Chenu M.-D. - Les signes des temps. Nouvelle Revue Théologique 1965

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    Les signes des tempsL expression est dcidment entre dans la langue de la thologie

    chrtienne. Bien plus , employe d abord au niveau des analyses psy-chologiques ou phnomnologiques, parfois aussi , et pas toujoursheureusement , avec une intention apologtique, elle tend aujourd hui,de manire assez sensationnelle, devenir l une des catgories fon-damentales de la thologie en travail, p ou r d f in i r en particulier lesrapports de l Eglise et du monde.

    Si le mot doit prendre une pareille importance, il devient urgentnon seulement d'en percevoir la densit dans une intense applicationde l'esprit, mais aussi, et pour cela, d en mesurer exactement la com-prhension, tant dans ses lments exprs que dans ses implicationsmarginales et avec cette aura qui confre aux mots leur valeur capi-teuse. Car il ne f a u t pas que sa sduction nous amne un trop facileemploi, qui dissoudrait sa rigueur interne et dtournerait de l analyseexigeante des ralits pa r lui nonces.

    C est ainsi que, dans les travaux in t r ieurs du Concile du Vatican,o le mot a pntr act ivement , une sous-commission spciale a tconsti tue, selon le dispositif de la Commission charge d laborer leschma sur L Eglise dans le monde d aujourd hui , et a travaill,en septembre-octobre 1964, pour mener une exacte analyse, descrip-tive et thologique, des signes des temps en conomie chrtienne.

    Il va de soi qu il ne s agit pas l d une soudaine irruption, ni dansl usage profane, ni dans l'usage thologique. L expression est d usageancien. Elle a pris cependant une valeur spcifique, ds lors que, au-del de l'tude systmatique et abstraite de la nature de l homme, ona entrepris, sans dtriment pour elle certes, de prendre en consid-ration les conjonctures temporelles dans lesquelles se dveloppent lesressources et les facults de cette nature. Conjonctures : le mot esttrop faible ; car il ne s agit pas de circonstances extrieures et d'ac-cidents adventices, mais bien d lments intgrs cette nature pourlui donner ses conditions d existence et d'exercice. Le temps est considrer comme une valeur coessentielle, modifiant la vie de l es-prit non seulement dans sonmcanisme, mais dans sa substancemme.C est toute la problmatique de l historicit de l homme. A mesureque s'acclrent les mutations de l humanit, depuis son sol conomi-que jusqu' ses comportements mentaux, s impose la considration decette dimension de l'homme, non seulement dans un chapitre de phi-losophie de l'histoire , ou dans l'analyse morale des situations , ou

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    30 M.-D. C H E N U , O.P,pour une prospective de l action, mais sur tout le champ de l an-thropologie. L homme est un tre-dans-le monde. Histoire et Espritsont chez lu i consubstantiels-II serait donc dj fort rvlateur desuivre la d i f fus ion des signesdes temps dans les divers secteurs de la production littraire, psy-chologique, philosophique, en effet de cette nouvelle sensibilit- Maisnous n avons observer ici, selon notre objet, que la d i f fus ion dansle langage de la pense et de l action chrtiennes- L enqute seraitsuggestive. Relevons seulement les emplois les plus autoriss-

    C est par Jean XXIII, dans son encyclique Pacem in terns,que lemot a fa i t son entre, sinon en thologie, du moins dans les docu-ments pontificaux. Certes le mot signe f a i t partie des catgoriespremires de la langue bibliqueet vanglique ;et ilne faudra Jamaisperdre de vue cette valeur primordiale, laquelle tout usage ultrieurdoit se rfrer: le Christianisme, e Judo-Christianisme est une conomie dont le dveloppement dans l histoire comporte dansson armature essentielle des signes , et les moindres ne sont pasles signes eschatologiques qui dcident du sens et du cours de lasuite temporelle de cette conomie. Aussi le recours aujourd hui auxsignes des temps ne relve pas d un opportunisme pastoral, maisde rintelig ence objective de la Parole de Dieu.

