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Chapitre XXI - L'Evangile selon saint Marc. Justin et les Evangiles. Les sources du IIème Evangile. Son caractère initiatique. Son but: démontrer que Jésus le Nazaréen fut le Christ. L'utilisation des sources. La Passion et la Résurrection dans Marc. La finale du IIème Evangile Justin et les Evangiles. A l'époque où Justin écrivit ses Apologies, l'Eglise romaine ne semble pas encore avoir disposé de textes analogues au corps d'écritures marcionites. Sans doute circulait-il déjà quelques “Evangiles” ou “mémorables” et aussi, bien sûr, l'Apocalypse Johannite, puisque Justin parle, dans sa première Apologie, de “nos livres” (XXVIII,1) et des “mémorables des apôtres” (LXVI 3 et LXVII 3) 1 et que, dans toutes ses oeuvres, il fait de nombreuses citations qui se retrouvent dans les actuels Evangiles canoniques, parfois textuellement, mais le plus souvent en une version différente 2 . Justin paraît d'ailleurs avoir connu aussi beaucoup d'autres textes qui n'entreront pas dans le Canon de l'Eglise; l’Evangile éphésien de Jean, la première épître clémentine aux Corinthiens, l'Evangelion marcionite, l'Evangile de Pierre (qui est peut-être le Proto-Luc), une première version des Actes des Apôtres et, bien entendu, tout l'Ancien Testament, qu'il cite abondamment et de propos délibéré dans la version grecque des Septante pour prouver que la doctrine chrétienne y est préfigurée (Ière APOL. XXX). Il connaît aussi les philosophes grecs, ainsi que les religions païennes, comme cela ressort à l’évidence 1 Le texte ajoute, en LXVI 3, "qu'on appelle Evangiles”, mais ces mots paraissent bien être une glose tardive de copiste. 2 V. plus. exemples dans Bruno de SOLAGES, "Critique des Evangiles et méthode historique” (Privat, Toulouse, 1972), pp. 213-215, et dans Guy FAU, “Justin et les Evangiles" (Cah. du Cercle E.Renan, Paris, n° 91, 1975). tant de son Baruch que de ses Apologies, indice de plus que ces oeuvres, comme aussi le “Dialogue avec le juif Tryphon”, sont bien du même autour. Enfin, c'est de l'Apocalypse johannite qu'il tire ses croyances en le millénarisme et en l'embrasement final de l'univers , dont il sait que les stoïciens y croyaient aussi. Cependant, il ne nomme expressément aucun évangéliste, ni Paul, ni aucun des autres apôtres sauf Pierre et Jean. Il faut donc bien en conclure que les Evangiles canoniques n'existaient pas encore dans leur forme actuelle au moment où Justin écrivit ses Apologies, mais seulement divers écrits dont la substance sera reprise plus tard dans les textes qui portent aujourd’hui le nom d'Evangiles. Aussi le reproche que l'on fit à Marcion d'avoir falsifié l'Evangile selon Luc n'a-t-il vraiment aucune consistance, puisque Marcion et Justin sont contemporains et que les actuels Evangiles canoniques leur sont postérieurs. Non qu'on doive penser, comme le remarque judicieusement Van den Bergh van Eysinga, que Marcion fût "homme à ne modifier jamais un texte transmis par la tradition” , mais il est certain d'autre part que les accusations portées contre lui par Tertullien et Epiphane sont injustifiées, et qu'il a souvent conservé des leçons anciennes présentant une remarquable analogie avec les textes occidentaux et nos traductions latines.

Chapitre XXI - L'Evangile selon saint Marc

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Chapitre XXI - L'Evangile selon saint Marc.

Justin et les Evangiles. Les sources du IIème Evangile. Son caractère initiatique. Son but:démontrer que Jésus le Nazaréen fut le Christ. L'utilisation des sources. La Passion et laRésurrection dans Marc. La finale du IIème Evangile

Justin et les Evangiles.

A l'époque où Justin écrivit sesApologies, l'Eglise romaine ne semble pasencore avoir disposé de textes analogues aucorps d'écritures marcionites. Sans doutecirculait-il déjà quelques “Evangiles” ou“mémorables” et aussi, bien sûr,l'Apocalypse Johannite, puisque Justin parle,dans sa première Apologie, de “nos livres”(XXVIII,1) et des “mémorables des apôtres”(LXVI 3 et LXVII 3) 1 et que, dans toutesses oeuvres, il fait de nombreusescitations qui se retrouvent dans les actuelsEvangiles canoniques, parfois textuellement,mais le plus souvent en une versiondifférente 2. Justin paraît d'ailleurs avoirconnu aussi beaucoup d'autres textes quin'entreront pas dans le Canon de l'Eglise;l’Evangile éphésien de Jean, la premièreépître clémentine aux Corinthiens,l'Evangelion marcionite, l'Evangile de Pierre(qui est peut-être le Proto-Luc), unepremière version des Actes des Apôtres et,bien entendu, tout l'Ancien Testament, qu'ilcite abondamment et de propos délibéré dansla version grecque des Septante pour prouverque la doctrine chrétienne y est préfigurée(Ière APOL. XXX). Il connaît aussi lesphilosophes grecs, ainsi que les religionspaïennes, comme cela ressort à l’évidence 1 Le texte ajoute, en LXVI 3, "qu'on appelle Evangiles”,mais ces mots paraissent bien être une glose tardive decopiste.2 V. plus. exemples dans Bruno de SOLAGES,"Critique des Evangiles et méthode historique” (Privat,Toulouse, 1972), pp. 213-215, et dans Guy FAU, “Justinet les Evangiles" (Cah. du Cercle E.Renan, Paris, n° 91,1975).

tant de son Baruch que de ses Apologies,indice de plus que ces oeuvres, comme aussile “Dialogue avec le juif Tryphon”, sont biendu même autour. Enfin, c'est de l'Apocalypsejohannite qu'il tire ses croyances en lemillénarisme et en l'embrasement final del'univers , dont il sait que les stoïciens ycroyaient aussi. Cependant, il ne nommeexpressément aucun évangéliste, ni Paul, niaucun des autres apôtres sauf Pierre et Jean.Il faut donc bien en conclure que lesEvangiles canoniques n'existaientpas encore dans leur forme actuelle aumoment où Justin écrivit ses Apologies,mais seulement divers écrits dont lasubstance sera reprise plus tard dans lestextes qui portent aujourd’hui le nomd'Evangiles.

Aussi le reproche que l'on fit àMarcion d'avoir falsifié l'Evangile selon Lucn'a-t-il vraiment aucune consistance, puisqueMarcion et Justin sont contemporains et queles actuels Evangiles canoniques leur sontpostérieurs.

Non qu'on doive penser, comme leremarque judicieusement Van den Berghvan Eysinga, que Marcion fût "homme à nemodifier jamais un texte transmis parla tradition” , mais il est certain d'autre partque les accusations portées contre lui parTertullien et Epiphane sont injustifiées, etqu'il a souvent conservé des leçonsanciennes présentant une remarquableanalogie avec les textes occidentaux et nostraductions latines.

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“(...) Les épîtres de Paul et l'évangilequi y est joint ont donc pénétré dans l'Eglisepar l'intermédiaire des Gnostiques etMarcion a pu avoir des leçons meilleuresque ses adversaires plus récents. (...)Tertullien appelle Paul l'apôtre deshérétiques (Contre Marcion III 5)...

