CHOMSKY, Noam. Le Vrai Visage de La Critique Post-moderne

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    AGONEPhi l osophie, Cr i t i que & Li t tr atur e

    numro 18-19, 1998

    Neutralit & engagement du savoir

    Il lustrer le ncessaire engagement du savoir et les

    illusions de la neutrali ten refusant que la luttecontre les diffrentes formes de travestissement denotre connaissance et de notre histoire cest--dire de notre mmoireoublie la remise en causedes usages du savoir . Parce que les acquis de

    lhumanitdoivent demeurer aux bnfices duplus grand nombre.

    11. ditorial. Investissements de comptences intellectuelles.

    Thierry Discepolo

    17. Le travail intellectuel au risque de lengagement.

    Daniel Bensad & Philippe Corcuff

    On nest jamais compltement dgag , malgrnotre volontdeneutralitou nos hsitations, on nest jamais seulement engag demanire consciente et volontaire. chaque fois, on a plutt faire avec

    une certaine faon de nouer du rflchi et de lirrflchi, du volontaireet de linvolontaire, de la raison et du corps, de lintelligible et delexprience sensible, de lengagementdans le monde et de lengagementpar le monde. Mais si, pour les sciences sociales comme pour laphilosophie, le non-engagement est impossible, cela signifie-t-il quil nya plus de place pour lautonomie des savoirs, dans une affirmationfourre-tout commode o tout est politique?

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    29. De la neutralitdu savoirlautonomie de sa production.

    Thierry Discepolo

    Il ne semble pas seulement que le terme de neutralit postritencombrante soit la source de quiproquos nuisibles ; et que celuid axiologiquene fasse quaggraver les choses en dissimulant que cesont aussi des valeurs qui fondent la connaissance scientifique.Limpratif de neutralitaxiologique nest trop souvent devenuaujourdhui que loccasion dune posture aristocratiqueJaborderai lancessaire possibilitde fonder en raison nos dcisions : cest en tantque producteur dun savoir scientifique que Max Weber jugeait neutreet que Pierre Bourdieu dfinit comme autonome que le savant estengagdans la transformation du monde parce que ce savoir entre dansnotre comprhension et nos actions.

    47. Le vrai visage de la critique post-moderne.

    Noam Chomsky

    Traduit de langlais par Jacques VialleAvant-propos de Jacques Vialle

    Abandonner le projet des Lumires reviendrait laisser libre cours une version de lhistoire directement mise au service des institutionsrgnantes. Dans les moments dagitation sociale, beaucoup sontcapables de dcouvrir les vrits que leur cachent les leaders dopinion.

    Mais quand lactivisme dcline, la classe des commissaires dupeuple reprend les commandes. Puisque les intellectuels de gaucheabandonnent aujourdhui le terrain, les vrits quils avaient autrefoisdfendues nont plus quse rfugier dans les mmoires individuelles etlhistoire tre rcupre comme un instrument de domination. Aussivalable et mritante que puissetre la critique de la rationalitlaseule chose qui soit suggre en est le rejet pur et simple; une voie quirisque de conduire directement au dsastre ceux qui ont le plus besoinde soutien en ce monde. Cest--dire la grande majoritdes hommes, etde faon urgente.

    63. Sciences sociales & socitcontemporaine : lclipe des garantiesde la rationalit.

    Immanuel Wallerstein

    Traduit de langlais par Frdr ic Cotton & JacquesVialle

    Nous devons admettre que les sciences sociales ne sont pasparfaitement dsintresses, puisque les scientifiques sont inscrits dans

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    la ralitsociale et ne peuvent pas plus faire abstraction de leur espritque de leur corpsNous devons admettre que nos vrits ne sont pasdes vrits universelles, que sil existe des vrits universelles, elles sont

    complexes, contradictoires et plurielles. Nous devons admettre que lascience nest pas la recherche du simple, mais la recherche delinterprtation la plus plausible du complexe. Nous devons admettreque les raisons pour lesquelles nous nous intressons aux causesefficientes est quelles nous servent dindicateurs sur la voie de lacomprhension des causes finales. Nous devons enfin admettre que larationalitimplique le choix dune politique morale, et que le rle desintellectuels est de signaler les choix historiques qui sont collectivementnotre disposition.