    Cependant, laissant ici ce point l exgte, nous passons de suite l actualit vanglique et ecclsiastique du mot1. La rfrence laplus solennelle est donc l encyclique Pacem in terris, o signes destemps est employ non comme une expression occasionnelle, maiscomme une catgorie de base dans la construction de la pense a. Onsait que chacune des quatreparties de l encyclique se conclut par unenumration des signes des temps comme autant de manifestationsdes valeurs vangliques en travail l intrieur mmedesmouvementsde l histoire: socialisation, promotion des classes laborieuses, entrede la femmedans la vie publique, mancipation des peuples coloniss,etc. C est sur ces ralits humaines que l Eglise va avoir rgler sonaggornamento,

    1 . Qui dit signes des temps avoue qu on a quelque chose apprendre dutemps lui-mme. Il est vrai : cette catgorie des signes des temps demanderait tre prcise, car on doit honorer sa rfrence biblique, christologique eteschatologique. M a i s c est la vise implique dans ce vocable qui est le plus in-tressant. Il s agit de reconnatre pleinement l historicit du monde, de l Egliseelle-mme en tant que, distincte du monde, elle lu i est cependant lie. Les mou-vements du monde doivent avoir un cho dans l'Eglise, au moins pour ce qu'ilsposent de questions- On n'aura pas de rponsespour toutes, du moins de rponsestoutes faites et adquates, Du moins saiira-E-on qu il ne suffit pas de rpterle s leons de toujours. Y. C o n g a r , Bloc Notes su r te Concile, dans I n f .Catk. Inf. 15 nov. 1964.2. L expression, aujourd'hui officielle, ne se trouve pas dans le texte originallatin ; mais dans la bulle de convocation du Concile, Hwmcnae saluts, 25 d-cembre 1961.

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    LIB BICNKii 9X5 TEMPS 31Paul VI, dans sa premire encyclique, s engage expressment dans

    cetteproblmatique de Jean " X X T I I , et introduit , pour oprer l aggior--namento, contre qui situerait la perfection dans l immutabilit desformes que l Eglise s est donnes au cours des sicles, l analysedessignes des temps : il f a u t stimuler dans l Eglise l attention constam-ment veille aux signes des temps, et l ouverture indfiniment jeunequi sache vri f ier toute chose et retenir ce qui est bon (I Tm 5,21), en tout temps et en toute circonstance.

    Il tait inscrit d avance, dans la logique des intentions de JeanXXIII, que le Concile prit son compte, comme base de son travail,pour dfinir la relation de l Eglise et du monde d aujourd hui, doncdu monde dans l histoire, ces fameux signes des temps. En fait, lesprojets labors par les commissions pr-conciliaires n avaient prisaucun intrt ces signes, sinon par de banales allusions, et dans untout autre sens ; on sait que ces textes pralables s en tenaient uneanalyse abstraite et intemporelle d une Eglise juridique, sans que f tmme abord son destin eschatologique. Ce n est qu au terme de lapremire session (nov. 1962), que, bousculant la masse des soixante-dix projets juxtaposs, le Concile, sur l intervention des cardinauxSuenens, Montini, Lercaro, Frings, dcida de prendre comme axe deson travail l Eglise, l Eglise en elle-mme, mais aussi l Eglise dansson rapport avec le monde, et cela pour se dfinir elle-mme, s il estvrai que de nature elle est envoi au monde, mission. Avec le monde,entrait l histoire: L Eglise dans le monde d aujourd hui, et, aveccette dimension historique de l conomie chrtienne, les signes destemps, qui viennent non seulement scander sa marche, mais dfinirsa constitution.

    De mme que les signes des temps charpentent Pacem in terris,de mme le schma De Ecclesia in mundo hujus temporis prendracomme terrain de rflexion et de construction, en chacun de ses cha-pitres dignit de la personne humaine, valeur de la vie conjugale,promotion de la culture, Justice conomique et sociale, solidarit in-ternationale des peuples , les signes des temps. D o le beau etncessaire travail entrepris par la sous-commission, auquel nous avonsfait allusion. C est cetravail que nous voudrions apporter la contri-bution de quelques rflexions, en analyse sociologique d abord, puisen analyse thologique.

