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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 561 CHAPITRE 9 STRATÉGIES DE DÉVELOPPEMENT AGRICOLE: PROCESSUS ET STRUCTURE Sommaire 9.1 Rôles d’une stratégie agricole.................................................................................... 561 9.1.1 La stratégie, vision et document unificateur ................................................................ 561 9.1.2 Un ensemble équilibré de réformes .............................................................................. 563 9.1.3 Rôle pédagogique de la stratégie.................................................................................. 564 9.2 Processus participatifs d’élaboration des stratégies................................................ 566 9.2.1 Pourquoi prôner la participation................................................................................... 566 9.2.2 Participants au processus d’élaboration de la stratégie ................................................ 567 9.2.3 Gestion d’un processus participatif .............................................................................. 570 9.2.4 Défis et risques de la participation ............................................................................... 580 9.3 Structure et cohérence de la stratégie ...................................................................... 582 9.3.1 Donner forme à la stratégie .......................................................................................... 582 9.3.2 Institutions et capital humain ....................................................................................... 585 9.3.3 Dimensions de cohérence de la stratégie...................................................................... 588 9.4 Orientations de contenu d’une stratégie agricole .................................................... 594 9.4.1 Enseignements des modèles à long terme du développement agricole ........................ 595 9.4.2 Orientations stratégiques pour l’agriculture ................................................................. 600 9.4.3 Approches des politiques de développement agricole ................................................. 604 9.5 Développement rural et lutte contre la pauvreté..................................................... 606 9.5.1 Projets de développement rural .................................................................................... 608 9.5.2 Décentralisation du développement rural ..................................................................... 609 9.5.3 Transferts économiques visant à soutenir le développement rural ............................... 613 9.5.4 Priorités d’investissement ............................................................................................ 617 9.5.5 Cadres de politique pour le développement rural ......................................................... 619 9.6 Mise en œuvre d’une stratégie................................................................................... 625 9.7 Conclusion................................................................................................................... 627 Points importants du chapitre 9............................................................................................. 628 9.1 RÔLES D’UNE STRATÉGIE AGRICOLE 9.1.1 La stratégie, vision et document unificateur Une stratégie est un cadre de cohérence qui rassemble diverses initiatives de politique en une structure intégrante qui donne une vision à moyen ou long terme des

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 561

CHAPITRE 9

STRATÉGIES DE DÉVELOPPEMENT AGRICOLE:

PROCESSUS ET STRUCTURE

Sommaire 9.1 Rôles d’une stratégie agricole.................................................................................... 561 9.1.1 La stratégie, vision et document unificateur ................................................................ 561 9.1.2 Un ensemble équilibré de réformes.............................................................................. 563 9.1.3 Rôle pédagogique de la stratégie.................................................................................. 564 9.2 Processus participatifs d’élaboration des stratégies................................................ 566 9.2.1 Pourquoi prôner la participation................................................................................... 566 9.2.2 Participants au processus d’élaboration de la stratégie ................................................ 567 9.2.3 Gestion d’un processus participatif .............................................................................. 570 9.2.4 Défis et risques de la participation ............................................................................... 580 9.3 Structure et cohérence de la stratégie ...................................................................... 582 9.3.1 Donner forme à la stratégie .......................................................................................... 582 9.3.2 Institutions et capital humain ....................................................................................... 585 9.3.3 Dimensions de cohérence de la stratégie...................................................................... 588 9.4 Orientations de contenu d’une stratégie agricole.................................................... 594 9.4.1 Enseignements des modèles à long terme du développement agricole........................ 595 9.4.2 Orientations stratégiques pour l’agriculture ................................................................. 600 9.4.3 Approches des politiques de développement agricole ................................................. 604 9.5 Développement rural et lutte contre la pauvreté..................................................... 606 9.5.1 Projets de développement rural .................................................................................... 608 9.5.2 Décentralisation du développement rural..................................................................... 609 9.5.3 Transferts économiques visant à soutenir le développement rural............................... 613 9.5.4 Priorités d’investissement ............................................................................................ 617 9.5.5 Cadres de politique pour le développement rural......................................................... 619 9.6 Mise en œuvre d’une stratégie................................................................................... 625 9.7 Conclusion................................................................................................................... 627 Points importants du chapitre 9............................................................................................. 628

9.1 RÔLES D’UNE STRATÉGIE AGRICOLE 9.1.1 La stratégie, vision et document unificateur Une stratégie est un cadre de cohérence qui rassemble diverses initiatives de politique en une structure intégrante qui donne une vision à moyen ou long terme des

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562 Stratégies de développement agricole: processus et structure perspectives du secteur. Le chapitre 2 du présent volume traite de l’utilité d’une stratégie pour assurer la cohérence des politiques envisagées, pour les lier solidement aux objectifs de développement nationaux et pour assurer une couverture suffisamment complète des domaines à réformer. Ce qui caractérise une stratégie est qu'elle constitue une approche intégrée des problèmes de développement. Une stratégie solide et viable, applicable et capable de faire progresser le secteur, doit être dotée d’un cadre conceptuel fort et ses propositions de politique doivent être élaborées en fonction de critères techniques rigoureux. Si ce n’est pas le cas, la stratégie risque de se transformer en liste de voeux et de perdre en grande partie son pouvoir de persuasion. Il ne faut pas oublier, cependant, qu’une stratégie réussie n'est pas qu'un simple document technique: c’est une vision et un cri de ralliement. C'est une vision parce qu'elle ouvre de nouvelles perspectives au secteur et montre la voie pour les atteindre. L’un de ses rôles majeurs est d’indiquer avec réalisme comment satisfaire les aspirations légitimes de la population rurale. C’est un cri de ralliement parce que, si elle porte ses fruits, elle permet de mobiliser les forces qui appuieront sa vision et sa mise en œuvre. Le secteur agricole est peuplé de groupes nombreux et divers, et seule une vision convaincante pourra susciter leur adhésion. En même temps, sans un large soutien, la stratégie restera une étude technique parmi d'autres. Le soutien à la stratégie doit provenir d’au moins trois fronts principaux: • Les producteurs – au sens large, les familles rurales – au nom desquels elle est

formulée; sans leur assentiment et leur participation active, sa pleine mise en œuvre ne sera pas possible.

• Le gouvernement, sous ses diverses formes, qui doit mener l’effort de mise en

œuvre. Les gouvernements sont des conglomérats d’individus aux points de vue divergents et parfois conflictuels, il faut donc un dialogue institutionnel permanent et multiforme pour parvenir à un niveau suffisant de consensus.

• Les organismes internationaux de développement, dont l’accord et le financement

sont nécessaires pour que la stratégie soit mise en œuvre avec succès. Si possible, la stratégie doit également rencontrer un écho largement favorable auprès d’autres segments de la population et des leaders d’opinion en général, même si de nombreux groupes se sentiront moins concernés parce qu'ils ne participent à son élaboration que dans une moindre mesure. Si elle suscite une opposition active dans des cercles importants, il sera beaucoup plus difficile de la faire accepter et de la mettre en œuvre. Ce chapitre examine quelques aspects majeurs du processus d’élaboration d’une stratégie agricole ou rurale, et les illustre à partir des travaux de l’auteur comme conseiller pour la mise sur pied de stratégies au Honduras, au Guyana, en Estonie, au Nicaragua, en El Salvador, en République dominicaine et au Mozambique, ainsi que d’informations sur l’expérience d’autres pays. Le chapitre discute ensuite le contenu des orientations stratégiques des politiques de développement agricole, présente les

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 563 questions relatives aux programmes de développement rural, et passe en revue les critères d’allocation des ressources dans de tels programmes. 9.1.2 Un ensemble équilibré de réformes Pour mobiliser le soutien aux réformes, une stratégie peut définir des arbitrages et tenter d’équilibrer les gains et les pertes des différents sous-secteurs. Il est parfois plus difficile de faire approuver une proposition de réforme isolée, parce que les intéressés qui s'estiment lésés, même s’il s’agit d’une petite minorité, risquent d'exercer une pression politique suffisante pour la faire échouer. En revanche, si cette proposition fait partie d'un ensemble de réformes, ces mêmes intéressés pourront juger que celui-ci leur procure suffisamment d'avantages globalement pour qu'il vaille la peine de le soutenir malgré tout. Le programme de réformes du secteur céréalier kényan (PRCS), qui faisait partie d’un programme d'ajustement structurel, illustre combien il est difficile de mener des réformes de politique sans avoir mobilisé un soutien suffisant: … l’incohérence de la mise en œuvre du PRSC résulte avant tout du fait que le processus de réforme a négligé la dimension politique, et qu'aucune culture de la réforme n'avait été mise en place dans la période qui l’a précédé. En particulier, il est suggéré que, si les concepteurs et les directeurs du PRSC avaient pris la peine de fournir des informations adéquates sur les avantages attendus des réformes, le processus aurait reçu un soutien plus cohérent. Cela transparaît clairement dans le comportement des acteurs du marché, en particulier des producteurs de maïs tamisé et des politiciens possédant des intérêts dans la transformation du maïs et la distribution alimentaire, qui commencèrent par s’opposer aux réformes avant de les soutenir... l’absence de soutien inconditionnel du Président et du Cabinet, et l’incompréhension par tous les groupes d’intérêt des bénéfices et des coûts probables, créèrent de fait des incertitudes et des conflits d’intérêt, au final plus apparents que réels. Tous ces facteurs contribuèrent à l'incohérence de la mise en œuvre et à un conflit évitable entre donateurs et gouvernement. Cet article suggère que la tâche de gestion de la politique de réforme a été négligée et qu'il conviendrait de l'intégrer explicitement à ce type de programmes. (Extrait de Peter M. Lewa et Michael Hubbard, Kenya’s Cereal Sector Reform Programme: managing the politics of reform, Food Policy, volume 20, n˚ 6, décembre 1995, pages 573-574). Si les agriculteurs du Honduras ont apporté leur soutien au libre échange proposé par les réformes de politique agricole du début des années 90, c'est en partie grâce à la mise en place, dans ce cadre, d'un système de fourchettes de prix qui augmentait automatiquement les droits de douane lorsque les prix mondiaux étaient exceptionnellement bas (et les diminuait lorsqu'ils étaient élevés, au bénéfice des consommateurs). De la même manière, ils ont accepté de démanteler le système des prix de récolte garantis parce que cette mesure s'accompagnait de la proposition de privatiser les silos à grains appartenant à l’État et permettait aux agriculteurs de devenir co-propriétaires des installations. Si le libre échange ou la liberté des prix avaient été présentés seuls, il est improbable qu’ils auraient rallié un soutien suffisant pour être acceptés dans la situation de l’époque. D’autres éléments de cet ensemble de réformes ont contribué à son acceptation en bloc. Conscients qu'une restructuration du processus de réforme agraire pourrait mettre un terme à la confusion de la politique en ce domaine et à vingt années

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564 Stratégies de développement agricole: processus et structure d’invasion des terres et de confrontations violentes, les gros producteurs commerciaux acceptèrent à leur tour la suppression du système des prix garantis, dont ils avaient été les principaux bénéficiaires, et l'abandon des contrôles quantitatifs sur les importations, qui avaient également profité à certains d’entre eux. Les ruraux pauvres ont saisi les bénéfices potentiels d’une réforme agraire mieux menée et d’autres éléments de l’ensemble qui ciblaient leur groupe de revenus et donc abandonné de bon gré la tactique des invasions de terres qui, de toute façon, se retournait parfois contre eux. Dans la mesure du possible, du point de vue à la fois de l’efficacité économique et de l’équité1, l’élan fondamental de toute stratégie devrait être la mise en place d'une politique identique pour tous les acteurs et la suppression des privilèges économiques particuliers. Il peut cependant s’avérer difficile de parvenir à un accord sur ce point. Il sera peut-être plus facile de s'entendre sur la nécessité d'appliquer un traitement uniforme à tous les acteurs économiques quand divers intérêts participent ensemble à la formulation de la stratégie, plutôt que lorsqu'ils négocient séparément avec le gouvernement. Lorsqu’un forum réunissant de nombreux participants discute d'un large éventail de problèmes, chaque acteur constate que l'on ne peut pas supprimer les privilèges des autres sans réciprocité: la logique requiert de renoncer à tous les privilèges. Atteindre de cette manière un large consensus sur un ensemble de réformes constitue peut-être l’une des meilleures méthodes pour se débarrasser des privilèges bien établis, ou tout au moins les réduire de manière significative. 9.1.3 Rôle pédagogique de la stratégie L’un des rôles les plus fondamentaux d’une stratégie est d’élever le niveau du débat national sur les politiques. Tant que celui-ci se mène entre des groupes d’intérêts particuliers et des représentants du gouvernement, le résultat tend à être un ensemble d’exceptions à la règle du traitement uniforme. Ce type de discussions se confine souvent aux bénéfices et aux pertes que la mise en œuvre des réformes va entraîner pour un groupe donné, même si la société tout entière pourrait en bénéficier. Le processus d’élaboration de la stratégie fournit l’occasion d’élever le débat au niveau des problèmes de développement national à traiter, des obstacles à surmonter, et de ce que la nation pourrait gagner à procéder de cette manière. Pour le grand public, il peut avoir une valeur pédagogique à long terme, qui transcende les bénéfices concrets liés à la mise en œuvre de ses volets clés. L'élaboration de la stratégie constitue également un processus pédagogique pour les participants. Ce chapitre souligne plus loin que la formulation de la stratégie devrait être, autant que possible, un processus participatif. Une telle démarche, non seulement manifeste le respect des valeurs démocratiques, mais aussi renforce le soutien à la stratégie. Elle en renforce également le contenu parce que les participants, collectivement, représentent sans doute les meilleurs spécialistes nationaux dans chacun

1 Hans Binswanger a souligné l’aspect d’équité: «L’octroi de privilèges ou la baisse de la concurrence sur les marchés des produits, des intrants et du crédit coûte cher aux consommateurs et aux contribuables, et finit par nuire aux petits agriculteurs et aux ruraux pauvres, même si ce type d’effet est involontaire». (H. Binswanger, Agriculture and Rural Development: Painful Lessons, in: Carl K. Eicher et John M. Staatz (éd.), International Agricultural Development, 3ème édition, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1988, p. 298).

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 565 des domaines à traiter. Néanmoins, ces experts techniques ne connaissent pas toujours très bien toutes les considérations de politique importantes dans leurs domaines. Souvent, leur travail s'est entièrement déroulé dans le cadre des politiques en place, et ils n'auront peut-être pas l’habitude de penser en termes de propositions alternatives, surtout si les alternatives sont radicales. De ce fait, travailler à une stratégie peut constituer pour tous les participants un processus d’apprentissage par la pratique de la manière de définir eux-mêmes les problèmes de manière fructueuse et de rechercher des solutions dans des directions éventuellement inhabituelles. Dans l’un des nombreux éditoriaux consacrés à la Stratégie de développement nationale guyanienne, le Stabroek News, un journal indépendant souvent considéré d’opposition par le gouvernement, disait ceci: Le projet de Stratégie de développement national devrait être lu par nos politiciens, nos hommes d’affaires, nos syndicalistes et nos universitaires. Il contient des idées utiles et intéressantes et aborde tous les aspects de l’économie et de ses processus, ce qui ne peut qu’élever le niveau du débat public qui, dans tant de domaines, est mal informé et dépourvu de tout cadre théorique ou systémique. Extrait du Stabroek News, Georgetown, Guyana, 6 mars 1997. Le processus d'apprentissage peut aller jusqu'à permettre aux participants de mieux comprendre les motivations des organismes donateurs en en parlant avec leurs représentants. Ces échanges sont susceptibles, à leur tour, d'ouvrir des canaux de communication qui permettront, à l'avenir, aux organismes donateurs de préparer la formulation de leurs programmes pour le pays en collaboration avec un éventail plus large des leaders de la société. Le projet et la version définitive du document de stratégie peuvent jouer des rôles très différents. La seconde constitue la base formalisée d’un programme de mise en œuvre, alors que le premier, du simple fait de son statut de projet, peut parfois aborder des sujets sensibles évités par les responsables. Le projet de Stratégie de développement national du Guyana en fournit un exemple.2 Il abordait ouvertement, entre autres, l'éventualité d'une privatisation de l’industrie sucrière nationale. À l’époque, le Cabinet y était fermement opposé et, de fait, il n’avait pas été possible d'en débattre publiquement. Mais, comme le texte était explicitement un projet préliminaire et technique, le ministère des Finances accepta d’y laisser une analyse complète de l’option de privatisation. C’est pourquoi il peut être important de qualifier la première version de projet technique, et d’insister sur ce point, pour libérer la discussion des contraintes politiques.

2 Résultat des efforts de vingt-trois groupes de travail sectoriels comprenant des experts du gouvernement ou extérieurs, ce document en six volumes, publié pour la première fois en 1996 en tant que projet technique, abordait tous les secteurs de l’économie. Une crise électorale suspendit les travaux pendant plus d’un an et, après sa relance (par le ministre des Finances), la société civile participa encore plus activement à son actualisation et à sa révision. Il finit par être soumis au Parlement et, pendant ce temps, le Gouvernement appliqua bon nombre des recommandations provisoires. Le Centre Carter aida à ce processus.

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566 Stratégies de développement agricole: processus et structure 9.2 PROCESSUS PARTICIPATIFS D’ÉLABORATION DES STRATÉGIES 9.2.1 Pourquoi prôner la participation Ces dernières années, on a assisté dans le monde entier à de nombreux efforts visant à encourager la participation active des communautés et des citoyens aux projets de développement ayant des conséquences sur leur bien-être. On peut en citer pour exemples la participation des utilisateurs de systèmes irrigués à leur gestion, les techniques de crédit collectif en microfinance, la participation des communautés rurales aux programmes de protection des forêts et des bassins versants, ainsi que l’organisation de groupes d’agriculteurs aux fins d’assistance technique, d’achat d’intrants et d’amélioration de l’accès aux marchés. L’accent sur la participation a été en outre élargi aux services sociaux, comme dans le cas de la participation des communautés à la gestion de certaines écoles rurales en El Salvador3. En dépit de l’accent mis sur l’approche participative, il s’agissait la plupart du temps d’une participation à des projets et programmes de développement, principalement au niveau local. Cette approche a rarement servi à formuler des propositions globales et spécifiques formant un ensemble de politiques et une stratégie de développement à l’échelle de tout un secteur. Plusieurs pays (Mali, Ghana et Mozambique, par exemple), ont entrepris de formuler des visions stratégiques nationales à long terme. Bien que ce type d’expérience soit précieux et contribue à élever le niveau de conscience national quant aux scénarios possibles pour l’avenir, il convient de le compléter par des propositions concrètes de réforme du cadre de la politique nationale. Dans certains cas, on peut le considérer comme une première étape de l’élaboration d’une stratégie proprement dite. Mais pourquoi recourir à des processus participatifs pour formuler une politique? Qu’y a-t-il à y gagner? Pourquoi le gouvernement n’en prendrait-il pas lui-même la responsabilité? La réponse peut être résumée en cinq points principaux: 1) Pour améliorer les chances de parvenir à un consensus national sur la réforme des

politiques. On ne parvient jamais à un consensus total sur des actions de politique, mais le processus participatif peut en élargir considérablement la portée. Plus le consensus est large, plus le soutien politique accordé au changement est fort.

2) Pour renforcer les canaux du débat national, et donner ainsi aux citoyens les

moyens de prendre une part plus active à la résolution des futurs problèmes de politiques. Ces canaux sont souvent sous-développés ou atrophiés. Ce rôle de la stratégie participative consiste à renforcer les capacités de la société civile et du secteur privé à l’égard des problèmes de la politique nationale de développement.

3) Pour élaborer des politiques plus solides. L’expérience a montré que les

représentants du secteur privé et les ONG peuvent, non seulement soutenir les politiques consensuelles, mais aussi grandement contribuer à l’amélioration de la qualité des réformes, et même aider jusqu’à la formulation des lois envisagées.

3 E. Jiménez et Y. Sawada, Do community-managed schools work? An evaluation of El Salvador’s EDUCO program, The World Bank Economic Review, vol. 13, n° 3, septembre 1999, pages 415-441.

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Comme l’indiquent des documents de la Banque mondiale:

Dans sa majorité, le personnel [de la Banque mondiale] responsable de ces stratégies d’aide aux pays (SAP) était convaincu que les bénéfices d’une participation de la société civile au processus en dépassaient largement les coûts. Selon eux, cette participation à la SAP débouchait pour le pays sur des priorités de développement choisies en meilleure connaissance de cause...4

Et encore, dans le contexte des stratégies de réduction de la pauvreté (DSRP): Une analyse participative de l’impact des dépenses publiques sur la pauvreté peut en permettre une meilleure compréhension qu’une analyse effectuée uniquement par des officiels et des experts5.

4) Pour améliorer le sens de responsabilité et la transparence du processus de

définition des politiques. 5) Pour doter le pays de meilleures armes dans les dialogues internationaux, afin que

les priorités véritablement nationales puissent guider les programmes d’aide internationale, au lieu que les politiques nationales soient définies implicitement par la somme des conditionnalités attachées aux prêts et dons internationaux.

Un axiome de la démocratie affirme que les citoyens doivent pouvoir donner leur opinion sur les décisions qui les concernent. Les pays en développement manquent parfois d’une tradition solide de participation de la société civile 6 aux problèmes nationaux et le lobbying est laissé à quelques groupes d’intérêt économiquement influents. Mettre cet axiome en pratique nécessitera sans doute une collaboration plus active entre le secteur privé et les groupes de citoyens, d’un côté, et le pouvoir exécutif de l’autre. 9.2.2 Participants au processus d’élaboration de la stratégie L’élaboration d’une bonne stratégie agricole requiert i) une expertise technique quant aux problèmes à traiter, ii) une intime familiarité avec l’agriculture du pays et iii) un leadership politique du processus de changement. Le premier critère peut être rempli par des experts nationaux et/ou internationaux, de préférence en collaboration avec des représentants des agriculteurs ou des communautés rurales. Le second est rempli par ces mêmes représentants et le troisième, en général, par les leaders politiques du pays, bien que les porte-parole des groupes de producteurs puissent également jouer un rôle de leadership important. En République dominicaine, par exemple, un groupe influent de producteurs, la Junta Agroempresarial Dominicana (JAD), a toujours rempli ces trois rôles dans les travaux sur les stratégies sectorielles.

4 Maria Aycrigg, Participation and the World Bank: Success, Constraints, and Responses, Social Development Paper n° 29, Environmentally and Socially Sustainable Development, Banque mondiale, Washington, D.C., novembre 1998, p. 11. 5 S. Tikare, D. Youssef, P. Donnelly-Roark et P. Shah, Organizing Participatory Processes in the PRSP, projet, Banque mondiale, Washington, D.C., avril 2001, p. 7. 6 Dans ce chapitre, on entend par société civile le secteur privé (secteur des affaires), ainsi que les ONG, les universités, les associations de citoyens et d’autres groupes.

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568 Stratégies de développement agricole: processus et structure En bref, la participation de représentants des agriculteurs – ou, plus largement, de la société civile – est importante pour choisir les orientations de stratégie les plus productives et pour en faciliter la mise en œuvre. La société civile a deux possibilités de participation: soit elle participe en partenaire à part entière aux travaux d’étude et de formulation du projet de stratégie, soit elle est consultée pendant le processus. Dans le premier cas, la stratégie risque d’être meilleure, mais il faut consentir un investissement plus important en organisation et en coordination, sans garantie de parvenir à un consensus. Une fois que l’on s’est engagé à faire participer la société rurale au processus, il est important de veiller à ce que les participants soient suffisamment représentatifs de sa diversité. Autrement dit, que les femmes, les pauvres et les autres groupes traditionnellement défavorisés soient représentés. L’exclusion de groupes importants risque d’affaiblir le document, et ses chances d’application seront handicapées si son contenu suscite la controverse après sa publication. Il n’est pas indispensable que les participants soient des représentants formels d’associations ou autres entités reconnues. Les personnes qui occupent ce type de fonctions se sentent parfois obligées de défendre des positions rigides. Dans certaines situations, l’élaboration conjointe de propositions nouvelles et créatives progressera plus rapidement si les participants au processus sont choisis pour leur capacité reconnue à réfléchir et à aborder les problèmes d’un large point de vue, plutôt qu’en fonction de leur appartenance formelle à des organisations. Comme déjà dit, la participation au processus de formulation de la stratégie de personnes extérieures aux cercles officiels peut renforcer la société civile dans les pays où sa voix peine à se faire entendre dans le dialogue de politique national. Cependant, si l’on opte pour une participation formelle des partis politiques au processus, le consensus sera beaucoup plus difficile à atteindre, puisque ceux-ci, par définition, ont intérêt à ne pas être d’accord, c’est-à-dire à définir leurs plates-formes respectives. Le processus aura plus de chance de déboucher sur un consensus si les participants viennent d’horizons très divers et si leurs appartenances partisanes couvrent tout le spectre politique, sans qu’ils soient pour autant des officiels dans la hiérarchie de leurs partis7. Dans le cas du Honduras, la représentation implicite de tous les partis politiques dans le dialogue a permis au programme de réformes de survivre à un changement de majorité suite à des élections ultérieures. Au Mozambique cependant, il fut décidé d’inclure des représentants de partis politiques à un exercice de conception stratégique, à cause du besoin de panser les plaies d’une guerre civile dévastatrice, et l’expérience réussit. Parfois, les experts techniques – dont ceux des organismes internationaux – craignent que la participation de personnes sans formation technique approfondie ralentisse le processus et dilue la validité des recommandations. En réponse à la première préoccupation, on peut dire que, si le résultat est meilleur, la durée supplémentaire aura valu la peine. Quant à la seconde, il revient aux experts techniques,

7 À l’occasion d’un exercice de stratégie agricole en République dominicaine, le PNUD a commandité des chapitres sur divers sujets de politique à des experts nationaux, puis réuni un atelier national fin 1994 pour les étudier et y apporter des modifications. Les participants à l’atelier représentaient les organisations nationales d’agriculteurs, l’industrie agro-alimentaire, des ONG, le gouvernement et les partis politiques. Les débats furent animés et productifs et les résultats utiles, mais l’objectif d’un consensus incluant les partis politiques sur la stratégie n’a pu être atteint.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 569 s’ils estiment mieux apprécier les situations et pouvoir proposer de meilleures prescriptions de politique, de s’en expliquer en termes compréhensibles, et de se montrer assez flexibles pour accepter les suggestions d’amélioration émises par des sources non techniques, et pas toujours en langage technique8. De toutes les façons, et pratiquement dans tout pays en développement, la société civile saura présenter des personnalités aux compétences techniques tout à fait valables sur les questions économiques et autres. Il est légitime de craindre que les membres de la société civile ne parviennent pas à un consensus. Mais s’il existe de profondes divisions au sein de la société sur des points importants, travailler à une stratégie constitue un moyen aussi valable qu’un autre pour essayer de les combler. Cette tâche est relativement non politique, et la présence d’un large éventail de participants dont, en général, des conseillers internationaux, pousse en fait les participants à présenter des positions constructives et à écouter les idées nouvelles. Au final, si l’entente s’avère impossible sur certains sujets, il est toujours possible de présenter aussi des positions de minorité dans le rapport final. Dans le contexte d’une stratégie agricole, l’expérience a montré que les grands intérêts de l’industrie agro-alimentaire sont souvent diamétralement opposés à ceux des agriculteurs sur des points tels que les droits de douane à l’importation. Les transformateurs de céréales et d’oléagineux préfèrent en général des droits faibles ou nuls sur leurs matières premières, au détriment des agriculteurs du pays qui produisent ces catégories de marchandises ou de proches substituts (la pratique d’exempter de droits les denrées alimentaires données ou l’aide alimentaire accordée à des conditions de faveur aggrave le problème). C’est pourquoi la participation à la stratégie agricole est parfois limitée à des représentants des producteurs primaires, sans participation des industries de transformation. Le coût de cette approche, bien sûr, est un consensus plus restreint sur les propositions qui en résultent, et peut-être une occasion perdue de collaboration entre agriculteurs et transformateurs sur des sujets tels que les normes de qualité et l’éventualité de contrats de fourniture de matières premières entre transformateurs et agriculteurs nationaux. La décision doit être prise au cas par cas, mais ce point mérite que l’on y réfléchisse avant de lancer un processus participatif pour le secteur agricole9.

