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ESH ECE 1 Camille Vernet N.Danglade 2017-2018 1 Chapitre 3 La croissance économique 1. Définition et mesures 1.1 Qu’est-ce que la croissance ? 1.1.1 Définir la croissance comme phénomène quantitatif : la hausse du produit réel Document 1 : une hausse du produit réel sur le long terme La croissance économique désigne l’augmentation de la production de bien et de services sur le long terme. Selon François Perroux (1903-1987), « la croissance économique correspond à l’augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longue d’un indicateur de dimension, pour une nation, le produit global net en termes réels ». A court terme, on parle plutôt d’expansion, par opposition à la récession. Pour apprécier l’amélioration du niveau de vie, on utilise la croissance du PIB par habitant ce qui suppose que la croissance du PIB soit supérieure à celle de la population. Document 2 : une hausse du niveau de vie national (PIB/tête) La croissance économique est mesurée par la croissance du produit global ou par celle du produit par tête. Elle véhicule, dès lors qu’elle est régulière, des changements drastiques de niveau de vie quand on sait que le revenu par tête doublera en 70 ans avec un taux de croissance de 1%, en 14 ans avec un taux de croissance de 5%, en 7 ans avec un taux de croissance de 10%. Elle est aussi génératrice d’écarts substantiels de niveau de vie d’un pays à l’autre quand on sait, par exemple, qu’en partant du même revenu par tête initial de 1000 euros, un pays qui connaît une croissance de 1% aura un revenu par tête de 1220 euros 20 ans plus tard, et de 1640 euros 50 ans plus tard, alors qu’un pays qui connaît une croissance de 5% aura des revenus par tête aux mêmes échéances respectivement de 2650 euros et 11 470 euros. Jean-Luc Gaffard, La croissance économique, Armand Colin, coll. Cursus, 2011 Document 3 Taux de croissance Période de doublement 1 % 70 ans 1,5 % 47 ans 2 % 35 ans 3 % 23 ans 4 % 17 ans 5 % 14 ans 7 % 10 ans 10 % 7 ans Revenu initial de 1 000 euros par tête Taux de croissance de 1% Taux de croissance de 5 % 20 ans plus tard 1220 2650 50 ans plus tard 1640 11470

Chapitre 3 La croissance économique · Document 1 : une hausse du produit réel sur le long terme ... psychologique, représenté par la santé et le bonheur ; l’éducation et

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Chapitre 3 La croissance économique

1. Définition et mesures 1.1 Qu’est-ce que la croissance ? 1.1.1 Définir la croissance comme phénomène quantitatif : la hausse du produit réel

Document 1 : une hausse du produit réel sur le long terme La croissance économique désigne l’augmentation de la production de bien et de services sur le long terme. Selon François Perroux (1903-1987), « la croissance économique correspond à l’augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longue d’un indicateur de dimension, pour une nation, le produit global net en termes réels ». A court terme, on parle plutôt d’expansion, par opposition à la récession. Pour apprécier l’amélioration du niveau de vie, on utilise la croissance du PIB par habitant ce qui suppose que la croissance du PIB soit supérieure à celle de la population.

Document 2 : une hausse du niveau de vie national (PIB/tête) La croissance économique est mesurée par la croissance du produit global ou par celle du produit par tête. Elle véhicule, dès lors qu’elle est régulière, des changements drastiques de niveau de vie quand on sait que le revenu par tête doublera en 70 ans avec un taux de croissance de 1%, en 14 ans avec un taux de croissance de 5%, en 7 ans avec un taux de croissance de 10%. Elle est aussi génératrice d’écarts substantiels de niveau de vie d’un pays à l’autre quand on sait, par exemple, qu’en partant du même revenu par tête initial de 1000 euros, un pays qui connaît une croissance de 1% aura un revenu par tête de 1220 euros 20 ans plus tard, et de 1640 euros 50 ans plus tard, alors qu’un pays qui connaît une croissance de 5% aura des revenus par tête aux mêmes échéances respectivement de 2650 euros et 11 470 euros.

Jean-Luc Gaffard, La croissance économique, Armand Colin, coll. Cursus, 2011

Document 3

Taux de croissance Période de doublement 1 % 70 ans 1,5 % 47 ans 2 % 35 ans 3 % 23 ans 4 % 17 ans 5 % 14 ans 7 % 10 ans 10 % 7 ans

Revenu initial de 1 000 euros par tête Taux de

croissance de 1% Taux de croissance de 5 %

20 ans plus tard

1220 2650

50 ans plus tard

1640 11470

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1.1.2 Mesurer la croissance comme phénomène quantitatif

Document 4 : trois mesures du PIB Le Produit Intérieur Brut est un agrégat représentant le résultat final de l’activité de production des unités productives résidentes. Cet agrégat peut se calculer de différentes manières :

- PIB = sommes des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs institutionnels augmentée des impôts (sur la production et les importations) moins les subventions sur les produits ;

- PIB = somme des emplois finaux de biens et de services (consommation finale, variations de stocks, solde commercial, FBCF) ;

- PIB = somme des revenus, c’est-à-dire somme des emplois des comptes d’exploitation des secteurs institutionnels (rémunérations des salariés, impôts sur la production et les importations, EBE, revenus mixtes moins les subventions).

Document 5 : Distinguer mesure en valeur et mesure en volume

On distingue PIB en volume (ou réel) et PIB en valeur (ou nominal). On sait en effet que la mesure de la valeur ajoutée marchande s’appuie sur l’utilisation des prix des biens et services produits. Or, ces prix peuvent varier dans le temps en raison de l’inflation. En conséquence, la valeur du produit peut augmenter sans que la production n’ait augmenté. Il faut donc se prémunir de ce biais en « neutralisant » l’effet de l’inflation sur la mesure de la valeur ajoutée. On utilise alors les indices et on distingue valeur réelle et valeur nominale. Avec IPC pour indice des prix à la consommation, on a :

PIB réel (t) = (PIB nominal en t x IPC année de base) / (IPC en t) Pour des taux de variations inférieurs à 10%, il est possible des simplifier cette formule en utilisant une soustraction : PIB réel = PIB nominal – inflation

Hausse des prix Hausse du produit en valeur Hausse du produit en volume 5% 10% +5% 5% 5% +0% 5% 0% -5%

Document 6: Le PIB en parité de pouvoir d’achat

Lorsque l’on compare les PIB de deux pays différents, deux problèmes se posent : - Il faut exprimer ces deux PIB en une seule unité de compte, et donc il faut choisir de convertir la valeur d’un PIB dans l’unité de compte utilisée pour exprimer l’autre PIB. L’appréciation ou la dépréciation du taux de change entre les deux monnaies peut alors fausser le calcul. Le pays dont la monnaie s’apprécie va voir son PIB augmenter automatiquement par rapport à l’autre. Ensuite, les calculs du PIB au taux de change ne tiennent pas compte des différences de coût de la vie dans les pays considérés (1 euros à Paris me permet à peine de boire un café alors qu’un euro à Ouagadougou au Burkina Faso me permet de manger plusieurs repas) Les économistes ont donc élaboré une méthode dite PIB-PPA (PIB en parité de pouvoir d’achat) qui rend pertinente la comparaison de différents PIB en éliminant à la fois le problème des fluctuations de taux de change et les écarts de pouvoir d’achat. Cette méthode consiste à calculer un taux de change fictif entre les deux pays considérés en faisant le rapport entre les prix exprimés en monnaie nationale d’un même panier de marchandises dans les deux pays.

Appliquons la méthode de la PPA dans l’exemple fictif suivant Etats-Unis Union européenne

Il coûte 100 dollars aux USA mais 90 euros dans l’UE

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On constate que le même panier coûte 100 dollars aux Etats-Unis et 90 euros en Union européenne. On va donc faire le rapport entre le prix du panier exprimé en euros en Union européenne et le prix du panier exprimé en dollars aux Etats-Unis : (prix du panier en euro/prix du panier en dollar) = 90/100 = 0,9 ce qui signifie qu’un dollar s’échange selon la méthode de la PPA contre 0.9 euros. Réciproquement, toujours selon la méthode de la PPA, un euro s’échangera contre 1,11 dollars puisque (prix du panier en dollar/prix du panier en euro) = 100/90 = 1,11 Si l’on suppose vérifié et vraisemblable le coût de chaque panier, on considèrera que le taux de change de l’euro en dollars le plus approprié pour comparer les deux PIB ne sera pas le taux de change courant (par exemple 1,2 dollars pour un euro en septembre 2017) mais le taux de change en PPA, c’est-à-dire 1,11 dollars pour un euro. Pour comparer correctement le PIB américain avec le PIB européen, il faudra alors convertir le PIB européen exprimé en euros en PIB-PPA, c’est-à-dire convertir le montant du PIB européen en dollar selon le taux de change en PPA (et donc ne pas le convertir à partir du taux de change courant).

1.1.3 La croissance accompagne les transformations de la société

Document 7 : transformations structurelles et diversité croissante de l’offre « La croissance économique d’un pays peut être définie comme une augmentation à long terme de la capacité d’offrir une diversité croissante de biens, cette capacité croissante étant fondée sur le progrès de la technologie et les ajustements institutionnels et idéologiques qu’il demande » (Simon Kuznets, « Modern Economic Growth : Findings and Reflections », Discours de réception du Prix Nobel à Stockolm, décembre 1971)(…) Pionnier de la reconstitution des séries statistiques sur longue période (prix et production), du calcul du revenu national et de la comptabilité de la croissance, il livre, dans son discours de réception du Prix Nobel, une caractérisation complète de la « croissance économique moderne », ce phénomène unique entamé, selon lui, depuis 250 ans. Alors que la croissance est souvent définie de manière quantitative comme un accroissement du produit sur longue période, Kuznets insiste sur le rôle central du progrès technique dans la diversification croissante de l’offre et dans le changement de la composition du produit au fil de sa croissance. Comme il le note dès 1930, « notre système économique moderne est caractérisé par un changement incessant ». (…) Il poursuit ensuite cette caractérisation en montrant que les principales caractéristiques quantitatives de cette croissance sont les taux de croissance élevés du produit par tête, de la population et de la productivité et un très fort taux de transformation structurelle. Ce dernier renvoie aux changements structurels majeurs que sont le déclin de l’agriculture, l’augmentation de l’échelle des unités productives, les changements dans l’organisation et le statut du travail et les changements dans la structure de consommation. En soutenant que les accroissements quantitatifs du produit sont indissociables des changements qualitatifs qui affectent les structures de l’économie, l’analyse de Kuznets joue un rôle important dans la pensée économique.

Jean-Pierre Biasutti, Laurent Braquet, Les citations économiques, Bréal, 2011 p.61-62

Document 8 : la Grande Evasion (la hausse simultanée du niveau de vie et de la santé) J’emploie le terme bien-être pour désigner toutes les choses bonnes pour les individus, tout ce qui rend la vie meilleure. Cela inclut le bien-être matériel, comme le revenu et la richesse ; le bien-être physique et psychologique, représenté par la santé et le bonheur ; l’éducation et la capacité à participer à la vie civile par le biais de la démocratie et de l’Etat de droit. (…) Le lien positif entre espérance de vie et revenu est crucial pour envisager la répartition planétaire du bien-être. Richesse et santé sont deux des plus importantes composantes du bien-être, (…) elles vont en général (mais pas inévitablement) de pair. (…) Pour la plupart des pays du monde, les hausses proportionnelles de revenus sont associées à une hausse comparable dans l’espérance de vie, tout comme elles sont associées à une même hausse en termes de satisfaction. (…) Depuis 1960, presque tous les pays sont devenus plus riches et leurs habitants vivent plus longtemps. C’est peut-être le fait le plus important concernant le bien-être dans le monde depuis la Seconde guerre mondiale : les choses s’améliorent, les composantes « santé » et « revenu » du bien-être progressent avec le temps. L’économiste et historien Robert Fogel (…) raconte comment les hommes ont échappé à la faim et à la mort prématurée. Cette grande évasion-là continue à grands pas depuis la Seconde Guerre mondiale.

Angus Deaton, La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016

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Document 9 : la croissance accompagne la recherche de la prospérité dans les sociétés modernes La prospérité qui a explosé au 19ième siècle, enflamment l’imagination et améliorant la vie professionnelle de millions de gens, est au cœur de mon récit. Un épanouissement à grande échelle, suscité par un monde du travail attirant et inspirant, s’est répandu en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, et par la suite en Allemagne et en France. L’émancipation progressive des femmes dans ces pays et, aux Etats-Unis, l’abolition de l’esclavage ont encore élargi l’assise de cet épanouissement. La création de nouveaux procédés et de nouveaux produits, qui en fait partie intégrante, constitue également la part essentielle de la croissance économique qui a accompagné cet épanouissement. (…) Dans le récit que je propose ici, la période de prospérité qui commence dès les années 1820 (en Grande Bretagne) et se poursuit jusqu’aux années 1960 (aux Etats-Unis) est le fruit d’une innovation endogène généralisée, autrement dit de l’adoption de nouveaux procédés ou de nouveaux biens produits par des idées endogènes ayant leur source dans l’économie nationale elle-même. D’une manière ou d’une autre, les économies de ces pays pionniers ont créé un fort dynamisme, c’est-à-dire l’envie et la capacité d’innover au plan local. Ces économies, je les nomme modernes. (…) Les économies que je nomme modernes ne sont pas les vieilles économies marchandes, mais quelque chose d’entièrement nouveau. Pour bien comprendre les économies modernes, il faut avoir présent à l’esprit que les idées originales naissent de la créativité et se fondent sur la singularité du savoir, de l’information et de l’imagination de chacun. (…) Les avantages de l’innovation pour l’homme (simulation de l’esprit, problèmes à résoudre, surgissement d’intuitions nouvelles, entre autres) sont essentiels au bon fonctionnement d’une économie moderne. Vivre et travailler dans ce type d’économie est une expérience enrichissante. (…) Pour cerner ce phénomène que je nomme dynamisme, je tiens compte du fait que celui-ci repose sur une myriade de libertés économiques, libertés que nous devons à notre démocratie occidentale. Ils en va de même pour de nombreuses institutions mise en place pour répondre aux besoins du commerce. Mais l’avènement progressif de la modernité économique exigerait autre chose que l’existence et l’application de droits juridiques, autre chose que des institutions commerciales et financières. Dans ma définition du dynamisme, je ne conteste pas que la science a joué un rôle prépondérant (…). Selon moi, les comportements et les croyances sont la source même du dynamisme des économies modernes. Ce qui stimule l’innovation endogène d’un pays, c’est une culture consistant à protéger et à inspirer l’individualisme, l’imagination, la compréhension et l’affirmation de soi. Pour que l’économie d’un pays devienne majoritairement moderne, selon moi, il faut qu’elle ne se contente pas de produire des biens et des services déjà connus et spécifiques ; il faut qu’elle sache rêver de choses absolument nouvelles et qu’elle parvienne à concevoir la manière de produire des biens et services dont la production était jusqu’alors impraticable, voire inconcevable. (…) L’histoire de l’Occident que j’expose ici a donc pour moteur un antagonisme fondamental. Non pas entre socialisme et capitalisme (…). Non, l’antagonisme fondamental dont je parle ici oppose les valeurs modernes aux valeurs traditionnelles ou conservatrices.

