-tion invitent à s’interroger sur son influence quant à la perception du personnage d’Ophélie par le lecteur.Le portrait du peintre, fruit de son imaginaire et du texte, donne un visage à un personnage qui peut se substituer à l’imaginaire du lecteur et donc influen-cer son appréhension du personnage : Ophélie décrite par la didascalie de Shakespeare prend les traits du portrait d’Hébert. De même le lecteur se verra imposer par l’actrice et le metteur en scène un certain visage d’Ophélie qui sera le fruit d’un choix d’une actrice, d’une construction du personnage s’appuyant sur le texte et pourra s’imposer lors d’une relecture du texte après avoir assisté à une représentation. On peut ici se reporter à la photogra-phie de Dominique Blanc interprétant Phèdre. Ajou-tons qu’évidemment l’actrice se déplace, joue des

expressions de son visage et de son corps et sur-tout interprète le texte, exploite sa voix et sa tech-nique pour créer le personnage en s’appuyant essentiellement sur le texte de Shakespeare. Rap-pelons toutefois que le metteur en scène et l’actrice peuvent exploiter les différentes représentations proposées au fil des siècles par les différents artistes. Tout ceci soulignant combien un texte, un personnage s’enrichissent de leurs diverses repré-sentations au point parfois de devenir un mythe qui échappe à son créateur.

PROLONGEMENTS

1. Audition de « l’air de la folie » dans l’opéra Donizetti intitulé Lucia di Lammermoor (1835)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Approche de l’opéra. – Étudier l’expression de la folie dans l’opéra. – Comparer opéra et genres littéraires.

➤ Rappel de l’action

L’action se déroule dans l’Écosse de la fin du xvie siècle. Les familles luttent entre elles, tandis que les guerres entre catholiques et protestants font rage. Les Ashton, depuis longtemps les grands rivaux des Ravenswood, ont pris possession du château de ces derniers, situé près de Lammermoor. Henri Ashton, frère de Lucia, peut sauver sa famille de la ruine si sa sœur Lucia épouse un homme riche et puissant, Lord Artur Bucklaw. Lucie se croyant abandonnée par l’homme dont elle est éprise, Edgard Ravenswood, accepte finalement le mariage arrangé. Après de nombreuses péripéties et appre-nant qu’on l’a trompée et qu’Edgard désire toujours l’épouser, Lucia tue Arthur et en perd la raison. La jeune fille hagarde, échevelée et ensanglantée, alors qu’ont commencé les festivités du mariage, chante devant l’assemblée l’air de la folie. À la fin de cet air, elle s’effondre ; on l’emporte, mourante.

➤ Analyse

On se limite ici à l’audition de l’extrait de cet opéra et on s’interroge sur sa perception sans nécessaire-ment se préoccuper dans un premier temps des paroles prononcées par Lucia. Cet air traduit-il par-ticulièrement et de façon évidente l’état de délire du personnage ? Montrer que l’air fait alterner des états de calme apparent et de désordre extrême. Quels aspects de cet air peuvent suggérer le délire du personnage ?Quels liens l’orchestre entretient-il avec la canta-trice ? Comment l’accompagne-t-il, l’isole-t-il ? Comparer les moyens de la musique, du théâtre, du roman pour peindre la folie.

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Français 1re – Livre du professeur

2. François Truffaut, Histoire d’Adèle H. (1975)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une héroïne luttant jusqu’à en perdre la raison pour se faire aimer par un homme qui ne l’aime plus.

– Étudier l’interprétation de la folie par une actrice au cinéma.

– Comprendre les intentions du réalisateur.

➤ Rappel de l’action

1863. Sous un faux nom, Adèle H. (Hugo) arrive à Halifax afin de retrouver le lieutenant de hussards, Albert Pinson, qu’elle considère comme son fiancé. Par l’entremise du mari de sa logeuse, elle entre en contact avec le jeune homme qui la repousse défini-tivement. Adèle, obsédée par l’idée du mariage, supplie son père de lui adresser son consentement écrit. Pendant ce temps elle tente désespérément de reconquérir Albert. Mais alors que Victor Hugo lève enfin son opposition, Albert Pinson reste sur ses positions. Adèle, dont l’identité a été percée à la suite d’une maladie, ne renonce pas à son unique projet. Elle s’efforce de revoir Pinson, lui propose de régler ses dettes, lui paie des filles de joie, fait échouer ses fiançailles avec une jeune fille fortunée et proclame la célébration de leurs noces. Désar-gentée, elle est forcée de quitter sa chambre et se retrouve dans un hospice avec pour seul trésor son journal qu’elle n’a cessé d’écrire. Elle se rend aux îles de la Barbade où le 16e Hussards vient d’être muté. Malade, en butte aux moqueries, elle erre dans les rues où elle ne reconnaît même pas Pinson et sa jeune épouse. Une noire, Mme Baa, la recueille et la ramène chez ses parents. Elle meurt en 1915 à l’asile de Saint-Mandé.

➤ Analyse (les scènes renvoient au DVD)

➤ Un combat pour une impossible passion

La passion qu’éprouve Adèle Hugo pour le lieute-nant Pinson la conduit à mener un véritable combat pour épouser celui qu’elle aime. Le cinéaste le sug-gère en inscrivant dès les premières images du film, l’histoire personnelle d’Adèle Hugo dans l’histoire américaine (scène 1), la guerre de sécession, et dans l’histoire française avec l’évocation de l’exil de Victor Hugo à Guernesey à la suite du coup d’état de celui qui deviendra Napoléon III mais aussi avec celle de la Première Guerre mondiale qui est rappe-lée à la fin du film et dans l’histoire du grand homme (scènes 13 à 16). Un individu dont le destin est en partie lié à L’Histoire mène son propre combat pour gagner le cœur de celui qu’elle aime mais certaine-ment aussi une reconnaissance. À plusieurs reprises, Adèle, par de nombreuses lettres, assiège son père pour obtenir son consentement au mariage et l’argent nécessaire à son combat (scènes régulières

qui se situent dans une banque, poste d’Halifax) et qui rythment en partie la narration. Lutte aussi contre l’échec de son entreprise symbolisée par des scènes de cauchemar dans lesquels elle lutte contre la noyade (scène 3). Adèle lutte pour s’affirmer au sein de sa famille dominée par la figure de sa sœur Léo-poldine morte par noyade dix ans plus tôt, juste-ment, lutte visible dans le journal qu’elle écrit avec rage (scène 9 par exemple). Deux scènes répétées (scènes 13 et 16), avec cependant des différences de traitement, et qui apparaissent comme des flash-back font d’Adèle Hugo par le décor qui l’entoure, son attitude et son discours une héroïne qui sur-monte les obstacles les plus infranchissables et a conscience de la nouveauté et de la grandeur de son entreprise. Le film montre et relate tous les stra-tagèmes, les ruses, l’imagination que doit employer pour parvenir à ses fins (du début jusqu’à son arri-vée à la Barbade). Le film mène progressivement jusqu’à l’internement d’Adèle dans un asile d’aliénés à Saint-Mandé (scène 13) et montre comment cette lutte pour sa passion sans retour lui fait perdre la raison. Il suggère aussi que ce combat est jugé excessif, déraisonnable par la plupart des person-nages du film mais aussi qu’Adèle l’assume, le défend et le justifie jusqu’à ce qu’il dépasse ses forces.

➤ Folie et perte d’identité

Dès le titre du film le nom propre d’Adèle est occulté alors que s’inscrit sur l’écran que les personnages et les événements sont authentiques : Truffaut montre ainsi que pour Adèle Hugo la question de l’identité se pose et paraît fondamentale. Tout au long du film, Adèle use de fausses identités, se fait appeler Léo-poldine dans une très brève scène (scène 7), se déguise en homme, annonce son mariage avec le lieutenant et prend donc le nom de son mari (scène 14), qu’elle utilisera à la Barbade mais qui est porté par une autre femme que Pinson a finalement épousé, et finalement perd toute identité à ses yeux et ne répond pas quand, à la Barbade, le lieutenant Pinson l’appelle par son prénom. Du nom, il ne res-tait que l’initiale dans le titre, dans cette scène, il ne reste ni l’initiale ni le prénom. Truffaut relie la ques-tion de l’identité, de la difficulté à trouver son iden-tité, et plus encore de l’impossibilité à se faire reconnaître à celle de la folie. Le voyage qu’elle entreprend à la Barbade pour suivre Pinson ne nous est montré que lorsque nous la découvrons dans le quartier noir de l’île. Ce voyage est la dernière bataille qu’elle a menée et qui lui a fait perdre la rai-son. Nous le comprenons quand dans ces scènes, Adèle erre sans but, indifférente à ce qui l’entoure et même à Pinson qu’elle ne reconnaît pas quand il la croise et l’appelle. Entre le départ d’Halifax et l’arri-vée à la Barbade, la folie a gagné. Adèle a renoncé à être quelqu’un, à sa passion.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6

➤ L’expression de la folie

De nombreuses scènes, tout au long du film, sug-gèrent la fragilité mentale de l’héroïne ou une atti-tude marquée par l’excès. On pourra étudier quelques scènes montrant le travail de l’interprète, Isabelle Adjani, et du cinéaste exprimant la folie et ses progrès : – la scène 6, alors qu’elle observe Pinson dans la

chambre de sa maîtresse, montre brièvement un visage inquiétant d’Adèle ; – la scène 11 propose un bref moment où Adèle

délire. On étudiera le cadrage, le point de vue, la mise en scène, le maquillage, le jeu de l’actrice (corps et voix) pour traduire ce délire ;

– les scènes 14 et 15 montrent Adèle ayant défini-tivement la raison : errance en robe rouge – qu’elle porte dans la plus grande partie du film – devenue une loque, cape noire qui en fait une ombre, cheve-lure désordonnée.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

On peut aussi visionner deux films qui mettent en scène deux jeunes femmes sombrant dans la folie pour des raisons proches de celles qui touchent les héroïnes des romans de la séquence :Claude Goretta, La Dentellière (1977)Bruno Nuytten, Camille Claudel (1988)

Séquence 6

Un roman de l’Absurde : Albert Camus, L’Étranger (1942) p. 134

Problématique : Meursault est-il un héros ou un anti-héros ? Quelle vision du monde se dégage du personnage de Meursault ?

Éclairages : Le roman d’Albert Camus, qui continue à donner lieu à de nombreux commentaires et inter-prétations, à des recherches et jusqu’à des réécritures, donne à lire, dans un contexte historique très marqué, une philosophie de la condition humaine « incarnée » par le personnage de Meursault. Il s’inscrit également dans un courant littéraire et philosophique qu’il a contribué à fonder : l’Absurde.Il s’agira de montrer comment la construction du personnage romanesque est étroitement liée aux repré-sentations de l’écrivain, aux circonstances de son écriture, comment elle crée une singularité qui renvoie chaque lecteur à sa propre relation au monde et aux autres.

Texte 1 – L’incipit p. 134

OBJECTIFS ET ENJEUX – Entrer dans l’univers du roman et découvrir le personnage principal.

– Interpréter le comportement du personnage principal.

LECTURE ANALYTIQUE

Un incipit singulierLa première phrase du roman est saisissante à plus d’un titre : sur le plan thématique, l’information fait entrer de plain-pied dans un deuil et fait augurer un récit pathétique ou tragique, et ce tout particulière-ment ici, puisqu’il s’agit de la relation mère-enfant nécessairement perçue par le lecteur comme étroite et essentielle. L’emploi du nom familier « maman » (l. 1) renforce d’ailleurs l’anticipation de tels registres. Enfin, la brièveté de l’énoncé rend la nouvelle très brutale : on connaît les rites d’annonce du deuil qui visent habituellement au contraire à préparer à l’entendre.L’énonciation du texte contribue à l’étrangeté de cette entrée dans un récit à la première personne, repérable à l’emploi de « maman » (l. 1), dans un

énoncé ancré dans le moment de l’énonciation, comme en témoigne aussi l’emploi du présent et du déictique « Aujourd’hui » (l. 1). La perspective narra-tive est celle du personnage, sujet de l’histoire, selon un point de vue interne ; le narrateur hésite sur la date des faits dans une phrase nominale qui res-semble à un discours intérieur (« Ou peut-être hier », l. 1). Le récit semble s’écrire sur le même mode d’écriture que le télégramme reçu. Néanmoins, dans ce dernier message, la nouvelle est mise à distance, écrite dans un registre moins familier : « Mère décé-dée. Enterrement demain » (l. 2).Certes, cet incipit transgresse les règles d’écriture traditionnelles du début de récit en ouvrant in medias res et sans ménagement sur un événement dont l’annonce est généralement euphémisée. La tempo-ralité est également brouillée, sans moyen de la dater, entre présent de l’écriture et passé récent et un futur qui anticipe sur la suite proche des événe-ments (l. 4-6). La suite des informations est lacunaire et implicite et le lecteur doit recomposer les don-nées : la mère du narrateur vivait dans un asile à Marengo et c’est donc là qu’il doit se rendre pour son enterrement. La suite du texte (l. 5-14) évoque l’en-chaînement nécessaire des actions pour se rendre à l’enterrement de sa mère. C’est bien un début de

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Français 1re – Livre du professeur

récit étrange mais qui joue tout de même son rôle : celui de donner les premiers éléments de l’espace-temps et des événements qui s’enclenchent.

Un étrange personnage principal

Cet incipit offre également les premiers éléments de la construction du personnage principal et narrateur du roman dont l’identité n’est pas encore dévoilée. Sa réaction à l’annonce du décès de sa mère peut sembler étonnante : il ne fait preuve d’aucune émo-tion et semble surtout fasciné par le brouillage qu’amène l’emploi de l’adverbe « demain » (l. 2) entre la temporalité de l’émetteur du télégramme et celle de son récepteur. Il se lance également dans l’organisation de son voyage à Marengo, des horaires et du congé qu’il doit demander à son « patron ». (l. 7). On pourrait croire que cette insensi-bilité ressortit de la difficulté à prendre conscience d’un événement dont la réalité lui échappe encore (« c’est un peu comme si maman n’était pas morte », l. 12), mais une expression semble démentir cette interprétation : la réalité de la mort de sa mère sera bientôt « une affaire classée » (l. 13). Aucun senti-ment n’est associé à cette évocation du deuil et de ses suites.Meursault ne semble pas non plus entretenir de rela-tions attendues avec les autres. Avec un patron qui ne lui prodigue aucune compassion, il adopte une attitude un peu enfantine, parle d’« excuse » (l. 7) pour dire le motif de son absence, emploie l’expres-sion « Ce n’est pas de ma faute. » (l. 8). C’est a posteriori qu’il analyse l’échange qu’ils ont eu pour regretter ses propos. Il anticipe son retour de l’enter-rement et fait l’hypothèse absurde que son patron lui présentera ses condoléances, car son deuil « aura revêtu une allure plus officielle » (l. 13-14).Il ne montre pas davantage d’émotion à ses amis : au contraire, ce sont eux qui ont « beaucoup de peine » (l. 16) pour lui. Nulle réaction non plus aux propos de consolation. Et quand le lecteur peut croire que Meursault ressent enfin quelque chose (« j’étais un peu étourdi », l. 18), il rationalise aussitôt en évoquant l’effort qu’il a fait pour trouver « une cravate noire et un brassard » (l. 19).Le personnage qu’est Meursault semble éprouver des difficultés à s’exprimer, à adopter l’attitude attendue dans les échanges, le ton qui convient à la situation dans son espace professionnel comme avec ses amis. Il est peu enclin à rencontrer les autres, même lorsqu’ils semblent lui prêter une attention aimable à l’instar de ce « militaire qui [lui] a souri » (l. 25).

