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Litteratura.com Collections CHARLES BAUDELAIRE SA VIE ET SON ŒUVRE CHARLES ASSELINEAU

Charles Baudelaire, Sa Vie Et Son Oeuvre

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par Charles Asselineau

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    CHARLES BAUDELAIRESA VIE ET SON UVRE

    CHARLES ASSELINEAU

  • 7 septembre 1867

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    CHARLES ASSELINEAU

    CHARLES BAUDELAIRESA VIE ET SON UVRE

  • 4Charles Baudelaire, sa vie et son uvre

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    I LHOMME ET LUVRE

    La vie de Baudelaire mritait dtre crite, parce quelle est le commentaire & le complment de son uvre.

    Il ntait pas de ces crivains assidus & rguliers dont toute la vie se passe devant leur pupitre, & desquels, le livre ferm, il ny a plus rien dire.

    Son uvre, on la dit souvent, est bien lui-mme ; mais il ny est pas tout entier.

    Derrire luvre crite & publie il y a toute une uvre parle, agie, vcue, quil importe de connatre, parce quelle explique lautre & en contient, comme il let dit lui-mme, la gense.

    Au rebours du commun des hommes qui travaillent avant de vivre & pour qui laction est la rcration aprs le travail, Baudelaire vivait dabord. Curieux, contemplateur, analyseur, il promenait sa pense de spectacle en spectacle & de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extrieurs, lprouvait par la contradiction ; & 1uvre tait ainsi le rsum de la vie, ou plutt en tait la fleur.

    Son procd tait la concentration ; ce qui explique lintensit deffet quil obtenait dans des proportions restreintes, dans une demi-page de prose, ou dans un sonnet. Ainsi sexplique encore son got passionn des mthodes de composition, son amour du plan & de la construction dans les ouvrages de lesprit, son tude constante des combinaisons & des procds. Il y avait en lui quelque chose de la curiosit nave de lenfant qui casse ses joujoux pour voir comment ils sont faits. Il se dlectait la lecture de (article o Edgar Po, son hros, son matre envi & chri, expose impudemment, avec le sang-froid du prestidigitateur dmontrant ses tours, comment, par quels moyens prcis, positifs, mathmatiques, il est parvenu produire un effet dpouvante & de dlire dans son pome du Corbeau Baudelaire ntait certainement pas dupe du charlatanisme de cette gense posteriori Il lapprouvait mme & ladmirait comme un bon pige tendu la badauderie bourgeoise. Mais en pareil cas, lui, jen fuis sr, il et t de bonne foi. Cest trs-srieusement quil croyait aux miracles prpars, la possibilit dveiller chez le lecteur, de propos dlibr & avec certitude, telle ou telle sensation. Cette conviction chez lui ntait quun corollaire de laxiome clbre de Thophile Gautier : Un crivain quune ide quelconque, tombant du ciel comme un arolithe, trouve court de termes pour lexprimer, nest pas un crivain vritable. Baudelaire et dit volontiers : Tout pote qui ne sait pas tre volont brillant, sublime, ou terrible, ou grotesque, ne mrite pas le nom de pote. Il sest vant plus dune fois de tenir cole de posie & de rendre en vingt leons le premier venu capable de faire convenablement des vers piques ou lyriques. Il prtendait dailleurs quil existe des mthodes pour devenir original, & que le gnie est affaire dapprentissage. Erreurs dun esprit suprieur qui juge tout le monde la mesure de sa propre force, & qui imagine que ce qui lui russit russirait tout autre. Il en est de ces croyances au gnie volontaire & loriginalit apprise, comme de cette rponse de M. Corot le paysagiste quelquun qui lui demandait le moyen dgaler son talent : Regardez, & faites ce que vous aurez vu. Le peintre, de trs-bonne foi dans ce conseil, oubliait dajouter : Ayez mes yeux & mes doigts,& aussi mon intelligence.

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    De mme, Thophile Gautier, lorsquil formulait son dsolant arrt, mconnaissait le privilge du gnie en imposant tous comme un devoir ce qui nest en lui quun don rare & magnifique ; & Baudelaire, en affirmant la didactique de loriginalit & du talent potique, faisait dabord abstraction de sa valeur personnelle. Et cest toujours le fait des grammaires & des mthodes qui ne servent qu ceux qui les font, cest--dire ceux qui sont capables de les faire.

    Ainsi quil la crit lui-mme de Thodore de Banville, Baudelaire fut clbre, tout jeune. Il navait gure plus de vingt ans quon parlait dj de lui dans le monde de la jeunesse littraire et artistique comme dun pote original , nourri de bonnes tudes et procdant des matres vigoureux et francs davant Louis XIV, particulirement de Rgnier. Cette descendance, au moins comme inspiration, ntait pas trs-juste ; sous ce rapport, Baudelaire ne procdait de personne. Mais quant aux qualits dexcution, de style, fermet, nettet, prcision, la parent pouvait stablir :

    En ce temps-l dj (1843-44) la plupart des pices imprimes dans le volume des Fleurs du Mal taient faites ; et douze ans plus tard, le pote, en les publiant, neut rien y changer. Il fut prmaturment matre de son style et de son esprit.

    cet ge, o lon commence vivre, Baudelaire avait dj beaucoup vcu et consquemment beaucoup pens, beaucoup vu, beaucoup agi sur lui-mme. Il avait voyag au loin, dans ces contres de lInde dont le paysage & le parfum obsdaient sa mmoire. mancip de bonne heure par la mort de son pre, il stait vu matre dune petite fortune qui fondit entre ses mains & paya son apprentissage de curieux & dartiste. Son esprit, activ par le dplacement & par lexprience prcoce de la vie, avait ds lors toute sa maturit ; les hardiesses que dautres osent peine rver, il les avait ralises & les imposait par lascendant dune volont prouve & qui dfiait le ridicule.

    Dans cette biographie dun Esprit, je ne saurais me laisser engraver dans le sable fin de lanecdote & du cancan. Pourtant, je dois le dire, ces singularits de costume, de mobilier, dallures, ces bizarreries de langage & dopinions, dont se formalisait lhypocrite vanit des sots toujours offenss des coups ports la banalit, nindiquaient-elles pas dj le parti pris de rvolte & dhostilit contre les conventions vulgaires qui clate dans les Fleurs du Mal, un besoin de sentretenir dans la lutte en provoquant journellement & en permanence ltonnement & lirritation du plus grand nombre ? Ctait la vie marie la pense, (union de laction & du rve, quil invoque dans un de les plus audacieux pomes. Tout autre que lui ft mort des ridicules quil se donnait plaisir, dont les effets le rjouissaient, & que lui faisait porter allgrement & comme des grces la conscience inbranlable de sa valeur.

    Ajoutons que ces extravagances, qui nirritaient que les nigauds, nont jamais pes ses amis. On ne les subissait pas ; on sen divertissait, on les savourait comme un condiment aux plaisirs de lintimit.

    Ctait aussi pour lui un moyen dpreuve sur les inconnus. Une question saugrenue, une affirmation paradoxale lui servaient juger lhomme qui il avait affaire ; & si au ton de la rponse & la contenance il reconnaissait un pair, un initi, il redevenait aussitt ce quil tait naturellement, le meilleur & le plus franc des camarades.

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    Pendant cette phase indite de sa vie, Baudelaire tait seigneurialement log dans une maison historique, ce fameux htel Pimodan consacr par le sjour de plusieurs notabilits littraires & artistiques, & o Thophile Gautier a plac la scne dun de ses contes, le Club des Haschichins. Il y habitait sous les combles un appartement de trois cent cinquante francs par an, compos, jai bonne mmoire ! de deux pices & dun cabinet. Je revois en ce moment la chambre principale, chambre coucher & cabinet de travail, uniformment tendue sur les murs & au plafond dun papier rouge & noir, & claire par une seule fentre dont les carreaux, jusquaux pnultimes inclusivement, taient dpolis, afin de ne voir que le ciel , disait-il. Il tait plus tard bien revenu de ces mlancolies thres, et aima plus que personne les maisons & les rues. Il dit quelque part : Jai eu longtemps devant ma fentre un cabaret rouge & vert qui tait pour mes yeux une douleur dlicieuse. (Salon de 1846.)

    Entre lalcve & la chemine, je revois encore le portrait peint par mile Deroy en 1843, & sur le mur oppos, au-dessus dun divan toujours encombr de livres, la copie (rduite) des Femmes dAlger, uvre du mme peintre, faite pour Baudelaire, & quil montrait avec orgueil. Quest devenue cette copie reste belle dans mon souvenir ? Je lignore, & Baudelaire lui-mme na jamais su me le dire. Le portrait heureusement a t sauv & nous a conserv la physionomie de lauteur des Fleurs du Mal dans son premier ge littraire.

    Disons un mot du pauvre Deroy, artiste de talent, mort jeune avant 1848 & qui a droit une place dans les souvenirs de notre jeunesse. Il tait fils de M. Isidore Deroy, lithographe, dont on connat de nombreuses vues de Paris & de la Suisse. Je ne me rappelle pas de qui il tait llve, ou si mme il avouait un matre. Il se trouva tout dou, tout prt lors de lavnement des coloristes signal par le triomphe de Delacroix & les premiers succs de Couture. Outre le portrait dont je parle, & cette copie, gare ou perdue, des Femmes dAlger, que Baudelaire prisait trs-haut, il a laiss une tude daprs une petite chanteuse des rues, quelques portraits, parmi lesquels celui de M. de Banville, pre du pote, que lon voit encore chez son fils, de Pierre Dupont, de Privat dAnglemont, une tude de femme conserve par Nadar. Remarquablement organis comme peintre, coloriste merveilleux, homme intelligent dailleurs & juge clairvoyant, il tait, comme tous les hommes de valeur en lutte contre lobscurit, assez peu gnreux en paroles. La pauvret, lisolement lavaient rendu mfiant & caustique. Il mourut triste & dlaiss, peu regrett de ses confrres quil ne mnageait gure & qui il faisait peur ; mais digne de sympathie pour ceux qui avaient apprci son talent & qui croyaient son avenir. Baudelaire laimait, tant pour les qualits dartiste que pour son esprit ; il en avait fait son commensal. Cest par (intermdiaire de Deroy que jai fait connaissance avec Baudelaire, loccasion du Salon de 1845.

    Revenons ce portrait. qui nous rend un Baudelaire que peu de gens aujourdhui ont connu, un Baudelaire barbu, ultra-fashionable, & vou lhabit noir.