Source : Edmund Phelps La prospérité de masse, O.Jacob, 2017, p.10-11

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1.2 La croissance économique depuis le 18ième siècle 1.2.1 Au 19ième siècle, la croissance s’accélère

Document 10 : Evolution du PIB par habitant depuis l’an 1000

Source : Maddison in https://www.college-de-france.fr/media/philippe-

aghion/UPL4972460458615699732_CdF_cours1_2015_part1.pdf

Document 11 : Evolution du PIB par tête (en indice base 100 à l’année 0)

Source : http://www.blog-illusio.com/2015/12/les-faits-de-la-croissance-economique.html

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1.2.2 La dynamique de croissance est inégale : le creusement des inégalités internationales jusqu’aux années 2000

Document 12 : plus de croissance et plus d’inégalités internationales

Document 13 : Production de richesses (en milliards $ 1990), population en millions et production par habitant (en $ 1990)

0 1 000 1 820 1 998 Europe de l’Ouest, Japon et pays d’immigration européenne

Production de richesses 12,8 14,1 198 17 998 Population 28,9 34,9 175,1 838 Production par habitant 443 405 1 130 21 470

Amérique latine Production de richesses 2,2 4,6 14,1 2 942 Population 5,6 11,4 21,2 508 Production par habitant 400 400 665 5 795

Asie (hors Japon) Production de richesses 77 78,9 390,5 9 983 Population 171,2 175,4 679,4 3 390 Production par habitant 450 450 575 2 936

Afrique Production de richesses 7 13,7 31 1 939 Population 16,5 33 74,2 760 Production par habitant 425 416 418 1368

D’après Angus Maddison, L’économie mondiale, une perspective millénaire, OCDE, 2001

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Document 14 : La révolution industrielle, le début du clivage entre pays riches et pays pauvres PNB par habitant (exprimé en $ et prix des Etats-Unis de 1960)

Pays le plus développé

Pays développés Pays du Tiers-Monde

Monde

1750 230 182 188 188 1800 242 198 188 190 1860 575 324 174 218 1913 1 350 662 192 360 1950 2 420 1 050 200 490 1995 5 230 3 320 480 1 100

Paul Bairoch, Victoires et Déboires. Histoire économique et sociale du 16ème siècle à nos jours, Folio, 1997 Document 15 : à partir de 2000, les taux de croissance du PIB par habitant les plus élevés ne s’observent

pas dans les pays occidentaux

Source : Manuel de SES Terminale Magnard (2012)

Document 16 : l’évolution des inégalités internationales (François Bourguignon)

Source : François Bourguignon La mondialisation de l’inégalité, La république des idées, 2012

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2. Expliquer la croissance économique : du modèle de Solow aux modèles de croissance endogène

2.1 Une première modélisation qui met l’accent sur la quantité de facteurs de production : le

modèle de Solow

2.1.1 Pour produire, il faut du travail

Document 17 : Comment chiffrer la quantité de travail disponible pour produire dans une économie Lorsque l’on cherche à relier la quantité de travail au produit, ce qui intéresse les économistes c’est moins l’impact de l’évolution de la population totale que l’impact de l’évolution de la quantité horaire annuelle de travail. Cela s’explique aisément par le fait que :

- une partie de la population totale ne participe pas au marché du travail parce qu’elle est trop jeune ou trop âgée ;

- au sein de la population en âge de travailler, une fraction ne souhaite pas travailler ; - parmi les actifs, une partie d’entre eux est au chômage ; - chaque actif occupé travaille en moyenne un certain nombre d’heures dans l’année ;

En 2008, la population totale de la zone euro dépasse la population totale des Etats-Unis. Pourtant le nombre d’heures travaillées dans la zone euro est inférieur de 13 % au nombre d’heures travaillées aux Etats-Unis. Le tableau qui suit en expose les raisons : Variable Etats-Unis Zone euro Population totale en millions P 309 312 Ratio 15-64 ans/population totale

y 67 % 67 %

Taux d’activité des 15-64 ans x 75 % 73 % 1 – taux de chômage 1 – u 94 % 92 % Durée annuelle du travail (heures)

d 1 792 1 574

Heures travaillées (milliards) H 259,8 226,7 Source du tableau : OCDE in A. Benassy-Quéré et alii, Politique économique, De Boeck, 3ème édition, 2012

Document 18: de la population totale au nombre d’heures travaillées

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Document 19 : Evolution de l’emploi et de la durée du travail en longue période JAPON ALLEMAGNE FRANCE ETATS-UNIS

Emplois (en millions)

1870 18,7 10,3 17,8 14,7 1998 65,1 35,5 22,3 131,5

Durée annuelle du travail

1870 2 945 2 941 2 945 2 964 1998 1 842 1 580 1 599 1 833

Nombre d’heures

travaillées (en milliards)

1870 1998

Evolution en %

Source : Maddison

Document 20 : évolution total heures de travail (France)

 Source : Insee et Pierre Villa «Séries macro-économiques historiques » (1997)

2.1.2 Pour produire, il faut du capital

Document 21 : Le capital physique

Le capital physique comprend aussi bien les machines, les ordinateurs, les logiciels, les véhicules, les bâtiments ou les infrastructures publiques, comme les routes et les ports, avec lesquels nous travaillons. Quasiment toutes les activités économiques requièrent du capital qu’il soit matériel ou immatériel. Trois traits principaux le définissent :

1. C’est un facteur de production : il sert à produire des biens et des services. Dans la mesure où les travailleurs produisent davantage quand ils disposent de plus de capital, les différences de dotation en capital expliquent en partie les inégalités de revenus entre les nations.

2. Il a lui-même été produit, au terme d’une opération que les économistes nomment l’investissement. La formation du capital est donc coûteuse : les ressources affectées à l’investissement ont du préalablement être épargnées, plutôt que consommées. Les économies modernes lui consacrent une part importante de leur revenu annuel : ainsi, les Etats-Unis affectent annuellement 20 % de leur PIB à l’investissement. Les pays en croissance rapide, comme la Chine (ou autrefois les tigres asiatiques), affichent des taux d’investissement de 40 %.

3. Il se déprécie au fil du temps. Comme tout objet physique, il s’use quand on s’en sert ; et comme tout objet incorporant de la technologie, il subit aussi une usure technologique, appelée obsolescence. Partant, une fraction importante de l’investissement vise à remplacer des équipements obsolètes ou usés.

À partir de David Weil, Economic Growth, 2d Edition, Pearson 2009

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Document 21 bis: de l’investissement au capital par personne employé ou intensité capitalistique (hors logement en milliers de dollars de 1990)

1890 1913 1950 1973 1992 Japon 1,5 2 8 40 113 Allemagne 9,5 13 18 58 102 France - 10 18 49 103 Etats-Unis 14 45 58 86 112

Source : Maddison in D. Guellec et P. Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

2.1.3 L’équation de Solow : l’analyse de la croissance dans un modèle néoclassique

Document 22 : Solow et la décomposition de la croissance

Robert Solow (1956) développe un modèle d’inspiration néoclassique pour expliquer comment évolue le rythme de croissance de l’économie. Si l’on pose que Y est la production, L la quantité de travail, et K la quantité de capital Si on considère que la production dépend de la quantité de facteurs utilisés K et L Alors on peut écrire que Y = f(K ;L) A partir de cette équation, il est possible de mesurer les contributions des variations de la quantité de travail et de la quantité de capital à la croissance. La hausse de la quantité de travail expliquant X% de hausse du produit, tandis que la hausse de la quantité de capital expliquera Y% de la hausse du produit. X% + Y% = augmentation en % du produit.

Document 23 : le modèle de Solow isole le rôle du capital comme explication « économique » de la croissance

Mais le modèle de Solow n’est pas uniquement un modèle visant à décomposer la croissance, c’est aussi un modèle explicatif : il cherche à déterminer comment la croissance peut évoluer quand un facteur économique varie. Or, il considère que des deux facteurs de production, seul le facteur capital est un facteur « économique », c’est-à-dire un facteur sur lequel les agents économiques prennent des décisions économiques. En fonction de leurs revenus, ils déterminent un montant d’épargne utilisé pour investir. La variation du produit a un impact sur le revenu, l’épargne, l’investissement, le produit et donc le revenu ainsi de suite. L’évolution du facteur travail est extérieure à cette dynamique. La variation de la population n’a pas de lien avec l’évolution du produit et ne relève pas de décisions « économiques » des agents. Elle renvoie plutôt à des variables socio-démographiques (évolution de la démographie, comportements d’activité des femmes, des enfants …) qui ne sont pas reliées à la croissance. L’équation se transforme alors. On appelle k le rapport K / L : c’est-à-dire la quantité de capital pour chaque unité de travail ; ce rapport est également appelé intensité capitalistique. Ce qui intéresse l’économiste c’est de connaître uniquement les conséquences d’une variation du facteur K sur l’intensité capitalistique (k) et de k sur le produit (Y) ; L’équation de Solow s’écrit alors Y = f(k) avec k=K/L Document 24 : l’hypothèse de décroissance de la productivité marginale du capital conduit la croissance

vers l’état stationnaire Philippe Aghion dans sa leçon inaugurale au Collège de France (2016) présente ainsi le modèle de Solow et ses limites : « Ce modèle décrit une économie dans laquelle la production se fait avec du capital et où c’est la croissance du stock de capital qui fait croître le PIB. D’où provient la croissance du capital ? De l’épargne des ménages, et l’épargne est supposée égale à une fraction constante de la production (du PIB). Donc on se dit que tout va bien dans cette économie : davantage de capital financé par l’épargne produit davantage de PIB, ce qui se traduit par davantage d’épargne et donc davantage de capital pour produire davantage de PIB, etc. Autrement dit, voici une économie qui semble générer une croissance économique durable, même sans progrès technique, sous le simple effet de l’accumulation de capital (le rêve soviétique ?). Malheureusement, là où le bât blesse (et justement l’Union soviétique en a fait l’expérience) c’est que les rendements sont décroissants à ne produire qu’avec du capital. Plus le stock de capital (pensez à des

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machines) est élevé, moins on augmente le PIB en augmentant le stock de capital ; mais par conséquent, moins on augmente l’épargne et donc l’accumulation du capital ». Arrive un stade où l’épargne dégagée par la hausse du produit n’est plus suffisante pour faire augmenter le stock de capital utilisé, ni même remplacer le stock de capital existant. C’est à stade que correspond l’état stationnaire de l’économie. Robert Solow renoue ici avec la tradition du pessimisme classique inaugurée par David Ricardo au début du 19ème siècle.

Document 25 : une représentation graphique de l’état stationnaire dans le modèle de Solow

Avec : Y = PIB k = K/L , intensité capitalistique y = Y/L , productivité du travail ou PIB par tête (niveau de vie) 2.1.2 Portée et limites de l’explication par le modèle de Solow

Document 26 : L’évolution du rapport du capital (hors logement) au PIB Le coefficient de capital est égal au rapport entre le stock de capital et le PIB annuel (c’est donc l’inverse de la productivité du capital)

1890 1913 1950 1973 1992 Japon 0,7 0,9 1,7 1,7 3 Allemagne - - 1,8 1,9 2,3 France - - 1,6 1,6 2,3 Etats-Unis 3,1 3,3 2,5 2,1 2,4

Source : Maddison Document : L’évolution de la productivité horaire du travail

Taux de croissance annuel moyen en % Japon Allemagne France Etats-Unis 1950-1973 7,7 6,0 5,1 2,7 1973-1998 2,9 2,6 2,5 1,2

Source : Maddison

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Document 27 : ce modèle permet de rendre compte du rattrapage de certaines économies en « retard »

Document 28 : la décomposition de la croissance On appelle fonction de production la relation qui associe la quantité produite à celle des différents éléments ou facteurs nécessaires à cette production. On distingue le plus souvent deux facteurs de production, le travail (L) et le capital (K). La fonction de production s’écrit sous la forme Y = f (K ; L) avec Y le produit global. En utilisant davantage de facteurs, le produit global augmente. On parle dans ce cas de croissance extensive car il y a « extension » de la quantité de facteurs utilisés. La croissance se décompose de la manière suivante :

- part de la croissance imputable à l’augmentation de la quantité de travail - part de la croissance imputable à l’augmentation de la quantité de capital

Document 29 : Décomposition de la croissance du PIB et présence d’un résidu (en TVAM)

Document 30 : d’où vient le résidu ? La réponse de R.Solow Cette adhésion au pessimisme classique est cependant tempérée chez Robert Solow par le rôle qu’il donne au progrès technique. Philippe Aghion (2016) écrit : « Comme l’explique très clairement Robert Solow, pour générer une croissance soutenue, il faut donc un progrès technique permettant d’améliorer la qualité des machines, c’est-à-dire « leur productivité ». Mais Solow ne dit rien sur l’origine du progrès technique, en particulier sur ce qui, dans l’économie, stimule ou freine l’innovation ». Ce progrès technique ne relève pas de la sphère économique (comme d’ailleurs, la hausse de la population). Il provient du hasard de la recherche scientifique appliquée aux productions des biens et services. La croissance économique est donc dépendante d’une variable « exogène » à l’activité économique et au modèle. Philippe Aghion (2016) ajoute : « Comme nous venons de le voir, le modèle de croissance néoclassique ne permet pas d’expliquer la croissance de long terme ; elle permet encore moins de comprendre pourquoi certains pays croissent plus vite que d’autres,

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pourquoi certains pays convergent vers les niveaux de PIB par tête des pays développés et d’autres en demeurent très loin ou s’arrêtent à mi-parcours. »

Document 31 : modèle de Solow et explication de la croissance

Il décompose la croissance en 3 facteurs : - un facteur économique : l’investissement - un facteur démographique : la hausse de la population active + comportements d’activité (qui a un impact sur la quantité de travail) - un résidu : le progrès technique La fonction de production s’écrit désormais : Y = A.F(k) avec A comme résidu Mais un modèle limité car : - un facteur économique qui n’explique pas la croissance sur le long terme : pourquoi l’état stationnaire n’apparaît pas durablement ? - un modèle utile pour rendre compte du rattrapage de certaines économies mais qui n’explique pas pourquoi d’autres économies en retard ne sont pas dans la dynamique de rattrapage ; - un rôle donné au progrès technique mais qui n’est pas expliqué par le modèle ;

Document 32 : que mesure la PGF ? Les indicateurs de productivité globale des facteurs (PGF) rapportent une mesure du volume de l’output à une combinaison des volumes de tous les facteurs de production dont la prise en compte est explicitée. Cette combinaison correspond à la relation fonctionnelle, ou fonction de production, retenue pour représenter la combinaison productive. Les évolutions de la PGF traduisent celles de l’output qui ne sont pas directement expliquées par les évolutions des inputs. (…) Mais que mesure la PGF ? Lipsey et Carlaw (2000, 2004) distinguent, dans la littérature économique, trois principales lectures de la PGF :

- une première lecture, sans doute la plus courante, considère la PGF comme une mesure du progrès technique ;

- une deuxième lecture appréhende la PGF comme l’expression de gains de productivité induits par l’activité économique, via des effets d’externalités ou d’économie d’échelle, et non appréhendés par les facteurs de production usuellement retenus. Ainsi, pour Hulten (2000), la PGF représente une manne tombée du ciel « Manna from heaven », c’est-à-dire des améliorations sans coûts (…) ;

- enfin, la troisième lecture est celle des sceptiques sur toute interprétation de ce que mesurerait la PGF. Pour Abramovitz (1956), repris par Griliches (1996), la PGF serait un indice de notre ignorance (« a mesure of our ignorance ») des sources de la croissance de la productivité. les difficultés de mesure des inputs, de l’output et des interactions entre les différentes variables macroéconomiques en jeu sont telles que la PGF intégrerait les effets de facteurs non identifiés.

