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24 heures | Samedi-dimanche 22-23 août 2015 29 Lire, écouter, voir mne se la joue classieuse Chic, la rentrée littéraire d’automne se la joue classieuse Diane Meur s’étourdit dans la généalogie d’un clan Dans le ton de la saison, Sabine Wespieser publie peu mais sélect. Ainsi de Diane Meur, dingue d’histoire, prof savante et éminente traductrice. La Bruxelloise s’adonne à la fiction hybride, visitant le passé sous un éclairage baroque. Voir les Mendelssohn. Felix, le plus connu, a certes fait marcher moult couples vers l’autel grâce à sa Marche nuptiale mais c’est le grand-père Moses, chantre libéral, surnommé «le Socrate allemand» et patriarche d’une famille de dix enfants, qui passionne ici. L’auteur se branche sur son arbre généalogique au 18e et 19e s. et se perd dans le feuillage scintillant du romanesque. Elle s’y retrouve, forte de ses digressions, se faufilant dans cette enquête aux indices éparpillés autour du monde. Comme un exercice de voltige à la Perec, sa géographie humaine subjugue. La carte des Mendelssohn Ed. Sabine Wespieser, 490 p.

Chic, la rentrée littéraire d’automne se la joue ... · ... et à raison: si les émois de Christian ont été taxés de mau- ... une autre qui reproduit cet amour mécaniquement

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tableau, déride Derrida, Foucault et les autres. Barthes supportera de mourir uneseconde fois.

Autre éclat en perspective, le refus del’éditeur Gallimard de publier La zone d’in-térêt, de Martin Amis. L’écrivain britanni-que, accueilli depuis chez Calmann-Lévy,imagine une histoire d’amour dans lecamp d’Auschwitz. Fameux pour sesbrillantes satires, il émaille son récit de détails grotesques sur les frasques sexuel-les de nazis ivres et paillards. La papesse Joyce Carol Oates en a écrit le plus grand bien dans The New Yorker, son confrère Richard Ford a applaudi «un roman su-blime». Mais en France et en Allemagne,

ça jase. A suivre.Par la richesse de ses effectifs, la vague

livresque d’automne, cette exception cul-turelle française, se doit aussi d’être canali-sée. D’où l’importance de dégager des axes dans la masse. En 2015, la famille et son cortège de désastres obséderaient lesécrivains. Inutile de rappeler que le cré-neau est occupé depuis quelques nuits destemps, ou que Tolstoï prédisait déjà que les familles heureuses n’ont pas d’histoire.Après tout, comme n’importe quel genrelittéraire, cette approche permet de trier près de 600 romans entassés dans lesrayons nouveautés.

Ainsi encore de l’exofiction, qui s’es-quissait, se confirme. Soit l’étude libre defigures célèbres, Kadhafi, Casanova, Sade,Hugo, et tant d’autres. Peut-être faut-il y voir des créateurs en panne d’imaginaire,ou, au contraire, désireux de s’approprierle passé dans un élan de «rétromania»symptomatique du début du siècle.

Une certitude s’affiche:moins de mastodontes à

gros tirages, moins de li-vres aussi. Furieuse-ment classieuse, larentrée 2015 se jouedes étiquettes, misesur l’insolence. Desdestins d’écrivains ensomme. Diable!

Cécile Lecoultre Textes

En juin dernier, les éditeursparisiens soupiraient d’aiseen apprenant que Grey, qua-trième volume des aventures«mémé-porno» de EL James,sortait sous la canicule de

juillet, avec six semaines d’avance, alors qu’il était prévu de lancer le pavé en pleinerentrée littéraire. Extase, et à raison: si lesémois de Christian ont été taxés de mau-vais coup par la critique, le millionnaire aquand même écoulé 870 000 exemplairesde ses exploits. Désormais, un seul obsta-cle se dressait contre la suprématie de la rentrée littéraire chez les libraires, l’événe-ment Millénium 4.

Commandité par les héritiers officiels,et contre l’avis d’Eva Gabrielsson, veuve de Stieg Larsson, décédé en 2004, Ce qui ne me tue pas est précédé d’un mystère dont l’opacité se dissipe en strip-tease ma-chiavélique. Lisbeth, orpheline de soncréateur, reprend du service, infiltre la NSA et bricole avec les cerveaux artificiels.«J’étais terrifié à l’idée de ne pas lui rendrejustice», s’excuse déjà l’auteur, David La-gercrantz. Comme le reste du monde, la maison Actes Sud voit large et tire à près de 500 000 exemplaires. De quoi mono-poliser les ventes. Sur le fond, opposer unpolar suédois à une armada d’intellectuelssemble étroit d’esprit. L’un n’empêche pasles autres.

Mais la saison dernière laisse un souve-nir cuisant. Ainsi, Merci pour ce moment, les confidences de Valérie Trierweiler, ex-première dame bafouée, a soudain tiré toute la couverture médiatique. La rentrées’en est vue étouffée. L’éviction du Royaume, d’Emmanuel Carrère, dans les prix littéraires, passait à l’arrière-plan. L’autofiction, cette étiquette sur le nom-bril des romanciers en apnée introspec-tive, ne suscitait plus qu’un intérêt poli. Auhasard, que le «chouchou des lectrices» David Foenkinos soit anobli par les Renau-dot et Goncourt des lycéens ne faisaitmême plus se hausser les sourcils. Bref, laTerre se levait le matin sans souci de la météo à Saint-Germain-des-Prés.

Or, une bonne rentrée littéraire sedoit d’obéir à quelques règles. Une atmosphère de scandale s’impose. Cette fois, Simon Liberati, pour Eva,a déjà pris la tête des tribunaux,l’écrivain se voyant menacé de cen-sure par la mère de son héroïne. A peine celle-ci a-t-elle été déboutée,ne laissant à caresser qu’une ado-ration ambiguë pour une femme enfant devenue grande, que d’autres débats se profilent.

Laurent Binet,dans La septième fonction du langage,revient sur la mort du penseur Roland Barthes. Le 25 fé-vrier 1980, le sémio-logue ne serait pas mort de ne pas avoirtraversé dans les clous, mais assas-siné en pleine rue. Farce philosophi-que, roman noir décalé, essai his-torique: l’auteur massacre les ido-les d’époque avec une réjouis-sante imperti-nence, glisse desr é f é r e n c e s d’initié dans le

Chic, la rentrée littéraire d’automne se la joue classieuseEn 2014, les éditeurs ne disaient pas «Merci pour ce moment» à Valérie Trierweiler, ex-première dame de France qui tirait toute la couverture sur sa rupture. La zone de combat semble dégagée. Place aux auteurs

J’aimais l’idée de l’amour répété entre une personne qui en conserve la mémoire, une autre qui reproduit cet amour mécaniquement. La figure du destin marque sans cesse 7. Comme ce calife dans la légende persane à qui la mort est annoncée. Pour la fuir, il va sans le savoir se jeter dans ses bras.

Pourquoi 7, nombre magique?Pour laisser l’idée que cette immortalité puisse se perpétuer à l’infini. Ou pas. Sans raison. Par hasard. Le héros finit par la transmettre à l’amour de sa vie, se délestant d’un fardeau, trouvant sa libération. Et sortant de sa prison d’immortel, il peut alors apprécier sa finitude. Auparavant, il n’avait pas de raison de l’estimer, au contraire.

L’autre détail qui vous marginalise, c’est d’occuper la S. F.La science-fiction, comme les mytholo-gies, peut décrire notre condition en expliquant l’inexplicable, en transfor-mant en variables des paramètres a priori fixes. Ainsi de l’immortalité. En ce sens, je me sens plus proche d’un écrivain comme Dave Mitchell, ou des cinéastes Wachowski, qui ont créé Cloud Atlas: ils empruntent des solutions narratives au bouddhisme pour parler de leur propre civilisation.

Comment expliquer que la dystopie règne dans les blockbusters américains, et pas ailleurs?La culture américaine possède assez de confiance en elle pour affronter la mélancolie de la perte de sa propre puissance. Elle ose par exemple Hunger Games, où une dictature remplace la démocratie. Autre paramètre, le territoire. Leurs vastes espaces non domestiqués invitent aux western et road movie. Mais j’espère réinvestir ce territoire. Dans les Pyrénées, dont je suis originaire, j’ai remarqué qu’à cause de la crise l’Etat, postes, bus, etc., se retirait, laissant émerger une autre identité: certaines vallées ressemblent aux Appalaches! Il faudrait arriver à le dire en littérature. C. LE

Garcia se dope à la fiction, la preuve par «7», romans plurielsU Evénement Tristan Garcia bouscule avec 7. Un vrai roman, ou plutôt, comme il l’indique, des romans pluriels sous une seule couverture. Le brillant intellectuel, 34 ans, déroute face aux obscurs objets de son désir. Erudit branché sur le siècle, philosophe surdoué ou fan de séries télévisées et de S. F., il décode 7. Après Mémoires de la jungle et son singe éloquent, Faber – Le destructeur, phare de l’automne 2013, il y scrute le journal intime d’un immortel. Non pas qu’il s’agisse d’un candidat à l’Académie française, mais d’un homme «de la renaissance» qui expérimente une vie sans fin face à la même amoureuse, au même ami. Sacré numéro: une architecture complexe de l’âme, où se perdre avec jubilation. «Comme si je creusais un tunnel par les deux bouts, en espérant les voir se rejoindre…» Mode d’emploi.