    87. Le caractre valuatif de la science sociale wbrienne.Une provocation.

    Pietro Basso

    Traduit de litalien par Giovanna Russo

    Dans l imaginairecollectif de la communautdes chercheurs MaxWeber est le grand thoricien du caractre non-valuatifdessciences sociales. Ce serait lui l analyste purqui, hors de toutedoctrine prconue, a fond la sociologie rigoureusementscientifique. En est-il tout fait ainsi ? Je ne le crois absolument pas.Le moins quon puisse dire est que son uvre contient deuxfaons de

    lire le rapport entre science et socit : lune non-valuative etlautre tout fait valuative. Mais on peut aller plus loin encore ensoutenant que la seconde, au fond, lemporte sur la premire. Surtoutsi, comme on le devrait, on met au premier plan sa manire concrte de fairede la sociologie plutt que sa thorisationde latche du savant et des procds des sciences sociales. Enfin, si lonmesure celle-cicelle-let non le contraire.

    97. La question du maximum: capitalisme et pense unique.

    Jack London (& Jacques Luzi)

    La succession des sicles atmarque non seulement par lascensionde lhomme, mais par celle de lhomme du peuple. Depuis lesclave, oule serf attachla glbe, jusquaux postes suprieurs de la socitmoderne, il sestlev, chelon par chelon, dans leffritement du droitdivin des rois et la chute fracassante des sceptres. Quil nait fait toutcela que pour devenir lesclave perptuel de loligarchie industrielle,cest une chose contre laquelle tout son passproteste. Lhomme du

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    peuple mrite un meilleur avenir, ou alors il nest pas la hauteur deson pass. Avec son sicle dge, cet crit est significatif dun type de discourssur la choseconomiquequi tranche avec lidologie nolibrale pense

    conformeun monde unidimensionnel dans son objecti f social ultime :laccumulation du capital.

    119. Mettre la gntiquela disposition de lhumanit Entretien.

    Philippe Froguel

    Questionnairetabli par Jacques Vialle

    Lhonneur de la recherche publique bio-mdicale est de contribuer enrichir les connaissances des mcanismes du vivant et des anomalieslorigine des maladies, pour les mettre disposition de lhumanitDepuis peu, la comptition scientifique sest dplace dans le domaineindustriel et mme spculatif : la possession exclusive de connaissancesest devenue un lment de valorisation boursire comme un autre, cequi conduit une gestion purement capitalistique des rsultats de larecherche. En pratique, cela signifie que les socits de bio-technologieet leurs allis industriels nont pas comme objectif de prsenter leursrsultats au monde, mais de les garder secrets en esprant en tirer un

    jour bnfice.

    125. Dmission des philosophes.

    Paul Nizan

    Avant-propos de Thierry Discepolo

    Les jeunes gens qui dbutent dans la philosophie seront-ils longtempsencore satisfaits de travailler dans la nuit sans pouvoir rpondre aucune interrogation sur le sens et la porte de la recherche oilssengagent ? Il est grand temps doffrir ces nouveaux venus unesituation franche. Beaucoup dentre eux sont emplis de bonnesintentions, beaucoup dentre eux se sont engags dans la philosophieparce quils ont ttroubls par le dsuvrement de ces bonnesintentions. Ils prouvent, dune faon peu claire sans doute, que laphilosophie en gnral est la mise en uvre des bonnes intentions lgard des hommes. Mais il faut saisir et enseigner que certainesphilosophies sont salutaires aux hommes, et que dautres sont mortellespour eux, et que lefficacitde telle sagesse particulire nest pas lecaractre gnral de la philosophie.

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    139. Un engagement politique peut ouvrir le champ ethno-graphique Entretien.

    Alban Bensa

    Propos recueil lis par Thierry Discepolo & IsabelleMerle

    Lmergence de la protestation kanak na produit ni rupture dans mapratique ethnologique, ni mme un dtournement de mesproccupations scientifiques. Lexplosion politique des Kanaks ma aucontraire permis de poser des questions dordre anthropologique,sociologique ou historique que je ne mtais pas assez poses avantNous devons suivre un projet scientifique autonome qui ne se voile pasla face. Cest une leon historique que le progrs scientifique passe parlinterprtation de situations politiques sans que cette interprtation

    soit dcontextualiseCest un mensonge que de laisser supposer quilpuisse y avoir, dans les sciences sociales, un discours scientifiqueindpendant de ses conditions dnonciations.