Source : Gilbert Cette « Productivité et croissance en Europe et aux Etats-Unis », La découverte, 2007, p.10-12

Document 33 : d’où vient le résidu ? la réponse de M.Abramowitz « Puisque nous savons peu de choses des causes de l’accroissement de la productivité, l’importance constatée de cet élément peut-être prise comme une sorte de mesure de notre ignorance quant aux causes de la croissance économique aux Etats-Unis (…). Source : Moses Abramowitz, « Ressources and Output Trends in the United States since 1870 », The American

Economic Review, 1956

2.2 Expliquer l’origine de la productivité globale des facteurs : les modèles dits de « croissance endogène »

2.2.1 Du résidu à la productivité globale des facteurs

Document 34 : pour avoir de la croissance, il faut accumuler du capital sous de nombreuses formes

La théorie néoclassique identifie une seule source de croissance : l’accumulation du capital physique. Les théoriciens n’ignorent pas les autres sources, mais ils ne les intègrent pas explicitement dans les modèles, considérant que la variable exogène appelée « progrès technique » capte tous ces effets. A l’inverse, les modèles de croissance endogène sont caractérisés par une grande diversité des sources retenues : investissement en capital physique, en capital public, en capital humain, apprentissage par la pratique, division du travail, recherche et innovation technologique. Ces sources ont de longue date été

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identifiée par les économistes (la plupart sont citées par Adam Smith), mais la croissance endogène les formalise pour la première fois, et permet donc de mieux comprendre leurs effets.

Source : Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 35 : déterminer le rôle « économique » de A dans la croissance

Les nouvelles théories de la croissance transforment la fonction Y = A.F(K ; L) proposée par Robert Solow. L’objectif est d’expliquer comment les décisions économiques des agents provoquent des rendements d’échelle croissants qui viennent contrecarrer la règle de l’épuisement du produit : conséquence, (A) n’est plus un résidu exogène au modèle mais la variable qui incorpore l’effet de ces rendements d’échelles croissants. Ce qui compte désormais, ce n’est pas tant la hausse de la quantité des facteurs mais la façon dont ces facteurs sont utilisés et la qualité de leur combinaison. La présence de rendements d’échelles croissants signifie que les facteurs sont de mieux en mieux utilisés et que leur augmentation au cours du temps s’accompagne d’une hausse de leur productivité globale. Le résidu A est désormais assimilé à la productivité globale des facteurs (PGF) et les travaux portant sur la croissance « endogène » montrent :

- comment la hausse de la PGF vient de l’accumulation de différents capitaux par des agents privés (capital physique, capital technologique et capital humain) ;

- comment l’accumulation de ces capitaux résulte des décisions des agents économiques ; - pourquoi ces décisions des agents peuvent être sous-optimales et requièrent l’accumulation d’un

quatrième « capital », le capital public ; - comment les décisions des agents dépendent des règles du jeu, c’est-à-dire les institutions,

notamment celles instaurées par la puissance publique.

Document 36 : Les sources de la croissance du PIB aux Etats-Unis et dans la zone euro (taux de croissance annuels, 1990-2004

A. Benassy-Quéré et alii, Politique économique, De Boeck, 3ème édition, 2012

2.2.2 L’accumulation du capital technologique

2.2.2.1 Les conséquences de l’accumulation du capital technologique sur la croissance

Document 37 : définition du progrès technique

Le progrès technique est défini de façon générale comme un accroissement de la connaissance que les hommes ont des lois de la nature appliquées à la production. Il consiste donc en l’invention de produits et procédés nouveaux qui augmentent le bien-être des individus soit par un accroissement soit par une transformation de la consommation.

Document 38 : Innovation et destruction créatrice L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle - tous éléments créés par l’initiative capitaliste. (…) Ce processus de mutation industrielle révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme.

Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942

Etats-Unis UE 15 Ecart 1990-

1995 1995-2000

2000-2004

1990-1995

1995-2000

2000-2004

1990-1995

1995-2000

2000-2004

PIB 2,5 4,2 2,4 1,6 2,7 1,5 0,9 1,5 0,9 Heures travaillées (= a + b) 1,3 1,9 - 0,4 - 0,9 0,9 0,4 2,2 1,0 - 0,8 Contributions à la croissance des heures travaillées : Emploi (a) Durée du travail (b)

1,1 0,2

1,7 0,2

0,4 - 0,8

- 0,5 - 0,4

1,4 - 0,5

0,7 - 0,3

1,6 0,6

0,3 0,7

- 0,3 - 0,5

Productivité horaire du travail (= c + d) 1,2 2,3 2,8 2,5 1,8 1,1 - 1,3 0,5 1,7 Contributions à la croissance de la productivité horaire : Intensité capitalistique (c) PGF (d)

0,7 0,5

1,2 1,1

1,1 1,7

1,3 1,2

0,9 0,9

0,7 0,4

- 0,6 - 0,7

0,3 0,2

0,4 1,3

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Document 39 : La destruction créatrice et la productivité Dans le secteur manufacturier aux Etats-Unis, la productivité du travail s’est accrue de 21 % entre 1977 et 1987. Mais la croissance de la productivité n’est pas uniforme. Derrière l’évolution moyenne, la destruction créatrice est à l’oeuvre. La productivité des entreprises nouvelles est supérieure de 11 % à la moyenne du secteur en 1977, et celle des entreprises disparues est inférieure de 17 %. Les nouvelles entreprises ont chassé du marché des entreprises moins productives, et ce renouvellement du tissu productif explique 30 % du gain global de productivité. Mais là ne s’arrêtent pas les effets de la destruction créatrice. Les entreprises qui ont survécu ont du s’adapter et innover à leur tour : en 1987, leur productivité était supérieure de 20 % à la moyenne du secteur en 1977. L’irruption de nouveaux concurrents et de nouvelles technologies les a poussées à innover sous peine de disparaître.

Shigeru Fujita, Creative Destruction and Aggregate Productivity Growth, Business Review, 2008

Document 40 : Les innovations séculaires

Michel Aglietta, Europe Sortir de la crise et réinventer l’avenir, Michalon, p.288

Document 41 : schéma, des innovations à la PGF

Innovation de procédés et innovation d’organisation : Hausse de la productivité (effet de rationalisation) Innovation de produit et innovation de commercialisation : hausse de la demande = effet pro concurrentiel

2.2.2.2 Les sources de l’accumulation du capital technologique

Document 42 : Le caractère profondément « économique » de la production de connaissances Une première évidence qui ressort (…) est le caractère profondément économique de l’activité technologique. La perspective de revenus est l’incitation la plus forte depuis au moins deux siècles en Occident. Ainsi, la plupart des ingénieurs anglais impliqués dans la révolution industrielle de la fin du 18ème siècle (Arkwright, Crompton, Watt, etc.) étaient eux-mêmes entrepreneurs ou du moins étroitement associés à des entrepreneurs. La recherche fondamentale obéit certes à des systèmes d’incitation différents de ceux qui régissent la technologie, dans lesquels l’aspect monétaire est secondaire, mais elle est elle-même nourrie par les revenus issus d’autres activités économiques, et son avancée en dépend. Donc, par l’incitation comme par le financement, le progrès technique est endogène, et l’exclure de l’analyse économique conduit à confiner celle-ci au court ou au moyen terme.

Dominique Guelle et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003 p.84

Document 43 : les externalités de connaissance Le progrès technique apparaît comme un bien public cumulatif. C’est un bien cumulatif dans la mesure où chaque découverte s’appuie sur d’autres découvertes faites dans le passé. Selon les mots de Newton, « nous sommes des nains montés sur les épaules de géants » : autrement dit, il suffit d’apporter une amélioration même très mineure à un résultat important pour obtenir un résultat plus fort encore. Les inventions les plus simples a priori, semblant se résumer à une idée, certes géniales, nécessite la mobilisation de connaissances

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étendues et diversifiées. Ainsi Gutenberg, pour réaliser le premier système d’imprimerie avec des caractères mobiles, a utilisé sa maîtrise de la métallurgie (la réalisation des fontes est difficile), de la mécanique (construction de la presse). Aucune invention ne sort du vide… La réalisation des grandes innovations modernes, telle l’automobile ou l’avion, a nécessité le rassemblement de connaissances de la plus grande diversité. Cela est tout aussi évident dans la science, où chaque chercheur est amené à utiliser les théorèmes établis par ses collègues pour en établir de nouveaux. Et il contribue par là-même à augmenter le stock de connaissances disponibles pour les générations suivantes de chercheurs. Ce stock, dont il sera largement question par la suite, peut être visualisé comme un ensemble d’idée, de thèmes, de résultats et aussi de questions.

Source : Dominique Guelle et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003 p.84

Document 44 : les externalités de connaissance

Si chaque chercheur peut utiliser les résultats de tous ses collègues et prédécesseurs, la réciproque est également vraie : les découvertes de chacun sont disponibles pour ses collègues et successeurs, car elles vont à leur tour s’ajouter au stock de connaissances. Cela traduit une externalité qui est au cœur du processus de croissance. Chaque chercheur contribue à accroitre la productivité de ses collègues, et l’externalité est même intertemporelle puisque parmi les collègues figurent ceux des générations suivantes.

Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 45 : les sources de l’accumulation de capital technologique

2.2.3 L’accumulation du capital humain

2.2.3.1 Les conséquences de l’accumulation de capital humain sur la croissance

Document 46 : définition Le capital humain désigne le stock de connaissances valorisables économiquement et incorporé aux individus. Ce sont non seulement des qualifications, mais aussi (et dans le cas des pays en voie de développement surtout) l’état de santé, la nutrition, l’hygiène.

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Document 47 : corrélation entre durée de la scolarité et croissance

Document 48 : corrélation entre qualité de l’éducation et croissance

Document 49 : des conséquences différentes suivant la position de l’économie par rapport à la frontière technologique

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Document 50 : L’importance de l’éducation supérieure Une économie dont la croissance repose sur l’innovation de pointe a besoin d’universités performantes, en matières de recherche. Certains en France minimisent l’importance d’avoir des universités bien notées par les classements de Shangai ou du Times, voire les récusent au nom d’une irréductibilité spécifique française. Or, on peut montrer que les universités bien notées par Shangai ou le Times sont également ceux qui ont les meilleures performances en matière d’innovation et de brevets. Autrement dit, alors que la France des Trente Glorieuses pouvait se contenter d’avoir ses grandes écoles pour former le cercle étroit de ses élites polyvalentes tout en laissant à ses universités la formation de ses cadres, une France de l’innovation a besoin d’universités ancrées dans la recherche, à la fois bien dotées et gouvernées. Le graphique ci-dessus réalisé sur la base de comparaisons entre Etats américains, montre cet effet. On y remarque que plus un Etat américain est proche de la frontière technologique, et plus l’investissement en troisième cycle universitaire stimule la croissance de la productivité dans cet Etat (c’est le cas de la Californie et du Massachusetts). En revanche, plus un Etat est loin derrière la frontière technologique (Mississippi, Alabama), et plus c’est le premier cycle universitaire (avec l’école et le collège) qui stimule la croissance de la productivité dans cet Etat.

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Odile Jacob, 2014 p.99-100

2.2.3.2 Les sources de l’accumulation du capital humain

Document 51 : Le capital humain par Theodore Schultz

« Ce que les économistes n’ont pas relevé, c’est une simple vérité : les gens investissent en eux-mêmes et ces investissements sont très importants. »

Theodore Schultz, « Investment in human capital » in The American Economic Review, 1961

Définition 52 : le rendement de l’éducation est privé Le capital humain est donc appropriable par l’individu qui en est porteur, contrairement au capital technologique qui est pour partie un bien collectif. Par exemple le théorème de Thalès fait partie du capital technologique : il n’est pas nécessaire de le redécouvrir pour l’utiliser. Mais la connaissance ou non de ce théorème est une caractéristique d’un individu donné : on peut le connaître ou ne pas le connaître. Il y a donc une différence essentielle entre les mécanismes de rémunération du capital humain et du capital technologique : le rendement de l’accumulation du capital humain est privé (même s’il existe des externalités ; ainsi le fait d’être entouré de personnes efficaces rend sans doute plus efficace), alors que celui du capital technologique est d’abord public (même si la technologie est d’usage partiellement exclusif).

Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 53 : révolution agricole et accès à l’alimentation (Angus Deaton – Prix Nobel 2015)

Au 18ème siècle et au début du 19ème, la population britannique consommait moins de calories qu’il n’était nécessaire pour que les enfants grandissent au maximum de leur potentiel, et pour que les adultes aient un corps fonctionnant sainement, apte à effectuer un travail rémunérateur et productif. Les gens étaient très petits et très maigres, peut-être plus petits qu’à aucune autre époque. Tout au long de l’histoire, l’homme s’est adapté au manque de calorie en ne devenant ni trop gros ni trop grand. Le rachitisme est la conséquence d’une alimentation insuffisante, surtout dans l’enfance, mais un corps plus petit exige moins de calorie pour son entretien de base, et il permet de travailler avec moins de nourriture qu’il n’en faudrait pour un corps plus grand. Un travaillant mesurant un mètre quatre-vingt et pesant quatre-vingt-dix kilos aurait à peu près aussi bien survécu au 18ème siècle qu’un homme arrivé sur la lune sans combinaison spatiale ; en moyenne, il n’existait tout simplement pas assez de nourriture pour soutenir une population dotée des caractéristiques physiques d’aujourd’hui. Les petits ouvriers du 18ème siècle étaient prisonniers d’un piège nutritionnel : ils ne pouvaient pas gagner beaucoup parce qu’ils étaient faibles physiquement, et ils ne pouvaient pas manger parce que, sans travail, ils n’avaient pas de quoi s’acheter de la nourriture. Avec le début de la révolution agricole, le piège en vint à se démanteler. Le revenu par tête commença à augmenter et, peut-être pour la première fois, une amélioration régulière de l’alimentation devint possible. Cette meilleure alimentation rendit les hommes plus grands et plus forts, ce qui permit une hausse de la productivité, créant une synergie positive entre le progrès du revenu et le progrès de la santé, chacun encourageant l’autre. Quand le corps des enfants est privé des nutriments nécessaires à la croissance physique, le développement du cerveau a également peu de chance d’atteindre tout son potentiel : ces individus plus

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grands et plus riches étaient aussi peut-être plus intelligents, ce qui favorisait encore l’essor économique et accélérait le cercle vertueux.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.115-118

Document 54 : malnutrition et développement cognitif Dans un environnement idéal où tout le monde obtient assez à manger et où personne ne tombe jamais malade, certains seront petits et d’autres seront grands, selon leur patrimoine génétique, mais il n’y aura pas de différence systématique dans la fonction cognitive selon la taille. Dans notre monde réel, certains seront victimes de privations dans l’enfance, et ces gens-là seront surreprésentés parmi les petits, c’est pourquoi les gens petits ont en moyenne une moins bonne fonction cognitive. Il peut s’agir simplement de calories en quantité insuffisante, ou de la lutte répétée contre les maladies infantiles, grandes consommatrices de calories.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.185-187

Document 55 : les effets de l’accumulation du capital physique, technologique et humain sur la croissance, l’exemple des années 1990

Dans le document suivant, nous pouvons observer les écarts dans l’accumulation du capital dans plusieurs PDEM. Les dépenses en R&D et en capital-risque, le nombre de brevets permettent de mesurer l’effort d’accumulation du capital technologique. Le nombre de chercheurs et la part des diplômés permettent d’évaluer les efforts d’accumulation du capital humain. La part de l’investissement en TIC permet d’observer l’accumulation du capital physique provenant de la diffusion des nouvelles technologies. On constate que sur tous ces critères, les États-Unis figurent en tête des classements des pays et cette situation permettrait d’expliquer pourquoi l’économie américaine « redémarre » au milieu des années 1990, résolvant en cela le paradoxe de Robert Solow (1987) : « Les ordinateurs sont partout… sauf dans les statistiques de la croissance. »

Manuel ESH 1ère Année, Studyrama, 2017

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2.2.4 Les défaillances dans l’accumulation des capitaux et le rôle du capital public

Document 56 : Qu’est-ce que le capital public ? Le capital public est constitué de l’ensemble des infrastructures possédées par les collectivités publiques : transports, télécommunications… On peut y adjoindre d’autres biens et services fournis par les collectivités publiques, telles la sécurité ou l’éducation. Il est clair que la croissance du secteur privé requiert l’existence d’infrastructures.

Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003 p.52

Document 57 : les motifs d’accumulation du capital public

A quoi bon fabriquer des produits s’il n’y a pas de route pour aller les vendre au marché ? Le développement économique requiert des infrastructures adéquates : écoles, hôpitaux, chemin de fer, aéroports, barrages, réseaux d’électricité et de télécommunication, approvisionnement en eau, collecte et traitement des déchets. Ces infrastructures sont financées dans un premier temps par l’Etat ou par l’aide internationale et, au fur et à mesure que les pays s’enrichissent et perfectionnent leurs marchés financiers, par le secteur privé. L’investissement public en Allemagne, en France, au Royaume-Uni et en Italie a reculé de 4% du PIB au début des années 1970 à 2% au début des années 2000, alors qu’il a augmenté en Irlande, en Grèce, en Espagne ou au Portugal. Mais même dans le cas d’un financement privé, une intervention publique est nécessaire : - Premièrement, de nombreuses infrastructures sont des monopoles naturels. Ceux-ci peuvent être possédés par des investisseurs privés mais l’Etat doit alors vérifier qu’ils ne s’approprient pas une fraction excessive de la rente de monopole (c’est le cas des sociétés d’autoroutes dont les péages sont réglementés), et peut parfois décider que leur accès doit être gratuit, par exemple pour certaines catégories de la population ; - Deuxièmement, ces infrastructures créent des externalités positives (gains de temps pour les ménages, abaissement du coût pour les entreprises, amélioration de la santé publique) ou négatives (congestion et pollution). ceci justifie selon les cas des subventions (pour compenser l’écart entre rendement public et rendement privé) ou au contraire des prélèvements (par exemple, pour dédommager les riverains victimes de dommages) ; - Troisièmement, les infrastructures ne peuvent souvent pas être financées par le marché. En effet, lever des fonds pour financer des projets d’infrastructures requiert l’existence d’un marché pour des prêts ou des obligations à très long terme, pour la couverture du risque d’inflation, et dans le cas des pays en développement, pour la couverture du risque-pays. Ces externalités justifient l’intervention publique, mais ne sont pas une excuse pour entreprendre des projets dont le taux de rentabilité socio-économique (ie, le rendement après prise en compte des effets externes) est négatif. Ainsi le rendement socio-économique du tunnel Lyon-Turin a été estimé à 3% soit moins que son coût de financement. La tendance dans les pays développés est de privilégier les investissements favorables à la diffusion et l’utilisation des TIC : téléphonie mobile, internet haut débit, réseau satellites … ces projets bénéficient de la présomption d’un rendement social marginal supérieur, puisqu’ils permettent le développement d’activités dans les secteurs qui concentrent les gains de productivité. Mais il n’existe pas d’étude empirique systématique de leur impact sur la PGF. Plus généralement, la justification politique des grands projets renvoie souvent au jeu des intérêts particuliers ou à des effets keynésiens attendus, souvent à tort, sur l’activité et sur l’emploi. Un exemple extrême est le Japon, où les projets d’infrastructure se sont multipliés dans les années 1990 sans impact notable sur le niveau d’activité.

Source : A.Benassy-Quéré, B.Coeuré, J.Pisani-Ferry et P.Jacquet, « Politique économique », De Boeck, 2010, p.506

Document 58 : Pourquoi l’accumulation de capital public est-elle nécessaire ?

Robert Barro (« Government spending in a simple model of endogeneous growth », 1990) montre que la production de certains services est sous-optimale lorsqu’elle est laissée aux agents privés. Aucun agent n’a intérêt à construire une route ou un pont pour se déplacer ; les employeurs n’ont pas intérêt à financer une formation ou des soins de santé pour leurs salariés s’ils risquent de quitter leur entreprise et de faire profiter d’autres de l’augmentation de leur capital humain ; le creusement des inégalités réduit l’accumulation du capital humain par les plus pauvres ; les entreprises ont intérêt à financer le développement des innovations mais pas la recherche fondamentale (trop longue, incertaine et sans rapport immédiat avec le développement commercial d’une connaissance).

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Les infrastructures de transport, l’éducation et la santé, la recherche fondamentale sont des éléments essentiels pour améliorer l’utilisation des facteurs de production par les entreprises. Les infrastructures réduisent les coûts de distance, l’éducation et la santé font augmenter le capital humain et la recherche publique alimente la recherche appliquée en connaissances et idées. L’intervention économique de l’État dans ces domaines est donc justifiée parce que la présence de nombreuses externalités et les inégalités de revenus créent une situation de défaillance de marché : les incitations qui poussent les agents privés à agir ne permettent pas d’atteindre une situation optimale. L’accumulation du capital public vient de la capacité de l’État à se définir comme un acteur économique participant à la croissance à travers son action sur la productivité globale des facteurs. À quantité de facteurs de production inchangés, l’accumulation de capital public permet une meilleure utilisation des ressources et fait augmenter la productivité globale des facteurs.

Manuel ESH Studyrama, 2017 Document 59 : l’incertitude, un frein au financement des entreprises innovantes (capital technologique)

Les nouvelles entreprises sont celles qui innovent le plus à la frontière technologique, une économie véritablement innovante est une économie où l’entrée et la croissance de nouvelles firmes jouent un rôle moteur. Ainsi aux Etats-Unis, au lendemain de la guerre, il fallait attendre deux décennies avant qu’un tiers des entreprises du « Fortune 500 » (le palmarès des 500 entreprises les plus performantes) soit renouvelé, alors qu’en 1970, il ne fallait plus qu’une décennie, et moins de trois ans dans les années 1990. La supériorité américaine par rapport à l’Europe en matière d’innovation tient d’abord au fait que les Etats-Unis dominent largement en termes de création de nouvelles entreprises (c’est l’image un peu stéréotypée de la « start-up » de la Silicon Valley). Par ailleurs, alors que 50 % des innovations aux Etats-Unis émanent d’entreprises qui ont moins de dix ans d’âge, en Europe 90 % des innovations proviennent d’entreprises établies depuis plus de dix ans. Le contraste entre l’Europe et les Etats-Unis ne concerne pas seulement la création de nouvelles entreprises, mais également leur croissance : les entreprises américaines augmentent beaucoup plus et bien plus rapidement leurs effectifs que leurs homologues européennes (…). Comment expliquer cette relative apathie du secteur des entreprises en Europe et tout particulièrement en France ? De récentes études montrent que les contraintes de crédit représentent la principale barrière à l’entrée et à la croissance des entreprises, loin devant les réglementations : ces contraintes empêchent de nombreuses PME à fort potentiel de se développer et freinent ainsi l’innovation. Pour aider les PME innovantes à contourner l’obstacle du crédit, l’Etat dispose de différents leviers : l’un d’entre eux est la mise en oeuvre d’une banque publique de développement dont l’objectif serait d’aider les entreprises et leurs partenaires financiers à prendre des risques : garantie des financements bancaires, financements directs de certains investissements.

D’après Philippe Aghion, Alexandra Roulet, Repenser l’Etat, La République des Idées, Seuil, 2011 p.40-43

Document 60 : l’incertitude, un frein au financement des études (capital humain) L’optimalité de l’équilibre de marché repose sur l’existence de marchés pour un ensemble de transactions à des horizons plus ou moins lointains. Si certains marchés sont absents ou défaillants, l’équilibre de marché n’est plus nécessairement optimal au sens de Pareto. Par exemple, faute de collatéral sur lequel gager l’emprunt, il est très difficile d’emprunter pour financer ses études. C’est en outre risqué, car le choix d’une spécialisation professionnelle est difficilement prévisible. La quasi-absence d’un marché du crédit sur lequel les jeunes pourraient emprunter pour financer des investissements dans leur propre capital humain tend à limiter l’accès à l’éducation supérieure, en particulier dans les pays en développement. En l’absence d’intervention publique, l’investissement privé en capital humain est donc sous-optimal, ce qui nuit à la croissance. Cet argument fournit une justification à l’intervention publique quand les marchés sont incomplets. Dans l’exemple ci-dessus, c’est l’efficacité économique qui motive le financement des études par des bourses et l’offre de service d’éducation public.

D’après Agnès Bénassy-Quéré, Benoît Coeuré, Pierre Jacquet, Jean Pisani-Ferry, Politique économique, De Boeck, 2012

Document 61 : L’existence d’externalités positives associées aux investissements réalisés par les AE dans

la santé et l’éducation légitiment l’accumulation de capital public Robert Lucas insiste sur les effets de contagion (ou « externalités », dans le jargon des économistes) du capital humain. : non seulement une personne instruite sera elle-même plus productive, mais elle rendra également les autres plus efficaces, en favorisant l’adoption d’idées nouvelles, en plaidant pour une meilleure utilisation des ressources existantes, etc. Les externalités sont encore plus évidentes en ce qui concerne la santé : une personne

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malade a de fortes chances d’en contaminer d’autres. Comme les individus ne prennent pas en compte cette externalité, ils ont tendance à ne pas investir suffisamment dans leur propre capital humain ou dans celui de leur enfants. La société a donc le droit de les encourager, (voire de les contraindre) à investir plus qu’ils ne le feraient spontanément : cela peut justifier la gratuité de l’école ou des soins de base, l’obligation scolaire ou toute autre politique volontariste en matière de santé et d’éducation.

Esther Duflo, Le développement humain Lutter contre la pauvreté (1), Collection La République des Idées, Seuil, 2010 p.15

Document 62 : politique de santé et amélioration du capital humain

Cela ne fait aucun doute, la nutrition s’est améliorée et les hommes sont devenus plus grands, plus forts et plus sains. Mais se focaliser uniquement sur l’alimentation ne suffit pas (…). Cette approche sous-estime le contrôle direct de la maladie, et se concentre trop sur le rôle de l’économie de marché, trop peu sur les efforts collectifs et politiques. (…) Si la mortalité déclina parmi les enfants, ce qui entraîna une hausse de l’espérance de vie, cela vient du contrôle de la maladie que permirent les mesures de santé publique. Cela prit (…) la forme d’améliorations en matière d’hygiène et d’alimentation en eau, (…) la vaccination générale contre une série de maladie et l’adoption de bonne pratiques de santé personnelles et publiques fondées sur la théorie microbienne. L’amélioration de la santé publique exigeait l’action des autorités publiques, ce qui supposait une campagne politique et n’aurait pu être accompli par le seul marché, même si la hausse des revenus réels rend certainement plus facile de financer des projets sanitaires souvent coûteux. Au niveau individuel, le déclin des maladies – en particulier la diarrhée, les problèmes respiratoires et autres infections parmi les enfants – améliora l’alimentation et contribua aux gains en taille, en force et en productivité. La consommation de nourriture est importante, mais c’est surtout l’alimentation nette qui compte, la quantité réellement disponible si l’on déduit la nourriture perdue à cause des maladies, directement dans le cas de la diarrhée, mais aussi dans la lutte contre la fièvre et l’infection.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.115-118 Document 63 : L’importance du capital public pour assurer la santé – le cas de l’Angleterre industrielle

du 19ème siècle (Angus Deaton) La Révolution industrielle en Grande-Bretagne conduisit des millions de campagnards dans les villes nouvelles comme Manchester, où l’industrie offrait de nouveaux emplois, mais où presque rien n’était prévu pour affronter les risques pour la santé causés par la présence de tant de gens dans un espace limité. La vie rurale est relativement sans danger même en l’absence d’un système officiel d’élimination des déchets humains, mais cela ne vaut pas pour les villes. Les animaux domestiques, les chevaux pour le transport, les vaches pour le lait et les cochons pour la nourriture et la consommation des ordures, vivaient tout près de leurs propriétaires dans ces villes nouvelles. Les usines produisaient aussi des déchets dangereux, tout comme les processus « toxiques » comme la tannerie et la boucherie, et l’eau potable était souvent contaminée par les détritus humains et autres. Il y avait plus de latrines publiques dans la Rome antique qu’à Manchester à l’époque de la Révolution industrielle. Quand les sources fournissant l’eau potable servaient aussi à emporter les selles, le lien féco-oral qui était un problème de la révolution néolithique prit une ampleur industrielle. L’espérance de vie dans les villes tomba bien en dessous de l’espérance de vie à la campagne, comme c’est le cas dans les pays pauvres aujourd’hui. La migration vers les villes malsaines explique pourquoi l’espérance de vie de l’ensemble de la population fut si lente à augmenter au début du XIXe siècle, et pourquoi la hausse générale de l’espérance de vie dut attendre après 1850. Finalement ces villes dangereuses et puantes, avec leurs « usines sataniques », (…) provoquèrent une réaction publique allant au-delà des déclarations sur la décadence morale des victimes ; les autorités locales et les responsables de la santé publique se penchèrent sur les questions d’assainissement. Le mouvement sanitaire n’avait aucune science pour guider ses efforts. Sa théorie de la maladie, la « théorie des miasmes » – ce qui sentait mauvais était mauvais pour la santé – était erronée (…). Cette théorie contenait pourtant assez de vrai pour être assez efficace lorsqu’elle était appliquée avec rigueur. En effet, les gens risquent moins de tomber malades si les détritus humains sont évacués et si l’eau de la ville ne sent pas mauvais. Mais cette théorie mena à une trop grande insistance sur l’assainissement et pas assez sur l’alimentation en eau, de sorte que les autorités londonienne de santé en vinrent à vider dans la Tamise les fosses d’aisance des caves nauséabondes, recyclant ainsi le choléra dans l’approvisionnement en eau. Quelques années plus tard, durant l’épidémie de choléra de 1854, une des deux compagnies qui fournissaient Londres en eau potable de la Tamise puisait en aval des rejets d’eaux usées, recyclant les bactéries du choléra d’une génération de victimes pour la suivante. Le fait que l’autre compagnie puisait son eau en amont, dans une zone plus pure, permit à John Snow, alors médecin à Londres, de cartographier les morts causés par le choléra et de les associer à la première compagnie, et donc de prouver que le choléra se propageait par l’eau potable

