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CHAPITRE III : LAISSEZ-FAIRE VERSUS INTERVENTIONNISME L’objectif de ce chapitre est de retracer les fondements théoriques du débat toujours très actuel du libéralisme économique face à l’interventionnisme. En effet, que l’on considère la théorie monétariste, la théorie des anticipations rationnelles, la théorie du capital humain, la théorie des choix publics,… tous ces courants contemporains sont unis autour d’une même idée majeure : le rejet de toute intervention publique. Le marché est supposé dans tous les cas constituer le meilleur mécanisme d’allocation des ressources. Par conséquent, selon l’expression consacrée du physiocrate Vincent de Gournay, il s’agit pour tout gouvernement (démocratie, monarchie,…) de « laissez faire les hommes et laissez passer les marchandises ». Le libéralisme économique revêt donc deux dimensions : l’intervention minimale de l’Etat au niveau de l’économie nationale et la liberté des échanges internationaux. Nous recommandons fortement de lire le chapitre 12 de La grande transformation de K. Polanyi qui complète utilement cette partie du cours. SECTION 1 : LA MAIN INVISIBLE, SOCLE DU LAISSEZ-FAIRE 1.1 Du colbertisme au libéralisme physiocrate Pour les mercantilistes, l’intervention de l’Etat est constamment nécessaire afin d’assurer l’enrichissement de la nation (cf. chapitre précédent). Il est préconisé le plus souvent de prendre des mesures visant à favoriser les exportations de produits manufacturés (plus rémunérateurs que les matières premières et biens agricoles et surtout plus facile à reproduire, donc considérés comme moins rares), à faire entrer les métaux précieux (considérés souvent comme la principale source de richesse), à interdire la sortie de denrées alimentaires essentielles à la vie et, objectif essentiel, à restreindre l’entrée de produits manufacturés. L’Etat est donc au cœur de la régulation de l’activité économique. Néanmoins, nous avons l’occasion de le montrer précédemment, il existe des mercantilistes critiques (qualifiés de « néo-mercantilistes » ou de mercantilistes « pessimistes »). Pour Boisguillebert (Détail…, 1697, Factum…., 1707), il s’agit de favoriser le commerce intérieur (suppression des droits seigneuriaux, des multiples impôts et entraves locaux,…), ce qui constitue une condition suffisante de l’accroissement de la richesse en régime capitaliste. L’Etat doit donc alléger au maximum les contraintes pesant sur la liberté d’entreprendre et sur la capacité à consommer les marchandises produites. Sur le plan extérieur, Boisguillebert minimise pourtant le rôle essentiel des échanges commerciaux sur la dynamique de la croissance. Au contraire, David Hume (philosophe anglais, voir citation reprise par H.Denis, p.158) soutient que le commerce extérieur est le principal facteur du développement économique d’une nation. Ainsi l’importation de biens manufacturés correspond souvent à des besoins des classes sociales aisées, besoins qui ne correspondent à aucune marchandise (ou de marchandise de qualité comparable) produite au niveau national. Dès lors, il s’agit d’importer ces biens qui augmentent le bien-être des gens qui les désirent. Mais plus fondamentalement, il s’agit de provoquer une réaction chez les producteurs nationaux, qui, concurrencés, voyant une partie de la demande se détourner de leurs productions, seront incités à imiter les produits manufacturés importés, voire à les améliorer. Ce qui entraîne le développement de nouvelles activités, la création de nouveaux emplois et concourent ainsi à la prospérité de la nation. Néanmoins, Hume estime que le commerce extérieur cesse d’être utile pour une nation

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CHAPITRE III : LAISSEZ-FAIRE VERSUS INTERVENTIONNISME

L’objectif de ce chapitre est de retracer les fondements théoriques du débat toujours très actuel du libéralisme économique face à l’interventionnisme. En effet, que l’on considère la théorie monétariste, la théorie des anticipations rationnelles, la théorie du capital humain, la théorie des choix publics,… tous ces courants contemporains sont unis autour d’une même idée majeure : le rejet de toute intervention publique. Le marché est supposé dans tous les cas constituer le meilleur mécanisme d’allocation des ressources. Par conséquent, selon l’expression consacrée du physiocrate Vincent de Gournay, il s’agit pour tout gouvernement (démocratie, monarchie,…) de « laissez faire les hommes et laissez passer les marchandises ». Le libéralisme économique revêt donc deux dimensions : l’intervention minimale de l’Etat au niveau de l’économie nationale et la liberté des échanges internationaux. Nous recommandons fortement de lire le chapitre 12 de La grande transformation de K. Polanyi qui complète utilement cette partie du cours.

SECTION 1 : LA MAIN INVISIBLE, SOCLE DU LAISSEZ-FAIRE

1.1 Du colbertisme au libéralisme physiocrate

Pour les mercantilistes, l’intervention de l’Etat est constamment nécessaire afin d’assurer l’enrichissement de la nation (cf. chapitre précédent). Il est préconisé le plus souvent de prendre des mesures visant à favoriser les exportations de produits manufacturés (plus rémunérateurs que les matières premières et biens agricoles et surtout plus facile à reproduire, donc considérés comme moins rares), à faire entrer les métaux précieux (considérés souvent comme la principale source de richesse), à interdire la sortie de denrées alimentaires essentielles à la vie et, objectif essentiel, à restreindre l’entrée de produits manufacturés. L’Etat est donc au cœur de la régulation de l’activité économique.

Néanmoins, nous avons l’occasion de le montrer précédemment, il existe des mercantilistes critiques (qualifiés de « néo-mercantilistes » ou de mercantilistes « pessimistes »). Pour Boisguillebert (Détail…, 1697, Factum…., 1707), il s’agit de favoriser le commerce intérieur (suppression des droits seigneuriaux, des multiples impôts et entraves locaux,…), ce qui constitue une condition suffisante de l’accroissement de la richesse en régime capitaliste. L’Etat doit donc alléger au maximum les contraintes pesant sur la liberté d’entreprendre et sur la capacité à consommer les marchandises produites. Sur le plan extérieur, Boisguillebert minimise pourtant le rôle essentiel des échanges commerciaux sur la dynamique de la croissance.

Au contraire, David Hume (philosophe anglais, voir citation reprise par H.Denis, p.158) soutient que le commerce extérieur est le principal facteur du développement économique d’une nation. Ainsi l’importation de biens manufacturés correspond souvent à des besoins des classes sociales aisées, besoins qui ne correspondent à aucune marchandise (ou de marchandise de qualité comparable) produite au niveau national. Dès lors, il s’agit d’importer ces biens qui augmentent le bien-être des gens qui les désirent. Mais plus fondamentalement, il s’agit de provoquer une réaction chez les producteurs nationaux, qui, concurrencés, voyant une partie de la demande se détourner de leurs productions, seront incités à imiter les produits manufacturés importés, voire à les améliorer. Ce qui entraîne le développement de nouvelles activités, la création de nouveaux emplois et concourent ainsi à la prospérité de la nation. Néanmoins, Hume estime que le commerce extérieur cesse d’être utile pour une nation

devenue riche. Il est également à l’origine de la théorie de l’équilibre automatique de la balance commerciale (cf. cours d’économie internationale).

Les Physiocrate prônent la liberté commerciale et la liberté dans la culture, ainsi que leur corollaire, le respect des droits de propriété. Ils sont partisans d’une suppression de toutes les servitudes seigneuriales et gouvernementales qui empêchent à leur époque selon eux les agriculteurs d’agir à leur guise, puisque eux seuls ont une connaissance suffisante de leurs besoins professionnels et du marché, par conséquent, des cultures à mettre en œuvre, des techniques à adopter,… Ils étendent leur constat à l’industrie puisque la liberté d’entreprendre et de concurrence permet d’abaisser le prix des biens acquis par les agriculteurs et donc faciliter leur activité, qui est rappelons-le la seule source de richesse.

Il existe un ordre naturel, c’est-à-dire un système de lois naturelles, universelles gouvernant tout phénomène économique, antérieur à toute convention sociale entre les individus, fondé sur les aptitudes de chacun, ses besoins physiques, et sur les intérêts communs de tous. Il s’agit de respecter avant tout cet ordre pour assurer la prospérité générale. Notons au passage la nature conservatrice de cette conception qui réduit tous les rapports économiques à des rapports mécaniques, physiologiques, quantifiables. Dupont de Nemours résume alors parfaitement la conception développée par les Physiocrates à propos du rôle de l’Etat en matière économique : Vous verrez combien est simple et facile l’exercice de vos fonctions sacrées, qui consistent principalement à ne pas empêcher le bien qui se fait tout seul et à punir, par le ministère des magistrats, le petit nombre de gens qui attentent à la propriété d’autrui.

On l’aura compris, le gouvernement ne doit rien faire, si ce n’est faire respecter les droits de propriété des individus aussi bien sur le territoire national que par rapport au reste du monde. Le système des finances publiques doit être simplifié au maximum : un seul impôt doit être prélevé sur le revenu des propriétaires (cf. chapitre 2). Dans une telle logique, la forme prise par le gouvernement importe peu, à condition qu’il respecte les libertés économiques et qu’il parvienne à faire prospérer la nation. Pour autant, les Physiocrates sont largement favorables à la monarchie qui est conçu comme le système de gouvernement le plus simple et le plus à même d’assurer l’harmonie sociale. En effet, le roi est en quelque sorte copropriétaire de toutes les ressources de ses sujets (d’où son droit de lever l’impôt) et partant, son intérêt personnel s’identifie pleinement avec celui de chacun des individus : l’enrichissement de ses sujets accroît mécaniquement celui du prince (impôt proportionnel).

1.2. La main invisible, base de l'analyse libérale

Le 18ème siècle est celui de l'apologie de la liberté dont la révolution de 1789 n'est que l'aboutissement. Dans ce contexte, la liberté économique accompagne la liberté politique : l'individu est capable dans tous les domaines de se gouverner. Le fondement du libéralisme économique est de supposer qu'il n'existe pas d'antagonismes entre individus mais une harmonie spontanée entre leurs intérêts.

Les acteurs du marché sont tous poussés par le désir de gagner de l'argent, "d'améliorer leur condition". Le problème posé est de savoir comment un agencement socialement viable peut naître d'une motivation aussi antisociale que l'amélioration de son propre sort ?

L’hypothèse de l’harmonie des intérêts individuels est présente chez Adam Smith sous le concept de la main invisible. Ce principe s’inspire largement de la fameuse Fable des abeilles du hollandais Bernard de Mandeville parue en 1714.

Cette fable fit scandale dans toute l’Europe à l’époque de sa parution. La fable raconte l'histoire d'une ruche prospère, bien que cette communauté vive dans la corruption (c'est à dire la dépense). En effet, l’abeille (symbolisant l’individu) était le plus souvent égoïste et portée au mal, son comportement ne pouvait pas tendre de par sa propre volonté à la vertu. Pour que l'individu se conduise bien, il faut l’y forcer ! Cependant, la ruche (symbolisant la société) au lieu d’en pâtir, en tire avantage. La prospérité naît du jeu de ces pratiques moralement condamnables. Le système absorbe les défauts individuels. Les « vices privés » ne nuisent pas au bien être général, bien au contraire. En d’autres termes, pour Mandeville, le progrès social s’explique par la recherche du bien-être, du luxe et non par des vertus d’abnégation et d’épargne. La fable fit scandale car elle montrait qu'un système moral individuellement cynique pouvait conduire au bien être public (la prospérité).

La fin de l'histoire est néanmoins triste : un jour, la ruche éprouve la nostalgie de la vertu. Les citoyens décident de renoncer à leur vie luxueuse pour épargner, la dépense devient une faute. Mais lorsque la ruche retrouve la vertu, non seulement le vice disparaît mais également la prospérité. Pourquoi ? Parce que se développent alors l'inactivité et l'ennui.

Cette fable fournit un enseignement essentiel : ce qui est vrai au niveau privé (le vice, le gaspillage par la dépense) devient faux au niveau collectif (la prospérité): le sous-titre de la fable des abeilles est d'ailleurs : "vices privés, bénéfices publics". L’idée ainsi avancée est que des égoïsmes privés et hédonistes conduisent au bien être général. Plus fondamentalement, cette fable suppose une articulation harmonieuse et spontanée entre intérêts individuels et intérêt collectif.

C’est ce deuxième enseignement que reprendra Smith pour fonder son principe de main invisible. L'égoïsme des individus travaille pour le bien commun. Mais alors que Mandeville ramène à l'égoïsme tous les motifs de l'action humaine, pour Smith, ce n’est vrai que pour la sphère économique. Pour lui, en opposition à la sphère générale des sentiments moraux fondée sur l’altruisme (titre d'un livre de Smith antérieur à la richesse des nations), l'activité économique est la seule où il n'y ait besoin que d'égoïsme : en travaillant pour son intérêt particulier, les individus poursuivent leur intérêt commun.

C’est en poursuivant son intérêt individuel que le capitaliste augmente les richesses et donc contribue à la croissance économique : « nous n'attendons pas notre dîner de la bienveillance du boucher ni du boulanger mais bien de la considération qu'ils ont de leur propre intérêt ». Ce n'est pas à la bonté du boulanger que nous devons notre pain mais au souci qu’il a de son intérêt propre.

Sous certaines conditions (libre entreprise, libre circulation des marchandises, etc.), les intérêt privés s'harmonisent avec les intérêt sociaux. C’est ce principe que Smith qualifie de main invisible : elle assure que chacun en défendant ses intérêts particuliers concourt à une fin qui n'entrait nullement dans ses intentions. Ses choix le conduiront naturellement à utiliser son épargne dans les emplois les plus avantageux pour la société. En ce sens, chaque individu est conduit par une main invisible pour faire avancer une fin qui n'était pas intentionnelle

En fait, l'expression « main invisible » n'apparaît qu’une seule fois dans l’ouvrage de Smith.

As every individual, therefore, endeavours as much as he can both to employ his capital in the support of domestic industry, and so to direct that industry that its produce may be of the greatest value; every individual necessarily labours to render the annual revenue of the society as great as he can. He generally, indeed, neither intends to promote the public interest, nor knows how much he is promoting it. By preferring the support of domestic to that of foreign industry, he intends only his own security; and by directing that industry in such a manner as its produce may be of the greatest value, he intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention. Nor is it always the worse for the society that it was no part of it. By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. I have never known much good done by those who affected to trade for the public good.

Ce qui apparaît davantage dans l’œuvre de Smith, c’est l'idée selon laquelle cette harmonie entre intérêts individuels et général repose plus ou moins explicitement sur la notion de concurrence. L’idée de base est simple : en limitant les gains excessifs (les profits de monopole), la concurrence conduit à l'allocation optimale du travail et du capital entre les activités.

