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Émile Chevalier Le chasseur noir BeQ

Chevalier Chasseur

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  • mile Chevalier

    Le chasseur noir

    BeQ

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    mile Chevalier

    Drames de lAmrique du Nord

    Le chasseur noir

    roman canadien

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 468 : version 1.0

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    Le chasseur noir

    (Paris, Calmann-Lvy, diteurs.)

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    I

    Tragdie nocturne Il faisait tout fait nuit quand le chasseur arriva au

    lieu o il avait dress ses piges la nuit prcdente. Ctait un de ces sites pittoresques que lon trouve seulement dans les chanes des montagnes Rocheuses. Des barrires presque infranchissables, de gigantesques remparts de terre et de pierres en dfendaient lapproche. Mais, si bien garde quil ft par la nature, ce pertuis tait accessible un trappeur1, car ses yeux exercs savent dcouvrir la passe la plus troite, et sa main sait ouvrir les portes secrtes des montagnes : ses pieds sont familiers avec les sentiers dsols, et les mousses des arbres, aussi bien que les toiles du firmament, servent diriger ses pas.

    Le chasseur avait gagn la gorge solitaire dont nous venons de parler par un cul-de-sac que longtemps il avait cru connu de lui seul. Mais ayant, depuis peu, perdu plusieurs piges tendus, au fond de cette gorge,

    1 Les Canadiens-franais dsignent ainsi les gens qui font la traite des pelleteries dans lAmrique septentrionale.

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    prs dune rivire qui larrosait et schappait, en se frayant un passage travers les masses de granit, il avait commenc ne plus se considrer comme lunique violateur de cette profonde retraite.

    Arriv sa destination il eut un mouvement de surprise et de colre, facile concevoir, en remarquant que ses piges avaient encore disparu. Une fois assur du fait, il se mit fureter et l, autant que les tnbres pouvaient le lui permettre, pour dcouvrir quelques traces des auteurs de la soustraction ; mais il lui fut impossible dobtenir la moindre preuve que le lieu et t visit par un blanc ou un Peau-Rouge.

    Aprs avoir rflchi un instant, le trappeur se coucha dans de hautes herbes et des plantes aquatiques sur le bord de la rivire, qui, ce point, semblait sourdre du cur mme des montagnes, sous une vote norme de rochers.

    Notre homme samusa couter le murmure des eaux, en se demandant comment elles avaient pu souvrir une voie travers ces blocs si compactes et si puissants. Les voiles de la nuit spaissirent. Lombre parut rouler et se condenser dans le bassin jusqu ce quelle ressemblt ces tnbres gyptiennes que lon pouvait palper.

    Tout coup, une lueur brilla sur la ravine. tonn de ce phnomne, le trappeur en chercha la cause. Ne

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    voyant plus rien, il allait lattribuer un clair, lorsquau sommet dune saillie rocheuse, vis--vis de lui, il aperut deux personnages qui tenaient des torches la main et sefforaient de reconnatre la rivire leurs pieds.

    Vtus peu prs comme des bandits mexicains, ils portaient la casaque de chasse, en peau de daim, des trappeurs du Nord-Ouest, avec des mitasses1 unies et des mocassins.

    Le plus robuste avait la taille serre par une ceinture rouge bouts effils et flottants. cette ceinture tait passe une paire de pistolets de cavalerie, une dague dans un lgant fourreau, un couteau de chasse manche dargent, et un sifflet divoire de grande dimension. la main, il tenait un fusil deux coups. Trapu, stature moyenne, il avait les attaches des membres solidement noues. Un feutre large bord lui couvrait la tte. la lueur des torches, ses traits parurent au trappeur fortement accentus, durs.

    Son compagnon avait une organisation grle, mais il tait accoutr de la mme manire, si ce nest que son ceinturon tait en cuir noir.

    Ils restrent l quelques moments, et disparurent aussi mystrieusement quils taient venus. Cette

    1 Sorte de jambires de peau en usage chez les aborignes de lAmrique.

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    circonstance fit rflchir le trappeur. Il lui sembla que quelque chose, en dehors des vnements ordinaires, allait arriver.

    Les visages quil avait vus le troublaient. Battant sur son front un roulement avec ses doigts, il forma un nombre incalculable de conjectures, et se convainquit que la dernire sloignait encore plus de la vrit que les prcdentes preuve vidente que celles qui suivraient seraient encore moins satisfaisantes.

    Tandis quil roulait ces penses, les torches se remontrrent dans une autre direction.

    Elles descendaient lentement le long dune pente escarpe et difficile du mme ct de la rivire, mais qui senfonait plus avant dans la montagne. La marche tait certainement malaise et dangereuse. Durant une dizaine de minutes, notre homme pia les lumires, qui tantt apparaissaient brillantes, tantt se cachaient entirement, suivant les accidents du terrain, et se rapprochaient peu peu.

    Enfin, le trappeur distingua de nouveau ceux qui les tenaient. Ils taient accompagns de quatre autres individus, portant un fardeau ayant forme dun corps humain envelopp dans un manteau. Instinctivement, il se retira plus avant sous larche de granit qui reliait les deux rives du cours deau. Les visiteurs nocturnes arrivrent au fond de la ravine, et le personnage la

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    ceinture rouge se dirigea vers le bord de la rivire. L, il fit un geste ; alors les quatre hommes savancrent prs de lui, placrent leur fardeau sur le sol et se retirrent.

    Le trappeur se sentait pris dun intrt indfinissable pour lobjet immobile quils venaient de dposer.

    Qutait-ce ? Un tre humain ? tait-il mort ou vivant ?...

    La rponse cette dernire question ne se fit pas attendre, car, au moment o il se ladressait, une jeune femme rejetant les pans du manteau qui lenveloppait, en sortit comme dun linceul. la lueur des torches illuminant le bassin, le chasseur put la voir parfaitement.

    Elle avait le visage ple comme la neige, mais attrayant au-del de toute expression. Jamais notre aventurier navait contempl une beaut dun ordre aussi lev.

    Un instant, il simagina quune crature anglique tait soudainement descendue du ciel pour le fasciner par des charmes surnaturels. Une longue chevelure noire et luisante flottait parse sur le col marmoren et les paules de cette femme. Merveilleuse tait la symtrie de ses formes.

    Elle jeta un regard effar autour delle, puis tomba aux pieds de lhomme la ceinture rouge, en tendant, dune faon suppliante, des bras aussi blancs que

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    lalbtre, et en scriant : Sauvez-moi ! pour lamour de Dieu, sauvez-moi !

    Ces paroles frapprent le trappeur comme un coup de poignard. Il eut tout de suite lide de slancer et de mourir pour dfendre la jeune femme.

    Mais ils taient six et il tait seul ; mieux valait attendre.

    Peut-tre la Providence lui fournirait-elle lavantage de faire quelque chose pour linfortune. Il avait entendu dire que lheure du ciel sonne souvent lheure du dsespoir de lhomme.

    Le trappeur ne faisait pas parade de religion, comme certaines gens prtentieux de la chrtient lgante ; mais il avait les vrais instincts de lenfant de la nature, qui adore spontanment, en esprit et en vrit, tout ce qui est inconnu au monde. Les hommes honntes noublient jamais Dieu dans la solitude, car il a plac autour deux tant de souvenirs de sa prsence quil est impossible de les mconnatre.

    Les sympathies du trappeur taient donc vivement veilles. La solliciteuse enleva une chane de son cou, tira les bagues de ses doigts, quelle jeta aux pieds de celui quelle implorait. Il les ramassa en silence et les mit dans sa poche de ct.

    Elle continua ses instances, voulut lui prendre la main, mais il la repoussa.

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    Apparemment fatigu de cette scne, celui-ci adressa un coup dil significatif aux quatre individus qui se tenaient discrtement en arrire. Ils accoururent, et leurs mains rugueuses sabattirent sur les paules dlicates de la pauvre femme. Aux yeux du trappeur, cet attouchement tait un sacrilge ; peu sen fallut quil nenvoyt une balle aux auteurs de loutrage.

    Nanmoins, une prudence bien entendue le retint. La victime cessa de rsister, et, abandonnant tout espoir terrestre, elle parut adresser ses prires au ciel.

    On lui lia les bras derrire le dos, en serrant tellement les cordes que des gouttes de sang maculrent ses poignets. Puis, on lenroula dans le manteau, avec une grosse pierre, et le tout fut ficel comme un paquet.

    Lobjet de ces meurtrires perscutions avait dj perdu connaissance. Ce ntait plus quun corps inerte et passif.

    Les quatre hommes le soulevrent, tandis que les chefs projetaient sur la rivire la lueur de leurs torches. Pendant ce temps, le trappeur se dpouillait la hte de son capot de chasse, et mettait bas ses armes, ne gardant que son couteau.

    Le cur lui battait fort. Il sentait le sang bouillir dans ses veines ; une sueur abondante lui baignait le visage.

    Cest quil tait rsolu tout risquer pour le salut de

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    cette femme ! Ce quelle tait, il ne le savait pas plus que les vnements qui avaient dtermin cette tragdie ; mais, dans son me, il croyait quelle tait innocente de tout crime et ne mritait pas le sort auquel on lavait trop manifestement condamne.

    Son sexe, son infortune, sa prestigieuse beaut, tout faisait appel au cur du trappeur et le pntrait dun sentiment quil navait jamais prouv auparavant.

    Les excuteurs de ce drame se placrent tout fait sur le bord de la rivire, balancrent deux ou trois fois le corps et le lancrent leau ; il tomba avec un bruit sourd, senfona et disparut ; quelques bouillonnements marqurent seuls lendroit o il avait t immerg.

    Lhomme la ceinture rouge examina, durant une minute, la surface trouble ; puis, agitant sa torche, il sloigna, suivi de ses complices, et remonta prcipitamment les rochers.

    Tout cela avait eu lieu en silence. Pas un mot navait t articul par le sombre commandant ou par ses hommes.

    Ainsi quun songe affreux, le spectacle passa sous les yeux du trappeur. Mais, repoussant limpression glaciale qui lenvahissait, il se coula promptement dans la rivire avec son couteau entre les dents. Ensuite il plongea et nagea vers lendroit o le corps avait t jet.

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    Il leut bien vite atteint. Coupant alors le lien qui retenait la pierre ce corps, il le saisit de la main gauche et sapprocha du bord avec la droite, mais en se tenant encore au-dessous de la surface de leau.

    Quoiquil ft bon nageur, il ne tarda pas ressentir une effroyable compression la poitrine. Les ondes sifflaient et bourdonnaient dans ses oreilles. Il avait imprieusement besoin dair.

    Alors il sortit la tte de la rivire et respira longuement. La grve tait proche ; il y trana son prcieux fardeau.

    Dj il se flicitait du succs, lorsque la clart dune torche et un bruit de pas sur les rochers, lengagrent la circonspection. Aussitt, il stendit dans le gazon ct de lobjet de sa sollicitude.

    Ctait lassassin qui revenait pour voir si son crime tait bien perptr : il promena un long regard sur les eaux de la rivire et partit enfin, la grande satisfaction du trappeur.

    Ds quil fut loign, celui-ci enleva le manteau qui recouvrait la jeune femme et la transporta une place plus sche et plus abrite. L, il lui frictionna les tempes, lui frappa dans la paume des mains et employa divers autres moyens pour la ramener au sentiment.

    Un lger tremblement des nerfs, puis un soupir lui annoncrent que ses efforts ntaient pas infructueux.