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contaminée. (…) Ce fut l’une des premières « expériences naturelles » en santé publique, et j’y vois la plus importante de tous les temps. Les découvertes de Snow, complétées par les travaux postérieurs de Robert Koch en Allemagne et Louis Pasteur en France, contribuèrent à implanter la théorie microbienne des maladies (…). La découverte, la diffusion et l’adoption de la théorie microbienne furent les clés de la chute de la mortalité juvénile en Grande-Bretagne et à travers le monde. (…) Le savoir de base – les microbes causent les maladies ; dans le cas du choléra, les bactéries se propagent par l’eau contaminée – était gratuit et accessible à tous dans le monde. Pourtant, cela ne signifiait pas que les mesures qui découlaient de la théorie aient été adoptées aussitôt ou même rapidement. D’une part, tout le monde n’était pas convaincu. Et même quand les gens étaient bel et bien convaincus, il existait toutes sortes de barrières. Le savoir avait beau être gratuit, son adoption avait un prix. Construire une infrastructure sûre d’alimentation en eau coûte moins cher que de construire des usines de traitement des déchets, mais cela a quand même un coût, et elle exige des compétences en ingénierie et en surveillance, pour garantir que l’eau n’est réellement pas contaminée. Il faut se débarrasser des ordures de manière à ne pas polluer la source d’eau potable. La surveillance des individus et des entreprises est difficile et se heurte souvent à des résistances, et exige une autorité et une bureaucratie compétente. Même en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, la contamination fécale de l’eau potable resta un problème pendant une partie du 20ème siècle. Passer de la théorie microbienne à l’assainissement et à l’eau sans danger prend du temps et exige argent et autorité ; ces éléments n’étaient pas toujours disponibles il y a un siècle, et ne le sont toujours pas aujourd’hui dans de nombreuses parties du monde. Comme toujours, la politique a son importance. L’historien Simon Szreter décrit comment, dans les villes de la révolution industrielle, l’eau pure était largement disponible, mais comme source d’énergie pour les usines, pas comme boisson pour les habitants. Come c’est si souvent le cas, les avantages des nouvelles méthodes étaient loin d’être équitablement répartis. Et les industriels, qui payaient aussi les impôts, n’avaient aucun intérêt à dépenser leur propre argent pour fournir leurs ouvriers en eau pure. Szreter montre comment de nouvelles coalitions politiques de travailleurs et de propriétaires terriens évincés firent campagne pour l’infrastructure d’approvisionnement en eau pure, mais connurent le succès seulement après que des réformes successives eurent accordé le droit de vote aux travailleurs. Une fois modifié l’équilibre politique, les industriels prirent le train en marche et les villes se mirent à rivaliser pour faire savoir combien la vie y était saine (…). Chaque fois que la santé dépend de l’action collective – travaux publics, soins médicaux ou éducation –, la politique doit jouer un rôle. Dans ce cas, la suppression (partielle) d’une inégalité – les travailleurs n’avaient pas le droit de voter – contribua à en supprimer une autre – les travailleurs n’avaient pas accès à une eau potable pure. La diffusion des idées et leur mise en pratique prennent du temps parce qu’elles exigent souvent que les gens changent leur façon de vivre. Dans le monde riche, aujourd’hui, presque tout le monde apprend à l’école qu’il faut éviter les microbes en se lavant les mains, en se désinfectant et en manipulant correctement la nourriture et les détritus. Mais ce qui nous paraît aller de soi était inconnu à la fin du 19ème siècle, et il fallut des années avant que les comportements publics et privés changent pour profiter pleinement des connaissances nouvelles.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.118-123

2.2.5 L’accumulation du capital physique, du capital technologique et du capital humain

s’auto-entretiennent

Document 64 : les effets croisés entre capitaux L’investissement en capital physique alimente les effets de learning by doing, c’est-à-dire l’accumulation de capital humain. Le capital technologique fait évoluer les équipements nécessaires à la production en rendant certaines technologies obsolètes. Il provoque donc un besoin de nouveaux investissements en capital physique et incite à l’accumulation de capital physique. Le capital humain fait progresser la connaissance, ce qui est vecteur d’une accumulation de capital technologique. Enfin, le capital public stimule l’accumulation de capital humain (en développant la formation continue et professionnelle) ; il stimule l’accumulation du capital technologique en prenant en charge la dimension « fondamentale » de la recherche ; et, il stimule l’accumulation du capital physique en réduisant les coûts de distance.

Document 65 : l’accumulation de capital physique fait augmenter le capital humain Le modèle fondateur de la croissance endogène (Romer – 1986) repose sur des externalités entre firmes : l’investissement de chacune à non seulement pour effet d’accroître sa production, mais aussi d’accroître la productivité des autres firmes du fait de l’existence d’externalités technologiques. L’investissement est une

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source d’apprentissage par la pratique, et ce savoir ne peut être approprié par la firme qui le produit : il se diffuse inévitablement aux autres firmes. L’investissement cause la croissance directement et par ses effets sur le progrès technique. Parmi les formes d’apprentissage, citons : l’amélioration des équipements en place, l’agencement des technologies existantes, l’augmentation de la compétence des travailleurs (le learning by doing). Le modèle de croissance endogène de Romer (1986) voit dans les externalités engendrées par l’investissement en capital physique une source de progrès technique. Chaque investissement est source de connaissance supplémentaire, qui n’est pas appropriable par l’investisseur. Il se crée ainsi un stock de savoir collectif, dans lequel chaque firme puise gratuitement et que, inversement, elle contribue à alimenter.

Dominique Guelle et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003 p.84

Document 66 : Une illustration du learning by doing chez Adam Smith

Je ferai remarquer seulement qu'il semble que c'est à la division du travail qu'est originairement due l'invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter le travail. Quand l'attention d'un homme est toute dirigée vers un objet, il est bien plus propre à découvrir les méthodes les plus promptes et les plus aisées pour l'atteindre, que lorsque cette attention embrasse une grande variété de choses. Or, en conséquence de la division du travail, l'attention de chaque homme est naturellement fixée tout entière sur un objet très simple. On doit donc naturellement attendre que quelqu'un de ceux qui sont employés à une branche séparée d'un ouvrage, trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus facile de remplir sa tâche particulière, si la nature de cette tâche permet de l'espérer. Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation. […] Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L'un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu'en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s'ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu'il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention, est due à un enfant qui ne cherchait qu'à s'épargner de la peine

Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776

Document 67 : le capital humain fait augmenter le capital technologique, modèle de Romer (1990) Le modèle de Romer voit dans la recherche la source du progrès technique. L’économie représentée est à deux secteurs. Un secteur de production de biens physiques et un secteur de la recherche qui invente les biens ensuite produits. La croissance est représentée comme une augmentation de la diversité des biens d’équipements disponibles, elle-même source de productivité. Des machines nouvelles sont inventées, de plus en plus spécialisées, ayant des usages nouveaux, qui permettent une plus grande efficacité productive. Il y a des externalités positives dans la recherche (chaque chercheur bénéficie gratuitement des trouvailles de ses collègues et de ses prédécesseurs), et il y a concurrence monopolistique dans la production. En effet, la recherche constituant un coût fixe, le coût moyen de la production d’un bien donné diminue avec la quantité qui en est produite. Le taux de croissance de l’économie à l’équilibre est déterminé par le rythme du progrès technique, qui dépend lui même du nombre de travailleurs qualifiés affectés à la recherche. Ce nombre dépend à son tour du nombre total de travailleurs qualifiés disponibles, ceux-ci se partageant entre la gestion de la production et la recherche. On remarquera que si le nombre de travailleurs qualifiés détermine le taux de croissance, alors celui-ci est fonction de la taille de l’économie : de deux économies identiques en tous points (capital physique et humain par tête notamment) sauf la taille, c’est la plus grande qui croîtra le plus vite.

Dominique Guellec, Economie de l’innovation, Repères, la Découverte, 1999

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2.2.6 Les institutions ont des effets incitatifs sur les comportements des agents

2.2.6.1 Institution, incitations et croissance

Document 68 : La définition des institutions par Douglass North (Prix Nobel 1993)

Les institutions sont les contraintes humaines qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales. Elles consistent à la fois en des contraintes informelles (sanctions, tabous, coutumes, traditions et codes de conduite), et de règles formelles (constitutions, lois, droits de propriété). A travers l’Histoire, les institutions ont été conçues par les être humains pour réduire l’incertitude dans les échanges. Avec les contraintes habituelles de l’économie, elles définissent l’ensemble des choix possibles, et, ainsi, elles déterminent les coûts de transaction et de production, donc la profitabilité et la faisabilité de l’entrée dans l’activité économique. Elles évoluent par incrémentation, reliant le passé avec le présent et le futur. En conséquence, l’Histoire est largement une histoire de l’évolution institutionnelle dans laquelle les performances économiques des économies ne peuvent être comprises que comme partie d’une histoire séquentielle. Les institutions fournissent la structure des incitations d’une économie. Au fur et à mesure que cette structure évolue, elle détermine l’orientation du changement économique : vers la croissance, la stagnation ou le déclin.

Douglas North, « Institutions » in Journal of Economic Perspectives, volume 5, 1991

Capital physique (K)

Quantité de travail (L)

Productivité Globale des Facteurs

Capital public

Capital technologique

Capital humain

Intensité capitalistique (K/L)

Croissance économique

Savoirs

Learning by doing

Obsolescence et remplacement capital

Infrastructures transports

Dépenses santé et éducation

Recherche publique

Productivité factorielle

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Synthèse 69 Institutions, incitations et croissance

2.2.6.2 Les incitations données aux agents ne sont pas toujours bénéfiques à la croissance

Document 70 : quelles sont les « bonnes » institutions ? Certaines sociétés sont dotées de bonnes institutions qui encouragent l’investissement dans l’équipement, le capital humain et les technologies performantes et, en conséquence, ces sociétés prospèrent d’un point de vue économique. De bonnes institutions présentent trois caractéristiques :

- en garantissant le respect des droits de propriété à une grande partie de la population, elles incitent une large palette d’individus à investir et participer à la vie économique;

- en limitant l’action des élites, des politiciens et autres groupes puissants, elles les empêchent de s’approprier les revenus ou investissements d’autrui ou de fausser les règles du jeu ;

- et en promouvant l’égalité des chances pour de vastes pans de la société, elles encouragent l’investissement, notamment dans le capital humain, et la participation à la production économique.

Le passé et le présent montrent que, dans de nombreux pays, ces conditions ne sont pas réunies : l’Etat de droit ne règne que de manière sélective; les droits de propriété sont inexistants pour la grande majorité des citoyens; les élites jouissent d’un pouvoir politique et économique illimité, et seule une petite fraction de la population accède à l’éducation, au crédit et aux activités productives.

Daron Acemoglu, « Causes profondes de la pauvreté » in FMI, Finances et développement, Juin 2003

Document 71 : Institutions inclusives versus institutions extractives (Daron Acemoglu et James Robinson)

Dans les pays dotés d’institutions inclusives, l’Etat de droit est assuré et l’exercice du pouvoir est encadré par la loi. Un Etat fort assure l’ordre et garantit la sécurité juridique et les médias sont libres de s’exprimer. Les droits de la propriété sont garantis et les membres de toutes les classes sociales peuvent exploiter les opportunités économiques. Ainsi, les institutions économiques inclusives permettent aux individus de choisir les activités qui correspondent le mieux à leurs talents et à leurs goûts. Les institutions inclusives sont indispensables pour permettre la croissance économique et le développement, mais, inversement, le développement ne conduit pas nécessairement à la mise en place d’institutions inclusives. Les institutions extractives sont des institutions qui permettent à une minorité de capter à son profit une partie des revenus et de la richesse produit par une autre partie de la société. Dans ce type de société, la faiblesse des incitations économiques et la résistance des élites au changement freine le progrès économique. La croissance économique peut néanmoins exister dans le cas où les élites allouent des ressources directement à des activités

Institutions : Contraintes formelles ou informelles qui encadrent et régulent les interactions humaines selon Douglas North

Les institutions définissent donc la nature et le montant des coûts et des avantages associés à la décision d’un agent économique

Effets sur les gains associés à un choix Par exemple, l’existence d’un droit de la

propriété intellectuelle garantit un certain niveau de rendement à celui qui

innove.

Effets sur les coûts associés à un choix Les institutions ont une influence sur :

• le montant des coûts de transaction à travers le degré d’incertitude qu’elle laisse subsister ou même le degré de civisme et de confiance qu’elles engendrent

• le montant des coûts de production à travers par exemple l’effet du droit social sur le coût du travail.

Conclusion : les institutions, à travers leurs effet sur les gains et les coûts associés aux différents choix des AE, génèrent les incitations à produire, à

investir, à embaucher, à faire de la R&D, à réaliser des échanges… Bref, c’est le point de départ de l’activité économique et de la croissance

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productives qu’elles contrôlent, comme en témoigne l’exemple de l’Union soviétique. Mais la croissance économique ne peut être durable en raison de l’inexistence de progrès technologiques et des rivalités existant entre les différents groupes qui cherchent à prendre le contrôle de l’Etat et à capter la rente. Les tensions et l’instabilité politique caractérisent l’histoire des pays dotés de ce type d’institutions. Les auteurs reconnaissent que dans un pays des institutions politiques extractives peuvent coexister avec des institutions économiques complètement ou partiellement inclusives, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui. Mais ce type de système se révèle instable et incapable de connaître une croissance économique à long terme. Dans le cadre de cette analyse, le principal obstacle à l’adoption de politiques visant à améliorer le fonctionnement de l’économie et à encourager la croissance économique réside dans le système d’incitations et de contraintes dans lequel évoluent les hommes politiques. Ainsi, l’échec des politiques de développement économique menées dans les PED s’explique par l’absence de réflexion sur les causes de l’existence d’institution très anciennes et défavorables à la croissance économique. Les auteurs estiment que la mise en place d’institutions politiques et économiques inclusives est la condition préalable indispensable à la réussite des politiques économiques de développement et d’assainissement économiques. Si ces institutions inclusives n’existent pas, les politiques recommandées par le FMI et la Banque mondiale notamment, de libéralisation de l’économie, de privatisation ou de rigueur budgétaires sont vouées à l’échec.

Charles du Granrut, « Institutions et progrès des nations » in Problèmes économiques n°3116, septembre 2015 p.30-31

Synthèse 72 : institutions extractives vs institutions inclusives

Institutions extractives Institutions inclusives Caractéristiques Elles permettent aux élites de capter

(piller) une partie plus ou moins importante des richesses produites par le reste de la population. Faible respect des droits de propriété et des droits de l’homme, faible encadrement du pouvoir politique…

Etat de droit, liberté de la presse, garantie des droits de propriété, des droits de

l’homme, sécurité juridique...

Effets sur la croissance et le développement

Faible croissance et faible développement

Croissance et développement

Explication Pas d’incitation à investir, innover ou entreprendre + résistance des élites au

changement

Incitation à investir, innover ou entreprendre

Exemples URSS, Corée du Nord, le Congo avec Mobutu puis Kabila, le Sud des Etats-

Unis jusqu’au 19ème siècle

Etats-Unis, Corée du Sud, pays européens…

Document 73 : L’influence des institutions dans le décollage économique de la France et de l’Angleterre

Dans Structure and change… (1981), North étudiait en particulier les trajectoires divergentes de la France et de l’Espagne d’un côté, et de l’Angleterre et des Pays-Bas de l’autre, entre le 16ème et le 18ème siècle, en termes de développement économique. Le besoin permanent de revenus pour l’Etat dans les deux premiers pays a conduit ce dernier à conférer des monopoles à des guildes ou des compagnies et à empiéter sur les droits de propriété privés, conduisant à la stagnation économique en France et au déclin en Espagne. Au contraire, en Angleterre et aux Pays-Bas, les intérêts de la classe marchande ont engendré un ensemble d’institutions qui ont créé des incitations favorables à des échanges efficaces, grâce à la protection des droits de propriété. Davantage, les attitudes différentes de l’Etat quant aux droits de propriété privée ont été transmises aux colonies : si les possessions espagnoles ou portugaises en Amérique latine se sont trouvées bloquées dans une trajectoire médiocre de développement, les colonies anglaises en Amérique du Nord ont connu une croissance durable.

