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Le graffiti : état des lieux… et perspective * Chloë Malbranche S’il est communément admis que l’art pictural a connu son apogée avec la peinture de chevalet et le tableau, son usage, aux XX ème et XXI ème siècles, du support mural marque incontestablement un nouveau tournant dans son histoire. Le mur est devenu la cimaise des rues. Aux galeries et aux musées institutionnels certains artistes préfèrent aujourd’hui ce musée en plein air qui est celui de nos villes et de nos cités, plus en rapport avec leur conception de l’art et qui en outre permettra à leurs œuvres d’être vues d’un plus large public. * Article rédigé d’après la thèse de l’auteur : Le retour de l’art mural à l’époque contemporaine. Une des formes actuelles de l’art mural : le graffiti 3D (ici avec le graffeur allemand Daim). Doctorante en philosophie à l’Université de Bourgogne, pratiquant elle- même le graffiti (qu’elle découvre réellement à Prague) et la peinture, Chloë Malbranche place ses expérimentations picturales et plastiques et ses recherches philosophiques sous le double signe de l’art mural et du Surréalisme. S’essayant également à l’écriture « semi-automatique », elle réunit plu- sieurs textes utilisant cette technique dans Réminiscences et traces, fasci- cule édité en 2006, et dans Le Radis de cristal, en 2008 ; ces deux titres étant publiés chez Vermifuge. Elle co-écrit en 2010 un Abécédaire de la poésie surréaliste paru aux éditions L’Harmattan.

Chloë Malbranche

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Le graffiti : état des lieux…

et perspective *

Chloë Malbranche

S’il est communément admis que l’art pictural a connu son apogée

avec la peinture de chevalet et le tableau, son usage, aux XXème

et XXIème siècles, du support mural marque incontestablement

un nouveau tournant dans son histoire. Le mur est devenu la cimaise des rues.

Aux galeries et aux musées institutionnels certains artistes préfèrent

aujourd’hui ce musée en plein air qui est celui de nos villes et de nos cités,

plus en rapport avec leur conception de l’art et qui en outre permettra

à leurs œuvres d’être vues d’un plus large public. * Article rédigé d’après la thèse de l’auteur : Le retour de l’art mural à l’époque contemporaine.

Une des formes actuelles de l’art mural : le graffiti 3D (ici avec le graffeur allemand Daim).

Doctorante en philosophie à l’Université de Bourgogne, pratiquant elle- même le graffiti (qu’elle découvre réellement à Prague) et la peinture, Chloë Malbranche place ses expérimentations picturales et plastiques et ses recherches philosophiques sous le double signe de l’art mural et du Surréalisme. S’essayant également à l’écriture « semi-automatique », elle réunit plu- sieurs textes utilisant cette technique dans Réminiscences et traces, fasci- cule édité en 2006, et dans Le Radis de cristal, en 2008 ; ces deux titres étant publiés chez Vermifuge. Elle co-écrit en 2010 un Abécédaire de la poésie surréaliste paru aux éditions L’Harmattan.

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tés plastiques continuent d’échapper au grand nombre et aux prétendus amateurs d’art habitués des galeries et des musées. Quel peut être alors leur devenir au sein de l’art contemporain dont elles sont pourtant aujourd’hui une des formes les plus représentatives ? Si l’on peut dire que les graffitis ont toujours existé, de l’Antiquité à nos jours (exemples des soubassements des temples grecs, des cryptes des églises chrétiennes, des catacombes romaines, des égouts de Paris…) et qu’ils n’ont en fait jamais été vraiment absents de l’espace urbain, c’est aux États-Unis dans les années 60-70 qu’ils se déve-loppent et que cette forme d’expression populaire commence, grâce au talent de leurs auteurs, a ac-quérir une dimension artistique. La raison de leurs interventions en milieu urbain est sans doute à chercher dans leur volonté de se confronter à un environnement offrant d’autres possibilités que celles que propose le système mu-séal. Le graffiti utilise des mots et toute une panoplie de symboles ou de signes codés. Sur le plan gra-phique, il est souvent influencé par la bande des-sinée et la science-fiction : les héros des dessins sont des personnages caricaturaux s’entremêlant volontiers à un slogan ou au nom d’un graffeur. La combinaison des deux donne à ce phénomène culturel toute son originalité. Les graffitis de type américain ou signés se re-connaissent à leurs couleurs vives et à la combi-naison des lettres et des images. Ils témoignent d’un désir d’affirmation sans justification esthéti-que préalable.