Synthèse

Cette page qui donne à voir, à entendre le person-nage principal de l’intérieur, constitue une entrée dans une fiction étonnante, étrange. Meursault se construit dans des pensées qui se succèdent sans

lien explicite. C’est cette succession qui construit la trame narrative et causale. Le personnage semble agir selon des règles qui s’imposent sans que n’in-terviennent ni sa volonté ni ses sentiments. Unique-ment occupé à enregistrer le monde qui l’entoure, à identifier et rationaliser ses perceptions (« c’est à cause de tout cela sans doute », l. 21-22), le person-nage semble absent du monde, incapable de res-sentir des émotions même à l’occasion d’un deuil qui le touche de très près, incapable d’entrer en dia-logue avec les autres. C’est un personnage étrange dont le comportement incompréhensible interroge le lecteur. Cette insensibilité, cette étrangeté du personnage principal renvoie à une lecture figurée du titre.

Texte 2 – Le meurtre p. 135

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire une scène romanesque : « la scène de meurtre ».

– Comprendre, interpréter un univers métaphorique, des images d’une nature agressive.

– Interpréter le récit et les actes du personnage principal.

LECTURE ANALYTIQUE

Meursault assailliLe récit de la scène du meurtre se fait dans une focalisation interne marquée par les pensées et perceptions de Meursault : « J’ai pensé », l. 1 ; « j’ai senti », l. 5 ; « Je savais », l. 9. L’emploi dominant du passé composé rapproche les événements du moment de l’énonciation, dans un passé proche et surtout leur donne un aspect accompli. Le choix de cette focalisation crée une proximité entre le per-sonnage et son lecteur qui voit la scène, partage ses sensations et l’interprétation des événements, voire ses incertitudes. On le voit clairement à la ligne 4 dans un énoncé mis à distance par la modalisation qu’apporte l’adverbe « peut-être » suivi de la locu-tion « à cause de » qui marque à l’inverse un lien de causalité clair. La locution verbale « il avait l’air de rire » installe une nouvelle distance du narrateur sur le fait qu’il rapporte. Le lecteur comprend que l’Arabe ne riait pas et que le narrateur le sait, qu’il n’est pas abusé totalement par un effet de la lumière qui pourra cependant lui permettre de dire qu’il s’était senti agressé par ce rire supposé.Mais c’est surtout le soleil qui va jouer dans le texte le rôle de moteur à l’action, le rôle de l’agres-seur : « toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi » (l. 2). La métaphore se fait synesthésie dans cette évocation d’un espace en mouvement (« une plage […] se pressait ») qu’anime le soleil (« vibrante »). Cette métaphore exprime les

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6

sensations de Meursault et motive ses gestes : le mouvement de la plage mue par le soleil le projette en avant (« J’ai fait quelques pas vers la source », l. 2-3). Quant à l’évocation de la source, elle consti-tue un autre motif qui pousse Meursault à avancer : l’eau pourrait apaiser l’effet du soleil. Si l’on suit ce motif du soleil tout au long du texte, on comprend que c’est lui qui devient le moteur de l’événement dans un enchaînement et une progression inéluc-tables : la métaphore explicite « La brûlure du soleil » (l. 5) va se développer, « cette brûlure » (l. 8) faisant encore avancer Meursault (« j’ai fait un pas », l. 11). Enfin, le couteau vient renforcer, redoubler l’effet du soleil jusqu’à l’insupportable : « l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil » (l. 12). Un deux ième effet du soleil va se conjuguer et contri-buer à aveugler le narrateur : la sueur (« la sueur amassée dans mes sourcils a coulé », l. 14). Tous les sens de Meursault sont affectés dans une synesthé-sie qui renforce l’intensité des sensations éprou-vées : le bruit des « cymbales du soleil » (l. 17), l’humidité du « rideau de larmes et de sel » (l. 16), l’évocation indistincte de la mer et du vent (« la mer a charrié un souffle épais et ardent », l. 19-20), les éléments qui se fondent, tout culmine dans une vision apocalyptique : « le ciel s’ouvrait sur toute son étendue » (l. 20) et laisse « pleuvoir du feu » (l. 21).

Un meurtre annoncéDès la première phrase, le lecteur comprend au tra-vers de l’utilisation du mode conditionnel que Meur-sault ne rebroussera pas chemin et que l’affrontement va avoir lieu : « je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini » (l. 1). Ses gestes sont hésitants ; il ne progresse que lentement, attend. Dans son discours intérieur, il avoue même avoir su qu’il faisait une erreur : « Je savais que c’était stupide ». (l. 9-10).Les connecteurs qui font progresser le texte sont des adverbes, des prépositions ou des locutions, voire des tournures impersonnelles qui marquent le lien de cause à effet, la succession dans le temps ou l’opposition, comme on le voit avec les emplois de « mais » (l. 1), « malgré tout » (l. 3), « Peut-être à cause » (l. 4), « À cause » (l. 8), « Mais » (l. 11), « Et cette fois » (l. 11), « Au même instant » (l. 14), « C’est alors que » (l. 19), « Alors » (l. 25), « Et c’était » (l. 26).Le récit du meurtre enchaîne des actions dans un lien de causalité qui semble les rendre inéluctables, les oppositions ne servant qu’à balayer les objec-tions que le narrateur se fait le plus souvent à lui-même. Les marques de la temporalité reconstituent également la logique d’un enchaînement qui peut cumuler également deux causes : « au même ins-tant la sueur […] a coulé » (l. 14). Les formes

impersonnelles comme « c’est alors », ou l’adverbe « alors » soulignent les conséquences des actions. La cause du premier tir est présentée comme le mouvement involontaire d’un corps agressé par la nature. Dans une progression de phrases à thème constant où Meursault est le sujet de la plupart des verbes, ce premier tir est présenté comme le résultat d’un mouvement indépendant du revolver : « La gâchette a cédé » (l. 22). Les autres tirs prennent une autre valeur : à leur origine, il semble y avoir la prise de conscience de Meursault des consé-quences de cet acte : « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre […] d’une plage où j’avais été heu-reux » (l. 24-25). Ces quatre tirs sur « un corps inerte » (l. 26), que les balles ne semblent plus meur-trir, se transforment grâce à la dernière comparai-son, « comme quatre coups bref » (l. 27), en acte d’acceptation du malheur, une posture de revendi-cation de cet acte involontaire et absurde.

SynthèseLe soleil joue dans ce passage crucial un rôle éminent car il devient l’agent du crime, le moteur des gestes de Meursault et contribue à faire du meurtre la consé-quence fatale de ce soleil aveuglant qui transforme Meursault en jouet d’un destin inéluctable.Le récit des événements, perçu au travers du dis-cours intérieur de Meursault, et son articulation logique contribuent également à le dédouaner de son acte, du moins à en atténuer la responsabilité : d’emblée, il montre son intention de passer son che-min, de ne pas prendre le risque d’une altercation (« je n’avais qu’un demi-tour à faire », l. 1), mais il se dit victime de l’enchaînement des actions, jusqu’au mouvement involontaire qui constitue le meurtre. Si Meursault se pose en victime des événements, il semble vouloir assumer son acte en le répétant sur un corps, qu’il présente toutefois comme mort et insensible, pour endosser le malheur qu’il a provo-qué, et sa condition.

FIGURES DE STYLE

La métaphore est de loin la figure majeure de cet extrait. Souvent filée et répétée, elle se développe en synesthésie, comme on l’aura relevé dans la lec-ture analytique. « Les cymbales du soleil sur mon front » en est une illustration.« J’ai secoué la sueur et le soleil » est un zeugme : le verbe est suivi de deux compléments dont l’un est pris au sens propre tandis que le second est figuré. Le soleil renvoie ici à toutes les images suggérées dans le texte : la brûlure du soleil, son souffle, jusqu’à l’aveuglement.

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Français 1re – Livre du professeur

Texte 3 – Le procès p. 136

OBJECTIFS ET ENJEUX – Se demander si l’interrogatoire est un débat argumentatif.

– S’interroger sur le sens de la vérité.Il s’agit ici de comprendre comment la scène de procès s’inscrit à la fois dans un débat qui recherche tout autant la vérité des faits que la moralité des hommes et la conformité des actions aux attentes d’une société normée. Dans ce contexte, Meursault ne respecte pas dans son comportement ni dans son propos les codes d’une société qui de ce fait le rejette et le juge coupable.

LECTURE ANALYTIQUE

Interrogatoires

Le concierge de l’hospice de Marengo appelé à témoigner montre d’emblée sa gêne face à Meur-sault en détournant rapidement ses yeux de l’ac-cusé. Une phrase au discours narrativisé qui remet en contexte son rôle (« Il a répondu aux questions qu’on lui posait », l. 1-2) est suivie d’une séquence de discours indirect qui fait de Meursault un autre témoin de son procès. Quatre faits sont reprochés à Meursault qui tiennent à un comportement inattendu lors d’un deuil : ne pas avoir voulu voir sa mère une dernière fois, avoir cédé au sommeil et à l’envie de fumer et de boire un café au lait, un comportement implicitement jugé inapproprié mais des gestes du quotidien et d’une banalité insigne qui ne peuvent être considérés comme des crimes. Toutefois l’oc-casion semble offerte à l’accusation de souligner ce qui ressemble à de l’insensibilité : « L’avocat général m’a regardé avec une lueur ironique » (l. 6-7).La réponse de l’avocat de Meursault consiste à minorer la faute en la faisant partager par le concierge qui a également fumé. Le procureur profite de cette accusation retournée pour se lancer dans une double question rhétorique qui a vocation à provo-quer l’adhésion du public (« Quel est le criminel ici », l. 9) doublée d’un distinguo qui ramène l’attention sur celui qui est jugé quand l’opposition entre « « minimiser » (l. 9) et « écrasants » (l. 11) souligne la gravité des reproches faits à l’accusé. Le procu-reur veut ici renforcer la mauvaise impression faite auprès du public par l’image de Meursault ne res-pectant pas la dignité du deuil : « J’ai senti alors quelque chose qui soulevait la foule […] j’ai compris que j’étais coupable » (l. 4-5). En s’indignant sur une stratégie qui inverse les rôles, qui transforme le cou-pable en accusateur, il ajoute au crime de Meursault la malhonnêteté du procédé.Meursault est toujours soucieux d’exactitude et il attache peu d’importance aux enjeux de l’interroga-

toire, dont il a pourtant compris qu’il ne lui est pas favorable. En précisant que c’est lui qui a offert la cigarette au concierge, il minore la supposée culpa-bilité de ce dernier, voire aggrave sa position en se présentant comme le tentateur, celui qui non seule-ment ne respecte pas les règles sociales mais qui entraîne les autres dans ce comportement déviant. Ce faisant, il provoque la surprise du témoin qui ne l’ignore plus : « Le concierge m’a regardé alors avec un peu d’étonnement et une sorte de gratitude » (l. 16-17). Mieux, il semble analyser le propos de Meursault comme la volonté d’endosser la respon-sabilité de cet acte et fait alors assaut de générosité en avouant que c’est lui qui avait offert le café (l. 18). Par un effet de réciprocité, il annule en quelque sorte leur double culpabilité. Si l’avocat de Meursault semble penser que cette précision est favorable à son client, le procureur, lui, opère un nouveau distin-guo, dans une posture que le lecteur peut aisément se représenter, au-dessus du public à la tribune, parlant fort comme l’indique la métaphore « a tonné au-dessus de nos têtes » (l. 19-20). Distinguant l’« étranger » (l. 21) du « fils » (l. 21), il apprécie leur attitude différemment, en fonction de leur situation : contrairement au concierge, Meursault se trouvait « devant le corps de celle qui lui avait donné le jour » (l. 22.). L’évocation du corps de la mère désignée par la périphrase convenue, mais pathétique qui rappelle le lien essentiel de la maternité, constitue une dernière attaque virulente qui ne peut être favo-rable à Meursault.

Présumé coupable

Meursault prend rapidement conscience de l’hosti-lité du public, alerté peut-être par le regard fuyant du concierge déjà relevé, par la quadruple accusation portée contre lui et surtout par des réactions qu’il enregistre (« quelque chose qui soulevait toute la salle », l. 4) ou le regard ironique de l’avocat général qui semble annoncer que l’accusé est pris au piège. D’autres indices renforcent ce sentiment : le procu-reur tonnant : « oui, MM. les jurés apprécieront » (l. 20).Lors de son témoignage, Pérez offre l’image pathé-tique de l’ami qui suit avec douleur l’enterrement de celle qu’il a aimée : d’emblée, son âge et sa santé défaillante sont soulignés par l’aide apportée par un huissier. Puis dans son témoignage, il rappelle sa peine à trois reprises : « c’était pour moi une très grosse peine » (l. 29), une peine si forte qu’il s’est « évanoui ». (l. 29-30). Ce détail est important car il nourrit le quiproquo : Pérez n’a pas vu le narrateur pleurer non parce que Meursault n’a pas pleuré mais parce qu’il n’a rien vu, vu qu’il était évanoui. Ce témoignage de Pérez est censé prouver la fragilité du témoignage. Et d’ailleurs le quiproquo fait rire. Pourtant cela ne semble changer en rien l’opinion de chacun sur la culpabilité de l’accusé.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6

Du malentendu au non-sensL’énoncé « Tout est vrai et rien n’est vrai ! » (l. 36) constitue un énoncé paradoxal, voire contradictoire, car les deux propositions sont opposées : elles ne peuvent donc pas être vraies en même temps comme le signifie la coordination. Par cette formule, l’avocat de Meursault semble dire que la vérité et son contraire sont posés comme justes dans le même temps, ce qui est incompatible sur le plan logique. Dès lors, autant dire que la quête de la vérité est impossible, qu’elle conduit au non-sens.Les interventions de l’avocat de Meursault appa-raissent au fil du texte comme inefficaces et contre-productives. Et il ne semble pas se rendre compte de ses maladresses, contrairement à Meursault qui enregistre comme on l’a vu l’hostilité que sa défense produit, voire renforce.C’est ce que marque nettement la dernière phrase de l’extrait. Si l’avocat triomphe avec son air « péremptoire » (l. 35), le procureur, par son attitude, signifie que le destin de Meursault est scellé. Deux indices le montrent : son « visage fermé » (l. 36-37) et le geste automatique de piquer « un crayon dans les titres de ses dossiers » (l. 37), geste métapho-rique de la condamnation du coupable « épinglé » qu’est devenu Meursault. Cette dernière phrase du texte semble bien constituer l’annonce de sa mort…

SynthèseDans cet extrait, les reproches adressés à Meursault montrent le caractère absurde du procès qui lui est fait. Il est d’abord question de faits aussi banals et véniels que d’avoir fumé une cigarette et bu un café au lait. Pire, on lui reproche d’y avoir été invité (ou non), d’avoir (ou non) offert la cigarette. Ces arguties semblent bien au-delà de la question de sa respon-sabilité d’un meurtre, ce qui est l’objet du procès. Les envolées de l’avocat général paraissent dès lors bien dérisoires sur de tels motifs. Les questions posées à Pérez sont du même ordre : savoir par exemple si Meursault a pleuré. L’implicite de ces questions fonctionne comme un syllogisme visant à montrer qu’un fils aimant ne pourrait être coupable d’un meurtre. L’effet produit par cette rhétorique montre que Meursault est coupable parce qu’il a l’air coupable, parce qu’il ne réagit pas comme attendu, comme tout le monde : parce qu’il est étranger, l’Étranger.