    ANALYSE SOCIOLOGIQUEPour tre transfre dans le domaine des ralits religieuses, l ex-

    pression signes des temps ne perd rien de son contenu socio-historique ; il est donc d'une bonne thologie de prendre son compte

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    32 M.-D CHTNU O Pl analyse qu en ont pu faire, au niveau phnomnologique, historienset philosophes,

    II va de soi que l'expression implique tout premirement une rf-rence l'histoire, que ne comporteraient pas des signes d'un autreordre. On peut en e f f e t classer les significations en trois catgories partir de leur matire. Les unes sont naturelles, provenant de lanature des chosesdans leurdonn immdiat et spontan : unpas dansla neige est le signe du passage d'un tre vivant, une herbe dans ledsert est le signe de la prsence des ressources ncessaires la vievgtale, eau, carbone, etc. Les signes conventionnels procdent d uneinitiative de l'homme, recourant a . un geste, un mot, un chi f f re ,en vue de communiquer avec ses semblables, mme si cette conventionutilise pour cela des donnes naturelles : serrer la main, donner unbaiser sont des oprations charges de sens ; une flche inscrite aucarrefour indique la route prendre. On sait que, dans cette ligne,se situe le langage, avec ses problmes. Mais il y a aussi des signeshistoriques, dont la contexture est originale et la porte diffrente :il s'agit d'un vnement , accompliparl homme, etqui,outre son con-tenu immdiat, a valeur d expression d une autre ralit. La prise de laBastil le, comme opration de quelques meutiers parisiens en 1789,fut un fai t minuscule, comme il y en eut tant d autres ; mais ce fai tfu t et devint significatif , au point de servir de symbole la com-motion rvolutionnaire rpercute pendant un sicle travers le mon-de. La confrence des peuples afro-asiatiques Bandoeung eut certesune efficacit dcisive dans l'volution du monde depuis dix ans ;mais aussi, et en soutien de' cette volution, elle nourrit le mythe dela librationdes peuples sous tutelle. Il ne s agit doncpas tant d tabliravec rudition le dtail du fait pass, mais de discerner dans ce faitla puissance secrte qui en, fut l'me et le t r ansmue dsormais ensymbole permanent dans la suite des temps.

    Ds lors ce qui prime ce n est plus le contenu brut, si importantsoit-il, de l'vnement, mais la prise de conscience qu'il a dclenche,captant les nergies et les esprances d un groupe humain , au-del del'intelligence rflchie de tel ou te l individu. En vrit l histoire estmene non pas tant par des sries de faits engrens l un sur l'autre,mais pa r ces prises de conscience collectives, voire massives, qui fontfranchir soudain aux hommes des espaces spirituels longtemps in-souponns.L homme alors se dcouvre lui-mme dans l ' infinie plasti-cit de sa nature, selon la loi de l'esprit toujours inventeur, toujourscrateur, l'intrieur mme des principes constitutifs de la nature.L a grandeur, et, travers les pires excs, la vrit des rvolu tions,procdent de ces montes de conscience, dans lesquelles peu peu servlent, avec ses ressources en travail, les puissances de l'humanit.

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    LUS BIONBS DES TEMPS 33II se trouve que, dans cette humanit en mouvement, la significa-

    tion de ces vnements caractristiques est perue d abord par deshommes tellement immergs dans leurs communauts qu ils en lisentle destin par un pressentiment global des chances successives. C esprophtes ne valent pas tant par des analyses calcules, la maniredes prospectives, mais par une communion affectueuse aux aspira-tions de leur peuple. Les signes sont les points d impact de leursperceptions, au point qu ils seront les premiers lments du genrelittraire trs original de leur tmoignage.