Bernard Chavance, L’économie institutionnelle, collection Repères, La Découverte, 2007

Document 74 : Les organisations qui résistent au changement et bloquent la croissance (des exemples historiques)

Les institutions économiques font nécessairement l’objet de disputes et de conflits. Des institutions différentes auront des effets différents sur la prospérité d’un pays, la manière dont les richesses y sont réparties et l’individu détenant le pouvoir. La croissance économique que permettent certaines institutions crée des gagnant

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et des perdants. C’est ce qu’illustre bien la révolution industrielle anglaise, qui a jeté les bases de la prospérité que l’on observe aujourd’hui dans les pays riches. Celle-ci s’est appuyée sur un ensemble d’évolutions technologiques très innovantes dans des domaines comme la machine à vapeur, les transports et la production textile. La mécanisation a conduit à une énorme augmentation des revenus, avant de devenir le fondement même de la révolution industrielle moderne ; à l’époque, pourtant, elle a fait l’objet d’une farouche opposition. Non par ignorance ou par myopie, mais pour des raisons strictement inverses. Cette opposition à la croissance économique possède sa propre logique – laquelle, hélas n’est pas sans cohérence. La croissance économique et le progrès technologique s’accompagnent de ce que le grand économiste Joseph Schumpeter nomme la destruction créatrice : ils remplacent l’ancien par le nouveau. De nouveaux secteurs captent les ressources des secteurs en place. De nouvelles entreprises prennent leur travail à leurs concurrentes plus anciennes. Les nouvelles technologies rendent obsolètes les compétences et les machines existantes. Le processus de la croissance économique, et des institutions inclusives qui la fondent, créent des perdants aussi bien que des gagnants dans le champ politique et sur les marchés économiques. La peur de cette destruction créatrice aliment l’opposition aux institutions économique et politiques inclusives. L’histoire de l’Europe offre un exemple très clair des effets de la destruction créatrice. Au 18ème siècle, à la veille de la révolution industrielle, la plupart des gouvernements européens sont contrôlés par des aristocraties et des élites traditionnelles ; celles-ci tirent l’essentiel de leurs revenus de propriétés terriennes ou de privilèges commerciaux obtenus grâce aux monopoles que distribue le monarque – et grâce aux barrières à l’entrée qu’il impose. Comme pour illustrer l’idée de destruction créatrice, la multiplication des industries, des usines et des villes capte les ressources dont bénéficient les terres, réduit les fermages et augmente les salariés que les propriétaires terriens doivent à leurs employés. Pour ces élites, l’émergence de nouveaux marchands et hommes d’affaires ne fait que rogner leurs privilèges commerciaux. Tout bien pesé en effet, elles seront les grandes perdantes de l’industrialisation. L’urbanisation et l’émergence d’une classe moyenne laborieuse, dotée en outre d’une conscience de classe, vient également remettre en cause le monopole politique des aristocraties terriennes. Avec l’implantation de la révolution industrielle, les aristocrates ne perdent pas seulement de l’argent : elles risquent aussi de perdre leur emprise sur le pouvoir politique. Face à cette double menace, elles constituent donc souvent une redoutable opposition à l’industrialisation. L’aristocratie n’est pas la seule perdante dans cette histoire. Les opposants à l’industrie comptent aussi les artisans dont les compétences manuelles sont remplacées par la mécanisation. Beaucoup s’organisent pour lutter, créent des émeutes et détruisent les machines, jugées responsables de la chute de leurs revenus. Ces « luddites » sont les ancêtres de ceux d’entre nous qui sont réfractaires à toute évolution technologique. John Kay, l’inventeur anglais de la navette lancée (en 1733), l’une des premières avancées essentielles dans la mécanisation du tissage, voit sa maison incendiée par des luddites en 1753. James Heargraves, l’inventeur d’une machine à tisser mécanisée, subira le même sort. En réalité les artisans sont bien moins efficaces que les propriétaires terriens en matière d’opposition à l’industrialisation. Les luddites ne détiennent pas le pouvoir politique de l’aristocratie terrienne, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas les moyens de peser sur des décisions politiques, au détriment d’autres catégories. En Angleterre, l’industrialisation se poursuit malgré l’opposition des luddites : l’opposition aristocratique, pourtant bien réelle, est réduite au silence. Dans l’empire austro-hongrois et dans l’empire de Russie, où les monarques absolus et les aristocrates ont beaucoup plus à perdre, l’industrialisation est bloquée. Du coup, les économies de ces deux empires ne font que stagner et se font dépasser par d’autres pays d’Europe dont la croissance économique a décollé au 19ème siècle. Outre le succès ou l’échec de certaines catégories, la leçon à tirer s’impose d’elle-même : des groupes puissants s’opposent souvent au progrès économique et aux moteurs de la prospérité. La croissance ne requiert pas seulement une instruction plus universelle et des machines plus ingénieuses et plus nombreuses, mais aussi un processus de transformation et de déstabilisation, associé à une destruction créatrice à grande échelle. Pour se prolonger, la croissance doit éviter d’être bloquée par les perdants économiques (qui prévoient la perte de leurs privilèges) et par les perdants politiques (qui craignent l’érosion de leur pouvoir). On commence par se disputer de maigres ressources, l’argent, le pouvoir, puis le conflit porte sur les règles du jeu – les institutions économiques – qui déterminent les activités économiques et ceux qui en profitent. En cas de conflit, on ne peut satisfaire les désirs de toutes les parties en présence. Certains seront vaincus et mécontents, d’autres parviendront au résultat de leur choix. Qui sont les vainqueurs d’un tel conflit ? La réponse à cette question a des effets profonds sur la trajectoire économique d’un pays. Si les groupes hostiles à la croissance l’emportent, ils peuvent arriver à bloquer la croissance – ce qui entraînera la stagnation de l’économie. On a vu que les puissants ne souhaitent pas toujours créer des institutions économiques propices au succès ; cette logique s’étend tout naturellement au choix des institutions politiques. Dans un régime absolutiste, certaines élites peuvent se servir de leur pouvoir pour mettre en place les institutions économiques de leur

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choix. Ont-elles intérêt à changer les institutions politiques et à les rendre pluralistes ? Probablement pas, car cela ne ferait que réduire leur pouvoir politique : il leur serait alors difficile, voire impossible, de structurer les institutions économiques, en fonction de leurs intérêts. C’est là, encore une fois, une source de conflits potentiels. Les gens qui pâtissent d’institutions économiques extractives ne peuvent pas compter sur des dirigeants absolutistes pour modifier volontairement les institutions politiques et redistribuer le pouvoir au sein de la société. Le seul moyen d’y parvenir consiste à obliger les élites à créer des institutions pluralistes.

Daron Acemoglu, James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, éditions markus haller, 2015 p.117-120

Document 75 : démocratie et institutions favorables à la croissance

La révolution industrielle a commencé en Angleterre. Son premier succès : révolutionner la production de toile de coton en utilisant des machines actionnées par des roues hydrauliques et, par la suite, des turbines à vapeur. La mécanisation du coton accroît massivement la productivité des ouvriers, d’abord dans le secteur textile puis dans tous les secteurs industriels. Ce qui permet des avancées technologiques dans toute l’économie, c’est l’innovation menée par des entrepreneurs et des hommes d’affaires soucieux de mettre leurs idées en application. Ce premier bourgeonnement ne tarde pas à franchir l’Atlantique pour gagner les Etats-Unis. En adoptant les nouvelles technologies mises au point en Angleterre, on ouvre des débouchés économiques très prometteurs. C’est aussi une source d’inspiration qui incite les entrepreneurs à développer leurs propres inventions. On peut essayer de comprendre la nature de ces inventions en observant de près l’attribution de brevets. Le système des brevets qui protège les droits de propriété intellectuelle est organisé par le « Statut des monopoles » voté en 1623 par le Parlement anglais ; celui-ci vise notamment à empêcher le roi d’accorder des « lettre patentes » selon son bon plaisir, ce qui revient à réserver certaines activités et certains commerces aux seuls détenteurs d’un tel monopole. Le plus frappant, quand on observe les documents d’archives relatifs aux brevets aux Etats-Unis, c’est que ceux-ci sont accordés à des inventeurs de toute origine sociale et professionnelle et pas seulement aux riches ou aux notables. Beaucoup ont fait fortune grâce à un brevet. C’est le cas de Thomas Edison : inventeur du phonographe et de l’ampoule électrique, il est également le fondateur de General Electric, qui reste l’une des plus grandes entreprises mondiales. Edison est le benjamin d’une fratrie de sept enfants. Son père, Samuel Edison, a exercé les métiers les plus divers – de charpentier à tailleur en passant par aubergiste. Thomas ne connaîtra pas longtemps l’école : c’est sa mère qui se charge de lui donner des cours à la maison. Entre 1820 et 1945, seuls 19 % des détenteurs de brevets aux Etats-Unis sont issus d’employés qualifiés ou de grands propriétaires terriens. Sur la même période, 40 % d’entre eux ont une éducation qui se limite, au mieux, à l’école primaire, tout comme Edison. De plus, ils exploitent souvent leur brevet en créant une entreprise, comme Edison là encore. Si les Etats-Unis du 19ème siècle sont plus démocratiques que la plupart des autres pays du monde sur un plan politique, ils le sont aussi en matière d’innovation. Cette particularité en fera l’une des nations les plus économiquement novatrices. Pour un inventeur sans ressources, déposer un brevet est une chose – cette formalité n’a rien de ruineux après tout. C’en est une autre de mettre ce brevet à profit pour s’enrichir. Naturellement, il peut toujours essayer de le vendre. C’est l’option choisie par Edison à ses débuts : pour se constituer un capital, il vend son télégraphe multiplexé à la Western union pour 10 000 dollars. Mais la cession de brevets n’est rentable que pour un inventeur très prolifique comme Edison. (Il est dépositaire de 1 093 brevets aux Etats-Unis, un record mondial, et de 1 500 dans d’autres pays). Le moyen le plus sûr de s’enrichir avec un brevet consiste à créer sa propre entreprise. Mais, pour ce faire, il faut convaincre les banques de vous prêter de l’argent. Dans ce domaine, les inventeurs américains ont également eu de la chance. Au cours du 19ème siècle, les banques et autres intermédiaires financiers connaissent une forte expansion, laquelle joue un rôle crucial dans la croissance et dans l’industrialisation de l’économie. Si l’on dénombre 338 banques en activité aux Etats-Unis en 1818, pour un actif total de 160 millions de dollars, on en compte 27 864 en 1914 pour un actif total de 27,3 milliards de dollars. Un inventeur potentiel peut donc accéder facilement aux capitaux qui lui permettront de créer son entreprise. De plus, en raison de la forte concurrence que se livrent les banques et les institutions financières américaines, ces capitaux sont accessibles à des taux d’intérêt assez bas. Au Mexique, la situation est tout autre. En 1910, première année de la révolution mexicaine, le pays ne compte que 42 banques, dont les deux principales contrôlent 60 % du total des actifs bancaires. La concurrence bancaire, féroce aux Etats-Unis, est quasiment inexistante au Mexique. Du coup, les banques peuvent imposer à leurs clients des taux d’intérêt élevés, et elles ne prêtent le plus souvent qu’à des clients privilégiés ou déjà riches qui profitent de cet avantage pour renforcer leur emprise sur divers secteurs économiques. La forme prise par le secteur bancaire mexicain découle directement des institutions politiques mises en place après l’indépendance. Après le chaos de l’ère Santa Anna, Napoléon III tente vainement d’imposer un régime

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colonial au Mexique entre 1864 et 1867 (…). Les Français sont bientôt chassé du territoire et une nouvelle constitution est adoptée. Mais le gouvernement mexicain (…) est rapidement défié par un jeune militaire du nom de Porfirio Diaz. Général victorieux de la guerre contre les Français, Diaz est assoiffé de pouvoir. A la tête d’une armée d’insurgés, il défiait les troupes présidentielles en novembre 1876 à la bataille de Tecoac et se fait élire président en mai de l’année suivante. Il dirige alors le Mexique, presque sans interruption et d’une manière de plus en plus autoritaire, jusqu’à être renversé lui-même. (…) Parvenu à la présidence, Diaz bafoue les droits de propriété, facilite l’expropriation d’immenses territoires, accorde monopoles et faveurs à ses partisans dans tous les secteurs, y compris la banque. Ce comportement n’a rien de nouveau ; c’était déjà celui des conquistadors espagnols (…). Si les Etats-Unis d’alors jouissent d’un secteur bancaire infiniment plus propice à la prospérité économique du pays, ce n’est pas en raison de quelque différence de motivation de la part des propriétaires des banques. Si le secteur bancaire mexicain est motivé par le profit, il en va de même aux Etats-Unis. Mais les institutions américaines étant radicalement différentes, cette motivation financière s’exprime d’une toute autre manière. Les banquiers doivent tenir comptent d’institutions économiques qui les soumettent à une concurrence bien plus marquée. La principale raison en est que les politiciens chargés d’élaborer des lois pour les banquiers ont eux-mêmes des motivations différentes, façonnées par des institutions politiques différentes. De fait, à la fin du 18ème siècle, peu après la mise en place de la constitution des Etats-Unis, on va voir émerger un système bancaire comparable à celui qui s’imposa plus tard au Mexique. Les politiciens tentent d’établir des monopoles bancaires d’Etat, qu’ils cèdent à des amis ou à des associés en échange d’une partie des bénéfices que rapportera le monopole. De même, tout comme au Mexique, les banques ne tardent pas à prêter de l’argent aux politiciens censés les réguler. Mais aux Etats-Unis, une telle situation ne peut perdurer : contrairement à leurs homologues mexicains, les hommes politiques qui tentent de créer des monopoles bancaires sont tributaires d’élections et de réélections. A condition de s’en tirer sans dommages, un politicien a tout intérêt à créer un monopole et à jouir de ses dividendes ; mais les citoyens, eux, n’y ont aucun intérêt. Aux Etats-Unis (mais non au Mexique), les électeurs sont en mesure de surveiller leurs élus et d’écarter ceux qui, profitant d leur poste, voudraient s’enrichir ou créer des monopoles pour leurs affidés. C’est pourquoi les monopoles bancaires ont fait long feu. La large distribution de droits politiques aux Etats-Unis, surtout par rapport au Mexique, garantit un accès équitable à la finance et aux prêts, qui peuvent donc profiter aux personnes souhaitant promouvoir une idée ou une invention.

Daron Acemoglu, James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, éditions markus haller, 2015 p.51-56

2.2.6.3 Définir les « bonnes » incitations : le cas du brevet

Document 76 : le brevet contre les passages clandestins Vous sortez de vos études de biotechnologie et vous vous orientez vers la recherche appliquée avec pour objectif de découvrir un nouveau vaccin, d’utiliser des micro-organismes pour produire des biocarburants ou de développer de nouvelles récoltes plus résistantes et moins gourmandes en eau. Vous aurez besoin de financements, qui eux-mêmes ne se concrétiseront que si votre projet offre une perspective de bénéfice financier qui permettra de rembourser les investisseurs. Ce qui nous amène au cœur du sujet. La connaissance que vous allez générer est ce qu’on appelle un « bien public ». une fois créée, elle peut être utilisée par tous de façon non exclusive et quasi-nul. Une fois connue la formule chimique d’une molécule et son utilisation, toute entreprise peut utiliser cette formule et commercialiser le produit correspondant (vaccin, biocarburant, semence), laissant des marges bénéficiaires infimes à celui qui a engagé les dépenses de recherche et développement. Nous rencontrons là de nouveau le problème du « passager clandestin » : si toute découverte tombait dans le domaine public et était donc exploitable gratuitement par tous, chacun attendrait que les autres fassent les dépenses de R&D, plongeant l’activité créatrice dans un attentisme généralisé. La propriété intellectuelle est un mal nécessaire visant à stimuler la R&D ou la création artistique en procurant un revenu à son détenteur. C’est pour cette raison qu’elle est apparue très tôt, les premiers brevets datant de l’Antiquité grecque, puis s’est développée au 15ième siècle à Florence et à Venise. La propriété intellectuelle prend de multiples formes :

- le brevet qui garantit à son détenteur un droit exclusif, un monopole sur l’utilisation de la connaissance ainsi générée. (…) Le brevet est un processus public et permet à son détenteur de commercialiser des licences s’il ne désire pas exploiter l’innovation lui-même de façon excluive ;

- le droit d’auteur (ou copyright) qui protège une forme d’expression ; - le secret de fabrication qui ne concerne généralement qu’une innovation de processus ; - la marque brevetée qui offre à l’entreprise un signe lui permettant de distinguer son produit de produits

similaires de ses concurrents ; Source : Jean Tirole « Economie du bien commun » 2016, p.470

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Document 77 : le brevet, une privatisation de la connaissance Qu’y a-t-il de commun entre ces différentes institutions ? Toutes, en protégeant la propriété intellectuelle, octroient à l’inventeur un pouvoir de marché, c’est-à-dire la possibilité de profiter financièrement de son invention, soit en vendant des licences de ses brevets, soit en faisant des marges bénéficiaires au-dessus du coût de production du produit final s’il produit et commercialise ce bien final. (…) On voit immédiatement le coût de la propriété intellectuelle : pour créer une incitation à l’innovation en permettant à l’inventeur de tirer profit de son invention, la puissance publique renchérit le coût de l’utilisation de cette invention et limite donc sa diffusion : il y a tout simplement moins d’utilisateurs. C’est le compromis fondamental sous-jacents à nos institutions.

