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Cyclotourisme N° 600 • Mars 2011 2 Mars 2011 • Cyclotourisme N° 600 Duna, Dunav, Dunarea… Noms multiples pour un même géant, ce fleuve que Christian Bacquet a côtoyé sur son tandem, une première année des sources jusqu’à Budapest, l’année suivante de la capitale hongroise au delta et à la mer Noire. C’est le récit de ce second périple que nous vous invitons à découvrir. 1 DOSSIER Prix photo-littéraire Charles-Antonin Le lauréat À défaut d’être né cyclotouriste, Christian Bacquet a grandi à Auxi-le- Château dans une famille de cyclo- voyageurs, bercé d’histoires de vélos, de tandems et de campeurs. À cinq ans à peine, ses parents, sa mère surtout, lui incul- quèrent les commandements de Vélocio et les Chedeville, Cointepas, Merlin, Van Ostenrick, sont devenus les héros de son enfance. « Incapable de situer Hendaye sur une carte de France, je me l’imaginais seulement comme le but d’une incroyable chevauchée, et m’obligeais à y aller, un jour, en pédalant, sur les traces de Régina Gambier ». Les frères Yves et Christian Bacquet, âgés de 12 et 11 ans, dénichent un tandem dans le grenier familial et, « sous le regard inquiet mais tellement approbateur de leur maman », déci- dent un beau matin de juillet 1959 de filer vers Fort-Mahon, heureux de découvrir qu’ils n’avaient besoin de personne pour les emmener à la mer, un aller-retour de 100 km ! Parfois accompagné de copains devant four- nir de gros efforts pour suivre le tandem, Christian comprend rapide- ment la supériorité indiscutable de sa machine. Une dizaine d’années plus tard, son épouse Martine devient son équipière. Suivent de nombreuses randonnées, à tandem bien sûr, puis à vélo et à nouveau à tandem pour enchaîner brevets fédéraux, montagnards, grandes randonnées dans le Nord – Pas-de-Calais, puis autour de Lyon, avant que le couple ne s’installe en Savoie. Pourtant en 1992, Martine subit une opération du genou et est contrainte de délaisser le tandem pour la marche ; mais une nouvelle machine, avec des manivelles plus courtes, va sauver l’équipière. Depuis 2006, le tandem de Christian et Martine sillonne l’Europe en compagnie d’amis eux- aussi tandémistes. Suivons-les de Budapest à la mer Noire.

Charles Antonin 2011 charles antonin 2011

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Cyclotourisme N° 600 • Mars 2011 2Mars 2011 • Cyclotourisme N° 600

Duna, Dunav, Dunarea…Noms multiples pour un même géant, ce fleuve que Christian Bacquet a côtoyé sur son tandem, unepremière année des sources jusqu’à Budapest, l’année suivante de la capitale hongroise au deltaet à la mer Noire. C’est le récit de ce second périple que nous vous invitons à découvrir.

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DOSSIER Prix photo-littéraire Charles-Antonin

Le lauréatÀ défaut d’être nécyclotouriste,Christian Bacqueta grandi à Auxi-le-Château dans unefamille de cyclo-voyageurs, bercéd ’ h i s t o i r e s d evélos, de tandems

et de campeurs. À cinq ans à peine,ses parents, sa mère surtout, lui incul-quèrent les commandements deVélocio et les Chedeville, Cointepas,Merlin, Van Ostenrick, sont devenusles héros de son enfance. « Incapablede situer Hendaye sur une carte deFrance, je me l’imaginais seulementcomme le but d’une incroyablechevauchée, et m’obligeais à y aller,un jour, en pédalant, sur les traces deRégina Gambier ».

Les frères Yves et Christian Bacquet,âgés de 12 et 11 ans, dénichent untandem dans le grenier familial et,« sous le regard inquiet mais tellementapprobateur de leur maman », déci-dent un beau matin de juillet 1959 defiler vers Fort-Mahon, heureux dedécouvrir qu’ils n’avaient besoin depersonne pour les emmener à la mer,un aller-retour de 100 km ! Parfoisaccompagné de copains devant four-nir de gros efforts pour suivre letandem, Christian comprend rapide-ment la supériorité indiscutable de samachine.

Une dizaine d’années plus tard, sonépouse Martine devient son équipière.Suivent de nombreuses randonnées,à tandem bien sûr, puis à vélo et ànouveau à tandem pour enchaînerbrevets fédéraux, montagnards,grandes randonnées dans le Nord –Pas-de-Calais, puis autour de Lyon,avant que le couple ne s’installe enSavoie.

Pourtant en 1992, Martine subit uneopération du genou et est contraintede délaisser le tandem pour la marche ;mais une nouvelle machine, avec desmanivelles plus courtes, va sauverl’équipière. Depuis 2006, le tandemde Christian et Martine sillonnel’Europe en compagnie d’amis eux-aussi tandémistes. Suivons-les deBudapest à la mer Noire.

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Avec lui nous irons là-basEn voyant doucement s’estomper à traversle hublot, les contours de ses méandres,nous savions que le Grand Fleuve nousinvitait à poursuivre l’aventure… L’avionorange nous ramènerait à Budapest, nousen étions sûrs. Comme à chaque mois demai, quand ont fondu les neiges de notrepetit Canada(1), les deux tandems lorgnentvers leurs sacoches, impatients de répondreà l’appel de nouveaux horizons. En 2007,tombant sous le charme du jeune Danubeet le regardant grandir au fil des jours,nous fîmes route ensemble jusqu’au cœurde la capitale hongroise. Alors que nouspédalions à son côté, il nous contait sonhistoire, lui, voyageur sans frontière,d’abord allemand, puis autrichien,slovaque, enfin hongrois, tour à tour bleucomme les uniformes de la Grande Armée(2)

se débattant dans ses flots impétueux quisubmergeaient l’Île Lobau, rouge du sangdes soldats autrichiens tombés du côté deWagram, vibrant du tumulte assourdissantdes janissaires de « Soliman-le-Magnifique » aux portes de Vienne, maisaussi, témoin impuissant et navré des

crimes commis sur ses rives par les « croixfléchées(3) » en 1944… Connaître la suitede ce roman, cela « coulait de source »,c’est pourquoi un an plus tard, les tandemsretrouvent « la Perle du Danube » gagnéespar l’envie d’accompagner ce géant jusqu’àson delta et, avec lui, remonter le temps.Martine et Ch’kik chevauchent le tandemrouge, alias Mémère Roberte, tandis queLuigi, tandem bleu, emporte Brigitte etPhil. Ce sont deux Cannondale, équipésd’éclairage, garde-boue, porte-bagages,porte-sacoches, et chaussés de pneuma-tiques section 35, nécessitant peu de pres-sion pour mieux absorber les irrégularitésde la route. Notre « road book » est enallemand, il s’agit du volume « Donau-Radweg 4, Von Budapest zum SchwarzenMeer » quatrième d’une série dont nousavons testé l’efficacité des tomes précé-dents dans la première partie du voyage.Les étapes sont programmées et leschambres réservées jusqu’à Belgrade, oùnous arriverons en fin de premièresemaine ; pour la suite, nous nous offronsla liberté de choisir nos points de chute,le seul impératif étant de nous trouver àIstanbul le 10 juin, date imprimée sur notre

billet de retour… Le choix d’Istanbul n’estpas un hasard, nous l’avons fait en appre-nant que le Danube a une vie sous-marine!Lorsqu’il débouche en mer Noire, il a unetelle puissance qu’il s’y engouffre avecforce et s’y dilue peu à peu, poursuivantsa route au-delà de Sulina, puis traversele Bosphore dont l’eau a été analysée : iln’y a aucun doute, il s’agit bien du Danubequi a parcouru 700 kilomètres sous la mer,baignant la Corne d’Or et Istanbul, oui,Istanbul. Avec lui, nous irons là-bas !

Cinglantes retrouvaillesJour 1 – mardi 20 mai :de Gyömrö à Dunaföldvar110km (dénivelé 150m)

En réservant à Alex Pansio, nous avonschoisi de commencer notre périple sur uneroute de campagne, depuis la petite villede Gyömrö, à 10 km à l’est de Budapest.

Après avoir délivré nos tandems de leuremballage « avion », et remis en placechaînes, pédales, selles et guidons, noussommes prêts. Quatre claquements métal-liques retentissent simultanément, suivisde quatre autres, donnant le signal dudépart. En préambule, il nous faut péda-ler toute la matinée sous la pluie avantd’atteindre Rackeve et y retrouver un brasdu Danube, modeste ambassadeur envoyéà notre rencontre par « Duna » enpersonne. Cette approche d’une demi-journée, en guise de préliminaire à nosretrouvailles avec le Fleuve lui-même, nousdonne le temps, au fil des kilomètres, depeaufiner les réglages, tels l’écartementdes patins, la pression des pneus, leshauteurs de selles, en quelque sorte, nouspréparer à ce grand rendez-vous, et retrou-ver les réflexes d’une conduite tellementdifférente avec notre chargement. La routeest excellente, sauf dans les traversées devilles, où un semblant de piste cyclablenous est imposé, obligeant à zigzaguer

entre les obstacles, ornières et caniveaux.Voici Rackeve : l’église orthodoxe, sépa-rée de son clocher bleu, a été construiteau XVIIe siècle par les Serbes fuyant l’in-vasion ottomane. Nous sommes éblouispar la richesse des fresques byzantines quiilluminent un intérieur pourtant privé devitraux. Un peu plus vers le centre-ville, unmonument aux morts représente un soldatde la Guerre quatorze extirpant de sonfourreau l’épée du Prince Arpad4. C’est unsymbole fort du patriotisme hongrois. Parésde nos capes orange, nous quittonsRackeve en direction du sud pour enfin tedécouvrir, dans toute ta splendeur depuiscette digue herbue et détrempée. Leshautes herbes mouillées se couchent sousnos sacoches ventrues pour se détendreen sifflant et fouetter violemment nosjambes nues, rougies un peu plus à chaquepédalée. Après notre séparation, voilà unan, au pont des Chaînes, c’est ainsi quetu nous accueilles ! Est-ce pour nous punird’une aussi longue absence ? Nous nousconsolerons en pensant : « Qui aime bienchâtie bien ». Cette sanction est un vraibonheur comparé à l’angoisse d’êtrerenversés par un camion, semblable à ceuxqui, suivis de leur tsunami, tout à l’heurenous frôlaient, phares allumés, sur la routedroite, lisse et glissante, dont nous sommesrescapés. Nous subissons cette séance deflagellation pendant près d’une heure,jusqu’au grand pont qui enjambe le

Danube, à Dunaföldvar, où la blonde etathlétique Christina, entourée de seschiens, nous remet les clés de nos appar-tements.