    Cette haute opration vaut videmment au premier chef dans ledomaine religieux, surtout dans les religions base historique. Ainsil conomie judo-chrtienne est scande, tout au long de son histoire,dans l Ancienne Alliance, mais aussi dans la Nouvelle, par les inter-ventions des prophtes, toutes polarises par le thme majeur duroyaume messianique qui va venir, ou qui s accomplit. Les vne-ments en sont les signes, sans pour autant dcoller de l histoire laplus terrestre. Tels furent, pour s en tenir quelques cas clatantsde l Ancienne Alliance, l exode d Egypte, le sjour au dsert, la cap-tivit de Babylone, etc-Evnements, disons-nous : entendez non pas tant des faits isols,mais des phnomnes tendustoutun cycle devie collective, partird'un dclenchement dont le choc contagieux saisit peu peu unegnration, un peuple, une civilisation. La socialisation progressivedes divers secteurs de la vie humaine, de l'conomique au culturel etau spirituel signe des temps parmi les plus saisissants , est vi-demment compose de trames entires de faits, relevant des progrstechniques, des innovations conomiques, des conditionnements so-ciaux, des rgimes politiques, des changes culturels, des mentalitspsychologiques, et le reste. Ainsi sont signes des temps des ph-nomnes gnraliss, enveloppant toute une sphre d activits, et ex-primant les besoins et les aspirations de l humanit prsente. Maisces phnomnes gnraux ne sont signes que sous la commotiond uneprise de conscience, dans le mouvement de l'histoire. Promotionde la classe ouvrire, engagement social de la femme, organisationde la conscience internationale, libration des peuples sous tutellecoloniale, ne sont signes que par le sursaut qu ils introduisent, nonsans rupture, dans la continuit des temps humains. Sans quoi ils neseraient que des vnements aveugles, sous la puissance jupitrienned'un Dieu extrieur.

    A devenir ainsi les signes d une ralit qui va les dborder, les vnements ne sont pas vids de leur immdiat contenu. Pour im -pliquer une histoire sainte, l histoire n en reste pas moins l histoire.C'est le risque,du procd symbolique ; il tend, par son transfert

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    34 U,-D. CHSMU. O.P,psychologique, ne plus traiter que comme une occasion la matireoriginelle de sa perception. Tant dans le s symbolismes littraires(textes de l Ecriture, par exemple) que .dans les symbolismes en ac-tion (les rites liturgiques, par exemple), la sensibilit aux faits etaux matires primitives est extnue par l attention peu peu exclu-sive leur porte prospective. Or, pour que les signesdes temps de-meurent effectivement des signes, il importe que le caractre signifi-catif des vnements et des phnomnes ne paraisse pas surajout,mais soit bien incam dans la ralit terrestre et historique. Le senshistorique est immanent l vnement, sous peine de rendre insigni-fiante l histoire.

    Lors donc que les chrtiens en Eglise prtendront lire le sens divinou vanglique des vnements, il s ne devront pas faire une incon-sciente abstraction de leur ralit terrestre, et les spritualser .C est en eux-mmes, dans leur pleine et propre densit qu ils sontsignes. C est bien en cette ralit que l Eglise li t en eux une aptitude devenir appel l Evangile, et sujet dela grce. Il faut les respecter,si l on ose dire, et ne pas les tirer apologtiquement soi. Il faut lesausculter, selon leurs lois propres, sans une surnaturalisation prma-ture qui tournerait vite en mystification. La socialisation des cono-mies et des structures ne doit pas tre traite comme une heureuseoccasion de charit fraternelle, depuis toujoursproclame par le chr-tien ; elle est la matire neuve que trouve le chrtien, matire neuvequi ne serait pas saisie par la charit, si la charit ne voyaitl qu uneapplication de ses noncsabstraits et intemporels. C est le choc mmede la mutation sociale sur une humanit en effervescence, qui estsigne des temps, en soi et pour u ne ventuelle capacit la fraternitvanglique.Ilya une actualit du signe pour u ne actualit del Evan-gile. Les dfinitions abstraites restent vaines, hors du temps.

