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Émile Chevalier Le gibet BeQ

Chevalier Gibet

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  • mile Chevalier

    Le gibet

    BeQ

  • 2

    mile Chevalier

    Drames de lAmrique du Nord

    Le gibet roman

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 488 : version 1.0

  • 3

    Du mme auteur, la Bibliothque :

    Le chasseur noir Les derniers Iroquois

    Lenfer et le paradis de lautre monde La Capitaine

  • 4

    MON CHER E. FILLASTRE, La nouvelle dition de ce livre dont Victor

    Hugo avait daign prdire le succs vous est due. Nest-ce point vous, en effet, cher ami,

    penseur profond, physiologiste clair, mdecin de haute distinction, qui nous avez appris que le mot si terriblement cru de Bichat : Le cur est un muscle creux , trouvait son application, non seulement dans la chirurgie, mais souvent dans la pense intime des tres humains les plus aimant et dans la rigoureuse acceptation des faits des peuples les mieux dous pour clairer le monde au flambeau de la libert, de la philanthropie, de la fraternit.

    Cordialement vous, H.-E. CHEVALIER.

    Paris, le 4 dcembre 1878.

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    Le gibet

    dition de rfrence : Paris, Calmann-Lvy, diteurs, 1879.

  • 6

    I

    Les fiancs Par une glace, place au-dessus du piano,

    Rebecca vit entrer Edwin dans le parloir. Son cur battit avec force ; un clair traversa

    ses yeux ; elle rougit beaucoup, mais son corps ne fit aucun mouvement, et elle continua de dchiffrer sa partition comme si rien de nouveau ne lui ft arriv.

    Sans remarquer lmotion qui lavait agite, Edwin courut elle en scriant dune voix trouble :

    Rebecca ! ma chre Rebecca ! Les doigts de la jeune fille ne quittrent point

    les touches de son instrument ; cependant elle tourna lentement la tte, et, dun ton froid :

    Ah ! cest vous, Edwin ! dit-elle. Frapp par la scheresse de cette rception, il

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    sarrta court au milieu de la pice. Je croyais, miss Rebecca... balbutia-t-il. Mais elle linterrompt avec une vivacit

    fivreuse : Vous pouvez retourner do vous venez,

    monsieur ! Edwin plit ; un frisson parcourut ses

    membres. Sentant quil chancelait, il sappuya un guridon.

    Rebecca semblait avoir oubli sa prsence, et elle tracassait son piano avec plus dardeur que jamais.

    Pendant quelques minutes, nulle parole ne tomba de leurs lvres : la jeune fille jouait un morceau du clbre opra de Balfe, Bohemian Girl. Le jeune homme se demandait sil devait se retirer ou rester.

    Mais, fianc depuis sa plus tendre enfance Rebecca, lev prs delle, connaissant la fougue de son temprament et la bont de son cur, il ne pouvait croire quelle ft jamais fche contre lui, bien quelle et des motifs pour lui en vouloir. Aussi, surmontant sa douleur, il brusqua

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    une explication. Je vous prie de mentendre, dit-il. Elle ne rpondit point. Edwin continua : Des affaires dune grande importance mont

    forc dtre absent plus longtemps que je ne supposais...

    Et quelles affaires ? demanda Rebecca dun ton ironique.

    Sans doute il ne sattendait pas cette question soudaine, car il demeura muet.

    De nouveau, Rebecca stait retourne aux trois quarts, et, la main gauche frmissante encore sur son piano, la droite occupe relever une boucle de cheveux, elle rptait :

    Quelles affaires ? Des affaires srieuses, je vous lai dit, ma

    chre, fit-il la fin. Elle sourit ddaigneusement. Il sagissait, reprit Edwin, dune transaction

    fort grave. Ne pourrait-on savoir quelle tait la nature

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    de cette transaction fort grave ? Oh ! je nai rien de cach pour vous, dit-il en

    baissant les yeux. Alors, parlez. Jai t charg daccompagner des

    marchandises trs prcieuses au Canada. Trs prcieuses, en vrit ! dit-elle en

    haussant les paules. Je vous assure, ma chre Rebecca... Ne mentez pas, Edwin ! sexclama-t-elle en

    se levant tout dun coup ; ne mentez pas ! Malgr lamour que vous prtendez avoir pour moi et malgr vos serments, au lieu de songer votre avenir, amasser quelque bien pour vous tablir, vous avez encore travaill pour ce parti abolitionniste que je dteste !

    ces mots, Edwin changea de couleur. Il ouvrit la bouche pour protester ; mais limprieuse jeune fille scria aussitt :

    Nessayez point de nier ; votre conduite infme nous est connue. Et souvenez-vous que je ne serai point la femme dun homme qui cherche semer la division dans lUnion amricaine.

  • 10

    Qui donc vous a appris ?... murmura Edwin confus.

    Tenez, lisez ce journal ; il vous difiera sur votre propre compte.

    Et Rebecca indiqua par un geste, le Saturday Visitor, tal sur le guridon prs duquel se tenait son fianc.

    Celui-ci prit le journal et lut ce qui suit : Par une froide et sombre soire du mois

    pass, on frappa coups redoubls la porte dune maison habite par M. Edwin Coppie et sa mre, dont lhabitation est situe sur la limite de lIowa et du Missouri. Mme Coppie fut ouvrir. Un homme noir, robuste, dune haute taille, entra ; puis aprs lui, un second, un troisime ; enfin, huit ngres se trouvrent presque subitement dans cette demeure isole. Mme Coppie tait glace de frayeur. Ce ne fut quau bout de quelques instants que son fils parvint la rassurer. Pendant ce temps-l, les noirs, qui ntaient autres que des esclaves fugitifs, restrent immobiles et silencieux. Leffroi de la vieille dame stant dissip, ils demandrent si M. Edwin Coppie, sur

  • 11

    lassistance et lhospitalit duquel on leur avait dit quils pourraient compter, ntait pas l ?

    Cest moi, dit Edwin, et je ne tromperai pas vos esprances.

    Puis il les conduisit dans une chambre confortable, o il leur apporta du pain, de la viande et du caf. Les ngres se restaurrent, et, quelques minutes aprs, tous, except leur guide, un multre, dormaient dun profond sommeil, tendus sur le plancher.

    Cet homme raconta les aventures de sa petite caravane, compose desclaves du Bas-Missouri. Ses compagnons et lui arrivaient, dit-il, aprs avoir voyag toutes les nuits pendant deux semaines. La veille, ils avaient travers une petite rivire qui charriait des glaons, et dont les eaux taient tellement accrues quelles taient devenues presque un fleuve.

    Quand nous nous sommes enfuis, continua-t-il, nous venions dtre vendus, jallais tre emmen loin de ltat du Missouri, alors que jtais sur le point de me marier et que ma prtendue tait condamne rester dans cet tat.

  • 12

    Mais, observa Coppie, vous vous tes spar de votre fiance pour vous sauver ?

    Jespre bien, rpondit-il, quelle sera avec moi aussitt que je le voudrai.

    Et son visage sanima dune expression singulire.

    Les fugitifs ayant pris quelque repos, le guide, qui se nommait Shield Green, les veilla pour quils continuassent leur route. On tait leur poursuite. Edwin Coppie leur donna une voiture, et ils sacheminrent vers le Canada. Peu de temps aprs leur dpart arrivrent huit hommes cheval. Ils taient arms de carabines, pistolets, couteaux, et suivis dun limier qui avait traqu les pauvres vads jusqu cette distance. Il ntait pas encore jour quand ces chasseurs de chair humaine firent halte chez Coppie et reprirent la trace des fuyards. Un domestique de la maison, qui connaissait mieux le pays que les premiers, fut dpch en toute hte, par Edwin, afin de prvenir les malheureux ngres.

    Pour ceux qui se figureraient la position des poursuivants et des poursuivis, ce fut une journe

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    dinquitude et de souhaits fervents. On craignait que les fugitifs ne fussent rattraps. Ces pauvres gens ignoraient que les traqueurs fussent si prs deux. Vers midi, ils sarrtrent pour dner. Mais, comme ils se mettaient table, le messager, qui devait leur donner lalarme, atteignit lauberge o ils staient arrts.

    Aussitt, ils se remirent en marche. Vers deux heures, Coppie les rejoignit lui-mme, par des chemins dtourns, et leur proposa de les mener au Canada. Les ngres acceptrent avec joie cette obligeante proposition. Et Edwin se mit en tte de la bande qui se composait de toute une famille, nomme Coppeland, et du multre Green.

    Cependant leurs perscuteurs taient toujours sur la piste. Descendant devant une maison suspecte, ils la forcrent et la fouillrent de la cave aux combles. Heureusement pour les noirs que l, ces ennemis de leur race firent une sieste, et rafrachirent leurs chevaux.

    Les fugitifs gagnrent de lavance : ils se rfugirent, vers le soir, dans une fort de pins.

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    Le limier flairant lempreinte de leurs pas nen reprit pas moins la piste. Dj il sapprochait de la retraite o ces infortunes cratures se tenaient tapies ; ses aboiements froces faisaient retentir tous les chos de la fort et dj on entendait le galop des chevaux des chasseurs, quand Edwin, pouss par son ardent amour de lhumanit, se jeta sur le chien et lui enfona un couteau dans le cur.

    La nuit tait venue ; trangers la contre, les esclavagistes, nentendant plus la voix de leur limier qui avait roul mort sur le sol, craignirent de tomber dans une embuscade et tournrent bride.

    Le lendemain et les jours suivants, ils recommencrent la chasse avec un autre chien. Mais ce fut en vain. Conduits par le brave Edwin Coppie, les ngres parvinrent gagner le Canada, o ils sont maintenant en sret.

    Au nombre des fugitifs, il en tait un qui se faisait remarquer par sa rserve et la dlicatesse de ses formes ; ltoffe de ses vtements dhomme ntait pas dune qualit ordinaire. Cet

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    esclave tait une femme. Certaines gens prtendent, et cest notre avis positif, que ctait la fiance du multre Shield Green, senfuyant au Canada pour sy marier religieusement avec lpoux de son choix ; mais les journaux du Sud et tous les partisans de lesclavage voudraient faire croire que cette ngresse, connue sous le nom de Bess Coppeland, entretenait des relations intimes avec Coppie. Cette odieuse calomnie retombera bientt sur ceux qui lont forge. Nous engageons toutefois, nous qui avons le bonheur de parler dans un tat libre, nous engageons lexcellent et courageux jeune homme prendre des mesures pour chapper au ressentiment des odieux propritaires desclaves1.

    Tandis que Coppie parcourait des yeux larticle du Saturday Visitor, Rebecca tudiait sa physionomie.

    Il tait de taille moyenne, de mine nergique, audacieuse. La franchise accentuait ses traits ; lenthousiasme leur prtait son coloris. Il ignorait lart de dissimuler ses impressions ; car, chaque

    1 Historique.

  • 16

    moment, il sagitait, faisait un mouvement de la tte ou du corps, comme pour dire : ceci est juste, cela est faux.

    Parvenu au dernier paragraphe, ses sourcils se froncrent ; il frappa du pied avec violence et murmura :

    Les imbciles ! les menteurs ! Puis, il rejeta le journal sur le guridon. Rebecca stait remise au piano. Mais sa

    pense vaguait ailleurs. Elle promenait distraitement ses doigts sur le clavier.

    son tour, Edwin Coppie la contempla quelque temps en silence.