GRAMMAIRE

Le discours rapporté peut être source de confusion : à la question de savoir si Pérez a vu pleurer le narra-teur, la réponse est non. « L’avocat général lui a demandé si, du moins, il m’avait vu pleurer. Pérez a répondu non. » (l. 30- 31). L’interrogation peut porter ici sur le verbe « voir » ou « pleurer » : le quiproquo naît de la confusion entre les deux. Cette confusion

peut également surgir au discours direct, dès lors qu’on emploie un verbe à l’infinitif.

PROLONGEMENT

L’étranger, comme on le voit dans l’incipit du roman éponyme, est aussi celui qui ne sait pas ordonner sa vie, ses relations pour y trouver une signification : qui juge absurdes les actes et propos des uns et des autres avec qui il a beaucoup de peine à entrer en relation.Les textes 2 et 3 soulignent tout particulièrement la dimension absurde de la vie, de la condition humaine. Comme on l’a lu, la scène du meurtre est présentée comme la suite d’un enchaînement de cir-constances en dehors de la volonté de Meursault. Rien n’a de sens, sinon les derniers coups de feu qui semblent constituer l’acceptation d’une certaine fatalité. Les accusations ne sont pas plus sensées dans la scène du procès. Le roman L’Étranger est donc à lire et interpréter : il s’agit de voir en l’étran-ger l’homme qui sait que la vie n’a pas de sens mais qui tente de faire sens avec ce caractère absurde en l’assumant comme sa condition première.

Écho – Kamel Daoud, Meursault contre-enquête (2013) p. 138

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire l’incipit du roman de Kamel Daoud. – Interroger l’intertextualité au travers d’une « continuation » de L’Étranger de Camus.

– Situer le roman dans son contexte historique.Cette « continuation » de L’Étranger témoigne de l’intérêt, voire des débats, que suscite encore aujourd’hui le roman de Camus. Kamel Daoud évoque ainsi l’histoire de la décolonisation de l’Algérie, la difficulté de ses habitants à se réapproprier un espace, à construire une histoire de la liberté. En parodiant, en incorporant les phrases de Camus à son roman, il montre surtout comment le texte de L’Étranger reste signifiant et ouvert pour comprendre – ou continuer à interroger – le sens de la vie, le sens que l’on donne à sa vie, à l’instar de d’Haroun, son héros contemporain. Ce faisant, il analyse aussi le rapport de l’Algérie contemporaine à son histoire, à la religion ouvrant à des débats qui témoignent de la vitalité de la liberté de penser et de l’esprit critique.

LECTURE ANALYTIQUE

Enquête sur un meurtreLa première phrase du roman qui s’inscrit dans une réécriture de l’incipit de L’Étranger s’écrit au présent

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de l’énonciation comme en témoigne l’adverbe « Aujourd’hui » (l. 1) et le présent. Le narrateur évoque une « histoire » (l. 3) « qui remonte à plus d’un demi-siècle » (l. 5). C’est sur cette durée que pourrait se dérouler l’histoire.L’histoire racontée est celle d’un meurtre (« il a réussi à faire oublier son crime », l. 9), un thème préparé par d’autres éléments du récit (une affaire qui a fait grand bruit, « et on en a beaucoup parlé », l. 6, où il est question de deux morts, d’un « meurtrier ». Le titre même du livre évoque une enquête policière, contradictoire à une première.Le narrateur du récit se présente comme le frère de la victime : « celui qui a été assassiné est mon frère » (l. 13-14). Son portrait s’esquisse : ironique comme en témoigne la première phrase du roman, il emploie également un ton véhément pour reprocher à tous, et à Camus en particulier, l’injustice faite à son frère, (« sans honte vois-tu », l. 7), celle de l’avoir surtout privé d’une identité (« un anonyme », l. 11), de l’avoir réduit à son destin, celui « [de recevoir] une balle » (l 10-11). Sa présence fréquente dans un café, sa ten-dance à « ressasser cette histoire » (l. 3), son âge, nous permettent d’esquisser le portrait du person-nage stéréotypé qui ne vit que pour raconter à tous son histoire, ses plaintes et récriminations.Le narrateur s’adresse à un universitaire, selon le paratexte de cet incipit et, comme on le voit, dans un enchaînement de questions-réponses qui ne font pas pour autant entendre la voix de ce protagoniste. Il joue pourtant un rôle important en ce qu’il offre l’occasion au narrateur de raconter son histoire, selon son point de vue et ses émotions, dans une parole libre et familière. Sa position d’universitaire oriente également l’interprétation du propos : le per-sonnage de Daoud peut ainsi argumenter contre la lecture faite du roman de Camus, les commentaires des spécialistes, de ceux qui étudient et célèbrent son œuvre.

Une réécriture de L’ÉtrangerLa première phrase du roman de Daoud évoque immanquablement le début de L’Étranger parodié familièrement en « Aujourd’hui m’ma’ est toujours vivante ». Le titre du roman de Daoud éclaire le pro-jet du narrateur : dire sa version du meurtre de son frère, faire exister celui qui n’a pas de nom, « parler à la place d’un mort » (l. 19-20).« Le premier savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime » (l. 8-9) : le narrateur semble confondre ici le personnage de Meursault et Camus, l’auteur du roman. L’accusation portée contre l’écri-vain qu’est Camus, c’est d’être l’auteur d’une histoire qui ne donne pas d’identité à l’un de ses deux personnages, désigné sous le seul nom de « l’Arabe », et dont il fait un illettré sans voix et sans histoire. Le narrateur de Kamel Daoud semble repro-cher à Camus de ne pas savoir témoigner de la

réalité et de la diversité de la société algérienne des années 1930, d’avoir centré son récit sur le seul Meursault. Ce reproche est en même temps un hommage rendu au pouvoir de la langue française, celui de pouvoir bien écrire des histoires. La langue française est donc la langue de la littérature, la langue lettrée qui permet de « parler à la place d’un mort » (l. 19-20), c’est-à-dire être écrivain.La dernière phrase du texte – « Les mots du meurtrier et ses expressions sont mon bien vacant. », l. 26-27 – est éclairée par la comparaison, « bien vacant » qui désigne les maisons laissées par les colons après leur départ et qui ont trouvé de nouveaux habitants. La langue française est investie par le narrateur qui l’apprend pour libérer la parole. La langue de Camus et son roman deviennent dans le roman de Kamel Daoud le lieu et l’instrument de la liberté.

PROLONGEMENT

Au travers de leurs recherches, les élèves pourront découvrir la théorie de l’intertextualité et l’image du palimpseste, chère à Gérard Genette. Ils compren-dront mieux ainsi les enjeux de la réécriture d’une œuvre célèbre, qui peut allier la parodie comme en témoigne la première ligne du récit de Daoud, à l’écriture dans les blancs du texte à l’image du per-sonnage reconstruit qu’est la victime de Meursault, à la citation qui incorpore au texte la voix de Camus toujours vivante, à une continuation de l’œuvre qui en offre une nouvelle lecture, une interprétation renouvelée.

Œuvre intégrale – Étude d’ensemble p. 139

OBJECTIFS ET ENJEUX – Recomposer le personnage au travers de la narration.

– Interpréter la fonction du personnage. – Dégager une vision du monde et de la condition humaine.

UN RÉCIT, DES PERSONNAGES, DES SCÈNES ROMANESQUES

Première partieLa première partie dure environ dix-huit jours tandis que la seconde se déroule sur une année, le temps de l’instruction du procès et du jugement. La première partie est rythmée par les jours qui se succèdent et s’approche ainsi du journal intime. Les chapitres les plus longs sont ceux qui développent des scènes romanesques, parmi lesquelles celles de l’enterre-ment ou du meurtre. La vie de Meursault semble pou-voir changer dans la première partie avec la rencontre avec Marie, avec qui il semble avoir découvert le bon-heur, ce que rappelle la fin du chapitre 6 : « J’ai

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6

compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux ».

Deuxième partieC’est bien évidemment le meurtre qui sert de char-nière entre la première et la deuxième partie, qui dure environ un an. Les chapitres s’organisent selon les grandes étapes de l’instruction du procès : l’in-terrogatoire, la vie en prison, le procès, les visites de l’aumônier puis l’attente de l’exécution.

Un personnage : Meursault

• Le portraitAucune indication ne nous permet de nous repré-senter le personnage principal de L’Étranger dont on ne connaît que le nom, Meursault.La psychologie : Meursault semble davantage un être de sensations que de réflexion au début de l’œuvre. Il est peu intéressé par son travail, et semble plutôt regarder ce qui se passe autour de lui, de sa fenêtre ou chez ses voisins. Plutôt indifférent, il est tout de même sensible à l’amitié qu’on lui accorde. Il paraît surtout très sensible aux sensations agréables, que cela soit la chaleur du sable, la fraî-cheur de la mer ou les baisers de Marie.La biographie : le récit qui s’attache au personnage au moment de la mort de sa mère ne nous donne pas d’informations sur sa vie antérieure. Le récit s’achève sur l’évocation de sa mort prochaine. C’est donc l’histoire de la dernière année de la vie de l’Étranger que raconte le roman.

• Les actionsHéros du roman, Meursault ne répond jamais aux attentes des personnages qui peuplent son univers ni à celles du lecteur de romans. S’il répond aux sol-licitations des autres, il semble bien incapable, dans la première partie du roman, de mener sa vie. C’est dans la seconde partie qu’il assumera son geste et refusera d’adopter le comportement qu’on attend de lui.

• L’importance hiérarchiqueMeursault est le personnage central du récit. La perspective romanesque est centrée sur lui et le

récit s’achève avec sa disparition. Son importance hiérarchique se dit aussi dans le caractère étonnant de ce qui lui arrive et dans ses réactions à ce qui se passe dans sa vie, cette « étrangeté au monde » qui rend incompréhensible son attitude.

PARCOURS DE LECTURE : LECTURES ANALYTIQUES OU CURSIVES

Le parcours de lecture pourra se construire au fil des extraits isolés ici ou qui figurent dans le manuel. Tout dépendra du projet de lecture retenu qui peut ne pas imposer l’étude de tous ces moments de l’histoire. On a retenu les scènes romanesques, ces passages souvent narratifs, descriptifs et dialogués où sont expansés les topoï romanesques.

RÉCEPTION, INTERPRÉTATION

Mourir pour la vérité c’est, selon Meursault, ne pas s’imposer le comportement que l’on attend de vous, c’est aussi de pas expliquer ce qui a pu donner lieu à une interprétation erronée. C’est ainsi que tout commence avec cette incapacité du narrateur de pleurer la mort de sa mère au moment où l’on attend qu’il le fasse. C’est aussi ne pas vouloir expliquer pourquoi la chaleur, puis un reflet, ont pu donner lieu à un comportement que tous veulent interpréter comme le signe de l’indifférence ou de la violence. Lors de son interrogatoire, Meursault exclut aussi de manifester son regret ou d’afficher une foi qu’il n’éprouve pas. Refusant ainsi de jouer au coupable anéanti par son geste, il se perd dans l’esprit du juge d’instruction. Enfin, au nom de la vérité, il refuse que la crainte de la mort ne lui fasse accepter un récon-fort auquel il ne croit pas et c’est ainsi qu’il n’ac-cepte plus les visites de l’aumônier. Seul, il ne lui reste plus qu’à espérer les cris de haine de la foule qui pourront donner sens à sa mort en témoignant de la totale incompréhension de son attitude et de son refus d’acheter par le mensonge une quel-conque mansuétude. Meursault affiche ainsi – et revendique – sa liberté entière. C’est ainsi qu’il échappe aussi au désespoir.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 7

Un roman contemporain : Laurent Gaudé, Eldorado (2006) p. 140

Problématique : La séquence vise à faire percevoir la manière dont le roman contemporain prend en charge des questions politiques et sociales de son temps dans une perspective réaliste qui veut aussi assumer une vision de l’humanité au travers d’un récit construit aussi comme une fable intemporelle.

Éclairages : L’originalité du roman de Laurent Gaudé réside dans le choix qu’il fait d’une structure qui fait alterner les chapitres consacrés aux deux personnages au cœur du récit et dont la route va se croiser à la fin de l’histoire. C’est la rencontre de ces deux destins qui ouvre à une interprétation du rêve des hommes, en écho à d’autres quêtes qui les poussent à aller toujours plus loin à la recherche du pays d’Eldorado.

Texte 1 – L’incipit p. 140

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire l’incipit. – Construire l’horizon d’attente du roman.