    Ainsi a-t-on pu voir lesaspirations lapaix, autour des annes 50,vrai signe des temps, aprs les dsastres de la guerre et de la bombe,tre rcuses trop souvent par les chrtiens, parce que la ralitambigu des conjonctures semblait souiller un idal abstrait de lapaix. Ainsi voyons-nous en ce moment la socialisation et la planif i-cation des conomies, signes des temps aussi, et ouverture possible la fraternit vanglique (Jean XXIII), plus ou moins rcusespar qui observe en elle des dcisions inspires des idologies contesta-bles. Les idologies ne sont que des superstructures des mouvementsde l histoire, qui, hors d elles, conservent et leur densit et leur vrit.

    En tous ces cas, le prophte est plus raliste que le docteur, parcequ il li t dans l histoire. Il peroit les signes des temps, au-del desnoncs de principe. On a observ que chacun des paragraphes, saufun, de l encyclique de Jean XXIII, Pacem in terris, portait unerfrence aux textes de son prdcesseur Pie XII ; rfrence valable,

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    LES S I G N E S DES T E M P S 35bien sr, mais transforme par la perception vive de l vnement, aulieu d tre l application de principes abstraits. La commotion prouvedans le monde entier manifesta la d i f f rence des documents et despersonnages'.

    ANALYSE THEOLOGIQUESi donc, un jour, l Eglise, communaut des croyants, envisage ex-

    pressment, pour sa consistance dans le monde, de prendre en con-sidration les signes des temps, il est clair que, sensible au mouve-ment de l histoire, elle observera ces signes dans leur actualit, et lespercevradans la mesure mme o elle sera prsente ces temps.Point n a-t-elle pour cela se dtourner des vrits ternelles , nide la Tradition passe:elle est en acte le lieu thologiquede la vritprsente de l Evangile ; elle est en acte, aujourd hui, le tmoin del conomie du salut dans l 'histoire. Le temps lui fournit les signesde l attente actuelle du Messie venu, les signes de la cohrence del Evangile avec l esprance des hommes.

    T n Pre du Concile a justement fait observer, au cours du dbatsur la Rvlation, que la Tradition ne doit pas tre comprise exclusi-vement comme un dpt accumulant le pass conserv, comme laseule contemplation de la vrit rvle, mais bien en relation avecles vnements du monde, avec les diverses cultures des peuples ol Eglise s implante au cours des sicles. On montre bien, disait-il, larelation de la Rvlation avec l histoire concrte du peuple d Isral ;il f a u t de mme montrer la relation entre la Tradition vivante et l'ac-tion de Dieu qui se poursuit dans l histoire4.

    Et Mgr Marty d ajouter :Ainsi sera pos le fondement du schmaX T I T sur l Eglise dans le monde d aujourd hui. Oui, en vrit. Dansce fameux schma, il ne s agit pas seulement de considrer les grands

    3- Dans son intervention au Concile, sur l apostolat des lacs, le 9 oct. 1964,Mgr Larrain (Chili) disait : Un institutionalisme exagr risque d endiguerl charit. Le monde va trop vite pour que les institutions, surtout si elles sontsclroses, puissent suivre. Il ne f a u t pas seulement entendre les docteurs, maisaussi le s vnements, discerner le s signes des temps (rsum officieux^- 'Institution-Evnement : ce couple entre de plus en plus dans les analysespastorales, dans les spiritualits, autant que dans les catgories thologiques. Ilprocde d'ailleurs de sources disparates, mme si elles sont concurrentes. Le sensqui s en dgage le mieux est celui quenous employons ic i pour dfinir les signesdes temps. Si Dieu conduit une histoire profane oriente, dont l vnementest un moment que la foi feu lire prophtiquement, l vnement est valoriscomme piphanie du dessein d i v i n . C f . J. P. J o s s u a , Chrtiens au monde.O en est S a thologie de S a . rvision - de vie et de .l vnement ?, dansSupplment de la Vie Spirituelle 71 , nov. 1964, pp. 455-479.4. Intervention de Mgr Marty, archevque de Reims, l 93e Congrgationgnrale, 2 octobre 1964 (rsum officieux).