    Type de lAmricaine du Sud, Rebecca Sherrington avait le teint olivtre, lgrement empourpr sur les joues, une de ces carnations voluptueuses comme les aimait le pinceau promthen de Murillo : cheveux noirs, luisants ainsi quune grappe de raisin de Corinthe aux rayons du soleil ; yeux plus noirs, plus brillants encore ; front troit, quoique bomb et agrable, mais dnotant une fermet pousse jusqu lenttement ; nez droit, un peu sec dans ses

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    lignes, lvres petites, mprisantes, ensemble du visage dur quand une pense aimable nen adoucissait pas lexpression ordinaire.

    Le buste tait de formes grles ; les extrmits fines, souples, annonaient une souche aristocratique.

    Rebecca descendait effectivement dune famille de lords anglais, qui avait migr en Amrique, quelques annes avant la rvolution de 1776.

    Son grand-pre, frre cadet de lord Sherrington, avait jadis possd un grand nombre desclaves dans la Virginie. Lors du soulvement des Bostonnais, il se rangea du ct des sujets rests fidles la couronne de la Grande-Bretagne. Le triomphe des rpublicains et la proclamation de lIndpendance Philadelphie, layant ruin, il se rfugia dans le dsert et fut un des premiers pionniers qui dfrichrent le Haut-Mississipi.

    Ctait un homme fier, confit en morgue et qui inculqua son fils unique, Henry Sherrington, ses fausses doctrines sur les rapports des hommes

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    entre eux. Quoique la fortune ne lui et pas souri, celui-

    ci leva sa fille Rebecca dans les mmes principes. Et, lorsquon 1846 le territoire sur lequel il stait tabli, aprs son pre, comme fermier, fut admis parmi les tats de lUnion sous le nom de dIowa, il fit tous ses efforts pour y faire reconnatre et sanctionner lesclavage des ngres.

    Si les tentatives dHenry Sherrington chourent, il nen demeura pas moins un ngrophobe fanatique. Sa femme et sa fille partageaient tous ses sentiments cet gard. Ils habitaient Dubuque, la plus vieille ville de lIowa, fonde en 1786 par les Franais qui ont, comme on le sait, dcouvert et colonis, malheureusement sans profit, la plus vaste partie de lAmrique septentrionale.

    De bonne heure, et suivant lusage du pays, on avait fianc Rebecca Edwin Coppie, jeune homme de bonne famille, dont les parents rsidaient dans un village voisin.

    Mais le pre dEdwin tant mort, sa mre alla

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    se fixer sur une proprit quils possdaient prs de ltat de Missouri.

    Ctait lpoque o recommenait le diffrend entre les abolitionnistes du Nord et les esclavagistes du Sud.

    Edwin prit parti pour les premiers. Rebecca en fut informe ; elle lui fit de vifs reproches. Emport par un amour que la sparation avait attis, le jeune homme pensa dabord quil pourrait faire bon march de ses convictions et promit sa fiance de sloigner de la lutte politique. Mais il comptait sans la gnrosit de son me ; et, au mois de fvrier 1854, il arrachait, comme on la vu par larticle du Saturday Visitor, toute une bande de ngres, aux fers et aux infamies de la servitude. Cette action hroque, il lavait accomplie, non seulement en dpit de sa tendresse pour Rebecca, mais au pril de ses jours ; car, outre quil est dfendu dans la rpublique fdrale, mme par la Constitution des tats libres, de donner aide et secours aux esclaves marrons, les propritaires de ngres usent frquemment de sanglantes reprsailles contre ceux qui fournissent leur btail humain

  • 20

    les moyens de schapper. Au moment o nous le prsentons nos

    lecteurs, Edwin Coppie arrivait du Canada, o il avait russi conduire ses protgs, et o ils taient labri de leurs bourreaux : le trait dAshburton, conclu entre lAngleterre et les tats-Unis, sopposant lextradition des esclaves qui sont parvenus passer dans les possessions britanniques de lAmrique septentrionale.

    Comme laffaire avait eu lieu loin de Dubuque, notre bon jeune homme ne souponnait pas quelle y ft dj divulgue, et il se flattait, en prvenant cette rvlation, dattnuer leffet quelle produirait dans lesprit de miss Sherrington et de ses parents.

    Malheureusement pour lui, les journaux publics lavaient devanc.

    Il ne lui restait donc plus qu confesser bravement son crime et en demander pardon. Aussi se disposait-il le faire avec la candeur qui lui tait habituelle, quand M. Sherrington entra dans le parloir.

  • 21

    II

    La vengeance des esclavagistes M. Henry Sherrington tait un homme dune

    stature leve, mince, quoique sanguin. Dans sa fille, il retrouvait son image exacte, morale aussi bien que physique : mme hauteur, mme duret, mme emportement.

    Bonjour, master Edwin, dit-il en savanant vers Coppie.

    Le jeune homme lui tendit la main. Mais le pre de Rebecca feignit de ne pas remarquer son mouvement.

    Nous avons donc fait encore une quipe, continua-t-il en se laissant tomber dans un rocking chair.

    La jeune fille cessa de tourmenter son piano et se mit feuilleter des cahiers de musique.

    Je confesse, dit humblement Edwin, que je

  • 22

    me suis laiss entraner... Par votre got pour les princesses dbne !

    scria schement Rebecca. Oh ! miss Sherrington ! miss Sherrington !

    supplia Coppie. Vous nous avez cependant donn votre

    parole, master Edwin, reprit svrement le nouveau venu.

    Cest vrai, monsieur ; mais... Mais monsieur sest entich dune peau

    noire, insinua Rebecca avec plus de dpit peut-tre quelle nen aurait voulu montrer.

    Pouvez-vous supposer, miss ?... Je ne suppose rien. Les faits sont l. Et de son index, la jeune fille dsigna le

    journal. Mais cette gazette naffirme point ; au

    contraire. Dailleurs... Oh ! je sais bien que vous ntes pas

    embarrass pour trouver une excuse, dit Rebecca. Enfin, vous tes libre, M. Coppie, je ne vous blme point de mettre vos dispositions

  • 23

    chevaleresques au service des ngresses. Mais alors, monsieur, vous devriez avoir la discrtion de ne vous pas prsenter dans les maisons honorables et honntes.

    Ces mots furent prononcs avec une amertume qui dconcerta tout fait le jeune homme.

    Oui, honorables et honntes, ma fille a raison, rpta M. Sherrington en se balanant dans sa berceuse.

    Cest donc un cong ? murmura Edwin. Rebecca ne rpondit point. Mais son pre prit

    la parole pour elle : Je crois, dit-il, que vous devez le considrer

    comme tel. Mais, monsieur ! mais, mademoiselle !

    scria Edwin dun ton profondment mu, je vous jure qu ma place vous en eussiez fait tout autant. Ils taient si malheureux ces pauvres gens... la jeune fille surtout...

    Cette dernire rflexion arrivait mal propos. Elle acheva dexasprer la bouillante Rebecca.

    Osez-vous bien, scria-t-elle imptueusement, osez-vous bien dfendre cette

  • 24

    crature en ma prsence ! Avez-vous le dessein de minsulter ?

    Moi ! moi, vous insulter ! Rebecca, vous tes injuste ! profra Edwin en tombant aux pieds de la jeune fille. Ignorez-vous que je vous aime depuis lenfance, que je vous respecte comme la plus belle, la plus pieuse, la meilleure des femmes ; que je donnerais gaiement ma vie pour vous viter le plus lger chagrin...

    Vous le prouvez joliment ! dit-elle avec aigreur et en se levant.

    Prenez, sil vous plat, une autre position, master Edwin, dit M. Sherrington. Vos procds sont messeyants.

    Monsieur simagine sans doute tre dans une socit africaine, reprit Rebecca de sa voix cruellement railleuse.

    Vous ne voulez donc pas mentendre ? dit Coppie en larrtant par le bras, aprs stre relev.

    Non. Quoi ! Rebecca... Monsieur ! fit-elle avec un geste de superbe

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    intraduisible. Un nuage couvrit le front du jeune homme. Ne vous souvient-il plus, Rebecca, que je

    vous ai sauv la vie ce jour o vous patiniez sur le Mississipi, et o la glace se brisa sous vos pieds ? Dois-je vous le rappeler ? scria-t-il sourdement.

    La jeune fille baissa la tte et demeura comme cloue sur place.

    Bon, bon, sinterposa M. Sherrington. Si nous sommes vos dbiteurs, nous saurons nous acquitter envers vous, master Edwin.

    Dj celui-ci se reprochait la vivacit de son apostrophe.

    Pardonnez-moi, dit-il, un cri involontaire ; mais croyez que lexcs de mon amour pour miss Rebecca seul la arrach. Depuis mon bas ge ne me suis-je pas habitu la considrer comme ma prtendue ? Nai-je point appris estimer les mille qualits qui la distinguent et en font lornement de son sexe ? Aujourdhui jarrive ; jaccours plutt, aprs avoir accompli un acte que je juge bon avec la plupart des hommes, quoique

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    vous le considriez mauvais avec beaucoup de gens fort senss et fort recommandables ; je rve au bonheur de revoir ma fiance ; je forme cent projets de flicit pour elle et pour moi, et voil que subitement, violemment, vous glacez ma joie par votre froideur, vous me prcipitez du paradis dans lenfer...

    Ce disant, la voix de Coppie stait attendrie ; des larmes coulaient lentement de ses yeux et tombaient, brlantes, sur la main de Rebecca quil avait prise dans la sienne.

    Cette main, la jeune fille la retira en tremblant ; et, avec un effort pour dissimuler lmotion qui la gagnait, elle dit Edwin :

    Si mon pre veut vous pardonner ?... Eh bien ? fit-il passionnment. Je suis, rpondit-elle, soumise sa volont. Vous me pardonnerez aussi ! Je ferai suivant ses dsirs, repartit quelque

    peu sournoisement Rebecca en sortant du parloir, dont elle referma la porte sur elle.

    Les jambes croises lune sur lautre, le haut du corps pench en arrire, M. Sherrington avait

  • 27

    assist la fin de cette scne en contemplant attentivement le plafond.

    Le brave esclavagiste prparait un discours en trois points, pour prouver son gendre futur lexcellence de ses doctrines.

    Voyons, matre Edwin, asseyez-vous l et causons un peu, dit-il, quand Rebecca fut partie.

    Coppie prit le sige qui lui tait indiqu, et son interlocuteur poursuivit :

    Je vous ritrerai dabord ce que je vous ai dit plus dune fois : je ne donnerai jamais ma fille un de ces misrables abolitionnistes du Nord, pour plusieurs raisons, matre Edwin. Je naime ni les rpublicains, ni les dmocrates ; petit-fils dun lord dAngleterre, dun membre de la Chambre haute, je mentirais mon sang, mes traditions de famille, si je msalliais mes enfants. Quoique vous ne soyez pas daussi bonne maison que nous, jai jadis jet les yeux sur vous, parce que vous comptez des gentilshommes parmi vos aeux ; puis enfin parce que, sans vous, ma fille...

    Passons, monsieur, passons, je vous prie, dit modestement Edwin.

  • 28

    Bien, mon ami. Cependant, malgr ce service inapprciable que vous nous avez rendu, je vous dclare que si vous ne changez pas compltement vos opinions, Rebecca ne sera point vous.