Vous échappez au label «romancier français» jusqu’au malentendu.Je me sens isolé dans le paysage, c’est vrai. J’en étais presque paralysé jadis, car mon but reste de raconter des histoires. J’ai même failli prendre un pseudonyme. La philosophie peut intimider, la littérature, espace de démocratie, ne le devrait jamais. Je porte encore cette différence de ne pas m’identifier à la langue. J’ai grandi à l’étranger, en dévorant romans du monde entier, contes d’autres civilisa-tions, notamment la Chine ancienne.

Comment cohabitent le philosophe et le romancier?J’ai réalisé une de mes vies en pratiquant la philosophie, cet art de l’aplanissement qui correspond à celui en moi qui ne croit pas en Dieu, qui se montre rationnel. Mais qui ne me suffit pas. Et donc j’aspire aussi à être celui qui amène la folie, le mensonge: c’est le romancier. Suis-je névrosé? Les vrais schizophrènes seraient plutôt ceux à qui il est refusé de mener plusieurs existences de front.

Mais dans la pratique?J’essaie de travailler contre le philosophe pour éviter le piège d’une littérature lourde, illustrative. 7 reprend ce thème, la difficulté d’être soi et un autre dans la même énergie. J’ai porté longtemps ce souci de dissocier la pensée abstraite et la fiction romanesque. J’aime cette vue de l’esprit: une tenaille qui se relâche un peu pour laisser filer l’imaginaire, infiltrer de la folie dans un cadre rationnel.

Pourquoi confronter l’immortel de 7 à une même amante immuable?

Les champions

Amélie Nothomb, nouvelle baronne, flingue son comte

La Belge au chapeaunoir et au sourire ceriseétrenne son titre debaronne. D’où le choixde ce noble thème, unaristo fauché qui cacheses petites misères dansl’apprêt d’un dernier feud’artifice mondain. Mais

une prophétie gâche la garden-party. Le comte tuera un invité lors de cette soirée alors que sa fille Sérieuse se désigne comme la victime. Inspirée par Oscar Wilde, dont elle reprend l’argument d’un texte et féminise le héros Constant, Amélie Nothomb peine à jouir avec cette bande d’impuissants à particules. Cette nouvelle devrait gambader vers la farce de classes sociales avec des saillies drolatiques, elle s’enlise avec des précautions de douairière usée dans l’ornière de fastidieuses explications. De l’importance d’être sérieux et de ne pas laisser s’éventer le champagne.Le crime du comte NevilleEd. Albin Michel, 144 p.

Les challengers

Sorj Chalandon poursuit le deuil éternel de son père

«Pudique et grave, mêmequand il publie dans LeCanard enchaîné»,souffle un confrère.Chalandon en a vu detoutes sortes mais chezce reporter de terrainfrappe un aird’immanence. Ainsi se

consolide toujours plus l’écrivain sous la cuirasse hypersensible. Depuis dix ans, il rôdait autour de la figure paternelle, il dit «conclure un cycle». Ça n’en reste pas moins romancé, loin du déballage clanique, de la thérapie nombriliste. Aussi lucide quand il contemple le siècle que face aux affres de sa propre histoire, le baroudeur répète depuis toujours n’avoir pu discuter du tyran mythomane avec sa mère. Alors il invente, bouche les trous. Et la fiction de pétarader: un fils qui gobe les mensonges, un père qui veut tuer De Gaulle, un parrain dans les services secrets. Et de briser le cœur.Profession du pèreEd. Grasset, 320 p.

La rentrée 2015 voit revenir Lisbeth, alias Naomi Rapace, dans Millénium 4. DR

Jean d’Ormesson murmure à l’oreille de Dieu

Pas de rentrée sansl’onction extrême deJean d’O. L’académicientout juste honoré à laPléiade compile sespapiers (1981-2014) auFigaro, journal qu’il juge,par ailleurs, «deprivilégiés». En 1980, il

écrivait Dieu, sa vie, son œuvre. La sienne flirte entre la gauche et la droite, prend claques et lauriers, se relève et assume. Le chroniqueur détaché mate «ce pauvre Rocard tout nu», apitoyé peut-être. Il ne fait pas mystère de sa sympathie pour Nicolas Sarkozy, «Bonaparte au pont de Neuilly» ou «Cyrano de la vie». De quoi faire s’esclaffer son ami Julliard: «Diable!» Et pourtant, lui qui, ces derniers temps, ne posait plus ses pupilles myosotis que sur l’Univers mate la politique avec une redoutable perspicacité. Un demi-siècle défile: «Comment va la France, Môssieur?»Dieu, les affaires et nousEd. Robert Laffont, 662 p.

Christine Angot analyse les amours de ses parents

Romancière à prendreavec ses brusqueries dedouleur à peinecautérisée, la damebrune a souvent flambédans les polémiques dela rentrée. L’autofictionrègne dans une œuvrequi, le temps passant, se

dépouille, au niveau de sa matière biographique, d’un exhibitionnisme tapageur. L’acidité demeure, elle se veine désormais d’une délicate amertume. Un amour impossible, c’est celui de Rachel, dactylo, pour un ténébreux intello. Dans les années 1950, ils flirtent comme dans un roman-photo. Les clichés croassent les vérités que personne ne veut entendre: jalousie de femmes, luttes de classes. Issue de cette alliance contrariée, l’enfant naturelle qui naît s’appelle Christine. Il lui faudra conquérir un nom pour qu’Angot puisse parler de sa mère, digne aveuglée.Un amour impossibleEd. Flammarion, 224 p.

Delphine de Vigan panique face à la page blanche

En 2011, le triomphetranquille de Rien nes’oppose à la nuit lui acoupé les ailes. Commesi Bashung était partiavec la clé des songes,Delphine de Vigan, reinede Saint-Germain-des-Prés, l’avoue avec

angoisse, elle ne sait pas comment donner suite. Paralysée, elle prend le Stephen King de Misery à témoin de sa stérile inspiration, en appelle à David Vann, exilé dans les froidures de l’Alaska, ou à l’ermite Salinger, lui aussi castré pour la postérité littéraire. L’éplorée ne se masque pas sous son héroïne mais déguise l’enjeu par le filtre du romanesque. Ainsi, Delphine se lie à L., émule fantasmagorique. Décodée, l’initiale conduit à Lou Delvig, déjà présente chez De Vigan dans No et moi. Suspendu à la littérature par des ficelles épaisses, cet appareillage théorique sonne creux. D’après une histoire vraieEd. JC Lattès, 484 p.

Mathias Enard amoureux ne perd pas la boussole

Sous son masque de finlettré, Mathias Enarddéploie à nouveau sessortilèges. Car l’écrivainnous balade, le magiciense cache sans doute enson héros. Sous ses airssouffreteux de Viennoisdécati, celui-ci couve

d’ailleurs une passion folle, Sarah. L’amante l’a quitté pour les Sarawak, en Malaisie, Ritter inventorie ses explorations. Comme parti dans un trip opiacé sur le tapis volant de son imaginaire, le conteur entrelace les volutes d’une érudition chamarrée. Ses chers musiciens, Liszt, Schubert ou Bartók, Debussy, pratiquaient cet enrichissant adage: «Le génie veut la bâtardise». Boussole s’en étoffe avec une verve exigeante, tant la patience semble ici aussi inépuisable que chez une Shéhérazade des Mille et une nuits. Mais de l’hypnose naît un envoûtement indubitable.BoussoleEd. Actes Sud, 384 p.

Sophie Divry rame et rit en plein naufrage existentiel

Son héroïne, chômeuseen galère, le prouve:l’humour très noir aide àvivre dans l’adversité. Apeine décalé de sapropre histoire, ce diablede roman crée le buzz dela rentrée: Sophie Divry,37 ans, a ému les jurys

des prix Fnac et Le Monde. A une époque rabat-joie, la recrue de l’éditeur lausannois Noir sur Blanc oppose tonus et fraîcheur. Loin d’un blog banal, copié collé sur papier, la Lyonnaise d’adoption bosse son style. Jusqu’à insérer graphiques incongrus, malicieuses émoticônes et autres effets typographiques. Quitte à saccager la langue, la jusqu’au-boutiste use aussi de néologismes pour endiguer le volcan émotionnel de sa situation. Des bonus, façon DVD, surgissent même au final. Seul happy end en vue, quelque consolation au moment des prix littéraires.Quand le diable sortit de la salle de bainsEd. Noir sur Blanc/NotablLia, 310 p.