Ces artistes peuvent repren-dre à leur compte cette phrase de Dennis Oppenheim : « Une des fonctions principa-les de l’engagement artistique est de repousser les limites de ce qui peut être fait et de montrer aux autres que l’art ne consiste pas seulement en la fabrication d’objets à pla-cer dans des galeries ; qu’il peut exister, avec ce qui est situé en dehors de la galerie, un support artistique qu’il est précieux d’explorer… ». En ces temps où beaucoup d’œuvres paraissent encore s’adresser à une élite, l’émer-gence de l’art de la rue et des cultures urbaines démontre qu’un contre-courant étai t nécessaire et que l’art ne saurait, à notre époque peut-être plus qu’à aucune autre, se couper de la rue ni du grand public. Il faut d’abord bien comprendre que le terme d’« art urbain » a remplacé celui d’« art popu-laire » et qu’il en reprend en partie la définition. Ces traces et ces formes laissées sur les murs sont l’œuvre du peuple, de la mémoire collective du quartier ; elles sont là comme autant de preuves, de démonstrations d’existence où la révolte peut se mêler à l’imagination. Mais cette forme d’art urbain que sont les graf-fitis peut-elle être considérée comme de l’art ? Défiant de tout temps l’ordre établi, instaurant un certain désordre visuel, ils participent d’une contre-culture urbaine aujourd’hui clairement re-vendiquée par leurs auteurs. Comme il existe dans tous les pays démocratiques une opposition politi-que, ils sont l’expression d’une opposition artisti-que qui, par sa connotation sociale et son contenu, inclut une dimension politique implicite sinon évidente. La volonté de leurs auteurs de faire de l’art n’en est pas moins dominante. Les pratiques visuelles urbaines interpellent le passant et génèrent une surprise car une certaine idée de la beauté les sous-tend qui peut être dé-passée pour parvenir à une intensité, une violence instinctuelle ou même sexuelle. Si elles sont encore jugées marginales au regard de la production artistique de notre époque, c’est qu’elles restent incomprises et sont trop souvent encore assimilées à des dégradations. Leurs quali-

Reproduction d’un graffiti romain de Pompéi.

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déprédations et des « pollutions visuelles ». Elles choquent d’autant plus l’œil que leurs auteurs ont utilisé le bien d’autrui comme support ou qu’ils s’en sont pris à un bâtiment ou à un monument appartenant à la collectivité. Les graffeurs n’en représentent pas moins une génération d’artistes « sauvages » qui entame inexorablement son entrée dans le monde avide de l’art. Peindre à la bombe renforce la thèse de « l’art comme affaire d’existence, contrairement à celle de l’art discours construit ou comme simple offrande de formes plastiques »

(1). S’approprier, offrir ; s’approprier un mur moins pour offrir la vue de son nom que pour exister… L’appropriation semble être une notion récur-rente dès lors qu’il s’agit d’art dans la rue – ou d’art de la rue. Pour preuve, cette forme d’art ur-bain apparue à la fin des années quarante : les « affichistes » décollent des affiches déchirées et les exposent dans les circuits de l’art. La rue de-vient leur atelier, les affiches publicitaires sont leur matériau et l’appropriation leur pinceau. Raymond Hains, Mimmo Rotella ou Jacques Villeglé s’appoprient dans la rue des œuvres déjà existantes pour les intégrer à des compositions originales qui peuvent le cas échéant avoir aussi comme support les emplacements réservés aux affiches publicitaires. Ils dénaturent en quelque sorte les référents en les détournant de leur fonc-tion première et en donnant à voir des affiches arrachées ou leur verso. La conceptualisation du morceau de papier, son esthétisation, sa conscientisation légitiment l’image nouvellement créée, valant comme objet d’art. D’un point de vue purement esthétique, les cultures visuelles urbaines divergent fortement des expressions artistiques nées dans un atelier classique, destinées à être exposées dans une gale-rie ou un musée. Ces pratiques artistiques se défi-nissent comme un art de l’action, de l’intervention en contexte réel. Elles transforment la plastique urbaine de façon éphémère ; elles ne s’inscrivent pas dans la durée, elles sont constamment renou-velées. L’artiste affirme sa présence ou signale son pas-sage au sein d’un environnement en en modifiant provisoirement, superficiellement, mais sensible-ment l’aspect et en en soulignant l’appartenance au peuple et l’immersion dans la vie. Le décor (re)créé par l’artiste est à comprendre comme un échange entre lui et le milieu urbain en tant que lieu appartenant visuellement à tous et à chacun.