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    36 M.-D CHBMU O.P.problmes du monde dans une analyse extrinsque, et de les enre-gistrer en vue d un jugement doctrinal abstrait. On a excellemmentdnonc5 ce dualisme, ou pour le moins cet occasionnalisme, squelled une conception de la grce et de la nature, o la nature est traitepour elle-mme et la grce advenant du dehors, sans connivence avecla nature ni avec l histoire.

    Ily a, selon la loimme de l conomiede la Parole deDieu, quelqueconnexion entre les vnements du monde et la prsence de l Eglisecomme tmoin de cette Parole. Certes, il f a u t exclure tout lien decause e f f e t:d aucune manire la construction du monde et la pro-motion del hommene dbouchentdesoi sur l avnement du Royaume ;ni lanatureni l histoire n ont capacit de rvler lemystre de Dieu:sa Parole vient d en haut, par l initiative d un amour gratuit,s engageant dans une communion amoureuse. La grce est grce, etl histoire profane n est pas source de salut. L vanglisation est d unautre ordre que la civilisation. Nourrir les hommes, ce n est pas desoi les sauver, lors mme que mon salut s impose de les nourrir. Pro-mouvoir la culture, ce n est aucunement convertir la foi.

    Cependant cette infranchissable transcendance, et de l initiative etde son contenu, n limine pas, dans la nature et dans l histoire, maisau contraire appelle, pour la vrit amoureuse de l initiative et pourl assimilation nutritive de son contenu, une rencontre relle avec uneintrioritouverte l amour divin qui se prsente, une capacit effec-tive, quoique non active , a, la comprendre et la satisfaire. Lesentreprises humaines, la domination de la nature, la monte de con-science des peuples, la culture des esprits et l ducation des curs, nesont pasque la matire occasionnelle, ou une condition toute extrins-que, de la vie individuelle et collective de la grce, pour laquelleseules les bonnes intentions auraient valeur positive. Comme si lagrceseposait sur lanature Comme si le Royaume de Dieu se posaitsur le monde, simple chafaudage d une cit f u tu r e Points d impactde l Evangile, tous ces biens terrestres, individuels et collectifs, dve-loppent en l homme des disponibilits positives l incarnation de lavie divine. Car l homme est, au sens le plus fort du mot, sujet dela grce, capax Dei,non seulement dans sanature radicale, mais danssa nature dveloppe, non seulement dans sa personne, mais dans sasociabilit.

    5. Mmoire du P. Schilebeeckx, sur L Eglise et le monde, 16 septem-bre 1964, publi par la Documentation hollandaise du Concile, Rome.Ainsi encore, au cours du Concile, dans le mme centre, la confrence du chan.J- M . GonzaIez-Ruiz (Sville) sur la th-ologie du monde:L Eglise ne vientpas crer un monde de valeurs propres, en of f ran t aux hommes, en vue de leursaiut, le refuge de l extra-territorialit... Elle n'est pas un doublage, la modedivine, de la socit civile. Comme c'est le cas de la grce, elle aussi doit seperdre parmi les hommes et parmi les choses, en procurant l onction de toutesles choies, Belon l'expreauon de saint Justin.

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    L S SIGNfS DUS TRKP8 37Sans doute, cesvaleursprofanes demeurent ambigus. Elles peuventmme, hlas, dans leur occlusion terrestre ou par orgueil, devenir despierres d achoppement, des idoles . Mais elles sont aussi des pierres

    d attente, des puissances obdientielles , dit la langue classique desthologiens6. La socialisation, commun dnominateur des transfor-mations conomiques, sociales, culturelles en cours, fournit d'impr-vues ressources pour lamise en uvre de l 'amour fraternel.La D-claration des Droits del homme de 1948, la Dclaration des Droitsde l'enfant de 1959, noncent des principes fonds en nature, auterme d'un long progrs de l histoire ;mais ces Dclarations dfinis-sent en cela mme la vrit, la justice, l amour, la libert (JeanXXIII) que la grce garantira dans leur consistance active et dansleurs propres lois. La solidarit mondiale et la diversit des civilisa-tions composent, dans la gense laborieuse d une Communaut hu-maine, une surface admirable et comme une provocation pour lacatholicit de l Eglise, trop longtemps enclose dans l'Occident.