LECTURE ANALYTIQUE

Il s’agit là de l’incipit du roman. Le roman commence par un long paragraphe descriptif pris en charge par un narrateur qui s’exprime à la troisième personne avec l’emploi prédominant de l’indicatif imparfait. On y découvre la ville de Catane en Sicile, son mar-ché aux poissons, la mer : le décor est planté. Nulle information quant à la date du début du récit inscrit dans le présent d’énonciation (« en ce jour », l. 1).Pour autant, le narrateur, qui, dans un premier temps, semblait n’être qu’un spectateur extérieur neutre, laisse bientôt paraître un point de vue omnis-cient, témoigne de ses impressions et jugements (« sentait la poiscaille », l. 1-2 ; « l’œil plissé du com-merçant aux aguets », l. 6 ; « les jeunes gens, eux, venaient trouver de quoi distraire leur ennui », l. 10-11).Ce spectacle fait surgir chez le narrateur deux images, deux points de vue contrastés sur la mer : – une mer nourricière dans laquelle on puise –

image renforcée par la métaphore « les entrailles de la mer » (l. 3-4) ou la comparaison « Les thons et les espadons étaient exposés comme des trophées précieux » (l. 4-5) ; une mer généreuse, bienveillante (« C’était comme si les eaux avaient glissé de nuit dans les ruelles laissant au petit matin les poissons en offrande », l. 12-14) ; – une mer qu’il faut craindre, qui pourrait être

redoutable – image proposée sous forme d’une métaphore filée, la présentant quasiment comme un Dieu vengeur (« L’homme a tant fauté qu’aucune punition n’est à exclure », l. 20-21).En fait, la mer semble pouvoir exercer sur les hommes le droit de vie et le droit de mort – les hommes qui lui doivent respect et reconnaissance (« Tant qu’elle offrait, il fallait honorer ses présents », l. 21-22). Ces images convergent aussi dans une

image matricielle de la mer, à l’origine de tout, image que renforce l’homophonie qui unit « la mer » et « la mère ».De cet incipit aux images contrastées peut déjà naître chez le lecteur un sentiment ambivalent de respect mêlé de crainte, voire de dégoût : la mer peut être à la fois généreuse et redoutable ; c’est la conduite de l’homme qui semble déterminante (« Tant qu’elle offrait, il fallait honorer ses présents », l. 21-22).Cette description double s’achève sur une perspec-tive plutôt menaçante soulignée par l’emploi du conditionnel : « elle refuserait d’ouvrir son ventre », l. 18 ; « La mer, un jour, les affamerait peut-être », l. 21).Et c’est après ce long paragraphe que le person-nage de Piracci entre en scène, apparemment fas-ciné par ce spectacle et peut-être habité par les interrogations du narrateur.

SynthèseTous ces indices nous laissent imaginer un person-nage fasciné par la mer et vraisemblablement tour-menté, « happé » (l. 26) par le spectacle des poissons « yeux morts et ventre ouvert » (l. 25) qui renvoient aussi à d’autres images, celles des corps qu’il croise en mer, dans sa recherche d’embarcations d’immi-grés clandestins comme le veut son métier.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Dès la première phrase, l’irruption du mot « pois-caille » et l’emploi d’un mot très familier constituent une surprise au sein de l’évocation d’une cité ancienne, caractérisée comme tant d’autres par ses ruelles pavées et son Duomo. Le contraste est ren-forcé par l’expression quasi religieuse de « en ce jour » (l. 1). Deux tons se rencontrent qui déso-rientent le lecteur.On en trouvera d’autres exemples dans le texte structuré par des images attendues, celle du soleil d’une ville méditerranéenne, traité pourtant de manière inattendue : il est engendré ici par des « poissons morts ». La chaleur et la vie naissent de

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7

la mort. On pourra aussi montrer comment l’oxy-more « La foule se pressait, lentement » (l. 7-8) détourne le stéréotype de la scène de marché ita-lienne, vivante et bruyante. La métaphore « les entrailles de la mer » (l. 3-4) ouvre elle aussi à plu-sieurs oppositions : l’image valorisée de la mer matricielle rencontrant l’évocation triviale des fonc-tions basses, l’immensité liquide rencontrant la matière. Plus loin on évoque une mer qui « refuserait d’ouvrir son ventre aux pêcheurs » (l. 18) dans une nouvelle métaphore polysémique, figure de l’acte amoureux, de la générosité ou de la mort. Le lecteur comprend dès lors que la mer jouera dans le roman un rôle essentiel jusqu’à en être un des person-nages, mais un personnage ambigu.Ainsi les élèves pourront percevoir au travers de ces oppositions, dont ils trouveront d’autres exemples encore, comment le cliché de la scène de marché typique est ici détourné pour ouvrir à un roman au ton plus sombre dans lequel le thème de la mort est déjà souligné.

Texte 2 – Chapitre i « L’ombre de Catane », Le récit du naufrage p. 141

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la construction d’un personnage. – Analyser la progression et la dramatisation du récit.

LECTURE ANALYTIQUE

La construction d’un personnageAu travers de son récit, la jeune femme met en scène ses sentiments, et ceux de ses compagnons d’infor-tune (« On rigolait à bord. Certains chantèrent », l. 1-2), dans une brutale gradation. On passe du fol espoir (« Le nouveau continent était au bout », l. 7) à la panique et au désespoir (« La mort serait mons-trueuse », l. 29-30) ; et du désespoir à l’anéantisse-ment. Entre ces deux moments, sa détermination et son courage se disent dans la juxtaposition des pro-positions courtes qui évoquent sobrement ce qu’elle endure : « Il faisait chaud. Ils étaient trop serrés. Elle avait faim. Son bébé pleurait. », l. 4-5. Les senti-ments qu’éprouve le personnage se disent aussi dans l’évolution du récit, d’une action qui ne se centre plus que sur des cris d’alarme évoqués à trois reprises et qui sonnent le glas de son voyage. Mais les sentiments évoqués sont aussi ceux qui suivront la deuxième partie du voyage, le « second voyage » (l. 13-14) comme elle le qualifie et qui se poursuit jusqu’au moment du récit qu’elle fait à Piracci. Trois propositions construites sur un modèle disloqué d’antéposition d’un complément soulignent les conséquences de ce qu’elle a vécu et qu’elle ne peut oublier (« elle se rappelait chaque instant »,

l. 14 ; « elle le revivait sans cesse », l. 15) jusqu’à provoquer une mort métaphorique (« elle n’était jamais revenue », l. 16).C’est la promesse d’une vie meilleure faite à son enfant qui a donné à cette femme toute cette éner-gie, cette force morale et physique pour affronter une traversée qu’elle savait difficile.Pour autant, si les conditions matérielles – longueur du trajet, chaleur, manque de nourriture, promiscuité – étaient prévisibles, la lâche conduite de l’équipage ne l’était pas, l’absence totale d’eau et de nourriture pas davantage.

Vers l’Eldorado

Dans le récit de cette quête d’un Eldorado, l’utilisa-tion de la valeur modale du conditionnel marque le caractère hypothétique du futur pour lequel la jeune femme s’était préparée et qui ne s’est pas réalisé : « Elle se serait sentie capable… », l. 6 ; « Elle aurait tenu vaille que vaille », l. 9. Dans le second para-graphe, le conditionnel exprime le futur envisagé, les faits redoutés, ceux qui construisent le désespoir : « si l’errance se prolongeait, la mort serait mons-trueuse. Elle les assoifferait. Elle les éteindrait. Elle les rendrait fous… », l. 29-31.Entre le fol espoir du début et l’anéantissement final, le contraste est saisissant. Dans un premier temps, la force du rêve permet d’oublier les contraintes du moment (la faim, la chaleur…). Puis tout devient « lent et cruel » (l. 31-32). Le récit change de pers-pective : d’une focalisation interne permettant, dans le premier paragraphe, de partager les sentiments de la jeune femme, on passe, dans le dernier para-graphe, à une focalisation externe, à une vision dis-tanciée, purement descriptive. La description suit pas à pas l’évolution dramatique de la situation et semble s’épuiser comme les passagers : les phrases deviennent plus courtes et se répètent (« Personne ne savait piloter pareil navire. Personne ne savait non plus… », l. 21-22). Les phrases nominales disent l’impuissance : « Encerclés par l’immensité de la mer. », l. 26 ; « Dérivant avec la lenteur de l’agonie. », l. 26-27 ; « Plus de force. », l. 34.À la première phrase de l’extrait – « La vie allait enfin commencer. », l. 1) – s’oppose, à la fin, une sorte de paraphrase de la mort : « Bientôt ce ne fut plus que le silence. », l. 39. De l’espoir d’un Eldorado au désespoir absolu… Cette opposition illustre la tona-lité tragique de cet épisode du récit.

Synthèse

La photographie proposée est quasiment superpo-sable au récit proposé. Mais l’image permet de se représenter, mieux que le récit peut-être, le péril qu’il y a à cette navigation sur un bateau surchargé et en piètre état. La vision en plongée accentue la fragilité de la situation des migrants et la seule bouée de sauvetage que l’on aperçoit semble bien dérisoire.

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L’image comme le texte posent les questions redon-dantes et sans réponse de l’accueil des immigrés, des raisons de cette immigration, de l’indifférence quasi générale des pays européens. Une réflexion sur les raisons de ces tentatives s’impose : les famines, les guerres, l’exploitation des populations sont autant de thématiques à engager pour mieux aborder le problème des responsabilités à partager. Fuir son pays est certainement d’abord un acte de désespoir. C’est ce que montrent et l’extrait et la photographie car pour quelles autres raisons des hommes accepteraient-ils de vivre de semblables tragédies ?

Texte 3 – Chapitre i « L’ombre de Catane », Le projet de vengeance p. 142

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser les ressorts de la vengeance. – Comprendre les termes d’un dilemme et la progression de la réflexion vers une solution.

LECTURE ANALYTIQUE

La mort de son enfant constitue de toute évidence pour le personnage de la jeune femme l’événement central qui conditionne la suite de son existence, une vie dont on a vu qu’elle n’est plus qu’apparente après ce « second voyage » dont « elle n’était jamais revenue » (texte 2). Le seul moteur qui reste à sa vie est celui de la vengeance. Mais de qui se venger ? Le texte nous apprend qu’elle a choisi Hussein Marouk, « un homme de paille qui s’occupe des basses œuvres » (l. 2-3). Le dialogue avec Piracci et la question de ce dernier (« Pourquoi Hussein Marouk ? », l. 1) permettent au lecteur de com-prendre le raisonnement de la jeune femme, qui prend la forme d’une concession première. Certes elle reconnaît que ce personnage n’est pas le seul coupable, ni le plus coupable de la tragédie, mais son choix est avant tout fondé sur des raisons pra-tiques : elle est persuadée de pouvoir le retrouver (« j’aurais peut-être le moyen de l’atteindre. », l. 7-8). Pour la jeune femme, ce qui importe, c’est de venger la mort de son enfant et un coupable – quel qu’il soit – doit payer.Cette attitude provoque chez Piracci un débat inté-rieur au cours duquel s’affrontent plusieurs points de vue traitant de cette même question : qui est le premier responsable du drame ? Et spontanément sa condamnation va d’abord vers les hommes d’équipage qui ont abandonné, sans réserve d’eau, tous les occupants du bateau. On peut en effet comprendre que pour le commandant d’un bateau comme l’est Piracci, l’abandon d’un navire est le crime le plus grave que peut commettre un

équipage. La mission qui est la sienne – apporter un secours à ceux qui sont en détresse en mer – le rend certainement plus sensible à ce forfait. Cette pre-mière analyse est vite ébranlée par la ferme décision de la jeune femme : ne serait-ce pas plutôt celui qui, à l’abri de tout risque, s’enrichit sur ces morts ?Dans tous les cas, la vengeance semble une évi-dence pour les deux personnages. Leur situation les rend certainement incapables d’une autre attitude. Le texte le montre clairement : ils ont jugé les res-ponsables et les ont déclarés coupables.C’est ce qu’attestent les mots « coupable » (l. 6), « venger » (l. 2), « châtier » (l. 19), « crime » (l. 27) et « obscénité » (l. 28) qui constituent un champ lexical relevant, de façon claire, du procès et du jugement prononcé par les deux personnages.Dans l’expression « au crime, il ajoutait l’obscénité de l’opulence » (l. 27-28), qui condense les termes de l’accusation, tout est dit de l’inacceptable : la vie aisée, confortable du responsable se nourrit de l’ex-ploitation d’une misère avérée et, pire encore, d’une extermination programmée.Dans son monologue intérieur, Piracci examine les conditions de la culpabilité des uns et des autres. De qui se venger ? C’est au conditionnel que s’énonce d’abord son point de vue, un conditionnel qui l’ins-talle dans un hypothétique jeu de rôle qui le conduit à des certitudes – voire des évidences : s’il était la jeune femme, « il aurait eu à cœur avant toute chose de se venger » (l. 9-10), « il leur aurait fait payer » (l. 14). Ce conditionnel est renforcé par un acte d’accu-sation – « C’étaient eux » – répété plusieurs fois (l. 10 et 12). Puis, ces certitudes deviennent des doutes. Dans ce long discours intérieur, le comman-dant fait se succéder de nombreuses phrases inter-rogatives qui sont autant de tentatives à mieux comprendre la décision de la jeune femme.Finalement, Piracci met fin à ce dilemme en énon-çant une certitude qui intègre et partage la décision de la jeune femme : « L’important » (l. 29), c’était « ce désir puissant qu’elle avait de frapper à son tour. » (l. 30-31).

Synthèse

Dans Eldorado, les personnages et leur psychologie se construisent très souvent au travers des discours des personnages. Le discours indirect libre contri-bue ici à mieux faire comprendre les valeurs, réac-tions et hésitations de Piracci dans son monologue intérieur. Son questionnement, sous la forme de phrases interrogatives, l’emploi de modalisateurs (« sans doute », « peut-être ») qui nuancent le juge-ment, marquent le doute. Peu disert dans le dia-logue, il ne souhaite pas alimenter la soif de vengeance de la jeune femme et ne cherche pas non plus à obtenir des réponses à toutes ses questions. Il ne veut retenir finalement que son désir de vengeance.

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7

GRAMMAIRE

Le discours direct au début de l’extrait exprime l’échange entre Piracci et la jeune femme : un échange bref qui, en deux répliques, traduit l’essen-tiel des deux points de vue (« Si vraiment vous vou-lez vous venger, remontez plus haut. », l. 1-2 / « Je ne prétends pas que cet homme soit le seul cou-pable. Je dis seulement qu’il l’est. », l ; 6-7).Le discours indirect (« Le commandant pensa qu’à sa place… », l. 9 et suivantes) introduit le monologue intérieur de Piracci, un monologue qui se poursui-vra, sur quasiment tout le paragraphe, au discours indirect libre (« Oui, sans doute il aurait essayé », l. 13-14 ; « Et puis peut-être avait-elle raison. », l. 16). Ce choix syntaxique marque de façon subtile le glissement de la pensée du commandant vers celle de la jeune femme (« Le commandant chassa ces pensées de son esprit. L’important n’était pas… », l. 29-31).

Texte 4 – Chapitre ii « Tant que nous serons deux » p. 143

OBJECTIFS ET ENJEUX – Recomposer l’univers et l’histoire du personnage.

– Comprendre les motivations des personnages du roman.