    155.Permanentde la lutte contre la guerre dAlgrie?Mmoires.

    Pierre Vidal-Naquet

    Avant-propos de Thierry Discepolo

    Ma rage historienne me tenait toujours, plus que jamais. Avant que lesilence ne retombe, je voulais prouver dfinitivement que la tortureavait tune affaire dtat. Effectivement, ds le 2 mars 1955,linspecteur gnral de ladministration, Roger Wuillaume, avaitrecommandlusage du tuyau deau et de la magnto concds auxseuls officiers de police judiciaire. Jamassai ainsi une normedocumentation particulirement riche pour lpoque de la IVe

    Rpublique. Dovenaient mes dossiers ? Pour les annes 1954-1958,principalement de tratres , de grands commis en rupture avecltatMon livre La Raison dtat parut auxditions de Minuit en avril1962, aprs vian, et juste temps pour mentionner lamnistie totalequi avait taccorde par le gouvernement aux tortionnaires et auxtueurs de tout acabit.

    173. La fin des fictions

    Wolfgang Hildesheimer

    Traduit de lallemand par Pierre DeshussesAvant-propos de Thierry Discepolo & Pierre Deshusses

    Jai toujours eu des rticences considrer lactivitdcrivain commeune vritable profession. En fait, je ne lai jamais considre commetelle, mais bien plutt comme le privilge temporaire de pouvoir dire

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    des choses qui mapparaissaient dignes dtre dites, et de me taireensuite lorsque ces choses taient ditesLe temps des grandsromanciers est rvolu. Notre poque ne produira pas dcrivain qui

    sinstallera au cur dun chaos grandissant et imprvisible pour raliserun concept intemporelMais transformer notre poque en fictions,cest simplement retarder le moment de laction et placer notreconsciencela remorque de la ralitobjective.

    FICTIONS & DICTIONS

    195. Anatomie de la mlancolie.PARTITION 1, SECTION 2, MEMBRE 3, SUBDIVISION 15.Amour de lrudition ou abus dtude. Avec une digression sur la misredes hommes de lettres et la raison de la mlancolie des muses.

    Robert Burton

    Traduit de langlais par Bernard Hpffner & Catherine Goffaux

    Combien de pauvres hommes de lettres ont perdu leur esprit ou sontdevenus des bents, ont compltement cessde soccuper des affairesde ce monde, ainsi que de leur propre santet de leur fortune, de leur

    tre et de leur bien-tre, dans leur qute du savoir ? Et, aprs tous leursefforts, le monde les tient pour des imbciles ridicules et stupides, pourdes idiots et des nes ; ils sont rejets (cest frquent), condamns, ilsdeviennent des objets de drision, des insenss, des fous.

    MARGINALIA

    237. Il faut dfendre la socit: cours au Collge de France (1976) deMichel Foucault, par Jacques Luzi.

    247.uvres de salubritpublique. Les Raisons dagirde Liber :Sur la tlvision& Contre-feuxde Pierre Bourdieu ; Les NouveauxChiens de gardede Serge Halimi ; Quelques diagnostics et remdesurgents pour une universiten pr ilde lARESER ; Ledcembredes intellectuelsde J. Duval, C. Gaubert, F. Lebaron, D. Marchetti& F. Pavis, par Thierry Discepolo.

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    255. Lintellectuel version Ginzburg & Tabucchi vsEco. Sur Le Juge etlHistor ien. Considrations en marge du procs Sofr ide CarloGinzburg & La Gastrite de Platonde Tabucchi, par Bernard Tieri.

    261. Gloses sur Des intellectuels et du pouvoir, de Edward W. Sad,par Michel Barrillon.

    269. Comprendre au-deldes vidences dogmatiques. Sur Lventaildu vivant. Le mythe du progrsde S. J. Gould, par Bernard Tieri.