    La figure peinte en pleine pte senlve partie sur un fond clair, partie sur une draperie dun rouge sombre. La physionomie est inquite ou plutt inquitante ; les yeux sont grand ouverts, les prunelles directes, les sourcils exhausss ; les : lvres exsufflent, la bouche va parler ; une barbe vierge, drue & fine, frisotte lentour du menton & des joues. La chevelure, trs-paisse, fait touffe sur les tempes ; le corps, inclin fur le coude gauche, est serr dans un habit noir do schappent un bout de cravate blanche & des manchettes de mousseline plisse. Ajoutez ce costume des

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    bottes vernies, des gants clairs & un chapeau de dandy, & vous aurez au complet le Baudelaire dalors, tel quon le rencontrait aux alentours de son le Saint-Louis, promenant dans ces quartiers dserts & pauvres un luxe de toilette inusit.

    Il mest impossible, en regardant cette peinture, de navoir pas aussitt prsent la mmoire le portrait de Samuel Cramer dans la Fanfarlo nouvelle crite la mme date, & dont le hros me semble lexacte ressemblance de lauteur. Samuel a le front pur & noble, les yeux brillants comme des gouttes de caf, le nez taquin & railleur, les lvres impudentes & sensuelles, le menton carr & despote, la chevelure prtentieusement raphalesque . Quelques pages plus loin, lauteur revient ce nez, trait essentiel & significatif dans la physionomie de Samuel & dans celle de son peintre : Malgr son front trop haut, ses cheveux en fort vierge, & son nez de priseur, elle le trouva presque bien, &c

    Ce portrait, page dhistoire pour nous, ressuscite tout un pass de jeunesse potique & esprante : les longues promenades au Luxembourg & au Louvre, les visites aux ateliers, les cafs esthtiques & les soires de lOdon-Lireux. Autour de cette figure silencieuse, attestant dans son costume & dans sa pose les prtentions communes, surgit tout un essaim de jeunes visages Pierre Dupont, Th. de Banville> Levavasseur, Prarond, Aug. Dozon, Jules de la Madelne, Philippe de Chennevires, tous souriant au mme espoir & professant la mme ambition ; ambition innocente, mais dmesure, puisquelle est infinie, ridicule mme selon quelques-uns, mais o il nentrait du moins rien de vil ; car, jen puis rpondre, ni largent ni les positions ntaient pour rien dans les rves davenir en ce temps-l. Et, pour nous rsumer sur ces souvenirs o nos regrets sterniseraient, disons que si les ambitions taient grandes, la camaraderie tait franche & gaie. On ne posait, si pose il y a, que pour le bourgeois ; et les habits funbres & les chevelures dsordonnes ne servaient que, comme les monstres que les Chinois portent la guerre, dpouvantails lennemi.

    Quant au portrait, Baudelaire, aprs lavoir longtemps promen de logement en logement, sen tait dgot. Je naime plus ces rapinades , disait-il. Et il en fit cadeau un ami, qui la gard.

    II MTHODES DE TRAVAIL

    Vers ce temps-l (1840) une volution se fit dans lesprit public. Les luttes littraires taient closes ; Victor Hugo, dformais incontest, consacrait son triomphe par les Burgraves & les Rayons & les Ombres. Lintrt, qui toujours dserte les causes gagnes, se tourna dun autre ct : la Peinture dtrna la Posie.

    Delacroix, dont le gnie commenait simposer, ralliait autour de lui les braves qui nattendent pas les dcrets du suffrage universel pour reconnatre & dfendre ce que leur jugement approuve. La bataille tait l : Baudelaire y courut. Tout ly invitait : son got, sa nature dartiste, son amour du combat, son mpris des majorits qui lui faisait prendre plaisir se faire injurier par les myopes &

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    les routiniers. Et cest ainsi que ses premires publications furent deux traits de peinture : le Salon de 1845 & le Salon de 1846.

    Dans la premire brochure (elle a soixante pages) se trouvent dj les qualits, quil manifesta toute sa vie, de pntration & dexposition ; lhorreur des transactions & des mnagements, le ton autoritaire & dogmatique. Delacroix nest pas discut ; il est affirm. Nul appel au sentiment, nul appareil de phrases potiques ni dloquence conciliante : une dmonstration rigoureuse dun style net & ferme, une logique allant droit fort but, sans souci des objections, ni des tempraments. Nul doute que ces apologies raisonnes, la seconde surtout, plus complte & plus travaille, naient conduis parmi les contemporains de vives sympathies Eugne Delacroix, qui sen montra reconnaissant, en tmoignant jusqu la fin de sa vie, leur auteur, la plus bienveillante amiti.

    Cest dans le compte rendu du Salon de 1845 que se trouve un loge enthousiaste de M. William Haussoulier, qui prcda dans les prdilections artistiques de Baudelaire Constantin Guys, Rethel & douard Manet. Le tableau, sujet de cette apothose, reprsentait la Fontaine de Jouvence, & avait sduit Baudelaire autant par lattrait du sens mtaphysique que par un certain aspect archaque& romanesque. Baudelaire, malgr son amour de lclat & de la violence, malgr sa curiosit dj note des procds & des raffinements, a toujours t dans sa critique de lcole philosophique. Il a crit un jour cet axiome : Pas de grande peinture sans de grandes penses. Du dix-huitime sicle, dont il procdait par transmission paternelle, il avait hrit le got de labstraction & des systmes. Il a laiss inachev, plutt indiqu mme que commenc, un article sur la Peinture didactique, o il se proposait dexposer les thories de Chenavart, dAlfred Rethel, &c. Janmot mme & son Histoire dune Ame ne lui dplaisaient pas. Dans ses prfrences, Louis David se rencontrait avec Delacroix. Les petits matres du temps de la Rvolution, les Bailly, les Fragonard, les Carle Vernet, les Debucourt le charmaient. Il a mme eu plus tard des entrailles pour Horace Vernet, si malmen dans ses Salons ; il est vrai que ctait pour lHorace Vernet davant la Smalah. Ce que nous disons ici na nullement pour but de mettre Baudelaire en contradiction avec lui-mme, & de donner croire quil jout un rle en se dlectant des qualits plastiques. Je dis seulement quen lui lartiste se doublait dun philosophe, & que le philosophe dominait. Comme artiste, & plus quaucun autre, il jouissait de la chose bien faite, de la bonne excution, de la perfection de la forme & de la couleur ; mais il en jouissait dautant plus que ces qualits lui faisaient immanquablement deviner un esprit suprieur & distingu ; car en variant son axiome on peut dire : pas de bon artiste sans un bon esprit & un sentiment juste ; jamais-imbcile na bien fait quoi que ce soit. En un mot, on peut juger de son got en art par son style mme, irrprochable, excellent, quoi quil ait voulu exprimer, mais pur de toute niaiserie & de tout enjolivement parasite. Quant aux tours de force de palette, aux folies de la couleur, on voit ce quil en pensait, ds ce temps-l, la svrit de ses jugements sur de certains peintres alors trs-renomms & trs la mode mme parmi les artistes. Ctait l ces rapinades dont il fut promptement dgot. A ce mme Salon de 1845, il avait t frapp du charme dun certain portrait sign dun nom nouveau. Ctait un portrait de femme, ple et romantique, noye dans la langueur, dun effet trille et doux. Le peintre fut pour son dbut combl dloges : Coloriste de premire force savant harmoniste chercheur consciencieux &c., &c. Mais lanne suivante, lartiste dchoit : on dcouvre de la tricherie dans sa

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    manire, du charlatanisme dans ses procds ; enfin le critique saperoit quil a t dupe ; peut-tre lavait-il t surtout de son sentiment & de son imagination. Voici nanmoins ce quon lit au chapitre du mme artiste dans le Salon de 1846 : Quant M. H , je lui en veux davoir fait une fois un portrait dans une manire romantique & superbe, et de nen avoir pas fait dautres ; je croyais que ctait un grand artiste qui lchait quelques rapinades ses heures perdues ; mais il parat que ce ntait quun peintre.

    Le Salon de 1846 fit son bruit. Le prcdent ntait quune prface ; celui-ci tait presque un livre. Les mystres de la couleur, lnigme et lattrait du moment, y sont expliqus & dduits aussi rigoureusement que le pouvait faire un pote sadressant dlibrment la partie la plus publique du public, aux bourgeois ; car cest bien effectivement Aux Bourgeois quest ddi ce livre de haute esthtique, non pas, comme on pourrait le croire, par amour du paradoxe, mais en haine & lexclusion du demi-bourgeois et du faux artiste que lauteur appelle les accapareurs , les pharisiens. Vous valez mieux queux, dit-il ses ddicataires, car vous aimez la posie & lart, vous en concevez lutilit, bourgeois, lgislateurs ou commerants, quand la septime ou la huitime heure sonne incline votre tte fatigue Cest donc vous, bourgeois, que ce livre est naturellement ddi ; car tout livre qui ne sadresse pas la majorit, nombre & intelligence, est un sot livre. Ce qui me parait le plus clair l-dedans, cest quen traitant directement avec le bourgeois, Baudelaire trouvait le moyen de passer par-dessus la tte ses confrres & stablissait de plein droit dans le ton affirmatif et dogmatique qui lui plaisait, en spargnant les discussions oiseuses. Indpendamment des chapitres de critique transcendante & de thorie o Baudelaire a manifest le don quil possdait un si haut degr, dtre prcis & clair dans un sujet abstrait (De la Couleur. Quest-ce que le Romantisme ? Eugne Delacroix), ce court volume foisonne en jolis passages, tantt plaisants, tantt graves ; ici lenthousiasme, ici lironie. Il a labondance de tout premier livre o un esprit gnreux & fcond dgorge ses premires ides, ses sentiments, ses croyances. Cest de la critique voltigeante & ondoyante, courant par bonds & par voltes, & que lon suit sans fatigue, un discours amusant & vari comme une conversation. On retient la premire lecture un dlicieux paragraphe sur Les Sujets amoureux propos de Tassaert ; de plaisantes diatribes contre Horace Vernet, lhomme n-coiff ; contre Ary Scheffer, lclectique, le singe de sentiment, & ses adulatrices ; contre lcole Couture, contre lcole du paysage historique ; des jugements rapides & lumineux, des penses concises, arrtes comme des maximes : M. D part de ce principe, quune palette est un tableau. Un imitateur est un indiscret qui vend une surprise. Des rsums clairs & frappants tel que celui-ci (nous demandons grce pour le dernier terme) : Une mthode simple pour connatre un artiste est dexaminer son public. E. Delacroix a pour lui les peintres et les potes ; M. Decamps, les peintres ; M. Horace Vernet, les garnisons, & M. Arv Scheffer les femmes esthtiques, qui le, vengent de leurs flueurs blanches en faisant de la musique religieuse. Et celui-ci encore sur la porte de lesprit franais en matire de beaux-arts : Dans le sens le plus gnralement adopt, Franais veut dire vaudevilliste, & vaudevilliste un homme qui Michel-Ange donne le vertige & que Delacroix remplit dune stupeur bestiale, comme le tonnerre certains animaux. Tout ce qui est abme, soit en haut, soit en bas, le fait fuir prudemment. Le sublime lui fait toujours leffet dune meute, & il naborde mme son Molire quen

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    tremblant, & parce quon lui a persuad que ctait un auteur gai. Par malheur, le dernier chapitre, la conclusion, De lHrosme de la vie moderne ne conclut pas.. Lauteur g dveloppe une proposition de Stendhal, cite dans lun de les premiers chapitres,& rclame pour les passions & les murs modernes un caractre de beaut pique suprieur celui de lpope antique : ctait la grande prtention dalors ; on opposait le suicide de Werther au suicide de Caton, le courage moral au courage physique, les hros de Balzac aux hros de lIliade, &c., &c. Largumentation faiblit dans la dfinition de ce beau moderne tant prconis, &. de la rvolution quil est appel produire dans les arts plastiques. Ici on pouvait se plaindre que laffirmation remplat trop absolument la dmonstration. Beaut moderne, soit ! mais quant lopposition du beau moderne & du beau ancien, il ma toujours sembl que la question se rduisait des diffrences de climat et dhabitude qui ne comportent quune prfrence relative & non absolue. Au reste, cette coda, un peu faible, un peu terne, nenlve rien lclat des .premires pages, ni au brillant de lesprit qui anime louvrage entier.