Cyclotourisme N° 600 • Mars 2011 4Mars 2011 • Cyclotourisme N° 6003

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles-Antonin

BULGARIE

MACEDOINE TURQUIE

SERBIE

ALBANIE

BOSNIE

CROATIE

CROATIE

AUTRICHE

HONGRIE

ROUMANIE

UKRAINE

MOLDAVIE

ISTANBUL

SLOVAQUIE

RÉPUBLIQUE TCHÈQUE POLOGNE

(1) Petit Canada : surnom donné au grand plateaunordique, dans le massif des Bauges, premiersite français pour le ski de fond.

(2) En 1809, les Autrichiens assistant au naufragede centaines de soldats de la Grande Armée,se débattant dans les eaux du Danube encrue, auraient colporté la nouvelle jusqu’àVienne en criant : « le Danube est bleu ! » cequi serait à l’origine de cette fausse véritémise en musique par Johann Strauss (le fils)et qui fit valser le monde entier.

(3) Le parti fasciste des Croix Fléchées qui gouver-nait la Hongrie en 1944, organisait réguliè-rement des rafles dans le ghetto, mitraillanthommes, femmes et enfants alignés nus surle quai de Budapest. Certains ont survécu enplongeant dans les eaux glacées pour gagnerl’autre rive.

(4) Le Prince Arpad est le meneur des sept chefsMagyars fondateurs de la nation en 896. Ilest la référence en matière de patriotisme.

Le tandem de Martine et Christian entre Adamclisi et Cobadin, près de Constanta

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Un soldat hongrois de la guerre de 14 extirpe de son fourreau l'épée du Prince Arpad,fondateur de la nation magyare

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Paprika douxet vieilles dentellesJour 2 –mercredi 21 maide Dunaföldvar à Pecs142km (dénivelé 770m)

Nous jouons à cache-cache toute la mati-née avec une famille de cyclistes allemands,deux jeunes garçons et leurs parents. Nousles doublons à la sortie de Dunaföldvar, ilsnous rattrapent peu après lors d’un arrêtphoto, et s’éloignent plus motivés quejamais. Cette course-poursuite de trentekilomètres prend fin sur le quai de Paksd’où ils regardent, essoufflés et déçus,s’éloigner le bac qui nous emmène versKalocsa. La capitale mondiale du paprikaest aussi réputée pour ses broderies et sesdentelles. Au cœur de la ville, une statuede Franz Liszt, aux mains immenses,rappelle que le maître y composa ses« rhapsodies hongroises » et les interprétaà l’orgue de la Cathédrale. Après un rapiderepas pris sur un banc, nous empruntonsun autre bac où nous retrouvons noscyclistes allemands : moins chanceux quenous avec les horaires, ils n’ont pas eu letemps de visiter Kalocsa et poursuiventleur voyage vers Mohacs. Quant à nous,cédant aux sirènes de Pecs, considéréecomme une des plus belles villes deHongrie, nous allons commettre notrepremière infidélité au Fleuve qui nous apourtant attirés jusqu’ici sans jamais nousdécevoir. Mais pour Pecs, nous ferons ledétour et c’est là que nous dormirons cesoir, une chambre quadruple est retenueà l’Hôtel Agoston. Comme pénitence àcette traîtresse incartade, nous devronspédaler cinq heures durant sur une routetrès fréquentée, jalonnée de panneaux« interdit aux vélos » et émaillée denombreuses côtes, longues et sévères. Cesoir, les compteurs accuseront 142km pour800 m de dénivelée positive.

Le choc de MohacsJour 3 – vendredi 23 maide Pecs (Hongrie) à Bilje (Croatie)73km (déniv 200m) + train 50km

Déambuler à travers la ville en poussantles tandems nous permet de voir un maxi-mum de choses intéressantes : des innom-brables fontaines à l’ancienne mosquée,à Pecs, l’influence ottomane est partoutprésente. La ville fut occupée centcinquante ans par les Turcs, suite à lapremière bataille de Mohacs en 1526. C’esten ce lieu que nous retrouvons la route duDanube, à l’endroit même où la cavaleriede Louis II de Hongrie fut mise en piècespar les troupes de Soliman-le-Magnifique.Au cours de ce choc sanglant, le jeune roi,âgé de 19 ans périt noyé sous son chevalembourbé. Une statue haute de troismètres représentant ce héros malheureux,commémore cette tragédie. Nous quittonsle territoire hongrois au sud de Mohacs etdécouvrons les premiers villages croates,construits au creux des vallées. Pour passerde l’un à l’autre nous devons chaque foisgravir une côte assez raide. Il y a bien unepiste toute plate qui longe le Danube maisil est formellement déconseillé de l’em-prunter, surtout après la pluie, d’autantque s’en écarter de quelques mètres peutêtre mortel, le terrain n’étant pas totale-ment déminé depuis la dernière guerre(1999). Le soir, nous nous installons confor-tablement dans une grande maison avecjardin, à deux minutes à pied du meilleurrestaurant de Bilje.

Des champs de mines au chant des violonsJour 4 – vendredi 23 maide Bilje (Croatie) à NoviSad (Serbie)141km (dénivelé 700m)

Peu avant Osijek, de macabres « têtes demort » signalant la présence possible de minesnous ordonnent de filer droit. L’EuroVélo6est balisée par des panneaux bleus « RutaDunav », il ne s’agit pas d’une piste cyclablecomme dans les pays précédents, mais plutôtd’une route secondaire à partager avec lesvoitures… Les stigmates de la guerre sontomniprésents, à Osijek des façades entièresmitraillées ou criblées de tirs de roquettestémoignent de la violence des combats. ÀVukovar, de nombreux bâtiments n’ont pasété reconstruits ni réparés, tel ce châteaud’eau, le célèbre « water-tower » qui tientlieu de mémorial.

Nous déjeunons en terrasse d’un restaurantau bord du fleuve. L’endroit semble idyllique,il y fait bon vivre. De l’autre côté, c’est laSerbie. Comment imaginer qu’il y a dix ansà peine, ici, c’était l’enfer? Avant de quitterdéfinitivement la Croatie, c’est dans un bard’Ilok que nous échangeons nos dernierskunas contre une Karlovacko, la bière natio-nale, et partageons nos impressions de cyclo-voyageurs avec une routarde allemande, trèschargée, qui prévoit de se rendre, commenous, à Tulcea, dans le Delta. Partie deMunich, elle pédale depuis treize jours etn’est pas encore à mi-parcours. Sur la rivedroite d’un Danube désormais 100% serbe,

un paysan à bicyclette nous fait signe ensouriant. Ducan, c’est son nom, demanded’où nous venons puis déclare fièrement :« Je connais deux Français : le Maréchal Fochet le Général De Gaulle ». Quelques photospour immortaliser cette rencontre et en routepour Novi Sad. Deux heures de route.À peine venons-nous de nous arrêter devantun plan de la ville qu’un vététiste propose denous guider jusqu’à notre hôtel. Cela nousa aussitôt rappelé notre arrivée à Budapest ily a un an, quand Miklos nous conduisitjusqu’à notre appartement, après un slalomà travers la ville.Le soir au restaurant Bela Lada, au pied d’unmur tapissé de 2500 bouteilles, nous savou-rons notre première soirée serbe, charméspar les violons et les guitares d’un groupegypsy qui jouera pour nous pendant tout lerepas. Sofija est aux petits soins, elle nousapporte le dessert et attend nos réactions…Il est vrai que des nouilles en dessert, ça n’estpas courant! La soirée se termine sur la Grand-place de Novi Sad : nous tentons de nousfondre dans une foule d’ados rassemblésautour d’un groupe de musique « métal »ou « hard rock », à ce niveau de décibels, lanuance est indétectable. Trahis par notre âgeavancé et non titulaires du « laissez-passer »(tous ont en mains une bouteille de bière dedeux litres), nous sommes vite repérés et netardons pas à rejoindre notre hôtel.