Il existe deux tendances dans les œuvres mura-les recensées dans les rues aujourd’hui : – la première, dite « vandale », qui correspond au tag, au pochoir et à tous les dérivés du graffiti exécutés la nuit dans la clandestinité. Souvent in-comprise et associée au plaisir de dégrader ou de détruire gratuitement, elle peut néanmoins relever d’une volonté d’introduire de la beauté là où il n’y en a pas. C’est le cas avec Miss. Tic ou Némo ou de graffeurs comme Bior ou Todey ; – l’autre est le graffiti légal, avec la fresque de commande, où demande est faite à un ou plu-sieurs artistes de réaliser un mural pour embellir un bâtiment, un quartier ; elle peut revêtir égale-ment la forme d’une compétition entre artistes, lors de jam par exemple. Au Danemark, à Copen-hague, les autorités ont accordé aux marginaux de décorer de fresques murales les murs des habita-tions d’un quartier entier que les touristes vien-nent maintenant visiter.

Dans le cas du tag (ou graff), l’artiste urbain impose à la société la vue du nom (d’artiste) der-rière lequel il se cache pour ne pas être identifié par les autorités mais qui lui permet d’être recon-nu des siens. La bombe aérosol est son outil de prédilection. En se multipliant dans l’environnement urbain les graffitis modifient la physionomie de la ville. Or si ces inscriptions murales interpellent fré-quemment les institutions et le public, c’est en partie parce qu’elles sont considérées comme des

Todey (Prague 2004).

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On rapprochera cette volonté de frapper les es-prits des motivations des représentants du land art, et nous prendrons pour exemples, parmi les plus connus, les emballages de Christo. Sont-ce ces derniers qui inspirèrent Patrick Blanc, l’inventeur du concept de mur végétal, ré-alisation destinée à recouvrir avec une arrière pen-sée écologique des murs classiques et dont des exemples sont visibles au Centre commercial des Quatre Temps à La Défense ou sur la façade du Musée des Arts premiers à Paris ? Le résultat sur le public – l’effet de surprise – est en tout cas le même. De grandes différences demeurent avec les graf-fitis. Soit, Christo emballe ou dissimule pour sur-prendre, mais il cherche à surprendre pour révéler. Quant à Patrick Blanc (qui n’est pas un artiste mais un botaniste, et qui ne fait donc pas à propre-ment parler du land art), répétons-le, son intention est avant tout écologique. Mais, outre encore la technique, c’est surtout la reconnaissance institutionnelle qui distingue les emballages de Christo et les réalisations de Patrick Blanc des graffitis. Ceux-ci étant généralement attribués à une jeunesse volontiers marginale. L’émergence de quelques noms et la reconnais-sance de leurs œuvres sont néanmoins possibles. Les exemples de Jean-Michel Basquiat et de Keith Haring restent les plus éclatants. Si ces artistes doivent évidemment leur succès à leur talent et à l’originalité de leurs productions – succès qui ira jusqu’à leur ouvrir très rapide-ment les portes des galeries et des musées – il est aussi, un peu paradoxalement, lié au fait que c’est d’abord à la conquête de la rue qu’ils se sont lancés. La rue est un lieu de promotion idéal et les créateurs géniaux utilisent à merveille les multi-ples supports qu’elle leur offre pour se faire connaître. Exposé dans une galerie ou un musée, dissocié de l’élément urbain, leur art, qu’il suscite l’intérêt, l’admiration ou la critique, perd toujours un peu de son pouvoir d’attraction ou de répul-sion. C’est de la rue qu’il tire sa force. Et quand malgré tout le public vient en masse pour l’admi-rer dans un musée c’est parce que le public se souvient de sa naissance dans la rue. C’est à elle que l’artiste doit avant tout sa célé-brité. En cela, son choix de refuser les formes d’art traditionnelles, surtout les circuits auxquels elles sont rattachées, et celui de faire de la rue à la fois une vaste galerie et son atelier, se révèle des plus judicieux. La rue est l’endroit où se concen-trent les activités humaines. C’est là où il est possi-ble d’accrocher quotidiennement des milliers