Source : Jean Tirole « Economie du bien commun » 2016, p.470

Document 78 : les externalités de connaissance désincitent les innovateurs De façon générale on définit les externalités comme des interactions entre les agents qui ne sont pas reflétées dans les prix. Dans le cas le plus étudié, celui de l’environnement, les externalités sont négatives (…). Dans le cas de la technologie on attend plutôt des externalités positives. La première et principale forme d’externalité associée à la technologie est « les externalités de savoir » ou externalités informationnelles (Arrow, 1962). Elles désignent le fait que le savoir produit par l’innovateur bénéficie à d’autres agents sans compensation, monétaire ou autre, de leur part. La connaissance est un bien collectif (Romer, 1990), caractérisé par deux traits. En premier lieu, la connaissance est non rivale, en ce sens qu’une même connaissance peut être utilisée un nombre quelconque de fois, par un nombre quelconque d’agents, et cela simultanément et sans se détériorer. Si l’on ne peut manger la même pomme deux fois, l’on peut en revanche mettre en oeuvre la même invention autant de fois que l’on veut. De plus, la circulation de l’information se fait à un coût direct (coût de la transmission) nul ou presque. La conséquence directe de cette propriété en termes économiques, est que le coût marginal de l’utilisation d’une connaissance est nul. Une fois qu’une invention a été réalisée (ce qui entraîne un coût fixe), le coût de sa reproduction est nul. Cela constitue une forte incitation à l’imitation. En effet, l’imitateur, contrairement à l’inventeur initial, n’encourt que le coût de production directe du bien, et non le coût de l’invention. En second lieu, la connaissance est un bien partiellement exclusif. Cela signifie que le propriétaire ne peut que partiellement en contrôler l’usage par d’autres agents. Si cette utilisation est visible, par exemple l’invention est reprise par un concurrent et mise telle quelle sur le marché, l’imitation sera alors détectée et pourra être sanctionnée. Cependant, l’invention peut aussi être utilisée dans le laboratoire des concurrents, comme connaissance de base pour d’autres découvertes, et cela est plus difficilement détectable. Une découverte peut également porter de l’information au-delà de son contenu : son existence-même peut signaler la fertilité d’une voie de recherche que chacun croyait jusqu’alors stérile. Le contrôle de cette information indirecte par l’inventeur est encore plus difficile. En conséquence, l’inventeur ne peut, en général, s’assurer le monopole de l’usage d’une connaissance et donc s’approprier toute sa valeur. Cela distingue la connaissance comme bien économique des autres biens, les biens matériels notamment : il est impossible d’utiliser un bien physique, une machine par exemple, en dehors du contrôle de son propriétaire légal. Puisque la valeur de l’invention ne peut être captée entièrement par l’inventeur, qu’elle ne se traduit donc pas intégralement dans le prix du bien, on a là un cas d’externalité positive. Les inventions des uns bénéficient pour partie gratuitement à d’autres. Le rendement social de l’invention dépasse son rendement privé (pour l’inventeur). Plus généralement, le rendement social se répartit entre trois catégories d’agents : l’inventeur, ses concurrents et les consommateurs. Les études économétriques conduisent à une estimation du rendement social à environ le double du rendement privé (…) : autrement dit, l’inventeur s’approprie en moyenne la moitié de la valeur de son invention. L’existence des externalités peut être considérée de deux points de vue. D’un côté c’est une bonne nouvelle pour la société dans son ensemble, puisqu’elle bénéficie d’un actif gratuit ou sous rémunéré, la technologie. D’un autre côté, c’est une mauvaise nouvelle pour les inventeurs qui ne peuvent s’approprier tout le bénéfice de leur travail. Cependant même pour la société, ce n’est peut-être pas une aussi bonne nouvelle. En effet, puisque le rendement privé est plus faible que le rendement social, l’investissement en activités innovantes dans une économie de marché sera inférieur à son montant désirable socialement. Les firmes sous-investissent en recherche, délivrant un progrès technique moindre que celui qui serait atteint si la société décidait des investissements en la matière.

Dominique Guellec, Economie de l’innovation, Repères, la Découverte, 1999

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Document 79 : un exemple d’externalité de connaissance Bradford Delong a décrit l’exemple fascinant de la technologie des icônes, des curseurs, du double clic et des fenêtres. Ces instruments de traitement de l’information qui sont devenus paradigmatiques ont été développés par Xerox dans les années 1970, avant même que soient inventées les ordinateurs personnels et la souris. Apple a été en mesure de convertir en un système utilisable et Microsoft, Intel et d’autres sociétés ont gagné des fortunes à partir de ce qui, pour l’essentiel, était une technologie gratuite. Delong écrit : « Le résultat net ? D’énormes avantages pour l’économie et la société en termes de croissance accrue de la productivité grâce au travail réalisé par Xerox dans les années 1970. Maix Xerox lui-même n’a pas gagné un cent, ou peu s’en faut, sur ces recherches qui lui avaient coûté très cher. Les sociétés en quête de profit ne consacrent pas longtemps beaucoup de temps et d’efforts à des projets de recherche qui ne stimulent pas leur propre productivité et leurs propres recettes, même s’ils gonflent la productivité et les recettes de la branche. Il y a donc toutes les raisons de croire que le secteur privé tend à sous-investir en recherche et développement ».

M. Burda et Ch. Wyplosz, Macroéconomie Une perspective européenne, De Boeck, 2009

Document 80 : la définition du champ du brevet est un arbitrage Ces nuances sur la qualification d’un monopole nuisible sont encore plus importantes dans l’économie d’aujourd’hui, fondée sur l’innovation et la création artistique. Le modèle très simple présenté au début du chapitre s’applique certainement mieux aux laitues qu’aux médicament ou aux jeux vidéo, produits qui nécessitent de gros efforts de recherche et sont très faciles à copier une fois inventé. Une certaine dose de monopole se justifie dans cet environnement du point de vue économique afin que les profits futurs rentabilisent le coût initial. La puissance publique doit en tenir compte. Pour les économistes, au moins depuis Schumpeter, le respect de la propriété intellectuelle est une arme à double tranchant. D’un côté, les résultats de la recherche doivent pouvoir être librement utilisés par les chercheurs afin d’engendrer des innovations supplémentaires. C’est par exemple la logique qui prévaut dans la recherche fondamentale universitaire, où les chercheurs livrent aux lecteurs des revues scientifiques toute l’information nécessaire pour répliquer leurs découvertes. Mais d’un autre côté, il est sain de donner aux firmes innovantes une certaine exclusivité dans la commercialisation de leurs innovations, afin de leur permettre de rentabiliser leurs efforts de recherche et développement. Les brevets et le droit de la propriété industrielle sont là pour opérer cet arbitrage.

Augustin Landier et David Thesmar, La société translucide Pour en finir avec le mythe de l’Etat bienveillant, Fayard, 2010 p.24

Document 81 : lorsque les règles du droit de la propriété intellectuelle produisent de mauvaises

incitations La protection intellectuelle a engendré de nombreux débats sociétaux ces dernières années. (…) Par exemple, l’extension rétroactive de la protection du droit d’auteur est particulièrement étonnante. En effet si, comme le veut la logique, la propriété intellectuelle n’est qu’un mal nécessaire visant à donner des incitations à la R&D ou à la création artistique, il faut demeurer fidèle à la R&D ou à la création artistique, il faut qu’elle demeure fidèle à cet objectif. Or s’agissant d’investissements déjà accomplis, un renforcement de la propriété intellectuelle n’a aucun effet incitatif : il est trop tard ! Le renforcement réduit la diffusion sans contribuer à la création. Et pourtant, le législateur américain a par deux fois prolongé la durée de protection des droits d’auteurs, d’abord en 1976 en l’étendant à 50 ans après la mort de l’auteur, puis en 1988, où cette durée fut portée à 70 ans. Ce dernier Copyright Term Extension Act est aprfois appelé le Mickey Mouse Protection Act en référence à la compagnie Disney qui risquait de perdre les droits d’auteur sur des films et des produits dérivés très rentables et fit un lobbying effréné pour que les droits d’auteurs soient prolongé. Le nombre de brevets a considérablement augmenté aux Etats-Unis durant les 30 dernières années pour un certain nombre de facteurs : mauvaise incitation des bureaux des brevets, en particulier aux Etats-Unis, où avant la réforme America Invent Act de 2011, le bureau des brevets était indirectement encouragé à octroyer des brevets plutôt qu’à les refuser ; élargissement du champ des brevets vers des nouveaux domaines : les logiciels, la biotechnologie et les science du vivant, les méthodes commerciales. cette prolifération des brevets ne serait pas très grave si les brevets superflus étaient sans conséquence, tel le brevet décerné pour cette montre pour chien qui tourne 7 fois plus vite qu’une montre ordinaire afin de refléter l’espérance de vie de l’espèce canine … L’internet regorge de site web répertoriant les brevets ridicules. Cependant les conséquences économiques de la prolifération des brevets peuvent être considérables. Certains brevets ont le potentiel de capter la valeur économique sans pour autant constituer une avancée majeure pour la société. Ainsi, le brevet One click d’Amazon qui faisait sienne l’idée qu’un commerçant du web puisse garder les informations du client afin de ne pas avoir à le lui redemander lors de l’achat suivant était une simple réplique de pratiques déjà bien connues de nombre de boutiques physiques. Et quand bien même cette pratique n’aurait pas existé, elle était

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suffisamment évidente pour ne pas mériter un brevet. (…) Ce brevet fut rapidement invalidé par une cour de justice, mais on imagine la rente qu’aurait pu percevoir Amazon dans le cas contraire, devenant ainsi le gardien de tout le commerce électronique.

Source : Jean Tirole Economie du bien commun, Puf, p. 569-572

Document 82 : l’abus de position dominante dans le cas du brevet Le second danger est la multiplication des gardiens pour une technologie donnée et la concomitante accumulation des redevances auxquelles sont soumis les utilisateurs. (…) Un pool de brevets est un accord entre différentes entreprises, en vue de commercialiser en commun les licences pour un groupe de brevets appartenant aux membres du pool (…). Ce système permet aux utilisateurs de la technologie d’acquérir une licence globale, là où il faudrait normalement obtenir des licences d’exploitation sur 5, 10 ou 15 brevets … avec le risque que chaque propriétaire d’un brevet bloque par ses exigences excessives son accès à cette technologie. La formation d’un pool est un exemple de ce que les économistes appellent la « coopétition ». Ici les entreprises potentiellement en concurrence sur un marché coopèrent pour commercialiser ensemble leurs brevets. (…) Mais il y a des bons pools, ceux qui font baisser le prix de la technologie, et les mauvais pool, ceux qui font monter ce prix.

Source : Jean Tirole « Economie du bien commun » 2016, p.580

2.2.7 L’influence du capital social sur la croissance économique

Document 83 : Le capital social et ses effets sur la croissance Certaines « règles du jeu » sont informelles et elles ont un impact sur les échanges marchands en les facilitant. Certains échanges peuvent rencontrer des difficultés : la voiture d’occasion que j’achète est-elle de bonne qualité ? Le salarié que j’embauche va-t-il effectuer correctement son travail ? Dans un échange, il est possible de cacher quelque chose : c’est-à-dire de garder pour soi une information que l’on ne souhaite pas divulguer au coéchangiste. L’asymétrie d’information permet alors des comportements opportunistes : un individu cherche à arriver à ses fins par la ruse. L’échange est donc marqué par l’incertitude, et cette incertitude peut avoir des conséquences importantes : sur la santé (quelle est la qualité des aliments ?), sur l’investissement réalisé (la maison que je viens d’acheter est-elle bien construite ?)… La confiance permet de réduire l’incertitude, facilite la coopération et l’échange. Cette confiance peut provenir de la rédaction d’un contrat, de l’existence d’un « dispositif de réputation ». Mais la confiance provient également du degré de sociabilité des individus et des liens qui les unissent aux autres. Ces liens peuvent être suffisamment forts pour conduire les individus à ne pas craindre des comportements opportunistes.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Synthèse 84 L’efficacité du marché repose sur la confiance mutuelle

Document 85 : Défiance et limitation de la concurrence

La demande pour une réglementation qui limite la concurrence est une conséquence logique de la méfiance du marché. L’existence d’une telle relation entre méfiance et réglementation de la concurrence est confirmée par les données disponibles. Les données indiquent aussi que la limitation de la concurrence a pour corollaire le développement de la corruption qui nourrit, en retour, la défiance. (…) Le nombre de procédures diffère beaucoup selon les pays. Les pays anglo-saxons, mais aussi les pays nordiques, ne requièrent en général pas plus de deux ou trois procédures. À l’opposé, la France était en 2001 le pays de l’OCDE qui, juste après l’Italie, nécessitait le plus de procédures pour ouvrir une entreprise. Cette ouverture réclamait en effet quinze procédures et cinquante-trois jours. Le déficit de confiance au sein d’une société a pour corollaire une limitation du libre-échange par une forte régulation. Une interprétation possible est que les habitants d’un pays sont d’autant plus enclins à faire contrôler les marchés qu’ils suspectent leurs concitoyens de ne pas respecter spontanément des règles morales dans les échanges. Il est possible que cette interprétation soit en partie valable. Néanmoins, il existe en général des interventions plus adaptées que les barrières réglementaires à l’entrée des marchés pour réguler efficacement la concurrence. En fait, ces barrières sont fréquemment le fruit d’activités de recherche de rente qui permettent à des groupes de pression d’obtenir des réglementations les protégeant de la concurrence. À cet égard, l’exemple des taxis parisiens est significatif. Il existe aujourd’hui un manque criant de taxis dans les grandes métropoles françaises du fait de la rareté des licences délivrées par les maires (et le préfet à Paris). (…) depuis 1945 le PIB de la France a été multiplié, hors inflation, par plus de six, et les transports croissent à un rythme qui est le double de celui du PIB. On peut donc estimer que le nombre de taxis aurait donc dû être multiplié par bien plus de six en l’absence de réglementation contraignante. Or, il y avait 25 000 taxis parisiens en 1925, 14 000 entre 1937 et 1992. Il y en a 15 000 depuis 2005. Conséquence de cette rareté, les licences de taxi se négocient à prix d’or : entre 150 000 et 180 000 euros à Paris et jusqu’à 300 000 euros pour les licences d’aéroport. Il faut savoir que la vente des licences ne rapporte pas un centime au contribuable. En effet, la licence a toujours été accordée gratuitement par l’administration pour satisfaire des besoins d’intérêt général parce qu’elle ne saurait faire, en principe, l’objet d’une quelconque appropriation par son propriétaire. Ces considérations expliquent que le droit a longtemps prohibé la cession des licences. Néanmoins, en pratique, les