    273. Apologie du professeur Sylvestre Dupin. Sur La grande implosion.Rappor t sur leffondrement de lOccident. 1999-2002de Pierre

    Thuillier, par Michel Barrillon.

    281.Sur leNietzschede Gatan Picon, par Jacques Luzi.

    287. La Demande philosophique. Que veut la philosophie et que peut-onvouloir delle?de Jacques Bouveresse, par Thierry Discepolo.

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    DITORIAL 11

    AGONE, 1998, 18-19 : 11-13

    Investissements decomptences intellectuelles

    Lepremier trait de la corruption des murs,cest le bannissement de la vrit.

    MONTAIGNE

    On ne trouvera pas dans lensemble qui suit la mise enuvre dunquelconque dbat sur la question de la neutralitoudelengagement du savoir mais les pices dune illustration du ncessaireengagement du savoir et des illusions de la neutralit. Il sagit derefuser que la lutte contre les diffrentes formes de travestissement denotre connaissance et de notre histoirecest--dire de notre mmoiresoit exclusive de la remise en cause de lusage du savoir ; il sagitduvrer ce que le savoir acquis par lhumanitreste au bnfice duplus grand nombre.

    Emblmatique en ce quil incarne le constant investissement dunecomptence intellectuelle en loccurrence sa matrise de la

    mthodologie historique dans une critique contrle des usagesabusifs de sa discipline, Pierre Vidal-Naquet livre ici quelques-unesdes pages de ses mmoires relativesson engagement dhistorien et demilitant de la lutte contre la guerre dAlgrie (1960-1962). Cest parcequils reviennent sur leur pratique dun savoir toujours au risque de

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    INVESTISSEMENTSDE COMPTENCES INTELLECTUELLES12

    lengagementque sont rassembls les propos dautres savants :questionnement enrichi par un engagement politique celui dAlbanBensa, ethnologue qui fut pris dans lexplosion sociale et politiquekanak ; savoir menac, par son dtournement marchand, de perdretoute efficience en mme temps que la juste distribution de sesacquis1; ternelle littrature, aussi, au risque de sonpuisement et deson inutilit2; invoqus, enfin, pour lintrt de leurs propos autantque pour les auteurs eux-mmes, un article centenaire de JackLondon dont la surprenante fracheur permet dclairer les usagescontemporains de la science conomique et un chapitre desChiensde gardeoPaul Nizan jetait, voilplus dun demi sicle, son

    anathme sur le dsengagement philosophique des affaires du monde,accusde masquer un enrlement contre les plus domins. (Untravail dexploration des champs culturels qui se poursuit jusque dansle choix des ouvrages recenss enMarginalia.)

    Parce que Max Weber a marqude son sceau, avec Le Savant et lePolitique, toute la question de la neutralitdu savoir produit par lessciences sociales, certains textes rinvestissent ses conceptions 3, lesmalmnent 4 ou en revisitent lhritage 5: quil sagisse den critiquerles dtournements, den expliciter les fondements ou de rafrachir

    lusage qui peut entre fait aujourdhui.Si cest de mthodologie et parfois de moralequil est question

    quand on en revient lpistmologie wbrienne, cest toutelimpossibilitdune raison pratique qui y est, au fond, en jeu.Certains textes voquent donc les limites et les piges de nos usagesde la raison pour montrer sa ncessitdans tout projet de savoir 6.Cest la critique post-moderne (amricaine) de la raison que

    1.Cf. Philippe Froguel, Mettre la gntique au service de lhumanit .2.Cf. Wolfgang Hildesheimer, La fin des fictions.3. Cf. Immanuel Wallerstein, Sciences sociales & socitcontemporaine :les garantiesvanescentes de la rationalit.4Cf. Pietro Basso,Le caractrevaluatif de la science sociale wbrienne.5. Cf. Thierry Discepolo, De la neutralitdu savoir lautonomie de saproduction.6. Cf. I. Wallerstein, op. cit. ; T. Discepolo, op. cit. ; D. Bensad & Ph. Corcuff,Le travail intellectuel au risque de lengagement .

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    DITORIAL 13

    sattache Noam Chomsky : une entreprise dont il dvoile lesincohrences intellectuelles mais surtout les aspects fondamen-talement ractionnaires.

