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Chloé Desjardins
É C H A FA U D A G E S
Depuis une dizaine d’années, Chloé Desjardins développe une pratique artistique cohérente fondée sur l’exploration des possibilités matérielles et conceptuelles de certaines techniques liées au domaine de la sculp-ture, ainsi que sur un questionnement du statut, de la fonction et de la mise en contexte des objets à l’intérieur du monde de l’art. Exploitant plus particulièrement le moulage et les multiples paradoxes inhérents à ce savoir-faire traditionnel, l’artiste cherche à révéler la nature éminem-ment complexe et indéterminée des œuvres d’art au moyen de stratégies qui déplacent l’attention vers ce qui conditionne leur existence en tant qu’œuvres d’art, à savoir : les différents outils, matériaux, dispositifs, structures, conventions de présentation et espaces dont dépendent leur identité ou identification artistique et, par conséquent, leur mise en valeur et leur réception. Conçue en dialogue avec le minimalisme et l’art conceptuel, aussi bien qu’avec l’héritage esthétique de la Renaissance, l’approche réflexive préconisée par Desjardins met en jeu une série d’opé-rations processuelles (fragmentation, transfert de matières, inversion, recomposition, multiplication, détournement, recontextualisation, etc.) qui, en pointant vers les marges de la création, nous invitent à interroger les fondements mêmes de notre appréhension des œuvres.
Chloé Desjardins a réalisé ses premières expérimentations avec la tech-nique du moulage en puisant dans un répertoire familier composé d’objets usuels, industriels ou manufacturés issus principalement de son atelier, qu’elle a reproduits en différentes substances et mis en scène selon des modalités ambigües venant brouiller leur compréhension immédiate. Plusieurs des pièces qu’elle a présentées dans le cadre de sa maîtrise ou immédiatement après (à la Parisian Laundry 1 et à la Galerie B-312 2 notamment) ont été fabriquées par la duplication non pas d’artefacts ou
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Relief, 2011Plâtre. 60 x 60 x 90 cm © Guy L’Heureux
de statues, comme le suggère son usage appuyé de socles et de vitrines mimant les conventions muséales, mais de banals produits de manutention tels des boîtes de carton et des emballages de plastique. La sculpture inti-tulée Relief (2011) est exemplaire de cette démarche, qui opère une double mise à distance de l’œuvre « originale » entendue au sens traditionnel, par la copie moulée d’un volume indéfini recouvert de papier bulle. Évoquant une sculpture enveloppée à des fins de manipulation ou d’entreposage, cette pièce de béton hydrocal blanc (matériau similaire au plâtre) inverse la logique de la reproductibilité technique en se donnant comme l’unique exemplaire d’un processus d’imitation dont le « modèle », la chose moulée, n’est pas l’œuvre elle-même, mais son supplément physique, c’est-à-dire l’interface qui lui sert de protection et qui, par le fait même, la dissimule en rendant son contenu inaccessible 3.
L’importance que l’artiste accorde aux motifs du revêtement, de l’em-ballage et de la doublure, de même qu’aux dispositifs de présentation des objets, procède ainsi d’une logique du parergon qui sous-tend, de fa-çon plus générale, son intérêt pour les structures extérieures encadrant la production artistique. Le parergon a été défini par Jacques Derrida comme un supplément à l’œuvre d’art qui, n’étant ni simplement exté-rieur ni simplement intérieur à celle-ci, la borde, la cadre et la délimite de façon essentielle : « Un parergon, écrit le philosophe, vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au dedans de l’opération 4. » Chez Desjardins, cette logique « parergonale » se traduit par l’évocation sans cesse répétée d’un manque central, celui de l’œuvre d’art « traditionnelle » ou « idéale », laquelle se trouve substituée par différents éléments considérés comme « accessoires », mais sans lesquels elle n’existerait pas.