On retrouve ici à la fois le principe de l'ordre naturel cher à l'école classique et la loi de l’offre et de la demande que Walras tenta par la suite de systématiser en montrant l’existence d’un équilibre général, qui finalement est une représentation mathématique de la main invisible, une spécification de ses conditions de réalisation.

S'agissant du principe d'ordre naturel, il est stipulé que l'ordre social est le reflet de l'ordre naturel. Dans la sphère économique, cela se traduit notamment par le fait que les prix tendent toujours vers leurs taux naturels (voir chapitre sur la valeur). Les taux des composantes de la valeur d'échange (salaire, profit, rente) ne peuvent s'écarter de leur taux naturels : le salaire tend toujours vers le minimum de subsistance social (à l'époque des classiques, essentiellement biens alimentaires et vêtements), la rente est fixée par la rareté naturelle des terres (fertile), le profit dépend des deux autres rémunérations et éventuellement des conditions techniques de production (qui elles-mêmes sont déterminées en dehors du champ économique, étant calquées sur les lois de la nature).

C'est précisément ici qu'intervient la loi de l'offre et de la demande, et plus précisément le libre jeu de la concurrence. Le phénomène de la "gravitation" proposé par Adam Smith garantit que les prix de marché ne s'écartent jamais durablement des prix naturels : chaque personne cherchant à améliorer son propre sort sans se soucier des autres se heurte à une foule de personnes avec la même motivation. Il en résulte que chaque acteur du marché est contraint d'offrir les mêmes prix que ses concurrents.Par exemple : - un industriel ne trouvera aucun acheteur s’il propose un prix supérieur à celui de ses concurrents : le prix de marché reflète forcément les conditions techniques et sociales de la production ;- un demandeur d'emploi ne trouvera pas de travail s’il demande plus que le salaire courant ; or puisqu'il est en concurrence avec d'autres, ce salaire courant tend mécaniquement vers le minimum de subsistance (le niveau en dessous engendrant une défaillance de main-d'œuvre étant donné la surmortalité et la précarité qu'il provoquerait).

Ce concept de concurrence (dont la main invisible est la métaphore) est central pour l'analyse libérale. Ainsi, plutôt que mettre l'accent sur l'idée d'un contrat social fondateur, la perspective libérale montre que la conciliation entre intérêt individuel et bien être collectif s'opère dans la sphère économique par la concurrence.

Des fonctions limitées pour l'Etat

Si le marché ne détermine pas le niveau des prix naturels, il conserve néanmoins un rôle central, il permet d’atteindre l’équilibre économique par le jeu de l'échange entre offreurs et demandeurs.

Par conséquent, comme le marché se régule par lui-même, Smith est opposé à toute intervention de l'Etat et se prononce pour le laissez faire (abstention d'intervention de l'Etat dans l'économique). L’Etat ne doit intervenir qu’au minimum pour s’assurer que les règles du jeu de la concurrence et les droits de propriété sont bien respectés.

Dans ts les domaines économique, il existe un ordre naturel que l'Etat peut perturber s’il intervient dans le jeu de l’échange. L'Etat doit se contenter de préserver cet ordre.

C’est vrai au niveau national comme au niveau international. Smith se prononce ainsi en faveur du laissez passer, de la liberté du commerce entre les nations. Donc il faut abolir toute restriction sur les importations et exportations dès lors que l’échange international permet aux individus d’obtenir des biens moins chers.

Pourtant, Smith admet des exceptions où l'intérêt particulier ne conduit pas au bien être général. Il admet alors que l'Intervention Publique sous forme d'un état minimal (Etat régalien). Ses fonctions se limitent à la défense des droits des propriétaires (justice), à la défense nationale et à l'entretien des édifices publics.

Sur ce dernier point, construire et entretenir certains édifices publics englobe également certaines institutions publiques qui ne peuvent être financés par des individus privés comme l’éducation des jeunes. Pourquoi ? Car les entreprises privées ne pourraient en retirer profit, alors même que l'ensemble de la société en tire avantage. Le principe de la main invisible est parfois non vérifié.

Une dernière remarque importante à propos de Smith : il est bel et bien conscient de l'opposition qui existe parfois entre la justice sociale et l'ordre économique réalisé par l'action mécanique des intérêt individuels. Mais il défend une position libérale : - la liberté dans la poursuite de la richesse est la condition de tout progrès- les injustices engendrées par la liberté économiques ne sont pas si inacceptables qu'on pourrait l'imaginer au premier abord. Sorte de résignation à l'injustice sociale. Fait passer le souci d'efficacité économique avant celui de la justice.

Pour conclure : Smith poursuit un double objectif dans la « richesse des nations ». 1/ prouver que l’échange est l’origine du bien être des individus et de la richesse des nations. 2/ prouver aussi que l’échange parvient à ce but par lui-même.

A partir du principe de la main invisible, on trouve plusieurs formes de libéralisme.

SECTION 2 : LES DIFFÉRENTS TYPES DE LIBÉRALISME

Le libéralisme prend plusieurs formes qui vont de l’ « ultralibéralisme » rejetant toute intervention de l’Etat, à l’instar de l’école autrichienne (Hayek), à l’interventionnisme keynésien, pour qui l’Etat doit suppléer le marché lorsque son libre fonctionnement aboutit à un équilibre de sous-emploi. Ces deux conceptions sont totalement opposées quant au rôle de l’Etat, même si elles admettent toutes deux le rôle premier du marché. Pour Keynes, il ne s’agit pas pour l’Etat de se substituer à l’initiative privée (cf. texte 3). Entre ces deux pôles, différentes conceptions du rôle économique de l’Etat existent, en particulier l’Etat conçu comme remède aux défaillances de marché et l’Etat-Providence.

2.1. L’Etat comme remède aux défaillances de marché

L’intervention publique est justifiée dans le cadre de la théorie néoclassique : par exemple, Cecil Pigou et le principe du « pollueur payeur » (en présence d’externalités, le marché ne permet pas à lui seul l’obtention d’un équilibre optimal), ou encore Paul Samuelson et le problème de la production optimale de biens collectifs. Ce sont les particularités techniques des biens qui délimitent les domaines d’intervention de l’Etat : biens collectifs (défense nationale), externalités (pollution), monopole naturel,…, c’est-à-dire des situations où la main invisible ne fonctionne pas, où le marché ne fournit pas ou ne permet pas l’obtention de prix maximisant le bien-être général. Cette conception de l’Etat comme remède aux défaillances de marché ne nie pas le besoin d’une intervention publique mais l’Etat ne doit être qu’un régulateur secondaire de l’économie : il ne doit relayer le marché que lorsque celui ci est inopérant. Donc le marché reste la règle et l’Etat l’exception.

Les économistes classiques ont très tôt admis ce rôle économique limité de l’Etat. Adam Smith limite ce rôle aux fonctions régaliennes de l’Etat : la police, la justice, la défense nationale sont des biens collectifs que des individus guidés par leurs seuls intérêts matériels ne pourraient fournir à un niveau socialement optimal. La main invisible n’est par ailleurs pas seulement « défaillante » pour ces fonctions axées autour de la protection des libertés économiques et des droits de propriété, il en est de même lorsque Smith admet une intervention de l’Etat pour construire et maintenir en état les édifices publics qu’aucun individu ou qu’aucune entreprise n’aurait intérêt à construire ou à maintenir, faute de perspective de profits.

Dans cette perspective, le dernier des grands économistes classiques, John Stuart Mill (1806-1873, Principes d’économie politique, 1848), étend ce rôle de l’Etat dans la vie économique à l’éducation et à la législation sur le travail. Sa théorie fonde le réformisme, ce qui lui valut parfois d’être qualifié de « libéral-socialiste ». En fait, c’est surtout un économiste pessimiste qui partage l’idée d’état stationnaire développée par de Ricardo et de Malthus, c’est-à-dire le fait que les économies nationales évoluent forcément vers une situation de croissance nulle. Cependant, contrairement aux deux autres économistes, Mill estime que cet état vers lequel se dirige fatalement l’économie n’est pas une catastrophe, mais bien davantage un stade de développement de la société qu’il faut préparer par l’éducation des individus.

Il s’agit dans cette perspective de les préparer à réduire leurs besoins en biens matériels et qu’ils assurent une stabilité de la population par un comportement d’abstinence… Pour cela, l’Etat doit favoriser la réduction de la durée du travail au profit d’activités artistiques et religieuses. Mill est également favorable au planning familial pour favoriser la limitation des

naissances. Plus généralement, c’est un réformiste prônant la redistribution sociale des revenus par l’impôt (conception d’un Etat providence, cf. infra) et à la sécurité sociale.

Plus tard, un économiste comme Léon Walras souligna l’importance de l’Etat dans la fourniture de services publics.

Plus proche de nous, dans les années 70, cette conception de l’Etat comme remède aux défaillances de marché a fait l’objet d’une contestation importante avec les théories du marché politique et de la bureaucratie (Tullock, Niskanen, Buchanan,…). Selon ce courant théorique, les défaillances engendrées par l’intervention publique (nonmarket failures) peuvent être largement supérieures aux défaillances du marché (market failures), car non seulement l’Etat ne dispose pas toujours de toute l’information lui permettant de réguler l’économie de manière efficiente mais surtout, selon les partisans de la théorie des choix publics (public choice), l’Etat n’est pas forcément une entité bienveillante, soucieuse de l’intérêt général. Les hommes politiques et les bureaucrates pensent d’abord et avant tout à maximiser leurs intérêts personnels (se faire réélire pour les premiers, augmenter leurs rémunérations et leur importance dans la hiérarchie administratives pour les seconds). Partant, ils n’agissent pas toujours dans l’intérêt général. Ce type de théories généralise alors le comportement de maximisation à l’ensemble des agents économiques (perspective ouverte par Gary Becker et les tenants de la « nouvelle microéconomie »).

2.2. L’Etat providence : l’Etat au secours des plus démunis

C'est une nouvelle forme de régulation qui est plus sociale qu'économique reposant sur l’institution d’un salaire minimum et d’un système d’assurance sociale. L'Etat providence est plus qu'un Etat protecteur qui protège les acquis (vie et propriété). Il vise également des actions positives de redistribution de revenus, de réglementation des rapports sociaux, de prise en charge de certains services collectifs. Parmi les principales formes de transfert, figurent les opérations liées à la protection sociale. La protection sociale opère comme mécanisme de redistribution de revenus : des biens portants aux malades, des actifs aux retraités, des personnes ayant un emploi aux chômeurs, des ménages sans enfants aux familles,… Ces mécanismes contribuent surtout dans une période de crise à soutenir l'activité économique et à maintenir une certaine cohésion sociale.

Quels sont alors les objectifs de la redistribution ? Il est habituel de les classer sous trois rubriques : l'assurance, le report et la correction des niveaux de vie.- l'assurance : étalement sur tous les membres d'un groupe de la charge d'un préjudice, d'un risque supporté par l'un d'eux. Cette garantie joue dès lors qu'il y a eu versement d'une quote-part appelé cotisation- le report : les ressources d'une personne connaissent généralement des variation notables au cours de sa vie. La redistribution permet un "lissage" de ces ressource d'une période d'activité à une période de maladie, de chômage, de maternité, etc.- la correction des niveaux de vie : il s'agit ici de réduire les inégalités entre membres de la société, de permettre une certaine égalité des chances face à l'école, une égalité d'accès au droit au logement, aux vacances ....Cette fonction de gestion des inégalités par les politiques sociales varie en fonction du contexte économique, des gouvernements,…

Un des premiers auteurs à avoir mis en avant ce rôle social de l’Etat est Sismondi (1773-1842, Nouveaux principes d’économie politique, 1819). Tout comme Smith ou Ricardo, il fut

d’abord admiratif face au progrès associé (en apparence) avec le développement de la grande industrie. Il est néanmoins par la suite témoin de la grande misère des ouvriers et d’une grande crise de surproduction en 1817 en Angleterre. Il rejette alors la loi des débouchés formulée par Say et plus généralement, critique le libéralisme économique et le principe de la main invisible.

A travers ses critiques, il entrevoit au demeurant certaines idées que systématisera par la suite Karl Marx : paupérisation croissante, concentration croissante du capital, idée de plus-value,… Pour autant, il ne propose pas un programme de transformation radicale de la société, car il reste partisan de la liberté politique et à ce titre, il se méfie de tout étatisme, à savoir le fait que l’Etat prenne en charge l’ensemble de l’organisation de la production et de la distribution des biens dans une économie. Par rapport à l’étatisme, l’interventionnisme met plutôt en avant le rôle de soutien à l’économie de l’Etat, l’initiative privée demeurant la règle pour la plupart des activités économiques.

Mill est de ce point de vue favorable à l’interventionnisme, notamment lorsqu’il préconise des réformes sociales visant à améliorer le sort des ouvriers tant sur le plan économique que juridique. Il avance ainsi l’idée d’actionnariat ouvrier (permettre aux travailleurs d’accéder à la propriété, en leur donnant en quelque sorte un statut d’égaux par rapport aux capitalistes). Il est également en faveur d’une législation sur le travail par la mise en place d’indemnités maladie et chômage. Les propriétaires d’entreprises seraient alors légalement tenus d’assurer l’entretien des salariés qu’ils emploient. Ceci aboutirait selon Mill à une réconciliation des intérêts de classe. Pourtant, une telle conception est naïve et sujette à des critiques importantes dont Mill est du reste conscient. Que se passe-t-il si les entreprises sont ruinées par une crise ou voient leurs débouchés diminuer fortement ? Est-il alors possible de les obliger à entretenir le même nombre de salariés ou à payer des indemnités à ceux qu’elles licencient ?

Plus généralement, Sismondi formule une critique du laissez-faire. Il n’existe pas d’harmonie sociale. Critiquant la loi de Say, Sismondi montre qu’il existe au moins trois facteurs favorisant les crises de surproduction : la sous-consommation due à la paupérisation croissante, l’incertitude et surtout la concurrence à laquelle se livrent les entreprises entre elles. Ainsi chaque entreprise pour réduire les risques de l’incertitude va tenter par tous les moyens d’augmenter ses parts de marché aux dépens de ses concurrentes. Les stratégies qu’elles vont déployer pour cela vont provoquer la diminution de la part de l’ensemble. Sismondi rejette ainsi les effets positifs supposés naître de la libre et saine concurrence et considère que le recours au progrès technique n’a qu’un objectif : éliminer ses concurrents. Néanmoins, en éliminant ses concurrents, en voulant limiter les sommes versées aux détenteurs de capitaux, aux salariés et à leurs fournisseurs (dans une logique de minimisation des coûts et de maximisation de leurs profits), les entreprises provoquent collectivement une diminution de leurs débouchés.