LECTURE ANALYTIQUE

Soleiman et Jamal vont quitter le Soudan. C’est Soleiman qui, à la première personne du singulier et au présent de narration, prend en charge le récit de ce départ.D’une focalisation zéro, d’un narrateur omniscient prenant en charge les faits et pensées des person-nages – et, notamment, de Piracci – nous passons à une focalisation interne qui nous amène à partager au plus près les tourments et l’évolution psycholo-gique de Soleiman.« La poussière » (l. 2), le chaud « soleil de la jour-née » (l. 3-4) sont les premiers indices d’un cadre africain, soudanais, en l’occurrence. Mais il convient d’y ajouter « la place de l’Indépendance » (l. 11) liée à l’histoire de l’Afrique ; et aussi les embouteillages, le thé pris avec les amis, et le nom même de « Fayçal » (l. 13).Le passage constant du « je » au « nous » montre à l’évidence que les deux frères ne font qu’un. Solei-man intègre Jamal à toutes ses pensées. Une com-munion qu’illustre bien son affirmation « je sais qu’il pense à tout cela » (l. 34-35).Malgré le caractère irrémédiable de la décision prise de quitter son pays, « la tristesse et la joie se par-tagent » (l. 8) en l’âme du narrateur. Son attachement

reste très fort, la famille y a toutes ses racines (« Nous allons laisser derrière nous la tombe de nos ancêtres », l. 24-25) et il faudra également laisser tous les amis. Le paradoxe est total lorsque, avec lucidité et sans illusion, Soleiman envisage l’avenir : « Là où nous irons, nous ne serons rien » (l. 32). L’oxymore « J’ai doucement mal de ce pays » (l. 9) illustre ce choix dans lequel la volonté de se reconstruire un destin n’efface pas ce que le passé a construit.De nombreuses comparaisons et métaphores ren-forcent et éclairent cette expression : « Nous laisse-rons ce nom ici, accroché aux branches comme un vêtement d’enfant abandonné que personne ne vient réclamer », l. 29-32 ; « nous buvons nos thés comme des chats laperaient de l’eau sucrée. », l. 39-40.Le narrateur fait une liste de tout ce qu’il abandonne. Cet aspect énumératif est donné par les reprises anaphoriques « Nous allons laisser… » (l. 24-25, l. 25-26), par un recours constant à la parataxe, aux phrases très brèves, parfois nominales (« Des pauvres. Sans histoire. Sans argent. », l. 32-33), par des constructions syntaxiques quasi superposables construisant des rythmes binaires, ternaires : « Nous n’achèterons plus rien… », l. 17 ; « Nous ne boirons plus de thé, ici. », l. 18. Les répétitions de « Sans », « rien », « aucun », « jamais » martèlent ce vide angoissant qui va engloutir tout un passé.

Synthèse

Tout le texte dit l’attachement des deux frères à leurs pays. Les lieux et plaisirs de leur vie sont longue-ment évoqués et les sensations visuelles, sonores, olfactives d’un pays du sud, l’importance d’une sociabilité amicale et familiale, sont soulignées, don-nant à l’ensemble un caractère nostalgique alors que le départ n’a pas encore eu lieu. Le paradoxe tient à la difficulté mais aussi à la nécessité de ce départ. S’ils sont convaincus qu’il faut partir, ils savent aussi qu’ils vont tout perdre, et avant tout le souvenir de leur histoire familiale, puis le souvenir tout court de leur passé. Cette décision d’un départ qui n’est pas vraiment souhaité pour un avenir d’emblée condamné redouble le sentiment de déchirement des deux frères, voire d’absurdité de leur destin.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Le texte 4 offre de nombreux arguments qui pour-ront nourrir le dialogue à rédiger entre les deux per-sonnages : toutes les pensées de Soleiman constituent autant de raisons de ne pas partir. L’élève trouvera aussi dans le récit de la jeune femme (texte 2) l’occasion d’évoquer les dangers du périple. Enfin le texte 3 propose des outils d’écriture du dialogue, du monologue intérieur et du débat qui peuvent être réinvestis efficacement au service de ce projet d’écriture.

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Texte 5 – Chapitre viii « Je me perdrai à Ghardaïa » p. 144

OBJECTIFS ET ENJEUX – Poursuivre l’analyse du personnage et de ses motivations.

– Interpréter le récit au-delà du projet réaliste et de l’évocation des questions contemporaines.

LECTURE ANALYTIQUE

Piracci, qui a tant secouru de clandestins, tant côtoyé leur désespoir, tant pris la mesure de leurs malheurs et de leurs désillusions, décide pourtant de tout abandonner et de partir seul vers l’Afrique, de faire, en quelque sorte, le chemin à l’envers pour mieux comprendre le sens de tout cela. La mise en scène du départ de nuit, sur une modeste barque, constitue une scène romanesque propice à l’évoca-tion d’un décor mimétique des sentiments et pen-sées du personnage. La mer et les images qui lui sont associées depuis le début du roman ouvre à deux visions, l’une protectrice et maternelle, l’autre inquiétante mais aussi vivifiante, régénératrice : « Il était une infime partie de l’immensité qui l’entourait, mais une partie vivante. », l. 2-3. L’évocation de la nuit renforce cette image paradoxale, ambivalente : « La nuit l’entourait avec douceur », l. 10. Aussi Piracci éprouve-t-il de la peur, mais une peur « qui lui fouettait les sens » (l. 4). Ce départ de Catane peut être lu comme une fuite vers une renaissance et cette quête paradoxale ressemble bien à une quête identitaire, soulignée par deux phrases interroga-tives : « Comment fait-on pour obtenir ce que l’on veut quand on n’a rien ? De quelle force et de quelle obstination faut-il être ? », l. 29-30.Cette quête identitaire qui passe par le renoncement au présent, par le rêve d’un ailleurs pour d’autres lendemains est certainement ce qui est commun à ces deux destins croisés : celui de Soleiman et celui de Piracci. Aucun des deux personnages ne semble pourtant se faire d’illusion sur un possible Eldorado, c’est sa quête qui leur importe. Chacun sera « un pauvre homme de plus sur la route de l’Eldorado », l. 41. Mais leur parcours sont opposés, inversés, ce qui offre sur le plan narratif la possibilité de leur ren-contre, moment charnière du roman. Ces trajec-toires ouvrent également à l’interprétation du titre : l’Eldorado ce n’est que le lieu qu’on a choisi comme destination ; cela n’existe que par le désir des hommes et conduit le lecteur à dépasser une seule lecture sociale et politique du roman.C’est essentiellement par le discours indirect libre que le lecteur accède aux pensées du personnage (« Comme il était doux de n’être rien », l. 40), à ses choix, à sa réflexion, à ses doutes (« Comment fait-on pour obtenir ce que l’on veut quand on n’a rien ? », l ; 29).

SynthèseContrairement à Soleiman, c’est moins la destina-tion qui compte pour Piracci, que le départ, le voyage dans une dimension quasi expérimentale : le commandant qui ne supporte plus sa vie à Catane veut éprouver toutes les sensations, les sentiments, vivre toutes les étapes du parcours de l’émigrant pour partager son « éclat de volonté » (l. 20), « se fondre dans la foule de ceux qui marchent, avec rage » (l. 35-36), et faire avec lui l’expérience d’une humanité retrouvée : « Comme il était doux de n’être rien. Rien d’autre qu’un homme de plus », l. 40).

GRAMMAIRE

Deux courts passages seulement sont au discours direct : « Je suis nu, pensa-t-il. Comme seul un homme sans identité peut l’être. » (l. 9-10) et « L’herbe sera grasse […] Et la vie passera comme une caresse. » (l. 13-15). Il s’agit, dans les deux cas, de ne pas trahir les termes des discours. La pensée de Piracci et les paroles de l’inconnu sont les deux faces du miroir : une même recherche sur deux che-mins opposés.

Texte 6 – Chapitre x « L’assaut » p. 145

OBJECTIFS ET ENJEUX – Partager avec le lecteur une scène d’action. – Mettre en scène la force de la solidarité.

LECTURE ANALYTIQUE

Il s’agit là d’une scène d’action, une scène où tout se joue de manière cruciale, comme on peut en juger par la situation critique des personnages, Bou-bakar et Soleiman : « Nous sommes maintenant coincés entre les Marocains et la grille », l. 3-4. Tout échec deviendrait irrémédiable : « Il n’y a plus d’autre solution », l. 4-5. Chaque geste est décisif, vital : « « Il faut monter », l. 4.Le rythme très vif donné à la narration est souligné par l’emploi quasi constant de la parataxe, par la succession de phrases brèves, par les nombreux verbes d’action : « J’entends des coups de feu. Des corps tombent », l. 5-6. La juxtaposition rend les deux actions simultanées dans une perception d’en-semble qui ne permet pas au narrateur d’identifier clairement les victimes et leur nombre. Cette écriture très visuelle peut être qualifiée d’écriture cinémato-graphique : la scène s’ouvre avec l’arrivée en trombe d’une voiture de police, un événement qui, dans les films, enclenche fréquemment l’action. La dramati-sation de la scène vient également des ruptures dans le rythme de la narration, avec ce qui res-semble à des moments de pause (« Il ne bouge plus », l. 9 ; « Il me regarde avec étonnement »,

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7

l. 13) ; des moments d’incertitude qui figent l’action et peuvent aussi conduire à l’échec de l’entreprise. L’action semble aussi se ralentir, se décomposer au gré des perceptions du personnage dans un temps démultiplié : « je n’ai plus de forces et me laisse tomber. Je chute. Je sens l’impact dur du sol. Les genoux qui me rentrent dans le ventre. », l. 19-21. L’action ouvre à quelques plans plus larges qui montrent les autres assaillants de la barrière : « Cha-cun tente de sauver sa vie. », l. 17-18.La prise en charge de cette scène au présent de nar-ration par le narrateur-personnage la fait vivre au lecteur au rythme de ses gestes, de ses sensations, de ses sentiments, de ses pensées : « Il faut faire vite », l. 15 ; « Nous y sommes presque. », l. 22. L’ensemble donne l’impression forte d’assister à un reportage en direct, angoissant, à l’issue incertaine.C’est avec une série d’images que le narrateur sou-ligne à la fois la condition de fuyards des person-nages et l’exploit qu’ils viennent d’accomplir. La comparaison « Je le sens respirer comme un gibier après la course » (l. 23-24) dit leur épuisement à la mesure de l’effort qu’ils viennent de fournir, mais aussi la manière dont ils sont traités : comme des bêtes. La métaphore « une force de titan » (l. 25) oppose cette condition animale au sentiment pour le narrateur de s’être métamorphosé en divinité. La métonymie « J’ai sauté sur l’Europe » (l. 25), redou-blée par les métaphores hyperboliques « sauté par-dessus des montagnes », « enjambé des mers » (l. 26), traduit l’euphorie d’une apparente réussite, euphorie à la dimension de l’obstacle franchi.Pour autant, la fin du texte propose une cataphore inquiétante qui ouvre, pour le lecteur, sur une nou-velle attente angoissante : « Nous ne nous doutons pas que le pire est à venir. », l. 29. On peut remar-quer alors que le narrateur se détache de l’action pour se transformer en narrateur omniscient. Sur le plan narratif, le procédé relance le questionnement du lecteur et le conduit à élaborer de nouvelles hypothèses quant à l’orientation du récit, quant au destin des deux personnages jusqu’ici solidaires.

SynthèseLaurent Gaudé bâtit son roman sur une réalité contemporaine : les drames de l’immigration. Il confronte Soleiman, personnage de fiction, aux mêmes réalités que les acteurs réels dont les propos résonnent clairement dans ce passage. Il n’est qu’à se référer au témoignage de George paru dans Courrier international du 27 mars 2014 (voir page 147) pour s’en convaincre : « Ça a été un saut difficile […] d’abord une barrière puis une autre… Quand on arrive à la dernière, on est déjà épuisé. » Nul mystère à cela : les témoignages des migrants sont très nombreux et ils ont ainsi nourri la construc-tion des personnages romanesques.

GRAMMAIRE

Les nombreuses reprises anaphoriques des pro-noms personnels « Je », « il » et « nous » mettent les personnages au centre de l’action et ces rapides changements de perspectives accélèrent le rythme du récit en éclairant tous les aspects de cette scène très dense.

Texte 7 – Chapitre xiii « L’ombre de Massambalo » p. 146

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre le dilemme auquel est confronté le personnage.

– Interpréter la vision du monde que porte le roman.

LECTURE ANALYTIQUE

À Ghardaïa, Piracci croise Soleiman. Le comman-dant s’est métamorphosé en un vagabond qui n’at-tend plus rien de la vie et qui a déjà tenté de mourir. Il comprend, pour avoir entendu des migrants parler de Massambalo, le Dieu des voyageurs, que le jeune homme l’a pris pour un des envoyés du dieu, une ombre qui doit veiller sur lui. Dans le débat intérieur auquel se livre Piracci, deux idées s’opposent : dire la vérité, dire qu’il n’est pas un envoyé de Massam-bolo, le dieu des immigrés, au risque de voir le jeune homme céder au désespoir, ou bien lui laisser croire en cette assistance divine et entretenir ainsi son rêve illusoire d’Eldorado. Le dilemme est renforcé par le choix qu’a fait Piracci de s’abandonner aux événements : il ne cherche plus à travailler et veut attendre la mort en mendiant sur cette place animée où sa présence passe inaperçue. Acceptera-t-il encore de jouer un rôle dans la vie d’un autre ? L’in-tensité de la scène est renforcée par le silence dans lequel elle se déroule et par la question réitérée trois fois du jeune homme sous la forme lapidaire du nom du dieu : « Massambalo ? » (l. 6, 7 et 27).Piracci, lui, ne cherche plus d’Eldorado. Il est au bout de sa quête, il ne recherche maintenant qu’« un évanouissement au monde » (l. 22). Il choisit cepen-dant de ne pas briser le rêve de Soleiman, de lui redonner force et espoir. Cette rencontre constitue le point d’intersection de deux chemins inverses. Tout se joue dans les regards échangés : « Le jeune homme continuait à le regarder », l. 1 ; « Piracci cligne des yeux… », l. 7 ; « Il y avait ce regard qui l’avait frappé… », l. 17 ; « le regard bienveillant de la fortune », l. 16, etc. L’auteur du récit scelle dans ces regards la vaine recherche d’une nouvelle vie, le bout d’un chemin pour l’un et le vif espoir d’un Eldo-rado, d’une nouvelle vie à construire pour l’autre.

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SynthèsePar une habile construction narrative, Laurent Gaudé fait se croiser les chemins des deux personnages principaux du roman : Piracci et Soleiman. Cette rencontre donne au roman sa portée symbolique : plus qu’atteindre l’Eldorado, c’est en faire la quête qui est essentiel. Ce qui importe c’est donc d’entre-tenir l’espoir qui pourrait y conduire, c’est avoir des raisons de croire en demain. Et c’est précisément ce que veut transmettre Piracci. En crédibilisant l’exis-tence de Massambalo auprès de Soleiman, il lui transmet précisément cet espoir, cette force qui permet de croire en son rêve.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Le roman de Laurent Gaudé use fréquemment du discours indirect libre, du monologue intérieur pour contribuer à la construction du personnage et à son analyse psychologique. L’élève pourra donc investir cette forme et les arguments examinés par Piracci dans ce texte pour imaginer le bonheur, le soulage-ment et l’espérance que l’acquiescement du com-mandant vont provoquer.