    Contre ceux qui verront lune rsurgence de ce rationalisme accuspar la critique radical-chic dtre loutil de toutes les oppressions,il sagit de rappeler que cest toujours dfendre la raison que decombattre ceux qui masquent sous les dehors de la raison leurs abusde pouvoir ou qui se servent des armes de la raison pour asseoir ou

    justifier un empire arbitraire 7. Cest parce que la raison est uninstrument de connaissance que son abandon se mesure en perte depouvoir : avant tout celui de maintenir les conditions de lexercice

    contrldun savoir aux bnfices partags.THIERRY DISCEPOLO

    7. Pierre Bourdieu, Contre-feux, Liber-Raisons dagir, 1998, p. 26. (Cf.recension infra, pp. 252-253)

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    Devant la servitude du travail la chaneou la misre des bidonvilles, sans parlerde la torture ou de la violence et descamps de concentration, le cest ainsi

    que lon peut prononcer, avec Hegel,devant les montagnes, revt la valeurdune complicitcriminelle. Parce querien nest moins neutre, quand il sagitdu monde social, que dnoncer ltreavec autorit, les constats de la scienceexercent invitablement une efficacitpolitique, qui peut ntre pas celle quevoudrait exercer le savant.

    PIERRE BOURDIEULeon sur la leon

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    Matre de confrences de philosophie lUniversitde Paris 8 et militant de laLCR (Ligue Communiste Rvolutionnaire), Daniel Bensad a publi, en 1997,Le Pari mlancolique(Fayard).

    Matre de confrences de science politique lInstitut dtudes Politiques deLyon et militant du syndicat SUD ducation et du SELS (SensibilitcologisteLibertaire et radicalement Sociale-Dmocrate), Philippe Corcuff a publien

    1995, Les Nouvelles sociologies(Nathan) et sortira, lautomne 1998, uneIntroductionla philosophie politiquechez le mmediteur.Ayant tous deux participla cration du club de rflexions sociales etpolitiques Maurice Merleau-Ponty en fvrier 1995, ils furent parmi lesintellectuels qui se sont engags auprs de diffrents mouvements sociaux :grves et manifestations de novembre-dcembre 1995, lutte des immigrssans papiers, rbellion zapatiste au Mexique ou, plus rcemment, mouvementdes chmeurs.

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    DANIEL BENSAID & PHILIPPE CORCUFF 17

    Le travail intellectuel aurisque de lengagement

    D

    epuis les mouvements sociaux de novembre-dcembre 1995et lmergence de la figure symbolique de Pierre Bourdieu

    dans lespace public se repose la question de l engagementdes intellectuels . Mais formule de cette manire traditionnelle,linterrogation pourrait bien mener des gnralits vagues, voire une impasse. Qui peut bien identifier nettement ce qui est peut-tredevenu un OVNI : Lintellectuel ? Car la notion d intellectuel a, en France, une histoire bien charge. Au croisement de la figure duphilosophe des Lumires et du combat dreyfusard o le mot mmemerge , elle associe un type dactivit (aux contours dailleursflous), un magistre moral aux vises universalistes et un engagement

    dans la vie de la cit. Si, de cette conception franaise del intellectuel , il faut sans doute garder le souci de lactionpublique, ne devons-nous pas faire un effort pour nous arracher certaines lourdeurs attaches un statut, une pose, desprtentions excessives ? Il est sans doute temps dabandonner de telstropismes intellectualistes, fort corporatistes sous leurs allures

    AGONE, 1998, 18-19 : 17-27

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    LE TRAVAIL INTELLECTUEL AU RISQUE DE LENGAGEMENT18

    universalistes. Maurice Merleau-Ponty notait djque la tentationdun philosophe est de croire quil a vraiment rejoint les autres etatteint luniversel concret quand il leur a donnun sens dans sonunivers, parce que son univers est pour lui ltre mme 1.

    Tournons-nous plutt vers les ambitions plus modestes despraticiens du travail intellectuel, quils soient biologistes, sociologuesou philosophes. L, des questionnements, des outils danalyse, dessavoir-faire et des rsultats provisoires apparaissent disponibles,simples ressources pour le dbat public et pour les luttesmancipatrices. Point nest besoin daccorder aux intellectuelsunaccs privilgiun horizon duniversalitou un rle davant-garde.