Simon Liberati provoque l’ire de sa belle-maman

«Rares sont les enfantsstars qui vieillissentpoétiquement.» Ainsi EvaIonesco traîne-t-elleencore des oripeaux deLolita. A passé 50 ans, le bel oiseau a tenté des’envoler. Elle a signé unfilm sur sa jeunesse

exposée à l’objectif érotique de sa mère, matée jusqu’à la perversion. A force de libéralisation sexuelle, la société post-68 ne connaissait plus de limites. Liberati, «bad boy», l’avait connue à cette époque, «peste peroxydée au corps de pin-up», l’écrivain ne s’en est épris qu’en 2013. Eva, roman passionnel, se veut une pure déclaration d’amour. Irina Ionesco, la belle-mère, voulait le censurer, elle a été recalée par décision de justice. L’ode à «une petite fille de l’arrière-monde» n’en sort pas exempte de soufre. Même si l’amour triomphe, comme dans Ingrid Caven, de Schuhl.EvaEd. Stock, 188 p.

Gérard Lefort soigne les amygdales de sa jeunesse

Connu pour ses crocsacérés, le critique GérardLefort a quitté Libérationaprès plus de trente ans.Sa fougue y flambaitjusqu’à incendier, sonpremier récit évoque uneenfance garçonne avecune irrésistible sincérité

teintée de candeur. Au contraire de Guillaume Gallienne qui passait à table, le chroniqueur reste en lisière de l’autofiction. Mais l’acuité de sa mémoire ne peut qu’amuser, aussi souveraine que les boutons de culotte, chouette copain et autre souvenir d’écolier chez Pagnol ou Sempé. Ici trônent Thierry la Fronde et Janique Aimée, les meubles en bois blond et le folklore de la petite bourgeoisie. La génitrice du héros voudrait être nommée «mère», il lui donne du «la maman» moqueur. Lui rêve de devenir la bégum: il suffit d’épouser le khan. Vain et délicieux. Les amygdalesEd. de l’Olivier, 288 p.

Agnès Desarthe mate sous les beaux draps de Rose

Inspirée par le panachede Dumas, la puissancephilosophique deSpinoza et la fluiditéd’Apollinaire, qui donnele titre, Agnès Desartheépate. Grâce à unehéroïne, Rose à l’enivrantparfum, la voilà revenue

sur le terrain du romanesque le plus étourdissant. Gros plaisir de lecture que cette saga qui court dans les bottines d’une femme pas toujours d’aplomb à travers le XXe siècle. Sans rechigner, l’auteur la pare d’une généalogie foutraque, père français muselé par son machisme, mère danoise aux désirs fantasques. «Celle qui m’abandonne me sauve.» Héritière ou clocharde, Rose roule dans les convulsions du destin. Mais l’amante ne laisse jamais la rancœur gâter son âme. Expédiant au diable les codes du roman historique avec une impétuosité contemporaine, elle ravit.Ce cœur changeantEd. de l’Olivier, 337 p.

Diane Meur s’étourdit dans la généalogie d’un clan

Dans le ton de la saison,Sabine Wespieser publiepeu mais sélect. Ainsi deDiane Meur, dingued’histoire, prof savante etéminente traductrice. LaBruxelloise s’adonne à lafiction hybride, visitant lepassé sous un éclairage

baroque. Voir les Mendelssohn. Felix, le plus connu, a certes fait marcher moult couples vers l’autel grâce à sa Marche nuptiale mais c’est le grand-père Moses, chantre libéral, surnommé «le Socrate allemand» et patriarche d’une famille de dix enfants, qui passionne ici. L’auteur se branche sur son arbre généalogique au 18e et 19e s. et se perd dans le feuillage scintillant du romanesque. Elle s’y retrouve, forte de ses digressions, se faufilant dans cette enquête aux indices éparpillés autour du monde. Comme un exercice de voltige à la Perec, sa géographie humaine subjugue.La carte des MendelssohnEd. Sabine Wespieser, 490 p.

Philippe Delerm oublie la bière et s’enivre de mojito

Quand Philippe Delermest remarqué commeauteur, le prof de lettress’active dans l’ombredepuis vingt ans. Lapremière gorgée de bièreet autres plaisirsminuscules le pose enquasi-phénomène avec

sa prose minimaliste, sa philosophie du bonheur simple. Deux décennies passent encore. L’auteur se voue à l’écriture, écrit des billets dans L’Equipe, publie sans tapage, dirige même une estimable collection, «Le goût des mots». Il revient au sprint littéraire «et autres belles raisons d’habiter sur terre». Non plus dédié au houblon mais aux îles moites, le cocktail se déguste en quelques rasades. Il y a aussi du guignolet, cet alcool de cerise écœurant, et du champagne, «le pire». Philippe Delerm disserte aussi sur les navets. Mais il insiste: «Ça n’est jamais prémédité.»Les eaux troubles du mojitoEd. Seuil, 113 p.

589 Le nombre de romanspubliés en cette rentrée

littéraire, contre 604 l’an dernier, soit une diminution de 3%. Parmi eux, 393 français et 196 étrangers. La modération frappe surtout la catégorie des premiers romans: 68 contre 75 en 2014, soit une baisse de 9%.

200000 Le plus forttirage de la

rentrée pour Le crime du comte Neville, d’une habituée au record, Amélie Nothomb. Avec Delphine de Vigan (100 000 exemplaires), Carole Martinez (60 000 exemplaires), elles sont les trois femmes puissantes de 2015.

30 septembre, sortie du Livre desBaltimore, de Joël Dicker. Après

La vérité sur l’affaire Harry Quebert, en 2012 – 850 000 ex., Goncourt des lycéens, Grand Prix du roman de l’Académie française –, le Genevois retrouve son héros Marcus Goldman mais quitte les éditions de L’Age d’Homme.

400000 C’est le tirage

moyen que peut atteindre un roman, une fois auréolé du Goncourt. Le Femina peut espérer 150 000 ex., le Goncourt des lycéens 130 000, l’Interallié 80 000, et le Médicis 55 000. Aucune garantie cependant.

500000 Le tirage deCe qui ne me

tue pas, le tome IV de Millénium, de David Lagercrantz. Notons que les chiffres de la rentrée littéraire, de mi-août à fin octobre, ne prennent pas en compte la littérature policière, S. F. et dite sentimentale.

7Tristan GarciaEd. Gallimard, 570 p.

1488 Le nombre de pages deL’infinie comédie, de David

Foster Wallace, qui s’est suicidé en 2008. La traduction attendait depuis vingt ans, c’est l’événement de la rentrée étrangère (à suivre dans 24 heures). «A part Kafka, je n’ai rien lu d’aussi fort», note l’éditeur Olivier Cohen.

Tristan Garcia, écrivain et philosophe, rêve d’une vie multiple dans «7». AFP/SAMSON

«J’étais terrifié à l’idée de ne pas lui rendre justice»David Lagercrantz Auteur de «Millénium 4 – Ce qui ne me tue pas», Ed. Actes Sud

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tableau, déride Derrida, Foucault et les autres. Barthes supportera de mourir uneseconde fois.

Autre éclat en perspective, le refus del’éditeur Gallimard de publier La zone d’in-térêt, de Martin Amis. L’écrivain britanni-que, accueilli depuis chez Calmann-Lévy,imagine une histoire d’amour dans lecamp d’Auschwitz. Fameux pour sesbrillantes satires, il émaille son récit de détails grotesques sur les frasques sexuel-les de nazis ivres et paillards. La papesse Joyce Carol Oates en a écrit le plus grand bien dans The New Yorker, son confrère Richard Ford a applaudi «un roman su-blime». Mais en France et en Allemagne,

ça jase. A suivre.Par la richesse de ses effectifs, la vague

livresque d’automne, cette exception cul-turelle française, se doit aussi d’être canali-sée. D’où l’importance de dégager des axes dans la masse. En 2015, la famille et son cortège de désastres obséderaient lesécrivains. Inutile de rappeler que le cré-neau est occupé depuis quelques nuits destemps, ou que Tolstoï prédisait déjà que les familles heureuses n’ont pas d’histoire.Après tout, comme n’importe quel genrelittéraire, cette approche permet de trier près de 600 romans entassés dans lesrayons nouveautés.

Ainsi encore de l’exofiction, qui s’es-quissait, se confirme. Soit l’étude libre defigures célèbres, Kadhafi, Casanova, Sade,Hugo, et tant d’autres. Peut-être faut-il y voir des créateurs en panne d’imaginaire,ou, au contraire, désireux de s’approprierle passé dans un élan de «rétromania»symptomatique du début du siècle.

Une certitude s’affiche:moins de mastodontes à

gros tirages, moins de li-vres aussi. Furieuse-ment classieuse, larentrée 2015 se jouedes étiquettes, misesur l’insolence. Desdestins d’écrivains ensomme. Diable!