Mais investir la rue suppose que les outils et la méthode artistiques soient redéfinis afin que l’œu-vre puisse s’adapter à ce milieu particulier : l’ar-tiste urbain est confronté à une « puissance publi-que instituée ». Cette autorité est seule décisionnaire des lieux d’exposition. De cette confrontation naît alors une tension et un constat : les rapports entre les artis-tes urbains et les institutions ainsi que les pou-voirs publics ou politiques sont difficiles à partir du moment où les artistes s’approprient l’espace public pour y faire ce qu’ils désirent. Le souhait de l’artiste de créer un art alternatif contestant les normes établies rend cette rencontre encore plus improbable. Des agents municipaux ou des entreprises pri-vées engagées par les collectivités locales conti-nuent de nettoyer les murs des maisons et des im-meubles où des graffitis ou des tags ont été repé-rés et les graffeurs persistent à apposer leur « blaze » (nom ou pseudonyme) sur les mêmes murs ou sur d’autres murs. L’atelier devient un lieu de moins en moins re-présentatif d’une création moderne qui veut se saisir du monde réel et occuper l’espace dans son entier. L’artiste urbain est entré dans l’ère de « l’atelier sans mur », ou plutôt sans tableaux ni toiles, mais à ciel ouvert. S’opposant au « grand art », représenté par les collections des musées, le graffiti se donne à voir gratuitement aux passants, toutes classes socio-culturelles confondues, non sans les agresser vi-suellement. Son succès auprès de ce public étant proportionnel à l’impact qu’il aura sur lui. Il est donc aisé de comprendre pourquoi l’es-pace urbain attire de plus en plus ces peintres mo-dernes et autres plasticiens. En plus de constituer un inépuisable réservoir de formes, de couleurs et de matières ; en plus de pouvoir devenir à la fois un atelier et une immense salle d’exposition, voire une gigantesque scène où il est possible d’interve-nir et de créer en temps réel, il est le lieu où les œuvres peuvent être vues du plus grand nombre. Lieu d’inspiration, propice à l’invention, il l’est aussi à la réaction : il est le lieu de la rencontre. Comme la poésie, l’art urbain refuse la narra-tion, laissant s’exprimer l’instinct de l’artiste. L’impact sur le regardeur, c’est-à-dire le passant, sera d’autant plus fort qu’il est immédiat, parce qu’exclusivement visuel et ne sollicitant ni connaissances encyclopédiques en matière d’art ni – dans un premier temps du moins – réflexion. Il n’est pas question de raconter mais de surprendre, de frapper.

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de regards. Une sorte de familiarité naît de la proximité de l’artiste et des passants. Qu’ils ai-ment ou non ce qu’ils voient, ils ne peuvent pas ne pas le voir. Pour le premier, l’art mural est un moyen d’affirmer sa présence dans le quotidien des seconds en même temps que dans son époque, car cette forme d’expression artistique est un phé-nomène lié à elle. Il est du moins au plus haut point représentatif de cette fraction de l’art actuel qui ne cherche pas à s’adresser à des amateurs éclairés voire à une élite (celle qui a l’habitude de fréquenter galeries et musées) mais à tout un cha-cun. Si les représentants de cette tendance veulent démocratiser l’art, c’est parce qu’ils ont compris que pour exister il leur faut s’adresser à l’homme

de la rue, d’autant plus que la plupart d’entre eux est issue des classes sociales moyennes ou défa-vorisées. Cette démocratisation concerne donc le public mais également les artistes eux-mêmes qui pour se faire connaître ne sont pas obligés de suivre un cursus artistique traditionnel ni de rentrer dans un système régit par le marché de l’art, avec la dé-pendance à ce système que cela entraîne et, le