  • 13

    la fin, elle ouvrit les yeux ; ses lvres dcolores sanimrent ; un rayon dintelligence claira son visage.

    videmment, elle ignorait ce qui stait pass depuis le moment o elle avait perdu ses sens. Pensant tre encore au pouvoir de ses ennemis, elle tendit les mains comme pour demander grce. Ce mouvement affecta profondment le trappeur.

    Vous tes en sret, cher petit ange du bon Dieu ! scria-t-il vivement. Les coquins sont partis, et vous voil avec un homme prt se faire hacher pour vous. Plus besoin de crier merci, pauvrette, plus besoin davoir peur, Dieu, non ; vous tes avec un ami, oui bien, je le jure, votre serviteur !

    La jeune femme jeta au chasseur un coup dil vague et incrdule. Son esprit tait encore en dsordre. Elle ne pouvait bien saisir sa situation, car lide dun danger mortel labsorbait compltement.

    Regardez-moi sans crainte, ma fille, poursuivit le trappeur. Cest un ami qui est prs de vous, et un ami qui ne vous dlaissera pas lheure dune maudite petite difficult ! Voyez ! les brigands ne sont pas ici. Vous avez chapp leur cruaut, et vous voici libre. Dieu soit lou, lui qui na pas voulu permettre un aussi noir forfait. Jai toujours cru la Providence, moi ! et jy crois plus que jamais ce soir, oui bien, je le jure, votre serviteur !

  • 14

    La douce intonation de ces chaleureuses paroles eut un effet magique sur la jeune femme.

    Elle commena comprendre. Le trappeur alors la souleva dlicatement ; elle

    appuya la tte sur lpaule du brave homme et pleura comme un enfant.

  • 15

    II

    Le trappeur captif Le printemps avait fait son apparition dans les

    montagnes. Les arbres shabillaient dun riche feuillage ; les prairies se tapissaient de verdure, et les neiges hivernales achevaient de fondre au sommet des pics.

    Debout sur un rocher, le trappeur examinait la valle droule ses pieds1. Il avait six pieds de haut ; il tait mince et droit comme une flche. Des muscles secs, endurcis par lexercice, saillissaient sous son piderme.

    Il portait le costume des aventuriers du Nord. Son visage tait ouvert, agrable quoiquun peu marqu par les soucis. La nature lavait dot dune de ces bouches comiques quil est impossible de rduire la mlancolie, et qui persistent, dans les cas les plus pineux, paratre souriantes. Ses yeux, profondment enchsss sous les sourcils, sharmonisaient

    1 Ceux de mes lecteurs qui dsireront des dtails biographiques plus

    intimes sur Nick Whiffles nauront qu consulter ma collection des Drames de lAmrique du Nord, publie chez MM. Lvy.

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    merveilleusement avec sa bouche et avaient la mme expression.

    Une longue carabine tait ngligemment passe sous son bras. Sa grande silhouette, immobile, place en relief contre les rochers, aurait fourni un magnifique tableau ces peintres qui, ddaignant les lieux communs, cherchent le pittoresque et le hardi comme sujet dinspiration.

    Cependant cet homme quel quil fut avait indubitablement affront dun air calme les vicissitudes de la vie, et appris supporter avec une patience philosophique les infortunes qui ne pouvaient tre cartes.

    Dans sa physionomie, un je ne sais quoi indiquait quil tait incapable de rester en repos. Donnez-lui montagnes, prairies, forts et rivires, gardez-le loin des villes, loin du sjour des civiliss et il sera chez lui, quoique ses immenses territoires de campement puissent tre des centaines de milles de distance !

    Un son caverneux monta aux oreilles du chasseur. Il tait comme produit par des sabots danimaux non ferrs. Immdiatement, les instincts de notre homme furent en veil.

    Il descendit du fate raboteux de la montagne jusqu ce quil pt mieux dcouvrir les diffrents points de la valle. Puis, se postant derrire un arbre, il

  • 17

    chercha la cause du bruit quil avait entendu. Bientt elle lui fut connue. Cinq cavaliers apparurent la lisire dun bouquet darbres.

    Ils cheminaient vers lendroit o le chasseur tait en observation. Quatre dentre eux taient des indignes, mais le cinquime tait un blanc captif.

    mesure quils avancrent, le chasseur tudia lextrieur des cavaliers et du prisonnier.

    Ctait un homme dge mr. Il appartenait vraisemblablement la classe

    vagabonde de ces francs-trappeurs1 qui fraternisent galement avec les races blanches et les races rouges.

    On voyait bien quil navait pas t pris sans lutte ; car, pour ne point parler dune blessure son visage, sa camisole de chasse tait toute dchire et souille de sang et de boue. Le casque2 de fourrure que portent ordinairement les gens de cette espce lui manquait aussi. Sans doute il lavait perdu dans le conflit qui avait prcd sa capture. Ses cheveux longs, bouriffs, tombaient par touffes paisses sur son visage dont elles rehaussaient lexpression morose et rechigne.

    1 Dans le dsert amricain, on appelle francs-trappeurs les aventuriers

    qui nappartiennent pas aux grandes compagnies de pelleteries. Pour elles ce sont des contrebandiers.

    2 Ce terme, essentiellement canadien-franais, sert dsigner un bonnet de pelleterie.

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    Il avait les mains garrottes derrire le dos, et serres avec une violence qui pouvait lui donner un avant-got des tortures quil aurait souffrir quand ses bourreaux seraient arrivs leur camp ou leur village. Pour plus de sret, on lavait li sur son cheval avec de fortes lanires de peau de buffle1, attaches ses chevilles et passes sous le ventre de lanimal.

    Il tait facile de sapercevoir que cette situation ne plaisait pas fort au captif ; et la tristesse avec laquelle il supportait ses revers indiquait que la patience ne comptait point parmi ses vertus capitales.

    Deux des vainqueurs marchaient devant lui, un derrire. Le plus important personnage chevauchait en tte de la troupe.

    Ctait srement un guerrier de distinction. Son visage et ses membres nus taient peints la faon indienne. Des bandes de couleur, alternativement noire, blanche et rouge, couraient sur ses joues, son cou et sa poitrine. Sept plumes daigle ornaient sa tte, ce qui annonait quil appartenait une caste trs leve, chaque plume reprsentant une chevelure quil avait prise. cet gard, il jouissait dune supriorit enviable sur ses trois compagnons dont nul ne pouvait se vanter de plus de quatre de ces symboles, tandis que lun

    1 Les gens du dsert amricain sobstinent dire buffle et non bison.

  • 19

    deux nen dployait que deux. Le soleil allait se coucher. Les rayons de son disque

    de feu inondaient de lumire la petite cavalcade qui gravissait en silence le flanc de la montagne.

    Ah ! la libert, murmura le trappeur, cest une fichue bonne chose, surtout quand il fait beau temps et que la nature a bonne mine. Mais voil un pauvre diable qui sest fourr dans une maudite petite difficult ! Ces vermines-l vont vous le mener leur village et le brler ni plus ni moins que si ctait un Hottentot. Il nest pas avenant, Dieu, non ! Il a un faux air de chien enrag qui ne me va pas, cest vrai ; mais je ne puis me faire lide quil passera larme gauche avant que son temps ne soit venu.

    Un bruissement fit tourner la tte au chasseur qui se trouva face face avec un jeune garon de treize quatorze ans arriv prs de lui sans quil sen doutt.

    Ce garon tait fort beau, et tous ses mouvements taient empreints dune grce adorable.

    Ses yeux grands et rveurs impressionnaient singulirement ; son teint bruni, mais relev sur les joues par une lgre teinte rose, disait quil tait mtis ou bois-brl pour nous servir de la locution indigne.

    Des boucles de cheveux noirs comme le jais jouaient autour de son cou sur des paules dun galbe

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    exquis. Un lger capot1 de peau de daim, lgamment frang avec des piquants de porc-pic et des verroteries emprisonnait sa taille svelte et faite au tour. Des manches de ce vtement schappaient deux mains si mignonnes, si dlicates que plus dune grande dame les et jalouses. Ses mitasses et ses mocassins taient aussi en peau de daim, coquettement ouvrage en rassade2.

    Le seul dfaut quon et trouv en lui, cest quil tait trop effmin pour quon pt esprer le voir prendre un dveloppement plus viril ; toutefois, ce dfaut inspirait plutt un sentiment dadmiration que de mpris, car il y avait dans les yeux de ce bel enfant une flamme qui glaait toute ide de ddain ou de piti.

    Un sourire foltrait sur ses lvres, quand le trappeur se tourna vers lui.

    Ah ! cest toi, Sbastien ? Oui, cest moi, Nicolas. Je vous ai vu glisser sur le

    versant pour observer quelque chose, et je suis venu. Montagnais3, vous vous parliez vous-mme ?

    Tu as de bons yeux et de bonnes oreilles, garon,

    1 Capot ; terme canadien. Nous disons capote, redingote, paletot. 2 Rassade, terme donn par les sauvages et les mtis de lAmrique

    septentrionale aux broderies quils font avec des coquillages, des baies, des graines de verres ou des piquants de porc-pic.

    3 Locution canadienne, pour montagnard.

  • 21

    Dieu, oui ! Mais, suis mon avis, et ne tloigne pas du camp.

    Cest que, voyez-vous, le camp est bien seul quand vous ny tes pas, rpliqua Sbastien dun ton de bouderie enfantine. Et je naime pas vous perdre de vue, pre Nicolas.

    Le camp, bien seul ! bien seul, quand Infortune et Maraudeur y sont une paire de btes aussi friandes de toi que dune bosse de bison frache. Dieu te bnisse, garon, quelle meilleure compagnie veux-tu ? Eh ! nest-ce pas plaisir que de sasseoir la porte du camp et de voir lHriss brouter lherbe tendre, ou faire gigoter ses sabots en lair quand il est de belle humeur ?

    Nous ferons remarquer en passant quInfortune et Maraudeur taient deux honntes chiens les fidles amis et compagnons du trappeur tandis que lHriss tait le nom dun cheval favori, prouv par mille prgrinations travers les prairies.

    Ce sont sans doute dexcellentes cratures, rpliqua ladolescent, mais si bonnes quelles soient, elles ne valent pas le montagnais Nicolas, qui je suis redevable...

    Ne parlons pas de a, petiot ; car, je te le rpte, a soulvera une diablesse de maudite petite difficult entre nous, si tu ne cesses de bavasser de dette de reconnaissance et dun tas de btises pareilles ! Crois-tu

  • 22

    donc quun grossier trappeur comme moi ait jamais fait plus que son devoir ? As-tu jamais vu un individu qui ait fait plus que son devoir ? las-tu vu ? las-tu jamais vu ?

    Le chasseur leva les yeux au ciel, soupira et accentua ces gestes de lexclamation suivante :

    Dieu, non ! La bndiction du Seigneur stende sur vous,

    mon vieux ami ! scria le jeune garon, pressant tendrement les grosses mains calleuses du trappeur.

    Clin, va ! tu nes quun clin, et je tappellerai ainsi tant que tu seras avec moi. a nest pas bien toi de mappeler vieux. Est-ce que jai lair dun vieux, voyons ? Non, je ne suis pas vieux, ni de corps, ni desprit, car le matre de la vie, en me donnant un brin dintelligence a balanc le compte par un cur plein despoir et de dispositions joyeuses. Je naime pas les soucis et ne les ai jamais engendrs, quoique dans ma famille il y et des gars qui ne faisaient quenfanter des soucis et qui sont morts sans rien payer pour a, Dieu, oui ! votre serviteur ! Mais vois... les chiens sont sur la trace, car voil Maraudeur qui rencontre en haut du plateau et Infortune qui gote une voie derrire lui. Va-t-en, Clin ; je te rejoindrai dans un moment.