Finalement, il n’existe donc pas d’ordre naturel, de loi des débouchés, d’harmonie des intérêts de tous : en recherchant son intérêt propre, chacun contribue négativement au bien-être social. Sismondi préconise alors l’intervention de l’Etat pour remédier à cette situation. Néanmoins, même son analyse tout comme celle de Malthus annoncent la théorie de Keynes, leurs travaux souffrent d’une insuffisance analytique.

2.3. L’Etat régulateur de l’activité économique : l’approche keynésienne

L'attitude générale de Keynes, contemporain de la grande dépression des années 30, est celle d'un libéral "éclairé", désireux de sauver le régime de l'entreprise privée en abandonnant le "laissez-faire, laissez-passer" général. Keynes va donc être ce théoricien libéral qui engage l'Etat à intervenir. Mais l'Etat ne doit pas se contenter d'un rôle minimal, il doit pallier les insuffisances de l'initiative individuelle. Il impute à l'Etat la responsabilité d'opérer les réglages de la demande effective de façon à arriver à un équilibre de plein-emploi. Sans intervention publique, il n'y a pas d'équilibre de plein-emploi garanti. Le marché n'est donc plus l'unique mécanisme régulateur de la vie économique.

Si le gouvernement désire le plein-emploi, il ne peut l'attendre passivement : il lui faut engager des action précises pour faire en sorte qu'il y ait assez d'investissement ou de consommation. Celui-ci peut obtenir l'augmentation de la D et de l'emploi au moyen de trois types principaux de politique économique :

- une politique monétaire mettant en circulation 1 quantité assez abondante de monnaie pour absorber la production et maintenir le taux d'intérêt aussi bas que possible afin d'encourager l'investissement privé; Il s'agit de persuader les hommes d'affaires d'accroître leurs investissements.

- une politique fiscale organisant la redistribution des revenus au profit des classes les + pauvres qui ont une forte propension à consommer. On encourage ainsi la consommation privée .

- surtout une politique budgétaire permettant à l'Etat d'accroître lui même la demande publique par des dépenses financées par le déficit budgétaire : grands travaux publics,… Les commandes publiques se substituent alors à la demande des agents privés.

Si de telles action entraînent un déficit budgétaire, cela n'a pas d'importance pour Keynes. C’est à partir de là que va s’engager les grands débats contemporains. On dépasse alors le cadre de ce cours d’histoire de la pensée économique…

TEXTES DU CHAPITRE 3

Texte 1 : Bernard de Mandeville, La fable des abeilles

La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gensUn nombreux essaim d’abeilles habitait une ruche spacieuse. Là, dans une heureuse abondance, elles vivaient tranquilles. Ces mouches, célèbres par leurs lois, ne l’étaient pas moins par le succès de leurs armes, et par la manière dont elles se multipliaient. Leur domicile était un séminaire parfait de science et d’industrie. Jamais abeilles ne vécurent sous un plus sage gouvernement : cependant, jamais il n’y en eut de plus inconstantes et de moins satisfaites. Elles n’étaient, ni les malheureuses esclaves d’une dure tyrannie, ni exposées aux cruels désordres de la féroce démocratie. Elles étaient conduites par des rois qui ne pouvaient errer, parce que leur pouvoir était sagement borné par les lois.Ces insectes, imitant tout ce qui se fait à la ville, à l’armée ou au barreau, vivaient parfaitement comme les hommes et exécutaient, quoiqu’en petit, toutes leurs actions. Les merveilleux ouvrages opérés par l’adresse incomparable de leurs petits membres, échappaient à la faible vue des humains : cependant il n’est parmi nous, ni machine, ni ouvriers, ni métiers, ni vaisseaux, ni citadelles, ni armes, ni artisans, ni ruses, ni science, ni boutiques, ni instruments, en un mot, il n’y a rien de tout ce qui se voit parmi les hommes dont ces animaux industrieux ne se servissent aussi. Comme donc leur langage nous est inconnu, nous ne pouvons parler de ce qui les concerne qu’en employant nos expressions. L’on convient assez généralement qu’entre autres choses dignes d’être remarquées, ces animaux ne connaissaient point l’usage des cornets ni des dés ; mais puisqu’ils avaient des rois, et par conséquent des gardes, on peut naturellement présumer qu’ils connaissaient quelque espèce de jeux. Vit-on en effet jamais d’officiers et de soldats qui s’abstînssent de cet amusement ?La fertile ruche était remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants, dont le grand nombre contribuait même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité et l’ambition d’autres abeilles, qui étaient uniquement employées à consumer les travaux des premières. Malgré une si grande quantité d’ouvriers, les désirs de ces abeilles n’étaient pas satisfaits. Tant d’ouvriers, tant de travaux, pouvaient à peine fournir au luxe de la moitié de la nation.Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu de peines, faisaient des gains très considérables. D’autres, condamnés à manier la faux et la bêche, ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de leur visage et en épuisant leurs forces par les occupations les plus pénibles. L’on en voyait cependant d’autres qui s’adonnaient à des emplois tout mystérieux, qui ne demandaient ni apprentissage, ni fonds, ni soins.Tels étaient les chevaliers d’industrie, les parasites, les courtiers d’amour, les joueurs, les filous, les faux-monnayeurs, les empiriques, les devins et, en général tous ceux qui haïssant la lumière tournaient par de sourdes pratiques à leur avantage, le travail de leurs voisins ? qui incapables eux-mêmes de tromper étaient moins défiants. On appelait ces gens-là des fripons : mais ceux dont l’industrie était plus respectée, quoique dans le fond peu différents des premiers, recevaient un nom plus honorable. Les artisans de chaque profession, tous ceux qui exerçaient quelque emploi, ou quelque charge, avaient quelque espèce de friponnerie qui leur était propre. C’était les subtilités de l’art, et les tours de bâton.Comme s’ils n’eussent pu, sans l’instruction d’un procès, distinguer le légitime d’avec l’illégitime, ils avaient des jurisconsultes occupés à entretenir des animosités, et à susciter de mauvaises chicanes. C’était le fin de leur art. Les lois leur fournissaient des moyens pour ruiner leurs parties et pour profiter adroitement des biens engagés. Uniquement attentifs à tirer de précieux honoraires, ils ne négligeaient rien pour empêcher qu’on ne terminât par voie d’accommodement les difficultés. Pour défendre une mauvaise cause, ils épluchaient les lois avec la même exactitude et dans le même but que les voleurs examinent les maisons et les boutiques. C’était uniquement pour découvrir l’endroit faible dont ils pourraient se prévaloir.Les médecins préféraient la réputation à la science, et les richesses au rétablissement de leurs malades. La plupart, au lieu de s’appliquer à l’étude des règles de l’art, s’étudiaient à prendre une démarche composée. Des regards graves, un air pensif, étaient tout ce qu’ils possédaient pour se donner la réputation de gens doctes. Tranquilles sur la santé des patients, ils travaillaient seulement à acquérir les louanges des accoucheuses, des prêtres, et de tous ceux qui vivaient du produit des naissances ou des funérailles. Attentifs à ménager la faveur du sexe babillard, ils écoutaient avec complaisance les vieilles recettes de la tante de Madame. Les chalands et toute leur famille étaient soigneusement

ménagés. Un sourire affecté, des regards gracieux, tout était mis en usage et servait à captiver ces esprits déjà prévenus. Il n’y avait pas même jusques aux gardes dont ils ne souffrirent les impertinences.Entre le grand nombre des Prêtres de Jupiter, gagés pour attirer sur la ruche la bénédiction d’en haut, il n’y en avait que bien peu qui eussent de l’éloquence et du savoir. La plupart étaient même aussi emportés qu’ignorants. On découvrait leur paresse, leur incontinence, leur avarice et leur vanité, malgré les soins qu’ils prenaient pour dérober aux yeux du public ces défauts. Ils étaient fripons comme des tailleurs, et intempérants comme des matelots. Quelques-uns à face blême, couverts d’habits déchirés, priaient mystiquement pour avoir du pain. Ils espéraient de recevoir de plus grosses récompenses ; mais à la lettre ils n’obtenaient que du pain. Et tandis que ces sacrés esclaves mouraient de faim, les fainéants pour qui ils officiaient étaient bien à leur aise. On voyait sur leurs visages de prospérité, la santé et l’abondance dont ils jouissaient.Les soldats qui avaient été mis en fuite, étaient comblés d’Honneur, s’ils avaient le bonheur d’échapper à l’épée victorieuse, quoiqu’il y en eut plusieurs qui fussent de vrais poltrons, qui n’aimaient point le carnage. Si quelque vaillant général mettait en déroute les ennemis, il se trouvait quelque personne qui, corrompue par des présents, facilitait leur retraite. Il y avait des guerriers qui affrontant le danger, paraissaient toujours dans les endroits les plus exposés. D’abord ils y perdaient une jambe, ensuite ils y laissaient un bras, et enfin, lorsque toutes ces diminutions les avaient mis hors d’état de servir, on les renvoyait honteusement à la demi-paye ; tandis que d’autres, qui plus prudents n’allaient jamais au combat, tiraient la double paye, pour rester tranquilles chez eux.Leurs Rois étaient à tous égards mal servis. Leurs propres Ministres les trompaient. Il y en avait à la vérité plusieurs qui ne négligeaient rien pour avancer les intérêts de la couronne ; mais en même temps ils pillaient impunément le trésor qu’ils travaillaient à enrichir. Ils avaient l’heureux talent de faire une très belle dépense, quoique leurs appointements fussent très chétifs ; et encore se vantaient-ils d’être fort modestes. Donnaient-ils trop d’étendue à leurs droits ? ils appelaient cela leurs tours de bâton. Et même s’ils craignaient qu’on ne comprît leur jargon, ils se servaient du terme d’Emoluments, sans qu’ils voulussent jamais parler naturellement et sans déguisement de leurs gains.Car il n’y avait pas une abeille qui ne se fut très bien contentée, je ne dis pas de ce que gagnaient effectivement ces ministres, mais seulement de ce qu’ils laissaient paraître de leurs gains. Ils ressemblaient à nos joueurs qui, quoiqu’ils aient joué beau jeu, ne diront cependant jamais en présence des perdants tout ce qu’ils ont gagné.Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ? Celui qui achetait des immondices pour engraisser son pré, les trouvait falsifiés d’un quart de pierres et de mortier inutiles et encore, quoique dupe, il n’aurait pas eu bonne grâce d’en murmurer, puisqu’à son tour il mêlait parmi son beurre une moitié de sel.La justice même, si renommée pour sa bonne foi quoiqu’aveugle, n’en était pas moins sensible au brillant éclat de l’or. Corrompue par des présents, elle avait souvent fait pencher la balance qu’elle tenait dans sa main gauche. Impartiale en apparence, lorsqu’il s’agissait d’infliger des peines corporelles, de punir des meurtres et d’autres grands crimes, elle avait même souvent condamné au supplice des gens qui avaient continué leurs friponneries après avoir été punis du pilori. Cependant on croyait communément que l’épée qu’elle portait ne frappait que les abeilles qui étaient pauvres et sans ressources ; et que même cette déesse faisait attacher à l’arbre maudit des gens qui, pressés par la fatale nécessité, avaient commis des crimes qui ne méritaient pas un pareil traitement. Par cette injuste sévérité, on cherchait à mettre en sûreté le grand et le riche.Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité. Flattée dans la paix, on la craignait dans la guerre. Estimée chez les étrangers, elle tenait la balance des autres ruches. Tous ses membres à l’envi prodiguaient pour sa conservation leurs vies et leurs biens. Tel était l’état florissant de ce peuple. Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique. Dès que la vertu, instruite par les ruses politiques, eut appris mille heureux tours de finesse, et qu’elle se fut liée d’amitié avec le vice, les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun.Les fourberies de l’Etat conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît. L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés. Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme par dépit. La tempérance et la sobriété des uns facilitait l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres. L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était esclave du noble défaut de la prodigalité. Le luxe

fastueux occupait des millions de pauvres. La vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore. L’envie même et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce.Toujours inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements qui avaient été sagement établis étaient annulés et on leur en substituait bientôt de tout opposés. Cependant en altérant ainsi leurs anciennes lois et en les corrigeant, ils prévenaient des fautes qu’aucune prudence n’aurait pu prévoir.C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie. Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs que les pauvres mêmes vivaient plus agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant. On ne pouvait rien ajouter au bonheur de cette société.Mais hélas ! quelle n’est pas la vanité de la félicité des pauvres mortels ? A peine ces abeilles avaient-elles goûté les prémices du bonheur, qu’elles éprouvèrent qu’il est même au dessus du pouvoir des Dieux de rendre parfait le séjour terrestre. La troupe murmurante avait souvent témoigné qu’elle était satisfaite du gouvernement et des ministres ; mais au moindre revers, elle changea d’idées. Comme si elle eût été perdue sans retour, elle maudit les politiques, les armées et les flottes. Ces Abeilles réunissant leurs plaintes, on entendait de tous côtés ces paroles : Maudites soient toutes les fourberies qui règnent parmi nous. Cependant chacune se les permettait encore ; mais chacune avait la cruauté de ne vouloir point en accorder l’usage aux autres.Un personnage qui avait amassé d’immenses richesses en trompant son Maître, le Roi et le Pauvre, osait crier de toute sa force : Le pays ne peut manquer de périr pour toutes ses injustices. Et qui pensez-vous que fut ce rigide sermoneur ? C’était un gantier qui avait vendu toute sa vie et qui vendait actuellement des peaux de mouton pour des cabrons. Il ne faisait pas la moindre chose dans cette société qui ne contribuât au bien public. Cependant tous les fripons criaient avec impudence : Bon Dieux ! accordez-nous seulement la probité.Mercure [c’est le dieu des Larrons] ne put s’empêcher de rire à l’ouïe d’une prière si effrontée. Les autres Dieux dirent qu’il y avait de la stupidité à blâmer ce que l’on aimait. Mais Jupiter, indigné de ces prières, jura enfin que cette troupe criailleuse serait délivrée de la fraude dont elle se plaignait.Il dit : Au même instant l’honnêteté s’empara de tous les cœurs. Semblable à l’arbre instructif, elle dévoila les yeux de chacun, elle leur fit apercevoir ces crimes qu’on ne peut contempler sans honte. Ils se confessaient coupables par leurs discours et surtout par la rougeur qu’excitait sur leurs visages l’énormité de leurs crimes. C’est ainsi que les enfants qui veulent cacher leurs fautes, trahis par leur couleur, s’imaginent que dès qu’on les regarde, on lit sur leur visage mal assuré la mauvaise action qu’ils ont faite.Mais grand Dieux ! quelle consternation ! quel subit changement ! En moins d’une heure le prix des denrées diminua partout. Chacun, depuis le Ministre d’Etat jusqu’au Villageois arracha le masque d’hypocrisie qui le couvrait. Quelques-uns, qui étaient très bien connus auparavant, parurent des étrangers quand ils eurent pris des manières naturelles.Dès ce moment, le Barreau fut dépeuplé. Les débiteurs acquittaient volontairement leurs dettes, sans en excepter même celles que leurs créditeurs avaient oubliées. On les cédait généreusement à ceux qui n’étaient pas en état de les satisfaire. S’élevait-il quelque difficulté, ceux qui avaient tort restaient modestement dans le silence. On ne voyait plus de procès où il entrât de la mauvaise foi et de la vexation. Personne ne pouvait plus acquérir des richesses. La vertu et l’honnêteté régnaient dans la Ruche. Qu’est-ce donc que les avocats y auraient fait ? Aussi tous ceux qui avant la révolution n’avaient pas eu le bonheur de gagner du bien, désespérés ils pendaient leur écritoire à leur côté et se retiraient.La justice, qui jusqu’alors avait été occupée à faire pendre certaines personnes, avait donné la liberté à ceux qu’elle tenait prisonniers. Mais dès que les prisons eurent été nettoyées, la déesse qui y préside devenant inutile, elle se fit contraint de se retirer avec son train et tout son bruyant attirail. D’abord paraissaient quelques SERRURIERS chargés de serrures, de verrous, de grilles, de chaînes et de portes garnies de barres de fer. Ensuite venaient les Geôliers, les GUICHETIERS et leurs suppôts. La déesse paraissait alors précédée de son fidèle ministre l’écuyer Carnifex, le grand exécuteur de ses ordres sévères. Il n’était point armé de son épée imaginaire [On ne se sert dans les Exécutions en Angleterre