    Ainsi que je lai dj dit, ce petit, livre fit son effet : il rpandit dans le public, non pas le public invoqu dans la ddicace, mais le vrai public, le public littraire, confrres & contemporains, la rputation que Baudelaire possdait lgitimement dj dans le cercle damis qui avait eu communication de ses posies & de sa nouvelle la Fanfarlo. Ce dbut le classa parmi les crivains artistes, assez levs en intelligence pour comprendre limportance du style & de la forme dans les uvres ; qui nont denthousiasme que pour le beau, dambition que celle de bien faire, & que pour cette raison les politiques & les moralistes appellent sceptiques. Dans ce temps-l on les appelait bohmes ; pithte dont le sens ferait assez difficile expliquer, si on ne pouvait lentendre de lisolement qui se fait forcment autour de gens qui ne se soucient que de ce dont les autres ne veulent pas. Autrement, si lon sen rapportait lacception vulgaire qui signifie par ce mot de bohmes, des vagabonds, des parasites, des gens sans aveu, il suffirait, pour en contester lapplication la gnration dont je parle, de rpondre que Baudelaire tait fils dun ancien professeur de lUniversit, secrtaire du Snat sous le premier empire, que Thodore de Banville a eu des anctres la troisime croisade, & que Champfleury, fils dun imprimeur, est issu de bonne bourgeoisie.

    Toute gnration, toute famille dcrivains que groupe une communaut dides & de gots, trouve ou cre un endroit, journal ou revue, pour poser son programme. Ce journal fut, aprs 1840, le Corsaire-Satan, dirig par Lepoittevin Saint-Alme, un vieillard solennel, mine de vieux troupier, qui dcouvrait majestueusement ses cheveux blancs devant quiconque savisait de venir se plaindre des vivacits de la rdaction. L dbutrent Champfleury, Murger, Th.. de Banville, Antoine Fauchery, Marc Fournier, A. Vitu, Henri Nicolle, A. Busquet, douard Plouvier, Charles de la Ronnat, Alexandre Weill, prludant de concert des destines bien diverses. Baudelaire sy trouva port tout naturellement ; & lon vit alors apparatre sur le boulevard son fantastique habit noir, dont la coupe impose au tailleur contredisait insolemment la mode, long & boutonn, vas par en haut comme un cornet et termin par deux pans troits et pointus, en queue de sifflet, comme et dit Petrus Borel. Au reste, sa part de rdaction fut mince & se borna deux ou trois articles quil rpudiait plus tard, &qui ne se retrouvent pas sur les listes quil a laisses duvres rimprimer. Au fond, le journalisme ntait pas son affaire.

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    Sa nature aristocratique lloignait de ce pugilat en public qui rappelle larne & le cirque banal. Aussi les bureaux du Corsaire furent-ils surtout pour lui un salon de conversation.

    Il sy lia particulirement avec Champfleury, dont il resta lami fidle, & avec Th. de Banville, pour lequel, ds lapparition des Cariatides il avait conu une sincre admiration. Cette admiration, il la exprime plus tard avec autorit dans la notice laquelle jai dj fait allusion en commenant. Remarquons quil ne sest jamais peut-tre rencontr de plus complte opposition de gnie & de nature quentre ces deux potes, dailleurs gaux en talent. De faon quon peut dire que chacun se complte par lautre, & quentre eux ladmiration, de mme que lamiti, vivait de contrastes.

    Je ne puis me dispenser de citer ici le dernier paragraphe de cette notice, o Baudelaire se juge lui-mme en jugeant son complmentaire :

    Beethoven a commenc remuer les mondes de mlancolie & de dsespoir incurable amasss comme des nuages dans le ciel intrieur de lhomme. Maturin dans le roman, Byron dans la posie & Po dans le roman analytique, ont admirablement exprim la partie blasphmatoire de la passion : ils ont projet des rayons splendides, blouissants, sur le Lucifer latent qui est install dans tout cur humain. Je veux dire que lart moderne a une tendance essentiellement dmoniaque. Et il semble que cette part infernale de lhomme, que lhomme prend plaisir sappliquer lui-mme, augmente journellement, comme si le diable samusait la grossir par des procds artificiels, linstar des engraisseurs, emptant patiemment le genre humain dans ses basses-cours, pour se prparer une nourriture plus succulente. Mais Thodore de Banville refuse de se pencher sur ces marcages de sang, sur ces abmes de boue. Comme lart antique, il nexprime que ce qui est beau, joyeux, noble, grand ; rhythmique. Aussi, dans ses uvres vous nentendrez pas les dissonances, les discordances des musiques du sabbat, non plus que les glapissements de lironie, cette vengeance du vaincu. Dans ses vers, tout a un air de fte et dinnocence, mme de volupt. Sa posie nest pas seulement un regret, une nostalgie ; elle est mme un retour trs-volontaire vers ltat paradisiaque. A ce point de vue nous pouvons donc le considrer comme un original de la nature la plus courageuse. En pleine atmosphre satanique, ou romantique, au milieu dun concert dimprcations, il a laudace de chanter la bont des Dieux, & dtre un parfait classique. Je veux que ce mot soit entendu dans le sens le plus noble, dans le sens vraiment historique.

    III LA RVOLUTION DE FVRIER

    La rvolution de 1848 arrta lessor de ces jeunes talents & rompit le faisceau des camaraderies littraires. La passion politique, le besoin subit daction, la curiosit, lesprit dutopie crrent, de ci, de l, des diversions & mme des divergences. Sil ne prit pas activement part aux vnements, Baudelaire en ressentit le contre-coup, & devait le ressentir. Il tait loin de la scurit olympienne qui fait rimer le Divan pendant la guerre, & peindre la Naissance de Vnus au bruit

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    de lmeute. Le pote qui a plong si rsolment dans les misres des infimes, qui a compati leur perversit comme leur dtresse (Le Vin de lassassin, Les deux Crpuscules), & tir de leurs douleurs & de leurs joies, de leurs dsespoirs, des chants si loquents de piti mlancolique, celui l, certes, tait un pote humain. Baudelaire tait en posie ce que jai dj dit quil tait en critique, un artiste doubl dun philosophe.

    La religion de la forme ntait rien en lui la vivacit des impressions, ni lardeur de la sympathie. Ctait une me exquise & mobile : Mous le romantique amoureux de lclat & du relief, on retrouvait quelque chose de lhomme sensible du dix-huitime sicle. En vertu de la tradition dj signale, de (influence transmise de Rousseau & de Diderot, Baudelaire aimait la Rvolution ; plutt il est vrai, dun amour dartiste que dun amour de citoyen. Ce quil en aimait, ce ntait pas les doctrines, qui, au contraire, choquaient en lui un certain sens suprieur de mysticisme aristocratique ; ctait lenthousiasme, la fervente nergie qui bouillonnaient dans toutes les ttes & emphatisaient les crits & les uvres de toutes sortes. Le premier, je lai dit, du moins longtemps avant que la vogue y ft revenue, il stait passionn pour lart rvolutionnaire. Tout lui en plaisait, non-seulement les uvres des matres, grands & petits, que jai nomms plus haut, mais mme les scnes pisodiques, les dessins de costume & les gravures de modes. Il me disait un jour : Toutes les fois que je vois sur un thtre un acteur costum en incroyable & coiff de cadenettes, je lenvie & je tche de me figurer que cest moi. Lui, si prcis & si net dans ses vers, il ne dtestait pas lemphase & la priode dans les vers ni dans la prose ; nouvel exemple de cette inconsquence qui nous fait aimer chez les autres les vertus que nous ne voudrions pas pratiquer nous-mmes. Il fallait lentendre dclamer, les bras tendus, les yeux brillants de plaisir, certaines phrases pompeuses de Chateaubriand : Jeune, je cultivai les muses, &c., ou de certaines strophes redondantes de Marie Chnier :

    Camille nest plus dans vos murs, Et les Gaulois sont vos portes !

    Cest ce quil appelle dans ses notes le ton ternel et cosmopolite , le style-Ren, le style-Alphonse Rabbe, &c., &c.

    On retrouve la trace de lmotion que lui causa la rvolution de Fvrier dans deux ou trois articles du temps et dans la prface quil crivit pour ldition illustre des chansons de Pierre Dupont (1851) .

    Je la retrouve surtout dans ses notes crites plus tard, loisir, & o il juge lui-mme ses impressions :

    Mon ivresse en 1848. De quelle nature tait cette ivresse ? Got de la vengeance ; plaisir naturel de la dmolition.

    Ivresse littraire ; souvenir des lectures.

    Ailleurs : Il y a dans tout changement quelque chose dinfme et dagrable la fois,

    quelque chose qui tient de linfidlit & du dmnagement. Cela suffit expliquer la Rvolution franaise.

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    1848 ne fut charmant que parce que chacun y faisait des utopies comme des chteaux en Espagne.

    Et plus loin il ajoute, comme pour attester ce que jai dit plus haut de la nature de son penchant pour la Rvolution :

    Robespierre nest estimable que parce quil a fait quelques belles phrases.

    En tout, en religion comme en politique, Baudelaire tait souverainement indpendant, dautant plus indpendant quil dpendait uniquement de ses nerfs, capable de crier : crasons linfme ! devant les singeries de la dvotion la mode, & le lendemain dexalter les jsuites, si quelque Prudhomme de la dmocratie lennuyait de ses dclamations banales. Ce qui faisait son indpendance, cest ce quil a appel la puissance de lide fixe. Rien ne protge la vie contre les engagements des partis mieux que la tyrannie dune pense constante & dun but unique. Le but pour Baudelaire, ctait le Beau ; sa seule ambition tait la gloire littraire. On chappe ainsi aux prjugs &. aux illusions imposes par la solidarit : on voit les torts des uns & des autres ; on nest dupe daucun ct. Et cest ainsi que lon peut dire que pour les esprits levs la sagesse est faite de contradictions.