“L'Eglise romaine se rendit compte,vers 140, que la possession d'un recueil sacrécomme l'Ancien Testament lui serait d'ungrand secours. Elle interprétera l'Ancientestament autrement que la synagogue, maisle caractère vénérable du livre lui seranéanmoins de quelque utilité...” 3

A cela s'ajoute enfin un proposd'Irénée, selon qui l'Evangile selon Marcaurait été écrit pour enseigner la vérité auxdocétistes et à ceux qui distinguent Jésus deChrist, celui selon Luc aux marcionites, celuiselon Jean aux valentiniens, celui selonMatthieu aux ébionites (Adv. Haer. III, 7) 4.Si l'Evangile selon Luc a été écrit pour fairepièce à Marcion et à ses adeptes c'est doncqu'il est postérieur à la doctrine de cedernier, à fortiori à l' Evangélion, qui n'estmême pas de lui dans sa version originale,mais encore antérieur à lui. En outre, il estcertain que le IIIe Evangile canonique utiliseaussi l'Evangile selon Marc. Ce dernier luiest donc également antérieurs en fait, c'est leplus ancien des Evangiles canoniques. -

De même que l'Evangile selon lesHébreux, dont la substance sera plus tardincorporée dans Matthieu, contenait ladoctrine primitive des premiers disciples de

3 G.A. van den BERGH van EYSINGA, "La Littératurechrétienne primitive” (Rieder, Paris, 1926), pp. 225-226.V. aussi Georges ORY, "Marcion” (Cercle E.Renan,Paris, octobre 1980), p. 23.4 Cf. Georges ORY, "Analyse des origines chrétiennes"(Cah. rationalistes,Paris n° 193, janv. 1961 ),p.53;"Préparation à la lecture. des Ev. synoptiques" (Cah. E.Renan n° 60, 1968), p. 8; “Marcion” (Cercle E.Renan,1980), p. 21.

Jésus le Nazaréen, les écrits de Marcionreflétaient la façon dont certains chrétiensgrecs et hellénistes interprétaient la doctrinepaulinienne du Christ. On voulut concilierces deux tendances et c'est ainsi que futécrite la version devenue canonique del'Evangile selon Marc. Celui-ci constitue enfait une synthèse du récit écrit par Jean-Marc, l'interprète de Pierre, lorsque cedernier vint a Rome 5 et de l'Evangelionmarcionite 6 ou, plus probablement encore,du Proto-Luc. Quoi qu'en disehabituellement l'exégèse catholique,l'Evangile canonique selon saint Marc n'esten tout cas certainement pas identiquementle même que l'écrit de Marc auquel faitallusion Papias. De ce dernier écrit, Papiasavait notamment affirmé qu'il rapportaitfidèlement les enseignements de Pierre, mais"sans ordre”. Or, l'Evangile selon Marc est,bien au contraire, de tous les écritscanoniques, celui qui est écrit de la façon laplus cohérente et la plus ordonnée, c'estd'ailleurs sans doute cette qualité qui luivaudra plus tard d'être choisi comme texte debase par les rédacteurs de l'Evangile selonMatthieu, dont il est maintenant presqueunanimement admis qu'il lui est en tout caspostérieur, car Matthieu reprend presqueintégralement tout ce qui est dans Marc,même s'il lui arrive d'en retoucher le texte.On a fait remarquer notamment combien, demême que l'Apocalypse canonique s'articulesur le nombre 7, le IIe Evangile tourneautour du nombre 37: "Aucun des évangilesn'a un plan plus cohérent et réfléchi quecelui de Marc”, estime Goguel dans son"Introduction au Nouveau Testament" 8."Les divisions de son récit sont nettement

5 V. plus haut, chapitre X.6 Voy. Guy FAU, "Le Puzzle des Evangiles" (Ed. rat.,Paris, 1970), pp. 147 Voy. Prosper ALFARIC, "L'Evangile selon Marc"(Rieder, Paris, 1929), pp. et suiv.8 Tome premier: "Les Evangiles synoptiques" (1923),pp. 125-127.

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marquées”. Cela ne vaut toutefois pas,répétons-le, pour la finale du textecanonique, qui ne s'accorde pas avec le reste,qui a visiblement été rajoutée après couppour faire concorder Marc avec Luc et Jean,et qui ne figure même pas dans tous lesmanuscrits 9. Mais, cette réserve faite, Marcest certainement le mieux construit de tousles textes canoniques chrétiens. Son auteur afait un réel et méritoire effort de synthèsedes éléments à partir desquels il l'a rédigé.

Les sources du IIème Evangile.

Ces éléments, ce sont avant tout, onl'a déjà dit, le récit primitif de Jean-Marc,l'Evangelion et le Proto-Luc (qui estprobablement l'Evangile de Pierre). Cestextes, l'auteur de Marc ne les recopied'ailleurs pas textuellement: il les arrange àsa convenance. Il est probable notammentque l'explication de certaines des parabolesdites par Jésus ne figurait pas dans le texteprimitif de Jean-Marc 10.

Mais Marc a d'autres sources encore,qui ne sont pas connues. On ne sait pasnotamment d'où provient le récit légendairede la décollation de Jean-Baptiste, interpoléaprès une réflexion du “roi Hérode” (VI, 15-28), ni celui de la deuxième multiplicationdes pains, qui paraît pourtant plus ancien quecelui de la première 11,lequel correspond àcelle qui était racontée dans l'évangile deJean et dans l'Evangelion, et qui sera reprispar Luc.

9 V. plus haut, chapitre X, pp. 95-96.10 V. not. Albert SCHWEIZER, "Le Secret historiquede la vie de Jésus" (A.Michel, Paris, 1961), p. 70.11 Voy. Georges ORY, "Des pains, des poissons et deshommes” (Cah. E.Renan, Paris) n° 71, 1971, pp. 21 &suiv.)

Son caractère initiatique.

La présence dans Marc de deuxmultiplications des pains paraît répondre ausouci de l'auteur de cet Evangile derassembler deux groupes de fidèles , les unsayant reçu une doctrine exotérique basée surle nombre 7, les autres une doctrineinitiatique basée sur le nombre 12. On saitdéjà que le texte canonique du IIe Evangilen'est pas tout à fait complet, que sa versionintégrale comprenait des passages secrets,connus notamment des carpocratiens et deClément d'Alexandrie 12 et il est d'ailleursfait plusieurs fois allusion dans le textecanonique à des enseignements secrets deJésus 13. Il apparaît bien notamment que ladeuxième multiplication des pains soit denature exotérique, tandis que la première, quiest d'ailleurs d'origine gnostique puisqu'ellefigure aussi dans l'Evangélion (qui l'avaitprobablement reprise de l'évangile éphésiende Jean), en soit l'explication ésotérique:

"Il est clair qu'il s'agit d'un rébushermétique", explique Henri BLANQUART14 . "D'une part, les hommes sont sous lesigne quaternaire (4000 hommes). Lequaternaire, nous le savons, est signe dematérialité. Ces hommes matériels reçoiventsept pains et quelque peu de petits poissons.On sait que l'être humain est composé de

12 V. plus haut, chapitre XV, pp. 186-187.13 Voy. Guy FAU, op. cit. note 6, p. 105; AlbertSCHWEIZER, op. cit.,passim. aussi articles de JeanTORRIS et Joseph GOFFINET dans Méta, Paris, n° 7,juillet 1974, pp. 68-81.14 "Les Mystères de la Nativité christique" (Laffont,Paris, 1974), chapitre I. V. aussi l'explication d'AlbertSCHWEIZER, op. cit., pp. 118 & suiv., qui y voit unepréfiguration, ultérieurement majorée, de la dernièreCène, ce qui paraît peu vraisemblable, mais les deuxexplications ne sont pas incompatibles. Cf. aussi RudolfSTEINER, "L'Evangile de saint Matthieu" (Triades,Paris, 1968), pp. 175-176; Georges ORY, "Marcion"(Cercle L.Renan, 1981); Paul DIEL et JeanineSOLOTAREFF, "Le Symbolisme dans l'Evangile deJean" (Payot, Paris, 1983),pp. 166 & suiv. .