    Coppie tressaillit, et, pour se donner une contenance, se mit examiner les dessins du tapis tendu sur leurs pieds.

    Oui, continua M. Sherrington, je laimerais mieux morte que marie un abolitionniste. Ce sont les abolitionnistes qui ont provoqu la sparation de ce pays davec la mre-patrie. Ce sont eux qui linfectent de thories fausses, perverses, funestes au sens moral, subversives de lordre public ; eux qui le pousseront sa perte, malgr les apparences dune prosprit trompeuse, si on narrte temps leurs excrables progrs. Quavez-vous dire dailleurs contre lesclavage ? Na-t-il pas toujours exist chez tous les peuples du monde ? Dieu ne la-t-il pas consacr ? La Bible ne vous lapprend-elle pas ? La religion catholique lapprouve comme la religion protestante. Les Espagnols, et aprs eux les Portugais, firent des esclaves dans lAmrique

  • 29

    mridionale. Si notre glorieuse Elisabeth dAngleterre arma le premier navire charg de faire la traite des noirs, le pape qui trnait alors Rome bnit lexpdition, et il ny eut pas, depuis jusqu ce fauteur de troubles, ce George Washington...

    Ah ! monsieur, respectez au moins la mmoire du plus vertueux, du plus sage des hommes, scria Coppie, incapable de se contenir davantage.

    Eh bien, master Edwin, ce sage, ce vertueux George Washington, comme vous le qualifiez, tait propritaire desclaves. Non seulement ce grand mancipateur se garda bien den affranchir un seul, mais il sanctionna lesclavage des ngres par un article de sa trop fameuse constitution.

    Mais, monsieur, vous vous trompez ! Que je me trompe ou non, rpliqua

    hautainement M. Sherrington, votre Washington conserva tous ses esclaves aprs la proclamation de la constitution. ses yeux, le ngre tait un tre infrieur, peu au-dessus de lanimal. Il pensait quon le pouvait donner, troquer ou

  • 30

    vendre, et, pardieu, il avait raison ! Qui est-ce donc qui me contredira ?

    Coppie avait grande envie de rpondre ; mais lintrt de son amour lui commanda le silence. Il se tut, et Sherrington reprit aprs une pause :

    Revenons vous, master Edwin. Je veux bien admettre que la jalousie de ma fille lgard de cette ngresse est purile ; je veux bien aussi ne voir dans votre chauffoure quune folie de jeune homme ; je me plais croire que lexprience, aide de mes raisonnements, finirait par refroidir votre cerveau brl ; je ne vous donne mme pas deux ans de sjour dans un tat esclaves pour tre tout fait de mon avis, car vous remarquerez que les ngres sont cent fois plus heureux que les domestiques blancs, et que les premiers, confortablement nourris, chaudement vtus et abrits maintenant, mourraient de faim ou de froid si on leur rendait la libert. Faits pour servir, ils sont incapables de se gouverner eux-mmes. Ce sont des brutes sur le sort desquels lEurope sapitoie sottement et sans connaissance de cause.

  • 31

    Cependant, hasarda timidement Edwin, louvrage de madame Beecher Stowe, traduit dans toutes les langues...

    La Case du pre Tom ! riposta vhmentement M. Sherrington ; une exagration greffe sur un mensonge !

    Nanmoins, objecta encore Coppie... Brisons l ou je me fche ! tonna son

    interlocuteur. Un moment aprs, il dit dun air plus calme : Vous renoncez vos ides absurdes, nest-ce

    pas, master Edwin ? Jen exige le serment sur les Saints vangiles. Puis, cette condition, vous pourrez esprer la main de Rebecca. Mais avant, mon jeune ami, occupons-nous de votre situation. Vous ntes pas riche, bien quintelligent, actif et vigoureux. On ne se met pas en mnage sans avoir une somme suffisante pour satisfaire aux besoins de celle quon pouse. Jusqu prsent, vous vous tes fort peu occup de votre avenir. Il est temps dy songer. Que comptez-vous faire ?

    Monsieur, rpondit Coppie, je me propose daller au Kansas.

  • 32

    Bien, et dans quel but ? Le pays est neuf ; je pense quen mavanant

    vers le territoire indien, et jusquau Mexique, je gagnerai de largent dans la traite de pelleteries.

    Hum ! commerce bien us, fit M. Sherrington en hochant la tte.

    Jai, continua Edwin, un millier de dollars en espces. Avec cette somme, jachterai de la bimbeloterie...

    Et combien prsumez-vous que rapportera ce commerce ?

    Il y a des chances courir, dit le jeune homme ; mais si la fortune mest favorable, jespre porter mon capital dix ou douze mille piastres dans deux ou trois ans.

    Dans trois ans donc, dit M. Sherrington. Mais vous rpudierez vos rves abolitionnistes ?

    Coppie luda la rponse par une nouvelle question :

    Me sera-t-il permis de voir miss Rebecca avant mon dpart ?

    Non, dit son interlocuteur, elle est indispose contre vous. Je lui offrirai vos

  • 33

    excuses. Partez, jeune homme ; vous avez ma parole, je compte sur la vtre ; dans trois ans vous nous revenez avec dix mille dollars, un esprit plus rassis, la ferme rsolution de soutenir le grand parti du Sud, et vous pousez ma fille.

    L-dessus le pre de Rebecca se leva et tendit la main Coppie.

    Cette faon sommaire de le renvoyer tait trop dans les usages amricains pour que celui-ci songet sen offenser. Saisissant donc cordialement la main de M. Sherrington, il la serra avec effusion, et sortit de la maison.

    On tait la fin de mars. Il faisait un temps

    doux et humide. Des toits des maisons, chargs de neige, leau dgouttait avec un bruit monotone et, par intervalle, un son sourd et prolong se faisait entendre : ctait une avalanche arrache, par le dgel, au fate de quelque difice qui venait sabattre dans la rue en sparpillant en un tourbillon de poussire nacre.

    La moiteur de latmosphre avait revtu les

  • 34

    murailles et les arbres dune couche de givre aussi blanche que lalbtre. On et dit que la cit tout entire tait construite en stuc.

    Cependant, depuis quelques jours, le Mississipi avait rompu sa prison de glace, et il roulait avec fracas ses eaux jauntres charges de banquises.

    La navigation tait rouverte de Dubuque lembouchure du fleuve.

    Edwin Coppie acheta une pacotille de couteaux, haches, fusils, couvertures, verroteries, etc., chez divers importateurs de la ville, embarqua le tout sur le Columbia, magnifique bateau vapeur qui desservait les rives du Mississipi entre Dubuque et Saint-Louis ; puis il prit, le soir mme, passage son bord pour Burlington, bourgade assez importante, non loin de la frontire des tats de lIowa et du Missouri.

    La traverse sopra sans encombre ; le lendemain matin, il arrivait Burlington.

    Leau tait toujours tide et le soleil brillait dun pur clat.

    Aussitt quil eut mis pied terre, Coppie loua

  • 35

    un traneau et ordonna au charretier de le conduire chez sa mre, qui rsidait trente milles de l, sur la rivire des Moines.

    Quoiquune paisse crote de neige stendt la surface de la terre, les chemins taient mauvais, dfoncs, parsems de cahots, comme disent les Canadiens-Franais. Aussi, le vhicule marchait-il avec une lenteur dsesprante pour Edwin, qui avait hte dembrasser son excellente mre, dont il tait spar ; depuis plus dun mois.

    La nuit vint, dployant son linceul sur les campagnes. Lattelage et le cocher taient fatigus ; celui-ci maugrait entre ses dents et jurait tout instant quil nirait pas plus loin ; celui-l bronchait chaque pas et refusait davancer.

    Tout coup, au dtour dun bois, une clart immense dchira les tnbres.

    Mon Dieu ! fit Edwin en fouillant lhorizon du regard ; mon Dieu ! on dirait que cest un incendie... que notre maison est en feu !

    Et sadressant lautomdon ; Fouettez vos chevaux ! il y a cinq dollars

  • 36

    pour vous ! Dix minutes aprs, le traneau arrivait sur le

    thtre de lembrasement. Coppie ne stait pas tromp : la mtairie quil

    occupait avec sa mre achevait de sabmer dans un ocan de flammes.

    Sur un pin gigantesque, devant la porte de lhabitation, on avait clou un criteau.

    Aux lueurs rougetres de la conflagration, le jeune homme y lut ces mots tracs en caractres sanglants :

    AINSI SERONT PUNIS LES TRAITRES LA

    CAUSE DU SUD. Edwin Coppie, prends garde toi !

    Lamant de Rebecca Sherrington, aprs stre

    assur que sa mre navait pas t la proie du flau destructeur et quelle tait rfugie au fort des Moines, quelques lieues de distance, grimpa sur le pin, dcrocha lcriteau, le retourna, le fixa la mme place, et avec un morceau de charbon

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    arrach aux dcombres de la ferme, il crivit :

    QUE LES TRAITRES LA CAUSE DU NORD prennent garde Edwin Coppie !

  • 38

    III

    Formation dun tat amricain On sait assez, en Europe, avec quelle rapidit

    fabuleuse augmente la population dans la plupart des cits des tats-Unis ; ainsi celle de New-York a plus que doubl durant les dix dernires annes ; aujourdhui, en y joignant Brooklyn, son faubourg naturel, on peut, sans exagration, la porter prs dun million dmes ; Buffalo, qui nexistait pas au commencement de ce sicle, en compte actuellement plus de cent mille ; et Chicago, simple poste de commerce indien en 1831, devenu ville et possdant cinq mille habitants en 1840, en renferme prsent deux cent mille environ dans son enceinte. Et ce ne sont pas l des exceptions : presque toutes les mtropoles de lAmrique septentrionale peuvent senorgueillir de progrs aussi remarquables.

    Mais ce que lon sait gnralement moins,

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    cest la merveilleuse activit qui change, dans cinq ou six ans, une portion considrable, disons grande comme la France, par exemple, du dsert amricain en une contre fertile, sillonne de chemins de fer, de routes, de canaux et parseme de villages florissants. La transformation tient du prodige. Dun t lautre, ce territoire de chasse inculte, que seul le mocassin de lIndien ou du trappeur blanc avait foul jusque-l, ce territoire, hriss de forts vierges ou perdu sous dinterminables prairies mouvantes (rolling prairies), semblables aux ondes de la mer, est devenu mconnaissable. Les arbres centenaires sont tombs sous la hache du bcheron ; le feu a nivel le sol ; avec le mlancolique Peau-Rouge, les btes fauves ont fui vers le Nord, pour faire place lenvahissante civilisation de lhomme blanc ; plus de wigwam en cuir ; peu de huttes en branchages ; mais partout des cabanes en troncs darbres croiss les uns sur les autres ; partout des constructions naissantes ; partout la proprit individuelle qui se substitue la proprit commune ; voici des bornes, voici des cltures de rameaux ; ici

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    commence pousser une haie ; un mur slve l-bas ! Dj, au milieu de ce groupe de maisonnettes, blanchies la chaux, et sur le bord de cette belle rivire o fume et ronfle un bateau vapeur, amarr une grossire charpente, quai provisoire, dj japerois monter vers le ciel un btiment de grave et simple physionomie. Cest un temple chrtien ; chaque dimanche, les hommes y viendront prier et remercier ltre suprme ; chaque soir les enfants y viendront apprendre tre hommes. Le village est au berceau encore, mais demain il sera form ; il aura son cole, son acadmie, son institut ; je ne parie pas de son commerce, car il est trs prospre. Les enseignes, que je vois au front des maisons, ce bruit de forge, ce mouvement prs du steamboat, cette gare de railway que lon construit ct, lannoncent loquemment. Mais aprs-demain, le village aura reu son incorporation. Il prendra le nom de cit, et cit complte, ma foi : vous y trouverez dix htels de premier ordre, vingt journaux, deux ou trois banques, des glises pour divers cultes, des salles de lecture, des collges, des promenades, des

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    difices publics, toutes les choses ncessaires la vie police, sans parler dune foule de lignes tlgraphiques, qui vous mettront en rapport immdiat avec toutes les parties habites du Nouveau Monde.