    Mais vous, vous ne mavez pas dit ce que vous voyiez ?

  • 23

    Quatre Peaux-Rouges, avec un captif, un blanc, un franc-trappeur, je parierais. Il tait presque aussi sale quun Indien, oui bien, je le jure ! Mais le feu laura bientt purifi, rpliqua soucieusement Nicolas. Allons, allons, retourne avec les chiens, et je serai toi ds que jaurai donn un coup dil mes attrapes1.

    Vos attrapes ! fit Sbastien dun accent incrdule ; vos attrapes ! vous allez donner un coup dil vos attrapes, pre Nicolas ! Non, non ; vous allez suivre ce parti dIndiens. Je le lis dans vos yeux ; vous aurez piti du prisonnier. Mais si vous tiez tu, si vous tiez tu, pre Nicolas ! ce serait un bien mauvais jour pour Sbastien Delaunay. Songez quelle terrible chose pour lui dtre laiss seul dans ces incommensurables solitudes !

    Tu oublies les chiens, mon cher enfant, dit Nicolas, avec un sourire bienveillant. Heureusement pour laffection quils te portent, ils ne tont pas entendu faire cette remarque. Maraudeur en et mang sa queue de dpit, et Infortune ne se ft jamais pardonn dtre ne chienne. loigne-toi, je te prie. Tu ne voudrais pas me faire de la peine, nest-ce point ?

    Vous tes brave, Nicolas, et vous ne pouvez voir une crature dans lembarras, je le sais. Mais je crains

    1 Du vieux mot franais, conserv par les Canadiens et dont nous avons fait trappe.

  • 24

    que vous ne vous exposiez, que vous ne risquiez votre vie pour ce captif. Ne secouez pas la tte. Jen suis aussi sr que si je vous voyais luvre. Jirai avec vous.

    Pour quoi faire, bont divine ! gner mes mouvements, me retarder ; te mettre dans une mchante difficult. Merci, garon. Mais jai dit non et cest non. Celui qui sent une piste doit aller vite ; comme lombre il doit passer dun point un autre et aussi mollement que lombre.

    Je vous obirai, dit tristement Sbastien. Mais promettez moi de faire bien attention et de ne pas me priver de mon unique protecteur.

    Je le promets. La tmrit et limprudence seraient nuisibles. Je ne courrai aucun risque... si je puis. Je serai subtil comme le serpent, dangereux autant que possible. Appelle les chiens ; quils ne viennent pas avec moi !

    Le jeune garon partit avec rpugnance et remonta lentement vers le plateau, tandis que Nicolas descendait rapidement la valle.

    Le soleil teignait ses feux lhorizon et les brumes du crpuscule se tranaient dj dans les gorges de la montagne. Le trappeur atteignit une piste frache. Il sy arrta un moment, inspecta sa carabine et son quipement, serra sa ceinture et reprit sa marche

  • 25

    comme un homme qui a pris un grand parti. Ses allures fermes et sres prouvaient que la contre lui tait familire.

    Je sais peu prs o ils iront, se disait-il ; tant cheval, ils seront obligs de longer les sinuosits de la valle. Mais je trouverai un chemin plus court.

    Cessant alors de suivre les ondulations du terrain, il coupa droit travers lperon de la montagne. Pendant deux heures, il parcourut un pays, tantt montueux, tantt marcageux et inaccessible aux pieds inexpriments ; au bout de ce temps, il tait au terme de son excursion.

    Ctait un vallon entre deux montagnes et arros par un petit tributaire de la branche orientale de la Saskatchaouane. Sur la rive sud stendait une passe troite demi masque par des rochers et des buissons. Cette passe menait aux prairies de la Saskatchaouane et aux territoires de chasses des Pieds-Noirs.

    Deux cavaliers ne pouvaient marcher de front dans ce sentier.

    Daprs les calculs du trappeur Nicolas, les Indiens et le prisonnier devaient passer l pour se rendre leur village. Il rsolut de se poster prs de leau, et de les attendre, car il esprait quen arrivant, ils abreuveraient leurs chevaux et peut-tre feraient une halte avant de se remettre en route.

  • 26

    Une grosse roche couverte de mousse et entoure de halliers pais de mesquites se dressait sur la rive. Nicolas se blottit derrire.

    La nuit devenait plus noire. Les chanes de montagnes sabmaient dans ses plis pais.

    Le val ressemblait un temple dsert dont les passes et les dfils taient les ailes mystrieuses ; les rochers abrupts, les murs rongs par le temps, et le ciel sans toiles, le dme immense.

    La prvision du chasseur se ralisa. Un pitinement de chevaux, assourdi, lointain

    dabord, clair et plus rapproch ensuite, se fit bientt entendre.

    Les scnes et les incidents de la vie du dsert naffectent pas les nerfs dun trappeur aguerri, comme ceux de lhomme sortant des tablissements civiliss. Aussi, Nicolas reut-il avec son calme habituel ces signes de larrive des sauvages.

    Dans certaines circonstances sang-froid vaut bravoure. Il permet de saisir tous les avantages et den profiter.

    Pntrant dans le vallon, les sauvages marchrent la rivire quils traversrent immdiatement. Ce mouvement les conduisit tout prs de la retraite que stait choisie le trappeur. Ils changrent ensuite quelques mots dans leur idiome, mirent pied terre, et

  • 27

    firent boire leurs chevaux en les tenant par la bride. Effray de quelque objet insolite, lanimal que

    montait le prisonnier recula jusque vers le fourr de mesquites o se tenait tapi Nicolas.

    Le guerrier aux sept plumes, qui tait le chef du parti, fit peu attention ce dtail ; toute tentative dvasion de ce ct semblait du reste compltement inutile, car nul, si audacieux quil ft, naurait os pousser un cheval sur cette monte rocheuse, presque perpendiculaire.

    Pour le trappeur ctait, toutefois, un moment propice. La Providence favorisait apparemment ses intentions.

    Les Indiens se tenaient toujours immobiles prs de la rivire.

    Dbuchant demi de sa cachette et tirant de sa gaine un couteau bien affil, Nicolas se disposa excuter son hardi projet.

    Un tressaillement, une exclamation pouvait le trahir. Il imita le sifflement du serpent.

    Le captif tourna lgrement la tte, Nicolas saisit, quon nous pardonne lexpression, loccasion aux cheveux.

    Trappeur, souffla-t-il tout bas, un ami est l, soyez sur vos gardes !

  • 28

    Si faiblement que fussent dits ces mots, ils arrivrent aux oreilles du prisonnier qui dressa soudain la tte et regarda autour de lui.

    Chut ! ajouta Nicolas, sortant du buisson. Le captif laperut. Mais il comprima lmotion que

    cette apparition imprvue avait souleve en lui. Les dangers incessants qui environnent un trappeur

    du Nord lui ont appris sentir et rflchir promptement...

    Nicolas coupa les lanires qui assujettissaient le captif son cheval, puis, tranchant les liens mis ses poignets, il lui plaa entre les mains une paire de pistolets.

    Tout cela se fit avec une rapidit et une dextrit dont les lourds habitants des villes ne peuvent se faire une ide exacte.

    Un novice et certainement chou, mais lhabitude et ladresse aplanissent la surface rugueuse des impossibilits apparentes.

    Nicolas se retira ensuite derrire la roche et lautre trappeur, se coulant sans bruit bas du cheval, le suivit. Aussitt le cri de guerre des Pieds-Noirs retentit dans le vallon.

    Maintenant, tranger, en avant ! escaladons cette montagne. Tenez-vous prs de moi et je vous garantis que nous ferons faire plus dune culbute ces damns

  • 29

    paens. Feu, quand vous trouverez une chance ! Mais ne gaspillez pas votre plomb !

    Et l-dessus Nicolas slana sur les rochers avec lagilit dune antilope.

    Mes membres sont pas mal engourdis, mais nayez pas peur, dit lautre, jen ferai bon usage.

    Les Pieds-Noirs les poursuivaient en hurlant de dsappointement.

    Par bonheur, les fugitifs avaient un peu davance. Et comme ils taient rompus aux vicissitudes de lexistence et aux prils du Far-west ils napprhendaient gure de tomber entre les mains de leurs ennemis.

    Les Indiens envoyrent plusieurs coups de fusil, mais sans les atteindre. En dix minutes nos fuyards furent au sommet de la montagne.

    Ils respirrent un moment, et Nicolas rouvrit la marche en conduisant son compagnon vers une partie plus accessible de cette contre.

  • 30

    III

    La Porte du Diable Nicolas dsirait vivement voir le visage de son

    compagnon ; mais lobscurit lempchait de distinguer ses traits.

    Ce ne fut qu une heure avance, quand la lune se leva, quil put se satisfaire cet gard.

    Un examen plus attentif de lindividu le confirma dans son ide premire. Ctait le type du franc-trappeur nomade, sur lequel les murs indiennes avaient fortement dteint.

    Il tait sans doute adonn aux habitudes de cette race, car il avait sur la vie des principes faciles, et un mpris cordial pour les gens en dehors de sa profession.

    La physionomie quil offrit Nicolas, claire par les premiers rayons de la lune, ntait pas propre attirer lamiti ou assurer la confiance.

    Il avait les yeux enfoncs, et dune expression sinistre. Son front tait bas, contract par un froncement perptuel. Un nez pat et aplati, surmontait sa bouche, dmesurment fendue, comme celle dun animal

  • 31

    carnassier. Le menton tait court, le cou gros, les paules larges.

    La vtust et lusure avaient rong ses vtements dtoffe grossire. Pour complter ce vilain portrait, le trappeur louchait.

    Nicolas se dit dans son for intime que sa dernire aventure navait pas ajout une acquisition importante au nombre de ses amis. Bref, il ntait pas content de celui quil venait de sauver ; car si ce dernier ne payait pas de mine, il ne sduisait pas plus par son langage.

    Il avait la parole sche, cassante. Ses phrases partaient comme les dcharges dune catapulte ou dune batterie. De plus il les accentuait dun certain grognement rien moins que plaisant.

    Dans la rapidit de leur fuite, au milieu des tnbres, Nicolas stait cart de la route quil avait lintention de prendre.

    Il se trouvait alors sur une minence, entoure par un paysage dun caractre sauvage et pittoresque. Jetant les yeux lest, il lui sembla apercevoir les ruines dune grande cit.

    Lapparition tait produite par de longs et normes amas de rochers, empils les uns sur les autres, dcoups en forme de murailles, de tours chancelantes et de colonnes brises.

    Cette ville fantastique couvrait les flancs et le

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    sommet dune montagne, et stendait perte de vue dans les profondeurs dune sombre valle.

    Jamais, dans toutes ses excursions, le trappeur navait vu un spectacle plus digne dattention. Il le contemplait avec merveillement quand son compagnon lui dit :

    Une chique, hein, tranger ? Nicolas tourna la tte et rencontra le regard lourd du

    qumandeur. Vous avez faim dun morceau de tabac, pas de

    gne, je puis vous satisfaire, quoique je nen use pas fort moi-mme, dit-il. Mais vous vous tiez fourr dans une maudite petite difficult, nest-il pas vrai ?