    Je nai pas, crivait Baudelaire, de conviction, comme lentendent les gens de mon sicle. Il ny a pas en moi de base pour une conviction parce que je nai pas dambition Les brigands sont convaincus de quoi ? quil leur faut russir. Aussi russissent-ils. Pourquoi russirais-je l o je nai pas mme envie dessayer ?

    Jai cependant quelques convictions dans un sens plus lev & qui ne peut tre compris par les gens de ce temps-ci.

    Quoi de plus absurde que le Progrs puisque lhomme, comme cela est prouv par le fait journalier, est toujours semblable & gal lhomme, cest--dire toujours ltat sauvage ? Quest-ce que les prils de la fort & de la prairie auprs des chocs &des conflits quotidiens de la civilisation ? Que lhomme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce sa proie dans des forts inconnues, nest-il pas lhomme ternel, cest--dire lanimal de proie le plus parfait ?

    Je comprends quon dserte une cause pour savoir ce quon prouvera en servir un autre. Il serait peut-tre doux dtre alternativement victime et bourreau.

    Et enfin comme conclusion : Le pote nest daucun parti : autrement il serait un homme comme les

    autres.

    Pendant cette grve littraire de 1848 & des annes suivantes, Baudelaire, naturellement, produisit peu. Il vivait retir lextrmit de Paris. On le rencontrait, ma-t-on dit, sur les boulevards extrieurs, vtu tantt dune vareuse & tantt dune blouse ; mais aussi irrprochable, aussi correct dans cette tenue

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    dmocratique que sous lhabit noir des jours prospres. Tout ce que jai pu savoir de sa vie cette poque, cest quil fut un jour envoy Dijon pour diriger un journal gouvernemental, dont il fit, ds le second numro, un journal dopposition. De ce sjour Dijon il lui tait rest un souvenir amer ; & il ne prononait jamais le nom de cette ville quen serrant les dents.

    Je ne le rejoignis quen 1850, o une circonstance insignifiante nous remit en qute lun de lautre. Cest alors quil me montra chez lui, dans un logement proche du boulevard Poissonnire, le manuscrit de ses posies magnifiquement copi par un calligraphe, & qui formait deux volumes in-4 cartonns & dors. Cest ce manuscrit qui a servi pour limpression des Fleurs du Mal

    IV EDGAR PO

    Vers ce temps-l aussi, une curiosit nouvelle sempara de lesprit de Baudelaire & remplit sa vie. On devine que je veux parler dEdgar Po, qui lui fut rvl par les traductions de Mme Adle Meunier, publies en feuilletons dans les journaux. Ds les premires lectures il senflamma dadmiration pour ce gnie inconnu qui affinait au sien par tant de rapports. Jai peu vu de possessions aussi compltes, aussi rapides, aussi absolues. A tout venant, o quil se trouvt, dans la rue, au caf, dans une imprimerie, le matin, le soir, il allait demandant : Connaissez-vous Edgar Po ? Et, selon la rponse, il panchait son enthousiasme, ou pressait de questions son auditeur.

    Un soir, fatigu dentendre ce nom nouveau revenir sans cesse dans nos conversations & tourbillonner mes oreilles comme un hanneton exaspr, je dis mon tour : Quest-ce quEdgar Po ?

    En rponse cette sommation directe, Baudelaire me raconta, ou plutt me rcita le conte du Chat noir, quil possdait comme une leon apprise, & qui, dans cette traduction improvise, me fit une vive impression.

    Ds lors, Baudelaire ne cessa plus de soccuper dEdgar Po. Il ne fit plus une dmarche, plus un pas dans un autre sens. Quiconque, tort ou raison, tait rput inform de la littrature anglaise & amricaine, tait par lui mis littralement la question. Il accablait les libraires trangers de commissions & dinformations sur les diverses ditions des uvres de son auteur, dont quelques-uns navaient jamais entendu parler. Jai t plus dune fois tmoin de ses colres, lorsque lun deux lui avouait ne connatre ni lauteur ni louvrage, ou lui rptait une fausse indication. Comment pouvait-on vivre sans connatre par le menu Po , sa vie & ses uvres ?

    Je laccompagnai un jour un htel du boulevard des Capucines, o on lui avait signal larrive dun homme de lettres amricain qui devait avoir connu Po. Nous le trouvmes en caleon et en chemise, au milieu dune flottille de chaussures de toutes sortes quil essayait avec lassistance dun cordonnier. Mais Baudelaire ne lui fit pas grce : il fallut, bon gr mal gr, quil subt linterrogatoire, entre une paire de bottines et une paire descarpins. Lopinion de notre hte ne fut pas favorable lauteur du Chat noir. Je me rappelle notamment quil nous dit que M. Po tait un esprit bizarre et dont la conversation ntait pas du tout consquioutive.

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    Sur lescalier, Baudelaire me dit en enfonant son chapeau avec violence : Ce nest quun yankee !

    Au bout de quelques jours, je fus au courant de ses griefs contre M. Rufus Grifwold, le dtracteur de Po, & de ses sympathies pour Willis & pour Mss Cleems, son apologiste & son ange gardien. Il ne permettait pas quaucun de ses amis ignort la moindre circonstance de la biographie de son hros, & se fchait si on ne saisissait pas du premier coup une intention comique, une allusion, une finesse. Au reste, le premier venu lui suffisait. Il tait, comme tous les crivains qui ont pour habitude de causer leurs sujets & de les user dans la conversation, peu difficile en fait dauditoire. Un garon de caf, pourvu quil ft parler anglais, lui servait de prtexte discuter le sens dun mot, dune expression proverbiale, dun terme dargot. Il prit longtemps pour conseil un tavernier anglais de la rue de Rivoli, chez lequel il allait boire le wisky & lire le Punch, en compagnie des grooms du faubourg Saint-Honor.

    Ce qui te tout ridicule cette manire de procder, cest le rsultat. En allant ainsi de lun lautre, du littrateur lpicier, Baudelaire savait ce quil faisait. II entretenait son esprit par la contradiction dans une gymnastique perptuelle. De son voyage aux Indes il avait rapport une connaissance trs-suffisante de la langue anglaise. Mais pour traduire un auteur aussi subtil que Po, & aussi moderne, il fallait savoir plus que langlais littraire. Son ironie froide, impassible, se distille en demi-sens, en quivoques, en jeux de mots, allusions de petits faits journaliers, & des plaisanteries courantes quun domestique ou un petit ngociant taient plus capables de saisir & dexpliquer quun acadmicien.

    Alors quil publiait dans le Moniteur les Aventures de Gordon Pym, troisime volume de sa traduction (1858), il courait les tavernes & les tables dhte pour dcouvrir un marin anglais qui pt lui donner le sens exact des termes de navigation, de manuvre, &c. Un jour, le voyant se creuser la tte propos dun dtail dorientation, jeus le malheur de le plaisanter sur sa rigueur dexactitude.

    Eh bien ? me dit-il en relevant la tte, et les gens qui lisent en suivant sur la carte !

    Je sens encore son regard charg de mpris et de fureur, & qui voulait dire : Vous ne comprenez donc pas que toute chose que jcris doit tre irrprochable, & que je ne dois pas plus donner prise la censure dun matelot qu la critique dun littrateur ?

    Javoue que je ne pus mempcher de rire ce jour-l en imaginant un abonn du Moniteur lisant son journal le doigt sur un atlas.

    Et pourtant javais tort, & Baudelaire avait raison. Ce nest que par ce soin scrupuleux, minutieux, opinitre, quon arrive donner aux uvres une valeur dfinitive. Cest grce cette application continuelle que la traduction dEdgar Po a obtenu le succs suprme auquel peut prtendre un travail de ce genre, de naturaliser un auteur dans une littrature trangre, avec lapprobation de ses nationaux. Cette traduction fit en effet beaucoup dhonneur Baudelaire en Angleterre, & il en recueillit de grands avantages lors de la publication de son recueil de posies. Dans un article du Spectator, qui contient une trs-lucide & trs-logieuse apprciation des Fleurs du mal, Baudelaire est prsent au public

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    anglais comme dj recommandable pour ses admirables traductions & pour ses judicieuses critiques des crivains amricains & anglais . Tout rcemment encore, le rdacteur dune Revue de Londres, examinant les dernires productions de la posie anglaise, reconnaissait Baudelaire comme un chef dcole dont linfluence stait fait sentir mme en dehors de son pays.

    Dans ce travail considrable, puisque louvrage entier comprend cinq volumes de texte compacte, Baudelaire a donn la mesure de sa puissance dapplication & de sa pntration desprit ; il a aussi livr sa mthode. Jai. dj signal ailleurs, en parlant de Grard de Nerval, lhabitude systmatique chez de certains crivains, de colporter leurs sujets, de les causer, de les cuire, si je puis ainsi parler, tous les fours, en les soumettant au jugement des grands & des petits, des lettrs & des nafs. Cette mthode tait aussi celle de Baudelaire ; & cest ce qui explique la fois le petit nombre & lexcellence de ses ouvrages. Baudelaire travaillait en dandy. Nul ne fut moins besogneur que lui. Sil aimait le travail, comme art, il avait en horreur le travail-fonction. Jai entendu des gens qui lavaient mal connu, ou qui lavaient connu trop tard, stonner que, avec un si grand talent Baudelaire ne gagnt pas beaucoup dargent. Ctait le mconnatre absolument. Quoiquil ait longtemps manifest la prtention & mme la conviction de senrichir par son travail, Baudelaire tait trop dlicat & trop respectueux de lui-mme pour devenir jamais un money-making author. Plus que personne il avait parl dans sa jeunesse des quinze cents francs quil lui fallait la fin de la semaine & quil ne doutait pas de gagner en trois jours, & dautres tours de force de rapidit. Ctait l, si lon veut, de la forfanterie juvnile ; ctait mieux encore, un moyen de se stimuler & daffirmer sa confiance en soi-mme. Plus tard, lge o lon juge positivement de ses forces & de son gnie, il en tait venu des conjectures moins fantastiques. La destine quil se prdisait tait celle dun M. *** produisant peu & se faisant payer trs-cher. La vrit est que Baudelaire travaillait lentement & ingalement, repassant vingt fois sur les mmes endroits, se querellant lui-mme pendant des heures sur un mot, & sarrtant au milieu dune page pour aller, comme je lai dit, cuire sa pense au four de la flnerie & de la conversation. Il y avait l quelque chose danalogue au phnomne de la machine prier des prtres japonais, qui attachent une prire crite une roue mcanique, & sen vont se promener dans la campagne pendant que la machine fonctionne pour eux & adresse leurs vux & leurs tmoignages damour la divinit. Baudelaire, ami du mystre, croyait peut-tre un phnomne semblable dans les oprations de lesprit. Peut-tre supposait-il que le mcanisme crbral peut quelquefois fonctionner utilement hors du concours de la volont. Il pouvait appuyer cette opinion de certains phnomnes du sommeil, dexemples souvent cits de savants, dorateurs qui ont trouv ou reu comme par magie, en sveillant, la solution de difficults qui les avaient arrts le soir prcdent. En somme, la flnerie (lenteur, ingalit) tait pour lui une condition de perfection & une ncessit de nature. Il le prouva surtout par la manire dont fut conduite cette traduction de Po, quil prpara pendant quatre ans avant de commencer le manuscrit. Ces quatre annes, il les employa consulter, senqurir, se perfectionner dans la connaissance de la langue anglaise & entrer dans une communication de plus en plus intime avec son auteur.