Par exemple, dans son exposition L’atelier du sculpteur 5, c’est tout un inventaire de procédés, d’outils, de matériaux bruts et d’équipements asso-ciés à l’espace de travail de l’artiste − dont des amas de plâtre et des moules utilisés pour produire ses formes − qui était proposé en lieu et place des œuvres finies. De cette mise en scène se dégageait une mystérieuse atmos-phère de latence, comme si les choses montrées en contenaient d’autres, nous indiquant, en creux, la présence d’œuvres hypothétiques ou à venir. Explorant également l’idée de potentialité, mais à une échelle plus archi-tecturale, le projet Chef-d’œuvre (2015) 6 a marqué une certaine transition dans la pratique de l’artiste, la faisant passer de la sculpture à l’installation – et de l’atelier au chantier, en quelque sorte. Avec cet imposant ouvrage d’ébénisterie, dont le titre et le mode de confection réfèrent aux idéaux de
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Chef d’œuvre, 2014Bois. 300 x 365 x 365 cm © Guy L’Heureux
Apparition, 2013Bois et plâtre. 38 x 48 x 75 cm © Jean-François L’Amoureux
perfection et de maîtrise technique hérités de la Renaissance, Desjardins a produit une première variation sur le thème de l’échafaudage, qu’elle reprend dans son installation à la Salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval. Chef d’œuvre était en effet constitué d’une série d’échafaudages en bois, reproduits grandeur nature au moyen d’un procédé d’assemblage sans quincaillerie et disposés autour d’un espace vide signalant, à nouveau, l’absence d’une œuvre. Comme l’explique l’artiste à propos de cette ins-tallation, « [l’échafaudage] est un dispositif qui sert à la construction de bâtiments – ou par exemple de sculptures monumentales –, sauf qu’ici il n’y a rien à édifier. Le centre est laissé vide. La structure devient en quelque sorte la matrice, le moule, d’une œuvre potentielle 7. »
Ce travail autour de l’échafaudage s’inscrit dans le prolongement des recherches de Desjardins sur les mécanismes et structures d’étaiement qui caractérisent l’écosystème artistique. De fait, « échafaudage » est un terme polysémique qui signifie à la fois l’action d’élever, de dresser ou de construire et le résultat même de cette action. Structure provi-soire servant de support dans l’édification, la solidification ou la répa-ration d’un bâtiment, un échafaudage entendu au sens métaphorique désigne également un assemblage complexe d’éléments, ou encore ce qui soutient un système de manière plus ou moins stable. Dans la présente exposition, l’artiste a donc choisi d’investir le potentiel formel et concep-tuel de l’échafaudage afin d’interroger l’interdépendance fragile entre l’œuvre d’art et l’institution artistique. Conçue en fonction des proprié-tés physiques et architecturales de la Salle Alfred-Pellan, son installation se compose de vingt-quatre poteaux de soutien ajustables, entièrement moulés en plâtre et savamment organisés dans l’espace de manière à rappeler un aménagement architectural classique formé de colonnades. D’emblée, le choix d’une méthode de fabrication artisanale et d’un maté-riau fragile pour reproduire des éléments structurels industriels génère une tension dans l’expérience, le rôle essentiellement fonctionnel de ces colonnes de support communément utilisées en construction étant annulé, mais sans pour autant disparaître au profit de la pure ornemen-tation. Au contraire, la façon dont les poteaux ont été érigés dans la galerie crée l’illusion qu’ils soutiennent la grille d’éclairage – structure sur laquelle, en fait, ils s’appuient, et dont dépend leur déploiement spatial. Par cet étaiement réciproque de l’œuvre et du lieu d’exposition, l’artiste propose une allégorie des relations complexes, contingentes et précaires qui constituent l’infrastructure artistique.