nombre de ceux qui peuvent véritablement vivre de leur art pouvant se compter, toutes les chances de ne jamais percer. Apposer son nom sur les murs, cela peut appor-ter aussitôt une (relative) célébrité. Le graffeur peut non seulement être très rapidement connu de l’homme (ou de la femme) de la rue toutes classes sociales confondues mais également des autres graffeurs avec qui il pourra dialoguer par murs interposés ou à qui il pourra éventuellement se mesurer lors de joutes artistiques ou performances collectives – à l’exemple du flop qui consiste à peindre un graff dans son intégralité ou les lettres d’un seul coup de bombe. Lieu d’apprentissage pour le jeune graffeur (qui y fait ses classes), la rue devient très vite pour lui

un lieu de partage et de légiti- mation. Aucun public que ce-lui de la rue n’est susceptible d’être aussi sensible à sa spontanéité et réceptif à son message (ou ses messages). Ses créations s’offrent à la vue des passants gratuitement et sans intermédiaire – sur-tout sans cette espèce de cérémonial qui préside aux visites dans les galeries et les musées. La reconnaissance de ces manifestations artistiques par les institutions culturelles ne va pourtant pas de soi. Leur origine populaire n’aide pas à reconnaître ce phénomène comme un mouvement cultu-rel à part entière. Et Hugues Bazin ne peut que constater qu’« un mépris insistant touche ce qui n’ap-partient pas à l’art noble »

(2). Malgré les commandes of-ficielles de fresques et autres peintures murales passées aujourd’hui fréquemment par

les collectivités ou les institutions (mairies, con- seils régionaux, RATP, SNCF etc.) à des graf-feurs de renom ou simplement repérés pour leur talent – quand il ne s’agit pas de travaux d’intérêt général faisant suite à une arrestation en flagrant délit de taggage… – le graffiti demeure le parent pauvre de l’art contemporain – si tant est qu’on lui accorde d’en être une manifestation à part entière.

Minotaure à Saragosse (Street Art) de Blu. (Photo : Vincent Morgan.)

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On pourrait croire que la reconnaissance institu-tionnelle via des présentations d’œuvres en gale-ries ou en musées, et malgré des revendications qui semblent être en opposition avec toute velléité carriériste au sein de la sphère artistique, est le but plus ou moins avoué des peintres de la rue. Même si cela est sans doute un peu vrai, ces derniers ont cependant parfaitement conscience que cette inté-gration peut être dangereuse. La légitimation de leurs œuvres supposant leur passage par la galerie ou le musée, transposées sur toiles ou panneaux, ou montrées sous forme de reproductions photo-graphiques, et surtout exposées hors de leur contexte, elles courent le risque d’être dénaturées. Si les exemples de la réussite foudroyante d’un Basquiat ou d’un Haring et l’influence que de tels artistes continue d’exercer sur les jeunes généra-tions semblent vouloir nous prouver le contraire, on peut toujours, avec Daniel Buren, se poser cette question : « À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter ? »

(5). Peut-on rester un artiste de la rue en produisant des œuvres commerciales ? « passer du champ urbain au champ muséal comme s’il s’agissait d’un même et unique terrain » ?

que l’art urbain réclame une attention esthétique. Selon Richard Shusterman, l’art urbain doit donc être amélioré parce qu’il peut atteindre une réelle valeur esthétique. Si le « grand art », celui des musées, n’a pas besoin d’être justifié esthétiquement, les cultures visuelles urbaines sont dans une situation tout à fait différente. Et leur caractère (presque par défi-nition) éphémère ne fait qu’ajouter à cette injus-tice. La reconnaissance du premier par les institu-tions lui garantit une pérennité à laquelle l’art de la rue peut difficilement prétendre. Éphémères, et dans un sens anonymes (dans la mesure où elles ne sont signées que de pseu-donymes ou blaze, posse, crew ou squad… quand il s’agit de signer pour des collectifs), les peintures murales urbaines sont encore désavan-tagées sur un autre point : il n’existe pas pour elles de droit de copyright. C’est avec une touche d’ironie et pour rappeler les difficultés rencontrées par les artistes urbains que Jean-Michel Basquiat ajoutait souvent à sa signature, SAMO (pour Same Old shit)

(4), une couronne et le sigle du copyright.