    La premire gestation srieuse fut ltude sur Edgar Allan Po, sa vie & ses uvres, publie dans la Revue de Paris, & qui, refondue & remanie daprs

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    de nouveaux renseignements, a servi de prface aux deux sries des Histoires extraordinaires. Mais cest en 1855 que la traduction des Contes parut & se poursuivit rgulirement dans le Pays. Cette anne-l, Baudelaire rsolut le dur problme dcrire un feuilleton par jour. Le feuilleton, il est vrai, navait que six colonnes, les deux premires pages du Pays tant consacres aux romans originaux, et la troisime seulement aux traductions, varits, &c. La tache, cependant, nen tait pas moins dure, si lon songe la diffrence dune traduction parle ou rve, & dune traduction crite, & aussi la ponctualit exige par le journal. Baudelaire soutint vaillamment la gageure quil avait faite avec lui-mme. Pour spargner le temps douvrir sa porte, ou lennui des malentendus, il laissait la clef dans la serrure, & recevait tout en travaillant les visites de gens quelquefois trs-importuns & trs-indiscrets, quil ne se donnait mme pas la peine de congdier, & qui ne se retiraient que vaincus par son silence & sa distraction, ou agacs par le bruit de la plume courant sur le papier. Souvent en lallant voir le soir, un peu tard, jai trouv endormi dans un coin le garon dimprimerie charg de rapporter, soit la copie, soit les preuves que Baudelaire lui faisait quelquefois attendre longtemps.

    Ce texte imprim servit de premire preuve pour le livre. Chaque colonne de feuilleton, proprement dcoupe, fut colle au milieu dune grande feuille de papier bistr dont les marges se couvrirent de corrections. Le manuscrit ainsi prpar, serr dans un monumental carton vert, louvoya longtemps dans Paris, faisant escale toutes les librairies , chez Lecou, chez Hachette, &c., & prit terre dfinitivement rue Vivienne, chez Michel Lvy. Encore, de tirage en tirage, subit-il bien des modifications contre lesquelles protestait lditeur, mais que lauteur accomplissait religieusement sous le feu des rclamations.

    Comme, en gnral,, tous les potes que la rigueur de la prosodie rend attentifs la moindre altration, Baudelaire mettait un soin excessif la correction des preuves. Une faute dimpression le faisait bondir & troublait son sommeil. Toute preuve imparfaite tait renvoye limprimerie rature, souligne & charge la marge dadmonestations impratives, dobjurgations verbeuses traces dune main furibonde & accentues de points dexclamation. Il retenait par cur les noms des ouvriers inscrits en tte des feuillets de copie par les metteurs en page, & les invectivait avec colre dans sa chambre toutes les fois quil tait mcontent de leur travail. Dans les imprimeries o lon emploie des femmes la composition, Baudelaire avait particulirement souffrir de la lgret & de lignorance de ces quipes femelles. Ces noms de filles & de femmes mls ses imprcations faisaient leffet le plus comique. Ah ! cette Anna ! Ah ! cette Ursule ! Je reconnais bien l cette infme Hortense ! Cette s Pulchrie nen fait jamais dautres ! &c., &c. Pendant limpression du second volume des Histoires extraordinaires, il alla se loger pendant un mois Corbeil, pour tre porte de limprimerie Cret o se composait le livre, & dont les ouvriers ont d garder le souvenir de ce sjour.

    En somme, ces minuties, cette fureur de remaniement dont gmissaient les diteurs, ont profit au livre en lui donnant ce cachet de perfection qui assure la dure.

    Nous navons pas apprcier ici les mrites de la traduction de Charles Baudelaire, dsormais classique & indtrnable. Lauteur a rsolu le problme dtre libre & brillant comme linspiration, malgr les gnes innombrables de cette

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    transposition dune langue dans une autre, & dtre gracieux en dansant, comme disait Balzac, avec les fers aux pieds.

    Pour moi, en lisant cette prose si claire, si souple, si agile, jai peine me persuader que Po nait pas profit en quelque chose une telle interprtation ; de mme quon a dit autrefois que Hoffmann avait bnfici du style lgant de son traducteur, M. Lowe Weimars. Pour arriver un tel rsultat, il fallait, outre un talent suprieur, une rare nergie de sympathie ; & cette sympathie, on la retrouve vive & palpitante chaque page de la traduction de Charles Baudelaire. Quel dvouement son auteur ! Quel loquent plaidoyer pour le gnie malheureux, mconnu, mpris mme, que ces deux prfaces intitules : Edgar Po, sa Vie & ses uvres, & Notes nouvelles sur Edgar Po ! Baudelaire stait identifi avec son modle au point dpouser toutes vives ses amitis & ses haines. Et jamais, certainement, Po lui-mme net t plus pre envers ses, ennemis & ses dtracteurs, plus tendre envers Mss Cleems, sa bienfaitrice, & Mss Francy Ofgood, son amie, que ne lest son traducteur dans cette vhmente oratio pro pota.

    En naturalisant Edgar Po prs des lecteurs franais, Baudelaire, comme la dit un critique-pote, a ajout une note au clavier de nos admirations -& de nos jouissances.

    V LES FLEURS DU MAL

    Cependant les posies, luvre principale de Baudelaire, restaient indites, au moins comme livre, car de nombreux extraits en avaient dj paru dans les journaux & dans les revues. La publication en avait t souvent annonce sous des titres divers. Dabord sur la couverture du Salon de 1846, sous le titre des Lesbiennes. Au mme endroit se trouve annonc le Catchisme de la Femme aime, livre qui na jamais t fait, & dont il na paru quun chantillon dans le Corsaire-Satan. En 1850, un journal dducation, le Magasin des Familles, publia deux pices : le Chtiment de lOrgueil & le Vin des honntes gens, avec cette annonce : Ces deux morceaux indits sont tirs dun livre intitul LES LIMBES, qui paratra trs prochainement, & qui est destin reprsenter les agitations & les mlancolies de la jeunesse moderne.

    Le titre de Fleurs du Mal, qui fut donn Baudelaire par un ami, a t pris pour la premire fois en tte dun long extrait publi dans la Revue des Deux-Mondes, & accompagn dune note prudente & timore qui ressemblait un dsaveu ou une excuse, & que Baudelaire garda longtemps sur le cur.

    Voici cette note quon peut tre curieux de relire aujourdhui : En publiant les vers quon va lire, nous croyons montrer une fois de plus

    combien lesprit qui nous anime est favorable aux essais, aux tentatives dans les sens les plus divers. Ce qui nous parat ici mriter lintrt, cest lexpansion vive & curieuse, mme dans sa violence, de quelques dfaillances, de quelques douleurs morales que, sans les partager, ni les discuter, on doit tenir connatre, comme un des signes de notre temps. Il nous semble dailleurs quil est des cas o la publicit nest pas seulement un encouragement ; o elle peut avoir linfluence dun conseil

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    utile, & appeler le vrai talent se dgager, se fortifier, en largissant ses voies, en tendant son horizon.

    Ainsi donc, en publiant les vers de Baudelaire, la Revue des Deux-Mondes se flattait de travailler son amendement & peut-tre sa pnitence. Elle esprait lamener correction, en lui faisant peur de sa propre image dans le miroir de ses pages. Quand donc les directeurs de Revue guriront-ils de cette illusion dtre des directeurs dmes & des professeurs de littrature ? Et que penser encore de cette prtention de montrer un encouragement dans la publicit dune Revue ? Qui donc, aujourdhui quil nest plus, peut passer pour avoir le plus honor lautre, de la Revue des Deux-Mondes en publiant les vers de Baudelaire, ou de Baudelaire en donnant ses vers la Revue des Deux-Mondes ?

    En 1857, un de nos amis se fit diteur. Auguste P. Malassis, lve de lcole des Chartes en 1848, stait ml au monde de la littrature & des journaux, & y avait nou connaissance avec quelques-uns des crivains de son ge : Chennevires, Champfleury, Nadar, & particulirement avec Baudelaire. La mort de son pre, imprimeur Alenon, lui fit quitter Paris pour aller prendre la direction des ateliers paternels, vieille maison quatre fois sculaire, & qui peut montrer des brevets signs de Marguerite de Valois. Au bout de deux ans, Malassis, esprit trs-actif, commena trouver trop de loisirs dans la vie de province. Ses presses, uniquement occupes par le journal du dpartement & par les impressions de la prfecture, chmaient six mois de lanne. Il eut lide demployer la morte-saison limpression douvrages de son choix, anciens & modernes, o il pt mettre plus de got & dintrt que nen comporte la composition dun journal de province & dactes administratifs.

    Son coup dessai, son prospectus fut cette charmante dition des Odes funambulesques, je parle, bien entendu, de ldition anonyme de 1857, que les catalogues cotent actuellement au quadruple du prix dorigine, &o lditeur sut mettre llgance typographique en parfait accord avec le talent du pote.