    Nouveau ; oui, il lest, car l stablit, sagrandit une socit nouvelle, qui na rien de nos prjugs, rien de nos conventions, et que vainement nous cherchons prendre pour modle de nos thories politiques. Le Nouveau Monde suit sa destine. Il a une civilisation compltement diffrente de la civilisation europenne, parce quil nen a ni le pass, ni les traditions indracinables.

    Ici, lhomme repose sur la famille ; l, il na dappui quen Dieu et en lui-mme. Ses liens de parent il les a briss, il les brise en migrant. Aussi a-t-il, en gnral, une croyance plus sincre, plus absolue dans lternel. Seul, qui demanderait-il du courage, des consolations, sinon au Crateur de toutes choses ? Sa foi politique, quon ne loublie pas, il la puise dans sa foi religieuse. Cest ce qui fait la force de la premire ; cest ce qui fait que tous les

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    branlements donns, dans les tats du Nord, au moins au gouvernement rpublicain, ne parviendront pas le renverser. Lgalit rgne sans partage, parce que, indpendamment du manque dascendants, chaque colon a eu, et a, sur cette terre neuve, besoin, en arrivant, de confondre son intelligence, ses forces et ses travaux avec ceux de ses voisins.

    Ceci me ramenant sur mes pas, je me permettrai quelques pages dobservations sur la colonisation dans lAmrique septentrionale ; aussi bien pourront-elles tre de quelque utilit certains esprits inquiets que pousse le dsir daller tenter fortune dans lautre hmisphre.

    Je le dis tout dabord : en principe, je ne suis pas oppos lmigration. Dailleurs, elle est une ncessit ou une fatalit, comme il plaira. La surabondance de la population, sur un point quelconque du globe, amne le dbordement. Cest une rgle de physique lmentaire. En outre lhistoire des races humaines et des civilisations nous apprend que lhomme marche sans cesse la conqute du sol ; car, comme toute chose, le sol est soumis la triple loi de Jeunesse,

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    Maturit, Vieillesse. Aprs avoir longtemps fcond la vgtation, lhumus spuise et cesse de produire. Il faut des sicles pour quil recouvre ses puissances premires. Les steppes de lAsie, les dserts de lAfrique lattestent, sans mentionner la campagne de Rome et les environs de Madrid, jadis si fertiles, aujourdhui peu productifs, surtout les derniers, devenus presque un dsert.

    Aussi, quand le rendement de sa terre nest plus en rapport avec ses besoins, lhomme la quitte, il en va chercher une autre. On vient rclamer lAmrique le suc nourricier de ses immenses territoires. Il faut avouer quelle est prte recevoir des millions de nouveaux individus et leur accorder un bien-tre matriel dont ils ne jouissent pas toujours en Europe. Mais quel prix ? Voyous un peu. Un homme seul fera peu ou rien en Amrique ; je parle du cultivateur, car cest lui que je mintresse. Les artisans ont des chances plus ou moins heureuses. Le tailleur de pierre, le maon, le serrurier, le mcanicien, le fondeur peuvent se tirer daffaires, et, avec de lconomie, amasser, en quelques annes, un joli

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    pcule ; mais, sils ne connaissent pas langlais, ils courent grand risque de vgter misrablement. Cest le lot peu prs invitable des gens ayant des professions dites librales. Quant au Canada, o la langue franaise est partiellement en usage, il offre si peu de ressources que les habitants passent chaque anne par milliers aux tats-Unis, o ils trouvent de meilleurs salaires et une libert daction plus large. La dsertion est telle, dans les rangs de la race franco-canadienne, que la lgislature en a pris de linquitude et soccupe de trouver un remde ce mal incurable, suivant moi, tant que la forme du gouvernement naura pas subi de modifications radicales. La dette publique frappe de prs de 2000 francs, chaque tte dhabitant. Les droits sur les importations sont de 58 100 pour cent. Les vins, eau-de-vie, par exemple, sont cots 100 pour cent la douane. Les taxes municipales sont en proportion. Montral, une simple chambre, recevant leau par des tuyaux de laqueduc, paie au-del de 35 francs par an au trsor de la ville. Je laisse juger !

    Revenant au cultivateur, rptons quun

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    homme seul na que faire en Amrique. Sil est dcid migrer, ce doit tre avec sa famille. Plus cette famille sera nombreuse, plus il sera en tat de prosprer. Mais, avant de partir, avant de dire adieu ce cher foyer dont nous ne nous loignons jamais sans un profond serrement du cur il aura d compter ses forces, calculer ses capacits, soumettre un examen svre ses facults physiques, morales et celles des tres destins laccompagner. Il ne va point une terre de Chanaan, quil y songe, et lexode une fois ouvert ne devra plus se fermer pour lui ! Sil nest pas dou dune constitution robuste, pouvant rsister toutes les intempries ; sil ne sait commander la faim, la soif ; sil nest prt accepter gaiement les plus rudes fatigues du corps, exposer un cur inaccessible aux plus foudroyantes motions, si, en un mot, il ne porte sur sa poitrine le triple airain dont parle le pote, quil se garde de franchir lAtlantique ! Le dnuement, la mort lattendent au-del.

    Jirai plus loin, et dirai franchement au cultivateur allch par les rcits des pseudo-trsors que lon trouve chaque pas en

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    Amrique : Si voulant venir ici vous y vouliez venir avec lide de retourner quelque jour en Europe, croyez-moi, nabandonnez pas le toit de vos pres, votre champ, vos amis. Vous lcheriez la proie pour lombre. Jai personnellement explor le pays du 30 latitude jusquau 65, cest--dire depuis la Nouvelle-Orlans jusquau-del du lac dArthabaska, sur le territoire de la compagnie de la baie dHudson, et jai vu beaucoup de Franais, beaucoup de malheureux : malheureux, parce quils songeaient constamment rentrer dans leur patrie. Cette pense, cette aspiration les paralysait.

    En Amrique, pour russir, vous tes tenu dapporter une sant toute preuve, une invincible ardeur au travail, des muscles dacier, un esprit inflexible comme le bronze, une volont qui ne soublie jamais. Sachez que vos habitudes, vos usages, votre nourriture, votre habillement changeront compltement. Vous renoncerez au vin, la bire et aux spiritueux, moins que vous ne vouliez vous empoisonner avec cet extrait dorge tiquet whiskey, ou ce compos dltre baptis gin, qui lun et lautre renferment des

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    quantits considrables de strychnine. Ces horribles breuvages sont un flau pour lAmrique. Aussi les effroyables calamits quils engendrent toute heure ont-elles provoqu des mesures lgislatives, comme les lois de temprance et dabstinence. Le malheureux adonn ces boissons est bientt atteint du delirium tremens qui lemporte avec la rapidit de lclair. Fortun est-il quand, dans un accs de surexcitation nerveuse, il ne sest pas dshonor par un crime. Gens de la campagne, qui venez dfricher les plaines de lAmrique, condamnez-vous leau et commencez une rforme en mettant le pied sur le paquebot transocanique. Vous ne sauriez vous habituer trop tt aux privations.

    On peut sembarquer dans les ports de France, mais il vaut mieux se rendre dabord Liverpool o, pour 160 francs, un vapeur transporte et nourrit un passager jusqu New-York ou Qubec. La compagnie des bateaux de la ligne anglo-amricaine fournit tout, lexception de la literie... Si vous prenez la ligne canadienne, le meilleur march, en dbarquant , Qubec, un

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    steamboat conduit pour cinq francs Montral ; de l il est facile de gagner, un prix trs modique, la partie du Canada ou des tats-Unis o lon dsire planter sa tente. Ce nest pas une mtaphore. La tente, puis la hutte, sont les demeures premires du colon, car du sjour dans les villes ou mme dans les villages, il nen faut pas parler, moins que lon napporte avec soi de gros capitaux.

    Mais jimagine que vous ayez achet pour quelques francs une tendue de terrain cent fois plus grande que votre village de France et que vous soyez entr en jouissance de ce superbe domaine1 ; cest ordinairement une fort vierge, ce que lon appelle terre en bois debout, ou une savane. Commencez par construire votre cabane. Elle formera un carr. Les murailles seront

    1 Les forts, terres en bois debout, valent de 10 15 francs

    lacre (environ un arpent). Celles qui font partie du domaine public, et les terres incultes en font presque toutes partie, sont vendues prix rduits et presque nominaux, depuis 1 fr. 25 c. jusqu 3, 6 et 8 fr. lacre. La vente de ces terres se fait avec des conditions de paiement raisonnables. Le gouvernement accorde jusqu huit et dix annes pour ce paiement.

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    composes de troncs darbres couchs horizontalement les uns sur les autres, avec des entailles chaque bout pour les emboter. La glaise remplira les interstices. Quelques voliges constitueront le toit. dfaut de plancher, ce seront des branchages. Le sol lintrieur sera battu comme laire dune grange. Une petite fentre quatre carreaux en parchemin, puis en verre, lclairera. Avec des ais ou des rameaux de sapin vous ferez votre lit. Un pole en fonte, une marmite, des cuelles, un banc, vos malles, voil le mobilier. La farine de mas, le porc, le buf sal, les pommes de terre (patates) sont chargs de vous sustenter, pendant les premires annes au moins. peine organis, vous vous mettrez au travail. Il faut faire la guerre la fort. On y porte le feu. En dtruisant les herbes, les lichens, les plantes de toutes espces, les arbustes, lincendie amoncelle sur le sol des couches de cendre qui en stimuleront les capacits productives, ds quil aura reu des semences. Mais ce ne sera gure que dans CINQ ANS quil paiera le colon de ses labeurs et de ses dbourss.

    Suivons pas pas les progrs de celui-ci.