Fait révélateur, peu d’ou-vrages encore abordent de façon approfondie l’art urbain sous ses différentes formes comme un phénomène glo-bal, surtout en France, mais il est possible de se référer à l’œuvre de Richard Shuster-man dont une partie est consacrée à l’analyse et à la légitimation de cet art

(3). Une attention particulière y est portée aux arts populaires et à la culture des mass me-dia. Pour l’auteur, la tâche sem-ble aussi problémat ique qu’importante. En effet, de nombreux arguments atta-quent cette légitimation. Certains estiment que la critique esthétique doit igno-rer l’art de la rue jusqu’à ce qu’il acquiert assez d’intérêt pour être digne d’une atten-tion sérieuse. Mais c’est jus-tement en raison du caractère discutable de sa légitimité et de sa difficulté à s’intégrer

Les portes des galeries se sont très vite ouvertes pour Basquiat. (Sans titre – 1981 ou 82.)

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leurs différentes, il ne semble pas recevable dans le cadre intellectuel et institutionnalisé d’un art contemporain fondé principalement sur la rupture, le déplacement et l’originalité à tout prix. Lorsque le milieu de l’art contemporain se l’ap-proprie, soit qu’il le présente comme une expres-sion pour ainsi dire savante de l’art dit « populaire », comme ce fut le cas avec Jean-Michel Basquiat, soit qu’il lui confère une dimen-sion de stéréotype publicitaire, comme ce le fut avec l’œuvre de Keith Haring, c’est toujours en référence à ses propres critères et valeurs. Il reste que beaucoup de peintres réalisent des œuvres illicites mais revendiquent cependant un statut d’artiste. Et de fait, comme l’écrit Norman Mailer, rien n’est plus naturel pour eux de vouloir réussir dans l’art

(6). Condamné avec sursis à verser une amende pour avoir dessiné sur les murs de la Fondation nationale des Arts plastiques et graphiques, habi-tué des postes de police et commissariats, et connu pour s’inviter dans les grandes villes d’Eu-rope et dans le monde pour recouvrir les murs de ses fameux « éphémères », figures fantomatiques évoquant les victimes irradiées du bombardement d’Hiroshima, Gérard Zlotykamien « refuse qu’une œuvre devienne une affaire culturelle et commer-ciale récupérée par les institutions, un produit fini où le temps ne joue plus ». Est-ce à dire que les œuvres qu’il produit ne sont pour lui pas de l’art ? Certainement pas.

Des artistes comme Jérôme Mesnager ou An-dré, qui ont exposé dans des musées mais qui pos-sèdent également des ateliers-galeries, ou se sont lancés dans la création et la commercialisation de produits dérivés et autres articles humoristiques montrant des dessins ou la signature de l’auteur, semblent vouloir nous dire que le principal est de ne pas se couper du public de la rue, qui fut pour eux le premier, c’est-à-dire ce public constitué pour sa grande majorité de non-spécialistes de l’art. Mais cette autre question se pose encore : ces peintres de la rue que sont les graffiteurs peuvent-ils être considérés comme des artistes et leurs œu-vres comme des œuvres d’art ? Pratique expressive, relativement coordonnée à l’intérieur d’un groupe, le graffiti a pour particu-larité d’être une création non destinée par sa na-ture à être exposée ailleurs que dans la rue. S’il s’adresse à un public avant tout autre, ce ne peut être qu’au public de la rue. Là est sa force, et c’est en même temps sa faiblesse. Sa difficulté à être intégré au système officiel de l’art contemporain est d’autant plus grande qu’il revêt une forme éminemment stéréotypée. Rappe-lant certaines formes primitives de l’art, jouant avec les règles sans trop s’en écarter et approfon-dissant tous les moyens du médium, le graffiti est effectivement très répétitif, limité par son mé-dium, les surfaces utilisées et par le geste même qui concourt à sa réalisation. Développant des va-

Les Éphémères de Gérard Zlotykamien.