que de la Hache pour trancher la tête, jamais de l’Epée. C’est pour cela qu’il donne le nom d’imaginaire à cette Epée qu’on attribue au Bourreau], à la place il portait la hache et la corde. Dame Justice aux yeux bandés, assise sur un nuage, fut chassée dans les airs accompagnée de ce cortège. Autour de son char et derrière il y avait ses sergents, huissiers, et ses domestiques de toute espèce qui se nourrissent des larmes des infortunés.La RUCHE avait des MEDECINS, tout comme avant la révolution. Mais la médecine, cet art salutaire, n’était plus confiée qu’à d’habiles gens. Ils étaient en si grand nombre, et si bien répandus dans la ruche qu’ils n’y en avait aucun qui eut besoin de se servir de voiture. Leurs vaines disputes avaient cessé. Le soin de délivrer promptement les patients était ce qui les occupait uniquement. Pleins de mépris pour les drogues qu’on apporte des pays étrangers, ils se bornaient aux simples que produit le pays. Persuadés que les Dieux n’envoient aucune maladie aux Nations sans leur donner en même temps les vrais remèdes, ils s’attachaient à découvrir les propriétés des plantes qui croissaient chez eux.LES RICHES ECCLESIASTIQUES, revenus de leur honteuse paresse ne faisaient plus desservir leurs églises par des abeilles prises à la journée. Ils officiaient eux-mêmes. La probité dont ils étaient animés les engageait à offrir des prières et des sacrifices. Tous ceux qui ne se sentaient pas capables de s’acquitter de ces devoirs ou qui croyaient qu’on pouvait se passer de leurs soins, résignaient sans délai leurs emplois. Il n’y avait pas assez d’occupation pour tant de personnes, si même il en restait pour quelques-uns. Le nombre en diminua donc considérablement. Ils étaient tous modestement soumis au GRAND PRETRE, qui uniquement occupé des affaires religieuses, abandonnait aux autres les affaires d’Etat. Le chef sacré, devenu charitable, n’avait pas la dureté de chasser de sa porte les pauvres affamés. Jamais on n’entendait dire qu’il retranchât quelque chose du salaire de l’indigent. C’était au contraire chez lui que l’affamé trouvait de la nourriture, le mercenaire du pain, l’ouvrier nécessiteux sa table et son lit.Le changement ne fut pas moins considérable parmi les premiers ministres du roi et tous les officiers subalternes. Economes et tempérants alors, leurs pensions leur suffisaient pour vivre. Si une pauvre Abeille fut venue dix fois pour demander le juste paiement d’une petite somme, et que quelques Commis bien payé l’eut obligé, ou de lui faire présent d’un écu, ou de ne jamais recevoir son paiement, on aurait ci-devant appelé une pareille alternative, le tour de bâton du commis ; mais pour lors on lui aurait tout naturellement donné le nom de friponnerie manifeste.Une SEULE Personne suffisait pour remplir les places qui en exigeaient trois avant l’heureux changement. On n’avait plus besoin de donner des collègues pour éclairer les actions de ceux à qui l’on confiait le maniement des affaires. Les magistrats ne se laissaient plus corrompre ? et ils ne cherchaient plus à faciliter les larcins des autres. Un seul faisait alors mille fois plus d’ouvrage que plusieurs n’en faisaient auparavant.Il n’y avait plus d’honneur à faire figure aux dépens de ses créditeurs. Les Livrées étaient pendues dans les boutiques des Fripiers. Ceux qui brillaient par la magnificence de leurs carrosses les vendaient pour peu de chose. La noblesse se défaisait de tous ses superbes chevaux si bien appariés, et même de leurs campagnes pour payer leurs dettes.On évitait la vaine dépense avec le même soin qu’on fuyait la fraude. On n’entretenait plus d’Armée dehors. Méprisant l’estime des étrangers, et la gloire frivole qui s’acquiert par les armes, on ne combattait plus que pour défendre la patrie contre ceux qui en voulaient à ses droits et à sa liberté.Jetez présentement les yeux sur la ruche glorieuse. Contemplez l’accord admirable qui règne entre les commerces et la bonne foi. Les obscurités qui couvraient ce spectacle ont disparu. Tout se voit à découvert. Que les choses ont changé de face !Ceux qui faisaient des dépenses excessives et tous ceux qui vivaient de ce luxe furent forcés de se retirer. En vain ils tentèrent de nouvelles occupations ; elles ne purent leur fournir le nécessaire.Le prix des fonds et des bâtiments tomba. Les palais enchantés dont les murs semblables à ceux de Thèbes avaient été élevés par la musique, étaient déserts [L’auteur veut parler des Bâtiments élevés pour l’Opéra et la Comédie. Amphion, après avoir chassé Cadmus et sa Femme du lieu de leur demeure, y bâtit la Ville de Thèbes, en y attirant les pierres avec ordre et mesure, par l’harmonie merveilleuse de son divin Luth]. Les grands qui auraient mieux aimé perdre la vie que de voir effacer les titres fastueux gravés sur leurs superbes portiques, se moquaient aujourd’hui de ces vaines inscriptions. L’architecture, cet art merveilleux, fut entièrement abandonné. Les artisans ne trouvaient

plus personne qui voulut les employer. Les peintres ne se rendaient plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le ciseleur et le statuaire n’étaient plus nommés dans la Ruche.Le peu d’abeilles qui restèrent vivaient chétivement. On n’était plus en peine comment on dépenserait son argent, mais comment on s’y prendrait pour vivre. En payant leur compte à la taverne, elles prenaient la résolution de n’y remettre jamais le pied. On ne voyait plus de salope cabaretière qui gagnât assez pour porter des habits de drap d’or. Torcol ne donnait plus de grosses sommes pour avoir du Bourgogne et des ortolans. Le courtisan qui se piquant de régaler le jour de Noël sa maîtresse de pois verts, dépensait en deux heures autant qu’une compagnie de cavalerie aurait dépensé en deux jours, plia bagage, et se retira d’un si misérable pays.La fière Cloé dont les grands airs avaient autrefois obligé son trop facile mari de piller l’Etat, vend à présent son équipage composé des plus riches dépouilles des Indes. Elle retranche sa dépense et porte toute l’année le même habit. Le siècle léger et changeant est passé. Les modes ne se succèdent plus avec cette bizarre inconstance. Dès lors, tous les ouvriers qui travaillaient les riches étoffes de soie et d’argent et tous les artisans qui en dépendent, se retirent. Une paix profonde règne dans ce séjour ; elle a à sa suite l’abondance. Toutes les manufactures qui restent ne fabriquent que des étoffes les plus simples ; cependant elles sont toutes fort chères. La nature bienfaisante n’étant plus contrainte par l’infatigable jardinier, elle donne, à la vérité, ses fruits dans sa saison ; mais aussi elle ne produit plus ni raretés, ni fruits précocesA mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure. Ce n’était plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient tomber les manufactures, c’était la simplicité et la modération de toutes les abeilles. Tous les métiers et tous les arts étaient négligés. Le contentement, cette peste de l’industrie, leur fait admirer leur grossière abondance. Ils ne recherchent plus la nouveauté, ils n’ambitionnent plus rien.C’est ainsi que la ruche étant presque déserte, ils ne pouvaient se défendre contre les attaques de leurs ennemis cent fois plus nombreux. Ils se défendirent cependant avec toute la valeur possible, jusqu’à ce que quelques-uns d’entre eux eussent trouvé une retraite bien fortifiée. C’est là qu’ils résolurent de s’établir ou de périr dans l’entreprise. Il n’y eut aucun traître parmi eux. Tous combattirent vaillamment pour la cause commune. Leur courage et leur intégrité furent enfin couronnés de la victoire.Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses abeilles périrent. Le reste de l’essaim, qui s’était endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui mettait si fort à l’épreuve leur tempérance, était un vice. Voulant donc se garantir tout d’un coup de toute rechute, toutes ces abeilles s’envolèrent dans le sombre creux d’un arbre où il ne leur reste de leur ancienne félicité que le Contentement et l’Honnêteté.

La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gensQuittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement. Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour y faire revivre l’heureux Siècle d’Or, il faut absolument outre l’honnêteté reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers pères.

Texte 2 : Adam Smith, Richesse des Nations, extraits

All systems either of preference or of restraint, therefore, being thus completely taken away, the obvious and simple system of natural liberty establishes itself of its own accord. Every man, as long as he does not violate the laws of justice, is left perfectly free to pursue his own interest his own way, and to bring both his industry and capital into competition with those of any other man, or order of men. The sovereign is completely discharged from a duty, in the attempting to perform which he must always be exposed to innumerable delusions, and for the proper performance of which no human wisdom or knowledge could ever be sufficient; the duty of superintending the industry of private people, and of directing it towards the employments most suitable to the interest of the society. According to the system of natural liberty, the sovereign has only three duties to attend to; three duties of great importance, indeed, but plain and intelligible to common understandings: first, the duty of protecting the society from violence and invasion of other independent societies; secondly, the duty of protecting, as far as possible, every member of the society from the injustice or oppression of every other member of it, or the duty of establishing an exact administration of justice; and, thirdly, the duty of erecting and maintaining certain public works and certain public institutions which it can never be for the interest of any individual, or small number of individuals, to erect and maintain; because the profit could never repay the expense to any individual or small number of individuals, though it may frequently do much more than repay it to a great society. The proper performance of those several duties of the sovereign necessarily supposes a certain expense; and this expense again necessarily requires a certain revenue to support it.(…)The third and last duty of the sovereign (…) is that of erecting and maintaining those public institutions and those public works, which, though they may be in the highest degree advantageous to a great society, are, however, of such a nature that the profit could never repay the expense to any individual or small number of individuals, and which it therefore cannot be expected that any individual or small number of individuals should erect or maintain. The performance of this duty requires, too, very different degrees of expense in the different periods of society. After the public institutions and public works necessary for the defence of the society, and for the administration of justice, both of which have already been mentioned, the other works and institutions of this kind are chiefly those for facilitating the commerce of the society, and those for promoting the instruction of the people. The institutions for instruction are of two kinds: those for the education of youth, and those for the instruction of people of all ages.

Texte 3 : J.M. Keynes, Théorie Générale, extraits

Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le premier que le plein emploi n'y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d'équité. Le rapport entre la théorie qui précède et le premier de ces vices est évident. Mais il existe deux points importants où elle touche aussi le second.

Depuis la fin du XIXe siècle la taxation directe des revenus cédulaires, des revenus globaux et des successions a permis de réaliser, surtout en Grande-Bretagne, de sérieux progrès dans la réduction des très grandes inégalités de fortune et de revenu. Certains souhaiteraient qu'on allât beaucoup plus loin dans cette voie, mais ils sont retenus par deux ordres de considérations. D'abord ils craignent de rendre les évasions fiscales trop avantageuses et aussi d'affaiblir à l'excès le motif qui incite à assumer des risques. Mais ce qui, à notre avis, les arrête surtout, c'est l'idée que le développement du capital est en relation avec la puissance du motif de l'épargne individuelle et qu'il est en grande partie fonction du montant de l'épargne que la classe riche tire de ses superfluités. Notre thèse est sans influence sur les premières considérations, mais elle conduit à envisager les secondes sous un jour bien différent. Nous avons vu en effet qu'une faible propension à consommer, loin de stimuler le développement du capital, ne fait que le contrarier tant que le plein emploi n'est pas réalisé; et qu'elle ne lui est

favorable que dans une situation de plein emploi. De plus l'expérience enseigne que, dans les conditions actuelles, la politique des collectivités et le jeu des fonds d'amortissement assurent une épargne plus que suffisante ; elle enseigne aussi que des mesures modifiant la répartition du revenu dans un sens favorable à la propension à consommer sont propres à accélérer grandement le développement du capital.

En cette matière il existe dans les esprits une confusion qu'illustre bien l'idée si répandue que les droits de succession sont cause d'une réduction de la richesse en capital du pays. Si le Gouvernement affecte le produit de ces droits à la couverture de ses dépenses ordinaires de manière à réduire ou à ne pas augmenter les impôts sur le revenu et sur la consommation, il est certes exact qu'une politique fiscale tendant à accroître les droits de succession renforce la propension de la communauté à consom-mer. Mais, puisque un accroissement de la propension habituelle à consommer contribue en général (c'est-à-dire hors le cas de plein emploi) à renforcer l'incitation à investir, la conclusion qu'on a coutume d'en tirer est l'exact contraire de la vérité.

L'analyse qui précède nous amène donc à conclure que dans les conditions contemporaines l'abstinence de la classe aisée est plus propre à contrarier qu'à favoriser le développement de la richesse. Ainsi disparaît l'une des principales justifications sociales d'une grande inégalité des fortunes. Ce n'est pas à dire que d'autres raisons indépendantes de notre thèse ne puissent justifier en certaines circonstances un certain degré d'inégalité dans les fortunes. Mais notre thèse élimine la principale des raisons pour lesquelles on a pensé jusqu'ici qu'une grande circonspection était néces-saire dans l'accomplissement des réformes. Elle influe tout particulièrement sur notre façon d'envisager les droits de succession. Car certaines considérations qui légitiment l'inégalité des revenus ne justifient pas en même temps l'inégalité des héritages.