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    Notre homme prend possession de sa terre le 1er mai 1864, par exemple. Le 24 juin, il pourra avoir dfrich, cest--dire abattu avec sa cogne tous les arbres demeurs debout aprs lincendie, et plant de pommes de terre deux acres. Le 24 aot, il aura dcouvert six autres acres. Il mettra autant de temps pour empiler le bois, afin de le brler. Mais, comme lentassement (loggins) sopre ordinairement en un jour, en faisant un bee (prononcez bie), ce qui consiste appeler son aide tous les voisins, et comme il doit naturellement rendre chacun deux un jour pour semblable assistance, cet change de travail le mnera jusque vers le 24 octobre. Je lui accorde ensuite jusquau 1er dcembre pour couper son bois de chauffage, et le laisse passer lhiver, saison quil emploiera prparer du bois de construction en un chantier au milieu de la fort, dans un rayon de 30 40 lieues ou mme plus de chez lui. Son travail lui sera pay sur le pied de 60 fr. par mois, nourriture comprise. Au chantier, il demeurera jusqu la fin de mars. Ainsi, il aura gagn 240 fr. Le bois de ses huit acres de terre aura produit 480 boisseaux de cendre, et, en

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    admettant quil nait ni le temps ni les ustensiles ncessaires pour transformer ses cendres en potasse, il pourra les vendre de 2 3 sous le boisseau, et ralisera ainsi de 60 70 fr. Or, en ajoutant ces 60 aux 240 fr. dj gagns au chantier, il sera possesseur de 300 fr., somme suffisante pour payer le porc, la farine et le th (boisson en usage), dont il aura besoin pendant les sept mois finissant au 1er mai 1865, sans mettre en ligne de compte les conomies de farine quil lui sera facile de faire au moyen de ses pommes de terre. En revenant de son chantier, le 1er avril 1865, il pourra, dans les parties tempres de lAmrique septentrionale, dfricher 2 acres, lesquels, avec les 2 acres dfrichs le printemps prcdent et les 6 acres dfrichs pendant lt, lui donneront 10 acres de terre propre la culture et environ 120 boisseaux de cendre, valant de 15 17 fr. Il smera sur cette terre trois acres de bl, cinq davoine et deux de pommes de terre. Son bl lui donnera en moyenne 20 boisseaux par acre, desquels il tirera aisment 12 quarts ou barils de farine. En dfalquant de cette quantit 6 quarts qui, avec les

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    pommes de terre, seront consacrs son usage personnel, il aura un surplus de six quarts. Chaque quart vaut, bas prix, 35 fr. Le colon se fera donc environ 210 fr. avec les 6. En retranchant de cette somme 80 fr. pour le porc, il lui restera autant que je lui ai allou pour la premire anne. Maintenant, le voici approvisionn pour jusqu novembre 1865, et il a en caisse 175 fr. Les cinq acres dorge produisent 175 boisseaux, valant, disons 2 fr. chacun, ce qui lui donne 350 fr. pour le tout. Le rendement de ses quatre acres de pommes de terre, ou deux acres chaque anne, devra tre denviron 800 boisseaux. Nous lui en cderons la moiti pour la consommation domestique et llevage de deux ou trois porcs. Il aura donc un excdant de 400 boisseaux. En les mettant au minimum 1 fr. le boisseau, sa rcolte lui rapportera 400 fr.

    Ainsi, avec les cendres, la farine, lavoine et les pommes de terre, il se sera fait 925 fr. Dduisons prsent, de cette somme, 165 fr. pour le sel, le poisson fum, le th et la semence, et on trouvera encore, au crdit de notre colon,

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    une balance de 760 fr. ; voil assurment un beau rsultat, mais nous avons compt avec le beau temps et tous les avantages possibles, quon ne loublie pas !

    Admettons que lt de 1865 ait t pass aussi industrieusement et aussi favorablement que celui de 1864. Le colon ne peut plus retourner au chantier. Il faut quil batte, fasse moudre son grain et dfriche encore. Il devra avoir, au mois de juin suivant, vingt acres prts recevoir la semence. Sa terre exigera le labour, sa petite famille une vache. Une paire de bufs lui cotera 400 fr., une charrue avec la chane 80 fr., la vache 100 fr., ce qui rduira ses 760 180 fr., somme affecte aux dpenses accidentelles. Je nalloue rien pour le savon et la chandelle, parce que le premier se fabrique habituellement la ferme avec les cendres et les rebuts de graisse. Quant lclairage, on peut, en commenant, se servir de torches de pin sec ou de cdre ; rarement les colons achtent du sucre. Ils en font eux-mmes, lrable leur fournissant, en abondance, les matires saccharines ncessaires. Je puis affirmer, par exprience et sans crainte

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    dtre dmenti, que le sucre drable est meilleur et plus hyginique que le sucre de canne ou de betterave. Le sirop qui dcoule de cet arbre si prcieux, forme une boisson trs agrable ; cest aussi un remde contre une foule de maladies. La prparation du sucre est dune simplicit patriarcale et nentrane presque aucun dbours. Chaque habitant peut faire le sien. Il est des gens qui exploitent en grand cette industrie et ralisent des bnfices considrables.

    La troisime anne, le colon ou squatter, comme on lappelle, fera naturellement de plus gros profits. son fonds il ajoutera quelques moutons, un cheval et quelques ttes de gros btail. En 1867, il sera, Dieu aidant, en tat de payer, avec intrt et sans gne, le capital qui lui aura t prt en 1864, ou de rentrer dans ses avances. Sans doute cet aperu a un ct sduisant. Mais je nai point fait la part de la grle, de la gele, des pluies continues, de la scheresse, de la mouche hessoise qui, depuis quelques annes, fait daffreux ravages dans lAmrique du Nord. Et la maladie de la pomme de terre ; et la concurrence ; et la difficult des

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    voies de communication et six mois dhiver avec des froids de 20 30 Raumur ; et des chaleurs tropicales en t ; et des bouleversements atmosphriques qui, en quelques heures, quelques minutes parfois, font varier le thermomtre de 10 20 degrs et les mille incommodits qui assaillissent lmigrant sur la terre trangre !

    Je terminerai cette exposition en rptant mes compatriotes de ne pas se laisser prendre aux promesses dcevantes des agents dmigration qui parcourent la France pour racoler nos bons et laborieux campagnards. LAmrique est incontestablement un beau pays, trs productif. Quelques Europens y ont promptement acquis des richesses normes. Mais sur cent Franais qui cherchent en faire le thtre de leur fortune, il y en a quatre-vingts qui meurent littralement de besoin, ou repassent la mre-patrie, quinze qui vgtent, trois qui se tirent daffaire et deux qui russissent... quelquefois.

    Tous ces malheureux contribuent puissamment, nanmoins, la colonisation du Nouveau-Monde. Ils en furent les premiers pionniers, depuis la dcouverte du Saint-Laurent

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    par Jacques Cartier, en 1534 ; aujourdhui encore on les voit marcher la tte de la civilisation, au dfrichement du dsert amricain. Partout ils ont transplant dans les tats de lOuest notre gaiet, notre esprit daventures, nos dnominations de localits. Ils staient tablis dans le Michigan, le Wisconsin, lOhio, lIllinois, le Mississipi, le Missouri, la Californie, le Minnesota, bien avant larrive des Anglo-Saxons ; ds 1851, ils se jetaient en nombreuses caravanes dans le Kansas ! Et quels singuliers colons que ceux-l ! Il y avait des mdecins, des avocats, des notaires, des professeurs, des gens de lettres, des hommes de cape et dpe, jusqu des prtres qui avaient jet le froc aux orties ! Un des premiers journaux fut rdig en franais et publi Leavenworth, capitale en esprance, riche lheure quil est de sept ou huit mille habitants, appele en avoir cent dans un quart de sicle ! Lintressant tableau quil y aurait peindre !... Mais nous devons nous arrter pour reprendre le fil de notre rcit.

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    IV

    Le Kansas et les Brownistes Le Kansas est, prsentement, ltat le plus

    occidental de lUnion amricaine. Sa superficie atteint 250 000 kilomtres carrs. Il a pour bornes, au nord le Nebraska, lest les tats de Missouri et dArkansas, au sud et louest les montagnes Rocheuses et le Nouveau-Mexique.

    Un Franais, nomm Dustine, remonta le premier, en 1720, la rivire qui lui donne son nom. Ce pays faisait partie de nos possessions louisianaises. Il fut cd, en 1803, avec elles, aux tats-Unis par Napolon Bonaparte, qui commit alors une des plus grandes fautes de son rgne.

    Abandonn aux tribus indignes qui venaient mettre leur indpendance sous la protection de ses vastes solitudes, rarement visites par les voyageurs, ce nest que dans ces derniers temps que le pionnier amricain,

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    prcurseur des immigrants, est venu y planter sa tente.

    Composes de grasses et fcondes valles quarrosent des cours deau superbes, comme le Kansas, lArkansas, la Plata et une foule de petites rivires, favorises par un climat tempr, traverses par les deux grandes voies de communication qui sont habituellement frquentes pour aller, par terre, de lAtlantique au Pacifique, on stonne que cette rgion nait pas t plus tt ouverte lindustrie.

    Il est difficile de concevoir, scrie un touriste, que pendant des milliers dannes cette contre ait t un dsert inculte et solitaire1.

    En 1855, elle navait cependant pas encore t admise la dignit dtat et ntait quun simple territoire, sans lgislature particulire. Ce qui ne lempchait pas dtre le thtre du mouvement politique dont tout le reste de la rpublique fdrale ressentait le contrecoup. Deux partis considrables sy disputaient, avec acharnement,

    1 Le Kansas, sa vie intrieure et extrieure, par Sara T. L.

    Robinson.

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    la suprmatie : celui-ci dfendait lesclavage de toutes ses forces, celui-l le repoussait avec nergie ; et lon sait que telle est la cause du diffrend qui existe depuis plus dun demi-sicle entre les Amricains du Nord et les Amricains du Sud.

    Durant lexercice lgislatif de 1853-54, M. Douglass, snateur au congrs pour lIllinois, tait parvenu faire voter un bill, lequel, abrogeant un acte antrieur, clbre sous le titre de compromis du Missouri, autorisait lintroduction de lesclavage dans le Kansas.

    Ladoption de ce bill poussa son comble lanimosit des deux partis. Ils rivalisrent defforts pour semparer du pays, en y tablissant des dfenseurs de leurs opinions respectives. Ainsi, sous le prtexte dune immigration lgitime parfois, et parfois sans dguisement aucun, on rigea, dans la Nouvelle-Angleterre et les autres sections du Nord, un systme de propagande auquel, par des moyens analogues, le Sud opposa une rsistance dtermine. Il en rsulta dabord un dveloppement aussi soudain quinou de la population du Kansas ; puisque,

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    quand cette population fut assez nombreuse pour justifier une organisation politique, et que les adversaires (les uns rclamant labolition de lesclavage, les autres son introduction) vinrent prouver leurs forces au scrutin, il sleva des rixes, des combats qui prirent le caractre de la guerre civile avec toutes ses horreurs. La querelle senvenima bientt. Et les factions se servirent de tous les moyens bons ou mauvais pour obtenir gain de cause.

    En 1855, leur irritation, leur fureur, taient leur comble.

    cette poque, dans une ferme sur la frontire du territoire et du Missouri, vivait un homme avec ses sept fils.

    Cet homme tait dans la force de lge. Il avait cinquante-cinq ans. Sa physionomie tait hardie : elle respirait lintelligence, mais dnotait lopinitret. Dou dune constitution musculeuse, dun esprit solidement tremp, il tait propre aux grandes fatigues physiques et morales. Son regard sombre et triste sclairait parfois dune mansutude infinie. Mais,

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    ordinairement, il inquitait et fatiguait. Assurment, une pense dominante, pense de

    tous les instants, de toute lexistence, absorbait cet homme.

    Il se nommait John Brown mais on lappelait communment le capitaine Brown ou le pre Brown (old Brown).

    Le capitaine Brown tait la terreur des esclavagistes, lespoir de abolitionnistes.

    Depuis bien des annes, il combattait de la voix et des bras pour lmancipation des ngres.

    Celui qui drobera un homme et le vendra sera mis mort , rptait-il frquemment, daprs Mose, ses enfants.