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récemment, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris). Mais il y aura toujours des puristes ou des aficionados de la première heure pour penser que les artistes de la rue se trahissent ou se prosti-tuent en entrant dans le système, que leurs œuvres y perdent jusqu’à leur raison d’être. Il est certain en même temps que la reconnais-sance de leur art tant souhaitée par les graffeurs eux-mêmes peut difficilement se passer de l’inté-rêt que peuvent porter à quelques-uns d’entre eux les galeristes et les directeurs de musées. L’exemple des commandes passées par les col-lectivités et les institutions nous démontre que des alternatives sont possibles et que l’art de la rue n’est pas obligé de la quitter pour se faire connaî-tre ou simplement se faire accepter. Il existe dorénavant une réelle volonté de « pratiquer l’art en ville ». Certaines associations, comme Usines éphémères à Paris (qui a pour vo-cation « la requalification de friches urbaines en centres de la création émergente ») entendent per-mettre aux artistes de retracer un itinéraire singu-lier en leur donnant les moyens de réaliser leur projet. Elles ont pour objectif d’aider des jeunes artistes en mettant à leur disposition des ateliers et en organisant des manifestations destinées à les faire connaître des milieux artistiques et d’un pu-blic encore trop peu sensibilisé à l’art de cette gé-nération et aux diverses cultures visuelles urbai-nes. Autre exemple, Les Tanneries, à Dijon, se veu-lent un lieu alternatif ouvert aux artistes et aux associations ; des jams y sont organisées avec des battles entre graffeurs et chanteurs ou danseurs de hip-hop. Grâce à de telles initiatives et à de tels lieux, les pratiques artistiques jugées marginales sont mises en avant et présentées ponctuellement quasiment dans le cadre qui les a vues naître ou en tout cas dans des endroits et à des occasions où l’on es-saye de retrouver l’esprit qui concourt à leur apparition et à leur épanouissement. Mêmes encadrées, elles respectent ici les codes qu’elles ont contribué à instaurer et à se référer au langage graphique et pictural mais aussi gestuel etc. qu’elles ont créé dans la rue – le graffiti ayant été intégré à la culture hip-hop et étant, avec le rap, la danse, le deejaying et le beatbox, l’un des principaux modes d’expression de ce courant. Alternative à l’espace muséal pour ce qui est de faire connaître cette culture dans sa diversité, plus facilement en phase avec l’esprit de la rue, il n’est pas certain que ces lieux, s’ils permettent à des collectifs de s’exprimer et de rencontrer un

En réalité – et maintenant plus que jamais, à présent qu’il sait que la chose est possible – tout créateur urbain porte l’espoir d’une ascension so-ciale et/ou culturelle, laquelle ne peut se faire que par le biais d’une reconnaissance artistique. L’exemple de ceux qui sont parvenus à se faire un nom demeure désormais dans son esprit. Bien que sa pratique souffre de sa relative mau-vaise image et qu’elle véhicule quelques clichés où sont pointés du doigt son manque d’originalité et sa difficulté à se renouveler, le peintre de la rue fait montre, en plus parfois d’un grand culot, d’un certain esprit d’invention. Graffs, tags, pochoirs, fresques, les formes que peut revêtir le graffiti ne manquent pas. Les lieux où on peut les trouver non plus. Les signatures de Dize, visibles du train, à l’en-trée de Paris et dès la banlieue, assurent non seu-lement une certaine popularité à leur auteur mais témoignent en outre de sa volonté de s’immiscer dans le paysage urbain et de le transformer. Elles sont en cela représentatives de la plupart des graf-fitis ou des peintures murales que l’on peut assi-miler à des graffitis, et particulièrement de celles qui tendent à la monumentalité. Arrêté en 1991 pour vandalisme, Blek le rat, après avoir peint des rats à la bombe aérosol sur les boîtes aux lettres et les cabines téléphoniques, réalise des pochoirs politiques ou inspirés de l’ac-tualité et lance le poster art et le sticker art, sup-ports qui peuvent être décollés du mur. Preuve est faite ici que même en continuant de s’approprier la rue, cette forme d’art urbain peut composer avec les interdits et s’adapter à la loi. La spontanéité de l’artiste s’en trouve-t-elle anni-hilée ? Certainement, dans la mesure où le risque de se faire prendre fait par définition partie inté-grante du processus de création en jeu dans ces formes d’expression et que les techniques propres employées pour ne pas être (trop) ennuyé par les forces de l’ordre n’imposent plus de créer dans la hâte, si propice à la spontanéité. Le problème est évidemment le même lors des commandes effectuées par les institutions et les municipalités. Et que dire des peintres de la rue qui se mettent à produire pour les galeries, certai-nes d’entre elles, à la suite des galeries de SoHo à New York, s’étant mises à s’intéresser très sérieu-sement à l’art urbain et à reconnaître l’importance de ce mouvement dans l’art contemporain ? On ne se plaindra naturellement pas de ce der-nier point. Ni non plus que les musées organisent maintenant des expositions consacrées à ses re-présentants les plus connus (comme Basquiat,