    En ce qui nous concerne, en tant que praticiens des sciences socialeset de la philosophie, il nous faut alors dire en quoi ces jeux deconnaissance , dans leur autonomie et leurs intersections, sontimpliqus dans une problmatique de lengagement.

    UN NON-ENGAGEMENT ILLUSOIRE

    On a lhabitude de penser lengagement comme relevant tout daborddun choix intellectuel. Cette vision classique draine avec elle les

    vieilles hirarchies philosophiques entre lintelligible et le sensible oulesprit et le corps. Maurice Merleau-Ponty, avec quelques autres, nousentranait pourtant vers dautres perspectives. son sens, je suisdabord au monde avant de rflchir sur lui de manire consciente, etdonc de prendre explicitement des dcisions. Avant mme laconscience rflchissante et lintellectualisation, il y aurait un rapportcorporel au monde, une prsence au monde marque par la prsencepralable du monde. Je serais alors dabord engagpar le monde,avant de mengager consciemment dans le monde. Cest partir du

    sensible, premier chronologiquement et ontologiquement, qumergelintelligible. Cest pourquoi Merleau-Ponty explique qu il ny a pasde conscience qui ne soit porte par son engagement primordial dansla vie et par le mode de cet engagement 2. La libertne consiste pas

    1. Les aventures de la dialectique, Gallimard, 1955, p. 274.2. Sens et non-sens, Gallimard, 1996 (1948) , p. 31.

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    DANIEL BENSAID & PHILIPPE CORCUFF 19

    alors pour luise retrancher de toutes les inhrences terrestres, maisles dpasser en les acceptant 3, car la libertnest pas en dedumonde, mais au contact avec lui 4. Le non-engagement est doncillusoire, et le chercheur ou luniversitaire qui voudrait sisoler dansson laboratoire ou son universitparticiperait quand mme au coursdu monde et aurait, malgr ses intentions explicites, uneresponsabilitpar rapport lui. De cette faon dcale de poser leproblme de lengagement, on peut tirer quon nest jamaiscompltement dgag , malgrnotre volontde neutralitou noshsitations, et quon nest jamais seulement engag de manireconsciente et volontaire. chaque fois, on a plutt faire avec une

    certaine faon de nouer du rflchi et de lirrflchi, du volontaire etde linvolontaire, de la raison et du corps, de lintelligible et delexprience sensible, de lengagement dans le monde et delengagement par le monde. Mais si, pour les sciences sociales commepour la philosophie, le non-engagement est impossible, cela signifie-t-il quil ny a plus de place pour lautonomie des savoirs, dans uneaffirmation fourre-tout commode o tout est politique?

    RINTERROGER LE STATUT DESSCIENCESSOCIALES

    Les sciences sociales, justement dans leur revendication descientificit, prtendent souvent avoir acquis un statutdextraterritorialitvis--vis de lengagement. La faiblesse de cetteposition ne veut pas dire pour autant quelles nont pas atteint unecertaine autonomie, qui donne une lgitimitpropre aux savoirsquelles produisent. La rflexion pistmologique, qui se dveloppedans le sillage des courants les plus novateurs, apporte ici deslments de rponse plus nuancs. Tant sur le plan des rapports

    entre connaissance savante et connaissance ordinaire quentrejugements de faits et jugements de valeur, des dplacementssignificatifs ont toprs, qui laisse une place la question delengagement, y compris si lon part des critres internes associs ces univers de connaissance.

    3. Idem, p. 44.4. Idem, p.180.

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    LE TRAVAIL INTELLECTUEL AU RISQUE DE LENGAGEMENT20

    En ce qui concerne les relations entre les sociologiesprofessionnelles et les connaissances sociales mobilises par lesacteurs dans leur vie quotidienne, on tend aujourdhui sortir du face face entre deux positions antagoniques : la rupturepistmologique entre la science et les prnotions des acteurs,dune part ; et lindistinction entre les deux, de lautre. Des positionsintermdiaires, plus dialectiques, ont tavances 5. Ces analysesmettent en vidence tout la fois des ressemblances et desdiffrences, des continuits et des discontinuits entre ces deuxunivers cognitifs. Par ailleurs, elles saisissent des relations dans lesdeux sens entre eux : la formalisation de concepts par les chercheurs

    partir de schmas ordinaires et lusage par les acteurs de notionsvenant des sciences sociales. Lesjeux de connaissancepropres auxsciences sociales seraient donc dots dune autonomie, maisseulement relative. Ce constat ne justifie ni la revendication dunisolement, ni la prtention une position de surplomb, maisdbouche davantage sur une logique dchanges entre des mondespour une part simplement dissemblables.