Perspective – Récit de presse p. 147

LECTURE ANALYTIQUE

Le journaliste rapporte le témoignage d’un émigré qui, après plusieurs tentatives, a réussi à franchir ces redoutables barrières métalliques pour poser le pied en Espagne.Il y traduit à la fois, selon le point de vue de George, l’« enfer » (l. 1) de la vie au Tchad qu’il a voulu quitter pour un avenir meilleur pour lui et surtout pour son fils, les dangers, les peurs de l’éprouvant périple à l’issue incertaine et le fol espoir d’une vie meilleure (« le paradis espagnol qu’il convoite », l. 2).Ce périple est comparable en de nombreux points à celui de Soleiman qui doit lui aussi échapper aux « limbes marocains » (l. 2) et franchir ces redou-tables barrières métalliques. Le fol espoir d’un Eldorado est également la motivation suprême et, comme dans le roman, « une partie [du] voyage s’achève et une autre commence », l. 7-8. L’article de presse garde cependant ses spécificités : les lieux sont précisément décrits, le journaliste rap-porte des faits. Si le journaliste emprunte au dis-cours direct c’est pour donner plus de force à son reportage, c’est pour sensibiliser le lecteur, à travers un exemple précis, aux drames humains qui se jouent au quotidien, ajouter à la présentation des faits la force du témoignage.

LECTURE D’IMAGE

Plantu représente l’Europe comme un ensemble de pays qui sont autant de forteresses juxtaposées. L’une d’elles, l’Italie, semble particulièrement her-métique : un haut mur la rend infranchissable et, derrière cet obstacle, les migrants s’entassent.Le point de vue du dessinateur est clair. Il souligne l’impossible accès à l’Eldorado rêvé et les murs d’indifférence dressés par chaque pays face au problème.Le roman de Laurent Gaudé s’arrête justement au pied de ce grand mur : Soleiman pourra-t-il le franchir ? Que trouvera-t-il derrière ? Telles sont les questions que le lecteur se pose et dont il trouvera des pistes de réponses dans l’actualité et dans les débats politiques qui naissent des tragédies dont Gaudé s’est fait le témoin et le rapporteur.

Œuvre intégrale – Étude d’ensemble p. 148

POUR COMMENCER…

Eldorado n’est pas un titre qui, a priori, porterait au pessimisme. Il est surtout représentatif d’une recherche d’un monde idéal ; et, la mer bleue, le bateau à l’horizon, le ciel bleu de la première de couverture ainsi que l’atmosphère sereine qui s’en dégage peuvent conforter cette idée première. L’éditeur a visiblement choisi d’illustrer la part de rêve qui pousse à la quête d’un monde idéal, d’un « Eldorado ».Dans la biographie de Laurent Gaudé, et après avoir cité quelques-unes de ses œuvres théâtrales, il fau-dra noter qu’il a puisé plusieurs de ses thèmes romanesques dans des réalités contemporaines qui mettent l’homme aux prises avec la violence – Cri, publié en 2001 et qui a pour cadre la guerre de 1914-1918 –, avec les cataclysmes naturels – Ouragan, publié en 2010 et qui a pour cadre la Nouvelle-Orléans ravagée par un cyclone, Danser les ombres, publié en 2015 et qui a pour cadre un tremblement de terre à Haïti. Ces romans, comme Eldorado, racontent « la vie courageuse, obstinée de ces hommes et de ces femmes qui luttent chaque jour contre la dureté de la vie » (Laurent Gaudé).

UN RECIT, DES PERSONNAGES, UNE PROGRESSION DRAMATIQUE

Deux récits se combinent dans ce roman dans une parfaite alternance : celui de Piracci pris en charge, à la troisième personne du singulier, par un narrateur omniscient, et celui de Soleiman écrit à la première personne. C’est à la fin du roman que le destin des deux personnages va se croiser, au moment où Piracci arrive au bout du chemin, au bout de sa

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quête et qu’il finit sa vie en donnant à Soleiman la force d’espérer en la sienne.Laurent Gaudé a fait de Piracci son personnage central : son récit ouvre et clôt le roman ; son récit occupe quasiment le double de pages ; et c’est le seul personnage dont on connaîtra le destin.L’itinéraire des deux personnages se lit dans la plu-part des titres de chapitres « Catane », « Lampe-dusa », « Al Zuwarah » pour l’un ; « La frontière », « Ghardaïa » pour l’autre. Il est à remarquer que les titres des premiers et derniers chapitres sont super-posables « L’ombre de Massambalo » faisant écho à « L’ombre de Catane ». D’une ombre à une autre, le symbole d’une vie, d’une quête identitaire : « Dans combien de vies peut-on être ainsi soi-même » se disait-il lors de son départ. Et pourtant, il va devenir « L’homme Eldorado » (chapitre VII) – ce qui le désigne clairement comme le personnage central du roman.« Le petit collier de perles vertes » et « Massam-bolo » sont des indices posés dont on peut mesurer la portée narrative dans la construction du roman. Jamal, condamné à une mort certaine, doit laisser son frère poursuivre seul, il lui remet ce collier de perles vertes qu’il a toujours porté lui donnant une force symbolique (« Je voudrais lui rendre son collier et prendre sa maladie… Je me remplis de lui pour ne jamais oublier le visage qu’il a à cet instant. »).C’est lorsqu’il est abandonné sur la route de Ghar-daïa que Piracci entend pour la première fois la légende de Massambalo, le Dieu des immigrés qui peut, dit-on « revêtir différentes formes ». Si le voya-geur qui le croise devine son identité, « alors, il peut lui laisser un cadeau. L’ombre de Massambalo prend l’offrande et la conserve. C’est signe que le périple se passera bien. »Et c’est précisément ce collier qui permettra au lec-teur d’identifier Soleiman lorsqu’il croisera le chemin de Piracci et le lui remettra en pensant qu’il est Mas-sambalo. Cette rencontre est d’ailleurs annoncée beaucoup plus tôt sous forme d’une mystérieuse cataphore (chap. VII p. 152-153) : « C’est lui. Oui. » « – Qu’as-tu fait de ton collier ? – Je l’ai offert à quelqu’un. Là-bas. Sur le marché. » ; « Je sais qui j’ai rencontré. »

Les personnages et leur destin

Les deux personnages principaux, Piracci et Solei-man, ont en commun cette recherche d’Eldorado. Cependant, Piracci, son parcours, sa transformation psychologique occupent plus d’espace dans le développement du roman. L’évolution du person-nage est construite par paliers : une réflexion sur sa condition de marin le conduit à prendre conscience de l’absurdité de sa mission, puis, de cette prise de conscience naît le désir de comprendre ce qu’il y a derrière ces regards désespérés des migrants, puis, enfin, arrive la décision de donner un sens à sa vie en remontant à la source de ces désespoirs.

Soleiman, narrateur-personnage, confère à l’histoire son caractère d’authenticité en faisant partager au lecteur son cheminement physique et psycholo-gique, en lui faisant mesurer la nature et l’impor-tance des obstacles et la force physique et morale nécessaires pour les franchir.Le parcours des deux personnages principaux se construit également par et avec leurs rencontres. On peut repérer des rencontres de deux types : – celles qui vont déclencher leur départ ; – celles qui vont jalonner leur périple.

Pour Piracci, la première rencontre, celle de la jeune femme qu’il avait interceptée deux ans plus tôt, est déjà décisive, elle lui fait prendre conscience de l’ampleur des drames qui se jouent. La deuxième rencontre marquante est celle du clandestin à qui il refuse son aide ; une attitude qui va l’entraîner dans le remords et le convaincre de partir. Angelo, son ami de toujours, va être le dernier confident et aussi celui par qui le lecteur va mieux connaître ses moti-vations et ses doutes ultimes (« Où vais-je ? » ; « Mourir cette nuit, me dissoudre en haute mer, est-ce que c’est cela que j’entreprends de faire, sans oser me le dire ouvertement ? »).Son périple sera marqué par des rencontres hostiles comme celle du chauffeur de camion qui l’aban-donne ou encore celle de la reine d’Al-Zuwarah – un personnage marquant qui symbolise physiquement et moralement la laideur absolue de ceux qui exploitent sans vergogne la misère des gens pour amasser toujours plus d’argent. Reste le person-nage du conteur qui lui révèle la légende du dieu des émigrés : Massambalo.Soleiman sera également confronté à la violence des passeurs mais aura la chance de croiser le che-min de Boubakar qui se montrera un allié précieux.De tous les personnages du roman, seul le destin de Piracci sera connu. Tous les autres seront laissés en chemin dans leurs quêtes diverses. La jeune femme assouvira-t-elle son désir de vengeance ? Soleiman atteindra-t-il son rêve ? Ce qui semble importer est davantage la quête des personnages que son abou-tissement, le chemin vers l’Eldorado que l’Eldorado lui-même. Partout est soulignée la force donnée par l’espoir.

PARCOURS DE LECTURE

Tout au long du roman, certains passages se font écho d’un chapitre à l’autre.

• Texte ADans le premier passage, la jeune femme explique l’aspect politique du problème de l’immigration et des drames qu’elle engendre. Elle donne son avis sur ceux qu’elle pense être les vrais responsables. Le texte écho donne une explication complémen-taire et tout aussi sordide : l’immigration est une

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aubaine pour ceux qui ont décidé de s’enrichir en exploitant la misère.

• Texte B« Mon frère il n’y aura que toi pour moi. Et moi pour toi. Plus frères que jamais… » « Nous ne pouvons que vieillir ensemble désormais… » C’est la force de la fraternité qui donne la force du projet, celui de construire à deux un autre avenir pour les futurs descendants, pour planter de nouvelles racines. Et, dans le texte écho, c’est à la source de cette même fraternité que puise Soleiman pour porter seul un rêve commun : « Je sens tout autour de moi une force calme qui me presse de marcher. C’est celle de mon frère qui m’enveloppe. »

• Texte CLa colère de Piracci s’exprime par la violence parce qu’il lui faut un coupable à qui il fait également payer ses échecs – l’interprète qu’il n’a pas secouru, les barques qu’il n’a pas retrouvées. Le texte écho oppose à cette violence une autre violence peut-être plus difficilement justifiable et qui entraîne les remords de Soleiman : il a agressé un innocent uni-quement parce qu’il avait besoin d’argent… La misère suffit-elle à justifier cet acte désespéré ?

• Texte DLe texte écho reprend ce qui a hanté la vie de Piracci et scellé son destin : « Ces sons tristes et puissants qu’il avait fait retentir durant la tempête pour saluer les morts. »

RÉCEPTION, INTERPRÉTATION

Une quête violenteTout au long de leurs parcours, les deux person-nages sont confrontés à la violence ; une violence dont ils sont tour à tour auteurs, victimes ou specta-teurs. Ainsi, par exemple, Soleiman après avoir été lui-même victime d’une violente agression par les chauffeurs qui l’ont abandonné avec ses compa-gnons d’infortune, devient plus tard agresseur.À Ouargla, lors d’un arrêt du camion qui transporte une trentaine d’hommes vers Ghardaïa, il frappe vio-lemment un marchand pour lui voler l’argent des bêtes qu’il a vendues. Cet argent va lui permettre de gagner de précieuses semaines sur la durée du voyage. Soleiman regrette cependant très vite ce geste et le vit comme une trahison : « Je pense à mon frère qui me cracherait dessus ». Boubakar, son compagnon d’infortune semble avoir tout compris mais ne porte aucun jugement : il choisit le silence. Un silence qui peut laisser penser qu’il a, lui aussi, eu recours à des actes inavouables et qu’une situa-tion extrême entraîne des comportements extrêmes même si elle ne les légitime pas.

Le dénouement : atteindre l’Eldorado ?« C’est cela, au fond, qu’elle est venue me dire, qu’il était temps de me mettre en route pour trouver ma mort. », dit Piracci. Ses dernières pensées sont : « Que l’Eldorado était là. Et qu’il n’était de mer que l’homme ne puisse traverser. » Un aboutissement paradoxal qui fait de la mort l’aboutissement d’une quête. Piracci meurt serein, il a compris ce qui don-nait la force d’accomplir un rêve : l’espoir, l’espoir qu’il a transmis à Soleiman.Le lecteur quitte Soleiman emplit de cet espoir « Plus rien, maintenant, ne pourra m’arrêter. » Le reste est une autre histoire : celui de sa vie future.« Eldorado » vaut donc par le mythe qu’il désigne : celui d’un pays rêvé, celui d’une quête identitaire qui permet d’aller à sa conquête.

Un roman ancré dans un contexte réalisteLes villes et pays cités dans le roman de Laurent Gaudé – Ghardaïa, Al-Zuwarah, l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, Catane, Lampedusa… – sont ceux que les informations distillent quasiment chaque jour évoquant les parcours souvent dramatiques des nombreux immigrés. L’exploitation et la violence dont ils sont victimes – racket, abandon, conditions inhumaines – sont tout aussi présentes dans le roman de Laurent Gaudé. Pour autant, l’auteur n’ar-gumente pas sur le sujet ; il donne à voir, et même à partager, la misère humaine à travers ses divers personnages.Les drames de l’immigration très présents dans l’ac-tualité sont au cœur des débats politiques. Pourquoi cette immigration ? Qui est responsable ? Quelles solutions ? Les médias offrent une grande diversité de supports qui peuvent être la source de nombreux débats régulés.

Au-delà du réalisme : la merLa mer est quasiment un personnage du roman. Elle est sans cesse personnifiée, toujours vivante. On la trouve sous tous ses aspects notamment au cha-pitre III. Elle y apparaît, sous forme de métaphores, comme rassurante, généreuse, « sauvage » (p. 66), puissante (« masse puissante qui se cabrait et rou-lait »), capricieuse (« la mer avait décidé de redevenir opaque et brusque »), belle aussi (« On aurait dit que les flots chantaient » ; « la mer semblait vouloir man-ger les étoiles »). De nombreuses métaphores vont jusqu’à la présenter comme un monstre redoutable et anthropophage (« on ne laisse pas la mer manger les bateaux » ; « les extirper de la gueule de l’océan » ; « une masse puissante qui se cabrait et roulait »). Face à elle, l’homme ne peut que montrer respect (« ne pas la heurter frontalement ») et impuissance (« les hommes sur le dos de la mer ne sont rien »).