8 Il n’est pas toujours facile d’amener les experts à jouer ce rôle. Comme il est noté dans l’une des évaluations effectuées par la Banque mondiale des efforts participatifs dans ses programmes, «L’approche participative va à l’encontre de la culture des ‘experts’ de la Banque» (M. Aycrigg, 1998, p. 27). 9 Une approche participative intéressante a été mise en place en El Salvador où, sous la direction de Mercedes Llort et avec le soutien de la Banque interaméricaine de développement, la Chambre agricole et agro-alimentaire d’El Salvador a organisé quatre forums nationaux sur des thèmes stratégiques du développement agricole, et commandité des études techniques sur des sujets identifiés comme des priorités. Des experts nationaux et internationaux ont été invités à s’exprimer lors de ces forums, et le public comprenait de nombreux représentants des agriculteurs, des industriels de l’agro-alimentaire, du gouvernement et des organismes internationaux. Par la suite, un projet de document de stratégie a été rédigé sur la base des résultats des forums et des études techniques. Il a été publié sous l’intitulé: Cámara Agropecuaria y Agroindustrial de El Salvador (CAMAGRO), Estrategia concertada de desarrollo agropecuario, Convenio CAMAGRO/BID N° ATN/SF-5509-ES, Diálogo nacional sobre estrategias de desarrollo agropecuario, San Salvador, El Salvador, septembre 1998.

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570 Stratégies de développement agricole: processus et structure 9.2.3 Gestion d’un processus participatif10 Tout processus de formulation de stratégie participatif émane de son contexte particulier et aura ses caractéristiques propres. Les commentaires ci-dessous constituent une appréciation préliminaire de quelques uns des problèmes et enseignements majeurs mis en lumière par des expériences de ce type de processus, mais d’autres problèmes peuvent émerger dans des contextes différents et les leçons devront être adaptées à chaque situation. Les commentaires ci-après visent à aider les praticiens à anticiper les problèmes et les pistes de solutions possibles, sans prétendre proposer des recettes exhaustives ou définitives. 9.2.3.1 A qui appartient le processus Un objectif principal des processus participatifs est de créer un sentiment d’appropriation de leur(s) résultat(s) chez les participants. Atteindre cet objectif dépend pour une large part de la manière dont le processus est mené, du degré d’implication des participants, ainsi que, dans certains cas, de la façon dont le processus est lancé ou, plus précisément, de qui en prend l’initiative. Très souvent, les pouvoirs publics parrainent l’exercice d’élaboration de stratégie puisque, au final, ce sont eux qui prennent en charge l’essentiel de la mise en œuvre de ses politiques. Dans certains contextes politiques cependant, les membres de la société civile peuvent penser qu’en participant à un exercice stratégique organisé par le gouvernement, ils devront endosser de fait les propositions officielles, ce qui les rend réticents à participer dans ces conditions. Cette réaction a des chances d’être d’autant plus vive que les schismes politiques de la société sont profonds et que les élections nationales sont proches. La gravité de ce risque a été mise en lumière par l’expérience de l’Ouganda, où le gouvernement, contrairement à son habitude, a soutenu les approches participatives:

Il ne faut cependant pas voir la participation d’organisations de la société civile au processus du Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté comme un événement isolé. De fait, au cours des cinq dernières années, le gouvernement ougandais a fait un effort pour que des organisations de la société civile participent à la planification des politiques et à la mise en œuvre des programmes... Cependant, l’absence d’un cadre clair de planification participative entre le gouvernement et la société civile a créé la crainte que les organisations de la société civile n’apparaissent comme des clients du pouvoir11.

Dans l’idéal, le partenariat entre pouvoirs publics et société civile est souhaitable, ne serait-ce que parce que l’on trouve des experts spécialisés de premier plan aussi bien dans les rangs des fonctionnaires qu’en dehors. Il faut étudier au préalable, dans chaque contexte, le partage des responsabilités entre le pouvoir en place 10 Les commentaires de cette section et de la précédente s’appliquent à l’élaboration de déclarations de politique majeures, ainsi qu’aux stratégies dans leur ensemble. 11 Zie Gariyo, Civil Society in the PRSP Process: The Uganda Experience, contribution à l’atelier Voices and Choices at the Macro Level: Participation in Country-Owned Poverty Reduction Strategies, Banque mondiale, Washington, D. C., 3-5 avril 2001, p. 3.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 571 et la société civile. Ceci est peut-être plus facile pour des stratégies agricoles que pour des stratégies économiques globales, puisque les principaux participants de la société civile sont alors, en principe, des agriculteurs aux qualités de leadership déjà largement reconnues dans le secteur. Comme dit plus haut, il faut veiller à ce que les agriculteurs participants représentent tous les grands courants politiques, afin que le gouvernement n’ait pas à craindre que la stratégie devienne une plate-forme politique pour les partis d’opposition. Alternativement, l’élaboration de la stratégie peut être parrainée par une organisation internationale, mais cette approche risque d’estampiller la stratégie comme un produit de cette organisation, quels que soient les efforts de véritable participation mis en œuvre. Le problème est de savoir qui sera le «champion» de l’initiative, qui dirigera la rédaction du document et se chargera du lobbying pour obtenir son acceptation et sa mise en œuvre formelles. Dans un pays en développement, si la stratégie est un document de programmation destiné à une organisation internationale, la société civile aura peut-être du mal à s’en faire le véritable champion au sens ci-dessus et à aller plus loin qu’une simple contribution au document. Comme indiqué dans une évaluation récente du travail participatif dans 189 projets de la Banque mondiale:

Parfois la Banque s’est simplement servie des réunions avec les intéressés pour présenter ses programmes nationaux et les faire adopter, au lieu de s’informer des priorités locales. En général, les participants recevaient trop peu de retour d’information après avoir été consultés... ce qui a pu décourager leur engagement vigoureux et créatif à des consultations futures12.

Dans ce cas, les participants risquent de se dire que le but des consultations était simplement de leur extirper des informations. L’expérience du Mali et d’autres pays13 montre le danger que les gouvernements finissent par dire aux institutions financières internationales (IFI) ce qu’elles souhaitent entendre afin d’obtenir l’allègement de leur dette et d’autres formes d’assistance. Le pouvoir économique des IFI par rapport à la plupart des gouvernements des pays hôtes est écrasant et il n’est pas toujours réaliste de s’attendre à un dialogue d’égal à égal. Toutes les incitations lourdes font pencher la balance en faveur de l’acceptation des politiques proposées par les IFI et du lancement de leur mise en œuvre. Kathleen Selvaggio n’est pas le seul observateur a avoir noté «le désir des gouvernements d’éviter un conflit avec le FMI et la Banque mondiale susceptible de menacer le flux de prêts et la réduction de la dette, ainsi que le fait que les élites de nombreux gouvernements adhèrent souvent aux politiques d’ajustement structurel et en tirent même un profit matériel»14. 12 Operations Evaluation Department, Participation Process Review, Executive Summary, Banque mondiale, Washington, D. C., 27 octobre 2000, p. 2. 13 Cité dans Roger D. Norton, Development Co-operation Processes: Issues in Participation and Ownership, présenté à l’occasion de The Development Cooperation Forum, The Carter Center, Atlanta, 22 février 2002. Ce paragraphe et les deux suivants sont adaptés de ce document. 14 Kathleen Selvaggio, From Debt to Poverty Eradication: What Role for Poverty Reduction Strategies? CIDSE et Caritas Internationalis, Bruxelles et Cité du Vatican, juin 2001, p. 24.

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572 Stratégies de développement agricole: processus et structure Cette relation déséquilibrée appelle à la prudence vis-à-vis d’une conditionnalité liée à la participation ou aux résultats d’un processus participatif. Plus fondamentalement, elle indique des limites inhérentes au parrainage direct d’un effort participatif par les IFI. Ces institutions peuvent favoriser et encourager indirectement cet effort, mais la voie du parrainage direct et des incitations conditionnelles risque de contrecarrer l’objectif d’un sentiment d’appropriation nationale de la stratégie. Il peut être utile de considérer que le document de programmation destiné à un organisme international est auxiliaire et dérivé de la stratégie nationale. En Gambie, par exemple, on a décidé que ce serait la stratégie nationale, et non pas le DSRP, qui constituerait le document et le processus directeurs des choix politiques15. Dans le cas du Guyana, l’effort a été organisé par un «tiers» neutre (le Centre Carter) et financé par sept institutions et fondations internationales différentes. Même dans ces conditions, et en dépit de la participation prolongée et intensive de plus de deux cents représentants de la société civile, ainsi que d’experts du gouvernement guyanien, un grand parti politique a affirmé publiquement que le premier projet était l’œuvre du Centre Carter. Il a fallu attendre la seconde phase des travaux sur la stratégie, après un hiatus de près de deux ans dû à une crise politique et constitutionnelle, pour que l’on commence à reconnaître qu’il s’agissait d’une production guyanienne. Aujourd’hui, tous les Guyaniens intéressés par les problèmes de politique considèrent la stratégie comme totalement guyanienne et elle constitue la pièce maîtresse des discussions sur la politique nationale. Les efforts participatifs commencent par l’identification des intéressés. Savoir qui les identifie et les sélectionne peut relever de la question de l’appropriation. Dans le cas du Guyana et du Honduras, les participants ont été sélectionnés par des conseillers internationaux. La technique a consisté à demander à de nombreux leaders de la société civile (dirigeants agricoles au Honduras) de recommander des participants au processus. On a ensuite demandé aux personnes les plus fréquemment citées si elles souhaitaient participer. Au Guyana, ce mode de sélection a éveillé la méfiance de certains participants, après qu’ils se soient organisés pour le travail. Au Honduras, cela n’a pas posé de problème, mais à un stade ultérieur du processus il a fallu élargir la participation et inclure des représentants des campesinos, qui s’étaient sentis tenus à l’écart. Suite à des comptes rendus inexacts dans la presse, ils avaient exprimé avec vigueur leurs craintes sur ses orientations apparentes, mais une fois intégrés au dispositif ils apportèrent d’utiles contributions à la forme finale des propositions de réforme. Ce problème de la sélection des participants ne fait l’objet d’aucune recommandation prédéfinie, mais il est conseillé d’organiser au préalable des discussions franches sur la question du parrainage entre les membres de la société civile, les pouvoirs publics et les entités nationales concernées.

15 Abdou Touray, The Gambian Experience in Participatory Processes in Poverty Reduction Efforts, contribution à l’atelier Voices and Choices at the Macro Level: Participation in Country-Owned Poverty Reduction Strategies, Banque mondiale, Washington, D. C., 3 au 5 avril 2001, p. 2.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 573 9.2.3.2 Processus de rédaction Bien souvent, le problème de l’appropriation trouve sa solution dans le mode de conduite du processus. Si les premiers projets sont préparés par des conseillers internationaux et soumis pour examen à l’occasion de brèves consultations, il est improbable qu’un sentiment d’appropriation nationale apparaisse. De la même manière, si les projets sont rédigés par des fonctionnaires, la société civile risque fort de ne pas les considérer siens. La rédaction véritablement participative de la stratégie est essentielle à l’appropriation du document. Ce processus prend nécessairement beaucoup de temps, surtout si l’on attend des participants qu’ils intègrent les suggestions de conseillers, les révisent le cas échéant et se les approprient. Cela demande une implication beaucoup plus profonde de la part des participants qu’une simple consultation sur des projets élaborés ailleurs. Les représentants de la société civile, en particulier ceux de régions rurales, ne posséderont peut-être pas une grande expérience de la rédaction de documents de politique au raisonnement serré, bien qu’ils puissent avoir les idées les meilleures sur les problèmes de leurs régions et les moyens de les résoudre. Il se peut donc que les conseillers aient à jouer un rôle de facilitation du processus et même d’intervention, limitée, dans la rédaction de sections de la version initiale. Il faudra prendre des mesures spéciales pour assurer que les projets reflètent les préoccupations des participants et bon nombre des solutions vers lesquelles ils tendent, et que ces mêmes participants ressentent ces propositions comme étant les leurs. Certains exemples peuvent être utiles. Au Honduras, pendant la première phase du processus, des représentants des agriculteurs ont passé avec deux conseillers toute une journée, chaque semaine, pour des séances de remue-méninges au tableau noir. Ces séances étaient organisées autour d’un thème de politique agricole, tel que réforme foncière, système financier agricole, politique de prix, etc. Les conseillers notaient en détail les points soulevés et les pistes de solutions. Quand de bonnes raisons économiques justifiaient à leur sens de résister à certaines propositions, un débat franc avait lieu. Dans un processus de ce type, ce sont les participants qui ont le dernier mot, mais il est important que les conseillers expliquent, si nécessaire, pourquoi certaines solutions proposées risquent de créer davantage de problèmes qu’elles n’en résolvent. Un dialogue digne de ce nom instaure la confiance mutuelle et pave la voie à un document plus solide. Dans le même temps, il revenait aux conseillers d’accepter le bien-fondé des préoccupations qui sous-tendaient certaines propositions des agriculteurs et de les aider à trouver des solutions techniques (de préférence, assorties d’options) y répondant. Dans la mesure du possible, chaque séance se terminait par un consensus approximatif, sur lequel les conseillers s’appuyaient pour rédiger une version très préliminaire d’un chapitre de la stratégie, à étudier lors de la réunion suivante. L’examen des textes n’avait pas de date butoir. On ne passait au thème suivant qu’une fois que les participants étaient totalement satisfaits du texte qui leur était soumis et des changements qu’ils voulaient y voir. En outre, lors des réunions suivantes ils étaient libres de revenir à un chapitre antérieur et de suggérer de débattre d’autres changements. Il est essentiel d’allouer tout le temps nécessaire au processus.

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574 Stratégies de développement agricole: processus et structure En procédant de cette manière, la première stratégie du Honduras pour l’ensemble du secteur agricole a été élaborée par le secteur privé en environ quatre mois. S’il advient que des propositions des participants sont inacceptables pour des raisons économiques, et que les conseillers ne répondent pas directement à leurs interlocuteurs et en fin de compte écartent leurs idées dans l’élaboration de la stratégie, le risque est que les participants estiment a posteriori que les discussions ont été inutiles. Le but de ce type de processus est d’avancer ensemble, afin que les idées de tous les participants contribuent à la formulation finale de chaque thème, tout en éliminant en douceur en cours de route les suggestions indéfendables, dans la mesure du possible et toujours sur des bases claires16. Dans une phase ultérieure de ce travail au Honduras, la participation a été élargie à des représentants des organisations nationales de campesinos. À ce stade, la stratégie était devenue projet de loi. Dans ce cycle de discussions, on s’aperçut qu’il était utile de se servir d’un format de tableau pour orienter les discussions de chaque journée sur le projet de loi cadre de politique agricole. Chaque ligne du tableau correspondait à un problème à résoudre. La première colonne contenait un bref paragraphe résumant la nature du problème. Dans la seconde figurait la solution proposée dans le projet de loi. La troisième demeurait vierge et devait être remplie en commun par tous les participants pendant la discussion. À ce stade d’avancement, présenter un projet technique écrit peut constituer une aide précieuse parce que cela focalise la discussion sur des points spécifiques et évite que certains participants se laissent aller à de longs discours sur des sujets sans rapport direct. Pendant cette phase du processus, l’accord du jour était consigné dans la troisième colonne. Ensuite, le tableau était retapé et distribué avant la réunion suivante. Le premier point à l’ordre du jour de la séance suivante permettait à tous les participants de confirmer que la nouvelle formulation reflétait bien le consensus auquel ils étaient parvenus. Parfois, on évoquait des idées venues après coup et on revenait sur des points antérieurs. Là encore, il n’y avait aucune limite de temps pour étudier tous les problèmes. On s’est aperçu que soumettre à l’examen des participants un tableau révisé chaque jour, avant d’avancer au point suivant, constituait une manière transparente de confirmer les résultats des discussions, et cela s'est avéré un outil utile pour bâtir la confiance. Les participants voyaient leurs propres idées prendre forme d'une réunion à l'autre17. Au Nicaragua, un processus similaire d’élaboration de la stratégie agricole nationale avec le secteur privé a également connu une longue période de délibérations entre des conseillers et des agriculteurs réunis en groupes de travail thématiques. Dès le début, chaque groupe de travail a produit un long tableau relatif au domaine de politique 16 D’un autre côté, la procédure utilisée dans certains travaux de groupe, consistant à demander aux participants de noter des mots isolés sur des cartes de 10 x 15 cm, puis de les afficher au mur pour que tous les voient et en discutent, risque de ne pas produire un document dont le contenu conceptuel et la structure logique soient du niveau requis normalement pour une stratégie. 17 Entre ces deux phases de travail, il y avait eu des discussions avec divers ministères et des organismes internationaux. En tout, vingt-cinq versions du projet de loi ont été produites avant que ne soit atteint un consensus suffisant pour l’envoyer au Parlement du Honduras. Le processus a pris du temps, mais chaque nouvelle révision du projet élargissait le consensus et donc en valait la peine.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 575 dont il était chargé. Les trois colonnes du tableau correspondaient aux problèmes, aux approches existantes et aux nouvelles approches envisagées. Les conseillers s’appuyaient sur les tableaux complétés pour élaborer des projets de stratégie qu’ils soumettaient aux producteurs. Au Guyana et au Mozambique, ainsi qu’en Estonie dans le cadre de l’élaboration d’une stratégie nationale pour l’agriculture, la foresterie et les pêcheries, les groupes de travail ont rédigé eux-mêmes les chapitres. Au Guyana et en Estonie, ceux-ci ont ensuite été revus par d’autres et leur éventuelle modification a été discutée lors de séances plénières. Dans ces deux derniers cas, avant la fin des projets de documents, les conseillers ont participé à de multiples séances de travail pour communiquer le plus possible avec les participants et parvenir à des points de vue communs. Cette interaction étroite et permanente a facilité le processus de révision des textes qui a suivi. 9.2.3.3 Contrôle de qualité18 Le contrôle de qualité se situe au cœur des efforts participatifs. Un document techniquement faible ou financièrement irréaliste ne sera pas pris au sérieux. En revanche, l’expérience prouve que les membres de la société civile sont en général très désireux de produire un document bien conçu et responsable. Le développement de capacité est essentiel à la qualité. De ce point de vue, une assistance technique neutre – assurée par des parties qui n’ont pas à faire prévaloir la position officielle des organismes donateurs – peut être utile quand elle s’exerce par un processus conjoint d’apprentissage pratique. Développer une capacité consiste souvent à puiser dans les talents nationaux latents. Dans chaque pays, existent des experts qui connaissent bien les problèmes de la plupart des secteurs. Le défi consiste parfois à les familiariser avec des cadres plus larges de politique et avec des pistes explorées dans d’autres pays, plutôt que de nouer avec eux une relation de maître à élève, et de leur donner l’occasion de travailler sur des aspects de la politique qu’ils n’avaient pas rencontrés auparavant. En dépit des avancées de l’économie en tant que discipline, il arrive que la qualité d’un travail sur la politique soit exagérée par son auteur. Les critères de qualité doivent être les plus objectifs possible. Au minimum, il s’agira de la cohérence interne de la stratégie et de son sens des responsabilités budgétaires. Dans d’autres domaines, de la flexibilité est souvent requise. La qualité est souvent le mieux servie par un partenariat entre les participants nationaux et des conseillers techniques impliqués dans le développement de capacité en matière de travail sur la politique. Les outils de base du développement de capacité sont la formation, formelle et informelle, ainsi que le travail d’équipe entre conseillers et homologues nationaux sur de longues périodes. Il est également important de s’efforcer d’expliquer le jargon, comme l’ont souvent souligné les représentants de la société civile. Pratiquement tous les scénarios macro-économiques peuvent être présentés en langage profane. 18 Cette sous-section est adaptée de R. D. Norton, 2002.

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576 Stratégies de développement agricole: processus et structure Que ce soit au niveau sectoriel ou macro-économique, il convient de souligner que le développement de capacité nécessite un engagement durable des conseillers techniques, nationaux et internationaux. L’élaboration des différents volets de la réforme de la politique agricole du Honduras a nécessité 80 réunions d’une journée sur une année, qui ont rassemblé des représentants des organisations de campesinos et des grands producteurs, et qui ont rédigé les projets des lois et de leurs règlements d’application. Le processus participatif guyanien a requis la présence de conseillers dans plus de cent réunions des groupes de travail de la société civile, sur plusieurs années. La caractéristique peut-être la plus frappante de ces réunions est qu’à travers elles, des membres de la société civile ont de fait élaboré les réformes de la politique. Dans ces échanges interactifs entre les conseillers et leurs homologues nationaux, ces derniers ont toujours eu le dernier mot, ce qui a fait d’eux les auteurs des réformes – conscients de l’être. Ce sentiment d’appropriation les a encouragés à aller de l’avant et à militer pour faire accepter la stratégie dans la société, et la faire mettre en œuvre par le gouvernement et les agences internationales. Le développement de capacité ne s’arrête pas avec la rédaction de la version finale du document de stratégie. À mesure que les participants passent à d’autres occupations ou même émigrent, cette capacité et l’engagement envers les réformes peuvent s’affaiblir. Il faut les nourrir en permanence. L’attribution de dotations financières à des groupes de réflexion indépendants est l’un des moyens de créer une incitation suffisamment attractive pour que les personnes qualifiées n’abandonnent pas l’effort. Il existe dans les pays en développement plusieurs exemples de fructueux groupes de réflexion sur la politique, depuis le Thai Economic Development Institute en Thaïlande jusqu’au FUSADES (Fundación Salvadoreña de Desarrollo Económico y Social) en El Salvador. De ce point de vue, il est important que les organismes internationaux relèvent le défi d’institutionnaliser la capacité de la société civile à participer aux travaux de politique. En dernière analyse, l’un des rôles les plus importants de l’assistance officielle au développement est de bâtir une capacité nationale d’analyse et de formulation de la politique. Une telle entreprise est complémentaire des flux d’investissements privés, elle ne s’y substitue pas. Les flux d’investissements réagissant à la qualité de l’environnement de politique plus qu’à tout autre chose, les dépenses consacrées à la création de capacité en ce domaine peuvent exercer une forte influence sur eux. 9.2.3.4 Organisation du processus participatif Un processus participatif d’élaboration de stratégie nécessite un secrétariat ou un comité de coordination pour le diriger. Dans la plupart des cas, celui-ci sera composé de représentants des participants, ainsi que de personnel administratif. Dans l’idéal, on lui adjoindra un juriste pour bénéficier d’une aide en matière de problèmes législatifs et peut-être d’autres types de chercheurs pour soutenir la démarche. Si les pouvoirs publics parrainent le travail, ils seront représentés dans le comité de coordination et, dans de nombreux cas, le présideront. L’un des rôles de ce comité est d’assurer la cohérence globale de la stratégie en étudiant les projets de chapitres et en signalant les éventuelles incohérences aux groupes de travail concernés. Un autre est de proposer la structure de l’ensemble du projet et de produire une

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 577 première version des objectifs et des principes directeurs, sous réserve d’accord du groupe dans son ensemble. Le comité est chargé de diffuser ces produits préliminaires aux fins de discussion par l’ensemble du groupe, ainsi que des notes de travail sur les problèmes et thèmes susceptibles d’avoir leur place dans la «vision» globale dont découle toute la stratégie. Au Mozambique et au Guyana, une structure à trois niveaux a coordonné le travail. Au Mozambique, un Comité exécutif de quatre personnes gérait la logistique quotidienne, et un Comité de conseillers de 14 membres avait la responsabilité de la qualité et de la cohérence des documents, recevait les contributions du niveau local à travers le pays, et distribuait les projets de textes pour commentaires. La rédaction proprement dite était effectuée par 12 personnes travaillant en groupes ou «nucleos»19. Au Guyana, un Comité de société civile de 35 personnes dirigeait le travail des groupes, et ce Comité avait élu cinq co-présidents pour gérer le processus.

En cas de parrainage international, des conseillers internationaux peuvent faire partie du comité de coordination et/ou des groupes de travail thématiques, selon le cas. (Au Mozambique, aussi bien les instances de coordination que les groupes de travail technique étaient composés uniquement de mozambicains). Mais il est toujours important d’exprimer clairement, par le discours et par les actes, que les conseillers internationaux n’apportent pas dans leurs bagages un ordre du jour politique venu d’ailleurs, et qu’ils sont là bien plutôt pour servir de caisse de résonance aux idées préliminaires, sur la base de leur propre expérience internationale. Si les conseillers appartiennent à des organismes internationaux, il ne leur sera peut-être pas facile de jouer un rôle aussi désintéressé, et de ne pas mettre en avant les recommandations de politique que leurs organisations peuvent conseiller, ou même lier à une conditionnalité de prêt. Cette question d’un «pare-feu» à dresser entre les conseillers techniques et les responsables des positions institutionnelles est apparue sur le devant de la scène ces dernières années. De même, les organismes internationaux de développement ont commencé à admettre l’intérêt d’une «troisième force», c’est-à-dire d’un groupe international de conseil, neutre, capable de soutenir les équipes nationales, sans tenter d’imposer de recommandations, mais jusqu’ici aucune solution générale n’a émergé20. Comme dit plus haut, au final, les conseillers internationaux participant à ce type de processus doivent laisser le dernier mot aux experts locaux et aux participants de la société civile. Ils peuvent tenter de les convaincre de leur point de vue dans certains domaines, mais doivent être prêts à céder à la fin. La stratégie terminée sera négociée avec d’autres entités, dont le gouvernement et les organismes internationaux, et toute recommandation véritablement infondée fera l’objet d’un veto à ce stade. Le rôle du conseiller est d’aider à améliorer la qualité technique du document, et non pas de la garantir. 19 Ce groupe de la société civile, appelé Agenda 2025, a été approuvé par le Président et le Premier ministre, et les partis d’opposition y ont leurs représentants. Il produisit en Juin 2003 un document détaillé de “vision stratégique” couvrant tous les secteurs de l’économie ainsi que les questions sociales. 20 Pour explorer ce problème, le Centre Carter a organisé en 1997 une conférence préliminaire, dont les conclusions ont été présentées dans: Toward a New Model of Development Cooperation: The National Development Strategy Process in Guyana, Global Development Initiative, The Carter Center, Atlanta, Géorgie, Etats-Unis d’Amérique, mai 1997.