    Difficult ! peuh ! ce nest pas pour la premire fois, tranger, ni pour la dernire, jespre. Cest plein daccidents comme a, dans ce pays-ci. On shabitue tout, aprs un bout de temps, vous savez ?

    Le franc-trappeur sarrta, mordit pleines dents dans la torquette1 que lui prsentait Nicolas, puis roulant, avec la langue, la masse narcotique contre la joue droite, il ajouta :

    Vous avez lair de regarder ce tas de rochers. Nous lappelons la Ville hante.

    1 Torquette de tabac. Tabac press et roul en forme de corde pour en

    diminuer le volume.

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    Nous ? qui ? demanda Nicolas. Aprs un instant dhsitation, linconnu balbutia : Eh ! nous, francs-trappeurs donc ! Je ne savais pas, rpliqua Nicolas, que certaines

    gens tendaient des trappes dans les rochers. Gnralement je place les miennes dans les valles ou sur le bord des ruisseaux et des lacs.

    Oh ! sans doute. Mais quand on est dans le voisinage de pareils amas de roches, on ne peut sempcher de les voir. En tout cas cest un lieu mal fam. Nous autres nous le tenons distance. Des trappeurs et chasseurs isols ont disparu dans les environs de la Ville hante.

    Nicolas branla la tte en signe dincrdulit, tandis que son interlocuteur poursuivait :

    On y entend des bruits comme le grondement du caon. Les Indiens disent que lesprit du tonnerre vit ici. Jy ai moi-mme senti des commotions souterraines. Un peu plus loin stend une valle, la valle du Trappeur perdu. Nous lappelons la valle du Trappeur, par abrviation.

    Qui a donn les noms ces localits ? interrogea Nicolas, fixant sur son compagnon un regard pntrant.

    Toute place doit avoir un nom, vous savez, rpliqua lautre dun ton embarrass. Une circonstance fait nommer cette place-ci, une autre celle-l. Jai appris

  • 34

    les connatre, parce que plus dune fois jai camp la rivire aux Loutres, qui nest pas plus de quatre ou cinq milles dici. Mais vous-mme, tranger, est-ce que vous navez pas aussi un nom ?

    Et son tour, il toisa Nicolas. Vous avez raison, monsieur, rpondit celui-ci. Des

    noms, jen ai eu en masse, et je nai pas honte de les dire, Dieu, non ! Daprs leurs notions paennes, les Indiens mappellent Tnbreux, supposant que je suis artificieux, ce qui est une erreur de leur jugement. Le fait est que je ne suis ni sombre, ni profond, mais transparent comme londe du ruisseau, oui bien, je le jure, votre serviteur ! Mais pour avoir double face, double conscience, nenni. Je ne porte pas deux visages, je nen ai jamais port, Dieu, non !

    Nicolas reprit longue haleine et soupira lentement de lair dun homme qui sent quon lui a fait une injustice.

    Tnbreux ! scria lautre avec un sourire moqueur. Vous nen avez pas la mine. Mais quel est votre nom blanc ? Je me soucie peu de titres rouges.

    Il y a bien un nom duquel on avait lhabitude de mappeler, mais depuis quil est tomb au bout de la langue de ceux qui grouillent dans les tablissements1,

    1 Les trappeurs appellent tablissements les lieux habits par les

    civiliss, cest--dire nos villes, villages, etc.

  • 35

    et quil a fait causer une quantit doisifs qui ne savent rien du tout, je nai plus de got le mentionner aux trangers. La vrit est que ces fainants mont flanqu dans les papiers publics et que je naime pas du tout a. Je vous leur soulverai une maudite petite difficult, si jamais je vais jusqu leurs villes. Mille castors, je ne mattendais pas cette mchancet. Je supposais quon me laisserait vivre et mourir en paix sur les prairies, avec mon fusil et mes attrapes mon ct, mes chiens et chevaux autour de moi. Mais nous ne sommes srs de rien dans ce monde rien que des difficults. Celles-l on peut y compter avec certitude. On ma touch un endroit sensible en me faisant imprimer et en doutant des traditions de ma famille, Dieu, oui1 !

    Diable, interrompit lautre, si vous y allez comme a, autant vaut nous en tenir l, vous narriverez jamais ma question. Quant aux impressions et btises de cette espce, je men moque comme dun vieux mocassin ; dailleurs je ne suis pas si sot que de savoir lire.

    Moi, je suis modeste de ma nature, quoique jaie bien mes petites particularits, reprit Nicolas. Tout ce que je dsire, cest quon me laisse tranquille.

    Puis il coucha sa carabine terre et ajouta emphatiquement :

    1 Voir les Pieds-Noirs. Michel Lvy frres, diteur.

  • 36

    Oui, Nick Whiffles dsire quon le laisse tranquille, dire ses histoires, faire ses plaisanteries, vivre de sa vie propre sa propre manire, Dieu, oui !

    Le franc-trappeur recula un peu, mcha violemment sa chique, examina Nick des pieds la tte, et dit dune voix qupaississait le jus de tabac :

    Vous, Nick Whiffles ! ah ! oui ; a men a lair ! Quest-ce que vous entendez par l ? demanda

    schement Nick. Jentends que je ne suis pas tout fait un dindon,

    rpliqua le trappeur avec une grimace. Je ne vous comprends pas prcisment. Soyez un

    peu plus clair si ce nest pas trop de peine, continua tranquillement Nick.

    Eh ! ne me jetez pas de poussire aux yeux si vous ne voulez pas que je louche ! fut-il ripost avec un sang-froid provocateur.

    Je naime pas quun homme commence ma connaissance par douter de ma parole, rpliqua aigrement Nick. Si vous ne pouvez croire celui qui vous dit son nom, vous devez tre un homme sans foi, et mest avis que nous ne pouvons plus suivre le mme chemin. Je ne suis pas querelleur, mais je veux que lon me croie quand je dis la simple vrit. Je ne suis pas fier de mon nom, Dieu, non ! et pour les raisons que

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    jai donnes, jaimerais bien le perdre1. Mais si vous suspectez ma vracit, je crains quune diablesse de difficult ne slve entre nous.

    Ah ! ah ! vous menacez ! Vous voudriez me pincer, nest-ce pas ? Trs bon, M. Tnbreux, je vas vous donner une leon de savoir-vivre. Huh !

    Le trappeur couronna sa remarque dun grognement qui et honor un ours gris.

    Avant daller plus loin, jaimerais avoir une sorte de manche pour vous empoigner, dit Nick.

    Quest-ce que a ? Votre nom, si vous aimez mieux. Prenez Jack Wiley et empoignez-moi par l ; mais

    doucement, mon compre, car il y a du verre en moi, et je casse quand on me manie trop rudement.

    Verre et bronze aussi, scria Nick. votre aise. Quant aux sobriquets indiens, ils ne

    mont pas plus fait dfaut quaux autres trappeurs dans le pays. Il y en a qui mappellent le Veau-mdecin.

    Jaimerais assez lentendre geindre, monsieur. Une tribu mappelle Deux-cents-chevaux, parce

    quen une seule nuit, je lui ai vol autant de ces animaux. Laissons-l ; je ne me sens pas dispos me

    1 On sait que les Anglais dsignent volontiers le diable sous le nom de Nick, Old Nick, etc.

  • 38

    quereller avec un homme qui ma rendu de bons services, quand mme il essaierait de me blaguer un peu.

    Soit ; mais si les choses ne staient pas passes comme a entre nous, je vous ferais croire que la lune est compose de bosses de bison et quon en peut rtir une tranche au bout dun bton. Mais allons, Jack Wiley, suivons cette crte.

    Cette crte ! non. Elle nous conduirait trop prs de la Ville des sorciers, repartit Wiley.

    Voil bien une notion indienne, mais les blancs ne devraient pas avoir des ides aussi puriles. Jai entendu parler de cette prtendue ville. Son surnaturel est aussi naturel que moi, je le jurerais, oui bien, votre serviteur !

    Je ne prtends pas tre plus sage que mes voisins et ne parlerai que pour mon compte. Aussi je vous le dis : je me tiendrai lcart de la valle du Trappeur. On assure que ceux qui y sont entrs nen sont jamais sortis et que jamais, non plus, on nen a entendu parler. Les Indiens pensent que la localit est hante par un mauvais esprit et que tous les gens qui y mettent le pied ne peuvent plus len retirer. Ils sont obligs dy rder jusqu la fin de leurs jours... Vous navez pas besoin de secouer la tte, je vous dis quon les y a vus, M. Tnbreux.

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    Bon, je ne vous disputerai pas sur ce point, quoique je naie jamais song trouver quelque chose de pire que moi, partout o je vais. Je nai, du reste, jamais pu voir desprits moi-mme ; mais jai eu une nice qui pouvait les voir par lgions, au bnfice de ses amoureux, vous comprenez ? sans doute vous avez entendu parler de ma famille. Il y a eu mon grand-pre, le voyageur, et mon oncle, lhistorien, qui taient des gaillards extraordinaires dans leurs branches daffaires. Je sais bien quil y a des gens qui ont glos et ri sous cape quand jai parl des exploits de mon grand-pre le voyageur, et de mon oncle lhistorien, mais a ne fait rien de rien, oui bien, je le jure, votre serviteur !

    En jasant ainsi, les voyageurs finirent par atteindre une hauteur do leur vue dominait compltement la Ville hante, dont les murailles granitiques avaient une apparence spulcrale la clart terne et blafarde de la lune.

    Voyez-vous l, en bas ? dit Jack en tendant la main.

    O ? O ces rochers sont amoncels. Eh bien, cest

    lentre de la valle du Trappeur perdu. On lappelle la Porte du Diable. Ayant, comme je vous lai dit, chass la rivire aux Loutres, aux sources du Castor et au Rocher noir, jai recueilli ces histoires de lun, de

  • 40

    lautre, en faisant mes affaires. Vous prenez plus intrt ces niaiseries que moi.

    Quon me donne un bon territoire pour trapper ou chasser et je ferai un pied-de-nez aux superstitions des Indiens et des blancs ignorants.

    Nick sinterrompit soudain et ajouta dun ton diffrent :

    Regardez parmi les rochers, Jack, nest-ce pas un de vos fantmes ?

    O a ? o a ? demanda Wiley. Ne le voyez-vous pas qui remue, l, gauche ? Oui, cest vrai, rpliqua prcipitamment le

    trappeur. Il vaudrait mieux ne pas approcher, de peur... Vous irez o il vous plaira, M. Deux-cents-

    chevaux, mais mes yeux mont t donns pour mon service et je les utiliserai, interrompit Nicolas.

    Ce qui avait sollicit lattention de Nick, ctaient plusieurs personnes glissant, en un seul rang, le long des rochers.

    Elles ntaient pas tellement loignes quil ne pt les voir distinctement.

    leurs vtements et leur dmarche, on pouvait les prendre pour des blancs, mais il et peut-tre t imprudent de laffirmer.

    Nicolas les compta.

  • 41

    Ils taient cinq, et le plus avanc avait la taille ceinte dune charpe rouge. Leurs armes reluisaient au clair de lune.

    Aussitt, Whiffles se rappela la scne du petit bassin, alors quil cherchait dcouvrir qui lui avait vol ses piges. Tout son esprit se tint en veil.

    Il pia avec un intrt indescriptible la marche des cinq personnages, tandis que Wiley demeurait silencieux son ct ; mais en suivant anxieusement la direction de ses regards.