    Sa vie avait t un roman en action. Il la devait terminer en hros de lantiquit.

    N en 1800 Torringhton, petit village du Connecticut, il descendait en droite ligne de ces Pres Plerins (Pilgrims Fathers) qui vinrent, en 1620, chercher dans lAmrique du Nord un refuge contre les perscutions auxquelles leur secte tait en butte dans la Grande-Bretagne.

    John Brown tait g de six ans quand son

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    pre quitta le Connecticut pour se fixer dans lOhio.

    L, il reut une ducation svre, dont les pratiques de la religion protestante constiturent la base principale.

    seize ans, il se fit recevoir membre de lglise congrgationaliste dHudson.

    dix-sept ans, dit un de ses biographes, nous le trouvons faisant ses tudes pour le ministre acadmique de Morris Academy. Une inflammation chronique des yeux le fora abandonner cette carrire. Son prcepteur, le rvrend H. Vaille, dit que ctait le plus noble cur quil et jamais rencontr.

    vingt et un ans, John Brown pousa, en premires noces, Dianthe, fille du capitaine Amos Lusk.

    En 1827 ou 28, il alla stablir Richmond, comt de Crawford1. En 1831, il eut le malheur de perdre sa femme.

    Ce fut partir de cette poque que ses ides

    1 John Brown, sa vie, etc., par H. Marquand.

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    commencrent se fixer sur les horreurs de lesclavage et chercher les moyens dy mettre un terme.

    Son fils John dit, dans une lettre crite le 3 dcembre 1859, le lendemain du martyre de son pre : Ce fut immdiatement aprs la mort de ma mre que jentendis mon pre dire pour la premire fois, quil tait rsolu vivre pour venir en aide aux opprims.

    Ces paroles semblent indiquer que Brown fut profondment affect par la mort de sa femme, et quil pensa un instant ne lui point survivre.

    Quoi quil en soit, Richmond, capitale de la Virginie, au foyer de lesclavage, il apprit juger cette dtestable institution ; jura de consacrer le reste de ses jours son anantissement.

    Ds lors, il prche lmancipation ; mais il prche dans le dsert. On ne lcoute pas, ou bien on lui impose silence, on le menace ; sa vie est en pril.

    Sans se laisser intimider, il sonde plus avant la question et dcouvre que labaissement du niveau intellectuel chez les ngres, tout autant que la

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    cupidit et la perversion du sens moral chez les propritaires, sont les aliments de la servitude.

    Et le voici qui formule les aphorismes suivants, dont la vrit perce en traits de feu :

    1 Les droits de lesclave la libert ne seront jamais respects, encore bien moins reconnus, tant quil ne se montrera pas capable de maintenir ses droits contre lhomme blanc.

    2 Les qualits ncessaires pour maintenir ses droits sont lnergie, le courage, le respect de soi-mme, la fermet, la foi en sa force et en sa dignit ; mais ces qualits ne peuvent tre acquises par lesclave que dans une lutte arme pour rentrer dans ses droits.

    3 Lorsquun peuple, tomb entre les mains de brigands, a, par suite de plusieurs annes doppression, perdu ces qualits, il est non seulement du droit, mais du devoir de lhomme blanc de travailler en faveur de ce peuple, de verser le baume et lhuile dans ses plaies et de le soutenir jusqu ce quil puisse marcher tout seul.

    Depuis 1831, jusquen 1854, dit encore M. Marquand, nous trouvons John Brown occup

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    raliser sa grande ide. Quoique peu prs seul luvre, rien ne le rebute ; il arrache lesclavage un grand nombre de ngres et brave tous les dangers pour les assister dans leur fuite.

    Le bruit des troubles qui ont clat dans le Kansas parvient ses oreilles. Il voit l, une excellente occasion de faire prvaloir ses doctrines, et abandonnant immdiatement la Virginie, il vole offrir son grand cur aux abolitionnistes.

    Cest pourquoi, ds 1855, il apparat avec ses sept garons sur les bords du Missouri, o la prcd une rputation colossale.

    En arrivant dans le Kansas, il acheta une ferme, puis monta une scierie et en commena lexploitation.

    Mais il ne tarda gure essuyer les violences des esclavagistes.

    Un soir, entour de sa robuste famille, il faisait, suivant son habitude, la lecture dun passage de la Bible, lorsquon heurta brusquement la porte de lhabitation.

    Entrez, dit Brown, de sa voix calme et

  • 66

    ferme. La porte souvrit pour donner accs Edwin

    Coppie. Le jeune homme tait essouffl, hors

    dhaleine. Les fils de Brown linterrogrent dun regard

    anxieux. Mais le pre continua froidement sa lecture :

    Ils immolent des bufs en mon honneur et

    ils se rendent homicides ; ils font couler le sang des agneaux et ils offrent des chiens en sacrifice, vos offrandes sont pour moi comme des animaux immondes, votre encens comme lencens des idoles. Vous navez pas abandonn vos vices, et votre me sest rjouie dans vos abominations.

    Je choisirai des maux pour vous ; je ferai tomber sur vos ttes les flaux que vous craignez. Jai appel, nul ne ma rpondu. Jai parl, qui ma entendu ? Ils ont fait le mal en ma prsence ; ils ont choisi ce que je nai pas voulu.

    Pendant ce temps, Edwin stait remis.

  • 67

    Capitaine, dit-il en sapprochant de Brown. Je tcoute, mon fils, rpondit celui-ci en

    fermant le livre sacr et en posant un signet la place o il avait suspendu sa lecture.

    Capitaine, reprit Coppie, les esclavagistes ont dvast les terres que vous possdiez prs de Lexington, brl les rcoltes, enlev les troupeaux et gorg les bergers.

    ces mots, les fils de Brown se levrent tous ensemble et se prcipitrent sur des armes pendues aux parois de la chambre o se passait cette scne.

    Paix, mes enfants, paix, fit-il avec un geste de la main pour modrer leur fougue ; paix ! Le juste a dit :

    La patience est une grande sagesse : lhomme emport manifeste sa folie.

    Puis, sadressant Coppie : Combien y a-t-il de temps que cela sest

    pass ? Dans la nuit dhier je chassais avec Cox aux

    environs ; jai pu voir nos ennemis qui se retiraient en emmenant leur butin. Hamilton les

  • 68

    commandait. Cet Hamilton !... Ah ! quil ne tombe jamais

    porte de ma carabine ou de mon couteau-bowie, scria le fils an de Brown.

    Silence ! lui commanda svrement son pre ; cest la justice et non la vengeance que nous devons exercer. Ne dis point : je me vengerai, attends le Seigneur, et il te dlivrera.

    Le jeune homme baissa respectueusement la tte, et Brown continua :

    Dites-moi, Coppie, de quel ct sont-ils alls ?

    Ils se sont rfugis vers la rivire Kansas. taient-ils nombreux ? Vingt-cinq ou trente. Vingt-cinq ou trente, rpta le capitaine dun

    ton rveur. Il rflchit pendant une minute ; puis,

    promenant un coup dil satisfait sur les sept hercules que la nature lui avait donns :

    Mes enfants, demanda-t-il, vous sentez-vous de taille, en y joignant nos amis Coppie, Cox,

  • 69

    Hazlett, Stevens et Joe, vous mesurer avec les vingt-cinq bandits qui ont saccag nos biens, massacr nos serviteurs ?

    linstant, pre ! clamrent-ils lenvi. Que le Dieu dIsral vous bnisse, et quil

    vous protge contre nos ennemis, car nous allons sans tarder marcher sur eux, dit le vieux Brown en levant les yeux au ciel.

    Amen ! rpondirent les assistants. Mais o sont les autres ? interrogea encore le

    capitaine. Cox et Hazlett sont rests prs de Lexington

    pour surveiller les esclavagistes ; Stevens et Joe maccompagnent. Jai couru un peu, afin de vous prvenir plus tt. Sans cela, ils seraient arrivs avec moi.

    En route donc ! dit Brown en examinant les amorces de sa carabine.

    Chacun de ses fils sarma dun fusil deux coups, dune paire de revolvers, dun couteau double tranchant, dune hache ; chacun remplit de munitions et de provisions de bouche une gibecire en peau de daim, et la petite troupe

  • 70

    sortit de la ferme, le vieux Brown en tte. La porte de lhabitation ne fut pas ferme, car

    on savait que lon ny reviendrait pas et quavant deux jours lennemi laurait brle.

    Au moment du dpart, le soleil se couchait sous un pais rideau de nuages noirs avec de larges franges oranges ; le vent soufflait par rafales bruyantes ; du sud-ouest, comme un cho de lOcan courrouc, montaient les grondements de la foudre ; tout faisait prsager une nuit sombre, temptueuse.

  • 71

    V

    Lexpdition1

    Presque au sortir de la ferme, la bande

    sengagea dans un chemin creux, qui courait le long dune petite rivire. Des rochers normes, tantt pic, tantt surplombant le sentier, et tantt fuyant en arrire par un angle aigu, bastionnaient la passe dun ct, tandis quune immense prairie, dont les herbes dpassaient de plusieurs pieds la tte des voyageurs, lencaissait de lautre ct.

    Cette passe, connue de John Brown et de ses fils seulement, menait la rivire Kansas ; mais

    1 Quoique les campagnes de John Brown, dans le Kansas,

    aient donn lieu une foule de rapports, ces rapports sont tellement succincts et contradictoires que nous avouons volontiers avoir plus dune fois tch de suppler par limagination aux renseignements qui nous manquaient. Cependant les faits principaux sont authentiques.

  • 72

    elle se bifurquait plusieurs fois avant dy aboutir. Quoiquelle ft au ras du sol de la prairie, on

    se serait cru vingt mtres sous terre, tant les sons den haut descendaient sourds et profonds.

    Les mugissements du vent y parvenaient peine ; les cimes des longues tiges herbaces frmissaient, grsillaient avec un bruit monotone, irritant et fouettaient les pitons la face. Mais les roulements du tonnerre se faisaient plus imposants dans ltroit sentier. Son rempart de granit en tremblait. On et pu craindre quil ne scroult sur les audacieux qui bravaient ainsi les fureurs de louragan.

    ces voix lugubres, ajoutez, dintervalle en intervalle, la plainte aigu de quelque nocturne habitant des airs, ou un rugissement qui glace les btes dpouvante et fait frissonner les hommes les plus hardis, le rugissement du carcajou ; lanimal sanguinaire sil en ft, lennemi cach qui peut chaque pas fondre sur vous et vous trancher lartre jugulaire avant que vous ayez mme song vous dfendre, le tigre du dsert amricain, en un mot.

  • 73

    Dans la gorge on ne distinguait ni ciel ni terre. Le vieux Brown nen marchait pas moins dun pas assur.

    Ses compagnons, auxquels staient joints deux autres hommes, Hazlett et Cox, les suivaient deux deux.

    Prs dEdwin Coppie se tenait un des fils du capitaine.

    Ce jeune homme, nomm Frederick, mais que par abrviation on appelait familirement Fred, tait lami intime de lamant de Rebecca Sherrington.

    Quoiquils se connaissaient depuis quelques mois seulement, le partage dune vie de travaux, fatigues et dangers communs, plus encore peut-tre que la convenance des humeurs et la similitude des gots, les avait promptement amens des confidences mutuelles.

    Ils ne gardaient rien de cach lun pour lautre. Enfin, dit Edwin Frederick, jprouve un

    instant de joie sans mlange. Vraiment ! fit celui-ci, je croyais que loin de

    miss Sherrin...