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578 Stratégies de développement agricole: processus et structure Les groupes de travail constituent l’autre composant clé de la structure organisationnelle du processus. En général, ils sont organisés par thème de politique. Plusieurs expériences ont mis en relief le rôle important des groupes de travail. Ils constituent le premier vecteur de facilitation de la participation sur une base permanente. Ce sont également eux qui finalement produisent les projets de textes, et qui se les approprient les premiers. Il est essentiel de soutenir les groupes de travail, à la fois du point de vue logistique et en substance, afin que, grâce à la qualité de leur cohésion et de leur fonctionnement, ils produisent des résultats et acquièrent ce sentiment d’appropriation. Les groupes de travail peuvent mobiliser des talents nationaux qui autrement seraient tenus à l’écart des discussions sur les politiques nationales. Ils peuvent jouer un rôle à long terme. Quand ils se sentent fortement engagés à leurs résultats, les groupes de travail entreprennent parfois, de leur propre initiative, un lobbying soutenu et efficace pour obtenir l’acceptation et la mise en œuvre formelles des propositions. Un processus de cette nature est une entreprise très humaine. L’expérience montre que tous les participants ne s’impliquent pas au même degré, et certains restent au bord du chemin. (Dans le cas du Guyana, cinq des vingt-trois groupes de travail n’ont pas bien fonctionné au début de l’effort, et il a fallu finir par en reconstituer quatre.) Néanmoins, elle montre aussi que de ce type de processus et des groupes de travail finissent par émerger des leaders, porte-parole de la société civile, qui aident le processus à avancer et représentent la société civile dans le dialogue sur les politiques avec les pouvoirs publics et les organismes internationaux. En outre, ils sont souvent suffisamment informés et intéressés pour contribuer au suivi du processus de mise en œuvre de la politique. Un autre problème de gestion se pose parfois: faut-il dédommager les participants de la société civile du temps qu’ils consacrent à l’effort? L’argument pour est que cela permet de puiser dans les meilleurs talents nationaux extérieurs au gouvernement. Sinon, on risque de se priver de la participation de certains experts très compétents, par exemple des professeurs d’université travaillant comme consultants. La rémunération du temps passé peut également entretenir l’engagement à l’effort. L’argument contre est que, dans de telles conditions, les participants nationaux deviennent redevables à l’entité de parrainage, qu’il s’agisse des pouvoirs publics ou d’un organisme international, et que donc ils cessent de représenter véritablement la société civile. A tout le moins, telle est la perception qui risque alors de prévaloir. Pour cette raison, aucun dédommagement n’a été consenti aux participants au Honduras, en Guyana et au Nicaragua, à l’exception de déjeuners et d’en-cas pendant les réunions et, au Honduras et au Nicaragua, du remboursement des frais de transport des campesinos qui venaient participer aux réunions dans la capitale (bien sûr, les fonctionnaires participants ont continué à percevoir leurs émoluments). En partie pour cette raison, le niveau d’engagement a faibli à certains moments dans plusieurs groupes de travail guyaniens, mais ils ont fini par mener leur tâche à bien. Au Nicaragua (en 2001), les agriculteurs participants ont pris part à des voyages d’étude à l’étranger. Cela s’est avéré utile pour entretenir l’intérêt dans le processus, mais aussi formateur pour le travail sur la stratégie.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 579 En Estonie, les principaux participants étaient des universitaires embauchés spécialement par la FAO et des fonctionnaires. Sans le recours au mécanisme des contrats, il aurait été virtuellement impossible de réunir une équipe de personnel national expérimenté. Néanmoins, cela n’a pas empêché les recommandations de la stratégie estonienne d’occuper une place prédominante dans les débats nationaux sur la politique agricole et a stimulé l’adoption des paiements directs aux producteurs de préférence aux contrôles des prix (voir le chapitre 4), d’une nouvelle législation en matière de réforme foncière, et d’autres initiatives. Au Guyana, le recours à des experts totalement bénévoles lors de la seconde phase a considérablement allongé la durée des travaux. Au Honduras, bien que les représentants des agriculteurs n’aient pas été rémunérés pendant le projet de stratégie, les participants représentant les campesinos étaient des responsables occupant des postes rémunérés dans leurs associations et fédérations respectives, qui n’ont donc pas eu à consentir de sacrifice financier personnel pour consacrer du temps à l’effort. Ainsi, il ne faut pas exagérer ce que le bénévolat pur permet d’accomplir, bien qu’il soit important de respecter le plus possible le principe de la participation des citoyens pour créer un sentiment d’appropriation du résultat du travail. Les participants à un processus de cette nature ne posséderont peut-être pas d’expérience antérieure d’activités participatives. C’est pourquoi, une fois que l’on a choisi les coordinateurs, il est conseillé de les former aux principes de base de la gestion participative d’un processus. Cela peut être très utile dans les sociétés sans forte tradition de société civile. La formation doit insister sur le fait que la communication entre les participants peut prendre diverses formes pendant la durée du projet, et passer par des canaux formels et informels. Il n’est pas nécessaire de confiner les discussions aux séances formelles. Il est également possible d’organiser des réunions informelles pour renforcer la dynamique de groupe entre les participants. En termes de renforcement des institutions, l’élaboration d’une stratégie, avec tout le travail d’analyse de politique qu’elle implique, est un exercice très précieux pour la société civile, mais aussi pour le personnel du ministère de l’Agriculture et des autres administrations concernées. Le processus peut leur permettre de beaucoup mieux comprendre les problèmes, les contraintes et les options de la politique et de mieux apprécier la réflexion des autres participants nationaux. Si, pour des raisons inévitables, il est impossible d’organiser un vrai partenariat avec la société rurale, il faut mener au moins deux tournées de consultations très larges sur la stratégie: l’une avant le début de la rédaction, l’autre quand la première version est prête pour discussion. Des consultations efficaces doivent être bien planifiées et structurées. Poser aux participants des questions ouvertes sur leurs principales préoccupations et recommandations peut être utile au début d’un exercice de ‘vision stratégique’ – comme cela a été fait au Mozambique dans pratiquement tous les districts du pays – mais pour élaborer des documents de politique plus spécifiques, il faudra structurer le débat autour de questions concrètes. La première tournée de consultations s’appuiera de manière plus productive sur une vision préliminaire des principaux

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580 Stratégies de développement agricole: processus et structure problèmes, et les discussions seront principalement orientées vers les solutions à ces problèmes, sans fermer la porte à la mention d’autres préoccupations par les participants. La seconde tournée de consultations sera plus fructueuse si le projet de document est discuté section par section de manière structurée, les accords atteints sur les changements étant soigneusement consignés. De même, les participants doivent recevoir les projets de textes longtemps à l’avance. Cependant, même si ces consultations sont bien planifiées et bien menées, il faut reconnaître qu’il est improbable qu’elles suffisent à générer une pleine appropriation de la stratégie par la société civile21. Dans la plupart des cas, le processus devra comporter à la fois une participation directe, notamment à la rédaction de la stratégie, et des consultations faisant intervenir dans le dispositif un cercle élargi de citoyens. 9.2.4 Défis et risques de la participation Par nature, un processus de ce type présente plusieurs défis et risques importants. Bien qu’il puisse être soigneusement structuré, il tente de catalyser la réaction de la société civile, de manière à ce qu’elle participe plus activement au dialogue national sur les politiques de développement. Par conséquent, il est impossible de prédire avec certitude où il aboutira. Il faut être conscient dès le début de ce fait simple, mais élémentaire. Certains des grands défis auxquels sont confrontés les processus de politique participatifs sont résumés dans les paragraphes suivants. À chaque défi est associé un risque d’échec. 1) Le premier défi est de réussir à motiver un nombre suffisant de leaders des

agriculteurs et des éleveurs à s’engager au processus et de consacrer le temps requis pour en assurer le succès. Les dirigeants d’entreprises agricoles et les agriculteurs étant très occupés, il n’est pas facile de satisfaire à cette exigence. Dans certains cas, la situation peut être compliquée par un cynisme généralisé quant à la possibilité de réaliser de véritables réformes du cadre de la politique. D’un autre côté, si le secteur rural traverse une crise économique profonde, ce fait à lui seul peut inciter les gens à tenter de réformer les politiques dans le cadre d’un processus participatif.

2) Le second défi, particulièrement pour les stratégies agricoles et rurales, est

d’atteindre des personnes résidant ailleurs que dans la capitale et de parvenir à une certaine représentativité géographique dans la participation22. La logistique de

21 Au Guyana, les consultations ont complété les groupes de travail. La première version du projet a été présentée dans de nombreuses villes et villages du pays, en général par le ministre des Finances lui-même, afin de solliciter des commentaires. 22 «Dans les processus nationaux tels que la conception d’une Stratégie de réduction de la pauvreté, le gouvernement traite en général avec les groupes organisés de la société civile de la capitale ou des grandes agglomérations. Cependant, l’engagement civique au niveau national peut également permettre au gouvernement d’atteindre un éventail plus large d’intéressés et d’ouvrir le dialogue avec des organisations de la société civile plus petites, telles que associations d’agriculteurs, coopératives, syndicats, chambres de commerce, groupes de femmes...» (S. Tikare et al., 2001, p. 14).

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ce défi peut être difficile dans les grands pays et ceux où les réseaux de communication et de transport laissent à désirer. En général, il faut payer les frais de transport et de séjour des personnes à faibles revenus qui viennent de très loin pour participer au projet. Au Mozambique, les membres de Agenda 2025 ont visité pratiquement chacun des cent districts, ou plus, du pays, pour expliquer l’exercice; ils voyageaient en avion léger ou en petit bateau, voire parfois à cheval.

3) Le troisième défi consiste à surmonter les divisions liées aux convictions politiques

partisanes ou aux différences socioéconomiques entre participants afin de parvenir à un consensus bénéficiant du soutien implicite de la totalité ou de la majorité des principaux groupes de la société rurale. Si les différences partisanes s’accompagnent de divergences idéologiques sur le rôle du gouvernement dans l’économie et d’autres points de base, les surmonter et générer un véritable consensus sur les réformes de la politique risque de s’avérer difficile. En revanche, si les participants parviennent à un consensus, celui-ci constituera très probablement un fondement solide à une coopération durable sur les problèmes de politiques rurales.

4) Le quatrième défi est de créer un environnement dans lequel les représentants de la

société civile militent de concert pour soutenir de bonnes politiques économiques qui profitent à tout le secteur, au lieu de défendre des intérêts personnels ou sectaires étroits. Si le groupe de producteurs au Honduras a réussi à élaborer un ensemble de lois de réforme, c’est parce qu’il a très vite convenu de proposer des politiques uniformes pour l’ensemble du secteur, au lieu que chacun négocie des privilèges spéciaux avec le gouvernement du moment, comme l’on tendait à le faire auparavant 23 . Il s’agit là d’un problème de contrôle de qualité de l’effort d’élaboration d’une stratégie. Pour l’Afrique, Bodo Immink et Macaulay Olagoke ont exprimé sous forme de question l’importance d’une méthodologie assurant le contrôle de qualité de la stratégie participative: «Comment assurer la qualité sans devenir non participatifs?»24

5) Le cinquième défi est d’éviter de créer un processus de dialogue parallèle

susceptible d’affaiblir les canaux de communication et les processus sociaux existants, au lieu de les renforcer (S. Tikare et al., 2001, p. 26).

6) Le sixième défi est d’éviter une publicité prématurée du travail participatif tant

qu’il est au stade de projet. La proposition de stratégie doit passer par plusieurs projets avant de parvenir à maturité et le processus de consensus prend du temps. En parler prématurément peut en faire un paratonnerre conduisant à des critiques acérées, parfois partisanes, des premières formulations de la politique, même dans la presse nationale. Le danger est de fracturer le consensus émergent entre les participants ou de faire sombrer l’ensemble du projet. À un stade ultérieur du processus, une large publicité est essentielle pour encourager le dialogue national sur

23 Ce groupe est aujourd’hui connu sous l’acronyme de CONPPAH et, deux ans après le début de son travail, il jouait encore un rôle important dans les délibérations sur la politique nationale. 24 Bodo Immink et Macaulay Olagoke, éd., Participatory Approaches in Africa: Concepts, Experiences and Challenges, comptes rendus du Exchange Forum for Practitioners of Participatory Development Approaches in Africa, Uganda Catholic Social Training Center, Kampala, juillet 1997, p. 6.

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les recommandations de politique, mais la divulgation du travail avant que le groupe participatif ait atteint la cohésion risque de sonner le glas de l’entreprise.

Pour relever ce défi, il faut que s’instaure la confiance mutuelle entre les participants eux-mêmes, ainsi qu’entre les participants et les conseillers. Mais cela ne suffit pas car le travail peut subir la répercussion de courants et d’événements échappant au contrôle du programme d’élaboration de la stratégie et des producteurs.

7) Le septième défi est de faire accepter par le pouvoir en place les principales

recommandations politiques de la stratégie, ou par le suivant si des élections sont prévues à brève échéance. En ce sens, deux facteurs peuvent renforcer les chances de réussite du programme: a) un véritable consensus au sein de la majorité des agriculteurs ou des membres de la société civile participants, au-delà de leurs affiliations politiques personnelles; b) un soutien à ce consensus de la part des organismes internationaux de développement, lors de la présentation des recommandations au gouvernement. Il faut s’attendre à des difficultés:

[L’absence d’] engagement du gouvernement constitue le principal obstacle et défi à l’instauration par la [Banque mondiale] de la participation dans toutes ses opérations25.

David Brown et Rajesh Tandon ont résumé en ces termes la nature de certains de ces défis:

L’existence d’un problème grave que les solutions orthodoxes ne parviennent pas à résoudre peut inciter à se tourner vers des stratégies de collaboration. La collaboration permet de mobiliser plusieurs ressources et de nombreux acteurs différents: elle peut augmenter le stock d’informations et d’idées, par exemple,... [Cependant, la collaboration] requiert de réunir des personnes dont les intérêts, les informations, les ressources et le pouvoir diffèrent. Puisque collaborer signifie s’influencer mutuellement, ces différences impliquent que des conflits sur les objectifs et les moyens risquent en permanence de surgir...26

D’un autre côté, relever ces défis avec succès dote le secteur privé ou la société civile d’une capacité nettement améliorée de jouer un rôle important dans le dialogue national sur la politique et d’y apporter des contributions de valeur.

9.3 STRUCTURE ET COHÉRENCE DE LA STRATÉGIE 9.3.1 Donner forme à la stratégie Si une vision créative constitue un élément essentiel de la stratégie, les moyens pour la concrétiser doivent être énoncés avec suffisamment de détail et de rigueur pour constituer un programme applicable. Une vision peut aider à consolider l’unité d’une

25 M. Aycrigg, 1998, p. 20. 26 L. David Brown et Rajesh Tandon, Multiparty Cooperation for Development in Asia, IDR Reports, Institute for Development Research, Boston, 1992, p. 30.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 583 nation, et à promouvoir un accord sur les priorités futures de la politique, mais elle ne peut à elle seule déboucher sur des plans d’action et des mesures concrètes. Visualiser la voie à suivre en termes à la fois amples et détaillés constitue l’un des autres défis majeurs posés par l’élaboration d’une bonne stratégie. Dans le même ordre d’idées, une stratégie doit faire preuve du sens des priorités. Une étape utile, pour passer de l’expression d’une vision à un programme de propositions de politique, consiste à identifier les obstacles à la réalisation de cette vision. Les agriculteurs et autres acteurs du monde rural sont conscients des problèmes à surmonter pour concrétiser le potentiel du secteur. Leurs préoccupations peuvent s’exprimer de diverses manières: prix à la production trop bas, sentiment d’un renchérissement abusif des prix par les intermédiaires, coûts de production élevés, érosion des sols, mauvais fonctionnement des réseaux d’irrigation, manque d’accès au crédit et aux institutions bancaires, etc. La stratégie a pour rôle de formuler ces préoccupations de manière gérable, sous la forme de concepts pouvant faire l’objet d’actions de politique. De faibles prix à la production peuvent être imputables à une mauvaise infrastructure de commercialisation, mais aussi à un taux de change surévalué ou encore à une politique tarifaire non uniforme qui autorise l’entrée des denrées alimentaires avec des droits faibles ou nuls tout en taxant l’importation d’autres marchandises. La stratégie a pour tâche de diagnostiquer avec précision les causes des préoccupations des agriculteurs et d’élaborer les politiques qui y remédieront. Les liens logiques entre diagnostics et solutions doivent apparaître clairement.

Une autre étape valable pour les groupes de travail est d’entreprendre une description du cadre de politiques en place. Parfois, leurs membres auront travaillé pour la plus grande partie de leur carrière dans un certain cadre de politiques, et ils pourront avoir du mal à prendre leurs distances pour le décrire et pour organiser des alternatives. Dans ce cas, prendre connaissance de l’expérience d’autres pays, à travers les conseillers techniques ou grâce à des rencontres directes avec des homologues étrangers, peut s’avérer fructueux.

Une structure de document qui incite à poser les bonnes questions peut faciliter considérablement la tâche, surtout lorsque des non-spécialistes contribuent au processus participatif. Il est particulièrement important d’aider ceux ou celles qui élaborent la stratégie à identifier les principaux obstacles à surmonter et les points à traiter dans chaque domaine, avant de se lancer dans l’analyse de recommandations d’alternatives de politique. Lorsque la stratégie est divisée en plusieurs chapitres thématiques, il peut également s’avérer utile de demander aux rédacteurs des chapitres de traduire les grands objectifs sectoriels en sous-objectifs spécifiques aux sujets dont ils sont chargés. Cela permet de concevoir les recommandations qui atteignent les sous-objectifs et, ce faisant, surmontent les obstacles majeurs ayant empêché de les atteindre dans le passé. La présentation des sous-objectifs doit être brève, en général d’une demie page à une page et demie. Si elle est plus longue, la confusion entre moyens et objectifs tend à s’introduire dans les débats.

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584 Stratégies de développement agricole: processus et structure De même, il est bon que chaque chapitre contienne un élément de recherche documentaire et résume les orientations passées et présentes de la politique, afin de placer les réformes dans un contexte approprié. Une bonne stratégie doit être beaucoup plus qu’un simple ensemble de recommandations – qui risquent de sombrer rapidement dans l’oubli si rien ne les appuie. La stratégie doit également devenir un outil de référence majeur pour les chercheurs et les futurs analystes de la politique. Cette approche contribue, entre autres, à assurer la rigueur du travail et à rendre plus difficile pour les responsables et les politiciens d’ignorer les propositions de la stratégie. À titre d’exemple de modes d’organisation, dans certains cas (Estonie, Guyana), on a jugé utile de diviser chaque chapitre en sections, comme indiqué ci-dessous, afin que les groupes de travail puissent suivre un ordre logique: 1) Caractéristiques de base du secteur, sous-secteur ou thème étudié. 2) Examen des politiques passées et présentes relatives au domaine ou au thème. 3) Grands problèmes et obstacles à traiter. 4) Sous-objectifs (subsidiaires) du domaine ou du thème. 5) Recommandations de politique et justifications techniques (les politiques sont

élaborées logiquement pour surmonter les obstacles et atteindre les objectifs). 6) Annexes: Réformes législatives conseillées, programme d’investissement

recommandé (ce dernier élément ne s’applique pas à tous les domaines). L’introduction de la stratégie doit définir les objectifs globaux et les interpréter dans le contexte existant. Dans cette section, il peut être utile d’indiquer un ensemble de principes de politique, comme illustré au chapitre 2. Le fait que la stratégie doive être exhaustive ne signifie pas qu’il faille réinventer la roue dans tous les domaines. Elle peut incorporer des analyses intéressantes et des recommandations judicieuses provenant d’autres contextes. C’est un document complet, mais pas nécessairement original en tout. De fait, l’intégration du travail effectué antérieurement par d’autres groupes peut constituer l’un des moyens de consolidation du consensus sociétal et de mobilisation du soutien aux recommandations de la stratégie. En matière agricole, exhaustivité ne signifie pas non plus nécessairement inclure dans la stratégie tous les thèmes relevant de l’agriculture. Selon la situation, il conviendra de procéder à un travail séparé, à un autre moment, sur une stratégie nationale de l’eau ou de gestion de la forêt, par exemple. En revanche, cela signifie une couverture relativement complète de toutes les politiques pertinentes entrant dans le cadre de la stratégie. Il est déconseillé d’élaborer des stratégies spécifiques à certains produits agricoles (céréales, légumes, élevage, etc.) puisque, à long terme, ils peuvent se substituer les uns aux autres dans la production et réagissent tous au même ensemble de politiques de base: politique commerciale, financière agricole, foncière, etc. On peut traiter d’actions spécifiques pour les produits de la culture et de l’élevage au niveau de programmes dans le cadre de la stratégie. Le chapitre 2 explique la différence entre politiques, programmes et projets.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 585 Si les chances d’application de la stratégie dépendent de nombreux facteurs, dont certains difficiles à prédire, elles dépendent aussi de manière cruciale de la force conceptuelle du document et du respect qu’il suscite, comme déjà souligné. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille le rédiger dans un langage académique et abstrus; il convient plutôt d’adopter une logique claire et convaincante et de l’appuyer sur des bases empiriques fermes. Les analyses formelles et quantitatives des problèmes peuvent jouer un rôle d’appui important à l’élaboration d’une stratégie. Il est même essentiel que la stratégie soit fondée sur des bases rigoureuses, mais il faut que le document lui-même soit rédigé dans un langage compréhensible par un large public. Les analyses particulièrement importantes peuvent être présentées en annexes, si on le souhaite. Il existe plusieurs dimensions ou axes principaux qui peuvent aider à la cohérence d’ensemble de la stratégie. Ce sont les poutres maîtresses sur lesquelles son contenu est bâti. Il peut s’agir de facteurs historiques, économiques et sociaux, de considérations agronomiques et écologiques, ou d’autres facteurs éventuellement pertinents. Le choix de cette structure dépend dans une large mesure de la nature des problèmes traités et de la situation de chaque pays et de son secteur agricole. Dans le cas de l’Estonie, les principaux axes de la stratégie incluaient l’impératif historique de continuer à dé-soviétiser le secteur agricole, qui était à la traîne du reste de l’économie à ce niveau, et le besoin de concevoir des mesures compatibles avec le marché pour compenser l’extrême souffrance économique infligée à l’agriculture par l’adoption au niveau national d’un taux de change surévalué et de politiques commerciales ultra-libérales. Le déclin brutal de l’économie agricole a également contraint à résoudre les problèmes sociaux émergeant dans les régions rurales. Un cadre logique qui a servi avec succès à élaborer des stratégies dans plusieurs situations s’appuie sur le paradigme économique de l’agriculteur (chapitre 2): incitations productives, base des ressources agricoles incluant la sécurité foncière, accès aux intrants, aux marchés et aux technologies. De nombreux autres cadres sont viables tant qu’ils décrivent clairement les problèmes et les lient à des recommandations de politique réalisables. 9.3.2 Institutions et capital humain Le raisonnement économique suggère que l’on peut organiser des ensembles de réforme de politique autour du concept de la correction des dysfonctionnements du marché. Le concept de dysfonctionnement du marché est complémentaire du cadre incitations-ressources-accès des agriculteurs, puisque l’effort d’amélioration dans chacun de ces domaines nécessite de corriger les imperfections du marché correspondantes. Dans de nombreux cas, les politiques et les programmes conçus pour améliorer les incitations et corriger les dysfonctionnements du marché passent par le renforcement des institutions. Par exemple, l’amélioration de l’accès au crédit des petits producteurs et la réduction au moins en partie des taux d’intérêt qu’ils paient, nécessitent souvent la mise en place de nouveaux types d’institutions de crédit rural privé et des changements des réglementations financières. De même, un effort d’amélioration de l’accès aux terres pourra nécessiter une législation qui définisse plus

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586 Stratégies de développement agricole: processus et structure clairement les droits de propriété ou établisse de nouvelles règles du jeu en matière de régime foncier. Habituellement, il requiert également le renforcement des cadastres locaux et parfois de nouveaux mécanismes de financement des achats de terre ainsi qu’une amélioration du marché de location des terres. Les systèmes de fourniture de technologie agricole sont en train de subir des changements institutionnels profonds dans l’ensemble du monde en développement, comme discuté au chapitre 8. Une évaluation de l’expérience chinoise du développement agricole a souligné l’importance des incitations et du développement institutionnel: La structure des incitations détermine le résultat économique. Les institutions – les règles du jeu économique – structurent les incitations. Les systèmes politiques ont fortement tendance à élaborer des institutions qui n’incitent que faiblement à la productivité agricole. La première action de la révolution économique chinoise a été d’instaurer le régime de responsabilité des ménages agricoles et de réduire (lentement) le rôle des grandes entreprises d’État. Il s’agissait clairement d’une importante innovation, qui a conduit à une augmentation de la productivité. L’enseignement est le suivant: mettre d’aplomb les institutions qui établissent le lien entre les actions et leurs conséquences. Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. (Extrait de James D. Shaffer et Simei Wen, The Transformation from Low-Income Agricultural Economies, dans: G. H. Peters et D. D. Hedley, éd., Agricultural Competitiveness: Market Forces and Policy Choice, Comptes rendus de la deuxième Conférence internationale des économistes agricoles, Dartmouth Publishing Co. Ltd, Aldershot, 1995, p. 203). Dans la plupart des cas, la stratégie agricole d’un pays en développement est incomplète si elle n’étudie pas le rôle du capital humain, qui y mérite une place à part entière, distincte des autres ressources de base. Comme l’a écrit Theodore Schultz:

Les facteurs de production décisifs pour l’amélioration du bien-être des populations pauvres ne sont pas l’espace, l’énergie et les terres cultivables; ce sont l’amélioration de la qualité de la population et les progrès du savoir27.

La faible alphabétisation des agriculteurs et leur ignorance des concepts élémentaires de la comptabilité des coûts et de la gestion d’une entreprise constituent un obstacle majeur à l’amélioration technologique de nombreux secteurs agricoles. Une stratégie se doit d’étudier ce type de problème, ainsi que les mesures susceptibles d’augmenter la scolarisation dans les régions rurales et le nombre d’agriculteurs sachant lire, écrire et compter. Le gouvernement mexicain, par exemple, a récemment jugé les problèmes de capital humain suffisamment graves pour lancer un programme d’allocations aux familles rurales basé sur la fréquentation de l’école par leurs enfants. Des données empiriques relatives à la relation entre alphabétisation et productivité agricole ont été réunies pour plusieurs pays en développement. Thomas Pinckney a analysé des résultats d’enquêtes pour étudier l’impact de l’éducation sur la productivité dans les villages producteurs de café du Kenya et de Tanzanie. Il a constaté que:

Les résultats pour les deux sites sont frappants... À autres intrants constants, la production est de 30% supérieure quand les chefs d’exploitations agricoles

27 Theodore W. Schultz, Investing in People, dans: C. K. Eicher et J. M. Staatz, 1998, p. 329 [souligné dans l’original].

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savent ajouter et soustraire des nombres à deux chiffres et lire et comprendre des paragraphes simples28.

En résumé, le capital humain est le facteur stratégique le plus important pour le développement agricole, à mesure que de nouvelles technologies apparaissent, que le marché demande des produits de meilleure qualité et plus salubres, et que les exigences des consommateurs en termes de qualité et de moment de la livraison se modifient. Dans le monde entier, il devient de plus en plus essentiel d’apprendre comment accéder en continu à l’information et comment l’assimiler. Du coup, les institutions et politiques qui facilitent cet accès jouent un rôle de plus en plus capital, mais souvent les ministères de l’agriculture tardent à reconnaître l’importance des questions de qualité – une importance qui vaut pour toutes les catégories d’agriculteurs.

Dans les pays où la terre est rare, un autre indicateur à surveiller est le rapport terres/main d’œuvre dans l’agriculture. Aux premiers stades du développement, quand les taux de fertilité sont élevés, la taille moyenne des exploitations risque de décliner si l’on n’ouvre pas de nouvelles terres à la culture. Et la création de terres arables supplémentaires risque de se faire aux dépens des forêts. Lors de l’élaboration d’un cadre stratégique, l’analyse des tendances démographiques, y compris le taux d’exode rural, peut aider utilement à déterminer si le taux de croissance de la population rurale ralentit et, dans ce cas, dans combien de temps il est susceptible de commencer à décliner en termes absolus et d’inverser la tendance à une fragmentation accrue des exploitations ou à des incursions supplémentaires dans les régions de forêts ou les terres marginales. La logique d’amélioration des incitations et l’accent sur le développement des ressources humaines pointent dans la même direction, celle du développement des institutions. Les institutions font partie intégrante de la dotation en capital humain et social d’un pays. Quasiment tous les points stratégiques fondamentaux ont une dimension institutionnelle. Comme le dit James Bonnen:

Clairement, une nation incapable à long terme de créer des institutions et d’améliorer le capital humain n’aura jamais une agriculture hautement productive et industrialisée. Tout aussi clairement, la création d’institutions et l’accumulation de capital humain à long terme doivent aller au-delà de la mise en place d’établissements de recherche et d’enseignement. Le développement du capital physique et d’intrants conventionnels est nécessaire pour la protection, la récupération et le développement du sol et de l’eau, pour le crédit à long, moyen et court termes, pour le réseau routier, pour le service postal et éventuellement les communications électroniques dans les régions rurales, ainsi que pour la mise en place d’institutions commerciales modernes...29

28 Thomas C. Pinckney, Does Education Increase Agricultural Productivity in Africa?, dans Roger Rose, Carolyn Tanner et Margot A. Bellamy, éd., Issues in Agricultural Competitiveness: Markets and Policies, IAAE Occasional Paper n° 7, Association internationale des économistes agronomiques et Dartmouth Publishing Company Limited, 1997, p. 346. 29 James T. Bonnen, U.S. Agricultural Development: Transforming Human Capital, Technology, and Institutions, dans: Bruce F. Johnston, Cassio Luiselli, Celso Cartas C. et Roger D. Norton, éd., U.S.-Mexico Relations: Agricultural and Rural Development, Stanford University Press, Stanford, Californie, 1987, p. 299.

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588 Stratégies de développement agricole: processus et structure D’autres auteurs ont exprimé comme suit le rôle des institutions dans l’économie:

On peut considérer les institutions comme des dispositions prises par les agents économiques pour tenter de diminuer l’incertitude dans le domaine des échanges et de la propriété (North, 1990 30 ). Des droits de propriété flous favorisent les comportements opportunistes de capture de bénéfices résiduels à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises (Milgrom et Roberts, 199231). Ce type de droits de propriété incomplets se traduit par des coûts de transaction élevés et l’incertitude. C’est pourquoi, en définissant les règles du jeu, les dispositions institutionnelles constituent des tentatives de réduction de l’incertitude dans les échanges et de baisse des coûts de transaction32.