Pour notre part, nous pensons qu'on peut justifier par des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités de fortune, mais non des disproportions aussi marquées qu'à l'heure actuelle. Il existe des activités humaines utiles qui, pour porter tous leurs fruits, exigent l'aiguillon du lucre et le cadre de la propriété privée. Bien plus, la possibilité de gagner de l'argent et de constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une voie où ils sont relative-ment inoffensifs. Faute de pouvoir se satisfaire de cette façon, ces penchants pourraient trouver une issue dans la cruauté, dans la poursuite effrénée du pouvoir personnel et de l'autorité et dans les autres formes de l'ambition personnelle. Il vaut mieux que l'homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens; et, bien que la première sorte de tyrannie soit souvent représentée comme un moyen d'arriver à la seconde, il arrive au moins dans certains cas qu'elle s'y substitue. Mais, pour stimuler ces activités et pour satisfaire ces penchants, il n'est pas nécessaire que la partie se joue a un taux aussi élevé qu'aujourd'hui. Des taux beaucoup plus bas seraient tout aussi efficaces dès l'instant que les joueurs y seraient habitués. La transformation et la conduite de la nature humaine sont deux tâches qu'il importe de ne pas confondre. Peut-être dans la république idéale les hommes pourraient-ils avoir été habitués, inclinés ou formés à se désintéresser du jeu. Mais, tant que l'homme moyen ou même une fraction notable de la communauté sera fortement adonnée à la passion du lucre, la sagesse et la prudence commanderont sans doute aux hommes d'État d'autoriser la pratique du jeu sous certaines règles et dans certaines limites.(…)

L'existence des organes centraux de direction nécessaires à assurer le plein emploi entraînera, bien entendu, une large extension des fonctions traditionnelles de l'État. D'ailleurs la théorie classique moderne a elle-même appelé l'attention sur les divers cas où il peut être nécessaire de modérer ou de diriger le libre jeu des forces économiques. Mais un large domaine n'en subsistera pas moins, où l'initiative et la responsabilité privées pourront encore s'exercer. Dans ce domaine les avantages traditionnels de l'individualisme garderont toute leur valeur.

Arrêtons-nous un moment pour nous les rappeler. Ils consistent d'abord dans une amélioration du rendement, résultant de la décentralisation et du jeu de l'intérêt personnel. L'amélioration du rendement due à la responsabilité individuelle et à la décentralisation des décisions est peut-être même plus importante qu'on ne l'a cru au XIXe siècle, et il se peut qu'on ait trop réagi contre l'influence de l'intérêt personnel. Mais surtout l'individualisme, s'il peut être débarrassé de ses défauts et de ses excès, est la sauvegarde de la liberté personnelle, en ce sens qu'il élargit plus que tout autre système le champ des décisions personnelles. Il est aussi la meilleure sauvegarde de la variété de l'existence,

variété dont la source réside précisément dans l'ampleur du champ des décisions personnelles et dont la privation est la plus sensible de toutes celles qu'entraînent les régimes homogènes et totalitaires. La variété de l'existence préserve les traditions, qui incorporent les décisions les plus sages et les plus heureuses des générations passées ; elle colore le présent des nuances changeantes de son caprice ; servante de l'expérience et aussi de la tradition et de la fantaisie, elle est le plus puissant facteur d'amélioration du futur.

L'élargissement des fonctions de l'État, nécessaire à l'ajustement réciproque de la propension à consommer et de l'incitation à investir, semblerait à un publiciste du XIXe siècle ou à un financier américain d'aujourd'hui une horrible infraction aux principes individualistes. Cet élargissement nous apparaît au contraire et comme le seul moyen d'éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles et comme la condition d'un heureux exercice de l'initiative individuelle.

Car, lorsque la demande effective est insuffisante, non seulement le gaspillage de ressources cause dans le public un scandale intolérable, mais encore l'individu entreprenant qui cherche à mettre ces ressources en oeuvre a trop peu de chances de son côté. Le jeu qu'il joue contient plusieurs zéros et les joueurs dans leur ensemble sont obligés de perdre s'ils ont assez d'énergie et de confiance pour donner toutes les cartes. L'accroissement de la richesse individuelle jusqu'à ce jour a été moindre que la somme des épargnes positives individuelles. La différence correspond aux pertes subies par les individus dont le courage et l'initiative n'ont pas été doublés d'une chance ou d'une habileté exceptionnelles. Si la demande effective était suffisante, il suffirait au contraire pour réussir d'une chance et d'une habileté moyennes.

Les régimes autoritaires contemporains paraissent résoudre le problème du chômage aux dépens de la liberté et du rendement individuels. Il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps l'état de chômage qui, en dehors de courts intervalles d'emballement, est une conséquence, et à notre avis une conséquence inévitable, de l'individualisme tel qu'il apparaît dans le régime capitaliste moderne. Mais une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement.

Texte 4 : Christian Chavagneux, « L’illusion libérale »

Au cours des vingt dernières années, l’influence du libéralisme économique n’a cessé de s’étendre. Trouvant un terrain favorable dans la faillite des régimes communistes, il a mis les avocats de l’intervention de l’Etat sur la défensive. Depuis, le débat politique s’enferme souvent dans une opposition entre les promarché et les pro-Etat, défendant deux modes d’organisation sociale considérés comme antinomiques. En fait, les analyses présentées ici suggèrent plutôt qu’il y a toujours beaucoup d’Etat dans les marchés, pas mal d’antilibéraux chez les chefs d’entreprise, et que la puissance publique doit faire face à une demande croissante de services collectifs. Dit autrement, aucune société n’est vraiment régie selon les principes du libéralisme.

Des conceptions divergentes chez les penseurs classiquesReprenons tout à la base. Le libéralisme économique, comme idéologie, est né au milieu du XVIIIe siecle. Il prend forme dans les écrits de philosophes qui cherchent d’abord à penser la société dans son ensemble : Adam Smith et David Hume au Royaume-Uni, Turgot et Condorcet en France, Thomas Jefferson aux Etats-Unis, Emmanuel Kant en Allemagne. Cette période est souvent présentée comme celle qui donne son unité originelle au libéralisme et le principe de base de son action, la remise en cause de l’Etat. Or, si tous ces penseurs partagent effectivement le souci de promouvoir la liberté individuelle, leurs points de désaccord sont légion (1), notamment dans le domaine économique. Quoi de commun, par exemple, entre Turgot, qui refuse toute législation sur la fixation du niveau des taux d’intérêt, au motif que c’est une affaire privée qui relève du libre consentement des deux parties, et Adam Smith, qui défend leur plafonnement réglementaire car, dit-il, s’ils se fixent à un niveau trop élevé, seuls les risque-tout et les spéculateurs voudront emprunter, ce qui ne sert pas la prospérité de l’économie ?Sur le rôle de l’Etat, même absence de ligne commune. Là où Condorcet et Jefferson sont favorables à un grand service public de l’éducation, Adam Smith préfère qu’il se contente de compléter les insuffisances de l’enseignement privé. Par ailleurs, si, comme le montre Alain Renaut, le libéralisme politique peut impliquer la mise en œuvre du libéralisme économique, à l’inverse, pour les premiers

penseurs libéraux, le niveau de prospérité économique est assez largement indépendant de la nature du régime politique. Turgot souhaitait un despote éclairé et pour Adam Smith, « jamais nation n’aurait prospéré si la prospérité ne se trouvait que là où règnent la parfaite liberté et la parfaite justice » (2). Cette absence de vision partagée marque encore la pensée libérale contemporaine, dont les thuriféraires restent divisés sur leur projet de meilleure société.

Le marché est d’abord une invention du politiqueSi on laisse de côté les penseurs pour s’intéresser à l’histoire, le constat est identique : impossible de montrer une emprise croissante des marchés grignotant sans cesse le pouvoir des Etats au profit des intérêts individuels. Le marché est d’abord une création politique des pouvoirs en place. Comme le rappelle Jacques Adda, les marchands ont d’abord été des étrangers qui faisaient du commerce au long cours. Les princes avaient tout intérêt à les attirer pour favoriser l’activité, pour faire grimper les recettes fiscales et pour les maîtriser. « Au temps de son apparition véritable, le marché émerge pour contrôler et canaliser le marchand, intrinsèquement subversif, car lointain, car étranger (…). Contrôle et protection, voilà une marque de naissance insolite pour le sanctuaire de l’initiative et de la liberté… », souligne Michel Henochsberg (3). La formation des marchés nationaux, fait des princes, suit celle des échanges internationaux. Avant que l’ouverture extérieure n’en redevienne le principe de développement au XIXe siecle. Mais pour quelques années seulement : comme le constatait l’historien Paul Bairoch, le libéralisme commercial a été l’exception (1860-1879) plutôt que la règle. Et il faudra attendre le dernier quart du XXe siecle pour que le libéralisme économique reprenne de la vigueur.Mais cette fois, on le tient ce libéralisme : progression du rôle des multinationales, libéralisation du commerce mondial, ouverture aux grands vents de la finance mondialisée, déréglementations, privatisations, réformes libérales imposées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, etc. Un libéralisme nouveau qui lamine le politique, détruit les Etats et veut nous faire oublier cette vérité élémentaire qu’une « économie mondiale découplée du politique est illusoire », pour reprendre les termes du sociologue allemand Ulrich Beck (4).Dans cette appréciation, il faut faire la part du constat et celle de l’analyse. Les règles du jeu de la mondialisation économique qui se sont imposées au cours des dernières décennies sont clairement d’inspiration libérale. Elles ont sans aucun doute renforcé le pouvoir politique des acteurs privés, leur capacité à écrire des règles de fonctionnement de l’économie qui leur conviennent. Mais, comme l’indique Pierre Jacquet, « le libéralisme n’est pas un état naturel de l’économie ». Les Etats ont largement été les instigateurs de cette évolution. La sociologue américaine Saskia Sassen a ainsi montré comment, aux Etats-Unis, « l’Etat – à travers l’appareil législatif, les agences de régulation spécialisées, les tribunaux – a fait passer un certain nombre de mesures pendant ces trente dernières années, qui se sont progressivement agrégées pour constituer une sorte d’architecture technique de la mondialisation ».

L’Etat est toujours aussi présentAu Nord comme au Sud, le libéralisme mis en œuvre est loin de correspondre à la primauté des règles du jeu du marché. « Les Etats-Unis et l’Europe subventionnent leur agriculture, tous limitent l’immigration, demandent des délais pour libéraliser leurs importations et les pays les plus ouverts sont ceux qui redistribuent le plus par l’entremise des dépenses sociales. Les Etats multiplient aussi les interventions pour donner des avantages concurrentiels à leurs entreprises dans la compétition mondiale », remarque Jean Coussy. Qui précise également combien les pays émergents d’Asie ont tordu le modèle libéral pour se développer.Dans les pays en relation avec le FMI et la Banque mondiale, soit les politiques libérales demandées n’ont pas été mises en pratique, soit elles ont été détournées par les élites au pouvoir. De leur côté, les entrepreneurs privés contribuent également à ce que l’image idéalisée du libre jeu des forces du marché ne soit pratiquement jamais réalisée. La concurrence appelle la concentration des capitaux, la recherche de positions de monopole, quand ce n’est pas la formation de cartels. Elle incite également les acteurs privés à faire appel à la protection des Etats, à qui ils demandent de payer les dégâts en cas de coup dur et d’assurer la pérennité du système.Certes, la concurrence s’est accrue, les privatisations ont bien eu lieu, l’ouverture aux échanges extérieurs a progressé, les inégalités sont plus fortes, etc. Mais ces mesures (et leurs résultats), qui puisent leur justification politique dans le corpus libéral, n’en provoquent pas pour autant la fin du

politique. Parce que les Etats restent des acteurs très présents, parce qu’ils ne sont pas libéraux dans tous les domaines, parce que les entrepreneurs privés sont eux aussi loin d’être des libéraux, parce que le marché est réinventé à chaque fois qu’il s’installe dans une partie du monde, qu’il prend des formes différentes qui s’inscrivent dans les trajectoires historiques locales et parce que le libéralisme, quand il donne l’impression de progresser, fait l’objet d’une contestation politique qui contribue là encore à l’aménager. Le marché et le libéralisme ne méritent ni les louanges, ni le rejet violent dont ils font l’objet. Parce que les représentations imaginées qui les suscitent ne correspondent pas à sa réalité.

Comme le docteur FrankensteinPour autant, ce libéralisme réel n’en est pas moins porteur de risques. L’historien Fernand Braudel avait fondé la notion de « contre-marché » pour qualifier les zones de l’économie qui échappent au contrôle à la fois des Etats et des marchés, là où règne la « non-gouvernance », dirait-on aujourd’hui. La finance mondialisée est dans ce cas. Elle échappe au pouvoir de contrôle de ceux qui ont été ses plus puissants promoteurs, les pays industrialisés, Etats-Unis en tête, et les gros établissements financiers internationaux. Le contre-marché de la finance se caractérise par l’impossibilité de connaître le montant de l’argent qui circule dans le monde (ce qui rend l’exercice de la politique monétaire complexe et amplifie le risque d’être surpris par une insuffisance ou un trop-plein). Il y a aussi impossibilité, y compris pour les établissements financiers, de mesurer et de contrôler le niveau des risques qui sont pris. Il y a bien une montée en puissance des activités illicites. Autant de menaces qui pèsent sur la croissance mondiale. Le libéralisme économique est comme le docteur Frankenstein, il peut créer des monstres qui finissent par se retourner contre leurs créateurs.

(1) Sur les origines de la pensée libérale, voir Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme, par Francisco Vergara, coll. Poches, éd. La Découverte, nouvelle édition à paraître en 2002.(2) La richesse des nations, livre IV, chapitre 9(3) La place du marché, éd. Denoël, 2001.(4) « La fin du néolibéralisme », Le Monde, 10 novembre 2001.