Cécile Lecoultre Textes

En juin dernier, les éditeursparisiens soupiraient d’aiseen apprenant que Grey, qua-trième volume des aventures«mémé-porno» de EL James,sortait sous la canicule de

juillet, avec six semaines d’avance, alors qu’il était prévu de lancer le pavé en pleinerentrée littéraire. Extase, et à raison: si lesémois de Christian ont été taxés de mau-vais coup par la critique, le millionnaire aquand même écoulé 870 000 exemplairesde ses exploits. Désormais, un seul obsta-cle se dressait contre la suprématie de la rentrée littéraire chez les libraires, l’événe-ment Millénium 4.

Commandité par les héritiers officiels,et contre l’avis d’Eva Gabrielsson, veuve de Stieg Larsson, décédé en 2004, Ce qui ne me tue pas est précédé d’un mystère dont l’opacité se dissipe en strip-tease ma-chiavélique. Lisbeth, orpheline de soncréateur, reprend du service, infiltre la NSA et bricole avec les cerveaux artificiels.«J’étais terrifié à l’idée de ne pas lui rendrejustice», s’excuse déjà l’auteur, David La-gercrantz. Comme le reste du monde, la maison Actes Sud voit large et tire à près de 500 000 exemplaires. De quoi mono-poliser les ventes. Sur le fond, opposer unpolar suédois à une armada d’intellectuelssemble étroit d’esprit. L’un n’empêche pasles autres.

Mais la saison dernière laisse un souve-nir cuisant. Ainsi, Merci pour ce moment, les confidences de Valérie Trierweiler, ex-première dame bafouée, a soudain tiré toute la couverture médiatique. La rentrées’en est vue étouffée. L’éviction du Royaume, d’Emmanuel Carrère, dans les prix littéraires, passait à l’arrière-plan. L’autofiction, cette étiquette sur le nom-bril des romanciers en apnée introspec-tive, ne suscitait plus qu’un intérêt poli. Auhasard, que le «chouchou des lectrices» David Foenkinos soit anobli par les Renau-dot et Goncourt des lycéens ne faisaitmême plus se hausser les sourcils. Bref, laTerre se levait le matin sans souci de la météo à Saint-Germain-des-Prés.

Or, une bonne rentrée littéraire sedoit d’obéir à quelques règles. Une atmosphère de scandale s’impose. Cette fois, Simon Liberati, pour Eva,a déjà pris la tête des tribunaux,l’écrivain se voyant menacé de cen-sure par la mère de son héroïne. A peine celle-ci a-t-elle été déboutée,ne laissant à caresser qu’une ado-ration ambiguë pour une femme enfant devenue grande, que d’autres débats se profilent.

Laurent Binet,dans La septième fonction du langage,revient sur la mort du penseur Roland Barthes. Le 25 fé-vrier 1980, le sémio-logue ne serait pas mort de ne pas avoirtraversé dans les clous, mais assas-siné en pleine rue. Farce philosophi-que, roman noir décalé, essai his-torique: l’auteur massacre les ido-les d’époque avec une réjouis-sante imperti-nence, glisse desr é f é r e n c e s d’initié dans le

Chic, la rentrée littéraire d’automne se la joue classieuseEn 2014, les éditeurs ne disaient pas «Merci pour ce moment» à Valérie Trierweiler, ex-première dame de France qui tirait toute la couverture sur sa rupture. La zone de combat semble dégagée. Place aux auteurs

J’aimais l’idée de l’amour répété entre une personne qui en conserve la mémoire, une autre qui reproduit cet amour mécaniquement. La figure du destin marque sans cesse 7. Comme ce calife dans la légende persane à qui la mort est annoncée. Pour la fuir, il va sans le savoir se jeter dans ses bras.

Pourquoi 7, nombre magique?Pour laisser l’idée que cette immortalité puisse se perpétuer à l’infini. Ou pas. Sans raison. Par hasard. Le héros finit par la transmettre à l’amour de sa vie, se délestant d’un fardeau, trouvant sa libération. Et sortant de sa prison d’immortel, il peut alors apprécier sa finitude. Auparavant, il n’avait pas de raison de l’estimer, au contraire.

L’autre détail qui vous marginalise, c’est d’occuper la S. F.La science-fiction, comme les mytholo-gies, peut décrire notre condition en expliquant l’inexplicable, en transfor-mant en variables des paramètres a priori fixes. Ainsi de l’immortalité. En ce sens, je me sens plus proche d’un écrivain comme Dave Mitchell, ou des cinéastes Wachowski, qui ont créé Cloud Atlas: ils empruntent des solutions narratives au bouddhisme pour parler de leur propre civilisation.

Comment expliquer que la dystopie règne dans les blockbusters américains, et pas ailleurs?La culture américaine possède assez de confiance en elle pour affronter la mélancolie de la perte de sa propre puissance. Elle ose par exemple Hunger Games, où une dictature remplace la démocratie. Autre paramètre, le territoire. Leurs vastes espaces non domestiqués invitent aux western et road movie. Mais j’espère réinvestir ce territoire. Dans les Pyrénées, dont je suis originaire, j’ai remarqué qu’à cause de la crise l’Etat, postes, bus, etc., se retirait, laissant émerger une autre identité: certaines vallées ressemblent aux Appalaches! Il faudrait arriver à le dire en littérature. C. LE

Garcia se dope à la fiction, la preuve par «7», romans plurielsU Evénement Tristan Garcia bouscule avec 7. Un vrai roman, ou plutôt, comme il l’indique, des romans pluriels sous une seule couverture. Le brillant intellectuel, 34 ans, déroute face aux obscurs objets de son désir. Erudit branché sur le siècle, philosophe surdoué ou fan de séries télévisées et de S. F., il décode 7. Après Mémoires de la jungle et son singe éloquent, Faber – Le destructeur, phare de l’automne 2013, il y scrute le journal intime d’un immortel. Non pas qu’il s’agisse d’un candidat à l’Académie française, mais d’un homme «de la renaissance» qui expérimente une vie sans fin face à la même amoureuse, au même ami. Sacré numéro: une architecture complexe de l’âme, où se perdre avec jubilation. «Comme si je creusais un tunnel par les deux bouts, en espérant les voir se rejoindre…» Mode d’emploi.

Vous échappez au label «romancier français» jusqu’au malentendu.Je me sens isolé dans le paysage, c’est vrai. J’en étais presque paralysé jadis, car mon but reste de raconter des histoires. J’ai même failli prendre un pseudonyme. La philosophie peut intimider, la littérature, espace de démocratie, ne le devrait jamais. Je porte encore cette différence de ne pas m’identifier à la langue. J’ai grandi à l’étranger, en dévorant romans du monde entier, contes d’autres civilisa-tions, notamment la Chine ancienne.

Comment cohabitent le philosophe et le romancier?J’ai réalisé une de mes vies en pratiquant la philosophie, cet art de l’aplanissement qui correspond à celui en moi qui ne croit pas en Dieu, qui se montre rationnel. Mais qui ne me suffit pas. Et donc j’aspire aussi à être celui qui amène la folie, le mensonge: c’est le romancier. Suis-je névrosé? Les vrais schizophrènes seraient plutôt ceux à qui il est refusé de mener plusieurs existences de front.

Mais dans la pratique?J’essaie de travailler contre le philosophe pour éviter le piège d’une littérature lourde, illustrative. 7 reprend ce thème, la difficulté d’être soi et un autre dans la même énergie. J’ai porté longtemps ce souci de dissocier la pensée abstraite et la fiction romanesque. J’aime cette vue de l’esprit: une tenaille qui se relâche un peu pour laisser filer l’imaginaire, infiltrer de la folie dans un cadre rationnel.

Pourquoi confronter l’immortel de 7 à une même amante immuable?

Les champions

Amélie Nothomb, nouvelle baronne, flingue son comte

La Belge au chapeaunoir et au sourire ceriseétrenne son titre debaronne. D’où le choixde ce noble thème, unaristo fauché qui cacheses petites misères dansl’apprêt d’un dernier feud’artifice mondain. Mais

une prophétie gâche la garden-party. Le comte tuera un invité lors de cette soirée alors que sa fille Sérieuse se désigne comme la victime. Inspirée par Oscar Wilde, dont elle reprend l’argument d’un texte et féminise le héros Constant, Amélie Nothomb peine à jouir avec cette bande d’impuissants à particules. Cette nouvelle devrait gambader vers la farce de classes sociales avec des saillies drolatiques, elle s’enlise avec des précautions de douairière usée dans l’ornière de fastidieuses explications. De l’importance d’être sérieux et de ne pas laisser s’éventer le champagne.Le crime du comte NevilleEd. Albin Michel, 144 p.

Les challengers

Sorj Chalandon poursuit le deuil éternel de son père

«Pudique et grave, mêmequand il publie dans LeCanard enchaîné»,souffle un confrère.Chalandon en a vu detoutes sortes mais chezce reporter de terrainfrappe un aird’immanence. Ainsi se

consolide toujours plus l’écrivain sous la cuirasse hypersensible. Depuis dix ans, il rôdait autour de la figure paternelle, il dit «conclure un cycle». Ça n’en reste pas moins romancé, loin du déballage clanique, de la thérapie nombriliste. Aussi lucide quand il contemple le siècle que face aux affres de sa propre histoire, le baroudeur répète depuis toujours n’avoir pu discuter du tyran mythomane avec sa mère. Alors il invente, bouche les trous. Et la fiction de pétarader: un fils qui gobe les mensonges, un père qui veut tuer De Gaulle, un parrain dans les services secrets. Et de briser le cœur.Profession du pèreEd. Grasset, 320 p.