Dans une économie rurale, la portée du développement institutionnel va au-delà de la réduction de l’incertitude et des coûts de transaction. Dans de nombreux cas, au moins pour certains groupes d’agriculteurs, cela facilite l’accès, totalement absent auparavant, à un marché ou à un service. Dans ce cas, on peut dire que les coûts de transaction passent de l’infini à un niveau fini et mieux gérable. Plus fondamentalement encore, des institutions solides ouvrent aux paysans les portes des connaissances nouvelles, et leur permettent de conclure des accords fiables pour la livraison future des intrants et des produits et pour les paiements à date ultérieure. Si toutes les transactions et règlements doivent se faire sur une base instantanée, le développement ne peut guère viser plus loin que le marché villageois. 9.3.3 Dimensions de cohérence de la stratégie Une autre dimension d’intégration de la stratégie est celle de la cohérence entre les diverses politiques et de leur complémentarité, autrement dit leur cohérence intra-sectorielle. Comme déjà dit, assurer un accès adéquat aux terres cultivables peut nécessiter d’améliorer les institutions financières et, dans certains cas, de créer de nouveaux programmes et institutions tels que des fonds fonciers. La régularisation du régime foncier, quant à elle, peut constituer une condition préalable à la mise en œuvre d’autres politiques et programmes. Par exemple, pour mener un programme de transferts aux petits agriculteurs, il est indispensable d’enregistrer leurs titres de propriétés d’une manière ou d’une autre. L’existence de services financiers ruraux adéquats constitue une autre condition indispensable à de nombreux programmes de transferts de technologie. En matière de production et de commercialisation des récoltes, pour mettre en œuvre un programme de certificats de dépôts de céréales (nantissement sur récolte), une condition préalable est l’élaboration et la diffusion de normes de qualité agréées pour les céréales. La liste des exemples pourrait s’allonger, mais il est évident qu’il faut satisfaire à ces exigences de cohérence pour que les recommandations d’une stratégie puissent être mises en pratique.

30 Douglas C. North, Institutions and a Transactions-Cost Theory of Exchange, dans J. E. Alt et K. A. Shepsle, éd., Perspective on a Positive Political Economy, Cambridge University Press, Cambridge, 1990. 31 P. Milgrom et J. Roberts, Economics, Organization and Management, Prentice-Hall, Londres, 1992. 32 John C. Beghin et Marcel Fafchamps, Constitutions, Institutions and the Political Economy of Farm Policies: What Empirical Content?, dans: G. H. Peters et Douglas D. Hedley, éd., 1995, p. 288.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 589 Lorsque que l’on traite du secteur agricole au sens large, d’autres exigences de cohérence apparaissent. Dans plusieurs pays d’Amérique latine, la législation foncière existante est incompatible avec une gestion durable des forêts nationales. Au Panama, pour ne citer qu’un exemple, une famille rurale ne peut pas espérer obtenir de droits fonciers sur des terres appartenant à l’État tant que celles-ci sont plantées de forêts. En revanche, si la famille abat les arbres et les remplace par des cultures annuelles, la loi de réforme agricole l’autorise à acquérir un titre provisoire sur les terres, qui peut même finir par être transformé en titre de pleine propriété33. On peut trouver d’autres connexions fortes entre les politiques agricole et de l’environnement rural et entre les politiques agricole et de gestion de l’eau. En dépit de l’importance de la cohérence entre politiques agricole et de gestion des ressources naturelles, il ne faut pas céder à la tentation, caractéristique de certains modes d’élaboration des stratégies, de décider de manière centralisée des types de cultures à pratiquer pour chaque catégorie de sols. Au final, les agriculteurs sont mieux placés que les pouvoirs publics pour faire ces choix. Il pourra arriver que la culture pratiquée dans une région donnée arrive en seconde, troisième ou même quatrième position en termes de résultats pour le sol concerné, parce que les cultures les mieux adaptées sont pratiquées ailleurs sur des sols encore meilleurs, et que leur production dans ces régions suffit aux besoins du marché. En matière de production et de commercialisation nationale et internationale, la loi de l’avantage comparatif exerce une influence prépondérante. Ce que les planificateurs peuvent faire en matière d’adéquation des sols et des cultures, c’est d’organiser des ateliers et des formations afin d’informer les agriculteurs d’une région donnée sur les cultures alternatives possibles, et sur la manière de cultiver et commercialiser ces autres variétés. La dimension inter-sectorielle est tout aussi indispensable pour la cohérence que la dimension intra-sectorielle. Comme expliqué au chapitre 4, les politiques macro-économiques figurent en général parmi les principaux déterminants de la croissance agricole. Il est impossible de présenter une stratégie pour le secteur qui ne tienne pas compte de cette relation. La politique macro-économique a des effets si tentaculaires qu’il n’est pas exagéré de dire qu’elle influe fortement sur la nature de la société. On pense parfois qu’il n’existe qu’un seul jeu «correct» de politiques macro-économiques mais, en général, ce n’est pas le cas. Pour ne mentionner que trois exemples, le contenu de la politique de recettes et dépenses fiscales, le type de politique de taux de change, et la vitesse de réduction du taux d’inflation, peuvent varier. Une stratégie agricole élaborée récemment pour l’El Salvador soulignait que la forte dépendance envers les transferts de fonds des émigrés, et la politique leur permettant de revaloriser le taux de change réel, créaient une économie et une société dépendantes des secteurs des services et de l’industrie de transformation en sous-traitance. L’agriculture et l’industrie manufacturière per se perdaient en permanence de l’importance. Cette stratégie quantifiait également le coût pour la société de l’intensification annuelle de l’exode rural liée au biais défavorable du taux de change à l’égard des secteurs

33 Ce type de contradiction et d’autres obstacles légaux au développement rural durable du Panama ont été étudiés par Roger D. Norton, Obstáculos jurídicos e institucionales al desarrollo sostenible del Darién, Panama, avril 1998 (étude réalisée pour la Banque interaméricaine de développement).

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590 Stratégies de développement agricole: processus et structure productifs, et proposait des alternatives macro-économiques susceptibles de corriger ce biais et d’encourager la croissance de l’agriculture et de l’industrie manufacturière34. La Banque mondiale a émis le commentaire suivant sur la relation entre politiques macro-économique et sectorielle:

En agriculture, il ne faut pas dissocier les réformes de politiques sectorielles spécifiques des réformes des politiques économiques globales et des stratégies de développement qui génèrent des biais forts à l’encontre de la production et des exportations agricoles. ... de nombreux pays en développement ont fait montre de pratiques discriminatoires à l’égard de l’agriculture en protégeant fortement l’industrie et en adoptant des politiques macro-économiques et de taux de change inadaptées. ... Le lien entre politiques sectorielles et politiques macro-économiques est en général si puissant qu’il est préférable de mener les réformes agricoles en conjonction avec les réformes des politiques économiques globales.

La priorité première de l’agriculture est d’éviter que les politiques macro-économiques ou sectorielles ne dépriment artificiellement la rentabilité de l’exploitation35.

La stratégie agricole peut se trouver contrainte de proposer des alternatives viables à la stratégie macro-économique, si elles ne font pas déjà partie du débat public. Elle doit aussi présenter clairement les interdépendances entre politiques macro-économiques et sectorielles, ainsi qu’entre politiques macro-économiques et perspectives de développement du secteur. Néanmoins, bien que la stratégie doive inclure les liens entre politiques macro-économiques et sectorielles et une analyse approfondie du potentiel de l’agriculture et des politiques susceptibles de contribuer à sa concrétisation, il est également important de ne pas adopter une attitude partisane, plus favorable à l’agriculture qu’au reste de l’économie. Si les politiques macro-économiques et commerciales ont fait décliner les prix agricoles réels, il peut s’avérer judicieux d’instituer de nouvelles politiques pour inverser la tendance, mais il serait également important de débattre de mesures susceptibles de compenser les effets de l’augmentation des prix des denrées alimentaires sur les populations pauvres des villes. D’un point de vue intersectoriel, le principe directeur devrait être autant d’éviter les politiques défavorables à l’agriculture, que de faire de l’agriculture le garde-chiourme du reste de l’économie36. Gale Johnson a exprimé cette idée dans les termes suivants:

L’agriculture a beaucoup à apporter au développement économique, mais il faut la traiter comme les autres secteurs pour que cette contribution se concrétise37.

34 Roger D. Norton et Amy L. Angel, La Agricultura Salvadoreña: Políticas Económicas para un Macro Sector, FUSADES, El Salvador, 1999. 35 Banque mondiale, World Development Report 1986, Washington, D. C., 1986, pages 149-150. 36 Comme le formule la stratégie estonienne: «... les politiques s’efforceront de faire que l’agriculture ne soit pas un parasite du reste de l’économie et qu’elle ne soit pas exploitée par les autres secteurs de l’économie», FAO et Estonian Agricultural University, Estonia: Long-term Strategy for Sustainable Development of the Agriculture, Tartu, Estonie, 1997, p. 9. 37 D. Gale Johnson, Role of agriculture in economic development revisited, Agricultural Economics, vol. 8, n°4, juin 1993, p. 421.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 591 Heureusement, de nombreux types de politiques encouragent le développement agricole sans porter préjudice à d’autres secteurs, comme le montre l’ensemble du présent volume. Le système des mesures d’incitation sectorielles constitue un canal efficace pour intégrer des considérations macro-économiques à l’analyse de l’économie agricole. Les mesures d’incitation nette à la production sont le résultat de nombreuses politiques: impôts, droits de douane, remises à l’exportation, contrôles commerciaux et transferts budgétaires, en plus du taux de change. Parfois, l’incidence nette de ces politiques est inégale au sein du secteur. Au Nicaragua, par exemple, on a souligné récemment que le sous-secteur du café, important pour les gains en devises étrangères et les revenus des petits exploitants, avait été taxé plus lourdement que d’autres sous-secteurs de l’économie, ce qui décourageait son développement. Un exercice stratégique utile dans une situation de ce type peut être d’analyser d’autres combinaisons possibles d’instruments fiscaux et tarifaires qui généreraient la même quantité de revenus avec moins de distorsions. Un exercice plus complet consisterait à procéder à l’analyse conjointe de l’incidence de tous les instruments de politique du secteur et à l’identification d’autres combinaisons susceptibles de conduire à un taux uniforme de protection effective pour tous les produits. Le temps constitue une autre dimension de base des documents de planification. Il peut être utile d’élaborer des projections de l’évolution possible du secteur afin de faire apparaître son potentiel en matière de génération de revenus, d’emplois, de devises étrangères, etc. Cependant, des projections de ce type ne peuvent avoir qu’un rôle illustratif, et il est difficile d’en lier avec rigueur les variations à des réformes de politique, bien qu’on le tente parfois dans un but pédagogique. Le rôle essentiel d’une stratégie est de présenter une vision du secteur valable à moyen terme, sans nécessairement tenter de prévoir les dates auxquelles les recommandations généreront leurs effets. Dans ce contexte, moyen terme signifie au moins cinq ans, sachant qu’en général la durée est de dix à quinze ans. Définir clairement la priorité des actions de politique est plus utile qu’émettre des prévisions quant à l’effet futur des réformes période par période. .... les modèles eux-mêmes ne peuvent pas apporter de réponse. Ceci est particulièrement vrai quand on tente de leur intégrer la réaction de la politique elle-même à l’évolution de l’environnement économique. ... Les modèles de politique endogènes de ce type peuvent éventuellement révéler en partie les facteurs historiques qui ont motivé les changements de politique, mais ils indiquent rarement le moment où les degrés de liberté de l’initiative de politique sont sur le point d’augmenter (Peter C. Timmer, The Agricultural Transformation, dans: Carl K. Eicher et John M. Staatz, éd., International Agricultural Development, 3ème édition, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1998, p. 132). Enfin, l’axe unificateur majeur de la stratégie est l’ensemble des buts ou objectifs des politiques, ainsi que les sous-objectifs opérationnels et les moyens pour les atteindre. Le chapitre 2 avance que le but le plus général est le revenu rural réel et, au sein de cette catégorie, le revenu réel des ruraux pauvres. L’accent stratégique placé sur les ruraux pauvres se justifie aussi bien au plan national que sectoriel, puisque, dans la plupart des pays en développement, la pauvreté, dont l’extrême pauvreté, se trouve pour l’essentiel dans les régions rurales. Pour l’Afrique par exemple, on a remarqué que:

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592 Stratégies de développement agricole: processus et structure

Globalement, les données sur les ménages indiquent que si un pourcentage élevé de la population urbaine vit mal, la situation est pire pour la population rurale38.

Rosamund Naylor et Walter Falcon ont conclu de leur étude des tendances de la pauvreté et de la démographie dans le monde en développement que, en dépit de la poursuite de l’exode rural:

... les pauvres des régions rurales continueront à être plus nombreux que leurs homologues urbains pendant une bonne partie du 21ème siècle, même s’ils sont moins visibles ou se font moins entendre politiquement39.

Mettre l’accent sur le revenu, c’est déboucher directement sur les objectifs subsidiaires d’augmentation de la productivité et, dans de nombreux cas, d’amélioration des prix relatifs à la production. Il faut souligner qu’une structure d’objectifs visant le revenu rural et le revenu des pauvres n’inclut pas la stabilisation des prix alimentaires comme objectif primordial, bien que celle-ci ait sa place au panthéon des objectifs secondaires. Certains analystes acceptent presque par réflexe la stabilisation des prix comme l’un des buts les plus importants de la politique. Peter Timmer, par exemple, dans un texte lumineux par ailleurs, suggère que «la stabilité des prix alimentaires» est un but essentiel parce qu’elle renforce la sécurité alimentaire et attire davantage d’investissements dans l’agriculture40. Les preuves empiriques et théoriques des méfaits des fluctuations de prix sont encore floues. Comme l’a souligné Stephen Jones:

... il n’existe aucun consensus reposant sur une base sûre quant à la signification, et au mode de définition et de mesure, du coût de la variabilité des prix pour les producteurs alimentaires et les consommateurs. La modélisation micro-économique de l’impact de l’absence de marchés d’assurance sur les prix a suggéré que les avantages, en termes d’efficacité allocative, de la stabilisation des prix générée par des politiques de stocks tampons conventionnels risquent d’être faibles par rapport à l’impact de ces politiques sur la distribution des revenus et à leurs coûts d’intervention. D’un autre côté, cette approche a été critiquée parce qu’elle négligeait l’impact

38 Kevin Cleaver, Rural Development, Poverty Reduction and Environmental Growth in Sub-Saharan Africa, Findings, n° 92, Banque mondiale, Washington, D. C., août 1997. 39 Rosamund L. Naylor et Walter P. Falcon, Is the focus of poverty changing?, Food Policy, vol. 20, n° 6, décembre 1995, p. 517. 40 Peter C. Timmer, The Macroeconomics of Food and Agriculture, dans C. K. Eicher et J. M. Staatz, éd., 1998, pages 204-206. On peut citer d’autres exemples de la pratique consistant à invoquer la stabilisation des prix alimentaires comme but principal d’une politique. Par exemple: «Le soutien de la politique et des institutions pour stabiliser les prix des produits primaires présentant un intérêt spécial pour les pays en développement, surtout en Afrique subsaharienne, doit être lancé et mis en oeuvre avec fermeté», extrait de: D. J. Shaw, Conference Report: Development economics and policy: a conference to celebrate the 85th birthday of H. W. Singer, Food Policy, vol. 21, n° 6, décembre 1996, p. 562.

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dynamique de l’instabilité des prix sur l’investissement, ainsi que l’effet en retour de l’instabilité des prix alimentaires sur la macroéconomie...41

Il est indubitable que des fluctuations extrêmes et fréquentes des prix alimentaires portent préjudice à la sécurité alimentaire et aux perspectives d’investissements, mais il convient de placer le but de stabilisation des prix dans un contexte adéquat. La première objection à une acceptation inconditionnelle de ce but est: la stabilité des prix à quel niveau? Des prix alimentaires toujours bas (par rapport aux autres prix de l’économie) sapent la sécurité alimentaire et les possibilités d’investissement. Si les mesures théoriques et empiriques du bien-être économique (fonctions d’utilité) dépendent de l’espérance mathématique du revenu de l’exploitation et de sa variance42, et il a été prouvé que les agriculteurs n’aiment pas prendre de risques, la plupart d’entre eux accepteraient un degré de variabilité plus important en échange d’un prix moyen du produit beaucoup plus élevé. La seconde objection principale est que les prix alimentaires doivent connaître, dans une certaine mesure, des fluctuations saisonnières pour attirer les investissements dans les installations de commercialisation et de stockage. Sans ce type d’investissements, les fluctuations de prix tendent à devenir encore plus extrêmes en cas de chocs externes. Une troisième objection est que mettre indûment l’accent sur la stabilité des prix alimentaires peut conduire à recommander des configurations de politique provoquant des distorsions dans l’économie, et qui se sont avérées peu judicieuses du point de vue de la gouvernance dans de nombreux pays, telles que, par exemple, les prix de soutien des cultures et autres types d’interventions sur les prix43. Enfin, il arrive souvent que les responsables nationaux utilisent le but de stabilité des prix alimentaires comme argument pour empêcher les augmentations nécessaires des prix réels à la production. Comme l’exprime l’un des World Development Reports de la Banque mondiale:

On s’attend à une variation plus importante du prix des marchandises agricoles que du prix des produits industriels et ce, pour trois raisons: les marchés agricoles sont vulnérables aux changements climatiques, la réactivité de l’offre et de la demande aux changements de prix est en général moindre pour les produits agricoles que pour les marchés industriels et la production de la plupart des cultures est nécessairement saisonnière. ... La variabilité du prix des marchandises agricoles explique pourquoi les gouvernements des pays en développement adoptent souvent des programmes de stabilisation des prix pour protéger les agriculteurs contre les fortes chutes de prix et les consommateurs contre les fortes hausses. Quand une stabilité des prix accrue se traduit par une

41 Stephen Jones, Food market reform: the changing role of the state, Food Policy, vol. 20, n. 6, décembre 1995, p. 556. 42 R. R. Officer et A. N. Halter ont rendu compte d’un travail refondateur en matière de mesure empirique des fonctions d’utilité des agriculteurs, Utility analysis in a practical setting, American Journal of Agricultural Economics, vol. 55, 1968, pages 257-277. 43 Par exemple: « ... un office public de commercialisation peut mettre en oeuvre une politique de stabilisation des prix qui nécessite une intervention active des pouvoirs publics pour défendre un prix plancher pour les agriculteurs et un prix plafond pour les consommateurs – rôle particulièrement utile pour un organisme gouvernemental en réduisant les écarts de prix saisonniers extrêmes et inattendus» (extrait de C. Peter Timmer, Walter P. Falcon et Scott R. Pearson, Food Policy Analysis, publié pour la Banque mondiale par The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1983, p. 209).

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594 Stratégies de développement agricole: processus et structure

stabilité accrue des revenus, les agriculteurs tirent profit de la réduction des risques. Ces bénéfices, cependant, sont extrêmement difficiles à estimer en pratique. ... on peut exagérer les bénéfices de la stabilisation. Les agriculteurs, par exemple, peuvent avoir davantage à perdre qu’à gagner si ce sont des variations de rendement et de production qui font fluctuer les revenus - des prix stables risquent alors de déstabiliser ces derniers... Par ailleurs, les agriculteurs, les consommateurs, les négociants et les utilisateurs industriels peuvent réduire les risques auxquels ils sont confrontés en diversifiant leurs activités, en utilisant les marchés financiers, en stockant les produits et en partageant les risques par le biais de contrats d’achat et de vente. La stabilisation est une tâche particulièrement complexe pour un gouvernement et ses coûts peuvent être très élevés44.

Il est possible de tempérer les fluctuations de prix extrêmes en démantelant les barrières commerciales. Là encore, la Banque mondiale a commenté45:

Il faudrait accorder une plus haute priorité à la modération des objectifs de stabilisation et [de prix] à la production, à la mise en place d’un régime de politique publique stable et fiable, et à l’encouragement des activités du secteur privé.

9.4 ORIENTATIONS DE CONTENU D’UNE STRATÉGIE AGRICOLE Le choix des dimensions d’intégration d’une stratégie et l’élaboration de prescriptions spécifiques de politique dépendent tous deux fortement de la situation de chaque pays et de l’époque historique dans laquelle la stratégie est formulée. Cependant, on peut se demander s’il existe des consignes universelles pour choisir les orientations de base d’une stratégie, et si l’expérience internationale à ce jour n’a pas fourni d’enseignements généraux applicables au contenu spécifique d’une stratégie. La réponse est que certaines consignes très générales ont en effet émergé - elles sont présentées dans ce qui suit. Néanmoins, il faut souligner avant tout qu’une stratégie réussie est un document pragmatique, qui cherche à résoudre des problèmes, et que des règles simples telles que «libéraliser les marchés», «diversifier la production» ou «investir dans la productivité» ne sont pas suffisamment précises pour guider comme il convient l’élaboration d’une stratégie réalisable. Elles n’indiquent pas quels instruments de politique permettraient de concrétiser ces orientations. En tout pays, l’objectif d’une stratégie est de générer une croissance durable qui soit largement partagée, mais pour produire une stratégie efficace il faut mobiliser la créativité qui permettra de trouver, en réponse à des problèmes bien identifiés, des solutions pratiques et détaillées qui soient viables dans leur contexte. Une vision large et des prescriptions générales ne suffiront pas, et il faudra être spécifique en termes de politiques et d’échelonnement. (Par exemple, on a signalé au chapitre 4 ci-dessus que, dans les pays d’Asie centrale, la politique de libéralisation des marchés d’intrants avant celle des marchés de produits a eu des conséquences désastreuses pour les revenus paysans). 44 Banque mondiale, 1986 pages 87-88 [souligné par nous]. 45 Op. cit., p. 90.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 595 Une évaluation de plusieurs cas d’ajustement et de transformation agricoles réussis en Afrique et en Amérique latine a ainsi abouti aux conclusions suivantes relatives à la spécificité des recommandations de politique:

... dans une large mesure, la réussite tient aux menues réalités du processus de transition. Les faits suggèrent que la réussite d’une transition passe davantage par une grande attention aux détails – tels que le choix des mots dans les textes de lois, l’identification de «niches» commerciales pour des produits spécifiques afin d’améliorer la coordination entre l’offre et la demande en termes de qualité, de forme et de délai de livraison, et divers types de dispositifs et de contrats commerciaux – que par une stratégie plutôt simpliste de «privatisation» ou de «priorité aux exportations»... Les pays qui ont obtenu les meilleurs résultats sont ceux qui, non seulement ont appliqué .... des principes sains, mais aussi qui ont trouvé des mécanismes de prix et des mécanismes institutionnels novateurs pour les appliquer 46.

9.4.1 Enseignements des modèles à long terme du développement agricole Comme mentionné au chapitre 1, si les premières théories sur le rôle de l’agriculture dans le développement économique étaient exprimées en termes très globaux, elles tentaient néanmoins de tirer des conclusions applicables de l’observation des schémas internationaux. L’une de ces écoles de pensée était le «modèle dualiste», dans lequel le secteur industriel devait se comporter en moteur de la croissance et s’alimenter sur les ressources de l’agriculture 47 . Cependant, les recommandations stratégiques basées sur ce modèle s’appuient sur une interprétation erronée, du point de vue de la politique, du fait que la part de l’agriculture dans le PIB diminue inexorablement au fil du temps. Une partie de la Loi de Engel – l’élasticité de la demande agrégée de produits alimentaires est inférieure à l’unité – explique à elle seule cette tendance. Contrairement aux prédictions des premières théories de la croissance, négliger le développement agricole a déprimé le taux de croissance global des économies. En outre, on a constaté une association positive claire entre croissance agricole et croissance du PIB total, comme souligné au chapitre 1. Comme le dit sans ambages Hans Binswanger:

Il est plus que temps de déclarer en faillite l’idée que le développement urbain peut résoudre la pauvreté rurale48.

46 Frédéric Martin, Sylvain Larivière et John M. Staatz, Success Stories of Adjustment: Results and Lessons from Africa and Latin America, dans: G. H. Peters et Douglas D. Hedley, éd. , Agricultural Competitiveness: Market Forces and Policy Choice, Comptes rendus de la 22ème Conférence internationale des économistes agricoles, Dartmouth Publishing Company Limited, 1995, p. 233 [souligné par nous]. 47 On trouve un des meilleurs exemples de l’approche de l’économie dualiste dans John C. H. Fei et Gustav Ranis, Development of the Labor Surplus Economy: Theory and Policy, Irwin Publishing Company, Homewood, Illinois, 1964. 48 H. Binswanger, 1998, p. 290.

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596 Stratégies de développement agricole: processus et structure John Mellor et Bruce Johnston 49 ont tenté de dériver pour la politique les implications d’une théorie plus globale du développement agricole. D’accord avec d’autres modèles des débuts qu’un rôle primordial de l’agriculture est, entre autres, la libération de facteurs productifs au profit de l’industrie, ils ont également affirmé que, pour réussir, une stratégie de croissance agricole doit viser les petits exploitants et que les pouvoirs publics doivent jouer un rôle clé par le biais de l’investissement dans le capital humain, l’innovation technique et l’organisation des agriculteurs. Tout en insistant fortement sur le rôle du gouvernement, ils ont laissé sous silence des points importants tels que les mesures d’incitation à la production, les droits de propriété et la nécessité de corriger les imperfections du marché, et leurs prescriptions sont demeurées très générales50. Timmer a tenté de ramener les théories globales plus près du domaine des décisions de politique en observant que ni l’approche de Mellor-Johnston, ni celle du laissez-faire centrée sur les villes, ne fournissent une orientation adéquate à la formulation de la politique agricole et qu’il faut au contraire «des interventions soigneusement conçues sur les prix fixés par les marchés, mais ne pas laisser la bride sur le cou aux marchés ni s’efforcer d’atteindre les objectifs par le biais d’activités directes du gouvernement» 51 . Il a reconnu les «coûts d’analyse élevés» de cette «politique de prix et de commercialisation», mais sans mentionner les problèmes de gouvernance souvent associés à de nombreux types d’interventions sur les prix, ni les autres inconvénients liés au contrôle direct des prix, discutés au chapitre 4. Comme on l’a démontré au chapitre 4, l’expérience a fait pencher la balance du côté de la réduction des interventions gouvernementales sur les marchés des produits52. Il est plus productif d’orienter les efforts et les priorités sur l’amélioration du fonctionnement des marchés de facteurs dans l’agriculture, en particulier la formation (capital humain), mais aussi les terres, l’eau, le crédit et la technologie – cette dernière constituant une autre dimension du capital humain. C’est pourquoi les quatre chapitres les plus détaillés des présentes Consignes traitent des problèmes de la politique dans ces quatre domaines. Concernant la formation, traitée dans le chapitre 8, Gale Johnson a soulevé les points suivants:

Les capacités des gouvernements à intervenir sont légion, sauf dans un domaine. Les pouvoirs publics ont rarement, pour ne pas dire jamais, adopté de politiques ou de programmes visant à alléger les coûts de l’ajustement agricole à mesure que l’économie se développe. ... Les gouvernements des pays en développement doivent tirer les enseignements des échecs des politiques

49 Bruce F. Johnston et John W. Mellor, The role of agriculture in economic development, American Economic Review, vol. 51, 1961, pages 566-593 et John W. Mellor et Bruce F. Johnston, The world food equation: interrelations among development, employment and food consumption, Journal of Economic Literature, vol. 22, 1984, pages 531-574. 50 On trouvera un résumé utile de ce modèle conceptuel et d’autres modèles globaux chez C. P. Timmer, The Agricultural Transformation, dans C. K. Eicher et J. M Staatz (éd.), 1998, pages 113-135. 51 Op. cit., p. 132. Voir aussi l’ouvrage de Timmer intitulé Getting Prices Right: The Scope and Limits of Agricultural Price Policy, Cornell University Press, 1986. 52 Cette affirmation ne cherche pas à sous-estimer la valeur de politiques soigneusement conçues dans des domaines tels que normes de produits, systèmes d’informations sur les marchés, certificats de dépôt de céréales, et programmes de soutien des exportations tels que des subventions pour l’expédition expérimentale à l’étranger de nouvelles gammes de produits à l’exportation.

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agricoles des pays industrialisés. Un rôle majeur de l’action gouvernementale est d’aider les agriculteurs et les ruraux à s’ajuster à la diminution des opportunités d’emploi dans l’agriculture. Cela signifie faire porter l’accent moins sur les marchés de marchandises, où les gouvernements se plaisent à intervenir, et davantage sur les marchés de facteurs afin d’en améliorer l’efficacité. Bien que le bien-être des agriculteurs dépende beaucoup plus du fonctionnement du marché du travail que de celui des marchés de produits, les gouvernements négligent les activités adaptées à ces marchés, telles qu’information et éducation. ... l’éducation est gravement négligée en régions rurales. ... La réponse à ceux qui craignent qu’aider le processus d’ajustement des exploitations inondera les villes est très simple. Si l’on fait des campagnes un endroit attrayant où vivre et travailler, grâce à des investissements dans l’infrastructure rurale (écoles, routes, électricité, communications), il n’y aura plus à craindre un afflux de population vers les villes53.