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sept parties différentes, dont quatrepérissables et trois impérissables. Donnersept pains consiste à donner la vie à l'hommeet maintenir la vie de ses sept composantes.La nourriture spirituelle, par contre, estreprésentée par les poissons, signechristique. Quelque peu de petits poissons,ce n'est pas grand-chose. C'estl'enseignement exotérique, où l'on parle defaits historiques ou pseudo-historiques, oùl'on parle par paraboles. Le résultat, c'estqu'en définitive il ne reste que septcorbeilles, c'est à dire juste encore de quoientretenir les sept corps de l'homme. Rien deplus. Le Christ n'avait-il d'ailleurs pas dit, envoyant ces hommes: J'ai pitié de cettemultitude!

"Dans l'autre multiplication despains, par contre, nous sommes en faced'hommes qui sont sous le signe du nombrecinq (5000 hommes). Ce sont des hommesqui ont atteint les cinq plans. Ce sont doncdes hommes évolués, à qui on peut donnerun enseignement ésotérique (...). A ceux-là,on ne donnera pas quelque peu de petitspoissons, mais deux poissons. Ce sont lespoissons christiques du signe zodiacal. Ilsreprésentent l'enseignement ésotériquechrétien. Ces hommes ainsi spirituellementrassemblés récoltent par surcroît douzecorbeilles. Le sage, ainsi, est maître dumonde. Il peut se perdre dans le Tout,puisqu'il est lui-même devenu le Tout."

Il semble donc bien que la répétitionde ce miracle, d'ailleurs inspiré de cequ'avait aussi accompli le prophète Elisée (IIRois IV, 42), traduise l'intention de l'auteurdu IIe Evangile de réconcilier les partisansd’un Jésus mystique, ceux dont la doctrine,comme celle de l'Evangelion et de la PistisSophia, était basée sur le zodiaque solaireaux douze signes, et les matérialistes, les"hyliques", qui espéraient le retour effectifsur Terre de Jésus le Nazaréen, espoir

exprimé notamment par Papias dansl'Apocalypse johannite, où presque touttourne autour du nombre sept, le nombre descieux planétaires.

Son but: démontrer que Jésus le Nazaréenfut le Christ.

Au surplus, les poissons du 12e signedu zodiaque sont deux : c'est pourquoi sansdoute Jean et Jésus sont tous deux despoissons.

Jean avait voulu être un christmatériel: son baptême était d'eau et sonenseignement, de simple conversion, étaituniquement matérialiste. Il nourrira desambitions politiques, il voudra être le Messiejuif ou le Taëb samaritain , mais il serafinalement vaincu par Hérode Antipas et ilpérira sur une croix de bois .

Le Nazaréen s'était fait baptiser parJean. Mais l'enseignement qu'il donna avaitété à la fois exotérique et ésotérique,matériel mais aussi spirituel.

Quant au Jésus paulinien, il subiraune mise en croix, céleste et cosmique àl'origine, mais qui sera matérialisée par lerédacteur final de Marc, ainsi qu'on l'a déjàmontré au chapitre II et comme on va le voirici bientôt également.

Tout cela répond effectivement aupropos d'Irénée cité plus haut au sujet deceux qui distinguent Christ et Jésus : lerédacteur de Marc entend démontrer quecette distinction ne doit pas être faite, ou toutau moins que Christ et Jésus sont la mêmepersonne vue sous deux aspects différents.En outre, d'après lui, le Baptiste ne fut pas levrai Christ, il ne fut que le prédécesseurimmédiat du Nazaréen, qui est, lui, le Christuniversel véritable. Et c'est ce dernier qui aété crucifié, non Jean. Mais, comme Jean

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s'était, pour d'aucuns (pour SalomonValentin notamment, ainsi qu'on l’a vu auchapitre précédent), réincarné en Téouda,lequel avait été décapité a l'époque du roiHérode Agrippa II, on inventera unedécapitation de Jean sur l'ordre d'un roiHérode -que l'on confondra plus tard encoreavec le tétrarque Hérode Antipas) et c'estcette forgerie, assortie d'ailleurs de détailsdont l'invraisemblance a été soulignée dès lafin du chapitre premier du présent ouvrage,qui fut introduite dans le IIe Evangile, à unendroit d'ailleurs peu approprié: c'est un desrares défauts de composition de l’œuvre,mais il s'explique aisément par uneadjonction ultérieure à une première version,car si Hérode est d'abord qualifié de vasileus(roi), ce qui ne peut, comme dansl'Evangelion, désigner que Hérode AgrippaII, dans le récit de l'exécution qui suit, onl'appelle simplement Hérode, mais on parleaussi de son frère Philippe : celui qui est viséne peut donc être qu'Antipas ; ce n'estmanifestement, par conséquent, pas dumême Hérode qu'il s'agit, malgré qu'ilpromette à la danseuse "la moitié de sonroyaume"! (VI 23) C'est cependant souscette forme que Justin connaissait déjà lalégende de la décollation, car il attribuecelle-ci, dans son "Dialogue avec le juifTryphon", à "votre roi Hérode" , lequell'aurait toutefois ordonnée, non à la demandede sa belle-fille, mais de sa belle-sœur(XLIX, 4)...

L'utilisation des sources.

L'hypothèse a, du reste, été avancéeque le IIe Evangile aurait connu deuxversions successives, une première en latinet la seconde - le texte actuel - en grec. Ilparaît en tout cas certain que l'un au moinsdes documents dont le rédacteur final deMarc s'est servi pour composer cette oeuvreétait écrit en latin. Cela explique le grand

nombre de mots tirés du latin que contientl'Evangile selon Marc, encore que cetteparticularité puisse aussi trouver sonexplication dans le fait que cet Evangile fut,comme le texte primitif de Jean-Marc, écriten Italie 15. Rien d'étonnant, de toute façon, àce que, dans ces conditions, il ait été placésous le nom latin de l'interprète de Pierre etnon sous son nom hébreu de Jean (d'autantplus qu'il existait déjà à Ephèse un autreévangile attribué à un Jean) ou sous son nomgrec de Glavkias.

Quoi qu'il en soit, malgré que le IIeEvangile s'ouvre sur la prédication de Jean leBaptiseur 16, qu'il ne pouvait éviter, vu lerôle capital que joua ce dernier dans lesdébuts de ce qui est devenu le christianisme,ses interventions y sont réduites à l'extrême,de façon presque caricaturale, plus encoreque dans l'Evangelion de Cerdon et Marcion.Répétons aussi que peu d'auteurs ont encoresuffisamment observé jusqu'ici combien,telle que la doctrine chrétienne s'estfinalement fixée, le personnage de Jean-Baptiste lui est inutile, surtout de la façondont ce dernier est présenté dans lesEvangiles synoptiques. Qu'avait besoin Jésusd'être annoncé par un autre que lui ?