    Les cinq individus descendirent au fond de la valle et disparurent prs de la Porte du Diable.

    Que pensez-vous de a ? fit brusquement Wiley. Il nest pas rare de voir des trappeurs dans cette

    partie du pays, rpliqua soucieusement Nicolas. Oui, mais pas comme ceux-l pas comme ceux-

    l ! murmura Wiley. Et il poursuivait dun ton grave : Je vas vous donner un avis, tranger : vitez la

    valle du Trappeur, la ville des Rochers et la contre environnante ; vitez-les comme vous viteriez un parti des Pieds-Noirs, ou la peste.

    Merci, Jack Wiley, merci ! Je nai peur ni des hommes, ni des fantmes. Pendant bien des annes, jai parcouru bois, montagnes et prairies, et il ny a pas un

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    endroit que je redoute plus quun autre. Tout coin de terre ou deau, entre la baie dHudson et la rivire Colombia mest gal. Je connais le repaire du loup, de lours, de la panthre et des animaux destructeurs de cette rgion, tout aussi bien que les villages, pistes, campements et territoires de chasse de ces damns serpents rouges. Et moi, Nick Wiffles, je vais et l, o bon me semble, en homme qui sait son chemin, et ltendue des forces que le crateur de toutes choses lui a donnes, oui bien, je le jure, votre serviteur !

    Le brave chasseur pronona ces paroles avec la bonhomie, moiti srieuse, moiti joviale, qui lui tait habituelle, et, jetant sa carabine sur son paule, il reprit fermement sa marche en homme qui a foi en son jugement, en sa prvoyance.

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    IV

    Le chasseur noir Aprs avoir atteint le plateau, le jeune garon

    Sbastien Delaunay pntra dans une petite hutte cache dans un bouquet de cotonniers.

    Les chiens le suivirent, mais en se retournant de temps autre sous la direction que leur matre avait prise.

    Au centre de la hutte flambait un bon feu de branchages. Sbastien sassit auprs. Pendant quelques instants il soccupa empenner des flches, tandis que Maraudeur et Infortune, tendus ses pieds, lobservaient en silence, dun air somnolent, les yeux demi clos.

    Toutefois, bientt fatigu de son travail, il dcrocha un grand arc indien, pendu la paroi de la hutte, et, aprs lavoir band avec soin, il jeta un carquois sur ses paules et se dirigea vers le lieu do il stait spar du trappeur.

    Il faisait sombre ; mais les chiens, saisissant la piste de leur matre, partirent devant Sbastien et le guidrent

  • 44

    la valle. Comme une sentinelle vigilante, jusqu ce que la

    lune se levt, il inspecta minutieusement le terrain en parlant quelquefois aux chiens et en rflchissant parfois aussi.

    Tout coup Maraudeur sarrta court, dressa ses oreilles et pointa son nez vers le fond de la valle quargentaient faiblement les rayons de la lune. Son compagnon quatre pattes gronda, tressaillit. Il se serait prcipit en bas de la montagne si Sbastien ne let retenu.

    Ladolescent connaissait assez les habitudes du chien pour savoir que les siens avaient vu ou senti un homme ou un animal. Mais, vainement seffora-t-il de dcouvrir quelque nouvel tre vivant. Un groupe darbres nains, un peu plus bas, prs du lit de la valle, offrait un point dobservation meilleur et plus sr ; il y descendit.

    Aussitt, il reconnut lavantage de son mouvement ; car, en dirigeant ses regards au sud, il aperut un individu qui approchait.

    Ctait un blanc, mais pas Nicolas. Sa taille, ses vtements lindiquaient. Sbastien se prit lexaminer. llasticit de sa dmarche, la flexibilit de ses

    membres on jugeait quil tait jeune. Il portait un

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    habillement tout noir, diffrant matriellement par la coupe de ceux des trappeurs, mais prouvant peut-tre que son propritaire arrivait rcemment des pays civiliss.

    Il tait impossible de distinguer les traits de cet homme. Ses armes consistaient en un fusil deux coups pass derrire lpaule.

    Lindispensable couteau de chasse et des pistolets pendaient sa ceinture de cuir uni.

    Quoique seul et au cur dun pays sauvage, le jeune chasseur (ainsi le dsignerons-nous) paraissait brave et sr de lui.

    Cest au moins ce que pensa Sbastien, dont lattention fut appele dun autre ct par Maraudeur, qui aboya, bondit, et parut dcid slancer dans la valle.

    Sbastien eut quelque peine le calmer et tcha de saisir la cause de cette nouvelle excitation. Mais il fut assez dsagrablement surpris en remarquant, une courte distance, trois hommes mal vtus qui sournoisement longeaient aussi le vallon. Leur aspect parlait du trappeur nomade et de lIndien farouche et pillard.

    Ils cheminaient en silence. leur vue Sbastien trembla ; son visage se couvrit

    de pleur.

  • 46

    Se couchant entre les deux chiens, et arrondissant son bras autour du cou de chacun deux, il considra ces gens, en retenant son haleine et comme domin par lincertitude et leffroi.

    La vaillantise et la gaiet du jeune garon staient vanouies.

    Ses craintes, cependant, ne semblaient pas le rsultat dune vile lchet, mais bien dune horreur soudaine inspire par quelque puissance formidable et mystrieuse.

    Frissonnant, Sbastien jeta un regard vers le jeune chasseur : il avait fait halte et apprt son fusil.

    Les trois individus et lui staient dcouverts au mme instant.

    Quallaient-ils faire ? La rencontre serait-elle amicale ? Sbastien Delaunay ne le supposait pas.

    Le chasseur noir semblait avoir aussi ses doutes. De vrai, les autres avaient lair de blancs et de francs trappeurs ; mais leur extrieur tait plus sauvage que celui des indignes eux-mmes.

    Nous sommes facilement accessibles au soupon ; parfois, lintuition nous dsigne qui nous devons fuir et qui nous devons rechercher.

    Celui qui marchait en tte de ces tres hybrides, ayant lanc une illade au chasseur noir, ta un fantastique casque de peau, orn dune queue de renard,

  • 47

    et, aprs avoir pass dans ses cheveux hrisss une main quon et pu prendre pour la patte dun volverenne, il hurla comme un Indien.

    Son salut resta sans rponse. Oh ! oh ! dit-il, voil mon mangeux de lard. Pas plus mangeux de lard que vous, rpliqua

    froidement le chasseur. Point dimpudence, mon garon. Nous autres, on

    est n sur les prairies, moiti ours gris, moiti panthre, moiti Franais et moiti Indien. Huh ! houh !

    Le chasseur noir releva son arme et appuya son index sur la dtente.

    Je suis dhumeur paisible, dit-il ; je ne me mle pas des affaires dautrui, et je rclame le privilge dtre laiss tranquille. Mais les fanfaronnades et les grands airs ne me font pas peur, sachez-le. Si je dsire demeurer en paix avec tous, blancs, rouges ou mtis, je ne souffre pas les insultes.

    Un des trappeurs grogna comme un ours, tandis quun second hurlait comme un loup et que le troisime imitait le chant perant du coq.

    Le naturel du jeune homme tait videmment paisible.

    Si, dit-il, vous croyez quil convient daborder de cette manire un tranger et un blanc, je me permettrai

  • 48

    de diffrer dopinion avec vous. Votre conduite est grossire, injurieuse ; je mloigne.

    Pas si vite mon garon, nous avons affaire vous. Et linterlocuteur marcha sur le chasseur noir dun

    air insolent. Arrire, ne mapprochez pas ! dit celui-ci en le

    couchant en joue. Sbastien Delaunay fixait sur cette scne des regards

    avides. Il navait pas chang de posture. Il tait encore tendu entre ses chiens, les mains

    places sur leur gueule. Pas un mot, pas un mouvement de ce qui se faisait ne lui avait chapp.

    Peut-tre ne saviez-vous pas, morveux, que je mappelle lOurs-gris ? Je suis la mort pour tout gibier quatre ou deux pattes qui ose se poser sur mon chemin. bas ce fusil denfant, et nous allons rgler votre affaire !

    Le jeune homme haussa les paules. Merci, je saurai prendre soin de ma personne. Je

    ne me fie pas des coquins de votre sorte, et ne suis pas homme me laisser intimider et peut-tre piller avec impunit.

    LOurs-gris gronda dune faon menaante. La mchancet naturelle de son caractre sveillait.

    tranger, avez-vous jamais entendu parler de Bill

  • 49

    Brace1 ? dit-il, dune voix o la colre perait dj. Il se peut, mais je ne me rappelle pas, rpondit

    froidement le chasseur. Cest moi qui suis Bill Brace, ajouta lautre. Peut-tre me ferez-vous lhonneur de me prsenter

    vos compagnons ? ft le jeune homme dun ton moqueur.

    Vous les connatrez bien assez vite, cest moi qui vous le dis. Ce gaillard-l qui peut dvorer une mule crue son djeuner, eh bien, cest Ben Joice ; et cet autre qui vous avale une pinte de whisky sec dun coup, cest Zene Beck. Je ne pense pas que vous alliez jamais dire nos noms lun des postes de la compagnie de la baie dHudson, ou aux tablissements.

    Il y avait quelque chose de particulirement sinistre dans la manire dont il pronona cette dernire phrase.

    Les muscles de son visage se dprimrent et une perversit opinitre apparut dans tous ses traits.

    La vanit de la force physique le rendait insolent. Bill Brace croyait linvincibilit de ses nerfs. Drgl par inclination et habitude, vicieux et agressif par nature, il avait besoin de cette correction qui dompte le sclrat et humilie le brutal.

    Dites-moi quels sont vos desseins et je saurai

    1 Autrement dit Guillaume le roide.

  • 50

    mieux quoi faire, fit le chasseur noir. Si votre intention est de me dpouiller, je ne suis pas dispos le permettre. Jai dj vu des gens de votre calibre. La plupart se sont montrs paisibles, et je puis vous assurer que ceux qui se sont comports autrement nont rien gagn.

    bas votre arme ! vocifra Bill Brace. Oui, bas les armes ! rpta Ben Joice. bas ton fusil ! appuya Zene Beck. Le chasseur redressa sa taille et de douce qutait sa

    physionomie, elle devint ferme, presque dure. Une main sur le manche dun formidable bowie-

    knife1, Bill Brace avana le pied droit. Prenez garde, misrables ! cria le chasseur, avec

    un coup dil rapide la batterie de son fusil ; vous tes trois contre un, mais le premier de vous qui fait un mouvement, je le tue comme un chien. Je vous tiens pour vagabonds et bandits ;... cependant, pas pour des lches. Sil en est un parmi vous qui veuille se mesurer avec moi, la carabine, au pistolet, au couteau, ou aux armes que la nature nous a donnes, je suis son homme.

    Bill Brace haussa ses paules herculennes, et sourit ddaigneusement, mais plutt de rage que de bon cur.

    Vous criez bien haut, mon petit, mais je vas vous

    1 On sait que cest le terrible couteau amricain.

  • 51

    donnez une fire leon, grommela-t-il entre ses dents. En disant ces mots, il sappuyait sur le canon de son

    fusil dont la crosse reposait terre. Jamais face horrible ne stait empreinte dun cachet

    plus diabolique. Vivant loin de la contrainte des lois civiles,

    dbarrass de toutes les formalits et conventions de la socit, suivant sa guise les impulsions dune nature dsordonne, flattant ses apptits sauvages, singeant les murs des Indiens leurs vices et non leurs vertus avec une confiance entire en sa puissance musculaire, Bill Brace tait devenu le type de la bestialit humaine, si je puis mexprimer ainsi. Imposer comme loi sa volont aux autres, telle tait son ambition et mme sa devise.