24heures à BelgradeJour 5 – samedi 24maide Novi Sad à Belgrade40km (déniv 430m) + train 60kmLe programme de cette journée est lourd.Afin de ne rien louper de ce que nous avonsprévu et d’entrer vivants dans Belgrade,dont la banlieue nous semble immense,nous n’excluons pas d’emprunter le trainpour terminer l’étape, sachant que l’au-berge de jeunesse fait face à la gare. Cematin en moins de dix kilomètres, nousdécouvrons deux sites incontournables : lacitadelle de Petrovaradin, haut lieu de larésistance contre les Turcs puis fer de lancede la sublime porte dans ses marches surVienne, et Sremski Karlovci, autrefoisKarlowitz, dont les cinq clochers surgissentensemble au sortir d’un lacet. Nous autresSavoyards, sommes fiers des coups d’éclatdu prince Eugène de Savoie, dont Louis XIVfut mal inspiré de refuser les services et quidevint le meilleur général de l’armée autri-chienne. Nous l’avions déjà rencontré àVienne et à Budapest, où il est reconnucomme le sauveur de l’occident contretoutes les tentatives d’invasions ottomanesdans la seconde moitié du XVIIe siècle.Cette fois, grâce à lui, les Habsbourg ontfrappé fort en contraignant les Turcs à signerici, en 1699, la Paix de Karlowitz, quirepoussa plus au sud la frontière de l’Empireaustro-hongrois, comme jamais elle ne lefut. Elle abrite la plus ancienne école ortho-doxe du monde après Kiev.Un violent orage nous surprend au moment

de partir. Nous transpirons sous nos capesen gravissant la longue côte qui s’attaqueau massif de Fruska Gora. Seize monastèresorthodoxes, construits aux XVe etXVIe siècles, sont concentrés dans un espacede cinquante kilomètres de long sur dixkilomètres de large, le plus réputé est celuide Krusedol. Très bien conservées à l’inté-rieur, patinées à l’extérieur, les fresques sontl’œuvre d’artistes de grand talent et nonde moines s’improvisant peintres pour lacirconstance. Quittant Krusedol, nous écra-sons les pédales pour attraper, en gare deBeska, le train de 12 h 38 pour Belgrade.Pari réussi, heureusement, entrer dansBelgrade en tandem nous semblait trèsrisqué. Bien installés à l’auberge de jeunesse,les tandems en sécurité dans la cour, nousavons 24heures pour visiter à pied la capi-tale serbe. Dans le parc Kalemegdan quidomine la ville, nous ne savons où donnerde l’objectif : le célèbre « vainqueur de

Cyclotourisme N° 600 • Mars 2011 6Mars 2011 • Cyclotourisme N° 6005

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles-Antonin

La cathédrale orthodoxe Saint-Sava à Belgrade, en travaux depuis trois quarts de siècle, pourraaccueilir 15 000 fidèles une fois achevée

Le Danube en fin d’après-midi à Novi Sad en SerbieJoueur d'échecs dans le parc Kalemegdan,à Belgrade

Les deux tandems font une pause avant Veliko Gradiste (Serbie)

Festival de danses folkloriques à Belgrade

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Belgrade », qui veille sur le Danube et laSava, vole la vedette à un monument éton-nant, dédié à notre pays ! Sur son socle estgravé : « Aimons la France comme elle nousa aimés » en remerciements de l’aide quela France apporta à la Serbie pendant laGuerre quatorze. Un bas-relief représenteles poilus combattant aux côtés des soldatsserbes.Dans une ambiance détendue, les joueursd’échecs s’affrontent sur fond d’accordéon.Le long des rues piétonnes, slalomant entreles marchands de glace, un courant nousemporte vers « les Champs Élysées » serbesoù une surprise nous attend. Nous sommesle samedi 24mai 2008, ce soir sera retrans-mis sur toutes les chaînes de télévisiond’Europe, le Grand Prix Eurovision : pourcette occasion, un grand spectacle dedanses folkloriques nous est offert. Desgroupes de danseurs venant des quatrecoins de la Serbie se succèdent, en costumeschaque fois plus chatoyants, et tirent unfeu d’artifice de sauts et de pirouettes,mêlant romantisme et acrobatie, où éclatela diversité des danses traditionnelles detout un pays.Le « Petit futé » de la Serbie nous conseillede dîner au restaurant « ? », ainsi dési-gné depuis que le propriétaire de la taverne« à la cathédrale » fut prié par les instancesreligieuses de chercher un autre nom. Àcourt d’idée, il esquissa ce « ? » qui estresté. Devant le succès de cet établisse-ment, un autre restaurant tout proche,appelé le « Queen ? » sème le doute ethappe la clientèle qui se dirige, « Petitfuté » en main vers le seul et vrai « ? » Ence samedi soir, la cathédrale est pleine àcraquer, ce qui ne nous empêche pas d’yentrer, Lumix en mains, le temps d’en aper-cevoir l’immense iconostase. Aussitôt repé-rés par le pope adjoint qui se précipite,doigt pointé vers l’horrible panneau« photos interdites », nous sommes priésde sortir immédiatement. Résignés, nousne savons pas à ce moment que nousreviendrons demain, pour filmer et photo-graphier librement toutes les richesses decette cathédrale.

Une gare trop tôtJour 6 – dimanche 25maide Belgrade à Pozarevac17km (déniv 30m) + train 70km

Aujourd’hui, en principe, pas de vélo, puisquece matin nous continuons la visite de Belgrade,avant d’atteindre dans la soirée, Pozarevacpar le train.La construction de l’église Saint-Sava acommencé en 1935. Interrompus par laguerre puis suspendus sous Tito, les travauxn’ont repris qu’en 2001. Entièrement enmarbre blanc, cet édifice pourra accueillir15000 fidèles, faisant de Saint-Sava l’égliseorthodoxe la plus grande du monde. En atten-dant la fin des travaux, les fidèles prient dansla petite église Saint-Marc toute proche, dontles murs sont entièrement couverts defresques où domine un noir profond. Au boutdes files d’attente, de simples chandeliersjudicieusement placés, magnifient les icônesen les faisant danser, épiçant de sacré l’ido-lâtre baiser…De grands immeubles de la capitale gardentleurs plaies ouvertes, pour ne pas oublier lesbombardements acharnés de l’OTAN, en1999. Au lieu des trois jours initialementprévus, il y eut vingt-cinq mille raids aériensétalés sur soixante-dix-huit jours, rien que surBelgrade. Ayant apprécié le service et l’am-biance du restaurant « ? », récidiver nousportera chance : à peine installés en terrasse,les violons nous appellent sur le parvis d’enface. Un mariage à la cathédrale, voilà unbon prétexte pour, nous mêlant aux invités,voir et photographier de près ce qui nousétait interdit hier.Sortant de Belgrade comme nous y étionsentrés, nous n’aurons qu’une minute pourdescendre du train à Pozarevac, avec lestandems et les sacoches. Il nous faut comp-ter treize arrêts avant de nous préparer àdescendre ou peut-être sauter, car les quaisde Serbie font rarement la longueur du train.Le contrôleur, voyant les tandems l’un sur

l’autre, attachés aux portes arrière avec descourroies de cale-pied calcule et encaisse lesupplément. Perturbés, nous nous tromponsdans le décompte des arrêts. En passant prèsd’un pont sur lequel est inscrit :« POZAREVAC », nous libérons les tandems,empoignons les sacoches et ouvrons laportière, il n’y a pas de quai. Au moment oùle convoi s’immobilise, nous « balançons »sur la voie, les quatre casques, les deuxtandems et leurs dix sacoches et nous sautonsdu train qui repart aussitôt. Nous approchantde la gare, nous en lisons le nom « MALAKRASNA ». Descendus une gare trop tôt,nous offrons aux habitants du quartier uneséance de strip-tease, le temps d’enfiler nostenues cyclistes. En enfourchant nos tandemspour ces dix-sept kilomètres, nous prenonsle départ de l’étape la plus courte de notrevoyage, mais réalisons que c’est aussi lecommencement de l’aventure, puisque pourla première fois, nous ignorons où nouspasserons la nuit, la prochaine chambre rete-nue est pour le 6 juin, c’est dans deuxsemaines, et c’est à Istanbul. En cas d’infor-tune, hôtels complets, pas de gîte, pas dechambre chez l’habitant, pas de grange pournous abriter, nous fouillerons les sacocheset brandirons le joker. Comme à chaquevoyage, pour nous rassurer et pédaler entoute sérénité, nous transportons la tente ettout le matériel de camping. Si nous avonsapprécié les nuits sous la toile lors de notretour de Sardaigne en 2006, ce ne fut pas lecas l’année suivante, où, curieux de tenterl’expérience d’une « aventure dans la paille »dès la première nuit, en Suisse, et corrom-pus par le confort des « Zimmer » allemandeset autrichiennes le long de la Donau, lestentes ne quittèrent point nos sacoches. Lanuit tombe sur Pozarevac lorsque nous nousinstallons au Dunav Hôtel, établissementaustère et froid, vestige d’une époque révo-lue, dont les étoiles ternies, vacillant sous lenéon blafard, se cramponnent encore aumarbre stalinien.