Qu'avait il besoin surtout, s'il était unpersonnage divin, même incarné en unhomme, d'être baptisé par qui que ce fût, quine pouvait qu'être inférieur à lui ? Lesrédacteurs des évangiles, tant apocryphesque canoniques, l'ont bien senti d'ailleurs,comme en témoignent leurs explications

15 V. sur toutes ces questions : Prosper ALFARIC, op.cit., pp. 52-57; Paul-Louis COUCHOUD, "Histoire deJésus" (P.U.F., Paris, 1944), p. 202, et "Le dieu Jésus"(Gallimard, Paris, 1956). p. 217, avec la note 1.16 16) V. à son sujet Jean CARMIGNAC, "La naissancedes Evangiles synoptiques"(D.E.I.L., Paris, 1984), pp. 36-37. Sur l'Evangile deMarc, v. aussi ibid. ,PP. 51 & suiv.

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embarrassées 17. Si donc ils n'ont pu éviterd'en parler, c'est que le Baptiseur avait nonseulement réellement existé, mais qu'il avaitjoué un rôle tel qu'il n'était pas possible de lepasser totalement sous silence ; qu'il avait,entre autres, effectivement baptisé Jésus leNazaréen ; que ce dernier avait donc d'abordété un de ses disciples et, par voie deconséquence, qu'il a réellement vécu aussi,que ce n'est pas un pur mythe, comme ontcru pouvoir le soutenir quelques exégètes etcomme d'aucuns, de plus en plus rares il estvrai, le soutiennent encore 18.

Le rédacteur de Marc cependant nes'embarrasse guère de tant de subtilités. Il adécidé de faire passer Jean au second plan auprofit de Jésus, mais il ne peut néanmoinstaire le baptême du second par le premier,qui figurait sans doute en bonne place dansune de ses sources. Aussi, ce qui est biendans sa manière, va-t-il droit au but, sanscirconlocutions : "En ce temps-là, Jésus vintde Nazareth en Galilée, et il fut baptisé parJean dans le Jourdain." Puis, après cebaptême, les cieux se déchirent, l'esprit endescend "comme une colombe" et une voixdit à Jésus : "Tu es mon fils bien-aimé; tu astoute ma faveur" (Marc I, 9-11). Ces parolessont à peu près celles qui, dans l'Evangelionmarcionite, se faisaient entendre au momentde la transfiguration (Ev. V, 21). L'auteur deMarc, afin de montrer que c'est Jésus qui estconsidéré par Dieu - ou tout au moins parson esprit, détail sur lequel il nous faudrarevenir plus loin 19 - comme son fils, lesreproduit sous une autre forme au momentdu baptême, lequel figurait probablementdans le Proto-Luc en une version 17 V. plus haut, chap. IV, p. 45, et Matthieu III, 14-15.18 sur les Origines du Christianisme" (T Sur l'inutilitédu baptême de Jésus par Jean dans le système desEvangiles synoptiques et son explication historique, v.aussi Pierre-Emmanuel GUILLET, "RéflexionsValence, 1577), pp. 7-13.19) V. pp. 257-258.19 V. pp. 257-258.

mandéenne, Jean recevant peu avant sa mortla visite, sous la forme d'un enfant, de celuidont il avait annoncé la venue 20, scènedédoublée, dans les synoptiques, sous laforme du baptême de Jésus parJean, puis de l'agonie de Jésus au Mont desOliviers.

Que le but de l'auteur de Marc ait étéde montrer que ce fut Jésus, et non Jean, quiavait été le Christ, le Messie annoncé par laBible hébraïque, cela n'est d'ailleurs pasdouteux 21. Dès les premières lignes, on litdes citations de l'Ancien Testament etd'autres réminiscences de celui-ci, en vued'insinuer de surcroît que Jean fut unpersonnage analogue à Elie, lequel devait,selon les prophètes, rappelons le, paraître enmême temps que le Messie et lui donnerl'onction royale (qu'il faut pourtant beaucoupde bonne volonté pour lui assimiler lebaptême par Jean...).

Dans toute l’œuvre, Jésus apparaîtcependant comme une sorte de surhommeaux pouvoirs sortant de l'ordinaire 22, maistrès peu, en réalité, comme le fils de Dieu,malgré la déclaration de la "voix du ciel"lors du baptême et lors de la transfiguration,et malgré la déclaration du centurion auCalvaire (XV, 39); il est surtout l'élu deDieu, chargé d'apporter une "bonnenouvelle", mais on ne sait pas très bien enquoi celle-ci consiste: il semble, d'après lesdescriptions apocalyptiques du chapitre XIII,que ce soit l'annonce de la venue prochainedu Fils de l'Homme, ce personnage deslivres de Daniel et d',Hénoch qui devaitprocéder au Grand jugement. Cette annonce

20 Voy. Georges ORY, “Hypothèse sur Jean leBaptiseur" (Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 10,1956), pp. 3 à 8.21 V. not. Prosper ALFARIC, op. cit., pp. 88 & suiv.22 Voy. Rudolf AUGSTEIN, "Jésus, Fils de l'Homme"(trad. par Demet, Gallimard) Paris 1975), pp. 278 &suiv.

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se substitue, en fait, à l'annonce faite parJean du Paraclet. Quant à la notion même deFils de l'Homme, elle est, dans Marc, assezambiguë et il semble que, Jésus le Nazaréenayant été considéré comme tel après sa mortpar plusieurs de ses disciples et par lesadeptes que firent ceux-ci 23, desremaniements en ce sens aient été apportépar des copistes au texte original. C'est cequi explique assurément que, dans le textecanonique actuel, tantôt Jésus sembles'identifier au fils de l'Homme (p.ex. en IX,9), tantôt il en parle a la troisième personnecomme d'un autre que lui.

La substitution de Jésus à Jean est parailleurs systématique. C'est ainsi que, dansMarc, c'est Jésus et non Jean qui chasse lesmarchands du Temple, comme on a vu quec'était le cas dans l'évangile éphésien de Jeanet donc probablement aussi dans le Proto-Luc. Comme on l'a déjà fait remarquer, c'estdans Jean que cette expédition est racontéele plus en détail, tout au début du texte (II,14-22) et dans une version assez différentede celle des autres évangiles. Commel'épisode ne figurait pas dans l'Evangelionmarcionite, le rédacteur johannite du Proto-Luc l'y ajouta à son texte, probablement enune version un peu plus courte, dont l'auteurdu IIe Evangile s'inspira pour la rédaction del'épisode qu'il introduisit dans celui-ci enattribuant l'action à Jésus. Plus tard, l'auteurde Luc le reprendra en le résumant encore,puis Matthieu le reprendra à son tour en uneversion intermédiaire entre celles de Luc etde Marc.

Les noms des douze apôtres sont sansdoute, eux aussi, repris du Proto-Luc. On avu au chapitre précédent comment ils furentchoisis. Il est caractéristique que l'un d'eux

23 V. chapitre IV; sur la pseudo-identification desnotions de Fils de l'Homme et de Messie, voy. RudolfAUGSTEIN, op.cit., pp. 63-67.

soit appelé Matthieu en Marc III, 18, alorsqu'il est dénommé Lévi en II,14. Cetteinadvertance sera réparée par les auteurs du1er Evangile. Quant au transfert des apôtresde Jean a Jésus, il fut sans doute facilité parle fait que le nom de ce dernier estpratiquement le même que celui de Josué,qui avait, lui aussi, choisi douzecompagnons. Ainsi Jésus devait-il apparaîtreà d'aucuns comme une réincarnation deJosué, fils de Noun, d'autant plus que lesOracles sibyllins avaient prédit: “Quelqu'undescendra du ciel, un homme éminent quiétendra ses bras sur le bois fécond, lemeilleur des hébreux, celui qui jadis arrêta lesoleil..."