    En ce temps-l, on sen souvient, aprs le hideux carnaval de la librairie quatre sous, deux sous, un franc, un rveil de lart typographique sorganisait dans les provinces. Perrin Lyon, Herrissey vreux, dautres encore Lille & Strasbourg, publiaient des livres confectionns avec un got un peu pdant peut-tre, excessif comme toutes les ractions, mais que les amateurs adoptaient & shabituaient payer cher. Malassis se plaa ct deux. Sans tomber dans les excs de larchasme & de la typographie calligraphique, il fabriqua pour trois francs, pour quatre francs, pour deux francs, de jolis volumes, solidement imprims sur bon papier, avec titres en rouge & orns de fleurons, dinitiales & de culs-de-lampe dun bon choix. Plus tard, il y joignit des frontispices gravs par Braquemond ; qui peut dater de ces premires relations avec Malassis cette rsurrection de leau-forte, dont il a t le promoteur & dont il a recueilli la gloire. Ces petits livres ont fait leur chemin vers les .bibliothques soignes. Il y a aujourdhui des collectionneurs dditions-Malassis, qui perdent le sommeil pour une plaquette qui leur manque. Cest aller bien loin dans le dilettantisme ; mais, extravagance part, on peut dire que ces ditions, sagement & honntement conditionnes, taient bien selon le got & le besoin du temps o elles parurent, suffisamment jolies & pas trop chres. On doit regretter aussi que lditeur nait pas su allier au sentiment de lart quil avait un haut degr, un peu de cet esprit positif

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    du ngociant qui assure la dure des entreprises. Il faut le regretter pour sa propre fortune & aussi pour les auteurs dont il avait form sa clientle, & qui noublieront jamais lessor que pendant un moment il a donn leurs travaux. Esprit trs-lettr & rudit, Aug. Malassis aimait la littrature & sy connaissait (pour son malheur, diront quelques-uns ; pour son honneur, dis-je). On en peut juger par le catalogue de ses ditions & par la place qui y est donne, la forme suprme & par excellence, la pure essence des littratures, la posie. En six ans, de 1857 1862, il a publi : Les Odes funambulesques, les posies compltes de Thodore de Banville, & les posies compltes de Leconte de Lisle ; les Posies barbares, du mme ; deux ditions des Fleurs du Mal ; les maux & Cames de Thophile Gautier ; les posies compltes de Sainte-Beuve ; les Amthystes de Th. de Banville, & vingt autres recueils de posies de diffrents auteurs anciens & modernes ; auxquels sadjoignent les Portraits du XVIIIe sicle de Charles Monselet ; les Contes & les Lettres satiriques & critiques dHippolyte Babou ; la vie dHonor de Balzac de Thophile Gautier ; les Paradis artificiels de Charles Baudelaire ; les Essais sur lEpoque actuelle dmile Montgut ; les Esquisses parisiennes &. la Mer de Nice de Thodore de Banville ; les romans illustrs de Champfleury ;une suite de mmoires & de documents sur la Rvolution franaise ; une Histoire de la presse en huit volumes, &c., &c. Malassis serait peut-tre riche aujourdhui sil avait profit des prix levs quont acquis ses ditions depuis quil a cess dtre libraire.

    Les Fleurs du Mal ont t publies au commencement de lt de 1857. Je retrouve parmi des notes de cette anne des preuves corriges avec la ponctualit & la vhmence que Baudelaire apportait cette opration. Malassis a conserv tout un dossier de ces preuves, avec la correspondance laquelle elles ont donn lieu, & qui serait curieuse consulter aujourdhui. On y verrait quelle importance Baudelaire attachait lexcution de ses uvres ; importance proportionnelle aux soins quelles lui avaient cot. Les Fleurs du Mal furent reues dans le public lettr & artiste comme un livre attendu & dont les fragments dj parus dans les journaux avaient excit une vive curiosit.

    En parlant de ce livre, jviterais vainement un souvenir qui sy attache indissolublement, celui du procs & de la condamnation quil a encourus. Ce procs causa Baudelaire un tonnement naf. Il ne pouvait comprendre, ainsi quil la crit plus tard, quun ouvrage dune si haute spiritualit pt tre lobjet dune poursuite judiciaire. Il se sentit bless dans sa dignit de pote, dcrivain respectueux de son art & de lui-mme par cette accusation, dont les termes le confondaient avec qui, grands dieux ! avec les misrables agents du vice & de la dbauche, avec des orduriers, des cyniques, avec des propagateurs dinfamies. ; car la loi na quun mme mot pour caractriser les licences de lart, les vertueuses indignations du pote, & les mfaits de la crapule honte & dborde. Tout cela sappelle indistinctement : attentats aux murs ! Oui, si Juvnal & Dante lui-mme revenaient au monde, & Michel-Ange, & Titien, ils iraient sasseoir sur les mmes bancs o comparaissent les profanateurs de la jeunesse & les colporteurs destampes licencieuses.

    En sortant de cette audience, je demandai Baudelaire tourdi de sa condamnation. Vous vous attendiez tre acquitt ?

    Acquitt ! me dit-il, jattendais quon me ferait rparation dhonneur

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    Pour lui, ce procs ne fut jamais quun malentendu. Et nous-mme, sans manquer au respect d la magistrature & ses arrts, ne pourrions-nous exprimer notre tonnement de cette assimilation dun excs de littrature une violence bestiales, dune fantaisie artistique un trafic clandestin ? Dans un tel procs, ne semble-t-il pas que le premier devoir du tribunal dt tre de se rcuser & den rfrer un mieux instruit ? Quoi ! dans un dbat commercial, propos dune contestation de prix, ou de salaire, lexpertise serait de droit ; & on ne linvoquerait pas pour un dlit relevant dun art dont les juges ignorent les lments ? Une statue est apporte devant le tribunal : elle est nue ; & dans nos climats la nudit est considre comme indcente & coupable. Aussi les juges condamnent ou vont-ils condamner. Vient un artiste qui leur dmontre que la statue est un chef-duvre ; quelle fait honneur au temps & au pays, & que sa place est dans un muse public, pour servir de modle & denseignement la jeunesse ; & la statue, tout lheure rprouve, est porte au Louvre, & son auteur rcompens & honor. Que pourrait penser un tribunal de la Vnus couche ou de la Dana du Titien ? Que dirait-il de la Lda de Michel-Ange, de lAntiope de Corrge, des Nrides de Rubens, de lAndromde de Puget ? La loi la main, il les dclarerait dshonntes & punissables.

    De mme, dans un pome, le magistrat est frapp dun mot cru qui le blesse ; il est saisi dune expression forte qui fait image son esprit ; & il condamne. Que voulez-vous quil fasse ? Il entend un infortun scrier : Dieu nexiste pas ! Et il conclut que lauteur est un impie. O est le pote-expert qui lui dira que ce cri nest l que pour exprimer le dlire dun malheureux au dsespoir ; que telle image est admirable, que tel mot choquant est bien en sa place ? qui lui expliquera ce que cest que le relief & la couleur dans la phrase potique-, ce que cest que les privilges & les droits de lart ; comment il importe la dignit & la logique des langues que de certaines proprits, bannies par dcence du langage usuel, soient maintenues & conserves dans le discours crit, &c., &c., &c. ?

    Pour Baudelaire, lexpertise tait toute faite. Les meilleures plumes, les esprits les plus graves avaient dj plaid pour lui. Nous le laissons sous la caution du Dante ! avait dit douard. Thierry en finissant son admirable feuilleton du Moniteur universel. Dautres articles, dont le procs commenc suspendit la publication, celui, entre autres, de Barbe y dAurevilly dans le Pays, avaient rvl, en le dveloppant, le vrai sens du livre & caractris le gnie du pote. Ajoutons, pour lexemple, que M. Paulin Limayrac, alors charg de la critique littraire au Constitutionnel, avait crit, comme ab irato, un manifeste, o, tout en rendant justice au talent, il protestait contre les tendances du livre. Mais en apprenant que les Fleurs du Mal taient poursuivies, M. Limayrac stait souvenu quil avait t auteur & pote, &, trs-noblement, avait retir son article.

    Baudelaire ne fut pas dfendu. Son avocat, homme de talent dailleurs, trs-intelligent & trs-dvou, spuisa dans la discussion des mots incrimins, de leur valeur, de leur porte. Ctait sgarer. Sur ce terrain, qui tait celui de laccusation, on devait tre battu. Pour vaincre, il fallait, ce me semble, transporter la dfense dans des rgions plus leves. Ctait le cas peut-tre, si lon me passe cette comparaison ambitieuse, de se souvenir du plaidoyer dHyprides, & denlever la bienveillance des juges en leur montrant au grand jour la beaut de luvre accuse.

    Qui donc ; aurais-je dit dabord, est cet homme que voici devant vous ? Est-ce un de ces crivains sans conscience & sans vergogne, vivant au jour le jour &

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    servant le public au gr de sa fantaisie & de son indiscrtion ? Est-ce un tourdi se jetant dans le scandale par amour de la publicit ? un impatient de lobscurit cherchant le succs aux dpens de lhonneur & de la dignit ? Non ; cest un homme mri par ltude & la mditation. Son nom ne se lit quen bon endroit ; ses ambitions sont nobles ; ses amitis sont illustres. Ce nest ni un pamphltaire, ni un journaliste, ni un feuilletonnier ; cest un littrateur, & un littrateur dans la plus noble acception du mot, un pote.

    Mais, avant tout, cest un homme du meilleur monde. Le deuil quil porte, cest celui de son beau-pre, un officier gnral qui fut deux fois ambassadeur. Son pre, professeur mrite, esprit lettr & artiste, tait lami de tout ce quil y avait de distingu en son temps dans les lettres & dans les arts, & avait rempli des fonctions leves de lordre administratif. Ses antcdents ? Cest dabord deux livres dart, deux traits desthtique, dont lun, le second, passe, au sentiment des meilleurs juges, pour un vritable catchisme de peinture moderne. Cest ensuite une traduction laborieuse & mritoire des uvres du plus trange & du plus tonnant gnie du Nouveau-Monde, travail admirable, unique peut-tre, qui a conquis lapprobation des deux nations, & o linterprte a peut-tre dpass loriginal. Sur le mrite de cet ouvrage, je pourrais citer tmoignages sur tmoignages ; jen ai les mains pleines ; je nen citerai quun seul, celui dun journal anglais, qui dernirement disait quEdgar Po tait heureux davoir trouv son service la fois la science dun linguiste & lenthousiasme dun pote. Voil par quels travaux mon client a prpar lavnement de ce livre quon voudrait vous faire trouver coupable. Voil les garants que nous avons de la noblesse de son esprit & de son amour pour les belles tudes.

    Puis, passant au livre lui-mme, jaurais dit A quoi bon plucher un recueil de pomes comme un pamphlet ou une brochure politique ? Sommes-nous comptents, dailleurs ? Avons-nous qualit pour dcider de la valeur dune uvre dont les mrites nous chappent ? Qui sait si un pote mrite ne nous montrerait pas des beauts l o nous trouvons des dlits ? Ce que je sais, cest que ce livre ma mu, quil ma transport hors de moi-mme dans des rgions sereines & lumineuses o mon esprit ntait jamais mont ; cest que ces peintures, nettes & franches, cruelles mme parfois, mont fait rougir des vices de mon temps, sans me faire jamais dtester les coupables, car une piti profonde circule travers ces pages indignes dun satiriste humain & charitable.

    Et l-dessus jaurais ouvert le livre ; & avec lmotion du souvenir & de ladmiration reconnaissante, jaurais rcit, par exemple, les belles stances qui finissent la pice intitule : Bndiction, & qui font un hymne si loquent la souffrance & la rsignation du pote :

    Vers le ciel o son il voit un trne splendide, Le pote serein lve ses bras pieux, Et les vastes clairs de son esprit lucide Lui drobent laspect des peuples furieux.

    Soyez bni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remde nos impurets, Et comme la meilleure & la plus pure essence Qui prpare les forts aux saintes volupts !