Texte 5 : M. BASLÉ (2002) « Economie politique sans dichotomie paretienne entre l’efficicence et la justice », document de travail

L’optimum de Pareto et ses faiblesses

En 1906, dans son Manuel d’Économie Politique, Vilfredo Pareto a extrait la théorie de l’équilibre général de Walras de son « utilitarisme » et a présenté une conception d’un optimum comme « maximum d’ophélimité » (…) qui a été considérée comme une issue à l'impasse du cardinalisme. Pareto s’exprimait de la manière suivante : « Nous dirons que les membres d’une collectivité jouissent, dans une certaine position du maximum d’ophélimité, quand il est impossible de trouver un moyen de s’éloigner très peu de cette position, de telle sorte que l’ophélimité dont jouit chacun des individus de cette collectivité augmente ou diminue. C’est à dire que tout petit déplacement à partir de cette position a nécessairement pour effet d’augmenter l’ophélimité dont jouissent certains individus, et de diminuer celle dont jouissent d’autres… » (Pareto, V., 1906 ; 1963). Cet optimum dit aujourd’hui «de Pareto » a été illustré grâce à la fameuse «boite d’Edgeworth » (boite qui n’a d’Edgeworth que le nom puisque c’est bien «Pareto qui a eu pour la première fois l’idée de recourir à cette figure, dont Edgeworth ne s’est d’ailleurs jamais servi » (JESSUA, C., 1991, p. 359).L’utilisation de cette boite a connu un grand succès car elle est très commode, même si elle n’est pas toujours nécessairement très paretienne (…). Elle est en même temps lourde de conséquences. Très commode, car on visualise parfaitement comment on atteint la courbe des contrats par l’échange volontaire, par exemple, passage de a à b, et comment, sur la courbe des contrats, il y a conflit «politique » de distribution-redistribution des ressources, par exemple, passage de a à b, ce qui conduit à la dichotomie standard : l’Allocation et la question de la meilleure allocation (celle de l’efficience) relève du marché et de la Science Économique (le fait de «s’approcher de la courbe des contrats ou d’y accéder constitue une amélioration paretienne pour la collectivité » (JESSUA, C., 1991, p. 361).

Au contraire, la Redistribution (le passage de a à b), donc la question de la Justice de la répartition finale des ressources, n'en relève pas.

Graphique 1 : la boîte d’ Edgeworth et l'échange volontaire : efficience et justice

Lourde de conséquences, car les conclusions sont redoutables pour la définition du marché et celle du métier d’économiste : « tout déplacement le long du sentier paretien constitue une opération sur laquelle l’économiste en tant que tel ne peut porter aucun jugement, sauf à prendre parti pour l’un des adversaires » (JESSUA, C., 1991, p. 361).• Hypothèse d’une Redistribution par la forceOn pourrait gloser à l'infini sur les présupposés sociologiques ou politiques et sur les motivations du choix de la dichotomie par Pareto. Henri Denis avait habilement relevé, il y a longtemps, un certain cynisme. Il relevait en effet, dans la Sociologie Politique de Pareto, que le vide de l’approche paretienne d’Économie Politique était comblé par l'auteur par l'appel aux rapports de force. Il relevait cet appel de Pareto aux rapports de force dans l’explication suivante : « Deux classes se trouvent actuellement en présence : nommons les A et B. La lutte entre elles s’accentue de jour en jour et ne peut que finir par quelque bataille décisive …/…. Les A comprennent en Europe la plus grande partie de la bourgeoisie …/…les B s’appellent aujourd’hui les syndicalistes …/… Tous les faits historiques confirment qu’aucune classe sociale ne peut à la longue conserver ses liens et son pouvoir si elle n’a la force et l’énergie pour les défendre. A la longue, seule la force détermine les forces sociales » (PARETO, V., 1906, 1963, pp. 488-495-496). L'explication est en effet, précédée par une confirmation du postulat que la force prime le droit. « La grande erreur de l’époque actuelle est de croire qu’on peut gouverner les hommes par le pur raisonnement, sans faire usage de la force qui est au contraire le fondement de toute organisation sociale » (PARETO, V., 1906, 1963, p. 134). Le contrat social et le droit ne peuvent être plus clairement ici exclus par Pareto, la force jouant seule pour remplacer le symbolique, la régulation par la politique macro-économique et les lois et réglementations.On a aussi trouvé chez Pareto des explications plus profondes (ce qui ne veut pas dire meilleures) à la dichotomie. En effet, nous dit Pareto par ailleurs, d'un point de vue plus méthodologique, le projet était de sortir des «sociologies humanitaires » et d’exposer une sociologie «exclusivement expérimentale, comme la chimie, la physique » (PARETO, V., Traité de Sociologie générale,…). Dans cette sociologie, ce ne sont pas les rapports de force qui sont évoqués : c'est quelque chose qui ressemble à des émergences ou à du "spontanéisme" brut (ce n’est pas encore « hayekien »). Pareto propose qu'en effet on écarte d’emblée le postulat habituel de rationalité et «les conduites observables, commensurables et calculables » et, qu'au contraire, on «s’intéresse prioritairement aux habitudes langagières, à la logique brute, aux formes de subjectivité irréductibles aux calculs, aux régularités des significations culturelles » (idem, p. 360).• Hypothèse d’une Redistribution par le hasardFaisant avancer les hypothèses implicites à la dichotomie paretienne, Samuelson a aussi distingué chez Pareto les recherches d’efficience (atteindre la courbe des contrats), et les recherches de justice

(évoluer sur une courbe des contrats), mais, selon lui, ces dernières pourraient être décrites finalement comme des actions effectuées au « hasard ». Le raisonnement suivant décrit alors l’Economie du bien-être : "Even if for each single change, it is hard to know in advance who will be helped and who will be hurt, in the absence of known bias in the whole sequences of changes, there is some vague presumption that a hazy version of the law of large numbers will obtain : so as the number of quasi-independent events becomes larger, the chances improve that any random person will be on balance benefited by a social compact that lets events take place that push out society’s utility possibility frontier, even though any one of the events may push some people along the new frontier in a direction less favorable than the status quo » (SAMUELSON, P.A., 1981, p. 227).Il faut donc compter sur la chance au sens statistique pour obtenir la réalisation de ses anticipations de position en termes de bien être à l’étape redistributive finale et on peut supposer que les chances ne seront pas trop inégalement distribuées. Avec ces deux hypothèses de fonctionnement de la Redistribution, on en arrive à une position presque unanimement acceptée chez les économistes alors même qu'elle est ironiquement décrite ainsi par HERBERT KIESLING : « Economists tend to concentrate upon the maximimisation of welfare in the market sector only, and then to cross their fingers and hope that the law of averages and large numbers will make the outcome come right in the end » ((KIESLING, H.J., 2000) : les marchés font l’allocation. La chance ferait la redistribution.

CHAPITRE 4 : L'INNOVATION

(ce chapitre est une première version)

L'économie de l'innovation est devenue sur les trente dernières années un champ important de l'analyse économique. Elle aborde la question du changement technologique à travers à la fois ses déterminants (sources, influence de la structure de marché, croissance économique…) et ses effets (sur la croissance économique, l'emploi, la qualification de la main d'œuvre…). Elle aborde en particulier les différentes phases du changement technologique : l'invention (la production de nouvelles connaissances), l'innovation (transformation de l'invention en un produit ou un procédé nouveau adopté par au moins un agent autre que l'innovateur) et la diffusion (les mécanismes par lesquels l'innovation est adoptée par un nombre significatif d'agents, c'est-à-dire par une population de firmes dans un secteur donné ou dans une économie nationale, ou par une population déterminée d'individus).

La question de l'innovation oppose actuellement plusieurs types d'approches, dont deux se distinguent particulièrement : la théorie néoclassique (partant de l'hypothèse que les agents rationnels innovent uniquement si les bénéfices engendrés l'emportent sur les coûts supportés par l'innovation) et la théorie évolutionniste (les innovateurs les plus adaptés par rapport aux évolutions de la demande survivent à l'issue d'un processus de sélection où l'incertitude et la chance tiennent un rôle prépondérant).

Alors que l'intérêt pour l'innovation est relativement récent dans le développement de l'approche néoclassique, il est plus ancien pour l'approche évolutionniste puisque celle-ci tire certaines de ses hypothèses de base d'auteurs comme Marx et surtout Schumpeter, eux-mêmes influences par des théories plus anciennes.

Ce chapitre a pour objectif de traiter des différentes approches qui ont précédé l'avènement d'une théorie économique de l'innovation avec en particulier les travaux fondateurs de Robert Solow dans les années 50.

SECTION 1 : QUEL RÔLE POUR L'INNOVATION CHEZ RICARDO ?

Ricardo envisage les effets du progrès technique sous deux angles : d'abord, à propos de la croissance économique par l'effet du progrès technique sur l'évolution de l'économie vers un état stationnaire), et d'autre part, et surtout, à propos de la répartition des revenus. Ricardo envisage donc essentiellement les effets du progrès technique à un niveau macroéconomique.

1.1. L'effet du progrès technique sur la croissance et le commerce international

Ricardo distingue deux effets du progrès technique :

- une augmentation de la force productive de la terre (plantes fourragères, irrigation) : produire plus sur une même surface : or, ce premier effet butte sur une limite comme nous l'avons déjà vu dans le chapitre 2 ;

- une augmentation de la productivité du travail : diminution du coût de production, donc du prix des biens agricoles et donc de la rente.

Ce deuxième effet est également limité car il incite les propriétaires fonciers (dont la rente est la rémunération essentielle) à ne pas mettre en œuvre les améliorations techniques sur leurs terres (et ce pour maintenir leur niveau de rémunération).

Il faut également souligner que Ricardo introduit le progrès technique dans son analyse sur les échanges internationaux. La technologie a un effet à la fois sur les flux commerciaux internationaux et sur la spécialisation internationale (la "division internationale du travail").

La théorie ricardienne des avantages comparés montre que le commerce international naît de différences nationales en matière de spécialisation industrielle. Avant Ricardo, Adam Smith a déjà montré que chaque pays a intérêt à se spécialiser dans les productions de biens pour lesquelles il est le plus efficace, c’est-à-dire pour lesquelles ses coûts de production sont plus faibles que ceux des autres pays. Mais pour Ricardo, les situations d'avantages absolus sont rares. Il propose à la place sa théorie des avantages relatifs. Le libre-échange est intéressant s’il existe des différences de prix relatifs entre les pays. Ricardo ne raisonne que sur la base d’un seul facteur de production, le travail, et donc tout avantage comparatif est déduit d’une différence de productivité relative du travail d’un pays à l’autre.

Cependant, l'intégration du progrès technique et des différences internationales qu'il peut engendrer sera abandonnée par le modèle HOS (Eli Heckscher, 1919, Berthil Ohlin, 1933 et Paul Samuelson) qui est plutôt fondé sur l’idée que la spécialisation d’une économie nationale peut provenir de différences dans la dotation en facteurs de production de cette nation. Par conséquent, le commerce international trouve son origine dans les différences de ressources (travail, capital) entre pays. En d'autres termes, les avantages comparatifs dont bénéficient les pays sont liés à la disponibilité des facteurs de production et donc à leur prix relatif dans les différents pays. Dans ce modèle néoclassique, les techniques de production sont par ailleurs supposées identiques d'un pays à l'autre : les mêmes combinaisons de capital et de travail permettent d’obtenir le même niveau de production. Ainsi la technologie est implicitement supposée être un bien public international. Toutes les connaissances scientifiques et tous les savoirs-faire sont parfaitement diffusés et librement accessibles par tous. Tous les pays ont accès aux mêmes connaissances scientifiques et techniques et l'accès et l'usage d'une innovation par l'un des pays ne privent en rien les autres.

D’une manière générale, le modèle classique (Smith, Ricardo) tout comme le modèle néclassique HOS demeurent des analyses statiques : ils n’expliquent pas pourquoi des avantages comparatifs existent, que ce soit par une différence de niveau technologique ou par une différence en termes de dotations relatives en facteurs de production. En fait, les dotations en facteurs de production ou le niveau technologique des pays ne sont pas déterminés une fois pour toute, mais évoluent en fonction des stratégies de développement des pays. Les nations essaient notamment d’attirer les entreprises innovantes, de capter les savoirs-faire de pointe, de bénéficier de transferts technologiques. On retrouve ici la vision plus dynamique de Porter (1986) et son concept d’avantages stratégiques selon lequel les avantages ne sont pas naturellement acquis, mais sont le plus souvent construits. Au fond, l’analyse statique de Ricardo ou de HOS ne permet pas d’expliquer, ni de prendre en compte les effets de commerce sur les structures économiques.

Un économiste comme Krugman montrera également que la DIT s’explique davantage par des différences internationales de niveaux technologiques que par des différences en dotations de facteurs de production. Si les Etats-Unis exportent des ordinateurs, ce n’est pas parce que leurs ressources en travail et capital sont spécialement adaptées, mais bel et bien parce qu’ils sont relativement plus efficaces dans ces productions, parce que ce pays a acquis dans le temps des compétences à travers des processus d'apprentissage. Cela explique ainsi que l'essentiel du commerce international ne se fait pas entre des pays spécialisés dans un type de production, en d'autres termes, les échanges ne sont pas construits sur une spécialisation inter-branches mais les échanges sont bien davantage intra-branche : la France importe et exporte des voitures d’Allemagne. Nous reviendrons sur ce problème par la suite. En fait, les échanges se sont intensifiés entre pays développés (structures productives similaires, niveau de développement comparables) et sont essentiellement des échanges croisées portant sur les mêmes biens.

1.2. L'effet du progrès technique sur la répartition des revenus :

On doit distinguer ici deux étapes dans la conception du progrès technique chez Ricardo.- dans un premier temps, un certain optimisme sur le rôle de l'innovation- néanmoins, dans un second temps, il développe une vision foncièrement pessimiste quant au rapport entre changement technique et conditions des salariés.

• D'abord, une vision optimiste :

Dans la première édition de ses Principes, Ricardo émet la thèse dite de la compensation. Le progrès technique provoque certes des suppressions d'emplois (la machine se substituant au travail humain) mais en même temps, il engendre une baisse des prix : les entreprises augmentent en effet la productivité du travail et elles reportent ces gains de productivité sur leurs prix. Cette baisse des prix permet aux individus d'affecter leurs revenus à l'achat d'autres produits, accroissant ainsi la demande de ces autres marchandises et donc les profits de leurs producteurs. En même temps, les rentiers et les salariés voient leur pouvoir d'achat augmenter puisque, avec le même revenu (rente ou salaire), ils peuvent acheter plus de marchandises. Donc après une période de transition, toutes les classes sociales vont bénéficier des gains de productivité engendrée par le progrès technique.

Pour Ricardo :"(…) je crus que toute machine qui avait pour effet d'introduire dans une branche quelconque de la production une économie de main-d'œuvre, produisait un bien général qu'altéraient seulement les crises qui accompagnent le plus souvent le déplacement des capitaux et du travail d'une industrie vers une autre. Il me parut que tant que les propriétaires auraient les mêmes rentes en argent, ils profiteraient de la diminution de prix survenue dans les marchandises qu'ils achetaient avec leurs rentes, - diminution que devait nécessairement entraîner l'emploi des machines. Il en serait de même, me disais-je, pour le capitaliste."