Les Portes de FerJour 7 – lundi 26 mai de Pozarevac à Donji Milanovac116km (dénivelé 650m)À la sortie de Pozarevac, il nous faut choisirentre deux itinéraires : l’option roumaine, parRam, où le bac nous emmènerait rive gauche,et l’option serbe, qui pique vers Velikogradisteet la rive droite. Cette dernière l’emporte pourdeux raisons : la rive gauche très escarpée nesemble pas convenir aux tandems chargés,et la rive droite a un atout majeur, elle abritela forteresse de Golubac. Nos amis du Paris-Pékin, passés ici-même il y a deux mois, recon-naîtront que sa traversée fut un des momentsforts de ce raid, comme en témoignent leursrécits, photos et vidéos.À partir de Velikogradiste, inconsciemmentmon regard se porte au loin, un peu à droite.Nous sommes encore loin de Golubac maisj’espère à chaque seconde voir se détacherune silhouette, comme lorsqu’enfant, scru-tant l’horizon vide de la baie du Couesnon,je guettais l’instant où l’imposante pyramide

jaillirait des sables, trouant le ciel de sa flècheacérée, le Mont-Saint-Michel!En attendant ce grand moment, mille penséesme hantent, sans doute le fantôme deSoliman qui rôde. Le vainqueur de Mohacsétait aussi un poète, ami des Arts et desLettres, il aimait passionnément le GrandFleuve, qui l’a par quatre fois conduit, lui etses janissaires, fanfare en tête, sur les terresdes Habsbourg, jusqu’à Belgrade d’abord,puis Buda, enfin aux portes de Vienne.Pourquoi, au soir de chaque bataille, ayantdécimé les armées de Louis II et fait tremblerCharles Quint, reprit-il la route en sens inversejusqu’à Constantinople, pour revenir ensuite,remontant chaque fois un peu plus loin leDanube et enfin mourir en Hongrie? Noussommes bien sur les traces du plus grand dessultans, il a vu et aimé le décor qui nousentoure aujourd’hui.Mais le fleuve devient plus large, presquetrois kilomètres par endroits, il ressemble àun lac. Pourtant le premier barrage, celui deSip, est encore à plus de centkilomètres. C’est

maintenant : la forme se dessine au loin, àplus de dix kilomètres… À l’entrée deGolubac-village, nous stoppons net devantune magnifique façade fleurie de roses.L’auteure de ce chef-d’œuvre ne tarde pas ànous saluer, ôtant d’un geste ample, théâ-tral, le vilain tablier qui ne saurait apparaîtresur la photo. Chaque jour est fait de dizainesde rencontres, souvent très brèves, parfoismoins, mais toujours riches en émotion etqui ne peuvent se produire qu’en voyageantà vélo!La forteresse nous attend, elle nous attendraencore le temps pour nous de déjeuner, instal-lés à la terrasse d’un café d’où nous pouvonsla contempler, comme pour l’apprivoiser avantd’y entrer avec nos tandems. Comme d’ha-bitude, nous commandons un jus de fruit ettrois bières. Ici en Serbie, c’est le pays de laSelen Pivo, reconnaissable à un cerf sur l’éti-quette. Avec l’accord du patron, nous sortonsdes sacoches les victuailles achetées ce matin.Quelle surprise de voir arriver en même tempsque nos boissons, quatre assiettes aveccouverts et serviettes en papier, une gentilleattention à laquelle on ne nous a pas habi-tués en France…En franchissant la porte de la forteresse deGolubac, nous entrons de plain-pied dansl’histoire de l’Empire ottoman. Édifiée par lesHongrois au XIVe siècle pour se protéger desinvasions, elle fut aussitôt prise par les Serbespour passer définitivement aux mains desTurcs qui en firent leur tête de pont, escaleidéale pour leurs conquêtes futures. Depuisla construction du barrage, terminée en 1972,le niveau s’est élevé de 35 mètres et l’édificeest partiellement immergé, particulièrementla tour basse polygonale, construite par lesTurcs, si gigantesque qu’elle pouvait accueillirplus de cent vaisseaux de guerre.Silence de mort. Le fleuve poursuit sa routetranquille. Il sait. Il sait et n’oublie pas levacarme des combats sanglants. Que decadavres de Serbes, de Hongrois, d’Autrichienset de Turcs a-t-il charriés, grondant dans l’étroit

Cyclotourisme N° 600 • Mars 2011 8Mars 2011 • Cyclotourisme N° 6007

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Nous croyons descendre à Pozarevac, mais nous débarquons une gare trop tôt, à Mala Krasna (Serbie)

Le Danube peu après Donji Milanovac

Le jour du grand départ : les tandemistes devantla pension « Alex Panzio » à Gyömrö près de Budapest

La forteresse de Golubac en Serbie, construite par les Hongrois, mais aussitôt prise et agrandiepar les Turcs

À Belgrade, bas relief du monument « à laFrance » où poilus et soldats serbes combattentcôte à côte

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dire que la « pension Micky » a bonne répu-tation.Pour notre dernier repas en Serbie, Mickynous conduit dans une kafana, cachée aufond d’une impasse, où l’on nous sert desplats copieux, serbement épicés, arrosésd’un excellent vin blanc du pays pourconclure avec une décapante « slivovitza »,alcool de prune titrant 40º.

Rive droite-Rive gaucheJour 9-– mercredi 28 maide Negotin (Serbie) à Craïova (Roumanie)via Vidin (Bulgarie)56km (déniv 250m) + train 80km

Le petit-déjeuner pris avec nos collèguesnéerlandais devra nous permettre de fran-chir deux frontières sans ravitaillement. Partisde Serbie vers 8heures, nous croiserons lespremières charrettes bulgares à 9 heures,tenterons de décrypter les panneaux encyrillique désormais non sous-titré, et quit-terons le дyHaB (Dunav) pour la Dunarea(7)

vers 13 heures. Entre-temps, à BидиH

(VIDIN) passage oblige au bureau dechange, visite éclair d’une église orthodoxeet détour par le fort de Baba Vida dont l’his-toire se confond avec vingt siècles de guerre,de sièges interminables, de massacres épou-vantables. Construite au bord du fleuve,sur des bases romaines, elle est renforcéesous Byzance et occupée par les Turcs bienavant la prise de Constantinople. Des jeunesgens sveltes et bronzés s’évertuent à trans-former le chemin de ronde en plongeoir,nous invitant à la baignade, mais, le bacn’attend pas… En principe, car cette fois,nous abandonnons Brigitte à la petiteboutique du port, sa mission est de nousrapporter des boissons pendant que nousnous occupons d’embarquer les tandems.Immédiatement, les câbles claquent, lestreuils s’emballent et le pont du ferryremonte déjà, mais Brigitte n’est toujourspas là. Comment expliquer aux hommesqui s’activent ici qu’il faut attendre encoreun peu ? Les camionneurs bulgares serangent du côté des mariniers, refusant deretarder le départ à cause de nous. Martineest montée sur le pont et ralentit lamanœuvre en pointant le doigt en direc-tion de Brigitte qui arrive en courant, lesbras chargés de bouteilles. Ouf, noussommes tous là, en route pour la Roumanie,à seulement quinze minutes de ferry (Calafatse trouve presque face à Vidin, nous devonsremonter légèrement le fleuve sur deuxkilomètres).C’est au niveau de Calafat qu’il s’infléchitet trace maintenant sa route plein est. Une

variante proposée par le guide est adoptéeà l’unanimité : les deux cents kilomètres quisuivent ne présentant pas grand intérêt,peuvent être parcourus en train. Ce trajetnous permettra d’économiser un jourcomplet, la route pour Tulcea est encoreloin, et nous utiliserons cette journée gagnéepour passer un peu plus de temps dans ledelta ou à Istanbul.Les axes ferroviaires ne longeant pas lefleuve, nous devons gagner Craïova et delà, choisir notre destination, la ville où nousretrouverons le Danube, Corabia, TurnuMagurele ou Zimnicea. Nous optons pourCorabia. Notre train est un « personal »,sorte d’omnibus, très lent qui s’arrête toutesles cinq minutes, à chaque gare, mais aussientre les gares, partout où il peut prendreou déposer des voyageurs. Nous apprécionsnéanmoins ce voyage hors du temps. Dansle fourgon où sont remisés les tandems, lachaleur est étouffante. La porte coulissanteest grand ouverte et nous prenons le fraisassis à même le plancher, les jambespendant au dehors. Nous regardons défi-ler les champs de blé, de tournesol et depommes de terre, et plaisantons avec lesvoyageurs roumains… Puis des vignes àperte de vue, c’est « le domaine du roi »planté de cépages venant de France. Mêmele contrôleur est très gentil, il nous délivrenos billets pour Corabia, nous expliquantqu’il y aura un changement à Craïova, etque nous arriverons à destination avant20heures. Sur le coup, nous l’avons cru. Engare de Craïova, personne ne peut nousindiquer où est la correspondance pourCorabia. Au guichet, on nous apprend quele premier train pour Corabia est pourdemain. Coincés à Craïova, refusant deperdre notre avance : nous décidons deprendre nos billets pour Zimnicea et depasser la nuit ici. Pris de court, nous négo-cions une suite à l’hôtel Europeca, un quatreétoiles. En découvrant l’unique lit de cespacieux appartement, nous tirons à lacourte paille quel sera le couple gagnant.Après cette rapide « distribution des lits »,nous partons en quête d’une taverne. Unair de violon nous attire jusqu’au fond d’unecour mal éclairée où nous dégusterons notrepremière « tochiturà » viande de bœuf etpoulet recouverte de polenta, œufs,fromage, crème, sauce tomate et ail, le toutsavamment épicé, plat énergétique et déli-cieux.