    Quoique dune taille plus haute, le chasseur noir tait dune constitution plus grle.

    Il avait plus dharmonie dans les formes, mais moins de vigueur apparente.

    Son extrieur indiquait le sang-froid et cependant la souplesse.

    En gnral il ne semblait pas capable de soutenir une lutte corps corps avec son adversaire.

    Nanmoins, Sbastien observa quil tait calme, quil ne manifestait aucun de ces signes de trpidation qui accompagnent ordinairement la peur ou la colre.

  • 52

    Lentendez-vous, Ben Joice et Zene Beck ? Ce blanc-bec, ce mangeux de lard1 qui prtend rpondre par toutes armes Bill Brace, depuis ses poings, jusqu une espingole.

    Dans un paroxysme de ddain comique, mais inexprimable, Brace enleva son casque par la queue de renard qui le surmontait, le lana contre le sol en le foulant aux pieds, tandis que ses camarades tmoignaient chaleureusement de leur admiration ; lun en sifflant travers deux de ses doigts fourrs dans sa bouche, lautre en se tordant dans un clat de rire convulsif.

    Le chasseur noir se tenait parfaitement tranquille, et toujours prt faire feu.

    Buveux-de-lait, jaccepte le dfi ! h ! h ! ho ! ho ! songez-y mes gars, il veux amorcer Bill Brace le mangeux de chats sauvages, le grand ogre de la Saskatchaouane.

    Puis au jeune homme : Voyons, dites-nous comment vous voulez quitter

    le monde et que a soit fait tout de suite. Est-ce avec le plomb, lacier ou les griffes de lours gris qui sont mes armes naturelles, comme vous les appelez ?

    1 Les Anglo-amricains ont donn aux Canadiens-franais le

    sobriquet de mangeux de lard.

  • 53

    Nous commencerons avec les armes de la nature ; puis, si vous ntes pas satisfait, le couteau dcidera qui doit tre enseveli dans la valle.

    Quant cela, je puis vous le dire davance. Nous ne prenons pas la peine denterrer les gens. Les loups servent de croque-morts, dans les montagnes. Ils ont bientt fait, et lon na rien payer pour la fosse et le service. Mais nous gaspillons un temps prcieux. Htez-vous de dire vos prires et que je vous avale !

    Doucement, doucement, fit le chasseur noir. coutez les conditions du duel : Vos armes et celles de vos amis seront dposes prs de ce bouquet de pins ; puis vos camarades se retireront l-bas, derrire le rocher et resteront spectateurs passifs du combat. Quant moi, je placerai mes armes derrire cet arbre gauche, afin de pouvoir les saisir aisment en cas de trahison ou de mauvaise foi.

    Brace objecta dabord cette proposition, mais finalement il y consentit, et les armes furent, au bout de quelque temps, mises aux lieux indiqus par le chasseur.

    Sbastien avait peine contenir ses chiens, car ces armes avaient t poses cinq ou six pas de sa cachette. Maraudeur se rvolta un peu lapproche de Brace, et Infortune grogna sourdement. Mais le bruit ne fut pas remarqu.

  • 54

    Beck et Joice se retirrent lendroit dsign. Sans perdre une seconde, Bill Brace se dpouilla de

    sa casaque de chasse, en homme press den finir, tandis que son antagoniste quittait flegmatiquement son pourpoint noir au pied dun cotonnier, et desserrait sa ceinture.

    La charpente osseuse et solidement attache du premier formait un contraste frappant avec les proportions symtriques, quelque peu dlicates du second.

    Si Bill Brace pesait au moins cent quatre-vingts livres, le chasseur en pesait cent quarante au plus.

    tranger, fit Brace, vous ne feriez peut-tre pas mal de me dire votre nom avant que je ne vous dvore, car il se peut quun de vos amis dsire couvrir dune tombe vos os, quand on saura comment vous tes mort...

    Si vous ou vos coupe-gorge massassinez, un individu du nom de Pathaway manquera dans les montagnes. tes-vous prt, Bill Brace ?

    Tout prt ! rpondit Brace. Venez donc et attrapez ce que vous mritez ! Le jeune homme porta alors en avant son pied et son

    bras droit, puis le pied et le bras gauche, et fit face son ennemi.

  • 55

    Ensuite il retira son bras droit en le courbant comme un arc et tendit encore le poing gauche, en ayant les yeux fixs sur ceux de Brace, qui arrivait avec grand fracas, et se proposait de rduire son adversaire par la seule force du poignet. Linsulteur projeta, ramena sa main droite et reut, en pleine bouche, la gauche de Pathaway.

    Ce dbut sufft faire voir que le dernier connaissait lart de se dfendre, tandis que lautre lignorait.

    Ce gamin ta tir le premier sang ; attention, Bill ! pia Joice.

    Surpris de la riposte, Brace avait recul. Alors il remarqua que sa barbe changeait de couleur et passait du noir au rouge.

    Repos ! exclama Joice. la seconde passe, Brace prit plus de prcautions. Son but tait de terminer laffaire dun seul coup. Mais pendant ce temps, Pathaway lui allongeait un

    croc-en-jambe et le faisait choir sur le sol. Joice et Beck salurent cet vnement par un rire

    bruyant ; ils pensaient que leur champion se mnageait afin de sen tirer avec plus dhonneur, quand il aurait jou assez longtemps avec le petit, pour lreinter dun coup.

    Debout, Bill ! Pourquoi diable te vautrer comme

  • 56

    a ? dit Joice. Oh ! cest un fier matois ! glissa Beck. Oui, reprit lautre. Il va le dmolir en gros, car il

    naime pas le dtail, Bill. Un double clat de rire couronna cette lourde saillie. La fureur avait enflamm Bill Brace. Il slana sur Pathaway, en mugissant comme un

    taureau. Il frappait droite et gauche. Ses bras sagitaient comme des flaux, battaient lair

    et jamais natteignaient son antagoniste, qui bondissait tantt dun ct, tantt dun autre, plantant son poing o il lui plaisait.

    Repos ! dit encore Joice. Bill Brace ne demandait pas mieux. Il darda sur son jeune adversaire ses prunelles

    injectes de sang et rugit comme une bte fauve blesse.

    Pathaway, lui, navait rien perdu de son flegme. Les bras croiss sur la poitrine, il soutenait, sans

    sourciller, les regards ardents du trappeur. Instinctivement Ben Joice et Zene Beck se

    rapprochrent. Ils commenaient prendre un vif intrt cette

    lutte.

  • 57

    Sbastien aussi, entran par lexcitation, se leva pour mieux voir ; et les chiens eux-mmes se dressrent sur leurs hanches.

    Brace, haletant comme une machine vapeur, profra un horrible juron et se rua contre le chasseur qui, glissant agilement sous le bras du bandit, lui assna un coup formidable au-dessous de loreille droite. Le bless flchit comme un buf labattoir et roula terre. Mais, bientt relev, il revint la charge avec une furie et une violence terribles.

    Cest alors que le chasseur noir dploya ses tonnantes ressources de pugiliste. Parant les coups avec adresse, il les portait avec une dextrit et une vigueur qui jamais ne faisaient dfaut.

    Le visage du trappeur ne fut bientt plus quune masse de chairs pantelantes et saignantes. Il tombait tout instant, et se remuait dj avec difficult, lorsque Pathaway lacheva par un coup sous le menton.

    Bill Brace roula sur le sol. Ainsi je punis limpudence, dit le chasseur. Puis, se tournant vers Joice et Beck : qui le tour ? ajouta-t-il. Brace recouvrait ses sens. Il essaya de se mettre sur pied, en hurlant

    dimpuissantes imprcations. Mais, trop faible pour se

  • 58

    tenir debout, il retomba avec une telle faiblesse que toutes les jointures de son corps en craqurent.

    Cdant alors une rage indicible, il scria : Vos couteaux, camarades ! Hachez-moi ce gredin

    en chair pt. Cest le diable ! le diable en personne, Ben Joice. Sers-lui du baume dacier, Zene Beck, et je serai ton dbiteur pour la vie.

    Prompt comme la pense, Pathaway passa la main derrire son cou et en tira une de ces armes terribles qui portent le nom du clbre combattant texien, Bowie le brave, lintrpide, laudacieux !

    La lame brillante tincela et rflchit les rayons de la lune comme les facettes dun diamant.

    Joice et Beck sortirent de leurs mitasses des armes semblables, et ils se prcipitaient sur le chasseur, avec des cris forcens, quand ils furent arrts par lattitude dtermine du gladiateur.

    Pourquoi hsiter, poltrons ? leur dit-il. Venez donc ! le mangeux de lard vous apprendra comment on se sert de ce joujou.

    Et il montrait son large coutelas. Nayez pas peur, quoique ce soit le diable,

    grommela Brace dune voix caverneuse. Honteux de leur incertitude, Joice et Beck

    marchrent sur Pathaway, qui les attendait

  • 59

    imperturbablement. Ils fondirent en mme temps sur lui. Mais, les vitant aussi lestement quil lavait fait

    dans sa rencontre avec Brace, il laboura le bras droit de Joice avec son couteau.

    Ce misrable laissa chapper son arme. Au mme moment, une flche atteignit Beck

    lpaule et les deux chiens, Maraudeur et Infortune, lchs par Sbastien, chargrent vigoureusement les trappeurs, tandis quune voix criait quelque distance :

    Quest-ce que cest que a ? quest-ce que cest que a ? Encore une maudite petite difficult, je le jure, Dieu, oui !

  • 60

    V

    La hutte Un personnage de haute stature apparaissait

    quelques pas. Derrire lui marchait un individu moins grand, mais plus large des paules.

    Le premier tait notre ami Nicolas. Son interpellation fit suspendre aussitt les

    hostilits. Cependant les chiens sacharnaient aprs Bill Brace,

    et pour refroidir leur ardeur Nick dut user du pied. La paix, Maraudeur ! bas, Infortune ! Que

    diable sest-il pass ici ? On se bat, Dieu, oui ! Quel est ce mtin tendu sur lherbe ? Il a la figure dune pomme pourrie, je le jure, oui bien, votre serviteur ! Dordinaire, il ne doit pas tre beau garon, dame non ! mais comme a faut avouer quil a la plus vilaine tte quon puisse imaginer. Je ne crois pas que, dans tous ses voyages travers lAfrique centrale, mon grand-pre ait jamais rencontr un pareil chantillon de nature humaine, quoiquil ait vu des ngres, rouges comme lcarlate, des singes qui parlaient et des sapajous qui

  • 61

    faisaient lexercice militaire, avec leurs marchaux, gnraux et caporaux... oui bien, je le jure, votre serviteur !

    la voix de leur matre les chiens se turent, Nicolas se tourna alors vers Pathaway, et commena lexaminer avec une attention toute philosophique quoique peu courtoise assurment.

    tranger, dit-il ensuite, vous avez tap ferme sur ce gaillard-l ; je ne sais ni le commencement ni la fin de votre histoire, mais je crois que la justice est de votre ct.

    Cest aussi mon opinion, rpliqua le jeune homme. Il fallait me dfendre ou me laisser voler. Jai prfr me dfendre, et ce bandit a reu une leon quil noubliera pas de longtemps, jespre.