A propos des capitalistes, David Ricardo développe un embryon de théorie de l'innovateur qui annonce la théorie de la plus-value extra de Marx et la théorie de Schumpeter :"Sans doute, celui qui découvre une machine ou qui en fait le premier l'application, doit, pendant quelques années, jouir d'avantages spéciaux et légitimes et de profits énormes ; mais l'emploi de sa machine se généralisant peu à peu, le prix de la marchandise produite diminuera, sous la pression de concurrence, au niveau des frais de production, et le capitaliste verra ses profits diminuer jusqu'à leur niveau initial. Il profitera alors, à seul titre de consommateur, de l'avantage collectif, et pourra, avec le même revenu, se procurer une somme plus importante de confort et de bien-être."

A propos des travailleurs, il développe la thèse de la compensation."Je croyais encore que les machines étaient une institution éminemment favorable aux classes ouvrières en ce qu’elles acquéraient ainsi les moyens d'acheter une plus grande masse de marchandises avec les mêmes salaires en argent : et je pensais, plus, que les salaires ne subiraient aucune réduction par la raison que les capitalistes auraient besoin de la même somme de travail qu'auparavant, quoique ce travail dût être dirigé dans des voies nouvelles. Si, par l’emploi de machines nouvelles, on parvenait à quadrupler la quantité de bas fabriqués, et que la demande de bas ne fit que doubler, il faudrait nécessairement licencier un certain nombre d'ouvriers ; mais comme le capital qui servait à les entretenir existait toujours et que l'intérêt des capitalistes devait être d'employer de manière productive ce capital (…) irait alimenter quelque autre industrie utile à la société. J'étais, en effet, et demeure profondément convaincu de la vérité de ces paroles d'Adam Smith. – « Le désir des aliments se trouve limité chez l'homme par l'étroite dimension de son estomac ; mais le désir du bien-être, du luxe, des jouissances, des équipages, de la toilette est infini comme l'art, comme le caprice. » Dès lors , comme je pensais que la demande de travail serait la même et que les salaires ne baisseraient pas, je pensais aussi que les classes inférieures participeraient, comme toutes les autres classes, aux avantages résultant du bas prix des marchandises, et par conséquent de l'emploi des machines."

A travers cette vision optimiste, il partage donc dans un premier temps le point de vue d'Adam Smith. Ce dernier développe sa théorie à propos de l'innovation organisationnelle (et non technologique). Il développe son fameux exemple de la division du travail dans une manufacture d'épingles (qu'il reprend par ailleurs de l'encyclopédie de d'Alembert et Diderot, article sur les épingles de 1739 repris en 1755). Smith montre comment l'organisation du travail permet d'obtenir des gains de productivité considérables (production multipliée par 4800 : là où 10 épingles étaient produites par un groupe de 10 ouvriers, le même groupe en produit 48 000 grâce à la division du travail en tâches élémentaires). La question qui se pose alors porte sur les conséquences en matière d'emplois : en effet, on peut penser que de tels gains de productivité permettraient à une seule firme de satisfaire la demande totale. Deux hypothèses sont alors plausibles :

- la baisse du coût de production peut être répercutée intégralement sur les prix (divisés alors par 48 000, avant les épingles étaient un bien de luxe…) : la demande s'accroît alors massivement, multipliée par plus de 4800 fois, pouvant ainsi créer de nouveaux emplois dans l'industrie de l'épingle.- néanmoins, l'entreprise qui bénéficie la première de l'innovation, peut décider certes de baisser son prix, mais à un niveau juste suffisant pour éliminer ses concurrents et en tout cas, insuffisant pour stimuler substantiellement la demande d'épingles. Elle crée alors du chômage tout en accroissant ses profits.

Adam Smith considère que dans n'importe quel situation la société verra son bien-être augmenter. C'est évident dans le premier cas. Dans le second, il considère que les profits supérieurs engrangés par l'entreprise vont être réinvestis dans d'autres industries et créer au final de l'emploi. Donc un rééquilibrage s'opère entre les branches de production. Par ailleurs, toujours en dynamique, si l'entreprise maintient des prix trop élevé, la concurrence va inévitablement jouer et provoquer une baisse des prix qui sera favorable à tous les acteurs.

De manière plus générale, avant Ricardo, l'idée généralement admise est que les innovations ne sont mises en œuvre que si elles accroissent le profit de ceux qui les adoptent. Et plus de profit étant synonyme de plus d'épargne et d'investissement, la richesse nationale et l'emploi augmentent.

• Dans un second temps, une vision pessimiste

Cependant, par rapport à cette position optimiste qu'il partageait, Ricardo va changer d'avis lorsqu'il publie la troisième édition de ses Principes, notamment dans un nouveau chapitre qu'il ajoute, intitulé "On Machinery" et dans lequel il expose une version tout à fait différente sur le rôle du changement technique.

L'idée qu'il défend est alors radicalement différente : pour un niveau donné de production, une augmentation de la productivité (telle que l'engendre le progrès technique) conduit forcément à une diminution de l'emploi disponible et à une aggravation des conditions matérielles des travailleurs.

Dans ce fameux chapitre 31 des Principes, il avance l'idée que les travailleurs ne sont pas forcément toujours dans une meilleure situation lorsque la productivité du travail augmente. La substitution des machines au travail humain est souvent nuisible aux intérêts des classes de travailleurs. L'idée sous-jacente est que l'introduction de machines (l'augmentation de capital fixe) réduit la part du travail dans le revenu global tout en augmentant la part correspondant au capital. Les travailleurs au fur et à mesure du progrès technique et de l'introduction de machine dans le processus productif s'appauvrissent de plus en plus, même si la production globale augmente continuellement.

Résumons :1ère idée défendue par Ricardo : Seul le capital circulant (le capital servant à financer les salaires) correspond à une demande de travail et non le capital fixe (celui qui finance l'acquisition de nouvelles machines et donc l'introduction du progrès technique dans le processus productif).

2ème idée : Si le rapport capital fixe/capital reste constant, l'accroissement de l'ensemble du stock de capital investi par l'entrepreneur implique donc une augmentation de la demande de

travail. Or selon Ricardo, ce rapport augmente avec le progrès technique, ce qui aboutit donc à une diminution de la demande de travail (à salaire réel constant), voire à une diminution du salaire réel constant (si l'emploi est maintenu). Donc la mécanisation est synonyme d'une hausse du chômage et d'une dégradation des conditions de vie des travailleurs : chômage durable et important, salaires bas.

Face à cette vision négative du progrès technique, l'économiste français Jean-Baptiste Say apporte certaines critiques.

Les machines ne concurrencent pas le travail humain. En fait, elles contribuent à augmenter la productivité du travail. Et dans la mesure où plus de produits sont créés avec moins d'inputs, la société est nécessairement dans une meilleure situation. D'après Say, "une nouvelle machine remplace une partie du travail humain, mais ne diminue en aucun cas le montant de la production : si tel était le cas, il serait absurde de l'adopter".

Plus loin : "Ce serait toutefois un acte de folie que de repousser des améliorations à jamais favorables à l' humanité, à cause des inconvéniens qu' elles pourraient avoir dans l'origine ; inconvéniens d' ailleurs atténués par les circonstances qui les accompagnent ordinairement.1) c' est avec lenteur que s' exécutent les nouvelles machines, et que leur usage s' étend ; ce qui laisse aux industrieux dont les intérêts peuvent en être affectés, le loisir de prendre leurs précautions, et à l' administration le temps de préparer des remèdes.2) on ne peut établir des machines sans beaucoup de travaux qui procurent de l' ouvrage aux gens laborieux dont elles peuvent détruire les occupations. Si l' on remplace par une machine hydraulique le travail des porteurs d' eau employés dans une grande ville, il faut, par exemple, donner, pour un temps du moins, de l' occupation aux ouvriers charpentiers, maçons, forgerons, terrassiers, qui construiront les édifices, qui poseront les tuyaux de conduite, les embranchemens, etc.3) le sort du consommateur, et par conséquent de la classe ouvrière qui souffre, est amélioré par la baisse de la valeur du produit même, auquel elle concourait."

SECTION 2 : L'EFFET DU PROGRÈS TECHNIQUE CHEZ MARX : LA PLUS-VALUE EXTRA

(cf. chapitre 1)

Ces effets induits par la diffusion progressive d’une innovation dans l’ensemble de la branche ou de l’économie est analysé sous l’angle de la plus-value extra. Elle apparaît comme une forme spécifique de plus-value générée par une productivité supérieure lorsqu’un capitaliste innovateur introduit une nouvelle machine dans le procès de production (en termes plus contemporains, on parle d’innovations de procédés). Selon Marx, "Le capitaliste qui emploie le mode de production perfectionné s’approprie, par conséquent, sous forme de surtravail, une plus grande partie de la journée de l’ouvrier que ses concurrents."

Quand un producteur de chemises investit pour produire plus de chemises en 1 heure que la moyenne (temps de travail socialement nécessaire), il n’a pas pour objectif direct de faire baisser le prix de la force de travail, mais bien d’augmenter ses profits. S’il parvient à produire plus en 1 heure que la moyenne, il réalise une plus-value extra. Chaque capitaliste est poussé par son intérêt à augmenter la productivité du travail pour faire baisser le prix des marchandises.

En d’autres termes, grâce à l’introduction de nouveaux procédés de production, une quantité réduite de travail produit plus de valeur d’usage. L’augmentation de la productivité du travail vise donc à obtenir une plus-value extra, donc un avantage sur ses concurrents. Mais cette « rente » de monopole liée à l’innovation (cf. Schumpeter) est limitée dans le temps. Elle demeure jusqu’au moment où les concurrents obtiennent des machines aussi performantes, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’innovation de procédé se diffuse de telle manière que tous les capitalistes obtiennent la même plus-value extra. En d’autres termes, la valeur individuelle des produits de l’innovateur initialement en dessous de leur valeur sociale (étant donné les effets positifs de l’innovation en termes de gains de productivité) revient au niveau de la valeur sociale au fur et à mesure que le progrès technique se diffuse.

Par conséquent, par effet de contagion, les autres capitalistes doivent suivre ou périr. Il doivent innover eux aussi pour augmenter la force productive du travail et s’aligner sur le prix du capitaliste innovateur. C’est précisément cette recherche de la plus-value extra qui va entraîner leur perte…

Marx a somme toute une vision négative de la machine, tout du moins dans le cadre du système capitaliste. En effet, celle-ci est utilisée non pas pour faciliter le travail des salariés (alléger la pénibilité du travail), mais bien pour augmenter la productivité de la force de travail. (attention : ce n'est pas la machine en soi qui augmente la valeur du produit du travail, elle ne fait que transmettre sa valeur à la marchandise qu'elle permet de produire, mais la machine augmente la capacité productive du travail). Pour cela, la machine remplace le travail humain qualifié (aliénation) et permet le recours à une force de travail moins qualifiée et plus faible, en particulier le travail des enfants et des femmes, tout en aboutissant à une prolongation de la journée de travail et une intensification des tâches. L'idée est donc que, certes, la machine permet de suppléer les travaux musculaires épuisant, mais cela aboutit à une exploitation plus intense des travailleurs). C'est donc une théorie pessimiste de la mécanisation. De plus, Marx rejette la théorie de la compensation : la machine remplace le travail des humains.

SECTION 3. L'INNOVATION ET L'ENTREPRENEUR CHEZ JOSEPH SCHUMPETER

Dans les courants néoclassiques, aucune réflexion n'intègre réellement le progrès technique. A la suite de l'une des branches majeures de ce courant – l'école autrichienne, Joseph Schumpeter offrira pourtant une analyse de l'innovation pour expliquer l'évolution des économies capitalistes. Marqué par l'individualisme méthodologique développé par les tenants de l'école autrichienne, Schumpeter mettre l'accent sur l'acteur principal du capitalisme : la personne emblématique de l'entrepreneur. Sur cette base, il proposera une théorie des cycles économiques montrant les phases de croissance et de ralentissement que traversent les économies capitalistes.

3.1. Un descendant de l'école autrichienne

Contexte socioéconomique et idéologique :

Schumpeter est né dans l'Autriche du milieu XIXème qui est un empire en déclin, mais également un bouillon de culture : les idées de Kant se propagent (rationalité individuelle) en même temps que celles du libéralisme anglais et français. Toutefois, le pouvoir impérial réprime l'élite bourgeoise et intellectuelle. Les industriels sont exclus du pouvoir politique réservé à l'aristocratie, aux militaires et aux hauts fonctionnaires, alors même que l'Autriche est marqué par une modernisation économique se traduisant par une transition (tardive) d'une économie agraire à un capitalisme industriel.

Conséquence : pour l'élite intellectuelle, l'individu devient une valeur en soi par rapport à la bureaucratie (impériale) : primauté de l'individu sur le corps social et rejet de l'école historique allemande (vision organiciste du corps social/rôle primordial des institutions). En théorie économique, cela se traduit par l'adoption de l'individualisme méthodologique (point commun avec les néoclassiques anglais et français) : le lien social est représenté à travers les interactions entre les individus qui se rencontrent sur le marché et sans intervention de l'Etat.

Le fondateur de l'école autrichienne (cf. chapitre introductif) est Carl Menger (1840-1921) qui fonde une théorie subjective de la valeur (la valeur d'un bien est déterminée par l'utilité qu'en retire un individu et par la rareté de ce bien : concept de l'utilité marginale) et propose une classification des biens (les biens de consommation = biens de 1er rang et les bien de production = biens de rang 2, 3, etc selon leur position dans la chaîne de production) Ses disciples sont Eugen Von Böhm-Bawerk (1851-1914), théoricien du capital et à qui l'on doit la notion de "détour de production" ; Ludwig Von Mises

Joseph Schumpeter est l'élève de ces deux économistes. Il développe une théorie de l'innovation et de l'entrepreneur. Ses principaux ouvrages sont : Théorie de l'évolution économique, 1912, Business cycles, 1939, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942 et Histoire de l’analyse économique. Ses travaux présentent certaines similarités avec ceux de Marx : il combine théorie économique, sociologie et histoire pour développer une vision d'ensemble du capitalisme en tentant d'expliquer la nature, le fonctionnement et l'évolution du capitalisme.

3.2. Une théorie de l'entrepreneur

1ère idée :Sans innovation, l'économie est stationnaire (pas de croissance économique) : état stationnaire de Ricardo, reproduction simple de Marx, équilibre général walrassien (tous les agents sont satisfaits et ne désirent plus changer leurs dotations).

L'économie stationnaire prévaut avant le capitalisme et fonctionne à l'image d'une boucle fermée se reproduisant à l'identique (Schumpeter fait l'analogie avec la circulation sanguine, à l'image de François Quesnay (Tableau économique, 1758) qui un siècle et demi avant lui avait développé justement la notion de circuit sur la base d'une telle analogie.