Il y a un changement à Rosiori de VedeJour 10 – jeudi 29maide Craïova à Zimnicea-5km + train 170kmLa ligne Craïova-Zimnicea n’est pas directe,il y a un changement à Rosiori de Vede. Endescendant du train, nous remarquons quele vent d’est a fait chuter la température.Vêtus de nos gore-tex, nous descendons entandem la rue principale de cette petite ville,

nous avons deux heures devant nous. Desenfants en costumes de fête se préparent àsortir d’une cour d’école. Au moment où nousnous arrêtons, une des maîtresses, Nina, vientvers nous et engage le dialogue. Ravis depouvoir s’exprimer en français, d’autres maîtresla rejoignent, bientôt suivis de quelques élèvesqui nous demandent comment sont la TourEiffel, Paris, la France. Intrigués par notre façonde voyager, ils examinent nos tandems soustous les angles. Un courant de sympathie s’ins-talle, qui nous encourage à filmer et photo-graphier tous ces enfants souriants, rayonnantdans leur habit de lumière. Nina nous expliquequ’un concours de danses traditionnelles inter-classes clôture l’année scolaire. À l’issue deces danses, une coupe sera attribuée. Honoréset confus, nous apprenons que nous sommesinvités à cette représentation : Nina nous placeau cœur du cortège, nous confiant unepancarte avec le nom de la province repré-sentée par le groupe qui nous suit. Nous défi-lons ainsi dans les rues de Rosiori de Vedeentre les enfants qui chantent et dansent au

défilé, frappant ses eaux tumultueusescontre les parois des Carpates et desBalkans. Combien de navires a-t-il fracas-sés, qui tentaient de franchir les portes defer ? Maintenant assagi, plus majestueuxque jamais, il est devenu notre compagnonet nous le suivrons jusqu’au bout, jusqu’àce qu’il se perde en mer Noire…La route est une succession de tunnels alter-nant avec de sévères raidards d’au moins10%. Le plus long des vingt et un tunnelsnous plonge dans l’obscurité sur près de400 mètres. Pour résumer cette grande jour-née de sport, les pilotes auront à choisirentre « plein phare » et « tout à gauche ».Le pilote, dans le jargon du microcosmetandemistique, c’est celui qui est auxcommandes de cette bicyclette à deuxplaces tandis que le coéquipier (le plussouvent coéquipière) encore appelé copi-lote, ou « stocker », prend place à l’arrière.La dénomination « passagère » est à pros-crire, laissant entendre que madame nepédale pas, elle est plutôt réservée aux« deux-roues » motorisés.Pour tordre le cou à une idée « mal reçue »,précisons que sur nos tandems de randon-née, contrairement à ceux conçus pour lacompétition, la selle du stocker est très recu-lée ce qui permet à la coéquipière de voirbien plus loin que le dos de son pilote.Pendant que ce dernier scrute le bitume,s’il y en a, contourne les nids-de-poule, évitetrous et ornières, calcule la trajectoire, surfesur les gravillons, elle, regarde à droite, àgauche, et tout en pédalant, filme et photo-graphie, pour, le soir venu, montrer au pilotece qu’elle a vu et qu’il aurait pu voir, s’ils’était assis à l’arrière. Ce raccourci est trèsschématique mais explique les nombreuxarrêts consacrés à la seule contemplation.Numérotés de 21 à 1, les panneaux d’en-trée des tunnels ne seraient-ils pas le palma-rès des tableaux qui nous éblouissent unpeu plus à chaque sortie ? Voici le derniertunnel, le nº1, mais je ne sais pourquoi, jelis : « and the winner is » J’ai hâte de voirla lumière en même temps que le lauréat,heureux élu des nominés pour le meilleurdécor de cette « nuit des Trajan(5) ». Nousnous garons sur le côté gauche de la routeet vérifions que le Danube est bien là,superbe. Il est coiffé de gros nuages sombresqui lui donnent un reflet métallique,quelques arbustes en premier plan facili-tent le cadrage.Un peu plus haut sur la droite, je vois au loin,une rangée de paysannes en fichu, au moinsdix, courbées sur leur outil ; alors que je m’enapproche, elles se redressent un instant pourme saluer en souriant. Au même moment,un cycliste très chargé nous fait un petit signeen passant, accompagné d’un « gutenAbend ». Nous le doublons dans la côtesuivante, il monte à pied, poussant pénible-ment son vélo chargé comme un tandem.

À Donji Milanovac, les compteurs indiquent116km, nous décidons de faire étape danscette petite localité. Un seul hôtel, dominantla vallée, le « Lepenski vir ». Avec sa sale côteà 15 % et ses chambres à 80 euros, nonnégociable, nous redescendons dans le villageet mettons au point une nouvelle technique.Installés en terrasse, nous commandons unebière et demandons où nous pourrionsdormir, ailleurs qu’à l’hôtel.Le temps de boire nos bières, format undemi-litre, les téléphones portables ont bienfonctionné et deux personnes se présen-tent, proposant leurs services. Une maisoncomplète pour nous quatre, avec cerisierset vue sur le Danube, le tout pour 30euros,marché conclu.Le soir au restaurant nous retrouvonsHelmut, notre cyclotouriste allemand. À levoir se régaler, nous commandons le mêmeplat que lui, spécialité serbe accompagnéed’un excellent pain.

Décébale, Roi des DacesJour 8 – mardi 27maide Donji Milanovac à Negotin 120km(dénivelé 700m)

Départ matinal pour notre dernière étapeserbe. Au petit-déjeuner : choix de viennoi-series, étonnants pains au chocolat« surprise », fourrés d’une saucisse calibremagnum!À la sortie du défilé de Kazan(6), étroitpassage de 135m entre Carpates et Balkans,Décébale surveille la rive serbe.En l’an 107, après cinq années de résistanceacharnée face aux légions romaines, le Roides Daces préféra se suicider plutôt quedéposer les armes aux pieds de Trajan.Décébale veut dire : « aussi fort que dixhommes », une bonne raison d’attraper lagrosse tête. La sienne, haute de quarantemètres, fut taillée dans la falaise roumainedans les années 1990.

Quelques centaines de mètres en aval, nousn’en croyons pas nos yeux, apparaît lemonastère de Mraconia, que nous pensionsavoir raté hier à cause des tunnels, le guidenous signalait ce sanctuaire 25 km aprèsGolubac. Magie du numérique, nous véri-fions aussitôt sur l’écran qu’il ne s’agit pasd’un fantôme mais bien d’une erreur dansle guide.Nous voici devant le fameux barrage desportes de fer. Portile de fier, pour lesRoumains, Djerdap pour les Serbes, sa puis-sance est de 2100 Mégawatts, le plaçantau 6e rang mondial, le premier en Europe.Le traverser, nous conduirait en Roumanie,mais, tentés par l’option serbo-bulgare,nous nous démarquons du guide et ne quit-terons la rive droite que demain, ayant prévud’emprunter, à Vidin, le bac pour Calafat.Installés sous les parasols verts de cettepetite place de Negotin, nous nous laissons

Cyclotourisme N° 600 • Mars 2011 10Mars 2011 • Cyclotourisme N° 6009

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(6) Kazan, en turc, signifie chaudron, trèsexplicite !

(7) Danubius pour les Romains, le fleuve senomme tour à tour : Donau en Allemagne eten Autriche, Dunaj en Slovaquie et en Ukraine,Duna en Hongrie, Dunav en Croatie, Serbieet Bulgarie, Dunarea en Roumanie. Entre Ramet Silistra, sur 600km, la rive gauche roumaineest baignée par la Dunarea, alors que l’autrerive d’abord serbe, puis bulgare, borde leDunav.

(5) Petite allusion à la remise des « Césars » :Trajan fut aux Daces ce que César fut aux Gaulois.Nous le retrouverons plus tard.

Écoliers de Rosiori de Vede, lors du festival régional de danses traditionnelles roumaines interclasses

Statue de Décébale, le Vercingétorix dace,de 40 mètres de hauteur, taillé dans la falaisesur la rive roumaine

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Des amis pas très catholiquesJour 12 – samedi 31 maide Tutrakan (Bulgarie) à Baneasa(Roumanie)111km (dénivelé 900m)

Un panneau discret indique un monastèreorthodoxe, à trois kilomètres sur la droite.Au bout d’une petite route vallonnée, nousdécouvrons un bâtiment quelconque, neméritant même pas une photo…C’est avec le recul que nous mesurons l’im-portance de notre détour.Je n’oublierai jamais…Nous nous apprêtions à rebrousser cheminquand apparut la dame en noir.Elle se tenait immobile, appuyée sur unecanne, à l’entrée de son jardin de rosesrouges. Quelques mèches argentéess’échappaient de l’austère toque de veloursnoir, accentuant le teint mat d’un visageempli de douceur. Son regard clair nouscloua sur place, nous invitant à laisser uninstant nos tandems et partager avec elle,un peu de notre temps.Elle nous entraîna jusqu’à la chapelle aubout de l’allée bordée de rosiers et nousdévoila son univers, nous confiant unegrande part d’elle-même, de sa vie faitede joies et de peines, et pria sa protégée,Vienetta, jeune trisomique qui l’assistedans son rôle de « popesse », d’allumerun cierge pour notre voyage, le tempsqu’elle nous chantât une prière.Chaque objet, chaque icône, chaque imagequ’elle nous montra, semblait correspondreà un épisode de sa vie, qu’elle nous racon-tait, les yeux brillants d’émotion. Nous necomprenions pas tout, les gestes et lesregards traduisaient l’essentiel. Pour nousremercier de l’avoir écoutée, elle nous offritune bouteille de vin bulgare, « Sofia ».Comprenant que c’était le jour de l’anni-versaire de Philippe, elle courut chercherune autre bouteille qu’elle lui remit enmains propres. Sur le livre d’or qui s’ou-vrit devant nous, je griffonnai quelquesmots, dessinai les trois tandems et, trèsgrossièrement, notre itinéraire. Puis nousnous quittâmes, sans oublier l’inévitablephoto de groupe, qui marque toujours unmoment privilégié, preuve de notrerencontre ou passage sur un lieu clé,comme un coup de tampon sur un passe-port, et qui remplace souvent d’intermi-nables embrassades, où tout le mondepleure à la fin.Nous ne sommes jamais naturels sur lesphotos de groupe, mais au contraire, untantinet guindés, c’est ce qui leur donneun air officiel, sans lequel elles n’auraientpas leur place dans l’album ou sur le buffetde la salle à manger.Elle s’appelle Johanna et a changé notreregard sur l’église orthodoxe, dont lesreprésentants rencontrés jusqu’alorsétaient, il faut bien le dire, d’horriblesbarbus à l’air autoritaire, exclusivement