Le «modèle historique» de Vernon Ruttan et Yujiro Hayami est l’un des plus riches du genre pour la politique. Il souligne le rôle fondamental de l’innovation technique dans le développement agricole et indique également que la nature de l’innovation est fortement influencée par les prix des facteurs relatifs et par les prix réels de la production agricole. Dans un article publié pour la première fois en 1980, Ruttan a expliqué que l’évolution technique de l’agriculture est devenue le facteur le plus important pour déterminer les possibilités de croissance agricole:

Avant ce siècle, presque toutes les augmentations de production alimentaire provenaient de la mise en culture de nouvelles terres... À la fin de ce siècle, la quasi totalité de l’augmentation de la production alimentaire mondiale viendra d’une augmentation des rendements – d’une production accrue à l’hectare54.

Ensemble, Ruttan et Hayami ont posé l’hypothèse suivante: Le fait que l’innovation conduise à exploiter moins ou davantage de terres dépend de manière cruciale des prix relatifs de la terre et d’autres intrants:

Il existe des preuves claires que l’on peut développer des technologies visant à faciliter la substitution de facteurs relativement abondants (donc bon marché) à des facteurs relativement rares (donc chers) de l’économie. Dans des économies comme celles du Japon et de Taiwan, les contraintes imposées au développement agricole par une offre de terre inélastique ont été contrebalancées par le développement de cultures à fort rendement conçues pour faciliter la substitution d’engrais à la terre. Dans des pays tels que les États-Unis d’Amérique, le Canada et l’Australie, les obstacles liés à une offre de main d’œuvre inélastique ont été contrebalancés par des progrès techniques qui ont substitué la traction animale et mécanique à la main d’œuvre55.

Ruttan et Hayami ajoutent que l’innovation est également influencée par des facteurs autres que les prix des facteurs relatifs et soulignent le rôle des institutions. Historiquement, l’évolution technique permettant d’économiser de la main d’œuvre 53 D. Gale Johnson, 1995, p. 19 [souligné par nous]. 54 Vernon W. Ruttan, Models of Agricultural Development, réimprimé dans C. K. Eicher et J. M. Staatz, 1998, p. 155. 55 Vernon W. Ruttan et Yujiro Hayami, Induced Innovation Model of Agricultural Development, dans: C. K. Eicher et J. M. Staatz, éd., 1998, pages 163-164.

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598 Stratégies de développement agricole: processus et structure (par exemple, la mécanisation) a plutôt été du ressort du secteur privé, alors que l’innovation entraînant une économie de terres (par exemple, variétés à haut rendement) a plutôt été du ressort du secteur public. Cette répartition des tâches est liée au fait que les bénéfices de la mécanisation peuvent être internalisés, c’est-à-dire capturés par la société produisant la machine, ce qui n’est en général pas vrai pour les bénéfices des innovations biologiques. Il est possible de reproduire largement de nouvelles variétés végétales et de copier de nouvelles techniques de culture. Ces auteurs avancent que l’orientation de la recherche publique est également endogène dans une certaine mesure, puisque l’attribution des fonds publics à la recherche tend à répondre à des contraintes perçues du secteur, et que les scientifiques de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée collaborent souvent à la résolution des problèmes du monde réel. Selon eux, l’innovation institutionnelle répond en partie aux mêmes influences. Créer des institutions de secteur public pour la recherche agricole…

représente l’exemple d’une innovation institutionnelle dans le secteur public conçue pour concrétiser les gains potentiels, pour la société, d’avancées de la technologie agricole. ... Il est improbable que des changements institutionnels s’avèrent viables si les bénéfices pour la société n’en dépassent pas les coûts. En créant de nouvelles opportunités rentables d’innovations institutionnelles, les changements des prix du marché et des opportunités technologiques introduisent un déséquilibre dans les dispositifs institutionnels existants56.

Des éléments tels que les salaires des chercheurs en agriculture comptent pour beaucoup. Ruttan et Hayami soulignent (p. 169) que «la réactivité de la recherche publique et des programmes de vulgarisation à la demande des agriculteurs est souvent à son maximum quand le système de recherche agricole est très décentralisé» et insistent sur la flexibilité du rôle du secteur public dans la recherche et l’innovation institutionnelle en général:

Des opportunités rentables, cependant, ne conduisent pas nécessairement à des innovations institutionnelles immédiates. En général, les gains et les pertes du changement technique et institutionnel ne sont pas répartis de manière neutre. Souvent des intérêts catégoriels qui risquent de perdre au change résistent au changement. La mesure dans laquelle on peut mobiliser le comportement de groupe pour atteindre des intérêts collectifs communs est limitée. ... le processus de transformation institutionnelle en réponse à des opportunités techniques et économiques implique en général du temps, un élément de stress politique et social et, dans certains cas, la perturbation de l’ordre social et politique. Au final, la croissance économique dépend de la flexibilité et de l’efficacité de la société à se transformer en réaction à des opportunités techniques et économiques (1998, p. 172).

L’une des implications clés du travail de Ruttan-Hayami est que l’innovation doit respecter les dotations en ressources relatives du pays pour contribuer efficacement au développement agricole. Une conclusion concomitante de leurs investigations est que des politiques de prix inadaptées, qui réduisent la rentabilité agricole et donc le prix du

56 Op. cit., p. 172.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 599 foncier, risquent d’envoyer les mauvais signaux de changement technologique et d’encourager les innovations permettant d’économiser de la main d’œuvre (mécanisation), alors que la main d’œuvre est abondante et que la terre est rare. Ce résultat pervers peut également être la conséquence de politiques tarifaires et financières qui subventionnent de fait le capital sous forme de machines. Une autre implication de politique est que l’innovation institutionnelle étant pilotée en partie par les mesures d’incitation et la rentabilité, de faibles incitations dans le secteur peuvent créer un cercle vicieux: la croissance agricole est lente du fait des faibles incitations, mais le manque d’incitations peut également signifier que les innovations requises pour accélérer la croissance du secteur ont peu de chances de se produire. Là encore, l’El Salvador fournit un exemple. L’un des obstacles à l’amélioration de l’enseignement agricole dans le pays a été l’absence de perspectives attractives dans l’agriculture pour les jeunes qui choisissent leurs futures carrières, du fait du déclin brutal et continu des prix agricoles réels dû à la surévaluation du taux de change réel57. Pour tenter de sortir de ce cercle vicieux, la politique agricole publique doit insister fortement sur la création et l’entretien d’une capacité de recherche et de vulgarisation agricoles et l’orienter dans des directions en cohérence avec l’avantage comparatif du pays. Comme l’expriment Ruttan et Hayami:

Si le modèle du développement induit est valable – s’il existe d’autres voies de changement technique et de croissance de la productivité dans les pays en développement – la question de savoir comment organiser et gérer le développement des ressources scientifiques et techniques, et leur affectation, devient le facteur le plus critique du processus de développement agricole. Il ne suffit pas de construire de nouvelles stations de recherche agricole. Dans de nombreux pays en développement, les installations de recherche ne fonctionnent pas au maximum de leur capacité parce que leur personnel est composé de chercheurs à la formation scientifique et technique limitée, parce que le soutien financier, logistique et administratif est inadapté, parce qu’elles sont à l’écart des grands courants de l’innovation scientifique et technique et parce que l’on ne parvient pas à élaborer une stratégie de recherche qui lie l’activité de recherche à la valeur économique potentielle du nouveau savoir qu’elle a pour but de générer (1996, p. 173).

Ruttan et Hayami soulignent également le rôle de politiques sectorielles et macro-économiques complémentaires, surtout celles influant sur les prix:

L’un des plus importants ... domaines d’investissement public est la modernisation du système de commercialisation par la création des liaisons d’information et de communication requises pour le bon fonctionnement des marchés de facteurs et de produits. ... Un élément important du développement d’un système de commercialisation plus efficace est l’élimination des rigidités et des distorsions résultant de la politique du gouvernement lui-même – y

57 R. D. Norton, Perspectivas y opciones para la Escuela Nacional de Agricultura ‘Roberto Quiñónez’, rapport préparé pour le ministère de l’Agriculture et de l’élevage, El Salvador, 1988.

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compris le maintien de monnaies surévaluées, de taux d’intérêt artificiellement bas et de prix des facteurs et des produits défavorables à l’agriculture... (pages 173-174).

9.4.2 Orientations stratégiques pour l’agriculture Les expériences internationales, complétées par des analyses historiques de la croissance agricole, fournissent un riche réservoir de leçons sur le développement agricole, qui portent à la fois sur les variables économiques, ou facteurs de croissance, à améliorer et sur les approches du développement ou modes de renforcement de ces facteurs de croissance. Le premier aspect stratégique concerne la nature des conditions ou des facteurs à renforcer pour améliorer les performances de la croissance agricole et le second, la manière dont ces conditions sont renforcées. La «manière», c’est-à-dire les approches retenues, détermine pour une grande part l’influence exercée par les politiques sur les facteurs de croissance. Ces deux aspects d’une stratégie agricole sont étudiés successivement. La production agricole n’est qu’un des éléments d’une chaîne d’activités reliées entre elles, allant de l’offre d’intrants et du développement de technologies, en passant par la production, jusqu’à la gestion après récolte, la mise en marché et la transformation. Par conséquent, l’agriculture ne peut prospérer sans établir des relations solides avec les marchés, national comme international, et les marchés à leur tour sont toujours plus exigeants en termes de qualité des produits et des conditions de la livraison. Le rôle des marchés s’avère tout aussi primordial pour les petites exploitations qu’il l’est pour les grandes. Le Fonds international pour le développement agricole (FIDA) a montré que l’essentiel de la production destinée aux marchés spécialisés de l’agriculture bio provient des petites exploitations, en partie du fait de leur abondante dotation en travail familial par hectare, et en partie parce qu’elles sont moins susceptibles d’avoir déjà commencé à utiliser intensivement les intrants chimiques dans leurs méthodes de production58.

Qui dit marchés dit prix. La politique peut jouer un rôle indirect, mais un rôle clé, en facilitant l’accès aux marchés, et les marchés jouent un rôle plus direct en influençant les prix perçus par les paysans. Pour que ceux-ci puissent réagir aux opportunités des marchés et aux incitations des prix, ils doivent accroître leur capital sous ses diverses formes: capital humain, tel que l’éducation et les connaissances technologiques, capital social, c'est-à-dire une organisation efficace des agriculteurs et de leurs communautés, capital institutionnel et capital physique. Ainsi, au sens le plus large, les deux facteurs les plus importants pour générer la croissance agricole, et sans lesquels il n’y a guère de perspectives de croissance, sont les conditions de marchés et de prix, et un capital productif suffisant. Au sein de ce dernier, le capital humain est le plus essentiel pour améliorer les perspectives de développement.

En ce qui concerne les conditions de prix, pendant trop longtemps les mesures

d’incitation à la production agricole ont été considérées secondaires ou, pire encore, comme des choses à supprimer pour le bien du consommateur. Comme l’ont montré la 58 Octavio Damiani, Small Farmers and Organic Agriculture: Lessons Learned from Latin America, Office of Evaluation and Studies, FIDA, Rome, 2002.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 601 discussion du chapitre 4 et d’autres parties de cet ouvrage, des prix à la production réels adéquats constituent un impératif pour la croissance de l’agriculture et la lutte contre la pauvreté rurale. Cette conclusion est aussi largement reconnue qu’oubliée, par exemple au profit de l’importation de denrées alimentaires bon marché ou de la manipulation du mécanisme de taux de change pour abaisser le coût des importations. En termes de lutte contre la pauvreté, des prix à la production réels plus élevés génèrent des gains qui dépassent de loin le fardeau de prix alimentaires élevés pour les consommateurs, dont l’impact, en tous cas, peut être amorti par des subventions ciblées. De même, la politique agricole a souvent ignoré l’importance, sur les marchés, de la qualité du produit. Celle-ci joue un rôle central non seulement sur les marchés bio, mais de plus en plus sur tous les marchés. Comme on l’a vu au chapitre 4, la qualité comporte trois dimensions principales: les conditions phytosanitaires, c'est-à-dire l’absence de maladies et d’infestation des plantes; les conditions de salubrité alimentaire, c'est-à-dire surtout l’absence de résidus chimiques; et les préférences des consommateurs, qui se reflètent dans la saveur du produit, son calibre, sa forme, sa couleur, son homogénéité, et son aptitude aux préparations culinaires. Peu de pays en développement ont un cadre institutionnel et de politiques propre à faciliter l’obtention des niveaux souhaitables de qualité des produits agricoles. La forme la plus importante de capital, le capital humain, va de l’alphabétisation à l’acquisition de meilleures technologies de production et de compétences en commercialisation. Elle recouvre également le capital social, qui, au niveau local, est l’aptitude des individus à travailler ensemble, au sein de diverses associations, pour surmonter les obstacles à leur accès aux marchés d’intrants et de produits. Le capital institutionnel se réfère aux capacités institutionnelles de fournir des facteurs tels que le financement de la production, la sécurité de tenure des terres, le développement continu de la technologie agricole. Le capital physique est également essentiel, surtout l’accès aux terres agricoles et les dotations d’infrastructure dans les régions clés. Si l’on se place du point de vue de la politique, on peut voir comme suit ces facteurs de croissance – conditions des marchés, capital humain, capital social, capital institutionnel, et capital physique – en guise de résumé des discussions des chapitres précédents sous forme d’un aide-mémoire des questions principales d’une stratégie agricole. 9.4.2.1 Développement des marchés et politiques de prix pour une croissance agricole • Les politiques de développement des marchés comprennent: les négociations

internationales sur le commerce agricole, conduites par le pays dans le cadre bi- ou multilatéral; les politiques de conformité aux normes phytosanitaires et sanitaires des produits alimentaires; l’application de barèmes de qualité (spécialement pour les céréales); les mesures de promotion des exportations, celles concernant l’information sur les marchés et les tests commerciaux; le financement de la mise en marché et du stockage; la formation des vulgarisateurs sur les questions de qualité et de production bio, et autres initiatives attenantes. Désormais, mettre l’accent sur la production seule ne suffit plus: il s’agit de savoir pour qui produire. Dans le passé, la politique de

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602 Stratégies de développement agricole: processus et structure

commercialisation consistait surtout à construire des marchés de gros en milieu rural, mais l’infrastructure physique n’est généralement pas le facteur limitant – à l’exception des routes rurales. C’est, de façon croissante, le secteur privé qui supporte la charge du développement des marchés, mais une politique intelligente peut également y contribuer, et on ne peut s’en passer pour promouvoir la certification de qualité des produits alimentaires désormais indispensable à l’exportation. Un engagement déterminé et en bon ordre de la politique gouvernementale en faveur des exportations agricoles peut aider à surmonter bien des barrières qui bloquent la pénétration des producteurs individuels sur le marché international.

• La politique de prix doit s’efforcer d’éviter la chute des prix réels agricoles et d’inverser, au moins en partie, les baisses importantes qui se sont éventuellement déjà produites. Cependant, les tentatives de contrôle direct des prix aboutissent à des résultats contraires au but recherché et les principaux instruments ici sont les politiques macro-économiques et commerciales. Des politiques macro-économiques convenables sont essentielles au développement agricole59.

• La politique de prix doit également viser des taux relativement uniformes de protection pour tous les produits d’un secteur et entre les secteurs. Cela implique de supprimer les distorsions induites à la fois par un comportement non concurrentiel du marché et par des interventions de politique indésirables. Dans le même temps, il ne faut pas sous-estimer les effets générateurs de croissance d’un régime commercial d’ouverture.

• L’ouverture du régime commercial ne signifie pas qu’il faille transmettre les distorsions évidentes des marchés internationaux à l’économie nationale. Comme l’a indiqué Peter Timmer, les pays en développement ne doivent pas nécessairement accepter de baser les prix relatifs dans leurs économies sur des prix internationaux déformés. Il faut envisager des politiques systématiques visant à contrer l’effet des subventions pratiquées par les nations exportatrices, telles que des droits de douane compensatoires dimensionnés en fonction des effets de ces subventions (chapitre 4) et cohérents avec les avantages comparatifs du pays. Ou encore, on peut envisager de soutenir directement les producteurs, dans une mesure qui compense l’effet sur les prix de ces subventions internationales.

On pense parfois à tort qu’ouvrir le régime commercial signifie obligatoirement réduire la protection effective accordée à l’agriculture. Ce n’est pas nécessairement le cas, surtout si l’ouverture s’accompagne de mesures de dérégulation du secteur agricole, d’élimination des exemptions tarifaires injustifiées, ou de réduction des droits de douane industriels. C’est le type d’ouverture de l’économie agricole qui a été promulgué au Honduras au début des années 1990 (parallèlement à l’introduction de fourchettes de prix pour modérer les fluctuations internationales des prix). Le slogan de ces réformes, formulé pour la première fois par Julio Paz, est devenu «passer d’une agriculture contrôlée, mais non protégée, à une agriculture non contrôlée, mais protégée». Avant les réformes, le taux de protection effectif du secteur était en moyenne nul, et même négatif pour certains produits, contrairement au taux de protection industriel qui était en moyenne de 100%. Après les réformes, dont une dévaluation du taux de change réel, la protection effective de l’agriculture est passée à des niveaux modestement positifs et la production du secteur a réagi avec vigueur. 59 «Le régime de change, de commerce et de taxation ne doit pas exercer une discrimination à l’égard de l’agriculture, mais la taxer légèrement, de préférence avec la même progressivité et les mêmes instruments qui s’appliquent à l’économie urbaine» (Hans Binswanger, 1998, p. 298).

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 603 9.4.2.2 Politiques de capital humain pour la croissance agricole • On ne peut insister trop sur l’importance de l’enseignement en zones rurales, et il

faut faire preuve de créativité, non seulement pour bâtir des écoles, mais aussi pour inciter les élèves à les fréquenter et former les enseignants. Dans certains cas, il peut également s’avérer nécessaire de changer le mode de gestion de ce type d’établissements.

• Les programmes de vulgarisation et de formation en régions rurales doivent inclure des éléments sur l’organisation des collectivités et des producteurs, surtout concernant les femmes. L’aptitude à coopérer constitue la clé de la réussite de nombreux efforts de développement. C’est le facteur capital social rural.

• Il faut considérablement renforcer la capacité en recherche et vulgarisation agricoles dans la plupart des pays en développement, sans pour autant que le secteur public doive toujours être l’agent d’exécution dans ces domaines. En termes pratiques, cela peut nécessiter de payer aux chercheurs des rémunérations très supérieures à l’échelle des salaires du secteur public et de recruter des chercheurs plus qualifiés. De la même manière, cela demande davantage d’accent sur les approches décentralisées et participatives de recherche et vulgarisation, comme discuté au chapitre 8.

• Le capital humain s’incorpore aussi dans les institutions, et renforcer les institutions agricoles est vital pour le progrès du secteur. Au niveau le plus général, cela veut dire inculquer le respect de la loi et des droits de propriété de tous types. La bonne gouvernance est la clé du développement agricole dans toutes ses dimensions. Plus précisément, le renforcement des institutions exige qu’elles deviennent plus responsables et plus efficientes, et normalement, dans l’agriculture en développement, ceci passe par une décentralisation des institutions plus poussée qu’on ne l’observe actuellement.

9.4.2.3 Politiques de capital physique pour la croissance agricole • Il faut fréquemment passer par des réformes institutionnelles et de politique pour

améliorer l’accès à la terre des familles pauvres et augmenter la productivité des terres en clarifiant et en étayant les droits de propriété, y compris les droits de fermage et de location. Le chapitre 5 présente de nombreux exemples de réformes susceptibles de renforcer l’accès aux terres sans remettre en cause la sécurité des droits de propriété.

• Les investissements dans l’infrastructure physique rurale, surtout concernant l’irrigation, les transports, l’électrification et les communications, constituent un volet essentiel de la base de capital du secteur, sans lequel les perspectives de croissance de l’agriculture seront atrophiées 60 . Tout agriculteur est un chef d’entreprise, et un chef d’entreprise ne peut pas réussir sans ces équipements de base. Bien que l’on reconnaisse largement l’importance du réseau routier rural, on accorde

60 «Il faut des investissements publics dans l’éducation, l’électrification rurale, la vulgarisation agricole, les transports, l’infrastructure de communication et d’autres domaines générant des externalités parce que le marché commercial n’est pas à même de fournir ces services cruciaux» (Thomas L. Vollrath, The role of agriculture and its prerequisites in economic development, Food Policy, vol. 19, n° 5, octobre 1994, p. 475).

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parfois une priorité insuffisante à la fourniture d'électricité et aux télécommunications dans les campagnes.

La sophistication de l’agriculture ne s’arrête plus, même au niveau des petits

exploitants. Un nombre toujours croissant de producteurs est confronté aux exigences de qualité du produit, les demandes d’accès à une information sur les marchés et sur les technologies se multiplient, y compris savoir comment réagir à l’information toujours nouvelle. L’agriculture n’est plus perçue comme une question de production simplement, mais comme un processus complet qui s’étend du développement des technologies à la consolidation des liens avec le marché. Devant ces nouvelles lignes de force, il devient sans cesse plus urgent de décentraliser les services publics afin de les rendre plus utiles aux producteurs, comme on l’a vu. Le paysan est au centre des stratégies réussies de développement agricole:

… dans ces temps de mondialisation, il devient plus clair que jamais que c’est le producteur, et non le gouvernement, qui est le moteur du développement durable. De ce point de vue, les contributions les plus utiles par lesquelles une politique peut guider l’agriculture vers la croissance durable sont: • D’améliorer l’aptitude du paysan à comprendre et analyser les options qui

lui sont ouvertes, et à réagir au changement, par l’éducation et la formation spécialisée;

• D’améliorer l’accès au marché et aux informations pertinentes, à travers les infrastructures essentielles et des services d’information;

• D’améliorer le fonctionnement des institutions les plus importantes pour la vie des familles rurales (institutions financières, cadastres, agences de gestion de l’eau, coopératives de commercialisation et autres) grâce à la décentralisation, à la réforme des institutions et à la formation de leur personnel61.

En même temps, on ne peut ignorer l’importance de politiques macroéconomiques favorables. Cela a été souligné dans un récent rapport de la Banque mondiale, en référence cette fois-ci à l’expérience de l’Amérique latine et des Caraïbes dans les années 1990:

La libéralisation des marchés a aggravé la situation des petits exploitants en réduisant leur niveau de protection à un moment où les prix internationaux [agricoles] étaient, sauf en 1996, à leur plus bas historique (par exemple, pour le maïs, le blé, le café) alors que de nombreux producteurs de produits de substitution aux importations n’étaient pas compétitifs sur leurs marchés urbains nationaux (et ne le sont toujours pas)62.

9.4.3 Approches des politiques de développement agricole La manière même dont les politiques agricoles sont conçues, formulées et exécutées détermine en grande partie leurs résultats. Par exemple, l’approche centralisée

61 Roger D. Norton, Critical Issues Facing Agriculture on the Eve of the 21st Century, dans IICA, Towards the Formation of an Inter-American Strategy for Agriculture, San José, Costa Rica, 2000, p. 312. 62 Banque mondiale, Mars 2001, p. 16 [traduction].

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 605 pratiquée par les économies planifiées vis-à-vis des facteurs de croissance évoqués plus haut, depuis les systèmes de vulgarisation agricole jusqu’à la redistribution des terres, s’est avérée inefficace. À cet égard, l’expérience a dégagé cinq approches clés pour assurer l’efficacité des réformes de politique: • Réduire les distorsions des marchés de produits et de facteurs. Cela peut appeler

une réglementation adaptée telle, par exemple, la privatisation des installations de commercialisation et de transformation agricoles ou la création de marchés des droits de l’eau, mais aussi la suppression des réglementations et contrôles improductifs63.

• Renforcer la force juridique des relations contractuelles64. Pour cela, il faut, non seulement se doter de codes juridiques, mais aussi renforcer les organes judiciaires, y compris, dans certains cas, mettre en place des tribunaux ruraux spéciaux. En fin de compte, c’est l’établissement de relations de confiance réciproque qui est crucial pour pénétrer de nouveaux marchés et obtenir des financements.

• Dans les politiques et programmes, cibler tout particulièrement les femmes, les petits agriculteurs et les ruraux pauvres, par souci d’équité, mais aussi pour libérer le potentiel d’efficacité productive des petits exploitants, potentiel dont l’existence a été démontrée 65 . Comme l’illustrent les chapitres précédents, une focalisation spéciale sur la discrimination sexuelle dans le développement agricole se justifie dans presque tous les domaines de la politique.

• Décentralisation et participation: adopter une démarche de dévolution des services publics, privatiser le cas échéant et encourager la participation des agriculteurs et des collectivités à la conception et à la mise en œuvre des programmes et politiques. Le renforcement de la participation locale s’est avéré très efficace dans de nombreux domaines, y compris la gestion de l’eau, la réforme foncière assistée par le marché, la recherche agricole, la vulgarisation agricole et le système financier rural.

• Mettre l’accent sur la création d’institutions viables. Il s’agit là d’un corollaire à la décentralisation et à la participation, mais cela implique aussi de prêter attention à la viabilité financière à long terme et d’élaborer des modalités opérationnelles durables. Cette dernière remarque est particulièrement pertinente pour les institutions financières rurales. La création d’institutions, c’est-à-dire donner naissance à des entités au service du secteur rural, constitue un aspect important de la stratégie de développement agricole, surtout en matière d’entités de gestion de l’eau, d’institutions financières rurales et de cadastres fonctionnels, mais le but en ce domaine devrait toujours être le développement d’institutions autonomes et viables à long terme.

Pour rendre les prescriptions de politique d’une stratégie aussi concrètes que possible, on peut les accompagner de recommandations de réforme législative, le cas échéant. Sans spécificité des propositions, les réformes qui finiront par être approuvées 63 «Trop souvent, les politiques gouvernementales créent elles-mêmes des distorsions. La tarification des biens publics, tels que l’eau, en fournit un exemple. Il se peut que l’eau soit fournie aux agriculteurs à bas prix ou même gratuitement, puis gaspillée ensuite...» (T. L. Vollrath, 1994, p. 476). 64 «Il faut mettre en place un système viable de droits de propriété, ainsi qu’un système juridique et un pouvoir judiciaire efficaces pour en assurer le respect» (ibid.). 65 Ce thème est souligné par de nombreux auteurs, les premiers étant peut-être Mellor et Johnston dans l’ouvrage cité plus haut. Binswanger (1998, p. 298) a exprimé cet argument en ces termes: «Une stratégie qui encourage une économie ouverte et l’emploi intensif et s’intéresse aux petits agriculteurs est à la fois efficace du point de vue économique et la plus susceptible de réduire la pauvreté, urbaine comme rurale».

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606 Stratégies de développement agricole: processus et structure risquent d’être très différentes de ce que propose la stratégie. De la même manière, l’absence de spécificité réduit la dynamique du processus de réforme et donc augmente le risque que les propositions restent lettre morte. Il est clair qu’on ne peut limiter une stratégie agricole aux problèmes relevant d’une conception étroite de la politique agricole. Comme l’a dit Robert Thompson:

La politique macro-économique, la politique commerciale, la politique de marché de facteurs et la politique d’investissements publics (surtout dans l’enseignement, la recherche et l’infrastructure) peuvent avoir un impact plus fort sur le développement agricole qu’une politique sectorielle au sens étroit66.

La conception et l’exécution d’une réforme de politique sont des tâches exigeantes de toute façon, mais, pour citer Vernon Ruttan, «il est impératif que les pays pauvres conçoivent et appliquent des stratégies de développement agricole plus efficaces que par le passé»67.

9.5 DÉVELOPPEMENT RURAL ET LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ L’étendue du problème de la pauvreté rurale dans le monde en développement est bien connue, comme l’illustre la remarque de Naylor et Falcon citée ci-dessus sur le fait que les ruraux pauvres continueront à être beaucoup plus nombreux que les pauvres urbains bien avant dans le nouveau siècle. En Amérique latine et aux Caraïbes, par exemple, la pauvreté rurale s’est aggravée entre 1986 et 1996, à la fois en proportion et en chiffres absolus. Et bien que l’on prévoie un déclin de la proportion des ruraux pauvres dans la population totale de cette région au cours des vingt années à venir, le nombre absolu de ruraux pauvres ne changera guère 68 . Des situations similaires prévalent en Afrique et dans de vastes parties de l’Asie. Dans le même temps, les programmes de développement rural tels que conçus jusqu’à présent se sont étiolés:

On ... admet qu’il y a un déclin de l’importance du développement rural dans les ordres du jour nationaux, et que le portefeuille de prêts de la Banque mondiale pour les activités de développement rural est en baisse, en dépit de l’importance stratégique du développement rural et de son potentiel à réduire fortement la pauvreté69.