La rentrée 2015 voit revenir Lisbeth, alias Naomi Rapace, dans Millénium 4. DR

Jean d’Ormesson murmure à l’oreille de Dieu

Pas de rentrée sansl’onction extrême deJean d’O. L’académicientout juste honoré à laPléiade compile sespapiers (1981-2014) auFigaro, journal qu’il juge,par ailleurs, «deprivilégiés». En 1980, il

écrivait Dieu, sa vie, son œuvre. La sienne flirte entre la gauche et la droite, prend claques et lauriers, se relève et assume. Le chroniqueur détaché mate «ce pauvre Rocard tout nu», apitoyé peut-être. Il ne fait pas mystère de sa sympathie pour Nicolas Sarkozy, «Bonaparte au pont de Neuilly» ou «Cyrano de la vie». De quoi faire s’esclaffer son ami Julliard: «Diable!» Et pourtant, lui qui, ces derniers temps, ne posait plus ses pupilles myosotis que sur l’Univers mate la politique avec une redoutable perspicacité. Un demi-siècle défile: «Comment va la France, Môssieur?»Dieu, les affaires et nousEd. Robert Laffont, 662 p.

Christine Angot analyse les amours de ses parents

Romancière à prendreavec ses brusqueries dedouleur à peinecautérisée, la damebrune a souvent flambédans les polémiques dela rentrée. L’autofictionrègne dans une œuvrequi, le temps passant, se

dépouille, au niveau de sa matière biographique, d’un exhibitionnisme tapageur. L’acidité demeure, elle se veine désormais d’une délicate amertume. Un amour impossible, c’est celui de Rachel, dactylo, pour un ténébreux intello. Dans les années 1950, ils flirtent comme dans un roman-photo. Les clichés croassent les vérités que personne ne veut entendre: jalousie de femmes, luttes de classes. Issue de cette alliance contrariée, l’enfant naturelle qui naît s’appelle Christine. Il lui faudra conquérir un nom pour qu’Angot puisse parler de sa mère, digne aveuglée.Un amour impossibleEd. Flammarion, 224 p.

Delphine de Vigan panique face à la page blanche

En 2011, le triomphetranquille de Rien nes’oppose à la nuit lui acoupé les ailes. Commesi Bashung était partiavec la clé des songes,Delphine de Vigan, reinede Saint-Germain-des-Prés, l’avoue avec

angoisse, elle ne sait pas comment donner suite. Paralysée, elle prend le Stephen King de Misery à témoin de sa stérile inspiration, en appelle à David Vann, exilé dans les froidures de l’Alaska, ou à l’ermite Salinger, lui aussi castré pour la postérité littéraire. L’éplorée ne se masque pas sous son héroïne mais déguise l’enjeu par le filtre du romanesque. Ainsi, Delphine se lie à L., émule fantasmagorique. Décodée, l’initiale conduit à Lou Delvig, déjà présente chez De Vigan dans No et moi. Suspendu à la littérature par des ficelles épaisses, cet appareillage théorique sonne creux. D’après une histoire vraieEd. JC Lattès, 484 p.

Mathias Enard amoureux ne perd pas la boussole

Sous son masque de finlettré, Mathias Enarddéploie à nouveau sessortilèges. Car l’écrivainnous balade, le magiciense cache sans doute enson héros. Sous ses airssouffreteux de Viennoisdécati, celui-ci couve

d’ailleurs une passion folle, Sarah. L’amante l’a quitté pour les Sarawak, en Malaisie, Ritter inventorie ses explorations. Comme parti dans un trip opiacé sur le tapis volant de son imaginaire, le conteur entrelace les volutes d’une érudition chamarrée. Ses chers musiciens, Liszt, Schubert ou Bartók, Debussy, pratiquaient cet enrichissant adage: «Le génie veut la bâtardise». Boussole s’en étoffe avec une verve exigeante, tant la patience semble ici aussi inépuisable que chez une Shéhérazade des Mille et une nuits. Mais de l’hypnose naît un envoûtement indubitable.BoussoleEd. Actes Sud, 384 p.

Sophie Divry rame et rit en plein naufrage existentiel

Son héroïne, chômeuseen galère, le prouve:l’humour très noir aide àvivre dans l’adversité. Apeine décalé de sapropre histoire, ce diablede roman crée le buzz dela rentrée: Sophie Divry,37 ans, a ému les jurys

des prix Fnac et Le Monde. A une époque rabat-joie, la recrue de l’éditeur lausannois Noir sur Blanc oppose tonus et fraîcheur. Loin d’un blog banal, copié collé sur papier, la Lyonnaise d’adoption bosse son style. Jusqu’à insérer graphiques incongrus, malicieuses émoticônes et autres effets typographiques. Quitte à saccager la langue, la jusqu’au-boutiste use aussi de néologismes pour endiguer le volcan émotionnel de sa situation. Des bonus, façon DVD, surgissent même au final. Seul happy end en vue, quelque consolation au moment des prix littéraires.Quand le diable sortit de la salle de bainsEd. Noir sur Blanc/NotablLia, 310 p.

Simon Liberati provoque l’ire de sa belle-maman

«Rares sont les enfantsstars qui vieillissentpoétiquement.» Ainsi EvaIonesco traîne-t-elleencore des oripeaux deLolita. A passé 50 ans, le bel oiseau a tenté des’envoler. Elle a signé unfilm sur sa jeunesse

exposée à l’objectif érotique de sa mère, matée jusqu’à la perversion. A force de libéralisation sexuelle, la société post-68 ne connaissait plus de limites. Liberati, «bad boy», l’avait connue à cette époque, «peste peroxydée au corps de pin-up», l’écrivain ne s’en est épris qu’en 2013. Eva, roman passionnel, se veut une pure déclaration d’amour. Irina Ionesco, la belle-mère, voulait le censurer, elle a été recalée par décision de justice. L’ode à «une petite fille de l’arrière-monde» n’en sort pas exempte de soufre. Même si l’amour triomphe, comme dans Ingrid Caven, de Schuhl.EvaEd. Stock, 188 p.

Gérard Lefort soigne les amygdales de sa jeunesse

Connu pour ses crocsacérés, le critique GérardLefort a quitté Libérationaprès plus de trente ans.Sa fougue y flambaitjusqu’à incendier, sonpremier récit évoque uneenfance garçonne avecune irrésistible sincérité

teintée de candeur. Au contraire de Guillaume Gallienne qui passait à table, le chroniqueur reste en lisière de l’autofiction. Mais l’acuité de sa mémoire ne peut qu’amuser, aussi souveraine que les boutons de culotte, chouette copain et autre souvenir d’écolier chez Pagnol ou Sempé. Ici trônent Thierry la Fronde et Janique Aimée, les meubles en bois blond et le folklore de la petite bourgeoisie. La génitrice du héros voudrait être nommée «mère», il lui donne du «la maman» moqueur. Lui rêve de devenir la bégum: il suffit d’épouser le khan. Vain et délicieux. Les amygdalesEd. de l’Olivier, 288 p.

Agnès Desarthe mate sous les beaux draps de Rose

Inspirée par le panachede Dumas, la puissancephilosophique deSpinoza et la fluiditéd’Apollinaire, qui donnele titre, Agnès Desartheépate. Grâce à unehéroïne, Rose à l’enivrantparfum, la voilà revenue

sur le terrain du romanesque le plus étourdissant. Gros plaisir de lecture que cette saga qui court dans les bottines d’une femme pas toujours d’aplomb à travers le XXe siècle. Sans rechigner, l’auteur la pare d’une généalogie foutraque, père français muselé par son machisme, mère danoise aux désirs fantasques. «Celle qui m’abandonne me sauve.» Héritière ou clocharde, Rose roule dans les convulsions du destin. Mais l’amante ne laisse jamais la rancœur gâter son âme. Expédiant au diable les codes du roman historique avec une impétuosité contemporaine, elle ravit.Ce cœur changeantEd. de l’Olivier, 337 p.

Diane Meur s’étourdit dans la généalogie d’un clan

Dans le ton de la saison,Sabine Wespieser publiepeu mais sélect. Ainsi deDiane Meur, dingued’histoire, prof savante etéminente traductrice. LaBruxelloise s’adonne à lafiction hybride, visitant lepassé sous un éclairage

baroque. Voir les Mendelssohn. Felix, le plus connu, a certes fait marcher moult couples vers l’autel grâce à sa Marche nuptiale mais c’est le grand-père Moses, chantre libéral, surnommé «le Socrate allemand» et patriarche d’une famille de dix enfants, qui passionne ici. L’auteur se branche sur son arbre généalogique au 18e et 19e s. et se perd dans le feuillage scintillant du romanesque. Elle s’y retrouve, forte de ses digressions, se faufilant dans cette enquête aux indices éparpillés autour du monde. Comme un exercice de voltige à la Perec, sa géographie humaine subjugue.La carte des MendelssohnEd. Sabine Wespieser, 490 p.