  • 74

    Ne parlons pas delle, ne parlons pas delle, interrompit Coppie ; vous gteriez tout mon plaisir.

    Alors, je ne vous comprends pas ! Vous ne comprenez pas que je vois arriver

    avec bonheur le moment de me venger des sclrats qui mont ruin !

    Vous connaissez les ides de mon pre sur la vengeance.

    Sans doute, Fred, sans doute ; mais lui-mme nen cde pas moins en cet instant un dsir de se venger du mal quon lui a fait.

    Pas si haut, mon cher, je ne voudrais pas quil nous entendt.

    Pour moi, reprit Edwin, je hais lesclavage, vous le savez ; jai appuy mes opinions par des actes, je les appuierai encore ; mais...

    Miss Sherrington en pousera un autre, dit gaiement Frederick.

    Coppie tressaillit. Laissons miss Sherrington, je vous en prie,

    dit-il.

  • 75

    Du tout, du tout ; jen veux causer avec vous, rpondit son interlocuteur qui prenait plaisir le taquiner.

    Cest un sujet qui ne me plat point cette heure, rpliqua Edwin dun ton brusque.

    Auriez-vous fait le serment que son pre exigeait de vous ?

    Jamais ! Alors... Chut ! fit Coppie. Quy a-t-il ? Jentends du bruit. On dirait des cavaliers... Vous vous trompez, dit Frederick, ce ne sont

    pas des cavaliers, mais nos chevaux. Vos chevaux ? Oui, une dizaine de chevaux que mon pre a

    parqus ici dans une clairire et o ils sont en sret contre lennemi.

    Challenge (qui vive) ! cria tout coup une voix forte dans lobscurit.

    Brown, rpondit le capitaine en sarrtant. Le reste de la bande imita ce mouvement.

  • 76

    Le mot dordre ? demanda-t-on encore. Esclave, dit Brown. mancipation, ajouta le premier. Une lanterne brilla dans les tnbres et un

    ngre, dune taille gigantesque, parut lentre dune grotte naturelle, forme par les rochers.

    Cet individu, qui mesurait prs de sept pieds de haut, tait hideusement dfigur.

    Il avait le corps norme en proportion de sa taille, et la moiti du visage bouffi ; mais lautre moiti sche, ride, laissait percer les os ; une partie de la mchoire paraissait nu, et pour surcrot de hideur, lorbite de lil tait vide.

    Ces mutilations, ces cicatrices affreuses, le ngre les devait son vasion.

    Esclave chez un planteur, lembouchure du Mississipi, il brisa ses fers et senfuit. Mais poursuivi et serr de prs, il ne vit dautre moyen dchapper ses bourreaux quen se jetant dans un marais.

    La fange tait si profonde, si paisse que le pauvre Africain enfona jusque au-dessus des aisselles ; il ne put sortir du bourbier.

  • 77

    Il resta pendant deux jours dans cette horrible position, sans boire ni manger, expos un soleil tropical qui lui brlait le crne.

    Ce ntait pas assez ; un crabe monstrueux sattaqua cette victime sans dfense et lui rongea tout un ct de la face. Il lui et dvor la tte entire, si un autre esclave marron ntait venu au secours de son camarade.

    Arrach labme, une mort atroce, le premier gurit, et finit, aprs mille nouveaux prils, par atteindre le Kansas, o Brown le prit son service. Ctait une nature bonne, dvoue, mais grossire, peu intelligente et faite pour obir.

    Quy a-t-il de nouveau, Csar ? questionna Brown.

    Rien, massa ; chevaux bonne sant, Csar aussi ; li ben content de voir vous.

    Et il se prit rire. Les contractions de ce rire, en tirant son

    facis, le rendirent plus repoussant encore. Vous allez seller les chevaux, continua le

    capitaine, et, quand ce sera fait, vous vous

  • 78

    disposerez nous accompagner. Les rires du ngre redoublrent. Il sauta

    dallgresse. Dpchez-vous, car nous sommes presss,

    mon ami, lui dit doucement Brown. Csar slana aussitt vers un parc, qu la

    lueur de la lanterne, on apercevait une faible distance.

    Coppie remarqua quil tait dans une claircie dont les limites se perdaient au sein des ombres, mais qui sappuyait la barrire rocheuse de la petite rivire.

    Mes enfants, dit Brown, je vous engage vous restaurer, car nous ignorons quand et o nous pourrons prendre un repas demain.

    Les jeunes gens avaient emports dans leurs gibecires quelques morceaux de venaison fume.

    Ils sassirent lentre de la grotte et se mirent manger de bon apptit.

    Quant leur pre, il refusa de prendre de la nourriture. Mais, se plaant sur un quartier de roche, il approcha de lui la lanterne que Csar

  • 79

    avait laisse leur disposition, ouvrit sa Bible qui ne le quittait jamais, et lut voix haute le chapitre LX dIsae :

    Lve-toi, Jrusalem, ouvre les yeux la

    lumire ; elle savance la gloire du Seigneur ; elle a brill sur toi.

    On lcouta dans un religieux silence. Quelle peinture que celle de ces jeunes gens

    vtus et arms comme des brigands, adosss des falaises abruptes, dans un lieu effroyablement sauvage et dans une nuit orageuse, peine troue par les faibles rayons dune lanterne, prtant, tout en soupant sans bruit, une oreille pieuse la parole de Dieu transmise par un homme lair noble et svre, mais dont lquipement annonce des intentions aussi meurtrires que les leurs.

    Au bout dune demi-heure, Csar revint avec dix chevaux sells. Brown et chacun de ses enfants les montrent aussitt.

    Les quatre hommes, demeurs pied, sautrent en croupe derrire ceux des fils du

  • 80

    capitaine avec qui ils taient le plus lis. Csar, dit le chef au ngre, prends aussi

    place sur ma jument. Non, massa, pas masseoir ct de vous,

    courir devant, avec lanterne, rpondit-il. Et, saisissant le falot, il partit toutes jambes

    en avant de la caravane. Mon cur bat comme si jallais un rendez-

    vous damour, dit Coppie Frederick, dont il avait enfourch le cheval.

    Si miss Rebecca vous entendait ! fit celui-ci en riant.

    Ah ! je ne pense plus elle. Ni votre mariage ? Non ; depuis que je me suis joint vous

    pour combattre les partisans de lesclavage, je nai plus quun dsir, plus quune passion.

    Votre vengeance ! Peut-tre, repartit-il dun ton rveur. Taisez-vous dans les rangs ! ordonna Brown. On lui obit. Durant plus de trois heures, les cavaliers

  • 81

    continurent davancer au petit trot sans changer une parole et sans que cette course prolonge part fatiguer Csar.

    Ce fut lui qui le premier rompit le silence. Massa, nous arriver prs rivire Kansas, dit-

    il, en teignant sa lanterne. Une zone blanchtre apparaissait lorient ;

    les caps diminuaient en lvation, les herbes de la prairie devenaient plus courtes, plus drues et la route ondulait sur un coteau doucement inclin.

    Brown appela Coppie prs de lui. Vous connaissez, lui dit-il, le lieu o nous

    sommes. Oui ; Lexington doit se trouver cinq ou six

    milles notre gauche, sur lautre rive du Kansas. Cest cela. Alors, Stevens et Joe sont prs de

    nous. Je le crois. tes-vous convenu avec eux dun signal

    particulier de ralliement ? Il a t convenu entre nous que je les

    avertirais de votre venue en imitant le cri du coq

  • 82

    de prairie. Faisons une halte et voyons sils sont

    toujours leur poste. On arrta les chevaux ; Edwin se mit

    glousser avec tant de perfection quon et jur quun ttras saluait le rveil de laurore.

    Des gloussements semblables lui rpondirent tout de suite, et, peu aprs, deux hommes sapprochrent des cavaliers.

    Ctaient ceux que lon attendait. Toute la journe, ils avaient surveill le parti

    esclavagiste. Il tait camp sur la rive oppose du Kansas et plong, sans doute, dans livresse, car il avait pass la plus grande partie de la nuit boire et chanter.

    Brown dcida quil fallait profiter de cette circonstance pour lassaillir limproviste.

    Stant fait prciser le lieu exact o ses ennemis avaient bivouaqu, il remonta le cours du Kansas un quart de mille plus haut.

    Stevens et Joe enfourchrent deux des chevaux qui ne portaient quun seul cavalier, et la troupe se prcipita dans les eaux de la rivire.

  • 83

    Les montures taient vigoureuses. Il ne leur fallut pas plus dun quart dheure pour les franchir, malgr la rapidit du courant.

    Le jour se levait lorsque les Brownistes atteignirent le bord mridional.

    Ayant renouvel les amorces de leurs armes, ils tournrent lentement et avec prcaution un bouquet de bois, derrire lequel leurs adversaires avaient camp.

    Coppie, Cox, Hazlett, Stevens, Joe, mirent pied terre et couprent travers le bois, afin dattaquer lennemi sur les deux flancs.

    Mais cette tactique tait superflue. Fatigus par la veille et gorgs de whiskey, les

    esclavagistes dormaient si profondment quun bon nombre ne sveillrent quaux premiers coups de fusil.

    Une dizaine furent tus sur-le-champ ; les autres senfuirent et se dispersrent dans la campagne, sans avoir mme ripost aux agresseurs.

    Les jeunes gens voulaient les poursuivre, mais le chef sy opposa.

  • 84

    Ne frappez pas un ennemi vaincu ! leur dit-il.

    Cette victoire avait t laffaire de quelques minutes.

    Dans le camp, on trouva les bestiaux que les esclavagistes avaient enlevs Brown ; et, de plus, une quantit darmes considrable, ce qui fit prsumer que le parti dfait attendait des renforts pour les quiper.

    Le capitaine interrogea un ngre qui navait t que lgrement bless.

    Dabord ce ngre refusa de rpondre ; mais, menac dtre fusill sil persistait dans son mutisme, il dclara que les troupes commandes par le capitaine Hamilton en personne, comptaient sur une centaine dauxiliaires quon devait lui dpcher du Missouri pour investir la ville de Lawrence, quartier gnral des abolitionnistes.

    Enfants, cria alors Brown dune voix prophtique ceux qui lentouraient, je vous le rpte, lpe est tire du fourreau, elle ny rentrera que quand le droit des noirs aux mmes

  • 85

    liberts que celles dont jouissent les blancs aura t reconnu dans le monde !

    Comme il achevait ces mots, les notes stridentes du clairon retentirent.

    Tous les regards se portrent vers louest. Un fort dtachement de cavalerie descendait

    bride abattue, sabre en main, la rive droite du Kansas.

  • 86

    VI

    Lawrence La vue de cette troupe, dix fois plus

    nombreuse que la leur, inspira un certain moi aux jeunes gens.

    Ce sont les esclavagistes, scria Coppie avec exaltation ; nous ne pouvons leur chapper, mais il faut leur faire payer chrement notre vie.

    Bien parl, mon fils, dit le vieux Brown, en lui serrant affectueusement la main. Dlibrons vite, car le Seigneur a dit : Les penses saffermissent par le conseil et la guerre doit tre dirige par la prudence. Quel est ton avis ?

    Mon avis, rpondit Edwin, cest quil faut nous embusquer tous dans le bois, et attendre ces misrables sous son couvert.