préoccupés à traquer bras nus ou molletspoilus et nous jeter hors des saints lieux,nous et nos caméras.À midi, nous déjeunons à Silistra, et allonspour la première fois depuis trois jours,passer une frontière sans changer de rive.C’est en effet après cette dernière villebulgare que le fleuve devient cent pourcent roumain. Il lui reste à peine quatrecents kilomètres à parcourir, dont six centsmètres (je dis bien mètres) de frontièreavec la Moldavie et soixante kilomètresavec l’Ukraine, toutefois, après Tulcea, leDanube se partagera en trois bras princi-paux, le plus au nord continuera à baignerce pays sur quatre-vingts kilomètres.Nos routes se confondent jusqu’au monas-tère de Dervent, après quoi, le fleuveoblique vers le nord, choisissant de musar-der encore un peu, s’offrant un détour detrois cents kilomètres avant de s’évanouiren mer Noire, pourtant à moins decent kilomètres à vol d’oiseau, ou par lecanal creusé sous Ceaucescu.Notre itinéraire prévoit de visiter d’abordConstanta, tout proche, pour ensuiteretrouver le Danube, à Tulcea où il s’éclateen un delta grand comme cinq fois laCamargue, il nous prendra dans ses braset nous nous dirons adieu.Le monastère de Dervent se mérite, il fautpour y accéder, gravir quelques bellescôtes, pas très longues mais raides, bienconformes aux chevrons dessinés sur noscartes. Nous retiendrons surtout la beautédes jardins entourant l’abbatiale, réputéspour la grande variété de leurs roses.À l’entrée de Baneasa, les compteurs affi-chent cent onze kilomètres. Nous déci-dons de nous y arrêter. On nous proposedeux hôtels : l’un se trouve à quarantekilo-mètres, vers Constanta, l’autre n’est qu’àseize kilomètres, mais il faut revenir surnos pas, ce qui est hors de question. Unjeune homme du village, désireux de nousrendre service, va peut-être pouvoir nousdépanner, mais il n’aura la réponse quevers 21 heures. Ne pouvant compter surcette option, nous devons absolumentimaginer un plan B.Les colonnes du porche, couvertes d’in-croyables couleurs vives, nous invitent àentrer faire quelques photos de l’église,tout en méditant sur notre situation, pastrès brillante. L’intérieur est peint lui ausside couleurs chatoyantes où le bleu domine.Un jeune homme en bermuda rougeengage le dialogue, d’abord en anglais,qu’il abandonne aussitôt pour nouscommenter fresques et icônes dans unfrançais impeccable. Au fil de la conver-sation, nous sommes étonnés d’apprendreque ce jeune homme imberbe et souriant,est le pope de cette église ! En prenantcongé, il nous propose de nous hébergersi notre rendez-vous de 21 heures n’abou-tit pas.À 21 h 30, il nous ouvre sa porte et nousnous installons dans la maison familiale.

son de l’accordéon. Arrivés à destination, ensigne de bienvenue, et conformément auxtraditions, nous devons manger notre part debrioche trempée dans du sel. Les habitués enprennent peu, mais nous qui ignorons cettecoutume, ne lésinons pas et recouvrons notrebrioche d’une épaisse couche de ce que nousavons pris pour du sucre! Nos amis roumainsen rient encore. Dans l’assistance, il n’y a queles maîtres, les maîtresses et un jury neutrepour attribuer les notes aux différents groupesconcurrents. On nous place exactement aucentre du jury, le spectacle peut commencer.La première danse est un pastiche d’une scènede moisson, les garçons en gilet noir ont enmain un bâton censé représenter un outil agri-cole, faux ou faucille, tout en dansant, ilsreproduisent les gestes ancestraux du travaildes champs, les filles en chemisier blanc ettablier rouge, exhibent fièrement leurs blondscheveux mêlés aux épis dorés de blé ou d’orge.La danse, assez lente au début, s’accélère etles garçons virevoltent avec une grande légè-reté, puis dans un rythme effréné se jettentau sol en arrière et, en appui sur les pieds etles mains, sautillent avant de se retournercomplètement à 360 degrés, dans une figureplus proche de l’acrobatie que de la danse.Enivrés par une musique si nostalgique quianime pour nous des couleurs tellementéblouissantes, nous sommes en train detomber amoureux de ce pays.Ayant béni les « chemins de fer roumains »de nous avoir offerts deux heures de purbonheur, fait de rencontres magnifiques etinoubliables, nous les maudissons mainte-nant de nous rappeler l’heure de notre trainpour Zimnicea, que nous ne pouvons louper.Nos amis roumains refusent de nous laisserpartir sans prendre une collation, le buffetest dressé dans une des salles et nous parta-geons avec eux nos dernières minutes àRosiori. Dans le train, nous ne nous parlonspas, encore bouleversés par ce que nousvenons de vivre, nos regards se portent versles scènes qui défilent, nouvelles et déjà fami-lières, comme ce paysan affalé, endormi danssa charrette que le cheval ramène à la maison.Non, un tracteur ne fait pas cela. 15h50,Zimnicea. Nous trouvons immédiatement unhôtel, et nous demandons trois chambres.Oui, trois chambres, car c’est aujourd’huiqu’un troisième tandem doit nous rejoindre.Nos amis Sylvie et Christian, alias Marco,(surnommé ainsi pour ses talents de grim-peur à vélo solo, rappelant le grand MarcoPantani) séduits par les récits de notre précé-dent périple, ont accepté de nous accom-pagner dans la dernière partie du voyage. Larencontre devait avoir lieu à Belgrade, maisles passeports n’étant pas prêts, c’est àBucarest que commence leur aventure.Installés en terrasse, nous avons commandéles bières et attendons le convoi (ils trans-portent leurs bagages dans une petiteremorque mono-roue de type « bob ») enprovenance de Turnu Magurele. Nous nousretrouvons tous les six dans un petit restopour fêter nos retrouvailles.

Dunarea le matin,Dunav l’après-midiJour 11 – vendredi 30maide Zimnicea (Roumanie) à Tutrakan(Bulgarie)145km (dénivelé 460m)

Nous quittons l’hôtel vers 7 heures sansmême prendre un café et roulons unebonne demi-heure avant de faire quelquescourses dans une petite épicerie. Lacommerçante nous ouvre son jardin et nousinvite à prendre notre petit-déjeuner, bieninstallés autour d’une table. Au momentde reprendre la route, un petit attroupe-ment s’est formé autour des tandems, lesvoisins accourent pour être sur la photo.Nous croisons très peu de voitures, toutesdes R12 ou leurs copies conformes de chezDacia, quelques camions, mais surtout descharrettes. Tirées le plus souvent par uncheval, parfois un âne, plus rarement unbœuf, cabriolets transportant des famillesentières ou utilitaires débordant de four-rages, en tout cas, le style de conduite estdicté par l’âge du cocher. Ceux d’âge mûrmarchent au pas alors que les jeunes,lancés au grand galop, mènent sportive-ment leur attelage, se délectant du crépi-tement des sabots sur le bitume.

Abandonnant la Dunarea, nous franchis-sons vers midi le fameux pont de Giurgiu,le seul entre la Roumanie et la Bulgarie.Pour le fleuve, c’est le premier depuis Sip,cinq cents kilomètres en amont. Face àGiurgiu, Ruse, la petite Vienne bulgare,nous attend pour un déjeuner en terrasse.Cette pause est la bienvenue après unedemi-étape longue de quatre-vingts kilo-mètres et rendue assez éprouvante par unvent d’est défavorable.Tutrakan, est notre prochaine destination.La ville est bâtie sur une colline baignéepar le Dunav. Nous descendons au borddu fleuve à la recherche d’un logement.L’adresse qui nous est donnée se situe dansla partie haute de Tutrakan, c’est unegrande maison pas tout à fait terminée,mais très confortable. Après la douche,nous nous engouffrons à six dans un taxipour descendre au restaurant, l’idée deremonter en tandem, de nuit, la côte gravieau terme d’une étape de 145 km, a étérejetée à l’unanimité.Le soleil disparaît bientôt derrière lescollines roumaines, donnant au fleuvepour un instant seulement, d’incroyablesreflets sang et or, et nous savourons lasoupe froide au yaourt bulgare etconcombres.

Cyclotourisme N° 600 • Mars 2011 12Mars 2011 • Cyclotourisme N° 60011

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Départ pour les travaux des champs, dans la région de Giurgiu en Roumanie

Un couple de paysans roumains vers Giurgiu Notre première charrette bulgare, à Bregovo

Monastère de Dervent, et ses rosesremarquables (Roumanie )

Johanna, « la dame en noir »de Silistra (Bulgarie)

Jan, jeune pope de Baneasa (Roumanie)

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voir dans le rétroviseur si les camions s’écar-tent ou pas en doublant. La route est bour-souflée sur les bords, un bourrelet déformele bitume, courant parallèlement au bascôté, rendant « inroulable » la partie droitede la chaussée sur une largeur d’un mètreenviron. Poser les roues dans cette zone,c’est la chute assurée. Ne sachant pascombien de temps durera cette pluie, nousne pouvons nous permettre de nous arrê-ter, alors nous plaçons toute notre confiancedans l’accessoire qui fait que nous sommesencore en vie, notre écarteur de danger.Nous étions sceptiques quant à l’efficacitéde ce petit bout de plastique, jusqu’à ceque nous le testions nous-mêmes et dûmesnous rendre à l’évidence, depuis que nousl’avons installé, les voitures et camions ralen-tissent avant de doubler et passent à unmètre ou plus, alors qu’avant, ils nousfrôlaient dangereusement. Nous laissonssuffisamment d’espace entre les tandems,pour permettre aux véhicules qui nousdépassent de se rabattre facilement; malgrétoutes ces précautions, nous poussons unouf de soulagement en découvrant lepanneau « Dunare-Marea Neagra » : la pluiea cessé, le revêtement est excellent, noussommes en vie et Constanta n’est plus qu’àvingt kilomètres. Dans la soirée nousrendons visite au poète latin Ovide, exiléen l’an VIII après J.-C. pour d’obscuresraisons, il passa les dix dernières années desa vie loin de Rome, ici, à Constanta, autre-fois Tomis, et y mourut de chagrin.