Dans une certaine mesure, il est possible de remplacer les vastes programmes de développement rural par une série d’initiatives spécifiques en faveur de l’agriculture, telles que la réforme foncière assistée par le marché ou les fonds fonciers (chapitre 5), une meilleure gestion des réseaux d’irrigation (chapitre 6) et la participation des collectivités à la recherche et à la vulgarisation agricoles (chapitre 8). Cependant, il est 66 Robert L. Thompson, Public policy for sustainable agriculture and rural equity, Food Policy, vol. 23, n° 1, février 1998, p. 2. 67 V. W. Ruttan, 1998, p. 155. 68 Banque mondiale, Plan de Acción para el Desarrollo Rural en América Latina y el Caribe, Resumen del Informe, projet de document présenté à la City of Knowledge, Panama, mars 2001, p. 13. 69 Banque mondiale, mars 2001, p. 3.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 607 toujours utile de coordonner les politiques et programmes agissant dans le cadre spatial du monde rural. Le développement rural peut devenir une autre dimension d’intégration de la stratégie agricole et, en même temps, déployer les prescriptions de la politique au-delà de ce secteur. Il va sans dire que, dans les régions rurales, les liens entre activités agricoles et non agricoles sont forts, et que ces dernières constituent des sources d’emploi et de revenu importantes pour les familles rurales:

... il faut intégrer les problèmes de développement rural à la politique agricole.

... Seule la création d’emplois peut résoudre le problème de la pauvreté rurale. Dans de nombreux pays, la politique de développement rural se limite à la politique agricole; cependant, aucun pays n’a jamais résolu le problème de la pauvreté rurale exclusivement au niveau de l’exploitation agricole70.

Outre les bénéfices directs de la création d’emplois non agricoles dans les régions rurales, la prise en compte d’opportunités d’emploi en dehors de l’exploitation pour les petits exploitants – la mesure du coût d’opportunité de leur temps – peut jouer un rôle crucial dans la conception de technologies de production agricole acceptables par eux. On reconnaît de plus en plus qu’il faut une vision intégrée du mode de fonctionnement du ménage rural, y compris la division traditionnelle du travail en fonction des genres, pour formuler des approches réalistes du développement rural71. La stratégie estonienne déjà mentionnée est, de fait, une stratégie de développement rural. L’un de ses principaux chapitres traite des problèmes sociaux ruraux et des politiques économiques concernant les ruraux pauvres. Le très faible niveau de vie des anciens membres des fermes collectives, surtout des personnes âgées, auxquels ne restaient comme seuls biens productifs que de minuscules parcelles de ménage, posait un problème préoccupant. La stratégie a donc recommandé d’enregistrer, sans frais, les droits de propriété des familles concernées sur ces parcelles, et d’élargir les prestations de retraite aux membres des anciennes exploitations collectives. Ce chapitre traitait également des problèmes de prise en charge des enfants des régions rurales dont les parents travaillent et recommandait, parmi de nombreuses autres mesures, la mise en place de zones de développement industriel spéciales dans toutes les régions rurales du pays, une recommandation qui a depuis été appliquée. Ces quelques exemples illustrent la pertinence des questions non agricoles pour une stratégie agricole. La présente étude n’a pas pour vocation de réaliser la synthèse de la littérature traitant du développement rural, ou le trésor d’expérience en ce domaine d’organisations comme la FAO. En revanche, elle propose des observations sur les expériences de développement rural et les problèmes conceptuels soulevés et explore le lien entre les

70 R. L. Thomson, 1998, p. 4. À ce sujet, voir également T. Reardon, K. Stamoulis, M. E. Cruz, Al Jalisca et J. Berdegué, Les revenus ruraux non agricoles dans les pays en développement, chapitre spécial dans La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture 1998, FAO, Rome, 1998. 71 Les effets de distribution de l’emploi rural non-agricole varient beaucoup selon les pays, principalement en fonction de la disponibilité des terres cultivables. Par exemple, «En Égypte, les pauvres (ceux du quintile le plus bas) tirent près de 60% de leur revenu per capita d’activités non agricoles, contre 20% en Jordanie. Ainsi, le revenu non agricole diminue l’inégalité en Égypte et l’augmente en Jordanie». Extrait de: Richard H. Adams, Jr., Nonfarm Income, Inequality, and Poverty in Rural Egypt and Jordan, document de travail n° 2572 (résumé), Banque mondiale, Washington, D. C., 28 mars 2001, pages 1-2.

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608 Stratégies de développement agricole: processus et structure politiques de développement agricole et le développement rural. Elle résume les orientations sous-jacentes aux nouvelles démarches de développement rural, et propose un cadre conceptuel préliminaire permettant d’orienter l’allocation des ressources dans le développement rural. 9.5.1 Projets de développement rural Au cours des décennies antérieures, le financement du développement rural a souvent été consacré à des projets de développement rural intégré apportant une infrastructure de services de base à la collectivité, ainsi qu’à des investissements productifs dans des zones géographiques définies. Après plusieurs années d’application de cette approche, les résultats ont été en général jugés insatisfaisants. Le rendement économique, par exemple, s’est souvent avéré très faible à cause de l’élément d’infrastructure sociale des projets d’investissement. L’absence de participation des collectivités à la conception des ensembles d’investissement et son corollaire, la coordination souvent faible entre les organismes du gouvernement central chargés de la mise en œuvre des différents types d’investissements dans une collectivité donnée, ont également posé problème. Binswanger (1998) a résumé comme suit ces résultats décevants et leurs principales raisons:

De nombreux projets de développement rural intégré (DRI) des années soixante-dix et quatre-vingts ont échoué parce ce qu’ils se sont heurtés aux problèmes suivants (Banque mondiale, 198772): Environnement de politique défavorable. Il est rapidement apparu que de nombreux projets DRI, lorsqu’ils étaient menés dans un environnement de politique défavorable à l’agriculture en général ou aux petits exploitants en particulier, n’avaient aucune chance de réussir... Manque d’engagement des pouvoirs publics. De nombreux gouvernements n’ont pas fourni le financement requis pour la mise en œuvre des programmes... Absence de technologie adaptée. Ceci s’est avéré un problème majeur dans les régions d’agriculture pluviale, surtout en Afrique, où n’existait quasiment aucun antécédent de recherche agricole, et encore là où les efforts de recherche coloniaux s’étaient décomposés. Certains projets de développement rural intégré comprenaient des composants de recherche, mais la plupart ne sont pas parvenus à développer de technologies améliorées. Également, nombre de ces composants de recherche affaiblissaient les systèmes de recherche agricole nationaux en les privant de chercheurs de talent. Négligence du développement institutionnel. De nombreux projets DRI ont mis en place des unités de coordination de projet, dont les membres étaient parfois des expatriés. Cependant, cette approche a retardé le développement d’une

72 Banque mondiale, World Bank Experience with Rural Development: 1965-1987, Operations Evaluation Study 6883, Banque mondiale, Washington, D. C., 1987.

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capacité institutionnelle de planification, d’exécution et de contrôle des programmes de développement rural aux niveaux local et du district. Manque de participation des bénéficiaires. Les programmes étaient souvent conçus de manière hiérarchique et les bénéficiaires n’avaient pas autorité pour prendre des décisions ou exécuter le programme.... Problème de complexité ou de coordination. Il est ironique que la complexité soit devenue le talon d’Achille du développement rural. Après tout, la construction d’un réseau routier rural, la mise en place d’infrastructures à petite échelle et la fourniture de vulgarisation agricole sont des tâches beaucoup plus simples que la construction d’une infrastructure d’irrigation à grande échelle ou de ports... Le problème de coordination a été la conséquence de la délégation de l’exécution de sous-programmes à des bureaucraties gouvernementales ou parastatales, qui étaient en général extrêmement centralisées et avaient leurs objectifs propres. Nombre d’entre elles n’entretenaient aucun contact avec les bénéficiaires, qui auraient pu coordonner beaucoup plus facilement les tâches relativement simples au niveau local... De fait, on pourrait considérer le développement rural intégré comme le dernier bastion de la planification centralisée, lui aussi balayé par la réalité comme tous les autres programmes de cette nature73.

9.5.2 Décentralisation du développement rural Ces problèmes ont incité les organismes internationaux à se tourner vers des approches décentralisées et participatives du développement rural, dont les programmes d’investissement «régis par la demande». On demande de plus en plus aux collectivités de prendre en main la définition ou la sélection des programmes auxquels elles participeront, et le rôle du gouvernement local acquiert davantage de relief. La spécificité des investissements répondant à la demande, c’est que les collectivités les proposent ou les choisissent. Le Chili, par exemple, a créé un fonds de développement de l’irrigation consacré au financement de projets proposés par les collectivités ou les groupes d’agriculteurs (voir chapitre 6). A Paraiba (nord-est du Brésil), une plus grande participation des communautés et une meilleure coordination des efforts des agences centrales ont suscité des projets de développement rural fructueux, financés par la Banque mondiale 74 . Au Nicaragua et au Honduras, la Banque interaméricaine de développement a financé des projets de développement rural entièrement composés de petits projets, proposés par les collectivités et filtrés au niveau des gouvernements de comtés (municipalités rurales). Si, dans la plupart des cas, il est impossible d’estimer un rendement susceptible de servir de critère de sélection pour des projets de cette nature, on suppose que les collectivités locales auront une perception relativement exacte des goulets d’étranglement de leur développement et donc des investissements requis pour les éliminer. Cependant, d’autres types de critères ou de filtres peuvent servir à sélectionner les petits projets, tels que des consignes de coût (coût maximum au kilomètre d’une voie 73 H. Binswanger, 1998, pages 292-293. 74 Un résumé de cette expérience et des raisons de son succès est donné par Maximiliano Cox, Mejores prácticas en políticas y programas de desarrollo rural: implicancias para el caso chileno, CEPAL, Naciones Unidas, Serie Desarrollo Productivo n° 86, Santiago, Chili, mars 2001.

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610 Stratégies de développement agricole: processus et structure de desserte construite ou rénovée, par exemple), une définition restrictive des catégories d’investissements financés par le programme, l’exigence d’une contribution minimum de la collectivité sous forme d’un pourcentage spécifié du coût de chaque projet sélectionné75, et l’obligation de contacts suivis dans le temps avec la collectivité dans le cas de projets de formation. A Paraiba, la formule retenue donnait aux collectivités le droit de proposer des projets et d’élire la moitié des membres d’un comité de sélection finale sur un groupe de projets, laissant le choix des projets d’un second groupe aux autorités municipales (comté) et encore aux dirigeants de l’État (provincial) le choix sur un dernier groupe de projets76. Cette approche constitue une catégorie particulière de décentralisation budgétaire. Tout en responsabilisant les collectivités locales (villages), elle renforce aussi le rôle des municipalités et, dans certains cas, des ONG. (Il faut prendre garde cependant de s’assurer que les ONG n’en viennent pas à dominer le système local de décision). Le puissant attrait de la décentralisation budgétaire ne se limite pas à sa capacité de soutenir plus efficacement le développement rural, mais, dans le même temps, elle soulève des problèmes complexes qu’il faut savoir résoudre pour qu’elle réussisse. De nombreux pays ont légiféré qu’une part donnée des revenus du gouvernement central serait transférée aux gouvernements locaux, mais la capacité de ces derniers à bien gérer les fonds et les effets de ces transferts sur le solde budgétaire du gouvernement central ont causé bien des préoccupations. Ces transferts risquent aussi de démobiliser l’effort des autorités locales à collecter les taxes dont elles sont responsables. Néanmoins, le consensus semble aller dans le sens d’une décentralisation accrue, pourvu qu’elle soit convenablement menée. Un plus grand effort de formation des fonctionnaires locaux constitue une condition préalable primordiale77. En Colombie, c’est avec succès que les dépenses de recherche et formation ont été prises en mains par les agriculteurs à travers un mécanisme de «fonds parafiscaux» pour certaines cultures. Les producteurs paient des contributions qui alimentent un fonds, et décident de son emploi. Ce modèle pourrait s’étendre à d’autres classes de dépenses de développement au niveau local, avec participation des producteurs ainsi que du gouvernement local dans la prise de décisions. Il faut noter que le modèle parafiscal a bien fonctionné en Colombie pour les produits assez homogènes et dont les producteurs sont bien organisés, comme dans le cas du café, de l’huile de palme et du

75 «Les projets régis par les collectivités qui ont réussi sont ceux dont les fonds permettant de couvrir les coûts opérationnels permanents générés localement». Extrait de: Operations Evaluation Department, Lessons on Community-Driven Development, Lessons and Practices, n° 12, Banque mondiale, Washington, D. C., août 2000, p. 2. 76 M. Cox, 2001, p. 40. 77 Deux bonnes études des problèmes posés par la décentralisation, l’une traitant principalement des questions économiques et l’autre des problèmes politiques et institutionnels, ont été publiées par Michael Bruno et Boris Pleskovic, éd., Annual World Bank Conference on Development Economics 1995, Banque mondiale, Washington, D. C., 1996. La première est l’œuvre de Vito Tanzi, Fiscal Federalism and Decentralization: A Review of Some Efficiency and Macroeconomic Aspects (pages 295-316) et la seconde celle de Rudolf Hommes, Conflicts and Dilemmas of Decentralization (pages 331-349). Lawrence D. Smith fournit une discussion très utile de nombreux problèmes liés à la décentralisation, dont la définition de ses différents degrés et types, dans son ouvrage intitulé Réforme et décentralisation des services agricoles: Un cadre méthodologique, FAO Agricultural Policy and Economic Development Series, n° 7, Division de l’assistance aux politiques, FAO, Rome, 2001.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 611 riz, mais pas si bien pour les produits ou les producteurs hétérogènes, comme ce fut le cas pour les fonds parafiscaux des fruits et légumes ou le fonds du sucre artisanal (panela). Le point fondamental ici est que les projets de développement rural doivent être conçus et menés de manière décentralisée78, mais qu’il n’existe pas d’approche unique universellement applicable. L’approche la mieux adaptée dépendra de la situation politique et institutionnelle du pays concerné. Il faut faire attention à éviter la prise de pouvoir par les leaders ou les élites locaux 79 . Lawrence Smith a désigné la responsabilisation comme justification de base de la décentralisation:

La décentralisation de l’administration publique devrait améliorer le système des incitations, auquel sont confrontés les fournisseurs de biens et de services quand leur activité n’est pas entièrement dictée par les forces du marché. Plus l’administration du service est proche des clients, plus il est probable que les décisions relatives aux services à fournir, en quelle quantité, où et à qui, répondront davantage à la demande des utilisateurs. En principe, la qualité du service s’améliorera, mais aussi l’efficacité du prestataire du fait de sa proximité des clients auxquels il doit rendre compte80.

Les expériences d’investissement rural régi par la demande illustrent quelques-unes des questions à se poser lors de la conception de projets de développement rural décentralisés. L’une d’entre elles était de savoir s’il fallait utiliser les fonds publics (d’un prêt international) pour subventionner les investissements sur l’exploitation. On décide en général de limiter les investissements éligibles à ceux qui concernent l’ensemble de la collectivité (par exemple, réseau routier, formation et programmes, installations de commerce rural, et occasionnellement petits projets d’irrigation intéressant un nombre suffisant de bénéficiaires), ainsi qu’à des projets orientés vers les coopératives (par exemple, fourniture du capital initial d’une coopérative de commercialisation dirigée par des femmes, ou d’une coopérative de femmes pour l’élevage et la vente des iguanes). Cette définition de la portée du programme a éliminé les investissements sur l’exploitation et quelques infrastructures de base (électrification, réseaux de communication). Cette remarque n’a pas pour but de nier l’intérêt des types d’investissements financés par le programme, mais plutôt de souligner que les investissements choisis par les processus de décision des collectivités locales peuvent être intrinsèquement limités dans leur couverture, et donc devoir être complétés par d’autres types d’actions. S’il est important de décentraliser davantage le pouvoir de décision, il faut impérativement soutenir le développement rural à tous les niveaux de décision de la politique, y compris par des politiques sectorielles et macro-économiques convenables qui incitent à la croissance. Une approche d’ensemble, holistique, s’impose. Il faut également des politiques sectorielles appropriées pour que les approches décentralisées soient efficaces, ce qui comprend des fondements juridiques pour la gestion par les collectivités: 78 Binswanger (1998, p. 294) mentionne des projets de développement rural récents au Mexique, en Colombie et au Brésil qui ont cédé le pouvoir de décision aux municipalités. 79 M. Cox, 2001, pages 37-38. 80 L. D. Smith, 2001, p. 44.

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Des politiques sectorielles saines permettent un développement efficace impulsé par les communautés... Pour le soutenir, les politiques sectorielles doivent inclure des politiques financières (y compris sur les contributions de la communauté), des normes sectorielles, des options/normes technologiques et des lois appuyant la gestion par la collectivité et l’acquisition contractuelle de biens et de services par les collectivités elles-mêmes81.

L’adoption d’une approche holistique soulève à son tour un problème fondamental d’une autre nature:

L’approche holistique signifie s’attaquer avec davantage de résolution à un thème considéré historiquement, par de nombreux organismes internationaux, comme tabou dans le processus de développement: la politique politicienne et ses relations avec la politique économique. Il est devenu clair que la réussite est liée à la qualité de la gouvernance et du processus politique. Une bonne gestion politique des aspects techniques et une bonne gestion technique des aspects politiques fondent souvent le succès et l’efficacité des projets. Les approches régies par la demande constituent également un moyen d’impliquer davantage les intéressés et donc de responsabiliser davantage la société dans l’implémentation des projets82.

Il arrive que les programmes d’investissements régis par la demande acquièrent des tonalités politiques fortement partisanes, lorsque l’équipe au pouvoir tente de détourner les investissements vers des collectivités où ses tenants sont majoritaires. Des garde-fous sont nécessaires contre de telles tendances, afin de protéger l’intégrité des programmes et d’en accroître l’efficacité. Si salutaire que soit la décentralisation de la prise de décision, elle complique aussi le processus de coordination entre les institutions et peut rendre beaucoup plus difficile l’atteinte d’un consensus sur les priorités des dépenses de développement rural. Pour citer Lawrence Smith:

Le gouvernement central, le gouvernement local et les OSC [organisations de la société civile] peuvent s’accorder sur les objectifs, mais diverger sur les priorités et les stratégies. En principe, cela ne doit pas poser problème quand la fourniture [des services] est déconcentrée ou déléguée parce que, en théorie, le gouvernement central tient fermement les rênes. Le problème se pose avec la dévolution et les partenariats. Comment les administrations du gouvernement central doivent-elles gérer les ordres de priorité différents des gouvernements locaux et des OSC se réclamant d’un soutien du public à leurs initiatives? Que se passe-t-il si les priorités locales diffèrent des priorités du gouvernement central établies dans le cadre d’un plan de développement? ... Les gouvernements centraux peuvent traiter ces problèmes de plusieurs manières en:

81 Philippe Dongier, Community Driven Development Principles, projet, Banque mondiale, Washington, D.C., 7 janvier 2000, p. 3 [souligné dans l’original]. 82 World Bank Action Strategy, Consultation on Rural Development for Latin America and the Caribbean, Summary Report of Conclusions and Proceedings, CIDER (IICA), The City of Knowledge, Panama, avril 2001, pages 10-11.

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1) introduisant progressivement la dévolution, faisant entrer dans les assemblées élues du gouvernement local des fonctionnaires d’unités déconcentrées de l’administration publique, à même d’influer sur les décisions;

2) transférant à des OSC, hors du champ des administrations, les fonctions prioritaires appropriées;

3) conservant sous contrôle central la gestion des programmes prioritaires tout en déconcentrant ou en délégant les fonctions de production ou de livraison;

4) soumettant à des conditionnalités les transferts budgétaires intergouvernementaux...83

Dans les faits, la solution trouvée par le programme de développement rural de la Banque interaméricaine de développement pour le Nicaragua et le Honduras a été de réduire le champ de la prise de décision par les gouvernements locaux en faisant définir par le gouvernement central les domaines ayant droit au financement, et d’imposer des critères techniques à l’éligibilité. Les priorités étaient définies localement dans le cadre de ces restrictions. 9.5.3 Transferts économiques visant à soutenir le développement rural La portée des investissements ruraux peut être élargie par des programmes complémentaires de transferts budgétaires aux ménages ruraux pauvres. Le Mexique a exécuté plus énergiquement que bien d’autres pays en développement des programmes de transferts budgétaires aux agriculteurs, en premier lieu en adaptant le Plan McSharry de l’Union européenne (programme PROCAMPO, qui mandatait des paiements de 100 dollars par hectare à des catégories spécifiées d’exploitations en exercice), puis en appliquant un programme, évoqué plus haut, de transferts directs aux ménages ruraux sur la base de l’assiduité scolaire des enfants (programme PROGRESA). L’Estonie aussi a adopté une variante du plan McSharry pour faciliter la transition de son agriculture à l’économie de marché.

Un programme de transferts aux ménages ruraux pauvres constitue une catégorie de subventions justifiée au nom de la lutte contre la pauvreté (chapitre 2). Bien conçu, il peut contribuer à mettre les agriculteurs sur la voie du développement autonome. Par exemple, on pourrait envisager des paiements visant à défrayer les coûts d’attribution de titres de propriété (après achèvement du processus d’émission de titres) et la remise de bons aux agriculteurs pauvres à échanger contre l’achat d’intrants agricoles ou de services de vulgarisation ou la participation à des programmes de formation spécialisés84.

83 Lawrence D. Smith, 2001, pages 21-22 [souligné dans l’original]. 84 Le concept de transferts directs aux petits exploitants pour augmenter leur capacité de production est relativement nouveau. Un rapport de 1992 de la Banque interaméricaine de développement énumérait quatre types de subventions aux familles rurales, qui n’incluaient pas les transferts à la production. Les types de subventions mentionnés étaient des programmes d’emploi rural, des programmes de cantine scolaire, des subventions en espèces pour assurer la subsistance de groupes vulnérables (vieillards, jeunes enfants, femmes enceintes et allaitantes) et la distribution de denrées alimentaires à des groupes de la population victimes de déficits nutritionnels (Gladys Aristizábal, Jorge Echenique, Ruy de Villalabos et Wolfram Fischer, Combatiendo la Pobreza Rural en América Latina y el Caribe: Una Nueva Estrategia de Desarrollo Rural, Banque interaméricaine de développement, Washington, D. C., décembre 1992, p. 58).

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614 Stratégies de développement agricole: processus et structure Les transferts de cette nature peuvent être considérés comme des instruments de la politique agricole plutôt que comme des programmes de développement rural per se, mais dans tous les cas, ils sont complémentaires d’autres types d’investissements dans les zones rurales. Il existe dans le monde entier une longue histoire de transferts aux agriculteurs pauvres par la fourniture en nature de certaines catégories d’intrants agricoles, en particulier les semences, les jeunes plants d’arbre, les outils et les produits agrochimiques. Cependant, en général, l’étape suivante, c’est-à-dire donner aux ménages agricoles pauvres les moyens de choisir eux-mêmes leurs intrants et de se les procurer par les filières commerciales établies, n’a pas été franchie. Les transferts directs, particulièrement aux petits exploitants, prennent davantage d’importance au vu de la tendance mondiale à fermer les banques de développement étatiques, et de la contraction du crédit agricole qui s’ensuit. Dans la mesure où les programmes de crédit étaient, en fait, des subventions déguisées du fait de leur faible taux de recouvrement des prêts, il serait plus sain de les remplacer par des transferts monétaires directs.

Les programmes de transfert de cette nature facilitent la capitalisation des petites exploitations, et représentent des interventions publiques neutres du point de vue du choix des cultures. Par conséquent, dans le cas fréquent où les incitations de la politique favorisent les produits de substitution aux importations et défavorisent les produits exportables, la mise en œuvre de transferts directs réduirait ce travers, compensant en fait l’absence de programmes d’incitation à l’exportation. De plus, lorsque les incitations fiscales sont biaisées en faveur des grandes exploitations – autre cas fréquent – l’usage de transferts directs, avec un plafond sur le nombre d’hectares éligibles par exploitation, réduirait cet autre travers.

Si maintenant étaient mis en œuvre à la fois une taxe foncière basée sur la superficie, comme cela a été examiné au chapitre 5, et un programme de transferts directs, l’effet combiné en serait une taxation progressive, puisque la taxe épargnerait les quelques premiers hectares tandis que le transfert serait assujetti à un plafond de surface cultivée dans les exploitations éligibles à cet avantage. Ces effets sont illustrés schématiquement sur le graphique 9.1, où le point (a) sur l’axe horizontal indique la surface exempte de taxe foncière, le point (b) représente le plafond d’éligibilité au transfert direct, et le point (c) signale le seuil à partir duquel les exploitations sont soumises à une taxe nette positive. Les exploitations de taille inférieure à (c) sont bénéficiaires nets.

Les avantages d’une taxe sur la superficie ont déjà été discutés au chapitre 5. Ils tiennent à la simplicité administrative, à l’élimination du problème des estimations cadastrales toujours à réévaluer, et à l’absence d’incitations contraires aux investissements sur l’exploitation. Cette taxe pourrait être déductible des impôts sur le revenu, et pour la plupart des paysans elle remplacerait de fait l’impôt sur le revenu, qui n’est guère recouvré dans les régions rurales des pays en développement.

Cette combinaison de taxe à la superficie et de transferts directs permettrait au secteur de contribuer comme il se doit au revenu budgétaire, tout en fournissant incitations à la production et soutien au revenu pour les petits et moyens exploitants. De plus, on a déjà signalé que les transferts directs, à la différence de la plupart des interventions de soutien au développement agricole, sont neutres quant au choix des cultures pratiquées.

