CHENU M.D. - L'étude historique de saint Thomas

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  • 8/18/2019 CHENU M.D. - L'étude historique de saint Thomas

    1/4

    L étude

    historique de saint

    Thomas

    Communication du R. P. M.-D. CHENU, O. P., de Paris

    On

    a évoqué

    les éléments

    stables de

    la philosophie thomiste.

    Nous sommes

    invités à

    dégager

    le commun dénominateur de

    ces

    efforts en rendant

    le passé

    présent.

    Le

    problème

    est

    celui

    de

    l accord

    de

    l actualité

    et

    de

    la

    tradition

    ;

    il

    s agit

    d atteindre cet

    accord sans rien atténuer

    de

    l intégrité de la pensée

    philosophique, qui

    est

    comme

    un

    ommen ement

    absolu.

    Les

    grands maîtres ont tous eu une vie posthume.

    Et cela

    nous

    invite

    à penser

    — sans transformer l histoire de

    la philosophie

    en

    philosophie de

    l histoire — que cette vie posthume

    est incluse dans la pensée elle-même. Il y

    a des lois

    de

    cette

    présence du passé dans le présent,

    et c est

    un

    des aspects

    du

    problème

    des rapports

    entre le temps et

    l éternité.

    Je

    voudrais

    donc, non

    point

    établir

    à

    priori

    une

    doctrine

    du

    temps

    et de

    l éternité,

    mais

    étudier

    dans

    l histoire

    de ce demi-siècle

    comment

    l étude historique

    a

    été

    un

    instrument

    efficace pour

    saisir,

    c est-à-dire

    discerner

    puis

    réaliser cette

    actualité de

    S. Thomas. Nous

    trouverons ce

    paradoxe

    que l histoire

    est le

    garant

    de l actualité et

    que

    l étude

    historique

    de S. Thomas

    a

    été

    le moyen de

    retrouver

    sa véritable pensée.

    A un temps aplati

    et inerte,

    l intuition historique substitue un

    temps

    réel.

    Cela

    a

    permis

    de

    lever

    la

    double

    ambiguïté

    qui pouvait peser

    soit sur l intelligence

    des

    textes soit sur l interprétation de la pensée

    de S. Thomas.

    Quand Mgr Mercier

    a

    commencé, il régnait un mépris non

    seulement pour le

    contenu

    de la pensée thomiste,

    mais

    plus

    encore

    pour

    le mode

    même

    de

    cette

    pensée. Les voies de la

    démonstration

    La communication

    du

    R.

    P. Chenu

    n ayant pas été rédigée, nous

    reproduisons ici les

    notes

    prises

    par

    le

    secrétaire des Journées d études.

  • 8/18/2019 CHENU M.D. - L'étude historique de saint Thomas

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    M.-D. Chenu

    étaient réellement

    absentes. On

    pourrait

    évoquer le

    témoignage de

    Renan.

    En

    réalité, la

    pensée

    scolastique se présentait comme une

    mixture de

    cartésianisme

    et de basse scolastique. Or ces structures

    mentales méprisées

    trouvaient

    leur

    expression

    dans

    un

    certain

    type

    de

    commentaire

    qui était devenu

    le

    véhicule

    normal

    de la

    pensée

    scolastique. Il

    prolongeait d une

    certaine

    manière un style médiéval,

    mais

    en

    réalité il en était fort

    éloigné.

    Non

    seulement il était sans

    rapport

    avec la

    philosophie

    du temps mais

    aussi

    avec le

    contexte

    historique du texte étudié. Le commentaire se développe pour lui-

    même

    ; le livre

    y

    est traité comme

    un conservatoire de vérités

    acquises, qu il y faut retrouver à n importe quel prix. On

    fait

    des

    commentaires de commentaires. Le

    temps est

    évacué.

    C est en face de

    cet

    état que se développa, au XIXe siècle,

    l usage

    de

    l histoire,

    toute réalité

    humaine

    passée

    est

    liée,

    dans

    son intelligibilité

    comme

    dans sa genèse, au temps

    qui l a

    produite.

    C était

    l opposé

    même du commentaire.