Information imparfaite + rationalité limitée Impossibilité de rédiger des contrats complets

Risque de comportement opportuniste pour les co-contractants

Forts coûts de transaction

Obstacle aux échanges marchands : faible coopération, faible spécialisation, faibles gains

à l’échange

Si faible confiance mutuelle Si forte confiance mutuelle

Forte coopération + spécialisation + forts gains à l’échange

Faible croissance économique

Forte croissance économique

Peur du marché Forte croissance

économique Foi dans le marché

Société de défiance Société de confiance

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professionnels se sont mis à monnayer leur titre. Les « dessous-de-table » baptisés « pas- de-portière » se sont développés, d’abord sous le manteau, puis plus ouvertement. Cette évolution a pris tellement d’importance qu’elle a été entérinée par la Cour de cassation qui a reconnu en 1963 les « pas-de- portière ». La loi du 20 janvier 1995 a repris l’orientation de la Cour de cassation en disposant que chaque titulaire d’une licence peut, sous certaines conditions, présenter à titre onéreux un successeur à l’autorité administrative compétente. Au total, une personne désireuse d’exploiter un taxi dispose actuellement de deux moyens pour acquérir une licence : soit l’acheter auprès d’un exploitant déjà en place, soit profiter de la création de nouvelles licences, délivrées gratuitement par l’administration. Les nouvelles licences sont attribuées suivant l’ordre chronologique d’enregistrement des demandes, chaque demande étant valable un an et devant être renouvelée trois mois avant l’échéance. Bien entendu, le principal obstacle à l’accroissement du nombre de licences est la rareté même des licences : les propriétaires de licence ont d’autant plus à perdre à une augmentation du nombre de licences qu’ils ont payé la leur chère. L’exemple des taxis montre comment une mauvaise réglementation du marché, qui créé des barrières à l’entrée, suscite des comportements opportunistes qui cherchent à protéger des rentes de situation. En France, ces rentes sont devenues progressivement tellement élevées qu’elles ont dû être légalisées aux dépens de l’ensemble des consommateurs. Le cas des taxis n’est pas un exemple isolé. En France, de nombreux secteurs et professions sont protégés par une réglementation inadaptée qui confère un pouvoir de marché prohibitif, source de dysfonctionnement de la concurrence. Une étude (…) illustre ce phénomène dans le cas du secteur de la grande distribution. Les auteurs montrent que la loi Raffarin de 1996, relative au contrôle du développement des grandes surfaces, a eu pour principale conséquence, non pas la protection des petits commerces, mais uniquement l’augmentation des profits des grandes surfaces et un accroissement des prix supportés par les consommateurs. Les barrières réglementaires à l’entrée sur les marchés des biens et services ont ainsi un coût direct en termes d’accroissement des prix, de réduction de la qualité et des quantités. Mais elles ont un coût indirect encore plus insidieux, dû à l’accroissement potentiel de la corruption qu’elles induisent et au sentiment de la partialité de la sphère publique.

Y. Algan et P. Cahuc, La société de défiance, Edition ENS Rue d’Ulm, 2007

Document 86 : Réglementation et corruption La corruption est l’utilisation et l’abus du pouvoir public à des fins privées. Elle peut constituer une cause de la défiance envers les institutions publiques et prend diverses formes : versements à des responsables officiels afin qu’ils agissent plus vite, de façon plus souple et favorable ; falsification de données, de factures ; collusion d’intérêt ; délits d’initiés ; emplois fictifs ; argent obtenu par la coercition ou la force ; vol de ressources publiques par des fonctionnaires, etc. Cette grande diversité de la corruption, associée à son caractère illégal, et donc généralement dissimulé, rend sa mesure très délicate. La corruption est évaluée par des organismes internationaux (…) grâce à des enquêtes menées auprès d’usagers des services publics, d’experts et de fonctionnaires. (…) La France est relativement mal lotie dans ce classement en Europe, puisqu’elle précède uniquement certains pays méditerranéens et les pays de l’Europe de l’Est. (…) Les pays où la corruption perçue est la plus importante sont ceux où la défiance envers la justice est la plus élevée. (…) Ce type de relation indique que la défiance envers les institutions publiques et les institutions de la société civile est systématiquement liée à un sentiment de prévalence de la corruption. Or les barrières réglementaires peuvent entretenir la corruption. Elles visent souvent, en effet, à protéger certains groupes cherchant à défendre leurs intérêts par des moyens divers qui peuvent inclure la corruption. En pratique les barrières à l’entrée sont souvent mises en oeuvre par des commissions composées de professionnels et de représentants des pouvoirs publics. Dans ce cadre, la corruption peut constituer un moyen d’obtenir des autorisations pour accéder au marché. (…) Les pays établissant le plus de restrictions à la libre entrée sur les différents marchés sont ceux où le sentiment de corruption des administrations publiques et de l’Etat est le plus élevé. Cette corrélation suggère bien que barrières réglementaires à l’entrée des marchés et corruptions des administrations publiques s’autoentretiennent. Comme le montre l’exemple des taxis ou de la grande distribution en France, des barrières réglementaires plus importantes induisent des rentes plus élevées, qui incitent les bénéficiaires de ces rentes à se mobiliser pour les conserver, voire pour les faire prospérer. Cette mobilisation, qui consiste à faire pression sur les pouvoirs publics pour conserver ou instituer une réglementation favorisant un groupe restreint de personnes aux dépens du plus grand nombre, suscite naturellement des tentatives de corruption, dont certaines finissent par aboutir.

Y. Algan et P. Cahuc, La société de défiance, Edition ENS Rue d’Ulm, 2007

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Synthèse 87 : Le cercle vicieux de la défiance, de la réglementation et de la corruption (Yan Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance – 2007)

Document 88 : La défiance, quel coût économique ?

Quel est le coût économique et social de la défiance ? À en croire le prix Nobel d’économie K. Arrow, il pourrait être très important. Pressé par ses pairs d’expliquer l’origine de la richesse des nations lorsqu’il reçut le prix Nobel, K. Arrow surprit beaucoup d’économistes en ne mentionnant aucun facteur économique traditionnel tel que le travail ou l’accumulation de capital physique et humain, mais uniquement la confiance : « Virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens. » Cette remarque fait écho aux résultats mis en évidence dans cet opuscule : en limitant les possibilités d’échanges mutuellement avantageux, la défiance réduit l’efficacité du fonctionnement de l’ensemble des secteurs de l’économie. Elle agit en ce sens comme une véritable taxe sociale sur l’activité économique. (…)

Y. Algan et P. Cahuc, La société de défiance, Edition ENS Rue d’Ulm, 2007

Défiance mutuelle Défiance envers le marché

Demande de réglementation de la concurrence (Etatisme)

Souvent sous la forme de barrières à l’entrée sur le marché (taxis, GD…)

Favorise la corruption des APU parce que les AE bénéficiant de cette barrière sont fortement incités à se

mobiliser pour préserver ou accroître leur rente Défiance envers les institutions

publiques

Inefficacité économique : faible qualité, quantité échangée inutilement faible, prix élevés

Impact négatif sur la croissance

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Document 89 : conséquence sur l’écart de revenu entre habitant pour un niveau de confiance identique à celui de la Suède

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Y. Algan et P. Cahuc, La société de défiance, Edition ENS Rue d’Ulm, 2007

3. Les économies ont-elles besoin d’institutions identiques ?

3.1 La position d’une économie par rapport à la frontière technologique

3.1.1 Des moteurs de croissance différents

Document 90 : économie en rattrapage Dans les pays en rattrapage, les institutions propices à l’accumulation du capital physique et technologique s’appuient sur un interventionnisme public important. Les politiques publiques, notamment en matière industrielle, s’appuient sur des champions nationaux et les entreprises sont incitées à copier les technologies des pays leaders. Dans ces économies, la croissance reste encore majoritairement tirée par l’accroissement de la quantité de facteurs de production plutôt que par l’amélioration de leur utilisation. Dit autrement, la croissance est avant tout extensive et basée technologiquement sur ce qui se fait ailleurs.

Manuel ESH 1ère année, Studyrama, 2017

Document 91 : économie à la frontière technologique Dans les pays à la frontière technologique, la problématique des incitations à la croissance est différente. Ces économies appuient leur croissance avant tout sur des innovations « radicales », celles qui transforment en profondeur les marchés (au sens de Schumpeter). L’accumulation de capital technologique est donc au coeur du modèle de croissance. Or, l’activité innovante soulève de nombreuses défaillances de marché : innover, c’est casser la routine, c’est donc une activité qui place l’économie dans l’incertain (incertitude qui limite le financement de ces activités). Mais innover, c’est également produire des connaissances qui génèrent des externalités positives. Pour ces deux raisons (incertitude et externalités positives), les agents privés ne réalisent pas des décisions optimales et l’intervention de l’État doit alors permettre, par l’accumulation de capital public, de stimuler l’accumulation de capital technologique, physique et humain. Dans ces économies à la frontière technologique, la croissance est donc tirée essentiellement par la PGF ; elle est davantage intensive qu’extensive.

Manuel ESH 1ère année, Studyrama, 2017

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Document 92 : le rôle donné au marché et à la concurrence n’est pas le même Les travaux de Philippe Aghion insistent sur le fait que les incitations qui fonctionnent bien dans le cadre d’une économie en rattrapage ne sont pas celles qui fonctionnent bien dans le cadre d’une économie à la frontière technologique. En particulier, le rôle donné à la concurrence de marché n’est pas le même. Dans les économies en rattrapage, la concurrence est réduite par la présence de grandes firmes en oligopoles. Ces grandes firmes sont capables de réaliser une accumulation du capital physique à l’origine de la hausse de l’intensité capitalistique et des économies d’échelles propices à la baisse des coûts unitaires de production. Cette situation permet d’améliorer la compétitivité prix de la production domestique et d’être performant dans les échanges internationaux. La puissance publique a intérêt à intervenir directement de manière à soutenir l’émergence de ces grandes entreprises, à orienter l’investissement vers ces entreprises et à protéger le marché intérieur pour que ces entreprises se développent. Par contre, dès lors que l’économie se rapproche de la frontière de production, ce type d’incitation est de moins en moins efficace. Pour Philippe Aghion, le moteur de la croissance se trouve désormais de plus en plus dans la concurrence des marchés qui pousse à l’innovation radicale et dans le capital humain. Il faut donc redéfinir la politique industrielle de manière à la fois avoir plus de concurrence et moins de défaillances de marché.

Manuel ESH 1ère année, Studyrama, 2017

Document 93 : en se rapprochant de la frontière technologique, certaines économies deviennent

moins performantes : le cas argentin En 1890, l’Argentine a un niveau de PIB par habitant se situant à environ 40 % du niveau de PIB par tête des Etats-Unis – ce qui la qualifie de pays à revenu intermédiaire – trois fois plus que le Brésil ou la Colombie, et c’est équivalent, à l’époque, au PIB par tête du Japon. Et ce niveau de 40 % du PIB américain, l’Argentine parvient à le maintenir jusque dans les années 1930. Plus précisément, un test (…) montre une rupture vers 1938, à partir de laquelle on observe une tendance à la baisse de la productivité argentine, par rapport à la productivité américaine, de 0,21 % par an. Comment expliquer ce décrochage ? L’explication que propose la théorie de la croissance schumpétérienne, c’est que des pays comme l’Argentine étaient dotés d’institutions (…) favorisant la croissance par l’accumulation du capital et le rattrapage économique. Mais ils n’ont pas su faire évoluer leurs institutions pour devenir des économies innovantes. Or, (…) plus un pays se développe – c’est-à-dire se rapproche de la frontière technologique –, plus c’est l’innovation « à la frontière » qui devient le moteur de la croissance et prend le relais de l’accumulation du capital et du rattrapage technologique.

J’ai parlé de l’Amérique latine, mais il y a également l’Asie. Au Japon, par exemple, où la concurrence a toujours été étroitement contrôlée par l’Etat, le ministère du commerce et de l’industrie (MITI) limite l’émission de licences d’importation et l’Etat subventionne l’investissement de ces gros consortia industrialo-financiers connus sous le nom de keireitsu. Ce n’est donc pas une surprise que le Japon ait vu sa croissance passer d’un niveau très élevé – envié par les autres pays développés – entre 1945 et 1985 à un niveau très faible depuis 1985. (…) De nombreux pays profitent avec retard et incomplètement des vagues technologiques, en particulier à cause de rigidités structurelles ou de politiques économiques inadéquates – ces pays n’ont pas su se transformer, passer d’une économie de rattrapage à une économie de l’innovation. La comparaison entre la

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Suède et le Japon (…) est particulièrement édifiante : on observe que la croissance de la productivité s’accélère en Suède alors qu’elle ralentit au Japon.

Tendance de la productivité en Suède et au Japon

Philippe Aghion, Repenser la croissance économique, Collection Collège de France, Fayard, 2016 p32-34 &

p.46-47

Document 94 : la concurrence n’a pas les mêmes effets dans les deux types d’économie

Document 95: l’apport de la concurrence pour stimuler l’innovation Des travaux récents le montrent : les leviers d’une croissance basée sur l’innovation sont différents de ceux d’une croissance fondée sur l’imitation ou le rattrapage technologique. Tout d’abord, l’innovation de pointe (ou d’innovation à « la frontière technologique ») a besoin d’un marché des biens concurrentiels, et cela pour deux raisons essentielles : d’une part, parce que davantage de concurrence incite à l’innovation pour justement échapper à la concurrence et réaliser des profits de monopole (au moins temporairement, jusqu’à ce que l’innovation soit rendue obsolète par de nouvelles innovations) ; d’autre parce, parce que les nouvelles idées sont souvent introduites par de nouveaux entrants sur le marché des biens, tandis que les firmes en place tendent à perfectionner les produits ou les technologies qu’elles ont inventé dans le passée. Ainsi, ce ne sont pas les grands producteurs d’avions à hélices qui ont introduit les avions à réaction, tout comme ce n’est pas IBM qui a le premier introduit les ordinateurs portables. Et, de fait, les travaux empiriques montrent que plus la croissance d’une économie repose sur l’innovation « frontière », plus cette croissance est stimulée par davantage de concurrence et de mobilité sur le marché des biens. Le graphique (ci-dessus) montre bien qu’une augmentation du niveau de la concurrence (ici, cela correspond à un taux d’entrée plus élevé des firmes étrangères) a un impact positif sur la croissance de la productivité (autrement dit sur l’innovation) pour les firmes qui sont proches de la frontière technologique. A l’inverse, cette même augmentation du niveau de concurrence a un effet négatif sur la croissance de la productivité pour les

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firmes qui sont loin derrière la frontière technologique. Dans le premier cas, plus de concurrence incite les firmes à innover davantage pour survivre, alors que dans le second cas, cela a l’effet inverse pour les firmes qui sont loin de la frontière technologique. Ces dernières savent qu’elles n’ont aucune chance face aux nouveaux entrants sur le marché des biens. Et plus l’économie est proche de la frontière technologique, plus est composée de firmes innovantes plutôt que de firmes installées, et par conséquent l’effet global de la concurrence sur l’innovation sera plus largement positif dans cette économie.

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Odile Jacob, 2014 p.97

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