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L’Eldorado dans l’Histoire et la littératureLe mot « Eldorado » renvoie à l’époque des Conquis-tadors espagnols et désigne le pays imaginaire qu’ils pensaient découvrir – un pays imaginaire qui regorgerait de trésors.Le texte de Montaigne (p. 326) en est une illustra-tion. Mais il dénonce surtout l’attitude des conqué-rants qui, derrière une apparente générosité, feront des Indiens les innocentes victimes d’une quête cupide, une quête qui se fait par le pillage, la cruauté et l’asservissement.Les gravures de Théodore de Bry (p. 327 et 329) dénoncent également cette conquête en prenant clairement le parti des Indiens.De cet ensemble émerge une image toujours pré-sente : celle de la violence, donnée ou subie, qui jalonne les chemins de l’Eldorado.Quant à Voltaire, il a pris le parti de décrire « Le pays fabuleux d’Eldorado » : le pays rêvé, le pays idéal. Et cet idéal n’est pas fait que de richesses matérielles,

il y est aussi question de richesse de l’âme. C’est un pays de liberté, sans justice, sans prison ; mais c’est aussi un pays où se côtoient les sciences et les arts. Ce texte fait directement écho au discours que tient ce personnage inconnu rencontré par Piracci au cimetière de Lampedusa et qui décrit l’Eldorado ainsi : « L’herbe sera grasse, dit-il, et les arbres char-gés de fruits. De l’or coulera au fond des ruisseaux, et des carrières de diamants à ciel ouvert réverbére-ront les rayons du soleil. Les forêts frémiront de gibier et les lacs seront poissonneux. Tout sera doux là-bas. Et la vie passera comme une caresse. L’El-dorado, commandant. » (p. 111)

Et au-delà des souffrances, d’un monde qui change et rend intolérables à ceux qui les subissent la pau-vreté et l’enfermement, la guerre et l’oppression, il y a la curiosité de l’ailleurs et de l’autre, le rêve immé-morial de rivages paradisiaques et du bonheur paisible.

Débats littéraires Le personnage de roman doit-il avoir une part de réalité ? p. 152

OBJECTIFS ET ENJEUX – S’interroger sur le statut du personnage et son rapport à la réalité.

– Débattre en utilisant les textes de la séquence et les connaissances acquises.

PRÉPARER LE DÉBAT

Les textes proposés mettent en jeu le rapport qu’en-tretiennent les romanciers avec leurs personnages, et le rapport au réel et à la création que cette conception du personnage implique. On verra que le débat n’est pas manichéen mais qu’il explore un large spectre de points de vue que l’on pourra élargir au-delà de la diachronie courte qui est celle des textes proposés.Les deux premiers textes inscrivent le personnage dans une vision large : politique et scientifique chez les Goncourt, qui, au titre d’écrivains « naturalistes », veulent promouvoir l’accès de la figure issue des « basses classes » au rang de personnage roma-nesque. Le roman offre dès lors une représentation de la réalité du monde qu’il est chargé d’étudier, d’expliquer de manière scientifique. On pourra ren-voyer les élèves au modèle du personnage de Ger-minie Lacerteux, nourri de la vie de la domestique des deux frères, cette Rose Malingre dont ils ont découvert la double vie au moment de sa mort. La référence à Zola s’impose également ici et le per-sonnage de Thérèse Raquin (voir le texte A du cor-pus vers le Bac, p. 154) pourra illustrer l’étude qu’il

entreprend dans son projet d’une « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire », celle des Rougon-Macquart.François Mauriac défend un point de vue compa-rable en ce qu’il reconnaît que les personnages romanesques sont bâtis à partir d’emprunts faits au réel, à partir de « l’observation des autres hommes ». Il dénie aussi toute autonomie à sa « créature » qui se nourrit aussi de ce que le romancier sait de soi. Toutefois son projet n’est pas de constituer un dis-cours scientifique, voire moral : le romancier crée « un monde idéal » qu’est l’espace de la fiction. Le rapport au réel est le rapport du texte à son lecteur, et la manière dont il lui permet de se connaître mieux. Cette connaissance de soi devient dès lors connaissance des autres et la source de « la com-préhension », de la reconnaissance de l’altérité. C’est un projet humaniste que celui de Mauriac.Le texte extrait du Journal des Faux-monnayeurs d’André Gide rompt avec cette vision. Le person-nage du roman semble échapper à son créateur, du moins quand ce dernier est un « vrai romancier ». Deux conceptions s’opposent : celle du personnage construit et celle du personnage observé et réfléchi dans une mise à distance, un éloignement de soi : « dès que j’induis, je tire à moi. » Gide se méfie d’un personnage construit sur « la communauté de senti-ments et de pensées », c’est-à-dire de stéréotypes sociaux renvoyant à des catégories historiques et culturelles, et donc à un réel partagé, « commun ». On pourra explorer avec les élèves la signification du

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titre de son roman et cette fausse monnaie qui res-semble de si près à la vraie, comme le faux person-nage tente de ressembler à de véritables hommes. Ainsi le personnage du roman gidien, opaque et par-fois mutique, renvoie-t-il davantage à une réflexion sur l’esthétique et la création qu’à une vision du monde.Le point de vue d’Alain Robbe-Grillet est embléma-tique de ce temps « du soupçon » pour reprendre l’image de Nathalie Sarraute. Prenant acte du rap-port du personnage à la réalité, celle de son temps à l’instar du personnage balzacien, il le disqualifie au nom de ce monde disparu. Alain Robbe-Grillet fait donc une lecture historique du roman du xixe siècle, un modèle qui témoigne de l’émergence de l’indivi-dualisme mais qui ne correspond plus au monde de la seconde moitié du xxe siècle. Un « nouveau roman » s’impose pour un monde « moins sûr de lui-même ». Dans un monde en crise, crise du roman et du personnage, le roman conserve bien un rapport étroit au monde et de ce fait doit comme lui évoluer.On pourra conduire les élèves à élargir le débat pour s’intéresser à la littérature telle qu’elle a été renouve-lée à partir du « Nouveau Roman » jusqu’à aujourd’hui pour les conduire à donner également leur point de vue sur des œuvres qui leur sont un peu plus proches. C’est l’occasion également d’aborder la question du personnage, sous l’angle de sa réception. Personnage de parole, Zazie se construit dans son discours et celui des autres quand ils parlent d’elles dans un langage renouvelé, questionné par Raymond Queneau (voir l’extrait pro-posé p. 114). Quant à Céline, il met en scène Angèle dans Guignol’band (voir l’extrait proposé p. 111) par la voix d’un narrateur qui finit par anéantir la syntaxe du récit, qui la décompose dans une parole heurtée et sonore qui abolit la narration au profit des sensa-tions et des émotions qu’elle évoque et provoque. Ces personnages semblent s’éloigner de leurs modèles et d’une écriture mimétique pour provo-quer des effets variés : Duras raconte les paroles de son personnage, Lol V. Stein (voir l’extrait proposé p. 130) et tente de percer ainsi le cœur de sa folie. Le roman du xxie siècle continue à réfléchir sur ses per-sonnages : c’est le cas de Laurent Binet dans HHhH (voir l’extrait proposé p. 68) qui se demande com-ment célébrer par la fiction les exploits de deux per-sonnages historiques. D’autres exemples doivent montrer comment cette question du personnage et de son rapport à la réalité continue à dynamiser le roman contemporain et à offrir de nombreuses voies et expériences d’écriture et donc de lecture.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

On pourra proposer aux élèves ces deux extraits en complément des textes du manuel.

➤ Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, 1956Et selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté n’arrive plus à y croire. Aussi voit-on le personnage de roman privé de ce double soutien, la foi en lui du romancier et du lecteur qui le faisait tenir debout, solidement d’aplomb, portant sur ses larges épaules tout le poids de l’histoire, vaciller et se défaire.Depuis les temps heureux d’Eugénie Grandet où parvenu au faîte de sa puissance il trônait entre le lecteur et le romancier, objet de leur ferveur commune, tels les saints des tableaux primitifs entre les donateurs, il n’a cessé de perdre successivement tous ses attributs et prérogatives.Il était très richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins minutieux ; rien ne lui manquait, depuis les boucles d’argent de sa culotte jusqu’à la loupe veinée au bout de son nez. Il a peu à peu tout perdu : ses ancêtres, sa maison soigneusement bâtie, bourrée de la cave au grenier d’objets de toute espèce, jusqu’aux plus menus colifichets, ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, et, surtout, bien précieux entre tous, son caractère qui n’appartenant qu’à lui, et souvent jusqu’à son nom.

➤ Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881Ils lurent d’abord Walter Scott.Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau.Les hommes du passé, qui n’étaient pour eux que des fantômes ou des noms, devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d’armes des châteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l’auvent des échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement composés entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion était complète. L’hiver s’y passa.

BIBLIOGRAPHIE

– Jean-Louis Chrétien, Conscience et roman, II, 2011

– Jacques Dubois, Les Romanciers du réel. 2010

– Christine Montalbetti, Le Personnage, 2003 – Pierre-Louis Rey, Le roman, 1992

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Corpus vers le Bac – Récits de meurtres p. 154

Émile Zola, Thérèse Raquin (1867) ; André Malraux, La Condition humaine (1933), André Gide, Les Caves du Vatican (1914).

LA QUESTION SUR LE CORPUS

Vous montrerez l’importance de l’environnement dans l’attitude des personnages.Les trois textes, empruntés à des romans du xixe et xxe siècles, mettent en scène des héros masculins, figures de meurtriers : Laurent, Tchen et Lafcadio commettent un assassinat. Zola, Malraux et Gide inscrivent ces actes dans des lieux qui soulignent leur gravité.

• Dans les trois textes, il s’agit d’une scène nocturne : – chez Zola : paysage crépusculaire d’automne

avec une lumière qui décroît au fur et à mesure que le meurtre se prépare ; le décor « rougeâtre » devient « blanchâtre » (faire un relevé des nombreux adjec-tifs de couleur qui font référence à l’apparition pro-gressive de la nuit) ; – chez Malraux : présence de la nuit : « minuit et

demi », et récurrence du terme « nuit » ; une lumière extérieure : « La seule lumière venait du building voi-sin : un grand rectangle d’électricité pâle » ; – chez Gide, la scène se déroule dans une relative

obscurité : le contraste est établi entre l’extérieur plongé dans la nuit et les éclairages dans le train (premier paragraphe).

• Le silence est installé dans les trois textes mais avec des variantes : – chez Zola, le déclin de la lumière correspond à la

montée du silence ; – chez Malraux, le bruit de la ville (« quatre ou cinq

klaxons grincèrent ») fait place peu à peu au silence ; – chez Gide, le silence est relatif : « Fleurissoire ne

poussa pas un cri », bruissement implicite lié à l’acte : le voyageur jeté hors du train tente de se débattre (dernier paragraphe).

• La scène du meurtre se situe à l’extérieur : – paysage aquatique et végétal chez Zola ; la nature

est décrite avec précision dans un jeu de clair- obscur ; – paysage extérieur chez Malraux : la ville moderne,

avec ses buildings et ses klaxons, s’oppose au lieu intimiste du crime : la chambre ; – paysage extérieur chez Gide : lieu intermédiaire

(de l’intérieur du train vers l’extérieur), campagne présente à travers le « sacré talus » et les feux allumés.

• La nature participe du meurtre : – chez Zola, la nature constitue le cadre et le témoin

du forfait. Place importante de la description de la

nature. D’un point de vue symbolique, le meurtre est inscrit dans le décor naturel et dans le changement de saison : « la campagne… sent la mort venir » : relever les nombreux indices qui invitent à une lec-ture plurielle ; – chez Malraux, la nuit cristallise les sentiments du

personnage, notamment l’angoisse ; – chez Gide, la nature devient complice du crime

malgré elle : lieu de l’acte gratuit, « crime immo-tivé » ; le meurtre est associé à un jeu de hasard : « Si je puis compter jusqu’à douze… le tapir est sauvé ».

• La voix narrative qui prend en charge le discours entretient un lien particulier avec le décor : – chez Zola, un narrateur omniscient ; le meurtre

est inscrit dans le décor. Effroi et malaise de Thé-rèse, témoin muet. Inquiétude de Laurent : « il regar-dait les deux rives… » ; – chez Malraux, variation des points de vue à la

mesure de la complexité du héros. Approche du personnage de l’extérieur et de l’intérieur à l’instar du décor (la ville et la chambre) ; – chez Gide, le narrateur, confondu avec le person-

nage de Lafcadio, livre ses impressions et réflexions en lien avec le décor (train éclairé de l’intérieur, lumières dans la campagne qui contrastent avec l’obscurité). Présence du monologue intérieur (« pensait Lafcadio », « continuait Lafcadio », etc.) Le personnage désire commettre un acte gratuit pour se prouver qu’il est libre.

Un environnement cadre du meurtre ; un décor, symbole de la tragédie qui se joue, et reflet des pen-sées et sentiments des personnages.

COMMENTAIRE

Vous commenterez le texte d’André Malraux (Texte B).

introduction

La Condition humaine (1933) constitue le troisième roman dans la trilogie asiatique après Les Conqué-rants (1927) et La Voie royale (1930). Cette œuvre est la première à mettre en scène une action collective et non plus seulement individuelle ; elle préfigure le tra-vail plus radical que l’écrivain accomplira dans L’Es-poir (1937). Dans ce roman historique, philosophique, comme le suggère son titre, et profondément roma-nesque, l’auteur participe au renouvellement du genre dans l’entre-deux-guerres, en s’inspirant du découpage en séquences qui s’apparente à la fois au roman américain et aux techniques de montage cinématographique. Il a obtenu le prix Goncourt en 1933. L’action se situe en Chine, en 1927, dans un contexte révolutionnaire : insurrection communiste

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réprimée par le général Chang-Kaï-Chek rallié à l’aile droite du Kuomintang. Il s’agit de la première page du roman qui met en scène un personnage en pleine action. Tchen, jeune Chinois, engagé dans l’action terroriste, converti au marxisme par le professeur français Gisors, doit assassiner un trafiquant d’armes afin d’approvisionner le groupe révolutionnaire auquel il appartient. Un meurtre prémédité ; prépara-tifs de l’acte, concentration du héros, mais hésitation et malaise ou angoisse du meurtrier, à la fois à l’exté-rieur et à l’intérieur de lui-même. Introspection d’un terroriste dans une scène d’une grande intensité émotionnelle. On pourra s’interroger sur le traitement spécifique de cet incipit romanesque où le lecteur est plongé in medias res.

Plan

I. Les informations de l’incipitII. L’habileté de l’incipit

déveloPPement

I. Les informations de l’incipitLes catégories spatio-temporelles, généralement associées, semblent dissociées dès l’ouverture du roman.

1. Le temps

• Les premiers éléments du texte : des dates en exergue et aucune information sur le lieu.

• Fonctions des repères temporels en ouverture : – une fiction enracinée dans le temps historique,

une chronologie aux effets de réel ; – une allusion historique qui mobilise la culture du

lecteur : 21 mars 1927, début de l’insurrection de Shangaï, d’où l’hypothèse du lecteur : lien entre l’in-surrection (mot « révolution » dans le texte) et le meurtre. – un temps symbolique et mythique : 21 mars,

printemps ; – temps du sacrifice aux Dionysies, rituel de mort et

de renouveau, comme le soulignent les images « sacrificateur » et « sacrifice à la révolution » ; « Minuit et demi » : minuit = heure habituelle du crime mais refus du stéréotype, expression détour-née « et demi ».