    Ft-ce dans leur troublante ambigut, ces valeurs profanes sont,dans leur tre mme, en attente. Elles ont un sens, implicite, sansdoute informulable, au-del du fai t brut qui les soutient. Dans lesvnements qui les font merger la conscience collective des hom-mes, avec tout le dynamisme objectif d'une histoire en marche, la foien veilpourra lire les desseins de Dieu, du Dieu crateur et duDieurdempteur, du Dieu meneur de l 'histoire sainte- Alors les vne-ments prsentent, comme autant d interpellations, un sens explicite,ainsi orients et valoriss par cette insertion dans le tissu unique del conomie du Logos venu dans l 'histoire, Toute la nature est ainsien attente, par la mdiation des fils de Dieu ; car la cration elleaussi sera a f f r anch ie de l'esclavage de 1a corruption pour part ic iper la libert de la gloire des enfants de Dieu . Expectato creaturae(Rm8, 1 9 ) .

    C es capacits en e f f e t ne sont pas situes seulement dans le s indi-vidus pour leur grce personnelle ; elles concernent aussi le s hommesen socit, en tant que la vie sociale est strictement connaturelle l'homme. Il y a une dimension sociale de la puissance obdientielle.Observation capitale, dans une priode de l histoire o la socialisationest le phnomne m a j e u r et universel du genre humain. C est ce quele s Pres de l Eglise observaient jadis en dcrivant la civilisation del'Empire romain comme une praeparatio evangel ica . L es valeursd'ordre, de justice, de droit, sans parler des richesses littraires et

    6. In tota creatura est quacdam potentia obedientialis, p rou t toi13- creaturaobedit Deo ad suscipiendum in se quidquid Deus voluerit, S. T h o m a s , Devirtutibtts in commum, art. 10, ad 13. Naturaliter anima est grahae capax ;eo enim ipso quod f ac ta est sed ima^inern De, capax est Dei per gratiam, utAuBuatinua dicit , Id 1 II", qu. 1 1 3 , art. 10.

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    38 M.-D. C H K U , O.P.culturelles,y sont considres comme des signes avant-coureurs, com-me des dispositifs de la diffusion de l Evangile. Or, dans la conjonc-tureactuelle, dans l extension mondiale desvaleurs sociales, politiques,culturelles, dans la conscience universelle des droits de la personnehumaine, il y a, autant quedans l Empire romain, des ressources pos-sibles en prparation de l Evangile, une bonne matire pour la con-struction du Royaume de Dieu.

    Autant de risques, certes ; mais aussi autant de chances pour lechrtien, qui devra les discerner et les mesurer dans la lumire de safoi et sous l instinct de sa charit.

    Pour donner corps ces signes, il faudrait les inventorier, enquelque sorte, dans un diagnostic cordialement attentif aux multiplescomposantes techniques et humaines du grand uvre en cours de laconstruction du monde, et donner ainsi son champ la perspectivede Jean XXIII-II faudrait aussi, et plus formellement, considrer les grces chr-tiennes dont ils sont le lieu significatif et qu on pourrait classer endeux grandes catgories, dans l ensemble de l conomie divine. Enpremire position, se prsentent les ralits aptes prendre valeurdans l conomie de la Cration, s il est vrai que la Cration n est pasun acte divin initial et pralable, en somme extrieur, mais bien uneaction prsente et continue, laquelle les hommes participent pourmener terme, comme causes secondes, l entreprise divine. Ainsi telet tel progrs technique o l homme par son emprise sur la nature lacharge en quelque sorte d intelligence et d intelligibilit, en mmetemps que de bienfaisance humaine, entre dans le plan crateur deDieu. D autres ralits trouvent leur sens divin par rfrence l In-carnation rdemptrice, lorsque ces phnomnes de civilisation portenten eux une particulire disposition l Evangile, sa loi de l amourfraternel, jouant alors dans une dimension nouvelle de l humanit.Ainsi se prsente la promotion des peuples nouveaux, accdant uneconscience politique qui les introduit, plus ou moins laborieusement,dans l universelle communaut des hommes. Mais c est un autre cha-pitre qu'il faudrait ici laborer7.Observons plutt, en terminant, l une