    Je sais que vous gardez une place au pote

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    Dans les rangs bienheureux des saintes Lgions, Et que vous linvitez lternelle fte Des Trnes, des Vertus, des Dominations.

    Je sais que la douleur est la noblesse unique O ne mordront jamais la terre & les enfers ; Et qu il faut, pour tresser ma couronne mystique, Imposer tous les temps & tous les univers.

    Mais les bijoux perdus de lantique Palmyre, Les mtaux inconnus, les perles de la mer, Monts par votre main, ne pourraient pas suffire A ce beau diadme blouissant & clair.

    Car il ne sera fait que de pure lumire, Puise au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entire, Ne sont que des miroirs obscurcis & plaintifs.

    Jaurais lu encore cet admirable sonnet, lEnnemi, qui est comme le testament mme du pote ; jaurais lu ce final fulgurant & tumultueux, un final la Beethoven des Femmes damnes (descendez, descendez, lamentables victimes).

    Jaurais lu ces pices o palpite la sympathie pour les infortuns & les humbles, lAme du Vin, la Mort des pauvres. Puis, posant le livre, jaurais dit : Est-ce assez beau ? Est-ce assez beau, M. le procureur imprial ? Et vous qui rclamez contre nous un avertissement, que ne pouvez-vous avertir tous les potes de lempire davoir nous donner souvent de pareils vers !

    Et prenez garde, aurais-je ajout. Ce rgne sans doute est un grand rgne. Il a lclat, il a la force ; il a lambition de toutes les gloires. Il en est une cependant qui jusquici lui rsiste, celle qui perptue les autres & dore dun rayon durable le rgne dun Louis XIV & le rgne dun Franois Ier. Celle-l, cest le pote qui la donne. Ne dcouragez donc pas les potes. Vous en tenez un ; gardez-vous de lhumilier.

    Cest ainsi que jaurais parl, fort de ma conscience et assur du consentement de tous. Et si, par ces franches paroles, je navais pas emport lacquittement de mon client, jaurais eu du moins la satisfaction de le dfendre sur son terrain & sans le faire descendre de son rang.

    Jai dit que Baudelaire navait pas t dfendu : il la t cependant. Sa meilleure dfense fut la contenance embarrasse du ministre public. En apprenant le nom du magistrat distingu qui devait soutenir laccusation, les amis de Baudelaire avaient pris confiance. Le souvenir rcent dun procs fameux, o le jeune substitut stait lev trs-haut, leur faisait esprer quayant affaire un pote, il se dpartirait des minuties de lenqute & de la roideur du rquisitoire. On sattendait le voir planer & se maintenir la hauteur dun procs potique. En lentendant, il nous fallut rabattre un peu de cet espoir. Au lieu de gnraliser la cause & de sen tenir des considrations de haute morale, M. P*** sacharna sur des mots, sur des images ; il proposa des quivoques, des sens mystrieux auxquels lauteur navait pas song, attnuant ses svrits par des protestations dindulgence nave : Mon Dieu ! je ne demande pas la tte de M. Baudelaire ! je demande un avertissement seulement.

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    Un avertissement ? Et ntait-ce pas le plus dur quon pt trouver que cette comparution sur ces bancs infmes o staient assis avant lui des malfaiteurs, des filous, des filles publiques, des marchands de photographies obscnes ? Quoi ! Il tait l ce pote, cet honnte homme, essuyant avec son habit cette poussire immonde ! & ce ntait pas assez pour vous ?

    On se rappelle quelle fut lissue du procs. On carta le grief doutrage la morale religieuse, & six pices furent retranches de ce volume qui en contenait cent. Un illustre acadmicien, fort attentif au dbat, faisait remarquer au condamn les termes du considrant : Attendu que si le pote . Notez bien ce mot, disait-il. Point daccus ; le pote !. le pote ! Tout est l !

    Il triomphait de cette nuance. Baudelaire, lui, ne triomphait pas du tout. Pourtant, i1 ne fit point appel. Peut-tre, aprs cette premire preuve, nesprait-il pas un succs plus heureux devant une autre juridiction ; & peut-tre sentait-il que la justice se dgagerait dautant moins envers lui quelle manquait des lumires ncessaires pour le bien juger.

    Jai dj dit quelles taient ses impressions en sortant de laudience. Ce procs lui resta sur le cur comme un affront.

    Lorsque, plus tard, aprs le succs de la seconde dition du livre, lditeur en voulut donner une troisime, plus orne & faite plus grands frais que les prcdentes,, Baudelaire eut la tentation de sexpliquer devant le public. On a retrouv dans ses cartons trois projets de prface, bauchs dans des tons diffrents. Tous trois accusent la lassitude, le dgot de critiques injustes, un abandon de soi-mme & de tout, qui fait peine, si lon longe que sans doute le mal envahissant y avait part ; car ces courtes bauches, incompltes & inconsquentes nous sont revenues de Bruxelles. Sil y a, est-il dit, quelque gloire ntre pas compris, ou ne ltre que trs-peu, lauteur de ce petit livre peut se vanter de lavoir acquise & mrite dun seul coup. Offert plusieurs fois divers diteurs qui le repoussrent avec horreur, poursuivi & mutil en 1857 par suite dun malentendu fort bizarre, lentement rajeuni ( ?), accru & fortifi pendant quelques annes de silence, disparu de nouveau grce mon insouciance, ce produit de la Muse des derniers jours, encore aviv par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter encore aujourdhui, pour la troisime fois, le soleil de la sottise. Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache, me prdisait ds le commencement un de mes amis. En effet, toutes mes msaventures lui ont jusqu prsent donn raison. Mais jai un de ces heureux caractres qui tirent une jouissance de la haine & qui se glorifient dans le mpris. Mon got diaboliquement passionn de la btise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme leau, port la dvotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me dplairait pas de passer pour un dbauch, un ivrogne, un impie & un assassin. Ces derniers mots donnent la clef des inconsquences dont sindignaient les simples, & qui ntaient que forfanteries & mystifications.

    Ce qui lui tenait le plus au cur, ctait le malentendu qui lui avait fait attribuer par bon nombre de gens les vices & les crimes quil avait dpeints ou analyss. Autant vaudrait accuser de rgicide un peintre qui aurait reprsent la mort de Cfar. Nai-je pas entendu moi-mme un brave homme porter srieusement au dcompte des mrites de Baudelaire le fait davoir maltrait un pauvre vitrier qui navait pas de verres de couleur lui vendre ? Le naf lecteur de journaux avait

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    pris au positif la fable du Vitrier dans les Pomes en prose ! Combien dautres ont tout aussi logiquement accus lauteur des Fleurs du mal de frocit, de blasphme, de dpravation & dhypocrisie religieuse ! Ces accusations, qui lamusaient lorsquelles lui taient jetes directement dans la discussion par un adversaire irrit & dupe de ses artifices de rhtorique, avaient fini par le lasser lorsquil stait vu composer une lgende dabomination. Il avait t choqu, lors du procs, de trouver si peu dintelligence ou de bonne foi chez de certains juges de la presse, les uns myopes, les autres tartufes de vertu. Aussi, dans les trois bauches dont nous parlons ; le projet de se disculper est-il aussitt retir quannonc. Peut-tre, dit-il, le ferai-je un jour pour quelques-uns & une dizaine dexemplaires Et encore ce projet ainsi amend & restreint dans son excution lui parait-il bientt superflu. A quoi bon ?. Puisque ceux dont lopinion mimporte mont dj compris, & que les autres ne comprendront jamais ?

    Ce quon peut regretter le plus de ce projet abandonn, cest lexposition que Baudelaire avait voulu faire de sa mthode & de sa doctrine potiques. Cette partie, dont le dveloppement et t si intressant, gt ltat de sommaire ou dnonc, en quelques lignes, sur un simple feuillet de papier :

    Comment la posie touche la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans lme humaine que ne lindique aucune thorie classique ;

    Que la posie franaise possde, comme les langues latine & anglaise, une prosodie mystrieuse & mconnue ;

    Pourquoi tout pote qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable dexprimer une ide quelconque ; Que la phrase potique peut imiter (& par l elle touche lart musical & la science mathmatique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; quelle peut monter pic vers le ciel sans sessouffler, ou descendre perpendiculairement vers lenfer avec la vlocit de toute pesanteur ; quelle peut suivre la spirale, dcrire la parabole, ou le zig-zag, en figurant une srie dangles superposs ;

    Que la posie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine & du cosmtique par la possibilit dexprimer toute sensation de suavit ou damertume, de batitude ou dhorreur, par laccouplement de tel substantif avec tel adjectif analogue ou contraire.

    Ici revient, comme application de ses principes, la prtention denseigner tous venants, & en vingt leons, lart dcrire convenablement une tragdie ou un pome pique.

    Je me propose, ajoute Baudelaire, pour vrifier de nouveau lexcellence de ma mthode, de lappliquer prochainement la clbration des jouissances de la dvotion & des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues .

    Essaierons-nous notre tour cette justification laquelle Baudelaire avait renonc par fatigue & par ennui ?

    Assurment ce nest pas le courage qui nous manquerait, & les lments ne nous feraient pas dfaut. Si nous ne lentreprenons point, cest quil nous semble que ce nen est plus la peine. Les Fleurs du mal ont gagn leur procs en appel au tribunal de la littrature & de lopinion publique. Les magnifiques plaidoyers de

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    Thophile Gautier, les approbations, tant publiques que particulires, des matres de la posie contemporaine, de Victor Hugo, de Sainte-Beuve, dmile Deschamps, &c., &c., ont effac jusquau souvenir de ce malentendu, dont notre ami avait t si vivement choqu. Reste le livre, dformais serein & inattaquable, & dont les blessures ont t richement rpares par de nouvelles pousses. Livre, sinon classique, du moins class, les Fleurs du mal nont plus besoin dtre dfendues.