Philippe Delerm oublie la bière et s’enivre de mojito

Quand Philippe Delermest remarqué commeauteur, le prof de lettress’active dans l’ombredepuis vingt ans. Lapremière gorgée de bièreet autres plaisirsminuscules le pose enquasi-phénomène avec

sa prose minimaliste, sa philosophie du bonheur simple. Deux décennies passent encore. L’auteur se voue à l’écriture, écrit des billets dans L’Equipe, publie sans tapage, dirige même une estimable collection, «Le goût des mots». Il revient au sprint littéraire «et autres belles raisons d’habiter sur terre». Non plus dédié au houblon mais aux îles moites, le cocktail se déguste en quelques rasades. Il y a aussi du guignolet, cet alcool de cerise écœurant, et du champagne, «le pire». Philippe Delerm disserte aussi sur les navets. Mais il insiste: «Ça n’est jamais prémédité.»Les eaux troubles du mojitoEd. Seuil, 113 p.

589 Le nombre de romanspubliés en cette rentrée

littéraire, contre 604 l’an dernier, soit une diminution de 3%. Parmi eux, 393 français et 196 étrangers. La modération frappe surtout la catégorie des premiers romans: 68 contre 75 en 2014, soit une baisse de 9%.

200000 Le plus forttirage de la

rentrée pour Le crime du comte Neville, d’une habituée au record, Amélie Nothomb. Avec Delphine de Vigan (100 000 exemplaires), Carole Martinez (60 000 exemplaires), elles sont les trois femmes puissantes de 2015.

30 septembre, sortie du Livre desBaltimore, de Joël Dicker. Après

La vérité sur l’affaire Harry Quebert, en 2012 – 850 000 ex., Goncourt des lycéens, Grand Prix du roman de l’Académie française –, le Genevois retrouve son héros Marcus Goldman mais quitte les éditions de L’Age d’Homme.

400000 C’est le tirage

moyen que peut atteindre un roman, une fois auréolé du Goncourt. Le Femina peut espérer 150 000 ex., le Goncourt des lycéens 130 000, l’Interallié 80 000, et le Médicis 55 000. Aucune garantie cependant.

500000 Le tirage deCe qui ne me

tue pas, le tome IV de Millénium, de David Lagercrantz. Notons que les chiffres de la rentrée littéraire, de mi-août à fin octobre, ne prennent pas en compte la littérature policière, S. F. et dite sentimentale.

7Tristan GarciaEd. Gallimard, 570 p.

1488 Le nombre de pages deL’infinie comédie, de David

Foster Wallace, qui s’est suicidé en 2008. La traduction attendait depuis vingt ans, c’est l’événement de la rentrée étrangère (à suivre dans 24 heures). «A part Kafka, je n’ai rien lu d’aussi fort», note l’éditeur Olivier Cohen.

Tristan Garcia, écrivain et philosophe, rêve d’une vie multiple dans «7». AFP/SAMSON

«J’étais terrifié à l’idée de ne pas lui rendre justice»David Lagercrantz Auteur de «Millénium 4 – Ce qui ne me tue pas», Ed. Actes Sud

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24 heures | Samedi-dimanche 22-23 août 201528

Lire, écouter, voir

Contrôle qualité!"#

24 heures | Samedi-dimanche 22-23 août 2015 29

Lire, écouter, voir

Contrôle qualitéVC6

tableau, déride Derrida, Foucault et les autres. Barthes supportera de mourir uneseconde fois.

Autre éclat en perspective, le refus del’éditeur Gallimard de publier La zone d’in-térêt, de Martin Amis. L’écrivain britanni-que, accueilli depuis chez Calmann-Lévy,imagine une histoire d’amour dans lecamp d’Auschwitz. Fameux pour sesbrillantes satires, il émaille son récit de détails grotesques sur les frasques sexuel-les de nazis ivres et paillards. La papesse Joyce Carol Oates en a écrit le plus grand bien dans The New Yorker, son confrère Richard Ford a applaudi «un roman su-blime». Mais en France et en Allemagne,

ça jase. A suivre.Par la richesse de ses effectifs, la vague

livresque d’automne, cette exception cul-turelle française, se doit aussi d’être canali-sée. D’où l’importance de dégager des axes dans la masse. En 2015, la famille et son cortège de désastres obséderaient lesécrivains. Inutile de rappeler que le cré-neau est occupé depuis quelques nuits destemps, ou que Tolstoï prédisait déjà que les familles heureuses n’ont pas d’histoire.Après tout, comme n’importe quel genrelittéraire, cette approche permet de trier près de 600 romans entassés dans lesrayons nouveautés.

Ainsi encore de l’exofiction, qui s’es-quissait, se confirme. Soit l’étude libre defigures célèbres, Kadhafi, Casanova, Sade,Hugo, et tant d’autres. Peut-être faut-il y voir des créateurs en panne d’imaginaire,ou, au contraire, désireux de s’approprierle passé dans un élan de «rétromania»symptomatique du début du siècle.

Une certitude s’affiche:moins de mastodontes à

gros tirages, moins de li-vres aussi. Furieuse-ment classieuse, larentrée 2015 se jouedes étiquettes, misesur l’insolence. Desdestins d’écrivains ensomme. Diable!

Cécile Lecoultre Textes

En juin dernier, les éditeursparisiens soupiraient d’aiseen apprenant que Grey, qua-trième volume des aventures«mémé-porno» de EL James,sortait sous la canicule de

juillet, avec six semaines d’avance, alors qu’il était prévu de lancer le pavé en pleinerentrée littéraire. Extase, et à raison: si lesémois de Christian ont été taxés de mau-vais coup par la critique, le millionnaire aquand même écoulé 870 000 exemplairesde ses exploits. Désormais, un seul obsta-cle se dressait contre la suprématie de la rentrée littéraire chez les libraires, l’événe-ment Millénium 4.

Commandité par les héritiers officiels,et contre l’avis d’Eva Gabrielsson, veuve de Stieg Larsson, décédé en 2004, Ce qui ne me tue pas est précédé d’un mystère dont l’opacité se dissipe en strip-tease ma-chiavélique. Lisbeth, orpheline de soncréateur, reprend du service, infiltre la NSA et bricole avec les cerveaux artificiels.«J’étais terrifié à l’idée de ne pas lui rendrejustice», s’excuse déjà l’auteur, David La-gercrantz. Comme le reste du monde, la maison Actes Sud voit large et tire à près de 500 000 exemplaires. De quoi mono-poliser les ventes. Sur le fond, opposer unpolar suédois à une armada d’intellectuelssemble étroit d’esprit. L’un n’empêche pasles autres.

Mais la saison dernière laisse un souve-nir cuisant. Ainsi, Merci pour ce moment, les confidences de Valérie Trierweiler, ex-première dame bafouée, a soudain tiré toute la couverture médiatique. La rentrées’en est vue étouffée. L’éviction du Royaume, d’Emmanuel Carrère, dans les prix littéraires, passait à l’arrière-plan. L’autofiction, cette étiquette sur le nom-bril des romanciers en apnée introspec-tive, ne suscitait plus qu’un intérêt poli. Auhasard, que le «chouchou des lectrices» David Foenkinos soit anobli par les Renau-dot et Goncourt des lycéens ne faisaitmême plus se hausser les sourcils. Bref, laTerre se levait le matin sans souci de la météo à Saint-Germain-des-Prés.

Or, une bonne rentrée littéraire sedoit d’obéir à quelques règles. Une atmosphère de scandale s’impose. Cette fois, Simon Liberati, pour Eva,a déjà pris la tête des tribunaux,l’écrivain se voyant menacé de cen-sure par la mère de son héroïne. A peine celle-ci a-t-elle été déboutée,ne laissant à caresser qu’une ado-ration ambiguë pour une femme enfant devenue grande, que d’autres débats se profilent.

Laurent Binet,dans La septième fonction du langage,revient sur la mort du penseur Roland Barthes. Le 25 fé-vrier 1980, le sémio-logue ne serait pas mort de ne pas avoirtraversé dans les clous, mais assas-siné en pleine rue. Farce philosophi-que, roman noir décalé, essai his-torique: l’auteur massacre les ido-les d’époque avec une réjouis-sante imperti-nence, glisse desr é f é r e n c e s d’initié dans le

Chic, la rentrée littéraire d’automne se la joue classieuseEn 2014, les éditeurs ne disaient pas «Merci pour ce moment» à Valérie Trierweiler, ex-première dame de France qui tirait toute la couverture sur sa rupture. La zone de combat semble dégagée. Place aux auteurs

J’aimais l’idée de l’amour répété entre une personne qui en conserve la mémoire, une autre qui reproduit cet amour mécaniquement. La figure du destin marque sans cesse 7. Comme ce calife dans la légende persane à qui la mort est annoncée. Pour la fuir, il va sans le savoir se jeter dans ses bras.