Appartient, par contre, au texte primitif deJean-Marc tout le chapitre VII de Marc, dontMatthieu ne reprendra que quelquespéricopes: il s'agit de l'essentiel descontroverses qu'eut Jésus le Nazaréen avecdes pharisiens et avec des scribes désaccordsqui finirent par le conduire à sa perte, ainsiqu'on l'a vu au chapitre III du présentouvrage. Vient ensuite le périple qui mèneraJésus à Tyr, à Sidon et dans la Décapole,périple également très résumé dansMatthieu.

Marc fait de Jésus un charpentier (VI3), tandis que Matthieu dira qu'il était le filsdu charpentier de Nazareth (XIII 55). Celaparaît avoir une origine hindoue. Dans leRig-Veda, il est écrit: “Dix jeunes femmesinfatigables font naître cet enfant ducharpentier” (I, 95, 2) et les commentateursde ce texte disent que ces dix jeunes femmes(dans certaines versions deux jeunes filles)sont les doigts des deux mains...

Quant à la mère et aux frères de Jésus(III, 31-35), ils proviennent de l'évangileselon Thomas et de l’ ''Evangélion, maisalors que, dans ce dernier, Christ déjoue unpiège qu'on lui tend, Marc interprète

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l'épisode à la lettre, attribuant donc unevéritable parenté charnelle à Jésus. Il est ànoter, à ce propos, que dans la versionaraméenne de la Doctrine des Nazaréens,Jésus avait certes des parents terrestres, maisil avait aussi des parents célestes: le Père etl'Esprit saint. Le mot hébreu rouah, qui veutdire à la fois vent, souffle et esprit, étant duféminin, cela ne faisait pas problème. Jésusétait une personne à la fois divine ethumaine. Comme dieu, il avait pour parentsle Père et, disons, la Pensée (pour prendre unmot francisé féminin à peu près équivalent);comme homme, son père était Joseph lecharpentier et sa mère était Marie, l'épousede ce dernier 24. Mais lorsque le textearaméen fut traduit en grec et en latin, celadevint incompréhensible. Car esprit se dit engrec “%%%%%” ,qui est du neutre, en latinSpiritus, qui est du masculin. Du coup, lerôle de la mère terrestre de Jésus se mit àgrandir et il fallut, elle aussi, la faireparticiper à la fois à la nature humaine et à lanature divine de son fils 25. Par contre, le rôledu père terrestre de Jésus devait, aucontraire, s'estomper. Il ne fut plus quel'époux de sa mère "selon la chair" et, dansMarc, il n'est même pas nommé, pas plusque dans Jean. Dans Luc enfin, ce n'est paslui qui fécondera Mariepour qu'elle engendre Jésus, mais l'Esprit,principe masculin (bien que neutre en grec),émanation du Père céleste...

Provient de même de Thomas et del'Evangelion la péricope relative au tribut àpayer à César, tout en réservant à Dieu cequi revient à Dieu. L'ajout de la mention deshérodiens à ce passage pourrait provenir duproto- Luc, les auteurs de celui-ci l'ayantalors appliqué à Jean. Cela n'aurait rien

24 Sur le symbolisme de cette trinité, dont il attribuel'origine à la Tétractys pythagoricienne, voy. JeanPHAURE, "Le cycle de l'humanité adamique (Dervy,Paris, 1973), pp. 185 & suiv.25 V. plus haut, chapitre XIV, p. 171.

d'étonnant, car si payer le tribut à César étaitradicalement contraire à la doctrine dessicaires, la réponse du Christ à ceux quiessayèrent de le prendre en défaut estambiguë et peut s'interpréter de diversesmanières 26.

De l'Evangelion provient égalementle refus par Jésus de montrer à ses auditeursun signe venant du ciel (Marc VIII 12). On aretracé précédemment l'évolution de cettepéricope, qui se relie, dans les autresEvangiles, au "signe de Jonas"27

De l'Evangelion encore (VIII 26)l'affirmation que Dieu seul est bon (Marc X18, correspondant à Luc XVIII 19).

Comme on l'a dit au chapitre X, ilsemble bien que la "petite apocalypse" duchapitre XIII de Marc provienne du texteoriginal de Jean-Marc. L'auteur del'Evangelion marcionite devait connaître cetexte, car il en a repris quelques passagespour les mettre dans la bouche de son Christ,mais sans doute en les modifiant, y ajoutantnotamment des allusions à certainsévénements récents 28. L'auteur de Marc, àson tour, reprit quelques uns de ces ajouts ,mais point tous, et il modifia sans douteaussi quelque peu le texte primitif. Celui-cidevait, comme l'Apocalypse johannite,contenir une allusion au millénarisme. Mais,cette croyance ayant cessé d'être un dogmede la Grande Eglise de Rome, l'auteur deMarc n'en parle pas.

Par contre, il ajouta aussi desallusions à la résurrection des corps, qui ne

26 Voy. Louis ROUGIER, "La genèse des dogmeschrétiens" (A.Michel, Paris, 1972), pp. 261-263; GiorgioGIRARDET, "Lecture politique de l'Evangile de Luc"(Vie Ouvrière, Bruxelles, 1978), chapitre 26.27 V. chapitre X, pp. 50-92.28 Voy. Paul-Louis COUCHOUD, "Histoire de Jésus",pp. 186-190.

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faisait partie des croyances-primitives, ni desesséniens, ni des nazaréens, mais qui s'étaitrépandue parmi ces derniers et à laquellecroyait aussi Justin 29.

La Passion et la Résurrection dans Marc.

Enfin, le récit de la passion neprovient certainement pas du texte primitifde Jean-Marc. L'idée a été émise que,puisque ce dernier ne racontait pas lanaissance de Jésus, il ne devait pas non plusraconter sa mort 30. Le fait est que Marc nedonne aussi que peu de renseignements surla vie mêmede son personnage: il lui importe bien plusde raconter ses miracles et d'exposer sonenseignement. De toute façon, si le texteoriginal contenait un récit des derniers joursde Jésus le Nazaréen, il ne pouvait s'agir,relatée sans doute très sommairementcomme le reste, que de son procès devant leSanhédrin, suivi de sa lapidation et nond'une crucifixion (à moins d'assimiler àcelle-ci l'exposition du cadavre pendu à unpieu ou à un arbre) 31. Comme on l'a vu auchapitre III, Jésus fut d'abord accusé devantPilate par les prêtres d'être un séditieux, maisPilate l'acquitta de ce chef, ou tout au moinsne le condamna pas à mort. Des pharisiensl'accusèrent alors d'impiété et ils le traînèrentdevant le Sanhédrin, qui, lui, prononça lamort. Les autorités religieuses revinrent doncdevant Pilate pour lui demander, cette fois,l'autorisation d'exécuter cet arrêt. Pilatehésitant à prendre pareille décision - unecontestation de nature purement cultuelledevait le laisser profondément indifférent- il 29 Voy. Georges ORY, "Le Christ et Jésus" (Pavillon,P~ris, 1566), pp. 197-198; v. aussi ci-dessus, pp. 274-225.30 Voy. Etienne TROCME, "La formation de l'évangileselon Marc" (P.U.F., Paris, 1963), pp. 163 & suiv., ainsique les commentaires de Jean TORRIS (Bull. du CercleE.Renan n° 154, juin 1965, p. 23) et d'Etienne WEILL-RAYNAL (Cah. E.Renan No 85, mars 1974).31 Cf. Rudolf AUGSTEIN, op. cit., pp. 184 & suiv.

se laissa finalement convaincre par leversement de 30 pièces d'argent. C'est cequ'on peut lire dans les versions slaves de"La Guerre des Juifs contre les Romains" deJosèphe et c'est probablement quelque chosede très peu différent qu'on devait lire dans lerécit primitif de J-Marc si ce dernierracontait les derniers jours de Jésus leNazaréen.