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Figure 9.1 - Représentation schématique des effets de transferts directs et d’une taxe sur la superficie (voir le texte pour plus de détails)

La gestion des transferts directs soulève plusieurs problèmes pratiques dont le principal est peut-être la nécessité de décentraliser la mise en œuvre des politiques agricoles. Il serait impossible de gérer un programme de transferts à des dizaines de milliers de petits exploitants ou plus depuis un ministère centralisé. Pour ce type de programmes, il faut accorder une plus grande autonomie aux bureaux régionaux des ministères de l’Agriculture, et y faire participer les organes du gouvernement local. Le rôle des bureaux régionaux ou locaux d’un ministère de l’Agriculture peut se visualiser comme celui d’intermédiaire ou de courtier. Le représentant local du ministère est chargé d’une mission de base: i) apprendre à connaître ses clients, c’est-à-dire les familles d’exploitants de sa région, ainsi que leurs besoins et leur potentiel; ii) transmettre aux services centraux les principaux problèmes et questions agricoles de la région; iii) connaître la gamme de programmes de politiques susceptible d’être mise en œuvre localement, les critères de qualification des participants et les mécanismes d’exécution; iv) informer la population rurale des programmes auxquels elle peut participer et, de cette manière, faciliter la mise en correspondance des clients et des programmes; v) suivre la mise en œuvre des actions et faire remonter au centre les éventuels défauts de conception à corriger, ainsi que d’éventuelles variantes des programmes existants ou des suggestions de nouveaux programmes à développer. Pour que des agents locaux jouent ce rôle, les institutions centrales doivent définir soigneusement et clairement les options existantes et indiquer en détail comment il convient de les mettre en œuvre et de les suivre. Fondamentalement, le rôle du centre

Taxe foncière

Transferts indirects

Taille d’exploitation

a b c

Taxe

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616 Stratégies de développement agricole: processus et structure est de définir clairement les options de la politique et de publier des guides opérationnels, sous forme d’une brochure par programme ou module de politique et par type d’investissement susceptible d’être mis en œuvre si les agriculteurs se montrent intéressés et répondent aux critères de qualification. La panoplie de ces programmes pourrait couvrir: assistance financière et technique; mise en place de programmes d’irrigation à petite échelle; assistance aux programmes de gestion du bassin versant par les collectivités; cours de formation spécialisés (élevage du petit bétail, culture de variétés non traditionnelles, transformation agricole à petite échelle, commercialisation, comptabilité des coûts, rudiments de soins vétérinaires, etc.); mécanismes d’émission de titres fonciers, de bons couvrant leurs coûts d’enregistrement; achats de terres financés par une banque foncière, bons d’achat d’intrants, bons d’achat de services de vulgarisation privatisés; transferts monétaires conditionnés à l’assiduité scolaire; participation à des programmes d’investissement dans l’infrastructure locale, etc. Il est important de souligner le rôle des femmes parmi les bénéficiaires de ce type de transferts et de rechercher également les occasions de lier les transferts financiers à des pratiques agricoles saines du point de vue de l’environnement. Chaque programme devrait être assorti d’une brochure descriptive et d’un manuel opérationnel. Ceux-ci doivent être produits par le centre en coordination avec des agents locaux, susceptibles de prêter leur soutien à des tests pilotes de l’utilité de ces documents. Lorsque l’on envisage de cette manière le problème de mise en œuvre, il devient évident qu’il faut décentraliser la plupart des activités du ministère de l’agriculture à des bureaux locaux et renforcer la coordination entre le centre et les agents locaux. Pourtant, ces sujets reçoivent rarement la priorité dans les programmes de renforcement institutionnel de l’agriculture, même ceux ciblant d’abord les ministères de l’Agriculture85. Un exemple exceptionnel de cette approche du développement rural est fourni par l’expérience de la province espagnole d’Andalousie. Un ensemble complet de brochures a été publié, couvrant non seulement des questions agricoles, mais aussi le tourisme rural, l’environnement rural, la gestion des forêts et d’autres thèmes86. Bien sûr, dans le cas de l’Andalousie le rôle des intermédiaires est facilité par le fait que plusieurs des programmes proposés sont financés par l’Union européenne, en plus de ceux du gouvernement espagnol. Néanmoins, il s’agit d’un exemple utile, non seulement de décentralisation administrative, mais aussi d’élaboration d’un éventail d’actions visant à stimuler les activités dans les secteurs ruraux non agricoles. L’objectif central de ce programme est le développement des capacités des membres des familles agricoles eux-mêmes, en partie par la capitalisation des activités agricoles et non agricoles, mais davantage encore par l’offre d’une gamme de programmes soigneusement conçus de formation aux activités économiques, agricoles et autres, présentant un potentiel dans cette région. 85 Le rapport de 1992 évoqué plus haut de la Banque interaméricaine de développement, consacré à la pauvreté et au développement ruraux, commentait: «L’un des défis organisationnels à relever par un système de programmation, d’établissement de budget et de gestion du développement rural sera de parvenir à une combinaison optimale entre les niveaux d’action décentralisés des projets et programmes de développement rural, et la formulation des politiques au niveau national» (G. Aristizábal, J. Echenique, R. de Villalabos et W. Fischer, 1992, p. 41). 86 Ces manuels ont été publiés en 1996 sous le titre général de Guía de Desarrollo Rural, par le Consejería de Agricultura y Pesca, Junta de Andalucía, Séville, Espagne.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 617 Les programmes de formation spécialisés destinés aux familles de petits exploitants ne doivent pas oublier les possibilités de liaison avec l’industrie agro-alimentaire. Divers types de liens entre les petites exploitations et les industries de transformation sont possibles, allant de la location de terres cultivables aux sociétés industrielles et à la mise à leur disposition de main d’œuvre, jusqu’à des contrats d’achats d’intrants (en général assortis de supervision) et de vente des produits, en passant par la simple signature de contrats d’approvisionnement des produits 87 . Le principal obstacle à la réussite de ce type de contrats peut être un contrôle de qualité insuffisant de ces produits. C’est dans ce domaine que la formation peut obtenir ses résultats les plus utiles. 9.5.4 Priorités d’investissement L’approche régie par la demande, ou décentralisée, du développement rural a élargi l’éventail des investissements possibles dans les régions rurales. On peut arguer cependant qu’il faudrait la compléter par un sens clair des priorités de l’investissement rural. On peut avancer qu’une part importante du soutien des pouvoirs publics devrait être dirigée vers quelques types essentiels d’infrastructure, au lieu de se disperser dans de nombreux domaines, et que ces investissements permettraient aux familles rurales de faire d’autres choix qui hausseraient leur niveau de vie. L’expérience internationale semble confirmer que ces domaines prioritaires sont au nombre de quatre: éducation, transport, électricité et communications. Si les conditions agro-économiques sont favorables à l’irrigation, il faudrait l’ajouter à la liste en cinquième priorité, du fait de son vaste potentiel d’augmentation de la productivité agricole. Les possibilités et les difficultés de la création de liens entre petits exploitants et industrie agro-alimentaire sont bien illustrées par les expériences très différentes de la tomate au Chili et au Pérou: L’industrie du concentré de tomates chilienne expédie une grande partie de sa production sur le marché intérieur. De ce fait, la qualité des matières premières utilisées constitue une préoccupation majeure ... puisque la qualité du produit final en dépend. Comme [il s’agit d’un] produit qui demande beaucoup de soins, nécessite beaucoup de main d’œuvre et ne permet pas les économies d’échelle ... les industries passent contrat pour s’approvisionner avec des petits producteurs dont le grand avantage est de disposer d’une main d’œuvre familiale abondante pour assurer la récolte. Ces producteurs reçoivent une assistance technique et une formation de la part des transformateurs... ... dans la Valle d’Ica [au Pérou], on s’est aperçu que l’usine de coulis de tomate avait commencé en s’appuyant sur les petits producteurs pour une partie de son approvisionnement, mais que les difficultés et les coûts de la supervision requise pour vérifier que les agriculteurs adoptaient les consignes techniques de l’entreprise ont poussé celle-ci à abandonner cette pratique au profit de la location de terre et la production sous son contrôle et sa supervision directs (A. Schejtman, 1996, pages 19 et 25). Une stratégie de développement rural élaborée selon ces axes inclurait un ensemble échelonné d’investissements dans les infrastructures, région par région ou 87 Alexander Schejtman, Agroindustria y pequeña agricultura: Alcances conceptuales para una política de estímulo a su articulación, CEPAL, document n° LC/R. 1660, 29 juillet 1996, Santiago, Chili, p. 22.

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618 Stratégies de développement agricole: processus et structure district par district, les dotant d’écoles et de routes adéquates, d’électricité, de systèmes de télécommunications et, le cas échéant, de réseaux d’irrigation. Cet ensemble d’investissements s’accompagnerait de programmes d’incitations spéciales à l’intention des enseignants ruraux afin d’attirer les personnes les plus qualifiées dans des écoles de villages isolés, ainsi que d’allocations aux familles rurales sur la base de la fréquentation régulière de l’école par leurs enfants. Cela n’exclurait pas d’autres activités de développement rural, surtout celles apportant des formations spécialisées aux familles des campagnes, encore que l’on pourrait avancer que les investissements signalés plus haut méritent la priorité dans les choix de financement du gouvernement. Les investissements dans les infrastructures engendrent de multiples bénéfices. Dominique van de Walle a avancé que «pour une grande part, les bénéfices que les pauvres tirent d’un réseau routier rural ne peuvent pas se mesurer en termes monétaires» et proposé une méthodologie de sélection des régions auxquelles attribuer des investissements routiers en fonction de trois critères: réseau routier existant, pauvreté, et potentiel de développement88. Les investissements de base dans les infrastructures et le développement rural, conçus et mis en œuvre de manière décentralisée, peuvent représenter une partie importante de la stratégie de développement agricole ou rural. La mise en place de programmes de transferts aux ménages ruraux à bas revenus peut renforcer la priorité accordée à l’objectif de lutte contre la pauvreté. La poursuite de cet objectif peut être rendue encore plus efficace par le renforcement des institutions de microfinance, la clarification du statut foncier des ménages pauvres, l’aide aux projets d’irrigation à petite échelle gérés de manière décentralisée, et le développement de mécanismes améliorant l’accès des agriculteurs pauvres à une technologie plus évoluée. Il est indispensable de recourir à ces méthodes, et d’autres, favorables aux ruraux pauvres parce que, comme l’a démontré le cas du Honduras, nombre des politiques et des programmes agricoles traditionnels, non ciblés, favorisaient en fait les couches à hauts revenus des régions rurales. Dans la mesure du possible, la planification des investissements doit faire partie intégrante de l’élaboration de la stratégie. Les investissements rattachés à des priorités et à des politiques sectorielles sont en général les plus efficaces. Le processus participatif dont découlent les recommandations en matière de réforme de la politique permet également d’identifier les besoins en investissements. Cependant, la planification des investissements requiert un savoir-faire propre, et il peut s’avérer nécessaire de faire appel à des spécialistes. A moins de consacrer un effort particulier à l’étude des investissements, on n’obtiendra souvent, au mieux, qu’une liste générale des projets prioritaires, avec une indication de leur nature et de leur portée respectives. La quantification des investissements requis dans chaque cas constitue, en général, un exercice parallèle et distinct. Néanmoins, une fois présentées les priorités d’une stratégie, il est possible de calculer plutôt rapidement le montant estimé des investissements requis en commençant par identifier les types de projets prioritaires et leur portée, par exemple: nombre 88 Dominique van de Walle, Choosing Rural Road Investments to Help Reduce Poverty, document de travail n° 2458, Banque mondiale, Washington, D. C., octobre 2000.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 619 d’hectares irrigués à réhabiliter, nombre d’hectares des nouveaux réseaux d’irrigation, kilométrage de voies d’accès, kilométrage de lignes électriques, nombre d’hectares à terrasser pour protéger le sol, etc., puis en y appliquant les coûts unitaires moyens tirés d’expériences antérieures. Dans le cas d’investissements à petite échelle régis par la demande, le montant du financement disponible détermine la taille du portefeuille. C’est pourquoi il convient d’inciter les coordinateurs d’une stratégie à consentir le petit effort supplémentaire requis pour l’exercice parallèle de planification des investissements. Si cette étape était franchie, la stratégie constituerait alors un cadre global cohérent pour un programme d’investissement. Cela représenterait une amélioration substantielle par rapport au processus habituel de planification des investissements, qui consiste à compiler une liste des projets envisagés sans logique unificatrice, ni lien avec les réformes de la politique sectorielle. De toute évidence, il faudrait évaluer avec davantage d’attention toutes les suggestions de projets suscitées par la stratégie pendant le processus de mise en œuvre, y compris par le biais d’études de préfaisabilité et de faisabilité. Par dessus tout, il faut se souvenir qu’un environnement de politique favorable et cohérent constitue le facteur le plus important pour attirer les investisseurs extérieurs au secteur, et inciter les agriculteurs eux-mêmes à investir davantage dans leur activité. 9.5.5 Cadres de politique pour le développement rural La discussion ci-dessus a évoqué les principaux thèmes qui caractérisent un programme de développement rural réussi. En principe, les programmes de ce type ont une dimension territoriale au sens où ils comprennent des activités à mener dans des zones géographiques spécifiées. Il est cependant possible de mettre en œuvre un programme de développement dans de nombreuses régions d’un pays. Plus important encore, les programmes de développement rural efficaces se concentrent sur le renforcement de la capacité des familles rurales à améliorer leur statut économique par leurs propres efforts. Les programmes de développement rural sont plus productifs s’ils visent à réduire les causes de la pauvreté plutôt qu’à simplement en traiter les symptômes. Parfois, en cas de sous-alimentation, par exemple, les symptômes sont si aigus qu’il faut les soulager en priorité. Cependant, pour prévenir leur réapparition, les programmes de développement doivent augmenter la capacité des familles rurales à produire davantage et à pratiquer des activités plus productives. Cette approche signifie mettre en œuvre à la fois des programmes ciblant directement les individus et les familles, et d’autres visant à améliorer l’environnement économique et institutionnel dans lequel ils vivent et travaillent. Les obstacles qui s’opposent aux efforts des familles rurales pour améliorer leur sort peuvent se regrouper en cinq classes principales, et sur cette base, il faut concevoir cinq catégories de politiques et de programmes de développement rural, les priorités entre elles étant définies par ailleurs dans le cadre propre à chaque communauté. Ces classes de contraintes ou obstacles correspondent à des insuffisances dans les domaines ci-après89: 89 Des suggestions préliminaires de cette nature ont été émises pour le ministère de l’Agriculture et de la forêt du Nicaragua avec le soutien de la Banque interaméricaine de développement.

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620 Stratégies de développement agricole: processus et structure 1) Capital humain: Faibles niveaux d’éducation et formation insuffisante dans certains

domaines professionnels. «Pour savoir gérer, ainsi qu’acquérir et traiter des informations, il faut de plus en plus se former pendant toute sa vie»90.

2) Capital social: Faibles niveaux d’organisation des collectivités, des producteurs, etc., se traduisant par l’incapacité d’entreprendre des efforts productifs en coopération ou en association.

3) Infrastructure physique: Inadéquation du réseau routier, des installations de communication, de la fourniture d’énergie et de l’eau d’irrigation.

4) Infrastructure institutionnelle: Faiblesse de la recherche et de la vulgarisation agricoles, sous-développement des systèmes financiers ruraux, inadéquation des règles et des institutions définissant les droits de propriété et résolvant les conflits liés à ces droits, faiblesse de l’exécution des contrats, etc.

5) Capital physique privé: Insuffisance des terres et de l’infrastructure d’irrigation sur les exploitations, inadéquation des niveaux d’investissement dans le bétail, les cultures arboricoles et autre capital productif. Il s’agit de la contrainte du manque de capital des pauvres au niveau des exploitations.

Cette vision du problème du développement rural est similaire au cadre de développement agricole proposé plus haut dans ce chapitre. La principale différence est que les efforts de développement rural se concentrent sur la famille rurale et sur le renforcement de son aptitude à maîtriser son univers et à améliorer son niveau de vie, grâce à l’agriculture ou à d’autres métiers. De toute évidence, le développement agricole tire lui aussi partie de cette approche, mais les stratégies agricoles sont davantage orientées vers la production agricole per se. Le capital humain et le capital physique privé sont des formes de capital appartenant aux familles rurales elles-mêmes. Le capital social correspond à la capacité des collectivités et d’autres groupes locaux à travailler ensemble. Le renforcement du capital social est facilité par un capital humain de meilleure qualité et par des politiques adéquates. L’infrastructure physique et l’infrastructure institutionnelle sont des formes de capital relevant de l’environnement plus large des communautés rurales. En principe, il faut l’assistance d’efforts nationaux ou régionaux, par opposition à des efforts purement locaux, pour en augmenter la disponibilité. Un programme de développement rural ne peut pas fournir toutes ces formes de capital, mais il peut être lié à une stratégie rurale ou agricole nationale qui fasse apparaître les besoins en matière d’infrastructure institutionnelle et élabore des politiques pour y répondre. Les programmes de développement rural permettent surtout de renforcer les trois premières formes de capital: capital humain, capital social et infrastructure physique. En outre, bien que les organismes internationaux soient souvent peu enclins à consentir des prêts ou à accorder des subventions pour le capital physique privé des ruraux pauvres, cette forme de capital peut constituer un instrument puissant de lutte contre la pauvreté dans le contexte d’un programme de développement rural. De fait, on finance le capital physique privé quand on apporte un soutien financier à la réforme foncière assistée par le marché, qui comporte normalement un volet subvention; il est aussi possible d’élargir cette approche à 90 FIDA, Rural Poverty Report 2001: The Challenge of Ending Rural Poverty, Oxford University Press, Oxford, 2001, p. 105.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 621 d’autres types d’investissements sur l’exploitation, pourvu que les bénéficiaires en soient convenablement sélectionnés.

Il faut envisager les dotations en eau en fonction des besoins humains élémentaires de subsistance, et pas seulement de l’irrigation:

Les pauvres reçoivent une part encore plus faible de l’eau agricole que des terres cultivées, et souffrent de graves déficits en eau potable91.

On peut se servir de ce cadre des investissements ruraux pour élaborer des recommandations concrètes par village ou zone rurale. Dans un premier temps, on diagnostique le degré d’adéquation de chaque type de capital, puis, dans un second temps, on définit les besoins prioritaires à traiter. Par exemple, si la plupart des adultes d’un village s’avère illettrée, les besoins en capital humain figureront parmi les priorités et l’on pourra mettre en place des programmes d’alphabétisation pour y remédier.

Chacune des cinq formes de capital constitue l’une des voies qu’une collectivité rurale doit emprunter pour parvenir à un développement économique autonome. Le développement rural – au sens du renforcement de la capacité d’auto-développement des familles et des communautés – n’aura lieu que si des avancées se manifestent sur ces cinq voies. Il faut renforcer ces cinq types de capital et d’infrastructures, en quantité et qualité adéquates. En matière d’infrastructure physique, par exemple, les trois premières priorités seraient probablement le transport, les communications et l’énergie, dans cet ordre. Pour les habitants d’un village ne pouvant accéder au reste du monde qu’à pied et pendant une partie de l’année seulement, il est clair qu’une route constituerait un investissement hautement prioritaire. En matière de capital humain, l’ordre des priorités serait l’alphabétisation fonctionnelle, la fréquentation du cycle primaire complet et l’acquisition de compétences spécialisées par le biais de formations, portant, par exemple, sur la gestion d’exploitation, la prise de conscience de la discrimination sexuelle, la commercialisation et la gestion de l’irrigation. Sans connaissance élémentaire de la lecture, de l’écriture et du calcul, il ne servirait pas à grand chose de proposer une formation en gestion d’exploitation. En revanche, de nombreuses options de poursuite du développement du capital humain s’ouvriraient aux personnes parvenues en fin de cycle primaire.

On peut ainsi définir des priorités pour chacune des cinq voies et évaluer les besoins de chaque région rurale par comparaison avec ces priorités, puis élaborer des politiques et des programmes en conséquence. L’éducation pourrait devenir une priorité dans certains villages, tandis que l’organisation de groupes de femmes pour la commercialisation et la gestion du crédit (capital social) serait une priorité dans un autre, en fonction du chemin déjà parcouru par le village sur chacune des voies. La mise en place de communication par Internet alimentée par l’énergie solaire pourrait devenir une priorité dans d’autres villages, comme cela a été le cas dans certaines parties de l’Inde.

La figure 9-2 illustre trois des cinq voies, ou axes, du développement rural et montre les principales étapes de la progression sur chacune d’entre elle. Ce type de cadre peut également servir à la conception d’enquêtes de suivi des progrès du développement rural dans des districts ou des régions donnés.

91 FIDA, 2001, p. 112.

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CAPITAL HUMAIN

Figure 9.2 - Dimensions de base du développement rural - Étapes de l’évolution d’une capacité de développement par la propre initiative

Eau

pota

ble

Télé

com

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Rés

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CAPITAL PHYSIQUE AU NIVEAU DE LA COMMUNAUTÉ (INFRASTRUCTURE)

CA

PITAL PH

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Agriculture sur brûlis

Droits d’usufruit à long terme sur les terres

Propriété totale des terres

Progrès essentiels dans chaque communauté rurale vers lesquels il faut orienter la politique avant de planifier d’autres types d’interventions

622 Stratégies de développem

ent agricole: processus et structure

Irrigation, arboriculture, bétail et autre forme de capital

Notions de com

ptabilité

Formation spécialisée

Notions de gestion d’entreprise

Organisations de producteurs

et de familles rurales

Analphabétism

e

Education primaire et

alphabétisation des adultes

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 623 Si les familles rurales et les collectivités elles-mêmes doivent jouer un rôle dans l’expansion de leurs dotations dans les cinq catégories de capital, il n’est pas exclu que des institutions extérieures participent également au processus. Concernant le développement du capital humain, le gouvernement central, le gouvernement local et les ONG ont tous des rôles à jouer. Dans certains pays, les ONG ont été la force la plus novatrice de l’éducation rurale. Pour renforcer le capital social, les gouvernements locaux, les ONG et les associations locales apportent les contributions les plus essentielles, bien que les gouvernements nationaux puissent affecter une partie de leur soutien à des programmes en ce domaine. En matière d’infrastructure physique, les rôles principaux reviennent aux pouvoirs publics et aux autorités locales, mais les collectivités interviennent également, souvent avec l’assistance des ONG. Le développement d’une infrastructure institutionnelle dépend de manière cruciale de politiques nationales appropriées, mais les ONG jouent parfois un rôle majeur, comme dans le cas des institutions financières rurales. À eux quatre, ces types de capital contribuent de manière vitale à l’expansion des dotations de capital physique privé, mais dans ce domaine les efforts des familles, des communautés et des ONG sont également essentiels. En ce qui concerne le capital social, il est clair que la priorité est la suppression des disparités entre genres, pour des raisons à la fois d’équité et d’efficacité. Ce problème peut être traité au niveau de la collectivité, par le biais de programmes d’éducation et de prise de conscience, de la responsabilisation économique des femmes, et de politiques sectorielles comme indiqué dans les chapitres précédents. On peut également s’y attaquer à l’aide de politiques et de lois nationales sur le droit de l’héritage, le droit aux terres dans la réforme agraire, la violence domestique, la santé des femmes et autres sujets apparentés. Ce type de politiques et de programmes peut avoir des résultats tangibles, comme l’indique une récente étude des programmes consacrés aux femmes en Chine, un pays qui possède une longue tradition de politiques nationales éclairées en matière de genres:

Des preuves empiriques récentes provenant de nombreux pays ont montré de manière répétée qu’une politique publique de réduction de l’inégalité entre genres engendre des externalités sociales substantielles, y compris l’amélioration du bien-être des enfants (par exemple, santé, nutrition et éducation), ainsi que la réduction des disparités de genres et des taux de fertilité. ... combinée aux effets identifiés sur les revenus ... notre analyse apporte une preuve empirique à l’appui de l’assertion que les programmes de lutte contre les inégalités de genres, mettant l’accent sur la participation des femmes aux activités économiques et sociales de la communauté, peuvent engendrer des bénéfices significatifs.... Nous voyons corroborée l’opinion que ... les programmes [de responsabilisation des femmes rurales chinoises] peuvent substantiellement augmenter les revenus familiaux des participantes, mais en partie au détriment d’externalités de revenus négatives pour les non participantes. Nos résultats

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624 Stratégies de développement agricole: processus et structure

suggèrent également que le programme réussit parfaitement à augmenter les taux de participation dans les villages et que ses impacts sur le revenu dépendent sensiblement de son aptitude à engendrer cette augmentation. Plus le programme réussit à hausser les taux de participation, plus l’impact est positif sur les revenus des participantes et plus il est négatif sur les revenus des non participantes, l’impact positif étant beaucoup plus fort que l’impact négatif. En ce sens, les gains de la participation au programme proviennent du fait que les participantes se protègent contre ces effets négatifs et bénéficient des gains de revenus substantiels liés à l’augmentation des taux de participation. En conclusion, donc, nos résultats soutiennent le point de vue que des politiques publiques visant une participation économique et sociale accrue des femmes peuvent se traduire par des bénéfices économiques et sociaux substantiels.... Nos résultats tendent également à appuyer l’opinion que l’éventail des politiques publiques en matière de genres, mises en œuvre au cours de ces dernières décennies, fournit un contexte complémentaire qui contribue au succès d’une exécution effective des programmes centrés sur les questions de genre92.

Le FIDA a résumé en termes convaincants les arguments favorables à la priorité de l’éducation des femmes:

Il existe d’énormes abîmes entre l’accès à l’éducation et le niveau d’alphabétisation des hommes et des femmes. Ces écarts sont encore plus importants dans les régions rurales et davantage encore chez les ruraux pauvres. L’absence d’équité engendre l’inefficacité: l’éducation des femmes fait beaucoup plus à la marge pour le revenu, la réduction de la pauvreté, la santé et la nutrition des enfants qu’un complément d’éducation des hommes. Le fait que les femmes adoptent plus rarement les innovations agricoles est entièrement dû à leur moindre niveau d’éducation; à niveau d’éducation égale, les femmes les adoptent aussi rapidement que les hommes. Un complément d’éducation augmente davantage le revenu des ménages si ce sont les femmes qui en bénéficient. Dans les États indiens entre 1957 et 1991, la réactivité de la pauvreté à l’alphabétisation initiale des femmes était plus grande qu’à toute autre condition initiale. De nombreuses études indiquent que l’éducation des mères est également associée à une amélioration de la santé des enfants, et ceci souvent à revenu égal93.

La concrétisation d’un cadre basé sur les cinq voies – les cinq types de capital requis pour le développement – s’exprimerait par des mesures différentes dans chaque contexte, mesures beaucoup plus détaillées que ce qui a été décrit ici. Quelle que soit sa forme, ce cadre apporte un soutien logique aux propositions d’une stratégie de développement rural et permet d’en intégrer les actions disparates, afin qu’elles se renforcent mutuellement. Il constitue également un guide pour la définition des priorités d’investissement, en fonction du chemin parcouru par chaque collectivité sur chacune des cinq voies. 92 David Coady, Xinyi Dai et Limin Wang, Community Programs and Women’s Participation: The Chinese Experience, document de travail n° 2622, Banque mondiale, Washington, D. C., juin 2001, pages 22, 24-25. 93 FIDA, 2001, p. 110.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 625 Pour placer cette approche dans un contexte plus large, Gustavo Gordillo de Anda a fortement souligné l’importance de la transparence politique et d’un cadre institutionnel solide pour réduire l’incertitude à laquelle sont soumises les transactions économiques dans les régions rurales. L’incertitude – doutes sur le versement d’un paiement convenu, sur le respect d’un délai de livraison, etc. – est une caractéristique qui définit presque le sous-développement, et qui coûte très cher à surmonter. Gordillo a écrit:

Ce qui est important, c’est de comprendre que le développement rural n’est pas seulement un ensemble de politiques économiques, mais qu’il doit également prendre en compte les conditions politiques et sociales qu’ont créées la modernisation économique et la démocratisation de nos sociétés. ... la nouvelle approche pour les régions rurales nécessite trois ingrédients principaux: • Encourager les occasions de progresser et d’améliorer le bien-être. • Créer la certitude. • Encourager la cohésion sociale [renforcer le capital social]94.

9.6 MISE EN ŒUVRE D’UNE STRATÉGIE Les efforts investis dans l’élaboration d’une stratégie seront de peu de valeur si au moins certaines de ses orientations majeures ne sont pas mises en œuvre. D’un autre côté, il est en général irréaliste de s’attendre à ce que l’intégralité des recommandations du document soit appliquée. Le processus de formulation d’une stratégie devrait comprendre la préparation de la phase de mise en œuvre et, dans ce but, il est utile de connaître dès la conception des propositions de politique les moyens dont on disposera pour les appliquer. Pour reprendre ce qui a été dit à la fin du chapitre 2, une stratégie se met en œuvre par cinq voies différentes: • Nouvelle législation (voie législative de la politique). • Décisions et décrets administratifs promulgués par l’exécutif modifiant les règles

qui régissent l’environnement économique de l’agriculture et les structures institutionnelles (voie administrative de la politique).

• Allocation des investissements publics, ou financement par le budget d’investissement, dont une partie peut provenir des partenaires du développement extérieurs (voie de l’investissement).

• Allocation du budget de fonctionnement du gouvernement (voie des programmes). • Participation volontaire du secteur privé et de la société civile à la mise en œuvre

(voie non gouvernementale).

94 Gustavo Gordillo de Anda, Un nuevo trato para el campo, intervention à la International Conference on Access to Land: Innovative Agrarian Reforms for Sustainability and Poverty Reduction, Bonn, Allemagne, 19 -23 mai 2001, p. 36.