    Au nom de l objectivisme radical de

    ses

    perspectives,

    l histoire

    refuse au passé cette

    influence

    sur le présent que

    lui

    donnaient

    les

    commentateurs

    Il

    faut

    prendre conscience de l ambiguïté

    que l histoire a

    introduite dans la recherche philosophique.

    Il

    faut en effet en observer

    les

    limites.

    Michelet

    parlait

    de

    la résurrection qu accomplit l histoire.

    Mais

    la

    résurrection

    d une

    pensée

    passée

    exclut

    la

    perspective

    du

    présent. Faire revivre S. Thomas, soit. Mais revivre,

    ce

    n est pas

    vivre,

    et

    une survie

    dans ces

    conditions

    serait

    précaire, artificielle

    et de

    pure

    érudition. Ainsi nous voyons au XIX*

    siècle

    des travaux

    marqués

    d historicisme. L érudition, disait Valéry,

    est

    une défaite.

    On connaît l antinomie marquée

    par Nietzsche

    entre

    l histoire

    et

    l instinct de création du présent.

    On est

    très attentif aux variations du vocabulaire,

    et c est

    la

    tâche

    de l historien de les manifester, de

    préciser

    le sens des mots.

    On

    a

    montré

    l usage

    du vocabulaire

    aristotélicien par

    S.

    Thomas

    :

    c est l historien qui le décrit.

    Il est nécessaire

    d établir

    de bonnes discordes, et l historien ici

    a

    un rôle essentiel.

    J évoque

    encore le

    contexte

    intellectuel et spirituel d une

    époque

    : c est

    une des

    pointes de la recherche historique.

    Non

    seulement au

    plan universitaire mais

    même au-delà

    :

    par exemple,

    le réveil du XII

    siècle, avec la montée du

    sentiment

    de la nature,

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    L étude

    historique

    de saint Thomas

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    les

    phénomènes économiques

    et

    politiques.

    Il

    y aurait

    d autres

    domaines

    encore : l évolution même de la pensée de S. Thomas sous

    l influence de

    ces différentes

    pesées spirituelles.

    Non

    seulement

    des

    résultats

    ont

    été

    acquis

    mais

    de

    réels

    progrès

    ont été

    accomplis. Il

    en sort une heureuse coordination.

    L ambiguïté de l historicisme

    a

    été

    ainsi levée.

    Il

    y a une profondeur transhistorique de l histoire, et que

    l histoire

    nous

    procure. Ainsi se trouve éliminé ce genre commentateur

    et

    la confusion

    entre

    un

    ajustage

    maladroit

    et

    une

    renaissance

    véritable qui vient

    garantir

    et

    purifier

    l étude de l histoire.

    Il est

    une

    seconde valeur très authentique mais délicate dont

    l étude

    historique a aussi levé l ambiguïté (comme elle a levé

    celle

    des commentaires)

    : c est

    celle

    du caractère systématique de la

    philosophie thomiste. L étude historique de

    S.

    Thomas, du

    fait même

    de son

    attention

    aux genèses intérieures,

    a

    contribué

    à nous

    révéler,

    au sein des valeurs portées

    par

    le système,

    les

    puissances créatrices

    de l esprit, et

    à

    en

    manifester

    fortement la méthode, s il est vrai

    que la méthode

    n est

    que la doctrine en croissance.

    D abord l étude historique maintient en

    vigueur

    les

    virtualités

    d une philosophie.

    Il

    y a

    une

    tendance normale à considérer

    les

    liaisons logiques comme

    répondant

    aux liaisons réelles de façon

    adéquate,

    alors

    même que

    l on

    sait

    qu il

    n en

    est rien.

    L étude

    historique

    ramène au problème et maintient

    un état

    de question.

    De

    fait,

    au cours de l histoire

    de la scolastique, nous

    voyons s éliminer le style

    de

    la quaestio — si fécond pour

    la

    recherche

    — au

    profit

    des

    sommes et

    des

    traités.