Nous sommes face à la mer Noire, près ducasino baroque. Nos regards se perdent surl’horizon, il n’y a plus de Danube, il n’y aplus de route, il n’y a plus rien. Commetoujours à la fin d’un voyage, des senti-ments mêlés m’envahissent, bonheur d’avoiraccompli quelque chose, amertume de voirs’arrêter une belle aventure. À cet instant,une réflexion me traverse l’esprit, qui memettrait, tout comme Ovide, dans unegrande tristesse, s’il n’y avait, comme unesorte de sursis à cette fin, les trois prochainsjours dans le delta : « Tout ça pour ça »

Au cœur du DeltaJour 14 – lundi 2 juinde Constanta à Crisantrain 140km +bateau 60km

Tulcea, point de départ pour une visite duDelta, est à deux jours de tandem par lebord de mer ou à une demi-journée de train.De Tulcea, il nous faudra revenir àConstanta, où les correspondances pourIstanbul ne manquent pas, autocar, train,camion? Aujourd’hui, le choix est simple,tandem à l’aller, train au retour, ou lecontraire ?L’expérience montre que nos tandems sontplus fiables et ponctuels que le train. Enchoisissant le train à l’aller, nous aurions letemps d’aviser en cas de problème, retardou autre. Le temps du trajet retour entandem étant connu avec certitude, nouspourrons respecter le planning plus facile-ment et arriver à la date prévue à Istanbul.Entre-temps, nous prévoyons de passer deuxnuits dans le delta.J’appelle Vlad, mon contact à Tulcea. Il nousattend à notre descente du train et déjeuneavec nous. Il parle très bien le français, nouslui expliquons exactement ce que nousrecherchons, de combien de temps nousdisposons, quel est notre budget. Il nousremet une fiche avec notre adresse à Crisan,petit village de pêcheurs au cœur du Delta,sur le bras de Sulina.Au débarcadère, une jeune femme brunesurveille la passerelle. Elle est accompagnéede son fils qui servira d’interprète :« Bonjour, je suis Luminita, Vlad m’a aver-

tie de votre arrivée, suivez-moi. J’espèreque vous aimez le poisson. »Luminita vit avec ses fils et son mari, Sergueï,dans une coquette maison en bordure dubras de Sulina. Nous y passerons deux nuits.

À la recherchedu Pélican friséjour 15 – mardi 3 juinCinq heures de barque le matin,15km de tandem l’après-midi

Hier soir, Luminita nous a régalés de bonspoissons grillés pêchés près d’ici. Ce matin,Sergueï est à la barre, le moteur tourne auralenti et la barque glisse doucement sousles branches, le silence est rompu de tempsà autre par un héron, une aigrette, uncormoran, qui surpris, décollent devant nous.Nous naviguons dans un labyrinthe de brastrès étroits qui se rejoignent, se séparent,nous mènent de lac en lac jusqu’à débou-cher dans un autre immense, où, se confon-dant avec l’horizon, un trait noir, épais, etquelques taches blanches en pointillés, nousintriguent. Nous nous trouvons bientôt àmoins de cent mètres d’un « banc » decormorans par centaines escortant quelquescouples de pélicans. Au moment où Sergueïremet les gaz, tout ce monde décolle dansun concert de croassements gutturaux etde jabotements rauques se mêlant auvacarme du moteur tournant à plein régime.Le delta est une réserve ornithologique clas-sée au Patrimoine mondial de l’Unesco, ony a répertorié plus de trois cents espècesd’oiseaux. Hérons nocturnes, crabiers cheve-lus, goélands argentés et mouettes y abon-dent. Quelques colonies de pélicans frisésy font escale au cours de leur migration,nous n’en verrons pas, nous contentant dupélican blanc, oiseau de 3,50mètres d’en-vergure, dont le décollage est un spectacleinoubliable. Un nuage de moustiques, tour-nant au-dessus de nos têtes, se détache surle fond bleu. Leur mouvement paraît lent,et les insectes volent très espacés, cela noustrouble au point de demander l’avis deSerguïe : « Il s’agit d’une colonie de péli-cans, peut-être une cinquantaine, volanttrès, très haut »

Le corollaire du théorème de Colucci(8) estdémontré. Un peu avant midi, à notredemande, Sergueï nous accorde une demi-heure pour explorer le village de Mila 23,ainsi nommé simplement parce qu’il setrouve à 23 miles de Sulina, point zéro dufleuve. Le Danube est le seul fleuve dont lepoint zéro se trouve à l’embouchure et nonà la source. Mila 23 est un village depêcheurs « lipovènes », descendants desvieux croyants russes qui, fuyant les persé-cutions de Pierre le Grand, au XVIIe siècle,

– Voici ma femme, Anna, et notre filleMaria, elle a 3 ans.– Un pope a le droit de se marier ?– Dans notre église, c’est même une desconditions pour devenir pope ! Excusezmon français, je l’ai appris à l’école, c’estla première fois que je parle avec des vraisFrançais.– C’est parfait, vraiment parfait. Merci pourtout, nous ignorons où nous serions en cemoment si vous ne nous aviez pasaccueillis.– Vous allez dormir dans la salle à manger,on peut ouvrir le canapé… Mais d’abord,je vous montre la salle de bain.Puis Anna est arrivée avec des gâteaux etdes crêpes, des fruits au sirop maison,cerises et abricots. Maria venait de débal-ler tous ses jouets quand elle s’écria :« Tati ! »Que lui était-il arrivé à ce papa, qui remuaitles lèvres, comme s’il voulait parler et produi-sait des sons bizarres qu’elle ne comprenaitplus. Le papa pope prit sa petite Maria dansles bras et la rassura en lui parlant douce-ment, dans sa langue maternelle.Les trois femmes ont dormi sur le canapédéplié, les hommes par terre dans leurduvet.

Enfin la mer NoireJour 13 – dimanche 1er juinde Baneasa à Constanta100km (dénivelé 800m)

Anna et Jan nous auront choyés jusqu’aubout. La table est dressée dans la cour pourun vrai petit-déjeuner : fromage, yaourts,charcuterie, thé, café, et… confiture deroses maison, délicieuse.Nous rassemblons les sacoches près des

tandems. Un jeune garçon, peut-être12 ans, nous observe depuis un moment.Je le reconnais. Hier déjà, il était plantédevant nos machines et les détaillait d’unair intrigué. Je devine dans son regard cequ’il espère et n’ose demander… Je baissela selle arrière de 10cm et m’installe à l’avantdu tandem, prêt à démarrer. Il a compris.Empoignant le guidon, il enfourche enfince drôle de vélo, lui Marian, le petit garçonde Baneasa, il traverse le marché de sonvillage, slalomant au milieu des charrettes,des chevaux et des étals de fruits et légumes,acclamé par des rires et des « ho, Marian ».Il connaît tout le monde ici, et faisant équipe

avec lui, je me sens autant que lui, pour uncourt instant, un enfant du pays…Jan est méconnaissable : il a revêtu sa tenuede pope, seul un discret col blanc égaiel’austère soutane noire. Photo solennelledevant l’église, adieu Anna, adieu Maria,adieu Jan.À peine sortis du village, nous nous trou-vons face à un véritable mur, dont les pavésdisjoints compliquent l’ascension, et nousobligent à passer tout à gauche.La route qui mène à Adamclisi traverse d’im-menses champs de coquelicots. Dans cevillage, une mosaïque de six mètres surdouze ainsi qu’un monumental mémorial,retracent les luttes de Décébale contre leslégions de Trajan. Au centre de ce monu-ment, construit au sommet d’une collineet visible à cent kilomètres à la ronde,l’Empereur Trajan prend des proportionsdémesurées.Une fresque sculptée dans la pierre, telleune BD géante s’enroule autour de cecylindre, vantant l’épopée victorieuse duglorieux civilisateur romain. Ce monumenta été érigé en même temps que la célèbrecolonne Trajan de Rome, en 113 de notreère. L’un des motifs de cette colonne montrele Danube, personnifié en un vieux sagebarbu, qui invite les légionnaires à le fran-chir, bousculant ainsi la seule frontière natu-relle terrestre de l’Empire romain, trois millekilomètres de la Gaule au Pont-Euxin.Après une pizza prise sur le pouce àCobadin, nous allons vivre la plus bellegalère du voyage : les gros nuages noirs quimenaçaient ont tenu promesse et nous fontpayer la facture de dix jours de bonheur àpédaler au soleil sur des routes sèches etsûres. Il nous faut maintenant rouler dansune semi-obscurité, sous une pluie battanterendant la route très glissante. Nos capesnous protègent bien mais m’empêchent de

Cyclotourisme No 600 • Mars 2011 14Mars 2011 • Cyclotourisme N° 60013

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles-Antonin (Suite)

Paysage du Delta du Danube

Le poète latin Ovide, exilé à Tomis Pont-Euxin(aujourd'hui Constanta, en Roumanie)

Un vigneron roumain, près de Giurgiu

Ce canal, creusé sous Ceaucescu, permet aux eaux du Danube d'atteindre la mer Noire en moinsde 100 km, alors que le fleuve a encore 300 km à parcourir !