L’installation se présente par ailleurs comme un espace déambulatoire, un environnement à parcourir aussi bien physiquement que mentalement,
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Colonnes, 2018Plâtre. Installation/dimensions variables © Guy L’Heureux
Échafaudages, 2018Plâtre. Installation/dimensions variables © Guy L’Heureux
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Échafaudages, 2018Plâtre. Installation/dimensions variables © Guy L’Heureux
où se conjuguent de multiples références à l’architecture et à l’histoire de la sculpture – de l’Antiquité grecque à l’art minimal, en passant par les colonnes sans fin » de Constantin Brancusi, pour ne nommer que celles-ci. Le jeu des proportions et de l’éclairage (qui combine ici lumière ambiante et en contreplongée), tout comme le placement régulier des éléments dans l’espace et la présence mobile des corps auprès de ceux-ci, accentuent l’effet architectural de l’ensemble − nous révélant du même coup, en les reconfigurant, les éléments structurels de la salle d’exposition. Avec cette œuvre imposante – la plus installative qu’elle ait créée jusqu’à présent –, Desjardins nous amène finalement à prendre conscience de notre implica-tion active dans ce que l’artiste minimaliste Robert Morris nommait une « situation élargie » 8 (par opposition à l’idée de la sculpture comme objet autosuffisant). Pour elle, cette situation englobe toute la complexité et les contradictions du système de diffusion de l’art. Ainsi, tout en mettant en lumière les tensions intrinsèques à la création artistique, son travail sou-lève une réflexion critique sur les conditions tant littérales et contextuelles qu’historiques et symboliques de notre perception des œuvres.
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Chloé Desjardins a complété en 2009 un baccalauréat de l’Université Concordia dans le programme Studio Arts. Elle a ensuite fait une maîtrise en création à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal qu’elle a terminée en 2011. Durant cette formation, elle s’est intéressée de près aux techniques du moulage dont elle a approfondi l’apprentissage. La sculpture détient maintenant une place prédominante dans sa pratique. Au cours des dernières années, ses œuvres ont été présentées dans plusieurs villes québécoises et canadiennes. Elle a participé à une résidence d’artistes au Banff Center en 2013 et a été invitée à donner une conférence sur sa pratique à l’Université de Lethbridge en 2015. Des articles sur son travail sont parus dans différents quotidiens, revues spécialisées et publications. Ses œuvres font partie de la collection de la ville de Montréal, de la ville de Longueuil et de la collection du prêt d’œuvres d’art du Musée des beaux arts de Québec. Elle est membre du conseil d’administration du centre d’artistes B-312. Déjà boursière aux Conseil des arts et des lettres du Québec et Conseil des arts du Canada, Chloé Desjardins est la lauréate de la Bourse Plein sud 2014.
Katrie Chagnon détient un doctorat en histoire de l’Université de Montréal et occupe, depuis 2015, le poste de conservatrice de recherche Max Stern à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia. Ses recherches portent principalement sur les théories et discours sur l’art, les approches psychanalytiques et féministes, et la phénoménologie. Elle est active dans le milieu de l’art contemporain depuis une quinzaine d’années en tant qu’auteure, critique d’art et commissaire d’exposition. Parmi ses publications récentes figurent une importante monographie sur l’artiste Alexandre David, ainsi que de nombreux articles, essais et catalogues d’exposition. Elle vit et travaille à Montréal.
Cette publication accompagne l’exposition Échafaudages de l’artiste Chloé Desjardins présentée à la Salle Alfred-Pellan de la Maison des arts de Laval du 18 février au 22 avril 2018.
Texte Katrie ChagnonRévision Jasmine Colizza, Patricia Garceau, Nicole ThibaultDesign graphique Atelier Mille MilleCoordination de la publication Jasmine Colizza, Marie-Ève Leclerc-ParkerImpression Quadriscan
© Katrie Chagnon pour le texte.Chloé Desjardins pour les œuvres.
ÉditeurSalle Alfred-Pellan, Maison des arts de Laval1395, boul. de la Concorde OuestLaval (Québec) H7N 5W1Téléphone : 450 [email protected]
ÉchafaudagesISBN 978-2-9814091-5-7Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2018Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2018
L’artiste remercie le Conseil des arts du Canada, Eve Roy, Katrie Chagnon, Julie Espinasse, Alexis Lepage, Louis-Philippe Côté, sa famille et Espace Fabrique.
chloedesjardins.com
Présence et absence, 2013Feuille d’acrylique, mousse de polystyrène, peinture et résine transparente. 25 x 25 x 150 cm (chacune) © David Bishop Noriega
Échafaudages de Chloé Desjardins est composé en Clearface, un caractère redessiné par Victor Caruso en 1978 et en Post Grotesk, un caractère dessiné par Josh Finklea en 2011.
Achevé d’imprimer en mars 2018 sur les presses de Quadriscan, à Montréal.
Estampé et imprimé à 250 exemplaires.