    Bien

    sûr,

    la

    somme

    elle-même

    est

    bâtie sur

    la quaestio. L étude

    historique

    maintient

    la présence, le

    retour

    au donné, qui était l acte créateur, absolu,

    primitif —

    l inquiétude

    du philosophe, le sentiment de l inadéquation

    de toute réflexion à la

    vérité

    éternelle, dont le système

    est comme

    la

    suppléance

    temporelle.

    L étude

    historique

    permet

    de

    dégager les

    virtualités

    du

    système.

    Elle retrouve les intuitions premières.

    L effort

    systématique

    s appesantit volontiers sur lui-même. La méthode

    génétique

    doit saisir

    les

    contenus

    les

    plus

    vrais dans leur

    émanation

    vive : c est cela

    même

    qui

    assure la valeur du système.

    Le triomphe de l historien est là où l immersion de la pensée

    dans le temps

    fait apparaître

    le point

    elle rejoint la

    vérité

    éternelle.

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    M.-D. Chenu

    Ainsi le problème averroïste de la double vérité.

    L étude historique entretient la puissance d invention d une

    philosophie. Nous

    sentons

    dans

    la recherche historique

    une raison.

    Le

    système incline

    à

    la

    tentation

    d orgueil de posséder

    la

    vérité.

    La

    scolastique dogmatique

    a

    péché

    par

    infidélité

    à

    elle-même.

    L histoire

    est

    une

    sauvegarde contre

    cet

    esprit dogmatique.

    Nous en

    voyons

    des

    exemples

    dans

    la

    sensibilité

    du

    thomisme

    au progrès

    des

    sciences,

    dans le

    développement

    de l épistémologie,

    dans l autonomie des

    méthodes rationnelles.

    D autre part, nous devenons attentifs aux

    lois

    de l usage

    des

    moyens

    dialectiques.

    Il

    ne peut

    être question d y renoncer, mais

    ils

    peuvent devenir

    une

    fin.

    Il y

    a des

    reproches

    fondés.

    L histoire

    doit rendre

    à ces

    moyens

    leur mordant primitif,

    les

    protéger contre

    une

    extension

    abusive.

    Elle

    doit,

    par

    exemple,

    observer

    grâce

    aux controverses en cours — le

    poids

    exact d une distinction qui

    n avait

    son sens que par rapport à telles

    objections.

    a

    philosophie

    de la distinction et de la

    détermination

    — fondée

    sur le principe d identité — se rencontre

    chez S.

    Thomas avec

    une

    philosophie de la

    participation,

    où les

    degrés

    des

    êtres importent

    plus

    que leurs déterminations.

    Il y

    a

    une

    rencontre

    entre S.

    Thomas et S. Augustin que

    l historien doit éclairer.

    Enfin

    l étude

    historique maintient

    la

    personnalité du philosophe

    jusque

    dans

    l

    impersonnalité

    de

    son système.

    C est

    le

    mérite

    du

    penseur de s exprimer

    de

    façon

    objective. Nous sommes

    au point

    le

    plus

    aigu

    de l opposition du

    penseur

    et du

    système — mais

    nous

    refusons de jouer

    l un contre

    l autre.

    Le

    sens historique nous garde la

    présence de

    cet irréductible,

    de

    cet

    événement

    absolu qu est

    la

    pensée.

    Il

    nous

    garde

    contre

    l esprit de système sans sacrifier le systématique.

    L histoire

    nous rend

    plus

    attentifs

    à

    la

    méthode

    qu aux

    résultats. L observation historique

    de

    la genèse d un système est un

    moyen eminent — pas le seul d ailleurs — de lever le

    paradoxe

    d une

    présence

    du

    passé

    ;

    et cette

    tension

    entre

    la

    tradition et

    l actualité est la

    loi même

    de la vérité humaine

    dans

    la

    vie

    de

    l esprit. La vérité est éternelle,

    mais

    son

    éternité

    ne nous

    est

    accessible

    que par

    et

    dans

    la

    temporalité.

    La vie la plus pure de

    l intelligence

    réalise dans un

    homme

    l engagement le

    plus

    magnanime dans la

    vie

    de

    l esprit

    et bientôt

    dans

    la

    défense de

    la

    cité. C est là toute l histoire du cardinal

    Mercier.