    Sur les terrain des relations entre jugements de faits et jugements devaleurs, les choses ont aussi boug. Ni une stricte neutralit

    axiologique, ni un amalgame entre les deux napparaissentaujourdhui compltement satisfaisants. Laussi des positions plusdialectiques sont proposes 6. Les sciences sociales nutilisent-ellespas des modes dvaluation des comportements et des processussociaux qui ont une double dimension technique (outils de mesure)et morale (systmes de valeurs) ? Et ensuite, leurs rsultats, tels quilssont diffuss dans la socit, ne revtent-ils pas des significationsthiques et politiques dans les diverses appropriations dont ils sont

    5. Voir notamment Anthony Giddens, La Constitution de la socit, PUF, 19871984) & Philippe Corcuff, lments dpistmologie ordinaire dusyndicalisme, Revue Franaise de Science Politique, Vol. 41, n4, aot 1991.6. Voir notamment Alain Desrosires, La Politique des grands nombres. Histoirede la raison statistique, La Dcouverte, 1993 & Philippe Corcuff et ClaudetteLafaye, Lgitimitet thorie critique. Un autre usage du modle de

    justification publique,Mana(Universitde Caen), n2, 1996.

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    DANIEL BENSAID & PHILIPPE CORCUFF 21

    lobjet ? En ce sens, les sciences sociales, qui ne peuvent chappercompltement aux jugements de valeurs, restent pour une partencastres dans des cadres axiologiques. Mais dire quil y a delaxiologique dans les sciences sociales ne nous conduit pasconclurequil ny a quede laxiologique dans le scientifique. Car,historiquement, les sciences sociales ont produit des ressourcesdobjectivation et de distanciation (des concepts, des techniques, despreuves empiriques, etc.) rendant possible un certain dtachementdes deux aspects. Si on tient compte de cette double dimension, leproblme pour les sciences sociales est alors plutt de clarifier demanire rflexive les appuis axiologiques de leurs travaux, en amont,

    et de contribuer orienter de manire plus contrle leurs usagessocio-politiques, en aval. Toutefois, travers ces dplacementspistmologiques, les sciences sociales nont pas en mains toutes lesclefs de la question de leur engagement.

    DIALOGUE ENTRE PHILOSOPHIE POLITIQUEMANCIPATRICE& SCIENCES SOCIALES

    Les sciences sociales se prtendent parfois autosuffisantes, mais dire

    quelles ont conquis une autonomie ne veut pas dire quelles sontcompltement indpendantes, quelles peuvent rpondre seules, avecles outils quelles ont forgs, toutes les questions que leurs analysesposent. Il y a bien, dans le champ du travail intellectuel, comme uneincompltude des sciences sociales, comme il y a une incompltudede la philosophie. Justement, les ressources de la philosophiepeuvent laider clarifier leur impensaxiologique, comme, enretour, les sciences sociales peuvent aider la philosophie mieuxdlimiter le domaine de validitdnoncs la porte trop souvent

    excessivement gnrale.Tant du point de vue du travail dclaircissement des prsupposs

    axiologiques engags dans ses travaux, que des effets socio-politiquesde la diffusion de ses concepts et de ses rsultats ou mme dellargissement de lespace mental de lenqute sociologique, lessciences sociales ont intrt dvelopper un dialogue avec laphilosophie politique et morale. Et si ces sciences sociales sinscrivent