Le mode de fonctionnement intrinsèque d'une économie stationnaire ne provoque aucun changement endogène. L'économie stationnaire est uniquement capable de s'adapter (pour assurer sa reproduction : d'un point de déséquilibre, elle parvient par son fonctionnement propre à retourner à l'équilibre initial), mais non d'évoluer (pas de modifications endogènes aboutissant à un nouvel équilibre suite à un déséquilibre).

La théorie de l'équilibre général proposée par Léon Walras exprime parfaitement cette économie stationnaire. (…) Puisque la principale caractéristique de cet équilibre général (définissant une économie stationnaire) est qu'il n'existe pas d'incertitude, ni de prise de risque, donc il n'existe pas d'entrepreneurs au sens de Schumpeter.

L'entrepreneur avant Schumpeter

Les économistes classiques ne distinguent pas les entrepreneurs comme agents économiques spécifiques. Adam Smith séparait certes les fonctions de capitaliste de celles de manager (les profits du capitaliste n'incluent pas les "salaires" que le manager perçoit au titre de son travail de direction et d'inspection. Pour autant, aucune distinction n'était faite entre le capitaliste apportant le capital de l'entreprise et l'entrepreneur : l'"undertaker" était supposé être le propriétaire de l'entreprise. De même, David Ricardo n'emploie pas le terme d'entrepreneur et n'entrevoit pas le rôle de l'homme d'affaires en tant qu'agent essentiel dans l'évolution du capitalisme.

Pourquoi les classiques ne discernent-ils pas le rôle de l'entrepreneur ? (1) Parce que la confusion entre propriété et direction prévaut à leur époque (les entreprises sont de petite et moyenne tailles. (2) Parce qu'ils considèrent l'investissement et la production comme des processus plus ou moins automatiques, n'impliquant donc pas de risques particuliers (tout offre trouve un débouché, donc pas d'incertitude conformément à la loi des débouchés). (3) Enfin, si Ricardo admet que certains capitalistes pouvait récupérer (temporairement) des surprofits en introduisant un processus productif nouveau (une nouvelle machine), donc un profit supérieur aux autres capitalistes, il ne conçoit pas cette capacité à innover comme un trait distinctif de certains capitalistes par rapport aux autres.

Après les classiques, Karl Marx ne fait pas non plus d'analyse spécifique sur la fonction entrepreneuriale, alors qu'il met l'accent sur la pression constante qui pousse les capitalistes à innover (sans plus-value extra, ils périssent). Les deux sources pour obtenir des profits supérieurs sont (1) l'intensification de l'exploitation et surtout (2) l'usage de nouvelles machines. Mais jamais Marx ne se pose la question des motifs expliquant le choix de la

nouvelle machine et des conséquences de choix erronés. Certes, il comprend que le processus de la concurrence suppose qu'il y ait des différences de comportements (sources de l'évolution économique), mais il n'analyse pas la nature et les raisons de ces différences individuelles comme déterminants de l'évolution du capitalisme. Ainsi il entrevoit qu'un revenu résiduel apparaît après que l'entreprise ait payé les intérêts sur le capital emprunté et le salaire du personnel de direction mais ce revenu résiduel ne correspond pas pour lui à une fonction économique spécifique, celle qui consiste à acheter des facteurs de production à un prix certain et à revendre à un prix incertain les produits obtenus par la combinaison de ces facteurs de production, fonction qui peut engendrer des pertes comme des profits. Certains capitalistes sont plus inspirés, plus clairvoyants que les autres, ce qui peut expliquer également la dynamique du capitalisme.

Pourtant, avant les classiques et Marx, Richard Cantillon avait mis en évidence l'existence d'un agent économique qu'il qualifia d'"entrepreneur", c'est-à-dire celui qui "est disposé à acheter à un prix certain et à vendre à un prix incertain", donc celui qui fait des prévisions et prend des risques (voir Blaug, p.563).

Un autre auteur à avoir proposé une analyse sérieuse du rôle de l'entrepreneur, contemporain de Marx, est Thünen (L'Etat isolé, 1850). Gains de l'entrepreneur = profits bruts – (intérêts+salaires management+prime d'assurance contre les risques de pertes calculables). L'entrepreneur touche un revenu en contrepartie des risques qu'aucune compagnie d'assurance ne veut couvrir car ils sont imprévisibles. Pourquoi imprévisibles ? Car par définition la nouveauté crée une situation où il devient impossible de prédire les probabilités de pertes ou de gains. L'entrepreneur a donc légitimement droit à un revenu résiduel risqué et imprévisible.

Après les classiques, les néoclassiques (première vague) ne vont pas non plus prendre en compte le rôle de l'entrepreneur. Tout d'abord, car l'objet d'étude des néoclassiques (le marché) les éloignent de la question de l'organisation interne de l'entreprise. Dans l'équilibre général walrassien, en situation de concurrence parfaite, tout surprofit disparaît (les facteurs sont rémunérés à leur productivité marginale : le salaire est fixé au niveau de ce que rapporte le dernier salaire employé) et Léon Walras l'affirme : à l'équilibre, l'entrepreneur ne "fait ni bénéfices, ni pertes". Donc pas de théorie du profit comme revenu résiduel correspondant à la prise de risques non probabilisables. Toute la théorie néoclassique a donc laissé de côté le rôle du progrès technique, la question de la croissance des grandes entreprises, les raisons de la croissance économique et finalement, la théorie de l'entrepreneur comme celui qui assume les services d'organisation de l'entreprise et de la production, de coordinateur et de décideur ultime, de preneur de risque. En cela, deux auteurs en marge des courants néoclassiques, Schumpeter et Frank Knight, peuvent être considéré comme hétérodoxes.

Deux conceptions du profit : Rémunération du risque et rémunération de l'innovation

Frank Knight (1885-1972, Risk, Uncertainty and Profit, 1921) introduit une distinction risque et incertitude : le risque est une situation où les évènements futurs sont prévisibles (possible d'affecter à chaque éventualité une probabilité) et l'incertitude est la situation où rien n'est prévisible. Les risques peuvent donc être assurés (les compagnies d'assurances déterminent alors les primes d'assurance en fonction des risques associés à l'acte assuré : conduite automobile, assurance contre le vol selon le quartier où est localisé le bien assuré, etc). La nouveauté correspond à une situation sans précédent et à ce titre, incertaine, ne pouvant être probabilisable, et donc impossible à assurer (pas de mutualisation possible du risque).

Pour Schumpeter, le cadre analytique fondé sur l'"économie stationnaire" cesse d'être pertinent dès lors que le fonctionnement de l'économie sécrète en lui-même les conditions du changement. A l'analyse statique du circuit stationnaire, d'une économie sans aucune incertitude sur le futur et donc d'où est absente toute perspective de profit, Schumpeter oppose une analyse dynamique de l'évolution du système capitaliste. Au cœur de l'évolution se situe l'entrepreneur : "il crée sans répit car le ne peut rien faire d'autre…".

L'entrepreneur-innovateur est une force de déséquilibre perturbant un équilibre antérieur.D'où provient la rupture entre l'économie pré-capitaliste (stationnaire) et le capitalisme ?De deux éléments :- l'innovation - le crédit.

Schumpeter distingue :- l'invention: la découverte de nouvelles connaissances scientifiques et techniques, - de l'innovation (qui n'est pas qu'une simple modification de la fonction de production) : l'introduction de nouveaux procédés techniques, de nouveaux produits, de nouvelles sources de matières premières et de nouvelles formes d'organisation industrielle.

L'innovation est précisément à la source de la dynamique du changement dans l'économie capitaliste. Le porteur de l'innovation est l'entrepreneur qui introduit dans le processus économique les inventions fournies par le progrès technique ou exploite les potentialités offertes par de nouveaux marchés ou de nouvelles sources de matières premières.

Contrairement aux classiques et à Marx avant lui, l'entrepreneur ne se rattache à aucun groupe social précis, ni même des personnes bien définies. L'entrepreneur peut être incarné par l'action de plusieurs personnes à la fois, l'entrepreneur n'est pas incarné dans une personne physique, un agent économique peut être entrepreneur un jour et devenir un manager ensuite en adoptant un comportement routinier. La représentation de l'entrepreneur chez Schumpeter est néanmoins empreinte d'une conception héroïque et aventurière : ses facultés d'anticipation, sa volonté de vaincre, sa capacité de rêver (principe de plaisir) et de calcul (principe de rationalité). De même, les innovations envisagées par Schumpeter s'assimilent exclusivement aux innovations majeures (machine à vapeur…) et n'intègre pas les innovations incrémentales dont l'accumulation et le rythme peuvent également engendrer une évolution dynamique de l'économie.

3.3. La théorie du cycle selon Schumpeter

L'existence d'entrepreneurs-innovateurs vient donc bouleverser l'économie stationnaire et provoque donc une rupture, un déséquilibre, source de changement économique. Deux comportements vont donc apparaître : l'innovation suivie par l'imitation. Ces deux comportements vont expliquer l'évolution du capitalisme selon un mouvement cyclique.

Le processus d'innovation/imitation

Dans un premier temps, on constate qu'un ensemble d'entrepreneurs introduisent avec succès des innovations qui donnent naissance à de nouvelles firmes, à de nouveaux marchés. Ces entrepreneurs sont guidés par la recherche d'un profit. Ce profit est le résultat d'une innovation qui a réussi sur le marché en permettant à l'entrepreneur qui l'a introduit de créer une valeur

supérieure pour une dépense donnée. Un entrepreneur fait d'autant plus de profits qu'il est supérieur à la moyenne dans l'art d'effectuer des combinaisons économiques.

Ces innovateurs bénéficient alors d'une rente de monopole (un surprofit, qui rappelons-le est une aberration dans le système de pensée néoclassique) du fait même de la nouveauté : l'innovateur est par définition seul à exploiter sa découverte et donc bénéficie d'une position de monopole pendant une certaine période durant laquelle il peut fixer ses prix uniquement en fonction de la réactivité de la demande. Donc ces prix sont plus élevés qu'en situation de concurrence.

Par ailleurs, l'innovation nécessite un financement, d'où le rôle majeur également des banquiers lorsque certains d'entre eux acceptent de financer l'entrepreneur-innovateur et donc acceptent de prendre part au risque lié à l'innovation. Par conséquent, pour innover, l'entrepreneur n'a pas besoin d'épargner sur ses profits passés, "il n'amasse pas de biens avant de se mettre à la production", mais bénéficie de crédits. Ce financement bancaire de l'innovation nécessite des moyens importants (équipements nouveaux, mise en route de nouveaux processus productifs, création de nouvelles entreprises) et ces ressources sont alors détournées des processus de production traditionnels. L'innovation comporte donc un coût d'opportunité au niveau de l'ensemble du système productif, un sacrifice, et donc induit en elle-même de l'incertitude.

Dans une seconde phase, des imitateurs apparaissent, ce qui a deux effets : (1) une diffusion de l'innovation à travers la branche dans laquelle elle s'applique (les innovations se polarisent donc spontanément dans certaines branches d'activité de l'économie) ; (2) la disparition de la rente de monopole de l'innovateur à travers la baisse des prix que l'imitation engendre.

L'évolution cyclique du capitalisme

"Par évolution nous comprendrons seulement ces modifications du circuit de la vie économique que l'économie engendre elle-même". En supposant donc que toute chose est égale par ailleurs (population constante, organisation politique et sociale stable), "la forme et la matière de l'évolution (…) sont alors fournies par (…) [l']exécution de nouvelles combinaisons productives". Donc les 5 sources de l'innovation précédemment citées.

L'évolution est selon Schumpeter de type cyclique.

- une phase d'expansion (essor) due à l'apparition en grappes de nouvelles combinaisons productives. Nouvelles entreprises qui engendre l'apparition d'autres nouvelles entreprises (fournisseurs, clients, puis imitateurs), nouveaux marchés, salaires en hausse, hausse également du taux de l'intérêt, hausse des prix mais accompagnée d'une augmentation du pouvoir d'achat qui s'étend aux nouveaux produits.

Néanmoins, les conditions de la crise (le retournement du cycle) se développent lors de cette vague d'expansion. Elles résultent largement de mauvaises anticipations de la part des entrepreneurs les moins habiles qui opèrent lors d'une seconde vague d'expansion (suivant la première initiés par les innovateurs) : qualifiés de "seconds couteaux", ils essaient de profiter de la première vague notamment en imitant les innovations primaires (au passage, ils concourent à leur diffusion). Néanmoins, les prêts bancaires qui leur sont consentis ne prennent pas en compte cette donnée (les banquiers restent dans l'euphorie) et des entreprises "malsaines ou frauduleuses" se multiplient (de plus, les prix de vente diminuent car la

concurrence réduit la rente de monopole des entrepreneurs : ces entreprises de la seconde vague sont donc moins rentables, donc moins solvables.

- Vient ensuite une phase de récession, puis de dépression (après un retournement du cycle appelé "crise") :

Effondrement du système de crédit (tension sur les situations bancaires, manque de solvabilité, liquidation des actifs douteux, ), banqueroutes entraînant d'autres banqueroutes,…

Un "nettoyage" a lieu et la reprise peut être initiée. Pour cela, il faut une nouvelle vague d'innovations. D'où l'importance des entrepreneurs.

Une vision pessimiste

Schumpeter est souvent présenté comme le chantre du capitalisme s'appuyant sur le libéralisme, comme seul système susceptible d'engendrer l'innovation et donc le progrès économique.

En effet, il s'oppose à la vision de Marx sur l'avenir de l'humanité qui doit s'épanouir à travers un système socialiste ou périr dans la barbarie. D'après Schumpeter, l'égalité économique et sociale ne permet pas de stimuler l'innovation et l'apparition d'entrepreneurs. En l'absence d'espoir de profits, les individus ne sont plus incités à innover.

Il s'oppose également à Keynes car selon lui, c'est l'action des entrepreneurs et non l'intervention de l'Etat qui permettent à l'économie de venir à bout des grandes crises. L'Etat peut certes intervenir lors lorsque l'économie est au plus bas de la phase de dépression, mais cette intervention ne doit permettre que d'enclencher le mouvement de reprise et doit très rapidement s'effacer pour laisser la place à l'initiative privée.

Pour autant, Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942) montre à quel point Schumpeter est pessimiste quant à l'avenir du capitalisme. En effet, la concentration économique, l'apparition de firmes de grande taille (la multinationale, les grandes corporations/groupes) dominées par des financiers comme Rockefeller aboutit selon Schumpeter non seulement à l'élimination des firmes de petite et moyenne taille, mais surtout à celle de l'entrepreneur. Ce dernier disparaît en même temps que le surplus généré par l'innovation pour laisser la place à une bureaucratisation qui étouffe la liberté d'entreprendre.

Sarcastique, il déplore que "les véritables pionniers du socialisme n'ont pas été les intellectuels ou les agitateurs qui ont prêché cette doctrine, mais bien les Vanderbilt, les Carnegie, les Rockefeller".