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626 Stratégies de développement agricole: processus et structure On peut ajouter à ces réflexions que, une fois la stratégie formellement avalisée par le pouvoir exécutif ou législatif, et de préférence par les deux, les principaux éléments du processus de mise en œuvre incluent, outre ceux traités au chapitre 2: • l’élaboration d’un plan de mise en œuvre à moyen terme, dans le cadre duquel

seraient formulés les plans annuels de mise en œuvre; • la mise en place d’un secrétariat à la mise en œuvre, ou autre comité de haut niveau,

chargé de gérer l’exécution et le suivi de la stratégie. Les plans de mise en œuvre doivent identifier clairement les actions requises dans ces cinq voies. Le calendrier des plans de mise en œuvre doit être coordonné à celui du cycle budgétaire. Chaque plan de mise en œuvre doit comprendre un plan d’action législatif, un plan pour des décrets de l’exécutif et les mesures administratives relevant de l’exécutif sans implications budgétaires, une déclaration des besoins à satisfaire par le budget en cours, un plan d’investissement, et un plan de mise en œuvre dans le secteur non gouvernemental, élaboré avec les représentants du secteur privé ou de la société civile pour les mesures convenues. Bien sûr, ce dernier ne peut pas être un document contraignant, mais il peut aider à renforcer la cohérence de l’effort global de mise en œuvre. Les plans à moyen terme, par exemple trois ans, peuvent également s'intégrer aux exercices de programmation des organismes internationaux qui soutiennent le développement du pays. Adapter leur soutien aux priorités et aux réformes mentionnées dans une stratégie nationale nécessiterait de la part des organismes internationaux de développement une flexibilité dont ils n'ont pas fait montre à ce jour, mais donnerait un contenu concret à la rhétorique de la participation. Pour pousser ce type de coopération un peu plus loin, les organismes qui préfèrent conditionner leurs financements à certaines réformes pourraient les lier à des étapes spécifiques et majeures de la mise en œuvre de la stratégie nationale du pays. Même avec les meilleures intentions, un processus de mise en œuvre rencontre toujours des obstacles et ce type de conditions sensibiliserait à l’urgence de les surmonter. Il serait plus tolérable pour le gouvernement et la société hôtes, et plus efficace à long terme, de dire clairement que la conditionnalité est basée sur les plans propres du pays, plutôt que sur des plans élaborés ailleurs. On se préoccupe de plus en plus de l'apparente inefficacité de la traditionnelle clause de conditionnalité. Jan Willem Gunning a exprimé ces doutes et proposé un autre type de solution:

Il existe maintenant des preuves écrasantes de l’incapacité de l'aide à faire aboutir les réformes de politique. J'ai avancé qu'au lieu de modifier la conception du contrat d'aide pour améliorer l’efficacité de la conditionnalité ex ante, les donateurs devraient passer à une conditionnalité ex post (sélectivité). Avec la sélectivité, l'attribution de l'aide est liée à la réussite95.

95Jan Willem Gunning, Rethinking Aid, dans: Boris Pleskovic et Nicholas Stern, éd., Annual World Bank Conference on Development Economics, 2000, Banque mondiale, Washington, D. C., 2001, p. 141.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 627 La solution ne consiste pas à abandonner la conditionnalité ex ante, mais à faire en sorte que les conditions du prêt et de la subvention soient conçues, de fait, par le pays hôte. Lier le versement à l’application par le pays de sa propre stratégie contribue à faire avancer son processus de mise en œuvre. Dans le même temps, une telle conditionnalité est susceptible d’être mieux reçue dans les pays en développement. L'une des clés de la mise en œuvre en temps voulu est un système de suivi soigneusement structuré, exigeant un compte rendu fréquent et rapide au secrétariat d’exécution des progrès et problèmes observés dans chaque domaine. De même, le secrétariat doit être doté de pouvoirs lui permettant de prendre des mesures spéciales pour accélérer le processus de mise en œuvre dans les domaines où il stagne - ou pour recommander de telles mesures au Cabinet. Il peut être utile de faire participer au processus de suivi de la mise en œuvre des personnes ayant pris part à l'élaboration des politiques de la stratégie, qu’elles appartiennent ou non au gouvernement. Il s’agit souvent d’experts des domaines concernés et, à ce titre, de personnes à même de recommander des modifications des politiques en fonction des besoins, sur la base du retour d'information reçu du processus de mise en œuvre. Pour progresser dans la voie législative, on réunit en général des équipes ou des groupes de travail de juristes et d'autres experts techniques chargés de rédiger la législation dans les domaines où les recommandations de la stratégie le conseillent. Il est important que juristes et non juristes collaborent étroitement à ce processus. En leur qualité d’experts en technique législative, les juristes peuvent indiquer comment parvenir à des buts spécifiés, mais, en général, ce sont les autres experts techniques qui définissent ces buts. Laisser aux juristes les rênes du processus de rédaction de la législation aboutit parfois à un résultat non conforme à l’ensemble des buts de la politique. Le secrétariat d’exécution constitue l'organisme adéquat pour superviser les travaux du groupe de travail législatif et, quand le sujet le justifie, pour soumettre le projet de loi à l'examen de l’ensemble du groupe participatif auteur de la stratégie.

9.7 CONCLUSION L'utilité d'une stratégie dépend de nombreux facteurs, dont, en tout ou partie: la qualité du travail accompli, la mesure dans laquelle son élaboration a été participative, le moment de la publication du document par rapport au cycle électoral, la situation politique du gouvernement du moment et le soutien qu'il reçoit de la communauté internationale. Il est toujours illusoire de croire qu'un document a la capacité de changer la vie des gens et les sceptiques ne manqueront jamais pour rejeter ce travail à l'avance en en dénonçant l’absence inhérente de pertinence. Mais si un document stratégique reflète un consensus et la détermination de ceux qui ont participé à créer ce consensus, il peut avoir des conséquences tangibles. L'histoire ne manque pas d’exemples. Travailler sur une stratégie n'est en aucune manière un exercice d'analyse de routine ou de programmation bureaucratique. Il faut se dégager des limites des modes traditionnels d'élaboration des documents de planification des grandes institutions. Il faut une communication approfondie entre des personnes venant d’horizons différents. Cela nécessite d’abandonner pour l’occasion tout scepticisme. Pour tous ceux qui y participent, conseillers compris, c'est toujours l’occasion d’apprendre. Pour qu’une

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628 Stratégies de développement agricole: processus et structure stratégie réussisse, il faut que ses auteurs soient convaincus de ses mérites. C'est le résultat d'une fusion particulière entre réalisme, analyse et espoirs. Par dessus tout, cela requiert de la persévérance et un engagement à long terme de la part de ceux qui y participent. Il ne s’agit pas seulement d’un processus économique technique, mais aussi d’un travail de construction du capital social d'une nation. Plus le processus est élargi, plus il a de chances de réussir.

POINTS IMPORTANTS DU CHAPITRE 9

1. Une stratégie de développement agricole est un cadre de cohérence qui réunit des éléments de politique dans une architecture logique d’ensemble, avec une vision à moyen ou long terme des perspectives du secteur. Sa caractéristique est de présenter une approche intégrante des problèmes de développement, au lieu de les traiter chacun isolément des autres.

2. Une stratégie doit avoir un solide fondement technique, mais pour être efficace

elle doit aussi recueillir un large soutien, particulièrement de la part des agriculteurs, du gouvernement et des agences internationales de développement.

3. En matière de politiques de réforme, surmonter les oppositions d’intérêts

particuliers à certaines d’entre elles peut être facilité si la stratégie propose en même temps différents types de réformes dont chacun bénéficie à des groupes sociaux différents, plutôt que si les réformes étaient proposées une à une. L’un des rôles d’une stratégie est d’éliminer les privilèges particuliers et d’instaurer pour tous les acteurs les mêmes règles du jeu économique.

4. Une stratégie sert aussi à élever le niveau du débat national sur les politiques.

Elle constitue un processus éducatif pour tous ses participants, y compris les conseillers techniques. Le travail d’élaboration d’une stratégie peut représenter, pour ceux et celles qui y participent, un mécanisme d’instruction par l’action, dans lequel on apprend à définir les problèmes de politique eux-mêmes d’une façon constructive, et à rechercher les solutions dans des directions parfois inhabituelles.

5. Ces dernières années, de grands efforts ont été faits pour renforcer le caractère

participatif du développement des politiques et programmes, mais la participation des citoyens à la formulation de stratégies de développement national ou sectoriel n’est pas encore devenue chose courante.

6. Outre le respect des principes de base de la démocratie, l’élaboration

participative des stratégies mérite d’être encouragée pour les raisons qui suivent:

a. Cela accroît les chances d’atteindre un consensus national sur les politiques de réforme.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 629

b. Cela renforce les moyens du débat national et donne aux citoyens davantage d’autorité pour prendre part à la résolution des problèmes politiques du futur.

c. Cela aide à élaborer de meilleures politiques. L’expérience nous enseigne que les représentants du secteur privé et des ONG peuvent, non seulement aider à former un consensus sur les politiques, mais aussi contribuer de façon décisive à la qualité des réformes, jusqu’au niveau de la rédaction des propositions de loi.

d. Cela aide à renforcer la responsabilisation et la transparence du processus de prise de décision.

e. Cela renforce la position du pays dans le débat international, si bien que les priorités véritablement nationales peuvent servir de guide aux programmes d’assistance internationale, au lieu que les politiques nationales soient définies implicitement par l’addition des conditionnalités attachées aux prêts et dons internationaux.

7. Il est important d’assurer que les participants au processus soient représentatifs

d’un éventail suffisamment large de la société. Ceci vise en particulier les femmes, les pauvres et autres groupes traditionnellement défavorisés. Les participants n’ont pas forcément à être les représentants formels d’associations ou autres entités enregistrées, mais ils doivent être reconnus dans leur communauté ou leur groupe comme des personnes à l’avis réfléchi sur les questions de politique.

8. Il y a un risque réel de ne pouvoir obtenir, au sein des membres de la société

civile, un consensus sur les questions de stratégie. Néanmoins, s’il y a dans la société des désaccords sérieux sur des questions fondamentales de politique, le travail sur la stratégie est un forum utile pour contribuer à les résoudre.

9. Un des objectifs principaux d’une démarche participative de formulation de

stratégie est de créer un sentiment d’appropriation du résultat de la part des participants. Dans une large mesure, cet objectif dépend de la façon dont le processus est conduit. Un autre objectif est que la stratégie soit appropriée par la nation elle-même. Cet objectif trouve toute sa valeur dans les pays où bien des politiques ont, de fait, été imposées par les agences internationales de développement à travers les conditionnalités liées à leur assistance financière.

10. Ce problème de l’appropriation, par le pays et par la société civile, suggère qu’il

y a des limites au parrainage direct, par des organisations financières internationales et par le gouvernement, du processus participatif d’élaboration de la stratégie. Idéalement, ces instances devraient contribuer au processus par une expertise technique, et aider à la mise en œuvre des recommandations de la stratégie, mais la société civile peut être réticente à s’engager à travailler sous une telle égide.

11. Le mode de sélection des participants peut aussi jouer son rôle dans le sentiment

d’appropriation. Cette question mérite d’être discutée à fond avec les participants eux-mêmes avant que la liste en soit arrêtée.

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630 Stratégies de développement agricole: processus et structure

12. Si la stratégie est rédigée par des conseillers techniques et ensuite présentée à la société civile pour discussion, il y a peu de chances que le sentiment d’appropriation se fasse jour chez les personnes consultées. La clé en la matière est que les nationaux concernés, et les membres de la société civile tout spécialement, aient un rôle directeur dans la rédaction du document de stratégie.

13. Le contrôle de la qualité technique est un aspect important dans les stratégies,

surtout lorsque la société civile y joue un rôle directeur. La meilleure façon de l’assurer est par une démarche de développement de capacité, ce qui, en retour, exige une collaboration prolongée entre participants et conseillers techniques, dans une sorte de démarche d’apprentissage par l’action. D’un autre côté, il y a souvent, dans un pays en développement, un réservoir latent de talents jusqu’alors inexploités pour des travaux en matière de politiques.

14. La capacité de la société civile à analyser les questions de politiques devrait être

institutionnalisée pour pouvoir servir à plus long terme. C’est une affaire qui mérite l’attention et le soutien des agences internationales de développement. En effet, fondamentalement, l’un des rôles les plus fructueux de l’assistance officielle au développement consiste à générer une capacité nationale à analyser et formuler les politiques.

15. Le travail d’élaboration d’une stratégie s’organise autour de groupes de travail

qui conduisent l’analyse et rédigent les projets de documents. Cette entreprise doit être pilotée par un comité de coordination, et il y a parfois deux niveaux de coordination, l’un pour la logistique quotidienne et l’autre, plus large, pour l’examen des questions de fond et la cohérence entre les éléments constitutifs de la stratégie.

16. Les groupes de travail peuvent attirer dans le processus une expertise de la

société civile qui, sans cela, n’aurait pas contribué à la réflexion sur les politiques.

17. Les principaux défis inhérents au lancement d’un effort participatif pour

l’élaboration d’une stratégie agricole sont les suivants:

a. Motiver suffisamment de cultivateurs et d’éleveurs écoutés par leurs pairs à s’engager personnellement au processus et à y consacrer le temps nécessaire pour le mener à bien. Comme les exploitants agricoles et les paysans ont beaucoup à faire, ceci n’est pas chose facile.

b. Ne pas mobiliser seulement des personnes vivant dans la capitale, et atteindre une certaine représentation géographique au sein des participants. La logistique nécessaire peut être un problème dans les pays vastes ou sans bon réseau de transports et communications.

c. Surmonter les fractures qui peuvent se manifester entre les participants, du fait des appartenances politiques ou des conditions socio-économiques, afin de pouvoir réunir un consensus sur une position qui ait le support implicite de tous, ou presque, les principaux groupes de la société rurale.

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 631

d. Créer une ambiance dans laquelle les représentants de la société civile se mettent à militer ensemble pour de bonnes politiques économiques bénéficiant à l’ensemble du secteur, plutôt que de promouvoir en ordre dispersé des intérêts personnels ou d’étroite chapelle.

e. Eviter de mettre en place un dispositif parallèle de discussion, qui pourrait affaiblir, au lieu de les renforcer, les canaux de communication et les processus sociaux existant.

f. Eviter une publicité prématurée sur le processus participatif, avant qu’il ait franchi le stade des ‘brouillons’. Une certaine publicité peut être utile, pour aider le public à être informé du processus, mais une publicité prématurée sur le contenu de la stratégie risque de servir de détonateur à des critiques acerbes, parfois partisanes, des formulations de politique en cours d’élaboration, parfois jusque dans la presse nationale. Le danger est que ce genre de critiques, survenant trop tôt, puisse briser le consensus en voie de formation au sein des participants, et même faire dérailler toute l’entreprise.

g. Obtenir l’accord du gouvernement du moment, voire du prochain si des élections doivent avoir lieu sous peu, sur les principales recommandations de la stratégie.

18. Une vision de l’avenir créative et réaliste est un élément essentiel d’une

stratégie, mais les moyens d’inscrire cette vision dans les faits doivent être spécifiés de façon assez détaillée et rigoureuse pour pouvoir constituer un programme de mise en œuvre.

19. Pour passer de l’expression d’une vision à la formulation d’un programme de

propositions de politiques, une étape utile consiste à identifier les principaux obstacles à l’accomplissement de la vision. Une autre étape valable est que les groupes de travail décrivent le cadre de politiques préexistant, ce qui peut s’avérer délicat pour ceux dont l’essentiel de la carrière s’est déroulé justement dans ce cadre: avoir travaillé toujours dans un même contexte ne prépare pas à prendre du recul et imaginer des alternatives.

20. Dans une stratégie, les relations logiques entre diagnostic et solutions doivent

apparaître clairement. Une manière de structurer le document de stratégie est d’assurer, pour chaque secteur, sous-secteur ou thème, la présence des éléments suivants:

a. Les caractéristiques de base du sujet examiné (secteur, sous-secteur ou

thème) b. Le rappel des politiques passées et présentes concernant ce sujet. c. Les principaux problèmes et contraintes dont il faut s’occuper. d. Les objectifs (secondaires) spécifiques au sujet concerné. e. Les recommandations de politique et leur justification technique (en toute

logique, les politiques doivent être conçues comme les moyens de surmonter les contraintes et d’atteindre les objectifs).

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632 Stratégies de développement agricole: processus et structure

f. En appendice: des recommandations en termes de réformes législatives et de programme d’investissement (ce dernier n’étant pas forcément requis pour tous les sujets traités).

21. Le capital humain est le facteur stratégique le plus décisif du développement

agricole, d’autant plus que de nouvelles technologies surgissent, que les marchés demandent des produits de meilleure qualité et plus salubres, tandis que les exigences des consommateurs en termes de qualité des produits et de calendrier de leur fourniture évoluent. Il devient de plus en plus important, pour tous les agriculteurs du monde, d’apprendre à obtenir et assimiler sans cesse l’information nécessaire. Du coup, les institutions et les politiques qui facilitent l’accès à l’information ont un rôle critique à jouer, mais souvent les ministères de l’agriculture sont lents à prendre au sérieux le problème de la qualité.

22. Le développement institutionnel est l’une des clés de la croissance agricole.

Des institutions fortes ouvrent aux agriculteurs les portes des connaissances nouvelles et leur permettent de conclure des contrats fiables pour la fourniture à une date ultérieure de leurs intrants, la livraison de leurs produits, et les paiements à terme. Lorsque toutes les transactions et paiements doivent se faire sur base instantanée, il y a peu de place pour le développement. Dans la plupart des économies en développement, les institutions desservant le monde rural laissent fort à désirer en ce qui concerne leur sens des responsabilités et leur efficacité.

23. Les recommandations de politique d’une stratégie doivent respecter la cohérence

intra- et intersectorielle. Pour mettre en œuvre une politique, il peut être nécessaire d’en modifier une autre, complémentaire. L’agriculture est tout particulièrement sous la dépendance du contexte macro-économique, qui détermine fortement le système des incitations pour les producteurs. Si les options de politique macro-économique n’ont pas été suffisamment explorées, il peut revenir à la stratégie agricole de suggérer certaines alternatives au niveau macro-économique.

24. L’objectif le plus fondamental d’une stratégie agricole est d’améliorer le revenu

des familles rurales. Un moyen important d’y parvenir est d’accroître la production et la productivité, et les politiques qui orientent les prix relatifs en faveur de l’agriculture contribuent aussi à atteindre cet objectif.

25. En tout pays, le but d’une stratégie agricole est de générer une croissance

durable et largement partagée, mais l’élaboration d’une stratégie fructueuse requiert de l’ingéniosité pour trouver aux problèmes rencontrés des solutions concrètes, détaillées, et qui soient viables dans le contexte où elles s’appliquent.

26. L’expérience historique comme les modèles théoriques du développement

agricole à long terme ont montré qu’il faut minimiser les interventions étatiques sur les marchés de produits, mais par contre donner la priorité à l’amélioration des marchés de facteurs, spécialement dans le domaine de l’éducation et de la

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formation (capital humain) et ceux de la terre, de l’eau, du crédit et de la technologie – cette dernière rejoignant le capital humain.

27. Le ‘modèle historique’ de Vernon Ruttan et Yujiro Hayami est l’un des plus

riches de sa catégorie pour ses implications en matière de politiques. Ce modèle met en avant le rôle fondamental de l’innovation technologique dans le développement agricole et montre aussi que la nature de cette innovation est fortement influencée par les prix relatifs des facteurs, ainsi que par le prix réel des produits agricoles.

28. La production agricole n’est qu’un maillon d’une chaîne d’activités liées, allant

de l’offre d’intrants et du développement des technologies, en passant par la production, jusqu’à la gestion après récolte, la mise en marché et la transformation des produits. En conséquence, l’agriculture ne peut prospérer sans établir des liens solides avec les marchés, intérieurs aussi bien qu’internationaux, lesquels à leur tour sont toujours plus exigeants envers la qualité du produit et les conditions de livraison. Le rôle primordial des marchés est tout aussi vrai pour les petits paysans que pour les grands exploitants.

29. Au sens le plus large, les facteurs les plus décisifs pour la croissance agricole

sont des marchés fonctionnels, les conditions de prix et un capital productif suffisant. Dans cette dernière catégorie, le capital humain, on l’a déjà noté, est le plus essentiel pour améliorer les perspectives de développement.

30. Quant au contenu, les orientations-clés des stratégies de développement agricole

peuvent se résumer comme suit:

a. Développement des marchés et politiques de prix: • Les politiques de développement des marchés comprennent les

négociations commerciales internationales (bi- et multilatérales) pour l’agriculture, les politiques de conformité aux normes sanitaires et phytosanitaires des aliments, les barèmes de qualité (spécialement pour les céréales), les mesures de promotion des exportations, l’information de marché et les opérations-test commerciales, le financement de la commercialisation et du stockage, la formation des vulgarisateurs sur les questions de qualité et de production bio, et autres actions connexes.

• Les politiques de prix, qui se situent surtout au niveau macro-économique, doivent éviter le déclin des prix réels agricoles et rattraper au moins en partie les fortes baisses qui peuvent s’être produites. La politique de prix devrait aussi viser des taux de protection effective relativement uniformes des produits, au sein du secteur et entre secteurs.

• Un régime d’ouverture commerciale, mais sans transmettre à l’économie intérieure les distorsions évidentes des marchés mondiaux.

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634 Stratégies de développement agricole: processus et structure

b. Politiques envers le capital humain: • Améliorer l’éducation rurale, et changer s’il le faut le mode de gestion des

écoles en question. • Les programmes de vulgarisation et formation en milieu rural devraient

comporter des éléments sur l’organisation des communautés et des producteurs, particulièrement en ce qui concerne les femmes. L’aptitude à travailler ensemble en coopération est nécessaire au succès de nombreux efforts de développement, notamment pour la pénétration de nouveaux marchés. Le facteur dont il s’agit ici est le capital social.

• Les capacités de recherche et vulgarisation agricoles demandent à être très considérablement renforcées dans la plupart des pays en développement, avec un accent particulier sur la qualité de leur personnel et sur les approches participatives.

• Le capital humain se manifeste aussi dans les institutions dont le renforcement est vital pour le progrès agricole. En termes les plus généraux, ceci signifie inculquer le respect des lois et du droit de propriété sous toutes ses formes. La bonne gouvernance est indispensable à tous les aspects du développement agricole. Plus spécifiquement, renforcer les institutions exige qu’elles soient davantage responsabilisées et efficaces, ce qui, pour l’agriculture en développement, demande généralement plus de décentralisation des institutions qu’actuellement.

c. Politiques envers le capital physique pour la croissance agricole: • Clarifier et étayer les droits de propriété, y compris les droits des baux et

locations, et améliorer l’accès à la terre sans mettre en danger la sécurité des droits de propriété.

• Investir dans les infrastructures physiques du milieu rural, spécialement pour l’irrigation, les transports, l’électrification et les communications.

31. Les modalités selon lesquelles les politiques agricoles sont conçues, formulées

et exécutées ont un impact déterminant sur leur résultat. L’expérience enseigne que cinq démarches-clés aident à garantir la bonne fin des politiques de réforme:

• Réduire les distorsions sur les marchés de produits et de facteurs. • Renforcer la force juridique des relations contractuelles. • Donner la priorité aux femmes, aux petits paysans et aux ruraux pauvres

dans le ciblage des politiques et programmes. • Décentraliser et faire participer: pratiquer la dévolution des services

publics, en privatisant s’il y a lieu, et encourager la participation des paysans et des collectivités à la conception et la mise en œuvre des programmes et politiques.

• Mettre l’accent sur la création d’institutions viables.

32. Pour accélérer sa mise en œuvre, une stratégie devrait être accompagnée de recommandations de réforme législative, en tant que de besoin.

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33. L’approche de ‘développement rural intégré’, adoptée dans de nombreux pays, a généralement connu l’échec. Les causes en étaient un climat politique défavorable, un engagement insuffisant des gouvernements, l’absence de technologies convenables, l’ignorance du besoin de développement institutionnel et de participation des bénéficiaires, et la médiocre coordination entre organismes concernés.

34. Face à ces difficultés, les agences internationales de développement ont fait

porter l’accent, en matière de développement rural, sur les démarches décentralisées et participatives, au rang desquelles les programmes d’investissement rural ‘régi par la demande’. De façon croissante, les communautés sont invitées à choisir les programmes auxquels elles participent, ou à en diriger la définition, et le rôle des autorités locales gagne en importance.

35. Le succès du développement rural demande aussi une décentralisation

institutionnelle, des politiques d’appui dans les autres secteurs et une bonne gouvernance.

36. Les investissements ruraux peuvent être rendus plus efficaces si des programmes

complémentaires de transferts budgétaires vers les ménages pauvres sont mis en place. De tels transferts sont compatibles avec les règles de l’OMC en matière de politique agricole et sont un moyen de fournir des incitations aux petits exploitants et aux producteurs pour l’exportation, qu’il est difficile autrement de cibler dans un programme d’incitations.

37. Ces transferts directs sont par ailleurs neutres au regard du choix des cultures, ce

qui n’est pas le cas de la plupart des autres formes de soutien budgétaire à l’agriculture. Combinés avec une taxe foncière assise sur la surface cultivée, l’effet net en serait progressif par rapport à la taille de l’exploitation.

38. Administrer des mesures de transfert direct requiert un fort degré de

décentralisation des opérations d’un ministère de l’agriculture.

39. On peut soutenir qu’une bonne part des investissements ruraux devrait être canalisée vers un petit nombre de types essentiels d’infrastructures, et non pas saupoudrée dans de nombreuses directions, et que ces investissements permettront aux familles rurales d’exercer d’autres choix qui élèveront leur niveau de vie. L’expérience internationale semble confirmer que ces types prioritaires sont au nombre de quatre: éducation, transports, électricité, et communications. Si les conditions agronomiques se prêtent à l’irrigation, celle-ci s’ajouterait comme cinquième priorité, étant donné le fort potentiel de gains de productivité agricole qu’elle possède.

40. Dans la mesure du possible, des estimations approximatives des besoins en

investissement dans les domaines prioritaires devraient être incluses dans une stratégie de développement agricole.

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636 Stratégies de développement agricole: processus et structure

41. Les cinq catégories de contraintes qui freinent les efforts des familles rurales pour améliorer leur sort sont les suivantes:

• Le capital humain: faibles niveaux d’éducation, et formation insuffisante

dans les matières nécessaires à leur activité. • Capital social: faible degré d’organisation communautaire,

professionnelle, etc… se traduisant par l’incapacité à entreprendre des efforts productifs de manière coopérative ou associative.

• Infrastructure physique: réseaux routier, de communications, de fourniture d’énergie, d’eau d’irrigation, inadéquats.

• Infrastructure institutionnelle: recherche et vulgarisation agricoles médiocres, systèmes financiers ruraux sous-développés, règles et institutions inadéquates pour la définition des droits de propriété et la résolution des conflits associés, mauvais respect des obligations contractuelles, etc.

• Capital physique privé: dotation en terre et infrastructure d’irrigation insuffisantes dans l’exploitation agricole; manque d’investissement dans le cheptel, l’arboriculture et autres immobilisations productives. C’est là pour les pauvres la contrainte du manque de capital physique sur l’exploitation.

Face à ces contraintes, cinq classes de politiques et programmes de

développement rural peuvent être élaborées, les priorités entre elles étant définies de façon distincte pour chaque communauté. Le degré d’avancement de chaque communauté le long de ces cinq axes de progrès peut être évalué pour déterminer les prochaines priorités à retenir pour ses programmes de développement rural.

42. En ce qui concerne le capital social, il y a peu de doutes que la priorité doit être

la suppression des inégalités entre genres, pour des raisons à la fois d’équité et d’efficacité. Le problème peut être abordé au niveau de la communauté, à travers des programmes d’éducation et de prise de conscience et en donnant un pouvoir égal aux femmes, ainsi qu’au niveau des politiques sectorielles, comme cela a été montré dans les chapitres précédents. Cette question relève aussi des lois et politiques nationales concernant les droits d’héritage, les droits à la terre dans le cadre des réformes agraires, la violence domestique, la santé féminine et autres sujets rattachés.

43. Une stratégie ne vaut que si elle est au moins en partie réalisée. Aussi, dans le

travail d’élaboration de la stratégie, il vaut la peine de prendre en compte la façon dont les réformes de politiques vont être conduites. Les politiques sont mises en œuvre selon cinq voies:

• Par de nouvelles lois (la voie législative de la politique). • Par des décisions administratives et décrets de l’exécutif, modifiant les

règles qui régissent l’environnement économique de l’agriculture et les structures institutionnelles (la voie administrative de la politique).

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Politiques de développement agricole: concepts et expériences 637

• Par des allocations d’investissement, ou financement sur le budget d’investissement, dont une partie peut provenir des partenaires extérieurs du développement (la voie de l’investissement).

• Par des allocations du budget de fonctionnement de l’État (la voie des programmes).

• Par la participation volontaire du secteur privé et de la société civile à la mise en œuvre (la voie non gouvernementale).

44. Une stratégie doit être suivie d’un plan d’exécution, et un secrétariat d’exécution

doit être mis en place pour superviser les étapes de sa mise en œuvre. Les participants à l’élaboration de la stratégie auront acquis l’expertise requise pour effectuer le suivi de son exécution et trouver des solutions aux problèmes qui peuvent surgir en cours de route.

45. Il ne peut y avoir de meilleure conditionnalité à l’assistance internationale que

de demander à un pays de réaliser ses propres plans, surtout si ceux-ci ont été développés sur le mode participatif. Avec les meilleures intentions du monde, des obstacles peuvent toujours se dresser sur la voie de la mise en oeuvre, et il peut donc être judicieux pour les agences internationales de désigner l’exécution de la stratégie élaborée nationalement, ou d’éléments clés de celle-ci, comme la condition au décaissement de l’assistance internationale.