Ce qu'on lit actuellement dans leMarc canonique est sensiblement autre surdifférents points.

Tout d'abord, si Jean-Marc racontaitla dernière Cène, celle-ci devait se déroulerselon le rituel juif et il ne peut pas y avoir eude transsubstantiation du pain en le corps deJésus, moins encore de vin en son sang. cesdétails sont, à l'évidence, repris del'Evangelion et de la IIe Epître auxCorinthiens de Paul. Encore est-il à noterque, pour les marcionites, c'est de l'eau etnon du vin que devait contenir la coupe.Pour ces derniers autant que pour les juifsorthodoxes, manger le corps d'un dieu, boireson sang surtout, ne pouvaient être quechoses absolument abominables. Manger lachair et boire le sang d'un dieu, cela ne peutêtre le fait d'un juif comme l'était Jean-Marc:celaprovient de l'osirisme ou du mithraïsme 32,qui connaissaient, eux, semblables"mystères" et dont l'auteur final de Marcs'est certainement inspiré 33, ce qui prouvequ'il n'était, lui, pas juif.

Ou bien donc l’œuvre primitive deJean-Marc ne contenait aucun récit de la

32 V. not. Charles GUIGNEBERT, "Le Christ"(A.Michel, Paris, 1969), pp. 354-357; Jean-PaulBOURRE, "Les Sectes lucifériennes" (Belfond, Paris,197!), pp. 29-30.33 Voy. Martin VERMASEREN, "Mithra, ce dieumystérieux" (Séquoia, 1960), p. 85; Robert VANASSCHE, "L'eucharistie, la Cène et Mithra" (CahiersE.Renan, Paris, n° 71, 1971), p. 33.

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passion, ou bien, plus probablement semble-t-il, il y en avait un, mais le rédacteur duMarc canonique, soit l'a supprimé totalementpour lui en substituer un autre, qui pourraitêtre entièrement de son cru ou inspiré d'unautre écrit, soit l'a profondément modifié àson idée, peut-être en s'inspirant égalementd'un ou de plusieurs autres écrits.

C'est dans l'Evangelion marcionite en toutcas qu'il avait été pour la première foisquestion, dans les textes connus, de latrahison de Judas 34.Elle est absentenotamment des épîtres de Paul et del'Apocalypse canonique. Dans l'Evangelion,Judas est l'instrument du complotqu'ourdissent les chefs de Jérusalem contreChrist sous l'inspiration du Créateur, ce quiest, on le sait, une idée gnostique. DansMarc, Judas trahit Jésus contre argent (XIV11) et, comme dans l'Evangélion, "par unbaiser" (Ev. XI, 19; Mc XIV, 44-45). Cen'est que dans des textes ultérieurs que lalégende se développera et que Judasnotamment se suicidera.

. Quant à Pilate, on a vu plus hautcombien, dans l'Evangelion marcionite, lacomparution de Christ devant lui estinconciliable avec le titre de roi qu’y estdonné à Hérode. Il semble que l'auteur de cetexte se soit basé sur la date qu'il avait placéeau début de son oeuvre, mais dont on a vuaussi l'origine aux chapitres précédents: dansles dernières années du règne de Tibère, c'estPonce Pilate qui fut gouverneur de la Judée:c'est pourquoi l'auteur de l'Evangelionmarcionite fait comparaître son Christdevant lui.

Marc ne précise aucune date. Mais,bien qu'il laisse à Hérode son titre de roilorsqu'il parle de Jean le Baptiseur, il fait

34 34) Voy. Etienne WEILL-RAYNAL, "Chronologiedes Evangiles" (Editions rationalistes, Paris, 1568), pp.117-118 et les notes.

comparaître Jésus, qu'il identifie au Christ,devant Pilate, ce qui correspond sans doute àla vérité historique. Cependant, devant lesprêtres, dans l'Evangélion, à la question:"Es-tu le Christ ?" le prévenu répondait:"Vous le dites, non moi" (XI 27) et leSanhédrin ne prononçait pas de sentence.Dans Marc, Jésus répond: "Je le suis, et vousverrez bientôt le Fils de l'Homme siéger à ladroite de la Puissance et venir avec les nuéesdu ciel" 35. Sur quoi le grand-prêtre déchireses vêtements et le Sanhédrin prononcecontre Jésus, la mort... (XIV, 61-64).

Ce qui suit paraît bien en tout cas tirédu Proto-Luc, entre autres la mention deBarabbas. On a vu comment la scène,probablement mythique, du choix proposé àla foule entre l'homme Jésus et Jésus le filsde Dieu a été transformée par l'auteur deMarc en une scène réelle 36 dont lesinvraisemblances ont déjà été soulignées 37.De même, soit dans le Proto-Luc, soit dansun passage de l'Evangelion qui ne nous estpas parvenu, la mise en croix de Christ étaitprobablement précédée d'un rite royal, quifut mué en scène de dérision par ceux quirécrivirent les Evangiles, entre autres l'auteurde Marc (XV, 17-20), lequel remplace levêtement de lumière de la "transfiguration"et de Pistis Sophia par une robe écarlate 38,indice de plus que la transfiguration, lebaptême, la crucifixion et l'ascension sontinterchangeables 39.

De même enfin, dans certains textesgnostiques, le dieu Eshmoûn, dont le nomfut hellénisé en Simon, venait assister son

35 Ce qui rend un son plutôt simonien et pourrait doncprovenir, au moins partiellement, du Proto-Luc. V. aussiplus haut, chapitre III, p. 36.36 V. chapitre XIV, pp. 237-238.37 V. chapitre III, p. 38.38 Voy Georges ORY, "Le Christ et Jésus", pp. 188-189;Guy FAU, "Le Puzzle des Evangiles", p. 314.39 V. chapitre XII, pp. 141-142.

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fils pendant sa mise en croix 40, épisode quel'auteur de Marc, une fois de plus, transposeen une scène terrestre : Simon de Cyrèneréquisitionné par les soldats romains pouraider Jésus à porter la croix à laquelle onl'attachera. Car, en outre, pour bien montrerque Jésus fut le Messie annoncé par la Biblehébraïque, on lui fait porter le bois de sonfutur supplice, comme cela était arrivé àIsaac, aidé d'ailleurs par son père Abraham(Gen. XXII 6). Ainsi Isaac devenait pour leschrétiens une préfiguration du Messie.