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public, favorisent toutefois réellement l’éclosion et l’épanouissement d’individualités. Un galeriste qui parie sur un jeune artiste a plus de chance de voir un jour s’inscrire le nom de son poulain dans l’histoire de l’art contemporain que les dirigeants de telles structures en ont de voir seulement per-cer un de leurs jeunes graffeurs dans le monde de l’art. La vocation de ces dernières est davantage sociale ou socioculturelle, et même parfois politi-que, que véritablement artistique. Il s’agit moins pour elles de découvrir et de promouvoir de jeu-nes talents que de faciliter l’intégration d’une mi-norité socio-économique. Alors, la galerie et/ou le musée seraient-ils en-core et malgré tout le passage obligé pour les ar-tistes désireux de se faire un nom, y compris pour ceux de la rue ? Le musée demeurera sans doute le lieu de la consécration, celui aussi de l’art fait pour durer (comme aurait dit Cézanne), et la rue celui de l’art éphémère. Mais preuve est cependant faite que de la rue peuvent émerger des noms et des œuvres susceptibles de marquer durablement les esprits et exercer une influence sur les futures générations d’artistes – n’évoluant d’ailleurs pas forcément dans le milieu de l’art urbain. C’est que ce dernier a une spécificité qui fait tout son intérêt et sa force. Certains historiens de l’art et même des sociologues ne s’y trompent pas qui font des diverses formes qu’il revêt, et des graffitis en particulier, l’objet de leur étude. Car si l’histoire de l’art, comme celle de la litté-rature et de la pensée, nous a montré que toute œuvre qui a laissé une trace, tout courant, tout

mouvement est profondément enraciné dans l’époque qui l’a vu naître, la valeur historico-sociale de ces formes d’expression contemporai-nes est peut-être encore plus grande. Comme les graffitis romains et grecs ont donné une somme de renseignements sur l’évolution de la langue et de la société dans l’Antiquité, consti-tuant en cela une véritable base de données épi-graphiques, les graffitis contemporains, parce qu’ils se font l’écho de la rue et renvoient plus ou moins explicitement au contexte social et politi-que, sont potentiellement une mine pour les futurs chercheurs. Aucune autre forme d’expression n’est plus proche du peuple. Même quand ils se font œuvres d’art, le message qu’ils véhiculent, qu’il soit d’espoir ou de désespoir, qu’il exhorte ou dénonce, en fait avant tout des œuvres du peu-ple, pour le peuple – et non pour une élite, les col-lectionneurs et le marché de l’art. Ils sont en prise directe avec la vie. ■

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(1) in Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation d’intervention, de participation de Paul Ardenne ; Flammarion, Paris, 2002). (2) in La culture hip-hop de Hugues Bazin ; Desclée de Brouwer, Paris, 1995). (3) in L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthé-tisme populaire de Richard Shusterman ; Éditions de Mi-nuit, collection Le sens commun, Paris, 1992. (4) Que l’on peut traduire par « toujours la même merde »… (5) À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter ? de Daniel Buren ; Sens et Tonka, Paris, 1998. (6) in Morceaux de bravoure de Norman Mailer ; Robert Laffont, Paris, 1984.

Après la bombe : le laser, dont les possibilités sont explorées par le Graffiti Research Lab : spectaculaire !