    Sil loublie, cest quil a la mmoire courte, rpliqua Nick, en regardant Bill Brace dont le visage stait tellement enfl quon avait peine distinguer ses traits.

    Je lai mnag autant que jai pu, dit Pathaway. Ma foi, monsieur, reprit le trappeur merveill, on

    ne dirait pas que vous tes capable de remuer une pareille masse de chair. Mais vous lavez prodigalement servi, Dieu, oui ! je vous en fais mon compliment. Quant lui, il ne parat pas quil vous ait touch. Qua-t-il donc fait ?

  • 62

    Parl plus quagi, rpliqua simplement Pathaway. Vous tes un luron, monsieur, oui bien, je le jure,

    fit Nick. Au surplus, vous ressemblez comme deux gouttes deau mon oncle. Lavez-vous connu, mon oncle lhistorien ? Trait pour trait, ctait vous. Il avait la mme taille, seulement un peu plus courte. Son bras droit ctait le vtre, quoique un peu plus long. Ses jambes avaient, Dieu me pardonne, une similitude complte avec celles sur lesquelles vous tes juch, pourtant elle ntaient pas aussi droites. Il me semble quil cagnottait, mon grand oncle lhistorien. Sa physionomie tait plus ouverte que la vtre, parce que sa bouche tait plus large. Il possdait un nez remarquable, mon oncle. Je nen ai jamais rencontr un pareil avant le vtre ; mais jai ide quil tait un peu plus gros, tranger... Oui un peu plus gros, tranger... Je lai vu une fois, illumin par les rayons de la lune et je vous garantis que a avait lair dune meule de foin. Ah ! quel organe ctait que le nez mon oncle lhistorien ! Du reste, ce nez il tait dans sa branche daffaires, car, tant historien, il vous sentait les faits dix sicles de distance... et mme plus...

    Le chasseur noir sourit. Son visage ne prsentait plus une seule trace

    dexcitation. Lexpression en tait agrable. Ses muscles qui avaient t aussi rigides que des barres

  • 63

    dacier staient relchs de leur tension anormale, et paraissaient aussi flexibles que ceux dune femme. Lesprit du gladiateur stait teint dans ses yeux. Ce ntait plus un vengeur implacable et sans piti, mais un jeune homme bon, lair doux et avenant.

    Il avait adroitement cach son arme et remettait son habit noir.

    Les autres tmoins de cette scne demeuraient silencieux.

    Ben Joice se glissa sournoisement vers le compagnon de Nick qui, ds son arrive, lui avait fait divers signaux tlgraphiques.

    Eh ! pourquoi diable ne parlez-vous pas, Jack Wiley ? dit Nick. Est-il besoin de faire ainsi des mouvements de main et de bras, comme un muet ! Est-ce que vous avez honte de notre compagnie ? Vous navez pas oubli vos vieilles connaissances, nest-ce pas ?

    Non, rpondit alors Wiley Joice, en parlant voix basse, la main demi colle sur sa bouche.

    Non, que diable veux-tu dire ? fit brusquement Ben.

    Nas-tu pas le sens commun ? reprit Wiley sur le mme ton. Je ne veux pas que tu me reconnaisses devant ces gens-l. Ce grand blagueur doit tre veill de prs ; tu entends ? Il prtend que les Indiens lappellent

  • 64

    Tnbreux, et je tassure quil est rus. Je ne serais pas surpris quon let envoy pour nous guetter, bien quil mait rendu un bon service. Ne me parle pas trop.

    Nick, avec sa subtilit habituelle avait observ ce qui se passait, et devin que Wiley et les autres trappeurs taient des oiseaux de mme plumage.

    Jeune homme, dit-il, en sadressant au chasseur noir, vous navez plus affaire ici, mest avis que vous feriez aussi bien de venir avec moi. Ces gibiers-l ne vous veulent pas grand bien. Le plus vite vous aurez quitt leur compagnie sera le mieux.

    Jaccepte volontiers votre offre, rpondit Pathaway.

    Alors, Jack Wiley, si vous voulez venir avec moi, il est temps de laisser cette bande de gueusards. Ils sont dhumeur trop libre pour que jaime rester avec eux.

    Bill Brace se mit sur son sant, et se penchant contre Joice, lcha un torrent dinvectives et de menaces, dans ce langage ml dindien, danglais et de franais, quon ne peut entendre que dans le Nord-Ouest, parmi les trappeurs livrs tous les excs dune vie dsordonne.

    Bill Brace a la mmoire dun Indien, hurlait-il. Tu as mis un tison enflamm sous le nez de lOurs-gris, mais il sen souviendra, mon petit.

    Il me semble quil la touch avec quelque chose

  • 65

    de plus dur quun tison enflamm, fit Nick. Je suis un trappeur, un Indien ! continuait Bill en

    montrant le poing. Oui, Indien, plus Indien que trappeur... Houah ! houp ! Jaurai ton sang, mangeux de lard. Je te suivrai, jour et nuit. Cest moi qui suis Bill Brace et je te dfie de dire que tu mas battu. Tue-le, Jack Wiley, tue-le et je te donnerai cent peaux de castor. O sont vos pistolets, reptiles ? Je... je... je me sens faible. Un peu deau, Ben. Ma tte est tout lenvers. Soutiens-moi ou je tombe !...

    En prononant ces mots il se laissa aller demi vanoui sur son compagnon.

    O est Sbastien, o est Sbastien ? demanda Nick, en se tournant tout coup.

    Maraudeur slana vers un massif de jeunes pins et se mit aboyer. Nick suivit aussitt le chien. Il trouva le jeune garon tendu presque insensible, et tenant son arc la main. Le trappeur le prit tendrement dans ses bras.

    Pauvre enfant ! pauvre enfant ! murmura-t-il. Il a assist un terrible spectacle, et a a t trop fort pour ses nerfs.

    Sadressant ensuite Pathaway : Il nest pas bien robuste, voyez-vous, monsieur.

    Dailleurs sa sant cloche depuis quelques jours. La rougeole, vous savez ?

  • 66

    Un sourire glissa sur les lvres du chasseur noir. Mais jetant, en ce moment, un regard sur le visage de Sbastien, il conut pour lui une vive sympathie.

    Cest un Bois-brl ! exclama-t-il. Nicolas ne parut pas charm de la dcouverte. Quil soit Bois-brl ou nimporte quoi, cest un

    bon garon, dit-il un peu brusquement. Il est brave, doux, obligeant ; je laime, moi. Sil a les membres dlicats, ils se dvelopperont avec le temps, je vous le dis, et il deviendra aussi vaillant quun chef comanche, je parle. Son systme a lair un peu dsorganis, mais quest-ce que a prouve ? il nest pas poltron, pour a, Dieu, non, je le jure, votre serviteur !

    Est-ce que vous seriez son pre ou son oncle ? interrogea Jack Wiley, en ricanant.

    Je suis son pre, et il est mon fils, nallez pas me contredire, rpliqua schement Nicolas.

    Sbastien commena reprendre ses sens. Il ouvrit sur le trappeur ses grands yeux, doux, rayonnants dintelligence, et un tressaillement courut partout son corps.

    Ny pense plus, ny pense plus, enfant, dit Nick ; cest pass et il ny a personne de tu. Peut-tre quelquun serait-il mort, si ses blessures eussent t mortelles, mais elles ne ltaient pas. Courage, il arrive de ces choses-l tous les jours ! Seulement tu ne les

  • 67

    vois pas. Quest-il arriv, Nicolas ? demanda-t-il dun ton

    dolent. Rien de bien considrable ; non, rien de bien

    considrable, je tassure ; une partie de coups de poing qui a caus une damne petite difficult lun des joueurs, voil tout. Mais comment te sens-tu, maintenant, mon cher enfant ?

    La voix de Nick tait pleine de sollicitude. Le jeune garon lui plaa ses mains sur les yeux et les y tint un instant.

    Pathaway le considrait avec autant de piti que dadmiration ; car ses petites mains mignonnes semblaient moins faites pour la vie incivilise que pour la vie de salon.

    Joli garon ! joli garon, murmura-t-il ; mais trop effmin pour ce genre dexistence. Il faudrait le renvoyer son foyer natal, sur les bords de la rivire Rouge.

    Peux-tu marcher, prsent ? fit Nicolas. Je le crois, rpondit Sbastien au trappeur, qui

    poursuivit en sadressant Pathaway : Ah ! monsieur, cest un si rude marcheur quand il

    est en bonne sant ! Il monte aussi cheval comme un singe, et moi qui vous parle je nai pas encore rencontr de cheval capable de le dmonter. Il descend dune

  • 68

    famille aristocratique et na pas t lev au travail comme les enfants de son ge. Son pre tait un comte franais, un duc anglais ou un prince russe dguis, ou quelque chose dapprochant. Je ne me rappelle pas exactement le titre. Sa mre tait une demi-sang de trs haute race, le plus beau spcimen de femme quon pt voir... Mais comment vas-tu, mon Sbastien ? Si tu ne peux te tenir sur tes jambes, je te porterai. a me va, moi, de porter les enfants comme toi, en haut des montagnes.

    Non, non, jirai bien tout seul, rpondit Sbastien, dont les regards se fixrent pour la premire fois sur le chasseur noir, et qui rougit comme une jeune fille.

    Quest-ce encore, petiot ? Ne vas pas tvanouir encore.

    Ensuite Pathaway : Il a t sujet ces attaques depuis quil a eu la

    coqueluche, il y a deux ans au plus. Il ne sen est pas bien tir, car cette diablesse de toux lui est tombe dans les jambes, croiriez-vous a ? Tout le village a eu la coqueluche et a touss tant et si rudement que tous les Indiens du pays ont pris leurs talons leur cou. Cette maladie-l ne devrait pas tre tolre du ct septentrional des montagnes Rocheuses, Dieu, non !

    Nick, tout en faisant ces excuses et ces explications, souleva le jeune garon sur son bras gauche, et lui versa

  • 69

    un peu de whisky dans la bouche. Le liquide ardent brla la gorge de Sbastien, et produisit un paroxysme de strangulation, qui, quoique dangereux, eut pour rsultat de ranimer compltement ses sens.

    Il sourit et dclara quil tait mieux. Comme de raison, rpondit Nick, avec sa

    bonhomie habituelle. Il ne faut rien dans le monde que lapoplexie qui nest srieuse que quand vous lavez eue quelquefois. Mon frre, le docteur Whiffles, avait coutume de la gurir sans difficult avec le prcipit rouge et locre jaune.

    Ce nest pas un remde commun, fit remarquer Pathaway.

    Non, ce ntait pas un remde commun. Il ntait connu de personne que de mon frre, et le secret est mort avec lui. Je vous raconterai un jour ou lautre comment il a fini, mon frre le docteur. Ah ! les jarrets flchissent encore, mon Sbastien ; mais lusage les rendra plus forts et plus longs aussi. Appuie-toi sur moi et naie pas peur de me fatiguer.

    Une voiture et une nourrice lui conviendraient mieux, grimaa malicieusement Wiley.

    Je connais des gens qui ont besoin dune charrette et dun bourreau, quoique je ne veuille pas dire que jen aie vu ce soir, riposta Nick.

    Vous savez que les enfants doivent souper et se

  • 70

    coucher de bonne heure, fit Jack comme sil net pas remarqu lallusion du trappeur. Pour moi, je naime pas les garons qui plissent comme des filles la vue du sang. Ce ntait pas comme a, avant que les tablissements fussent aussi prs et aussi nombreux.