    VI DERNIRES ANNES A PARIS

    Lorsque parut la seconde dition des Fleurs du mal, on peut dire que Baudelaire tait en pleine possession de la renomme. Les critiques amres & injustes, dont le livre avait t lobjet, lors de sa premire apparition, staient tues ce second avnement. Lauteur & luvre avaient profit ces premires attaques qui consolident le succs par la rsistance. Ceux qui ont vu Baudelaire ce moment de sa vie, souriant, frais, jeune encore sous ses longs cheveux blanchissants, ont pu reconnatre en lui laction salutaire & calmante du temps &.de la faveur conquise. Les inimitis dsarmaient ; des sympathies nouvelles, jeunes, venaient lui. Lorsqu la fin de la journe, il descendait sur le boulevard, il trouvait sur son passage toutes les mains ouvertes, & il les serrait toutes, mesurant son exquise politesse sur le degr dhabitude, ou de familiarit. Sous cette impression de bienveillance gnrale, les prets, les mfiances de sa jeunesse avaient disparu. Il tait devenu plus quindulgent, dbonnaire, patient la sottise & la contradiction. Chacun trouvait en lui un causeur charmant, commode, suggestif, bon vivant, inoffensif pour tous, paternel & de bon conseil pour les jeunes. Les ouvrages quil publia de lune lautre dition des Fleurs du mal, & aprs la seconde, les Paradis artificiels, le Salon de 1859, la Notice sur Thophile Gautier, les Caricaturistes franais & trangers, les troisime & quatrime volumes de la traduction des uvres dEdgar Po, Aventures de Gordon Pym & Eureka, ltude sur Constantin Guys & ltude sur Delacroix, enfin les Pomes en prose, uvre originale, commence limitation ou mieux lmulation des Fantaisies de Louis Bertrand, mais laquelle le gnie particulier de lmule enleva bientt tout caractre dimitation, tous ces ouvrages, aussi varis que nombreux, fortifirent le succs du pote & engraissrent son laurier. Je ne saurais laisser passer sans mention spciale le Salon de 1859, qui fut peu remarqu cause du peu de publicit du recueil, dailleurs trs-estimable, o il parut. Ce travail, plus dvelopp que les autres uvres du mme genre publies par Baudelaire (il a soixante pages de Revue, dun texte compact), est crit avec une maturit, une srnit parfaites. Cest comme le dernier mot, lexpression suprme des ides dun pote & dun littrateur sur lart contemporain ; cest le bilan des enthousiasmes, des illusions & aussi des dceptions que nous ont causs, tous, les artistes dont nous nous sommes tour tour pris & dtachs. Lauteur a ml ses jugements des biographies, des anecdotes, des rveries potiques et philosophiques, qui font loffice & leffet des intermdes de

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    musique dans une comdie. Au ton dont il parle de ses justiciables, sculpteurs, peintres, graveurs, dessinateurs, on sent quil les a aims & quil sest associ leur destine et leurs efforts. Je note une page saisissante sur linfortun Mryon, dont le talent mystrieux & pathtique allait lme de Baudelaire ; plus loin une recommandation chaleureuse & insistante pour un jeune peintre de marines, quil avait connu au Havre, M. Boudin. Il est pris de repentirs lendroit de tels peintres quil avait fort malmens dans sa jeunesse ; & en mme temps il rclame contre lingratitude du public envers des artistes bruyamment applaudis il y a trente ans,&depuis lors mis en oubli. Cest une histoire, & cest une confession. Je ne crois pas que nulle part ailleurs on ait parl plus compltement, avec une loquence plus ingnieuse & plus de sympathie des campagnes de lart contemporain.

    Ainsi, il sacheminait vers cette vie de repos, ordonne & calme, laquelle il aspirait depuis longtemps. La petite maison de sa mre Honfleur & son jardin de fleurs suspendu au bord de la Manche lui apparaissaient comme le nid, comme la retraite prdestine. Il y expdiait peu peu les collections de dessins & destampes, les tableaux, les livres dont il faisait acquisition dans ses promenades, ou quil recevait en prsent de ses amis. Selon son projet, sa vie devait se partager entre ces deux sjours : il irait se reposer de lagitation de Paris en face dun horizon immuable, au bruit cadenc de lOcan, de cette mer quil avait tant aime & tant chante. Il travaillerait l rgulirement, sans trouble, loisir ; puis, las de solitude & dinfini, il reviendrait chercher la distraction & lexcitation ncessaires pour remettre son esprit en haleine. Il rglerait ici ses affaires avec les diteurs & les journaux, ferait ses recettes, paierait ses cranciers ; il reverrait le Louvre, les boulevards, les thtres, visiterait ses amis, &, sa curiosit amuse, ses oreilles repues, il retournerait dans son ermitage. Le plan ntait pas seulement admirable ; il tait sage & pratique.

    Hlas ! comme le dit Thophile Gautier aux dernires pages de sa biographie dHonor de Balzac : Ctait trop beau ! Baudelaire aussi devait justifier la superstition des musulmans, qui redoutent, comme un avant-coureur de calamits, la plnitude du bonheur,

    VII BRUXELLES

    Au mois davril 1864, Baudelaire partit pour la Belgique. Il avait entendu parler de grands succs obtenus Bruxelles par les littrateurs franais en faisant des lectures & des confrences publiques. L-dessus il avait rv les magnifiques profits raliss en Angleterre & en Amrique par Dickens, par Thakeray, par Longfellow, & par Edgar Po mme, revenus riches aprs une tourne employe exploiter de ville en ville un mme livre ou une mme leon. Il comptait aussi entrer en relation avec une importante maison de librairie pour une dition dfinitive de ses uvres.

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    Ni lun ni lautre projet ne russirent selon son espoir. Il donna en effet quelques sances au Cercle des Arts, puis dans un salon particulier. Les lectures quil fit au Cercle de la Biographie de Thophile Gautier, de ses articles sur Delacroix, & de diverses pices des Fleurs du Mal, eurent un succs honorable, mais peu fructueux. Baudelaire stait tromp sur les rsultats de sa tentative, en confondant lesprit & les habitudes de peuples trs-diffrents. Est-ce parce quil sentit la partie perdue, qu louverture dune des sances suivantes il compromit son succs littraire par une de ces facties quil ne savait pas retenir & qui lui fut inspire peut-tre par la tenue svre & guinde de son auditoire ?

    Quant lditeur ; il fit la sourde oreille & se comporta mme, nous dit-on, assez lgrement.

    En apprenant ces dconvenues, les amis de Baudelaire esprrent son retour. Il leur manquait en effet ; il manquait Paris, au Paris intelligent & causant, auquel sa conversation substantielle & son esprit actif faisaient vraiment faute. On vit avec tonnement son absence se prolonger sans raison apparente. Aux sollicitations quon lui adressa, il rpondit quil prparait un ouvrage sur, ou plutt contre la Belgique, quil avait prise en horreur aprs un mois de sjour. Dun autre ct, quelques-uns de nos amis qui le visitrent Bruxelles rapportrent quil ne faisait rien. Il se provincialisait, disaient-ils, & tombait dans le rabchage & dans loisivet. En fait, pendant ces deux annes de sjour en Belgique, Baudelaire ne publia gure quun volume, le cinquime & dernier tome de la traduction dEdgar Po, Histoires grotesques & srieuses (1864), & plus tard, vers la fin (1866), les Nouvelles Fleurs du Mal, livraison du Parnasse contemporain, o les pices dj imprimes sont en grande majorit sur les indites. On ne doit compter que pour mmoire les paves, publication subreptice que Baudelaire navouait pas & laquelle il ne consentit que par condescendance au dsir dun ami.

    Aprs plusieurs mois dattente, nous commenmes souponner que Baudelaire pourrait bien tre retenu Bruxelles pour quelque motif extra-littraire.

    On tenta, pour le dcider revenir, leffet dune proposition collective. Baudelaire refusa. Son ouvrage avanait ; il recueillait ses notes. Des notes, cest en effet tout ce quon a trouv de cet ouvrage mystrieux dont le titre tait encore chercher. Ces notes, inimprimables cause de leur concision rudimentaire & de la frquente crudit dexpression, sont curieuses & telles quon les pouvait attendre dun esprit aussi aiguis par lhabitude de lobservation. Elles sont classes en trente-trois liasses ou layettes sous des titres spciaux & avec des sommaires dtaills qui galent presque en tendue la totalit des notes. Du reste, nulle rdaction ; les phrases sont presque partout linfinitif ou lindicatif prcd du que : Que la Belgique &c. La haine de Baudelaire pour la Belgique, ou plutt pour les Belges, tait arrive peu peu lexaspration ; & certes les mcomptes des premiers jours nentraient pour rien dans cette aversion.

    Ce nest pas quil ne comptt quelques amis Bruxelles ; mais lhumeur, les murs de la population le blessaient jusquau vif. Il tait surtout choqu de retrouver dans les habitudes & dans les opinions une caricature grossire de la France, nos dfauts pousss lexagration sans la compensation de nos qualits : amour sans galanterie, familiarit sans politesse, impertinence sans esprit, impit sans lgance, vanterie sans lgret, propret paradoxale. Tout, jusquaux visages, jusqu la dmarche, lui dplaisait. Le rgime de table, dont il se plaint beaucoup

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    (viandes bouillies, pain fade, pas de ragots, ni de lgumes, ni de fruits, le faro remplaant le vin dans tous les restaurants), ne valait rien pour lui, & a peut-tre t pour quelque chose dans sa maladie. Il y aurait sans doute plus dune observation fine & profonde relever dans les pages o il explique les causes de la faveur europenne du gouvernement & de la nation belges, enfants gts des gazettes ; o il examine, en la contestant, la sagesse proverbiale du roi Lopold 1er, o il traite la question de lannexion, &c., &c. Nanmoins, je doute, cause de la ngligence & de la brutalit de la rdaction, quon pt rien tirer de ce manuscrit que de rares & courts extraits.

    Dans lt de 1865, Baudelaire traversa Paris, pour quelque affaire, & me fit cet extrme plaisir de venir me voir. Malgr les bruits alarmants sur sa sant, qui avaient dj couru, je ne le trouvai point chang. Peut-tre un peu grossi, ou plutt alourdi, ce qui pouvait tre leffet du rgime du pays, il avait du reste bonne prestance ; il tait gai & jaseur. Lil tait clair, & la parole libre & sonore. Il accula pourtant quelques drangements au commencement de la saison : tourdissements, douleurs de tte ; mais comme il ne parlait quau pass & que, dailleurs, il me parut en bon point ; je le crus guri, & je mis les alarmes sur le compte des pessimistes. Nous passmes toute une demi-journe ensemble avec Th. de Banville, son plus ancien ami. Jpuisai ma logique lui persuader de ne pas repartir. Mais il rsista. II lui fallait, me dit-il, absolument retourner Bruxelles, ne ft-ce que pour aller chercher ses papiers quil y avait laisss ; & puis, le plan de son livre stait agrandi : il voulait ajouter ses notes sur Bruxelles des renseignements sur les principales villes belges, Anvers, Malines, Gand, Bruges, Lige, Namur. Je lui rapportai, pour le piquer de vitesse, ces mots que mavait dit un jour Thophile Gautier

    Ce Baudelaire est tonnant ! Conoit-on cette manie de sterniser dans un pays o lon souffre ? Moi, quand je suis all en Espagne,. Venise, Constantinople, je savais que je my plairais ,& quau retour je ferais un beau livre. Lui, Baudelaire, il reste Bruxelles, o il sennuie, pour le plaisir de dire quil sy est ennuy !

    Il rit, & me dit adieu, massurant que son retour ne pouvait pas tarder de plus de deux mois.

    Ce jour est le dernier o les amis de Baudelaire laient possd tout entier, parlant & agissant. Au commencement de lanne suivante, les brui