    7. Si nous dterminons ainsi, sociologiquement et thologiquement, le sens for-mel et la valeur de la catgorie de signes des temps , il est clair qu'on ne peutparler, comme on le fa i t parfois, d athisme comme signe du temps. Certesl 'a thisme est une donne du monde contemporain, mais il l'est comme une in-f-erprtation idologique de phnomnes composant le mouvement de l'histoire.Il importe, pour la lucidit du diagnostic, de dbloquer idologie et mouvementde l histoire (c f r Pace-m in terris-). La dsacralisation qu introduisent normale-ment et sainement, dans les socits humaines, la science, la. domination de lanature, l organisation des conomies et des cultures, est un signe des temps ;l athisme, lui, est une *idologie qui super-structure d'une interprtation,discutable son niveau, les fai ts de dsacralisation ayant au pralable densit etvaleur.

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    LE S S I G N E S DES TEMPS 39des implications de cette relation entre l Eglise et le monde, dans ladialectique de la grce et de la nature.

    Ds que joue vraiment cette dialectique, et que, dans sa prsenceau monde, le chrtien reconnat les signes du dessein crateur et lib-rateur de Dieu, il apparat que l autonomie des ralits terrestres ga-rantit en quelque sorte la transcendance de la Parole et de la grcede Dieu. Plus le monde, par l 'efficacit et dans la conscience descauses secondes (science, domination de la nature, organisation dessocits), prend consistance, plus sera sensible la densit des signi-fications de ces valeurs dcidment profanes. L attente sera plus vive,le sens plus exigeant, lors mme que sera plus grand le risque de s ycomplaire au dtriment des rfrences divines.

    C est alors au chrtien de reconnatre et de recevoir ces valeurs qui,devenues autonomes, sont le capital commun des croyants et desnon-croyants. Dans sa foi, il se tient l coute du monde moderne,cartant dsormais l attitude doctrinaire et paternaliste de qui possde,de soi et d avance, toute rponse toute question. Il devient alorscapable de reconnatre des normes morales dont l mergence actuelledansl histoire ne procde pasde l Eglise, mme si,de fait, c estl Evan-gile qui en a eu radicalement la toute neuve initiative. Ainsi la libert.Ainsi l entre des valeurs fminines .Ainsi lerespect del enfantcommepersonne humaine. Ainsi la paix entre les hommes. Ainsi maintesautres valeurs, qui , le plus souvent, tout en tant nourries en terrechrtienne, s en sont spares, ont conquis leur autonomie, voiremme se sont trouves prises en relais par des idologies antichr-tiennes8.Puisse le chrtien, puissent les chrtiens en Eglise, percevoir, avecintelligence, avec motion, sous le choc c l l vnement dans sanouveaut surgissante, les signes du temps de Dieu, inscrits dansles ralits profanes. Ils auront alors la surprise heureuse surprise,s ils sont assurs dans leur foi de se trouver en dialogue avec lemonde, un monde qui est parvenu, dans la connaissance de ses lois, l autonomie de sa conscience et de sa gestion. Ils auront alors, lasurprise joyeuse surprise, s ils sont an ims par l amour fraternel de reconnatre la grce en travail dans les non-chrtiens. Car l ac-tualit de l Evangile passe par les quest ions des hommes.

    Paris X I I M.-D. CHENU, O.P.35 Rue de la Glacire

    8. Sur cette rencontre du chrtien et du non-chrtien dans la construction du