Mais, comme on le sait, Jésus leNazaréen ne fut pas en réalité crucifié, maislapidé. On trouve une nouvelle confirmationde ce fait dans un détail du récit de laPassion selon Marc: En XV 23, il est ditqu'avant son supplice, on fit boire à Jésus duvin mêlé de myrrhe. C'était là une coutumejuive destinée à atténuer les souffrances dusupplicié, ce breuvage ayant des effetslégèrement stupéfiants 41. Ceci est unenouvelle preuve que Jésus le Nazaréen subitun supplice juif et non romain.

Il ne faut d'ailleurs pas se représenterla lapidation judiciaire Juive comme le faitd’une foule lançant des pierres de toutestailles sur le condamné jusqu'à ce que morts'ensuive. L’exécution se faisait suivant unrituel bien déterminé. Le condamné étaitligoté et déposé couché au pied d'une falaiseou d'une hauteur. C'est bien pourquoi lesÉcritures parlent du Golgotha, le "mont duCrâne", qui était situé hors des murs deJérusalem. Puis, du haut de la falaise, onfaisait tomber un morceau de roc ou une trèsgrosse pierre sur le condamné afin que cedernier soit écrasé. S'il ne mourait pas sur lecoup, on en faisait tomber un second et, sicela ne suffisait pas encore, on l'achevait

40 V. chapitre XV, p. 186.41 Voy. not. Raoul ROY, "Jésus guerrier del'indépendance" (Parti-Pris, Montréal, 1975), p. 354.

à coups de pierres ou autrement. (C'estexactement en ce sens qu'il faut entendre la"première pierre" de la célèbre péricope de lafemme adultère dans Jean VIII 7). Enfin, lecadavre était, pour l'exemple, pendu par lesmains à un pieu, une poutre ou un arbre,jusqu'à la tombée de la nuit 42.

Chose curieuse, c'est dans un passagede Luc (XIII 34, repris par Mathieu XXIII37) que l'on trouve un autre indice de ce queJésus le Nazaréen fut en réalité lapidé :"Jérusalem, Jérusalem", s'écrie-t-il, "toi quitues les prophètes et lapides ceux qui te sontenvoyés..." C'est une des nombreusesinadvertance qui caractérisent, on le verra auchapitre suivant, l’œuvre de Clément leRomain, le compilateur de Luc et d'autresécrits, lequel aura probablement trouvé cetteparole dans une de ses sources, mise peut-être dans la bouche de Jean-Dosithée faisantallusion notamment à Jésus son anciendisciple exécuté avant lui, et l'aura attribuée,comme beaucoup d'autres, à ce dernier.

Peu avant sa mort enfin, alors quel'obscurité aurait régné, écrit Marc, pendanttrois heures, Jésus se serait écrié: Elôï, Elôï,lama sabachthani ! (XV, 35). On a vuprécédemment les variantes, dans lesdifférents évangiles, du cri qu'aurait pousséJésus au moment de mourir 43. Rappelonsseulement ici que, dans l'Evangile de Pierre,qui est peut-être, on l'a vu, un fragment duProto-Luc 44, le crucifié s'écrie: “%%%%%%%%%%%%”, c'est à dire: "Mapuissance, tu m'as quitté", ce qui parait bienconfirmer que l'homme mis en croix dans cet"évangile" est celui qui était connu enSamarie sous le nom de Dosithée et dont denombreux disciples étaient des adeptes de

42 Le rituel de la lapidation judiciaire juive fait l'objetdu chapitre 6 dans le traité du Sanhédrin du Talmud.43 V. plus haut, chapitre XIV, pp. 177-178.44 V. plus haut, chapitre XIX, note 29, n. 232.

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Simon le Mage, le fils de Celui qui étaitappelé la Grande Puissance.

La crucifixion terrestre de Jean-Dosithée, la crucifixion céleste du Christpaulinien de l'Evangelion et la lapidation deJésus le Nazaréen ont chacune fourni desdétails au rédacteur de Marc pour son récitde la crucifixion. Mais comme il ne croyaitpas en Simon et que, pour lui, le Dieu bonn'était pas différent de Jéhovah, il remania lecri poussé par Jean sur la croix en substituantà “%%%%%%%”, "ma puissance", le motaraméen Elôï, qui veut dire "mon Dieu".

Puis, Jésus jette un nouveau cri et ilexpire. A ce moment, dans Marc, le voile duTemple se déchire en deux. Ces détails sontrepris à l’Evangeline. Rappelons que, dansl'Evangile des Nazaréens ou des Hébreux, cen'était pas le voile du Temple qui sedéchirait, mais une grosse pierre qui se déTachait du fronton et se brisait en tombantsur le seuil 45. (Par parallélisme avec le jetrituel de la pierre de la lapidation ? ...)

Tout cela se serait passé, selon Marc,vers la neuvième heure, c'est à dire peu aprèstrois heures de l'après-midi selon notre façonactuelle de compter le temps, et ce jour-làétait probablement, on l'a vu au chapitre III,le 3 avril 33 .

Bien entendu, des astrologues ontétudié cette date et cette heure et, quelles quesoient les conclusions que chacun voudra entirer, il paraît en tout cas intéressant dedonner ici un aperçu de leurs constatations,car certaines d’entre-elles sont assezimpressionnantes.

Notons tout d'abord que le 3 avril seplace peu de temps après l'équinoxe du 45 Jérôme, Com. in Mat. XXVII, 51, et HistoriaPassionis Domini, F. 652. V. Plus haut, chapitre II, p. 25.

printemps, c'est à dire au moment oùl'écliptique et l'équateur céleste se croisentc'est la fameuse croix cosmique, qui n'acertainement pas peu contribué à lamétamorphose en crucifixion de lalapidation de Jésus le Nazaréen, sanscompter la confusion qui fut faite entre cedernier, Jean-Dosithée et le Christgnostiques.

Mais, comme on l'a vu au chapitreXIII 46, Cerdon avait modifié Evangileprimitif de Luc, faisant notammentapparaître Christ à Capharnaüm en mai, aumoment où le soleil quitte le signe duTaureau pour entrer dans celui des Gémeaux(appelé autrefois l'Ane - d'où la croyance,devenue populaire, en une nativité entre unbœuf et un âne ..). Il avait ensuite modifiél'ordre des épisodes de façon à les faire sesuccéder comme ceux des signes duzodiaque ou des constellations voisines aveclesquels ils présentent quelque analogie,plaçant notamment la comparution du Christdevant ses juges sous le signe de la Balance.Il est intéressant de noter, à ce propos, quechez les Celtes l'année commençaitprécisément au mois d'endmios, quicorrespond à la balance et que c'est au coursDE ce mois qu'étaient exécutées lescondamnations à mort prononcées pendantl'année 47. Mais, pour Cerdon, Christ étaitensuite mort et ressuscité sous le signe dubélier, à la veille d'une pâque, fête au coursde laquelle on immole un agneau (c'est à direle petit d'un bélier) . Enfin, C'est sous lesigne suivant, celui du Taureau à nouveau,qu'il réapparaissait à ses disciples et qu'illeur recommandait de prêcher l'évangile àtoutes les nations. C'est pourquoi sans doutel'Evangile selon Luc, qui dérive del'Evangelion, a reçu pour emblème letaureau. Mais revenons au 3 avril 33, à 3 46 V. Plus haut, P. 151.47 V. à ce sujet article de H.R. PETIT dans L'Hespéride,Paris, n° 41

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heures de l'après-midi. A ce moment précis,qui correspond à Jérusalem au temps sidéralde 3 h 51, le signe de la Vierge venait de selever à l'est et le milieu du ciel se situaitexactement entre le Taureau et les Gémeaux(soit à nouveau entre le bœuf et l'Ane!) Onpeut donc dire qu'astrologiquement, en unsens, la mort de Jésus le Nazaréen coïncideavec l'apparition du Christ. C'est d’ailleursaussi la conception des alchimistes... Cerdonet le rédacteur de Marc ont-ils été conscientsde ces faits ? Rien ne permet de l'affirmer, nide le dénier. Mais, dans la négative, cetteposition du milieu du Ciel astronomique aumoment de la mort de Jésus n'en serait queplus remarquable...