    Mais, objecta Aaron Brown, nous serons obligs de descendre de cheval.

  • 87

    Sans doute, reprit Coppie. Hazlett secoua la tte. Edwin poursuivit rapidement ; Les vaincus ont laiss ici la plupart de leurs

    armes toutes charges ; ramassons-les, nous nous les partagerons, et avec les carabines, les pistolets, chacun de nous pourra aisment tenir tte dix hommes.

    Ce plan est sage, dit Brown le pre. Il appela Csar. Tu tiendras nos chevaux en main, lui dit-il,

    et tu resteras sans bouger derrire le bois. Ngre faire a, rpondit lAfricain en

    dansant. luvre donc ! fit Cox, sautant terre. Tous allaient imiter son exemple, quand

    Stevens qui, post derrire un arbre, examinait la troupe laide dune lunette, cria :

    Rassurez-vous, rassurez-vous, ce sont nos amis !

    Quels amis ? demanda Brown. Nos amis de Lawrence, le gouverneur

  • 88

    Robinson leur tte. La plupart des auditeurs poussrent une

    exclamation de surprise et de joie, en se prcipitant vers Cox, afin de vrifier la nouvelle.

    Mais le vieux Brown ne parut point partager leur contentement. Les rides de son front se rapprochrent. Un clair traversa ses yeux ; il murmura dun ton sombre :

    Un ami ! le gouverneur Robinson ; un envieux ! qui met la plus noble des causes au service de son ambition ! Jaimerais autant larrive des esclavagistes que la sienne.

    Si massa voulait ? disait Csar qui, demeur derrire son matre, avait entendu ces paroles.

    Et il porta, avec un geste significatif, la main sur un long coutelas pendu sa ceinture.

    Brown ne le comprit que trop, car il entra dans une colre terrible :

    Va-t-en ! dmon, fils de Blial, lui cria-t-il ; va-ten ! tu es indigne des sacrifices que lon fait pour arracher ta race la servitude. Si jamais tu te permets de pareilles propositions, je te ferai punir comme assassin : Celui qui veut se

  • 89

    venger rencontrera la vengeance du Seigneur, et le Seigneur tiendra en rserve ses pchs.

    Effray par lorage quil avait attir sur sa tte, Csar se jeta dans les broussailles.

    Mon pre, demanda Aaron au capitaine, les cavaliers l-bas apprtent leurs armes. Il ne nous reconnaissent pas, sans doute ; faut-il aller leur rencontre ?

    Non, mon fils, prends seulement ta cravate et noue-la au bout de ta carabine en signe damiti.

    Le jeune homme obit, et bientt la nouvelle bande fut sur le champ de bataille.

    Elle se composait dune centaine dhommes, monts sur des mustangs, grossirement vtus de pelleteries et arms jusquaux dents.

    Hourrah ! hourrah ! hourrah pour Brown ! hip ! hip ! hip ! hourrah ! hurlrent-ils en chur, ds quils aperurent le capitaine.

    Hourrah ! hourrah pour lmancipation des esclaves ! rpondirent ses fils.

    Hourrah pour le gouverneur Robinson ! essaya une voix dans la foule.

  • 90

    Mais cette voix ne trouva point dcho ; et, pendant cinq minutes, il y eut une confusion dapostrophes, de questions, de bruyantes poignes de main, qui empcha les deux chefs de se communiquer leurs rapports.

    Enfin, le gouverneur Robinson, impatient de lovation que ses gens faisaient Brown, commanda un clairon de sonner lappel.

    Aussitt le tumulte sapaisa et les cavaliers se rangrent en assez bon ordre.

    Le gouverneur, dissimulant son dpit, savana alors vers Brown qui semblait insensible lenthousiasme dont il tait lobjet.

    Je vois, capitaine, dit-il en saluant lgrement, que vous avez eu le bonheur de nous prvenir, et je vous flicite dun triomphe...

    Cest Dieu, protecteur de notre entreprise, quil faut adresser vos flicitations, monsieur, rpondit Brown dun ton froid.

    Le gouverneur grimaa un sourire. Et votre bras, capitaine, et votre bras, dit-

    il ; combien taient-ils ? Une vingtaine, je crois.

  • 91

    Vous ne les avez pas poursuivis ? Non. Cest un tort, capitaine, il fallait les tuer

    tous. Le sang vers inutilement retombe sur celui

    qui la rpandu. Je ne partage pas votre avis. Quand je trouve

    une vipre sur mon chemin, je lcrase ; si jen rencontre deux, jcrase les deux ; si jen rencontre cent, mille, je tche que pas une ne mchappe.

    Les hommes sont frres quelle que soit, dailleurs, la diffrence de leurs opinions, rpliqua sentencieusement Brown.

    Frres ! dit Robinson en haussant les paules ; cela peut tre bon en thorie, mais en pratique !... vous ne ferez jamais que les abolitionnistes de lUnion soient les frres des esclavagistes.

    Brown garda le silence. Son interlocuteur reprit bientt :

    Vous saviez quils se proposaient dattaquer Lawrence ?

  • 92

    Je viens de lapprendre. Mais, ajouta vaniteusement Robinson, si

    vous ne nous aviez prcds, Hamilton et toute sa bande prcheraient, en ce moment, lesclavage chez le diable. Je le rpte, capitaine, vous auriez d les tuer tous, jusquau dernier, comme je tue cette vermine !

    Et il dchargea son revolver sur un bless qui gmissait leurs pieds.

    Ce que vous faites l est indigne ! scria Brown en se jetant sur le gouverneur qui se disposait assassiner de mme un autre bless.

    Capitaine, dit celui-ci avec hauteur, vous vous oubliez !

    On ne soublie jamais quand on empche un homme de se dshonorer, rpliqua Brown, en arrtant le bras de Robinson.

    Je suis votre suprieur ; moi seul ici ai le droit de commander.

    Il y a plus lev que vous ici, monsieur le gouverneur, riposta Brown, cest Dieu qui vous voit, Dieu, qui vous dfend le meurtre !

    Capitaine, dit Robinson en frmissant de

  • 93

    rage, vous avez lev la main sur moi. Cest bien ; je vous ordonne de me suivre Lawrence, pour y rendre compte de votre conduite.

    Ctait mon intention, dit simplement Brown.

    Ses compagnons staient groups autour de lui, et avaient assist la dernire partie de cette scne.

    Capitaine, scria le fougueux Edwin en lanant un coup dil de dfi au gouverneur, capitaine, subirez-vous les insultes ?...

    Silence, mon fils ! interrompit Brown. Et sadressant sa troupe : Enfants, creusez une tombe pour les morts ;

    puis vous placerez les blesss dans ce chariot, et les armes que nos adversaires ont abandonnes.

    Vive le capitaine Brown ! crirent unanimement les soldats de Robinson, alors que celui-ci revenait, furieux, devant leur front de bataille.

    Du silence dans les rangs, ou je vous casse la tte, tas de braillards ! dit-il en parcourant la ligne au galop.

  • 94

    Sa menace neut aucun effet. La troupe rpta de nouveau : Vive le capitaine Brown ! Robinson cumait ; mais il tait le plus faible ;

    il rsolut de dissimuler son ressentiment. Aprs avoir enseveli les victimes de lattaque

    et excut les ordres de leur pre, par rapport aux blesss et aux armes, les fils de Brown entourrent le chariot.

    Ctait un de ces normes wagons, comme sen servent les migrants et les voyageurs dans le nord-ouest de lAmrique septentrionale. Quoique plus solides et plus durables que nos voitures, il nentre pas un seul clou, pas un seul morceau de fer dans leur fabrication. Une bande de cuir de buf sauvage, applique frache sur les roues, et qui se resserre en schant, tient lieu de cercle de mtal pour assujettir les jantes ou la tablette de bois arrondie qui forme quelquefois ces roues. Le vhicule tait recouvert de cerceaux, sur lesquels on avait tendu des peaux. Pour la forme mais avec des dimensions bien autrement considrables il ressemblait assez

  • 95

    ces charretins employs par nos paysans pour conduire leurs denres au march. Sur le devant de la voiture, attele de quatre vigoureux chevaux, le gouverneur Robinson fit arborer le drapeau de sa troupe, comme si lui-mme avait remport la victoire, et lon se mit en marche dans lordre suivant :

    Un piquet de quatre hommes ; Le chariot escort par les Brownistes ; Le gouverneur Robinson ; Le gros de sa troupe. Sil ne stait pas plac en tte du convoi, ce

    ntait pas quil nen et lardent dsir, mais il ne lavait os.

    La division qui existait entre les deux chefs naffectait en rien leur monde.

    Toutes les dispositions taient favorables Brown, dont le nom tait acclam chaque instant avec frnsie.

    Dans laprs-midi, on atteignit Lawrence. Ctait une ville en embryon. Lherbe croissait

    dans les rues peine perces. Des arbres touffus, des jardins bauchs, des flaques deau o

  • 96

    barbotaient soit des porcs, soit des canards ; des broussailles, des champs de mas ou de patates sparaient les habitations. Et quelles habitations ! des log-houses pour la plupart !

    Cependant, une population nombreuse et disparate se pressait devant les portes. On et dit un congrs gnral o les diverses nations de lEurope et de lAmrique avaient envoy des reprsentants.

    Physionomie, habillement, langue, tout avait un cachet particulier. Yankees, Allemands, Anglais, Franais, Italiens, Hollandais, Indiens, taient confondus ple-mle, contraste saisissant qui navait de parallle que dans la diversit des idiomes usits pour traduire lallgresse gnrale.

    Quand parut le cortge, un formidable vivat salua Brown comme un librateur.

    Les hommes agitrent leurs coiffures en lair, et tirrent force coups de fusil.

    Les quelques femmes que possdait la colonie savanant au-devant du hros, lui offrirent un magnifique bouquet de fleurs.

    Lune delles, au nom des habitants de la ville,

  • 97

    fit un discours appropri la circonstance. Je vous remercie de tout mon cur, pour

    votre bienveillant accueil, rpondit Brown dun ton grave ; mais en faisant ce que jai fait je nai rempli que mon devoir. Je suis donc peu digne de tant dloges. Souvenez-vous, mes amis, de la maxime de lEcclsiaste : Si tu suis la justice, tu lobtiendras, et tu ten couvriras comme dun vtement de gloire, et tu habiteras avec elle, et elle te protgera jamais, et, au jour de la manifestation, tu trouveras un appui.

    Ces mots furent reus par une salve dapplaudissements ; puis, Brown et ses compagnons, enlevs de leurs chevaux, furent ports sur les paules de la foule, la place publique o lon avait prpar la hte un banquet.

    Banquet simple et frugal. Il se composait de venaison et poisson bouilli, rti ou fum, pommes de terre et pis de mas.

    Dress sur des planches, que supportaient des barriques, le couvert tait plus grossier encore. Rares se montraient les assiettes et les plats de

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    faence : des feuilles dcorce, des cuelles de bois les remplaaient.

    De fourchette, de cuiller, point. Luxe encore inconnu au Kansas, le couteau de chaque convive lui en devait tenir lieu.

    Pour boissons, pour liqueurs, quelques cruches en grs ; celles-ci remplies deau, celles-l de whiskey ou de rhum. Au vin, la bire, il ne fallait pas songer ; absence complte.

    Le gouverneur Robinson, invit prendre part ce festin, sexcusa en prtextant une indi