    Tout change, dit Pathaway. Il y a des francs trappeurs qui ne sont pas ce quils devraient tre.

    Je nai pas envie de me quereller avec vous, monsieur, grommela Jack Wiley, en jetant un regard de dfi au chasseur noir.

    Celui-ci ne daigna pas relever linvective. On arrivait sur le plateau, et tous entrrent dans la

    cabane de Nick. Le feu fut promptement renouvel, et, ses

    brillantes clarts, nos gens purent sexaminer plus leur aise.

    Les yeux de Sbastien sarrtrent complaisamment sur Pathaway dont les regards le cherchaient souvent aussi avec un indfinissable intrt.

    Le souper fut prpar et mang avec un apptit, aiguis par de longues courses travers les montagnes.

    Jack Wiley dvora, non seulement sa portion, mais il empita sur la part de ses voisins. Il avait la faim dun ours rest longtemps sans nourriture et il engloutissait, avec une facilit prodigieuse, les quartiers de bison rti.

  • 71

    Dabord Sbastien ne fit pas cet individu lhonneur dune grande attention ; mais quand les lueurs du brasier clairrent les physionomies tous deux changrent des regards singuliers. Chez le premier il y avait la terreur ; chez Jack Wiley ctait une curiosit vague et inquite.

    Ayant fini de manger, le chasseur noir se jeta ngligemment sur une peau de buffle que son hte lui avait prpare.

    Wiley alluma une pipe et stendit dans un coin pendant que le jeune garon senveloppait timidement dune couverte carlate et se couchait dans la partie la plus sombre de la hutte.

    Soit par hasard, soit avec intention, Nick se plaa entre Sbastien Delaunay et ses htes.

  • 72

    VI

    La valle du Trappeur Au bout dune heure, tout sembla reposer dans la

    cabane du trappeur. Alors, Jack Wiley ouvrit les yeux, souleva sa tte,

    contempla un instant les dormeurs, puis il se mit sur son sant, sallongea et se coula aussi doucement que possible hors du logis.

    Maraudeur stait bien veill demi ; mais ne croyant pas quil ft propos de contrarier lhte de son matre, lhonnte animal reprit le cours de ses rveries canines.

    Sorti de la cabane, Wiley traversa rapidement le plateau et aperut le cheval de Nicolas qui paissait voluptueusement lherbe tendre.

    Vilaine bte, mais qui doit avoir de bonnes qualits, pensa Jack. Sa crinire est pas mal raide. On dirait un buisson dpines, mais a vous a des jambes tailles pour la course. Elles sont lisses, propres et parfaites aux attaches. Jaime cette croupe, cette petite tte, et cette gracieuse encolure. Ma foi, ce ne serait pas

  • 73

    bien de laisser l ce quadrupde. Il est vrai que son propritaire ma rendu un petit service, mais les affaires sont les affaires et lamiti na rien y voir.

    Quoique Jack loucht suprieurement, ses regards parvinrent, cette fois, se concentrer avec ardeur sur le coursier de Nick.

    Dcidment, il me va ! murmura-t-il. En dboutonnant sa chemise de chasse, il en tira une

    forte lanire de cuir quil avait enroule autour de son corps.

    Ensuite il sapprocha de lanimal qui continuait paisiblement son rgal, et lui ajusta la lanire autour du cou.

    Ayant russi au-del de ses vux, Wiley sauta sur le dos de lHriss qui, loin de faire de la rsistance, marcha volontiers une cinquantaine de verges plus loin. Mais arriv cette distance le cheval sarrta court, sappuya sur ses jambes de devant, logea sa tte entre elles, et, lanant en lair son arrire-train, vous envoya lcuyer mesurer la surface plane.

    Jack tomba sur le nez, avec une violence qui fit danser trente-six chandelles devant ses yeux. Pendant quelques minutes il ne vit rien que du feu au milieu duquel voltigeait un cheval enrag.

    Pas fort loin de cette scne, il y avait un homme qui riait de bon cur, je vous assure.

  • 74

    Ctait Nick Whiffles. Son sommeil avait t aussi lger que celui de

    lingrat trappeur. En le voyant partir, il stait lev et lavait suivi.

    Lorsque Wiley enfourcha lHriss, Nick frona les sourcils ; cest que, sil se souciait mdiocrement de la reconnaissance, il tenait son bien, surtout quand ce bien tait un cheval favori.

    Revenant donc promptement la hutte il saisit ses armes, poursuivit le voleur et arriva juste au moment o lHriss venait de lui faire baiser notre mre commune.

    Bravo ! se dit Nick, avec un vritable orgueil. Je ne lui aurais jamais pardonn sil ne stait pas comport ainsi, oui bien, je le jure, votre serviteur ! Et-ce t juste de se laisser prendre par cette vermine, qui tombera quelque jour dans une maudite petite difficult, si la Providence namende pas sa diablesse de mauvaise nature. Le tratre ! le rengat ! Oublier ce que jai fait cette nuit pour lui ! Il mriterait dtre pendu, et je vous dis quil ne sera jamais mieux quau bout dune corde.

    Cependant Jack Wiley se remettait de sa chute : Voil donc, grommelait-il en stirant et se frottant

    le visage, voil donc quelques-uns des tours que cette grande perche de trappeur lui a appris. Ah ! mon

  • 75

    brigand, je te corrigerai de ces manires-l quand nous serons dans les montagnes. Allons, reste en repos. Tu ne recommenceras pas si facilement cette fois.

    Et il se replaa sur le dos de lHriss, dont la mauvaise humeur semblait stre dissipe.

    Encore dessus, Dieu, oui ! pensa Nick. Eh bien, sil peut sy tenir, je le lui donne cet imbcile de lHriss. Je ne veux pas avoir un cheval qui se laisse mener par un pareil vaurien, moi !

    Tandis que Nick se livrait philosophiquement ce soliloque, lHriss fournissait Wiley des preuves incontestables de son ducation.

    Aprs trois ou quatre plongeons vers le sol, il se dressa sur les pieds de derrire, dcrivit une mirifique pirouette, se jeta droite, puis gauche, et finit par se renverser et se rouler sur le dos.

    Si le cavalier et t moins agile, il ne sen serait pas tir sans quelques os casss ; mais il en fut quitte pour des meurtrissures et des contusions.

    Je ne cderai pas dun point, et si je puis te monter, je te conduirai, exclama Jack furieux en savanant pour reprendre le bout du lazzo qui balayait la terre.

    LHriss, qui ntait peut-tre pas rus comme le serpent, mais qui avait toutefois la finesse que son matre avait pu lui donner, voulut, sans doute, dployer

  • 76

    toutes ses qualits, car, tournant soudain les talons son triste admirateur, il lui planta ses deux sabots en pleine poitrine et le laissa l, marqu dune double demi-lune.

    Si la force du coup net t moiti perdue avant datteindre Jack, bien sr que le coquin naurait plus, jamais de sa vie, lanc un lazzo au cou dun cheval.

    Accroupi sur le gazon Nick Whiffles sabandonnait de tout cur un de ces bons rires silencieux qui nous prennent parfois et quil est impossible de dcrire avec la parole ou la plume.

    Aprs cet exploit, lHriss se remit brouter lherbe en tranant la lanire sous ses pieds.

    Wiley se tordait dans des convulsions, comme un homme souffrant les douleurs purgatoriales de la colique bilieuse.

    Au bout de cinq ou six minutes il se releva nanmoins, en marmottant des imprcations et se dirigea vers le lieu quon appelait la valle du Trappeur perdu.

    Je ne mtais pas beaucoup tromp sur son caractre, dit Nick en se mettant, de suite, sur la piste de Jack Wiley. Il y a en moi quelque chose qui me dit toujours quand on ne doit pas se fier un homme. Je lai retir comme un tison du bcher, et je ne sais pas si jen suis vraiment fch. Pourtant je suis fch quil y ait tant de noire ingratitude dans le monde, ah Dieu,

  • 77

    oui ! Mais, peuh ! je men fiche, comme dune cartouche brle. Jaccepte le monde comme je le trouve, moi. Cest un bon monde, aussi bon qua pu le faire le Matre de la vie, car je sais que, lui, il est si bon quil en ferait un meilleur sil le pouvait. Il y a dedans de mauvaises gens, Dieu, oui ; mais, bast ! tout finira par bien aller... Diable, o va ce chenapan ?

    Comme il ny avait personne pour rpondre la dernire interrogation du trappeur, il fut oblig de senfoncer dans les conjectures, tout en suivant son voleur. Aprs avoir trott par monts et par vaux, Nick atteignit enfin une minence dominant la valle du Trappeur perdu, tandis que Jack Wiley descendait le versant de la colline vers la Porte du Diable.

    Il ne parat pas aussi effray des fantmes quil ltait, il y a deux ou trois heures, se dit Nicolas. Je crois bien tre sur la trace de ceux que jai dj cherchs. Je pntrerai enfin le mystre ; on pntre toujours les mystres quand on cherche. On a lil vous, mon gentilhomme, nayez peur. Il ny a pas de mal reconnatre la compagnie que vous frquentez et peut-tre a rapporte-t-il gros. Pressons-nous, car le jour approche, et mest avis que ce nest pas un lieu sr explorer quand le soleil luit.

    Le terrain quils parcouraient alors tait coup par deffrayantes fondrires, des roches dtaches,

  • 78

    dnormes masses de granit tourmentes. Partout on rencontrait des vestiges des convulsions

    volcaniques, qui, une poque recule de lhistoire du monde, avaient branl les montagnes jusque dans leurs fondements et panch, la surface de la crote terrestre, des torrents de roches fondues et de minraux.

    Souvent Wiley disparaissait la vue, perdu quil tait par les ingalits du sol. Nick nen continuait pas moins sa chasse avec cette patience stoque quon lui connat.

    Ils se trouvrent bientt prs de la valle et Wiley sclipsa tout coup derrire un gigantesque portique de roc.

    Parfaitement nomm, murmura Nicolas, en examinant avec intrt ce phnomne naturel. Si a ne ressemble pas la porte du diable je ne my connais pas.

    Les deux cts de cette porte taient composs de puissantes colonnes de basalte, qui, sinclinant lune vers lautre, se joignaient au sommet.

    droite et gauche, dautres piliers, de mme formation, les uns plus gros, les autres plus petits, et entrelacs de projections rocheuses, se dressaient en troit rseau, ne laissant quune entre principale la rgion mystrieuse appele la valle du Trappeur perdu.

    La curiosit de notre ami Whiffles tait aiguise ce

  • 79

    point, quil naurait pas voulu battre en retraite, si dangereuse que pt tre son entreprise. Il acclra mme le pas et arriva sous le porche titanique.

    La silhouette de la ville hante se dchiquetait devant lui.

    Nanmoins des blocs de rochers barraient le passage. Nick en longea le contour et se trouva dans les tnbres. Il lui sembla pntrer dans une rgion souterraine.

    Lair y tait glacial, imprgn de vapeurs humides ; le pied se posait sur un sol mou, visqueux. Whiffles nen allait pas avec moins de fermet, mais il fit un faux pas et tomba dans la vase.

    Un corps froid et gluant qui passa alors contre son visage lui apprit que le lieu tait frquent par des reptiles. Se relevant avec vivacit, le trappeur essaya de se reconnatre au milieu de la noirceur qui lenveloppait.

    Ce lui fut impossible. Un autre et abandonn l