La finale du IIème Evangile

Le IIe Evangile relate enfin larésurrection de Jésus le surlendemain de samort, résurrection annoncée par un jeunehomme en robe blanche à trois des femmesqui avaient suivi Jésus, lesquelles serendaient à son tombeau avec des aromatespour embaumer son cadavre. Ce jeunehomme ne serait-il pas celui que Jésus avait"ressuscité" lui aussi peu auparavant(passage secret ajouté à Marc X 34) 48 et quis'était enfui nu au moment de son arrestation(Marc XIV 51-52) ? ... Il prescrit aux troisfemmes d'aller dire à Pierre et aux autresdisciples que Jésus ressuscité les précède enGalilée, où ils le reverront. Mais la suite dutexte canonique actuel est complètementincohérente : il est écrit d'abord qu'elles nedirent rien à personne, car elles avaientpeur" (XVI 8) 49, puis que l'une d'elles,Marie la Magdeleine, alla le dire auxapôtres, mais qu'ils ne la crurent pas... En

48 V. plus haut, chapitre XV, p. 187.49 Les mots: "et elles ne dirent rien à personne" nefiguraient cependant pas dans le texte latin (v. P.L.COUCHOUD, op.cit., p. 225, note 2).

tout cas, du rendez-vous en Galilée, il n'estplus question...

Il y a d'ailleurs quasi-unanimité,même chez les exégètes catholiques pourestimer qu'à partir de XVI, 9, le textecanonique de Marc n'est plus du mêmeauteur que le reste: ce texte en remplace unautre et il est destiné à mettre Marc enharmonie avec les trois autres Evangiles etavec les Actes des Apôtres; il pourrait avoirété rédigé par un certain Ariston de Pella,ensuite d'un accord conclu entre l'évêque deRome Anicet et celui de Smyrne, Polycarpe50. Il ne figure même pas dans tous lesmanuscrits, dont certains s'arrêtent à XVI, 8et dont d'autres se terminent par une finalebeaucoup plus courte, dont il est difficile dedire si elle est authentique; cependant quequelques manuscrits reproduisent les deuxtextes l'un à la suite de l'autre...

On peut conjecturer que, dans le textequi a été supprimé, Jésus réapparaissaiteffectivement aux apôtres, en Galilée ouailleurs 51, et qu'il leur donnait alors en clairl'enseignement qu'il n’avait auparavantannoncé que de façon plus ou moins voilée52. Justin, on le sait, avait dit, lui aussi, queJésus n'avait donné son véritableenseignement qu'après sa résurrection (1èreApol. LXVII 7, in fine) et la Pistis Sophia deValentin en donnait le détail. Le rédacteur deMarc se conforma très probablement a cestraditions: il n'avait aucune raison de s'enécarter. Mais les conceptions au sujet de larésurrection se modifièrent et c'est pourquoila finale de son texte fut supprimée etremplacée par d'autres, qui ne concordentmême pas toutes entre elles et dont le textediffère d'un manuscrit à l'autre.

50 Louis ROUGIER, op. cit., p. 248.51 Voy. Charles GUIGNEBERT, "Jésus" (Paris, 1933),p. 616.52 Voy. Paul-Louis COUCHOUD, op.cit., p. 226 et lanote.

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Le point de savoir lequel, del'Evangelion marcionite ou de l'Evangilecanonique "selon saint Marc”, est antérieur àl'autre ou encore s’ils ont paruindépendamment l'un de l'autre à peu près enmême temps, est très controversé 53.L'antériorité par rapport à Marc del'Evangelion et même du Proto-Luc qui endérive et qui est sans doute l'évangile dePierre que connaissait Justin, ne paraîtcependant guère douteuse, puisque leditJustin ne connaissait en revanche,probablement pas encore Marc dans saforme actuelle en 152, date de sa premièreApologie. A cela l'on objecte parfois quel'Evangelion contient des passages qui ne seretrouvent pas dans Marc; or, si lesremanieurs de textes sacrés se permettaientsouvent beaucoup de liberté avec les oeuvresqu'ils arrangeaient, ils n'auraient pas osé,prétendent d'aucuns, en omettre des passagesimportants 54. Cet argument paraît faible. Letexte qui a servi de base au rédacteur du IIeEvangile, c'est le récit original,probablement écrit en latin, de Jean-Marc: ill'a traduit en y mettant de l'ordre et il y aajouté des éléments tirés de l'Evangelion, duProto-Luc et sans doute d'autres sourcesencore, mais il ne s'est certainement pas cruobligé de reprendre tout ce qui se trouvaitdans ces divers textes, et c'est uniquementpour cette cause qu'on ne retrouve pas dansMarc diverses périscopes de l'Evangelionmarcionite. De même, plus tard, l'arrangeurde Luc prendra pour base le Proto-Luc, en yajoutant des éléments repris à différentessources, notamment à Marc, qui lui estcertainement antérieur, mais il ne reprendra

53 V. à ce sujet Etienne WEILL-RAYNAL, op. cit.,chap. IV; Guy fAU, op.cit. pp. 148-154; et la courtoisecontroverse entre ces deux auteurs dans le Cahier duCercle E.Renan n° 97, décembre 1976.54 Voy. not. André BRISSET, "La significationhistorique de la première Apologie de Justin" (Cah. duCercle E.Renan n° 50, avril 1966, 41), p. 55.

pas non plu tout ce qui figure dans Marc: lapremière multiplication des pains, entreautres, et le récit de la décollation de Jean leBaptiseur (à supposer que ce récit figurâtdéjà dans l'exemplaire qu'il utilisait, ce quin'est pas certain, car il est tout de mêmeassez étonnant qu'il ne donne absolumentaucun détail au sujet de la mort de Jean, dontil a longuement, au début, narré laconception et la naissance).

On peut donc tenir pour assuré que,sil'Evangile selon saint Marc est le plus anciendes Evangiles synoptiques, l'Evangelion luiest encore antérieur 55. Son importance dansl'histoire des débuts du christianisme n'en estpas moins capitale, puisqu'il est, au moinsofficiellement, pour reprendre l'expressionde Prosper Alfaric, "la plus ancienne vie deJésus”, même si cette "vie" est assezfortement "romancée”, comme on diraitaujourd'hui.===fin du Chapitre XXI

Chapitre XXI - L'Evangile selon saint Marc.......................................................................1

Justin et les Evangiles. .............................1Les sources du IIème Evangile. ...............3Son caractère initiatique...........................3Son but: démontrer que Jésus le Nazaréenfut le Christ...............................................4L'utilisation des sources. ..........................5La Passion et la Résurrection dans Marc. 9La finale du IIème Evangile...................13

55 55) C'est aussi l'opinion de Georges ORY, «Marcion"(Cercle Ernest Renan,Paris, octobre 1980), p. 25.