• Toute l’action semble saisie dans un seul instant dilaté, en suspens : – rôle des nombreux verbes à l’imparfait ; – rôle du participe présent « vivant » ; – reprises dans le texte : « la moustiquaire » ou le

couple « ce pied/cet homme » ; – impression d’un temps éternisé : « le temps

n’existait plus » (fin du deuxième paragraphe) ; « non, il ne se passait rien ».

2. L’espace

• Aucune référence à l’espace dans l’exergue : dans quel pays l’action se situe-t-elle ?

• À l’inverse, dans le corps du texte, c’est le temps qui s’efface au profit de l’espace.

• Quelques indications spatiales : – la ville : grande agglomération animée et très

bruyante. Enfer sonore suggéré : « vacarme, quatre ou cinq klaxons, embarras de voitures » = « là-bas dans le monde des hommes » ; – la pièce/une chambre ? Deux lieux séparés par une

frontière symbolique, « les barreaux de la fenêtre », et une rupture très nette entre l’ici et l’ailleurs ; – un resserrement de l’espace : extérieur/intérieur ; – du vacarme au « silence » ; – de la vie à la négation de la vie (sommeil et mort

imminente).

• Une proximité relative à travers les objets : « le lit », « la moustiquaire » (effet de séparation entre les deux personnages), « ce tas de mousseline blanche » = un cadre oriental suggéré = un décor minimaliste.

• Un espace fragmenté à travers les éléments géométriques qui évoquent le cubisme dans les années 30 : – des formes géométriques : « grand rectangle »,

« rectangle de lumière », « coupé par les barreaux de la fenêtre », « l’un rayait le lit »//impression de verticalité : « tombait », « moustiquaire » = enfermement.

3. L’atmosphère

• Un lieu clos qui rappelle l’univers fermé de la tragédie.

• Mise en scène de l’espace où se prépare un meurtre à travers les formes géométriques (Cf. infra).

• Un jeu de clair-obscur

• Des éclairages contrastés, source d’angoisse : « mousseline blanche », « seule lumière », « électri-cité pâle », « rayait », « rectangle de lumière ».

• Références à « la nuit » : antithèse : « cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté ».

• Une atmosphère pesante.

4. Des personnages en situation

a. TchenIdentité révélée dès le premier mot ; écho d’une tra-dition romanesque mais silence sur le passé du per-sonnage, les causes de l’action. Un personnage troublé.

Sensations

• Manifestations de l’angoisse, au sens étymolo-gique : « angustus » = étroit, resserré et plusieurs occurrences dans le texte.

• Malaise physique du héros : « L’angoisse lui tor-dait l’estomac », « nausée », « cette nuit écrasée d’angoisse » ; « les paupières battantes » ; « les mains hésitantes ».

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Sentiments et pensées du personnage

• Préméditation de l’acte et concentration sur le geste à accomplir.

• Résolution et hésitations : « sa propre fermeté… mais avec hébétude » + jeu de questions en ouver-ture et à la fin du premier paragraphe dans une composition circulaire : « Découvert ? » = accès à la conscience du personnage.Interrogations sur le choix de l’arme : « rasoir/poignard ».

• Angoisse double face à l’acte à accomplir et devant la révélation soudaine de la profondeur de l’inconscient (pulsions obscures).

• Idée d’une souffrance intérieure à travers une durée subjective.= Complexité du personnage confronté à lui-même à travers le meurtre.

b. La victime

• Reste anonyme.

• Une présence physique saisie à travers des éléments : – premier paragraphe : « un corps… ce pied… de

la chair d’homme » ; – troisième paragraphe : « cet homme… ce pied…

cet homme » ;

• Jeu d’échos : reprises, rôle des déictiques, synecdoque du « pied ».

5. L’action

• Un début in medias res.

• Le lecteur est introduit brutalement dans une action violente : « cet homme devait mourir », « il le tuerait », « frapper ».

• Le lecteur ignore qui sont les protagonistes, leurs motivations et les enjeux de la scène.

• Longue réflexion sur l’arme du crime.

• Un roman qui s’ouvre par deux questions concises.

• Ambiguïté de l’énoncé : – focalisation externe : un narrateur qui refuse d’al-

ler au-delà de la perception immédiate de la scène – ou focalisation interne avec style indirect libre qui

permet d’accéder à la conscience du personnage et à ses doutes ? Technique de l’introspection.Un incipit romanesque, entre tradition et écart, qui joue sur les codes et qui invite le lecteur à percevoir événements comme personnages différemment.

II. L’habileté de l’incipit

1. Une attaque romanesque in medias resAttaque percutante différente d’un incipit balzacien : deux phrases très brèves jettent le lecteur au milieu de l’action comme le suggèrent les verbes « lever » et « frapper ».

2. L’effet d’attente

• La première phrase nous plonge d’emblée dans le « suspense » d’une mise à mort.

• Les questions qui encadrent le paragraphe limi-naire rappellent l’ambiance des romans policiers. Hésitations et doutes au moment de perpétrer un meurtre.

• Une découverte progressive et incomplète : – aucun renseignement sur le protagoniste, si ce

n’est son nom. On est très éloigné de la technique du portrait balzacien ; – aucune explication sur les motivations de l’acte.

La réponse est différée.

• Une approche partielle de la victime à travers son corps ; l’anonymat subsiste.

• Cela participe d’une vision existentialiste du monde où l’événement et sa perception précèdent sa compréhension.

3. L’identification au personnage

• Accès à la conscience de Tchen : ses pensées et ses sentiments (Cf. I, D).

• Les techniques narratives : pluralité et croisement des points de vue.

• L’omniscience narrative, forme assez traditionnelle.

• Le narrateur omniscient sait ce qui se passe à l’intérieur de son personnage : – premier paragraphe : « l’angoisse lui tordait

l’estomac » ; – deuxième paragraphe : « dans cette nuit où le

temps n’existait plus » : commentaire du narrateur.

• La focalisation externe.

• Ouverture du texte au statut problématique : on peut y voir un narrateur externe ignorant des événe-ments à venir.

• La focalisation interne qui place le lecteur dans la conscience du personnage.

• Questions initiales que peut se poser un Tchen hésitant : – deuxième paragraphe : étonnement du héros

face au monde « il y avait encore des embarras de voitures, là-bas » – début du troisième paragraphe et l’acte prémé-

dité : « Il se répétait… il savait ».= Approche de l’extérieur et de l’intérieur ; épaisseur et profondeur du personnage qui découvre en lui « un sacrificateur ».

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Français 1re – Livre du professeur

4. L’écriture de la rupture ou l’esthétique de la discontinuité

a. Variation des types de phrases• Modalité assertive très présente, souvent asso-ciée aux passages de description et de commentaire.• Modalité interrogative en ouverture avec ambi-valence du point de vue : focalisation externe ou interne.• Modalité exclamative : résolution du meurtrier et hésitation : désir de combattre de face et à égalité (fin du premier paragraphe, focalisation interne).• Modalité impérative présente indirectement à tra-vers le lexique de l’obligation et le passage au dis-cours indirect : « Il se répétait que cet homme devait mourir ».

= État complexe du personnage sujet à des émo-tions contradictoires.

b. Variation des structures syntaxiques• Des phrases nominales : « Découvert ? » corres-pondant à l’agitation de Tchen.• Des phrases minimales : « L’angoisse lui tordait l’estomac » traduisant les sensations immédiates.• Des phrases brisées fonctionnant par à-coups : « Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis ».• Des phrases complexes mimant la complexité des sentiments de Tchen : « il connaissait… chair d’homme ».• Une parataxe dominante : vision successive et morcelée des éléments constitutifs de la scène.

5. Une écriture cinématographique ou « une litté-rature de montage »• Liens entre André Malraux et le cinéma : intérêt pour cet art.• Projet de scénario avec Eisentein pour La Condi-tion humaine. Esquisse d’une psychologie du cinéma en 1946.

a. Des éléments visuelsChamp : Tchen et la victime.Hors champ : la rue présente à travers le bruit.= Rupture entre l’ici et l’ailleurs, entre le microcosme et le macrocosme

Échelle des plans• Jeu sur les plans : gros plan sur le « pied » et plan de demi-ensemble (corps).• Une composition plastique de l’image avec les formes géométriques.Les éclairages• Un corps dans la pénombre que fait ressortir « la mousseline » (deux occurrences).• Un éclairage vif coupé par les barreaux : « rec-tangle d’électricité ».

= Un contraste noir/blanc qui a une valeur métapho-rique : angoisse de Tchen et qui rappelle l’influence du cinéma expressionniste.

b. Des éléments sonoresL’affrontement de deux univers : vacarme de la rue/silence de la chambre.

c. La caméra subjectiveLa vision de Tchen annoncée par le participe passé « fasciné » et la précision du regard (premier para-graphe), par les verbes de parole : « se répétait » et de perception : « Tchen découvrait ».= Plongée dans l’univers intérieur d’un terroriste et introspection.

conclusion

• Grande richesse d’un incipit particulièrement original : – dans le traitement du cadre spatio-temporel : un

espace dilaté et un temps ralenti, voire suspendu ; – la construction du personnage : découverte immé-

diate de la complexité du personnage à travers l’ex-pression de la solitude, d’une souffrance intérieure et d’une angoisse double : acte à accomplir et pulsions de l’inconscient. La représentation tragique de l’homme en situation est donnée à voir au lecteur.

• L’écriture romanesque : – variété des points de vue, personnage vu de l’ex-

térieur et de l’intérieur ; – le jeu croisé des focalisations permet de faire

émerger l’épaisseur et la profondeur de l’être ; – une écriture qui emprunte à d’autres arts contem-

porains comme la peinture cubiste et le cinéma expressionniste.

• Un meurtre initiatique : premier acte terroriste à rapprocher de l’attentat-suicide dirigé contre Chang-Kaï-Chek et figure tragique du héros (per-sonnage en souffrance, résolutions/hésitations, destin en marche…).

• Une page qui préfigure les thèmes fondamen-taux de l’œuvre : l’angoisse existentielle, l’absurde, le corps torturé et le « bourreau de soi-même », le face-à-face de l’homme et de l’univers.

DISSERTATION

Pour apprécier un roman, un lecteur a-t-il besoin de s’identifier au personnage principal et de partager ses sentiments ?Amorce : Le personnage principal est celui qui retient l’attention du lecteur. Personnage dont on relate les aventures, il est souvent proche du lecteur.Analyse du sujet : Le lecteur apprécie souvent le roman quand il s’identifie au personnage principal et qu’il partage ses sentiments. Mais l’identification au personnage principal n’est pas toujours possible : un personnage est une image de l’homme, un « masque », étymologiquement : à ce titre, il peut représenter une réalité qui ne plaît pas au lecteur, ou qu’il est difficile de comprendre. Le roman ne se

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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7

limite pas non plus au personnage principal : outre l’identification au lecteur, quels éléments constitutifs du genre romanesque le lecteur peut-il apprécier ?

I. Le processus d’identification à l’œuvre dans le roman1. Le cas des romans à la première personne : il permet une meilleure identification du lecteur au personnage principal. En racontant son histoire, le personnage livre ses sentiments, et prend le lecteur comme confident. Ce dernier éprouve alors un sen-timent d’empathie.Ex. : L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 90) : Des Grieux raconte sa propre histoire.2. Le choix de la focalisation interne : le narrateur nous fait vivre les événements à la place du person-nage. Les sentiments de celui-ci sont livrés. La dis-tance entre le personnage et le lecteur semble abolie.Ex. : André Malraux, La Condition humaine (texte B du corpus bac).3. Un personnage terriblement humain : les romanciers choisissent de mettre en scène des per-sonnages vraisemblables, aux sentiments humains. On suit leur progression et on s’attache à eux, comme à de véritables personnes.Ex. : Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (p. 62).

II. Mais l’identification au personnage principal n’est pas toujours possible1. Le problème du mal : le personnage qui incarne le mal n’est pas toujours celui à qui l’on s’identifie, même s’il est le personnage principal du roman. Ainsi en est-il des figures de meurtriers. Le person-nage fascine, et c’est davantage ce qui plaît.Ex. : Albert Camus, L’Étranger (œuvre intégrale p. 134).2. L’incompréhension : le personnage principal peut être énigmatique. Les mobiles qui le font agir ne sont pas toujours éclairants. Son étrangeté peut être un frein au processus d’identification.Ex. : Lafcadio et l’acte gratuit « crime immotivé » (texte C du corpus bac).3. Les faits, rien que les faits : les actions du per-sonnage principal peuvent être relatées, mais ses sentiments ne sont pas livrés. C’est une des carac-téristiques des romans du xxe siècle.Ex. : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (p. 130).

III. Le roman ne se limite pas au personnage principal : d’autres éléments constitutifs du genre peuvent plaire au lecteur1. L’intrigue, l’histoire : le récit peut être énigma-tique. Il suscite la curiosité du lecteur, indépendam-ment de la présence du personnage principal. Le Nouveau Roman, en particulier, récuse la notion de personnage : le lecteur n’a pas besoin de tout savoir sur lui pour apprécier le roman.Ex. : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 79) où l’in-trigue se construit petit à petit, sans qu’il y ait un personnage principal facilement identifiable.2. L’ambiance du roman : le personnage principal ne contribue pas seulement à faire apprécier un roman. En choisissant d’insérer celui-ci dans une ambiance qui fait rêver ou qui inquiète, le romancier cherche à provoquer une émotion chez le lecteur. Il lui délivre une vision du monde particulière, qui doit plaire.Ex. : le faste de la Cour dans La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette (p. 72).3. La multiplicité des personnages : certains romans choisissent de ne pas mettre en scène un unique personnage (le personnage principal), mais de montrer différents personnages, aux personnali-tés différentes, dont l’évolution est racontée.Ex. : les romans d’André Malraux, comme L’Espoir ou La Condition humaine (texte B du corpus).

ÉCRITURE D’INVENTION

Lors de son procès, Thérèse doit raconter au juge la scène que vous venez de lire (Texte A) mais elle veut le convaincre, lui et les jurés, de l’entière responsabilité de Laurent dans le crime commis.Quelques aspects à considérer lors de la rédaction du texte : – les contraintes d’écriture : il s’agit d’un texte

argumentatif ; – l’énonciation : Thérèse s’adresse aux juges lors

de son procès ; – la visée du discours : convaincre (appel à la rai-

son) et persuader (appel aux sentiments) les juges de la responsabilité de Laurent dans le crime ; – les registres : jeu sur les registres didactique et

pathétique (procédés d’écriture à mobiliser) ; – la vision de Thérèse : description des lieux et de

sentiments en opposition avec le texte A.On veillera enfin à la qualité de la langue.

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