Pourquoi 7, nombre magique?Pour laisser l’idée que cette immortalité puisse se perpétuer à l’infini. Ou pas. Sans raison. Par hasard. Le héros finit par la transmettre à l’amour de sa vie, se délestant d’un fardeau, trouvant sa libération. Et sortant de sa prison d’immortel, il peut alors apprécier sa finitude. Auparavant, il n’avait pas de raison de l’estimer, au contraire.

L’autre détail qui vous marginalise, c’est d’occuper la S. F.La science-fiction, comme les mytholo-gies, peut décrire notre condition en expliquant l’inexplicable, en transfor-mant en variables des paramètres a priori fixes. Ainsi de l’immortalité. En ce sens, je me sens plus proche d’un écrivain comme Dave Mitchell, ou des cinéastes Wachowski, qui ont créé Cloud Atlas: ils empruntent des solutions narratives au bouddhisme pour parler de leur propre civilisation.

Comment expliquer que la dystopie règne dans les blockbusters américains, et pas ailleurs?La culture américaine possède assez de confiance en elle pour affronter la mélancolie de la perte de sa propre puissance. Elle ose par exemple Hunger Games, où une dictature remplace la démocratie. Autre paramètre, le territoire. Leurs vastes espaces non domestiqués invitent aux western et road movie. Mais j’espère réinvestir ce territoire. Dans les Pyrénées, dont je suis originaire, j’ai remarqué qu’à cause de la crise l’Etat, postes, bus, etc., se retirait, laissant émerger une autre identité: certaines vallées ressemblent aux Appalaches! Il faudrait arriver à le dire en littérature. C. LE

Garcia se dope à la fiction, la preuve par «7», romans plurielsU Evénement Tristan Garcia bouscule avec 7. Un vrai roman, ou plutôt, comme il l’indique, des romans pluriels sous une seule couverture. Le brillant intellectuel, 34 ans, déroute face aux obscurs objets de son désir. Erudit branché sur le siècle, philosophe surdoué ou fan de séries télévisées et de S. F., il décode 7. Après Mémoires de la jungle et son singe éloquent, Faber – Le destructeur, phare de l’automne 2013, il y scrute le journal intime d’un immortel. Non pas qu’il s’agisse d’un candidat à l’Académie française, mais d’un homme «de la renaissance» qui expérimente une vie sans fin face à la même amoureuse, au même ami. Sacré numéro: une architecture complexe de l’âme, où se perdre avec jubilation. «Comme si je creusais un tunnel par les deux bouts, en espérant les voir se rejoindre…» Mode d’emploi.

Vous échappez au label «romancier français» jusqu’au malentendu.Je me sens isolé dans le paysage, c’est vrai. J’en étais presque paralysé jadis, car mon but reste de raconter des histoires. J’ai même failli prendre un pseudonyme. La philosophie peut intimider, la littérature, espace de démocratie, ne le devrait jamais. Je porte encore cette différence de ne pas m’identifier à la langue. J’ai grandi à l’étranger, en dévorant romans du monde entier, contes d’autres civilisa-tions, notamment la Chine ancienne.

Comment cohabitent le philosophe et le romancier?J’ai réalisé une de mes vies en pratiquant la philosophie, cet art de l’aplanissement qui correspond à celui en moi qui ne croit pas en Dieu, qui se montre rationnel. Mais qui ne me suffit pas. Et donc j’aspire aussi à être celui qui amène la folie, le mensonge: c’est le romancier. Suis-je névrosé? Les vrais schizophrènes seraient plutôt ceux à qui il est refusé de mener plusieurs existences de front.

Mais dans la pratique?J’essaie de travailler contre le philosophe pour éviter le piège d’une littérature lourde, illustrative. 7 reprend ce thème, la difficulté d’être soi et un autre dans la même énergie. J’ai porté longtemps ce souci de dissocier la pensée abstraite et la fiction romanesque. J’aime cette vue de l’esprit: une tenaille qui se relâche un peu pour laisser filer l’imaginaire, infiltrer de la folie dans un cadre rationnel.

Pourquoi confronter l’immortel de 7 à une même amante immuable?

Les champions

Amélie Nothomb, nouvelle baronne, flingue son comte

La Belge au chapeaunoir et au sourire ceriseétrenne son titre debaronne. D’où le choixde ce noble thème, unaristo fauché qui cacheses petites misères dansl’apprêt d’un dernier feud’artifice mondain. Mais

une prophétie gâche la garden-party. Le comte tuera un invité lors de cette soirée alors que sa fille Sérieuse se désigne comme la victime. Inspirée par Oscar Wilde, dont elle reprend l’argument d’un texte et féminise le héros Constant, Amélie Nothomb peine à jouir avec cette bande d’impuissants à particules. Cette nouvelle devrait gambader vers la farce de classes sociales avec des saillies drolatiques, elle s’enlise avec des précautions de douairière usée dans l’ornière de fastidieuses explications. De l’importance d’être sérieux et de ne pas laisser s’éventer le champagne.Le crime du comte NevilleEd. Albin Michel, 144 p.

Les challengers

Sorj Chalandon poursuit le deuil éternel de son père

«Pudique et grave, mêmequand il publie dans LeCanard enchaîné»,souffle un confrère.Chalandon en a vu detoutes sortes mais chezce reporter de terrainfrappe un aird’immanence. Ainsi se

consolide toujours plus l’écrivain sous la cuirasse hypersensible. Depuis dix ans, il rôdait autour de la figure paternelle, il dit «conclure un cycle». Ça n’en reste pas moins romancé, loin du déballage clanique, de la thérapie nombriliste. Aussi lucide quand il contemple le siècle que face aux affres de sa propre histoire, le baroudeur répète depuis toujours n’avoir pu discuter du tyran mythomane avec sa mère. Alors il invente, bouche les trous. Et la fiction de pétarader: un fils qui gobe les mensonges, un père qui veut tuer De Gaulle, un parrain dans les services secrets. Et de briser le cœur.Profession du pèreEd. Grasset, 320 p.

La rentrée 2015 voit revenir Lisbeth, alias Naomi Rapace, dans Millénium 4. DR

Jean d’Ormesson murmure à l’oreille de Dieu

Pas de rentrée sansl’onction extrême deJean d’O. L’académicientout juste honoré à laPléiade compile sespapiers (1981-2014) auFigaro, journal qu’il juge,par ailleurs, «deprivilégiés». En 1980, il

écrivait Dieu, sa vie, son œuvre. La sienne flirte entre la gauche et la droite, prend claques et lauriers, se relève et assume. Le chroniqueur détaché mate «ce pauvre Rocard tout nu», apitoyé peut-être. Il ne fait pas mystère de sa sympathie pour Nicolas Sarkozy, «Bonaparte au pont de Neuilly» ou «Cyrano de la vie». De quoi faire s’esclaffer son ami Julliard: «Diable!» Et pourtant, lui qui, ces derniers temps, ne posait plus ses pupilles myosotis que sur l’Univers mate la politique avec une redoutable perspicacité. Un demi-siècle défile: «Comment va la France, Môssieur?»Dieu, les affaires et nousEd. Robert Laffont, 662 p.

Christine Angot analyse les amours de ses parents

Romancière à prendreavec ses brusqueries dedouleur à peinecautérisée, la damebrune a souvent flambédans les polémiques dela rentrée. L’autofictionrègne dans une œuvrequi, le temps passant, se

dépouille, au niveau de sa matière biographique, d’un exhibitionnisme tapageur. L’acidité demeure, elle se veine désormais d’une délicate amertume. Un amour impossible, c’est celui de Rachel, dactylo, pour un ténébreux intello. Dans les années 1950, ils flirtent comme dans un roman-photo. Les clichés croassent les vérités que personne ne veut entendre: jalousie de femmes, luttes de classes. Issue de cette alliance contrariée, l’enfant naturelle qui naît s’appelle Christine. Il lui faudra conquérir un nom pour qu’Angot puisse parler de sa mère, digne aveuglée.Un amour impossibleEd. Flammarion, 224 p.

Delphine de Vigan panique face à la page blanche

En 2011, le triomphetranquille de Rien nes’oppose à la nuit lui acoupé les ailes. Commesi Bashung était partiavec la clé des songes,Delphine de Vigan, reinede Saint-Germain-des-Prés, l’avoue avec

angoisse, elle ne sait pas comment donner suite. Paralysée, elle prend le Stephen King de Misery à témoin de sa stérile inspiration, en appelle à David Vann, exilé dans les froidures de l’Alaska, ou à l’ermite Salinger, lui aussi castré pour la postérité littéraire. L’éplorée ne se masque pas sous son héroïne mais déguise l’enjeu par le filtre du romanesque. Ainsi, Delphine se lie à L., émule fantasmagorique. Décodée, l’initiale conduit à Lou Delvig, déjà présente chez De Vigan dans No et moi. Suspendu à la littérature par des ficelles épaisses, cet appareillage théorique sonne creux. D’après une histoire vraieEd. JC Lattès, 484 p.