(8) Michel Colucci , plus connu sous le nom deColuche, dans son sketch « l’histoire d’unmec » avait eu cette réflexion : « il était telle-ment petit que j’ai cru qu’il était loin »

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Baiser d’adieuJour 16 – mercredi 4 juinde Crisan à Jurilovca55km + 60km de bateau

Le bateau de 8heures est un express, il nousreconduit à Tulcea en moins de quatre-vingt-dix minutes, écourtant ainsi notre baiserd’adieu. En quittant Tulcea, nous nous éloi-gnerons définitivement du Danube, pourne plus jamais le revoir. Ce retour àConstanta est déjà un autre voyage, notreimpression eut été différente si nous avionsparcouru ce chemin dans l’autre sens,comme indiqué dans le « Donau-Radweg4 » mais il a fallu choisir. Nous nous accor-dons deux jours pour parcourir centcinquante kilomètres, la route étant complè-tement défoncée, parfois non revêtue, nousdevons souvent rouler dans le bas-côté, plusconfortable. Les noms des villages traverséssont en cyrillique, les maisons sont bleues,les églises en bois, les barques noires sontalignées près de la lagune. Pas de doute,nous sommes toujours en pays lipovène. Lesoir, à Jurilovca, nous avons la chance d’as-sister à l’office. Dans l’église orthodoxe,exceptés le pope et ses adjoints, il n’y a quedes femmes. Toutes ont un cierge à la main,et la tête couverte d’un foulard. Le silenceest glaçant, le recueillement tangible. Contretoute attente, pendant la prière, certainesse jettent en avant, s’allongent par terre ous’agenouillent brutalement, un simple cous-sin amortissant la « chute ». Les popes quiofficient ont l’air sombre, mais pas tropeffrayants tant qu’ils restent à distance. Lesvoir venir dans ma direction à grandes enjam-bées me fait reculer d’un mètre, d’y penserj’en tremble encore. Je ne décèle dans leurregard aucune once de douceur, qu’ont-ilsde commun avec Johanna et Jan?L’encensoir est passé tout près, ils repartentvers l’autel, j’ai eu très peur… Après l’of-fice, ma curiosité me pousse jusqu’au cime-tière. Je dois me frayer un passage entre leshautes herbes qui ont envahi les allées,recouvrant les tombes lipovènes dont lescroix bleues se dressent vers le ciel devenuflamboyant. Je libère mon trop-plein d’émo-tion dans une rafale de clichés avant derejoindre mes compagnons, en grandediscussion avec une cyclote allemande,encore une, qui nous tuyaute utilement pourla suite de notre voyage : « À Constanta,allez sur la place du marché, vous trouve-rez l’autocar pour Istanbul, le trajet duredix heures, vous pourrez charger vostandems ». Voilà une information très inté-ressante, car avec le train, ce n’était pasgagné. La pension n’a plus que deuxchambres libres. Comme nous sommes troiscouples, en dormant par terre, Martine etch’kik s’acquittent de leur dette de sommierenvers Phil et Brigitte. Ce soir, pour lapremière fois, installés sur le balcon de lapension, nous cuisinons sur le camping gaz,au moins nous ne l’aurons pas emmenépour rien.

émigrèrent en Dobrogéa et dans le Delta,où ils bâtirent leurs maisons et leurs églisesen bois. À cette heure du jour, nous nerencontrons pas grand monde, seulementquelques enfants rentrant de l’école, unpêcheur en train de réparer sa barque, etquelques personnes passant le temps aucafé-épicerie du village.De ces vieux pêcheurs barbus aux yeux clairsne reste qu’un alignement de barques noiresgisant sur le dos, comme des poissons morts.Nous apprendrons plus tard que ce peupleest en voie de disparition, les nouvelles géné-rations préférant vivre en ville.L’après-midi, nous sortons les tandems pourune courte excursion sur la piste bordéed’étangs, en direction de Caraorman (forêtnoire en turc). Nous y verrons décoller desibis noirs, quelques cigognes et des pélicanssolitaires. En attendant le soir, nous passonsun peu de temps dans le village, partageantla vie tranquille de ses habitants, rassemblésprès des deux seuls commerces de Crisan,le bar, tenu par un grand gaillard basané,aux yeux bleu acier, de type ukrainien, et le« magazine », bazar épicerie, tenu par notretrès discrète et très active Luminita.

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DOSSIER Prix photo-littéraire Charles-Antonin

La barque de sergueï glisse doucement sous lesbranchesNous naviguons de lac en lac, jusqu'àdéboucher dans un autre, immenseÉcolier de Mila 23 - Delta du Danube(Roumanie)Spectaculaire: le décollage d'un pélican blanc,immense oiseau de 3,50 m d'envergure

Un imbroglio d'étroites rivières quimusardent et se perdent enfin dans le brasde « Sulina »Delta du Danube, région de Crisan : pélicans blancs et cormorans décollentbruyammentUn héron, surpris, décolle devant nous

Église orthodoxe de Jurilovca à l'heure del'office réservé aux femmes

Femme de pêcheur à Crisan»

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Retour à ConstantaJour 17 – jeudi 5 juinde Jurilovca à Constanta90km (dénivelé 420m)

Dernier jour de vélo. Vingt kilomètres de pisteavant de retrouver une assez bonne routequi longe de grandes étendues d’eau, laguneset lacs immenses, et nous conduit sur unebelle plage de sable fin avec tout ce qu’il fautpour fêter notre arrivée, parasols, Silva Negra,pour nous, aujourd’hui, la meilleure bièrebrune au monde. Après la baignade, lapremière en mer Noire, nous passons un peude temps au restaurant, il doit nous restermoins de dix kilomètres à parcourir et toutsera terminé. Demain, nous préparerons lestandems, roue avant déposée et sanglée surle cadre, pédales et chaînes démontées etmises sous blister, selles au ras des tubes,guidons tournés à 90º, pneus dégonflés,dérailleur AR bloqué, et nous les emmaillo-terons. Le tout disparaîtra dans une housse,pour une petite mort. Les trois paquets serontempilés dans la soute d’un autocar.

Danubius, nous ne t’oublierons jamais

Constanta, vendredi 6 juin, 14heures : l’au-tocar s’ébranle pour un voyage de onzeheures. Avant de franchir la sublime porte,onze heures pour rêver aux mille mosquéesqui nous attendent, au Bosphore et auDanube qui vit en lui, onze heures pourpenser, les yeux mi-clos, aux moments forts,inoubliables, partagés avec vous, les Donau,Dunaj, Duna, Dunav, Dunarea, pourtant seulet unique Danubius de Marc Aurèle et deTrajan, qui nous fis connaître huit pays, surles dix que tu baignes, refusant, dans undernier sursaut, de nous livrer, avant det’éteindre, la Moldavie et l’Ukraine, biengardées sur ton flanc gauche.La question récurrente, celle qui nous fut leplus souvent posée après ce voyage, surtoutpar d’autres adeptes du voyage itinérant, estcelle-ci : « n’est-ce pas lassant de pédalerchaque jour dans le même décor, auprès dumême fleuve, sur une route plate et forcé-ment monotone, ne vous êtes-vous pasennuyés? »Une partie de la réponse est donnée par unchiffre, celui du cumul de dénivelée positive :7 000 m pour la seule partie Budapest-Constanta.Pour le reste, nous n’avons qu’un conseil àdonner, c’est : « allez-y vous-aussi ».Pour nous, il y a une rupture dans notre viede cyclotouriste, il y a l’avant Danube, etl’après Danube, il y a ce que le Fleuve a bienvoulu nous montrer, tous ces stigmates quel’on découvre en passant, mais il y a aussice que l’on a appris, qui nous est dévoilépetit à petit, au prix de recherches, ou simple-ment par hasard. Dire qu’il nous a marquésautant qu’il a été marqué par l’Histoire estd’une grande banalité. Pourtant, chaque jourqui passe nous le fait aimer un peu plus et

même si nous continuons à vivre avec lui,par les photos, les films, les souvenirs, letemps nous manquera pour le découvrir tota-lement. L’expression aujourd’hui galvaudée« à chacun son Everest » n’a de sens, engénéral, qu’un seul instant, le dernier, celuioù l’on atteint l’objectif, contrairement à ceque nous venons de vivre, chaque jour,chaque nuit, près de toi, jusqu’à la dernièreminute où tout est fini et l’on se quittegroggy. Ton sang bleu s’est insinué dans nosveines, petit à petit, sournoisement. Et pourparvenir à tes fins, ta méthode était on nepeut mieux orchestrée.Rappelle-toi ta timide déclaration sous l’orgued’Anton Bruckner(9) dans la chapelle de Saint-Florian, et notre marche triomphale, il y aun an, entre Ring et Prater : les haut-parleursinstallés dans mes poches arrière jouaientgentiment les valses de Vienne, la musiquede Johann est légère, c’était tout juste unflirt.Puis Franz entreprit son harcèlement, àEsztergom, à Budapest, à Kalocsa, il ne nouslâcha plus et nous ensorcela avec ses rhap-sodies. La nostalgie se dégageant des danseset chants serbes, à Belgrade nous troubla unpeu plus, les violons tsiganes et l’accordéonde Rosiori de Vede firent le reste. ÀDonaueschingen, notre premier rendez-vous,nous étions seulement deux couples de bonscopains cherchant un prétexte pour leursvacances. Nous t’avons choisi parce que tuconnais la route. Tu as cousu entre nous,d’un fil bleu de trois mille kilomètres, unebelle histoire d’amitié que rien ne pourradétricoter. ■

Mars 2011 • Cyclotourisme N° 60017

DOSSIER Prix photo-littéraire Charles-Antonin

Sur la route défoncée entre Sarichoiet JurilovcaL’église de Jurilovca, RoumaniePopes à ConstantaLe cimetière de Jurilovca et sestombes lipovènes

Les églises "lipovènes" du Deltasont construites en bois, ici, celle de Mila 23

(9) Anton Bruckner, compositeur autrichien,gisant sous son orgue de l’abbaye de Saint-Florian près de Linz. Vous reconnaîtrez ensuiteJohann Strauss et Franz Liszt.

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