Mathias Enard amoureux ne perd pas la boussole

Sous son masque de finlettré, Mathias Enarddéploie à nouveau sessortilèges. Car l’écrivainnous balade, le magiciense cache sans doute enson héros. Sous ses airssouffreteux de Viennoisdécati, celui-ci couve

d’ailleurs une passion folle, Sarah. L’amante l’a quitté pour les Sarawak, en Malaisie, Ritter inventorie ses explorations. Comme parti dans un trip opiacé sur le tapis volant de son imaginaire, le conteur entrelace les volutes d’une érudition chamarrée. Ses chers musiciens, Liszt, Schubert ou Bartók, Debussy, pratiquaient cet enrichissant adage: «Le génie veut la bâtardise». Boussole s’en étoffe avec une verve exigeante, tant la patience semble ici aussi inépuisable que chez une Shéhérazade des Mille et une nuits. Mais de l’hypnose naît un envoûtement indubitable.BoussoleEd. Actes Sud, 384 p.

Sophie Divry rame et rit en plein naufrage existentiel

Son héroïne, chômeuseen galère, le prouve:l’humour très noir aide àvivre dans l’adversité. Apeine décalé de sapropre histoire, ce diablede roman crée le buzz dela rentrée: Sophie Divry,37 ans, a ému les jurys

des prix Fnac et Le Monde. A une époque rabat-joie, la recrue de l’éditeur lausannois Noir sur Blanc oppose tonus et fraîcheur. Loin d’un blog banal, copié collé sur papier, la Lyonnaise d’adoption bosse son style. Jusqu’à insérer graphiques incongrus, malicieuses émoticônes et autres effets typographiques. Quitte à saccager la langue, la jusqu’au-boutiste use aussi de néologismes pour endiguer le volcan émotionnel de sa situation. Des bonus, façon DVD, surgissent même au final. Seul happy end en vue, quelque consolation au moment des prix littéraires.Quand le diable sortit de la salle de bainsEd. Noir sur Blanc/NotablLia, 310 p.

Simon Liberati provoque l’ire de sa belle-maman

«Rares sont les enfantsstars qui vieillissentpoétiquement.» Ainsi EvaIonesco traîne-t-elleencore des oripeaux deLolita. A passé 50 ans, le bel oiseau a tenté des’envoler. Elle a signé unfilm sur sa jeunesse

exposée à l’objectif érotique de sa mère, matée jusqu’à la perversion. A force de libéralisation sexuelle, la société post-68 ne connaissait plus de limites. Liberati, «bad boy», l’avait connue à cette époque, «peste peroxydée au corps de pin-up», l’écrivain ne s’en est épris qu’en 2013. Eva, roman passionnel, se veut une pure déclaration d’amour. Irina Ionesco, la belle-mère, voulait le censurer, elle a été recalée par décision de justice. L’ode à «une petite fille de l’arrière-monde» n’en sort pas exempte de soufre. Même si l’amour triomphe, comme dans Ingrid Caven, de Schuhl.EvaEd. Stock, 188 p.

Gérard Lefort soigne les amygdales de sa jeunesse

Connu pour ses crocsacérés, le critique GérardLefort a quitté Libérationaprès plus de trente ans.Sa fougue y flambaitjusqu’à incendier, sonpremier récit évoque uneenfance garçonne avecune irrésistible sincérité

teintée de candeur. Au contraire de Guillaume Gallienne qui passait à table, le chroniqueur reste en lisière de l’autofiction. Mais l’acuité de sa mémoire ne peut qu’amuser, aussi souveraine que les boutons de culotte, chouette copain et autre souvenir d’écolier chez Pagnol ou Sempé. Ici trônent Thierry la Fronde et Janique Aimée, les meubles en bois blond et le folklore de la petite bourgeoisie. La génitrice du héros voudrait être nommée «mère», il lui donne du «la maman» moqueur. Lui rêve de devenir la bégum: il suffit d’épouser le khan. Vain et délicieux. Les amygdalesEd. de l’Olivier, 288 p.

Agnès Desarthe mate sous les beaux draps de Rose

Inspirée par le panachede Dumas, la puissancephilosophique deSpinoza et la fluiditéd’Apollinaire, qui donnele titre, Agnès Desartheépate. Grâce à unehéroïne, Rose à l’enivrantparfum, la voilà revenue

sur le terrain du romanesque le plus étourdissant. Gros plaisir de lecture que cette saga qui court dans les bottines d’une femme pas toujours d’aplomb à travers le XXe siècle. Sans rechigner, l’auteur la pare d’une généalogie foutraque, père français muselé par son machisme, mère danoise aux désirs fantasques. «Celle qui m’abandonne me sauve.» Héritière ou clocharde, Rose roule dans les convulsions du destin. Mais l’amante ne laisse jamais la rancœur gâter son âme. Expédiant au diable les codes du roman historique avec une impétuosité contemporaine, elle ravit.Ce cœur changeantEd. de l’Olivier, 337 p.

Diane Meur s’étourdit dans la généalogie d’un clan

Dans le ton de la saison,Sabine Wespieser publiepeu mais sélect. Ainsi deDiane Meur, dingued’histoire, prof savante etéminente traductrice. LaBruxelloise s’adonne à lafiction hybride, visitant lepassé sous un éclairage

baroque. Voir les Mendelssohn. Felix, le plus connu, a certes fait marcher moult couples vers l’autel grâce à sa Marche nuptiale mais c’est le grand-père Moses, chantre libéral, surnommé «le Socrate allemand» et patriarche d’une famille de dix enfants, qui passionne ici. L’auteur se branche sur son arbre généalogique au 18e et 19e s. et se perd dans le feuillage scintillant du romanesque. Elle s’y retrouve, forte de ses digressions, se faufilant dans cette enquête aux indices éparpillés autour du monde. Comme un exercice de voltige à la Perec, sa géographie humaine subjugue.La carte des MendelssohnEd. Sabine Wespieser, 490 p.

Philippe Delerm oublie la bière et s’enivre de mojito

Quand Philippe Delermest remarqué commeauteur, le prof de lettress’active dans l’ombredepuis vingt ans. Lapremière gorgée de bièreet autres plaisirsminuscules le pose enquasi-phénomène avec

sa prose minimaliste, sa philosophie du bonheur simple. Deux décennies passent encore. L’auteur se voue à l’écriture, écrit des billets dans L’Equipe, publie sans tapage, dirige même une estimable collection, «Le goût des mots». Il revient au sprint littéraire «et autres belles raisons d’habiter sur terre». Non plus dédié au houblon mais aux îles moites, le cocktail se déguste en quelques rasades. Il y a aussi du guignolet, cet alcool de cerise écœurant, et du champagne, «le pire». Philippe Delerm disserte aussi sur les navets. Mais il insiste: «Ça n’est jamais prémédité.»Les eaux troubles du mojitoEd. Seuil, 113 p.

589 Le nombre de romanspubliés en cette rentrée

littéraire, contre 604 l’an dernier, soit une diminution de 3%. Parmi eux, 393 français et 196 étrangers. La modération frappe surtout la catégorie des premiers romans: 68 contre 75 en 2014, soit une baisse de 9%.

200000 Le plus forttirage de la

rentrée pour Le crime du comte Neville, d’une habituée au record, Amélie Nothomb. Avec Delphine de Vigan (100 000 exemplaires), Carole Martinez (60 000 exemplaires), elles sont les trois femmes puissantes de 2015.

30 septembre, sortie du Livre desBaltimore, de Joël Dicker. Après

La vérité sur l’affaire Harry Quebert, en 2012 – 850 000 ex., Goncourt des lycéens, Grand Prix du roman de l’Académie française –, le Genevois retrouve son héros Marcus Goldman mais quitte les éditions de L’Age d’Homme.

400000 C’est le tirage

moyen que peut atteindre un roman, une fois auréolé du Goncourt. Le Femina peut espérer 150 000 ex., le Goncourt des lycéens 130 000, l’Interallié 80 000, et le Médicis 55 000. Aucune garantie cependant.

500000 Le tirage deCe qui ne me

tue pas, le tome IV de Millénium, de David Lagercrantz. Notons que les chiffres de la rentrée littéraire, de mi-août à fin octobre, ne prennent pas en compte la littérature policière, S. F. et dite sentimentale.

7Tristan GarciaEd. Gallimard, 570 p.

1488 Le nombre de pages deL’infinie comédie, de David

Foster Wallace, qui s’est suicidé en 2008. La traduction attendait depuis vingt ans, c’est l’événement de la rentrée étrangère (à suivre dans 24 heures). «A part Kafka, je n’ai rien lu d’aussi fort», note l’éditeur Olivier Cohen.

Tristan Garcia, écrivain et philosophe, rêve d’une vie multiple dans «7». AFP/SAMSON

«J’étais terrifié à l’idée de ne pas lui rendre justice»David Lagercrantz Auteur de «Millénium 4 – Ce qui ne me tue pas», Ed. Actes Sud

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