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    dans une perspective dmancipation sociale, elles ne peuvent viter lecontact avec une philosophie politique mancipatrice. Mais doextraire de telles vitamines mancipatrices stimulant les sciencessociales? Elles tirent certains de leurs points dappui, souvent sans senrendre compte, du pass, des traditions intellectuelles, sociales etpolitiques dont elles hritent. La philosophie des Lumires est ainsicentrale dans la construction intellectuelle des sciences sociales. Mais silon veut que ce processus dalimentation axiologique des sciencessociales soit plus conscient et plus contrl, ne faut-il pas tredavantage slectif dans le rapport aux traditions? Sur ce point, il noussemble que lon doit suivre les intuitions de Walter Benjamin, qui nous

    invitait aller chercher dans le passles voix recouvertes et oubliesdes vaincu-e-s, des possibles de lmancipation perdus en chemin 7.Dans la version lacise du messianisme quil propose, il y a unrendez-vous mystrieux entre les gnrations dfuntes et celle dontnous faisons partie nous-mmes 8. Cest pourquoi chaque poquedevra, de nouveau, sattaquer cette rude tche : librer duconformisme une tradition en passe dtre viole par lui 9. La visemancipatrice est donc aussi une lutte pour la libration du passopprim10, qui constitue une des ressources pour dlivrer lavenir

    partir de laction prsente. Mais la slection dun passmancipateurne va donc pas sans lintuition de louverture de lavenir, lintuition dela possibilitdun tout autrement, dun horizon radical. Cest lqueBenjamin peut rejoindre le pari fichten dune humanittoujours endevenir, toujours advenir : Ta promesse est contraire au droit, etpar consquent non avenue 11. Ne doit-on pas viser limpossible, cequi apparat socialement impossible un moment donn, pour ouvririci et maintenant lespace du pensable et lespace des possibles, tant ductdes cadres mentaux du sociologue que de son engagement dans

    7.Cf. Daniel Bensad,Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Plon, 1990.8. Sur le concept dhistoire(1940), incrits franais, Gallimard, 1991, p. 340.9. Idem, p. 342.

    10. Idem, p.347.

    11. J. G. Fichte, Considrations destinesrecti fier le jugement du public sur laRvolution franaise, Payot, 1974 (1793-1794), p. 126.

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    les affaires de la cit? Le cur axiologique de la dmarche des sciencessociales assumant leur insertion, dans lautonomie de leurs registres desavoir, au sein des combats mancipateurs serait alors une dialectiqueinfinie entre la rinterrogation des traditions mancipatrices etlintuition dun horizonvenir radicalement diffrent.

    Mais ds que lon parle dmancipation, de domin-e-s et de vaincu-e-s, on ne peut plus poser de la mme faon la question de laphilosophie politique. Une philosophie politique mancipatrice nepeut pas tre seulement une philosophie universitaire, unephilosophie dexperts. Elle doit imprativement se nourrir descombats passs et prsents des domin-e-s, comme de leurs propres

    analyses. Les ressources savantes ne sont quune des composantesdun processus collectif ncessairement filtrpar les logiques delaction. Rappelons-nous le verdict de Marx sur les philosophiesacadmiques : Les philosophes nont fait quinterprter le monde dediverses manires; ce qui importe cest de le transformer 12. On voitbien en quoi ces perspectives nous loignent de la revendicationplatonicienne du philosophe-roi ou du rve saint-simonien dunescience neutre et toute-puissante lcart des passions, des intrtssociaux et des antagonismes politiques.

    UN ENJEUTHIQUE :SORTIR DE LINTELLECTUALISME & DU NARCISSISME

    Les intellectuels aiment faire la leon. La modestie et lhumilitsontrarement leur fort. Et quand ils condescendent sabaisser jusqularugositde la vie ordinaire, cest souvent pour tenter de la guider, dela corriger ou de la rectifier coups d interrogations radicales, de visions du monde , de Logique, de Science ou de modles labors dans les hautes sphres de lIntelligence. Il y eu certes degrandes figures, depuis Socrate et Platon, dans cetripintellectualiste,

    mais aussi de nombreux rejetons aux petits pieds comme,

    12. Karl Marx, 11eThse sur Feuerbach(1845), in uvres III, Gallimard,1982, p. 1033.

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    aujourdhui, les conseillers du Prince de la Fondation Saint-Simon.Mieux vaut ne pas trop parler des tristes sires contemporains de la

    pense unique : absence de pense vendue comme pense sur lemarchpolitico-mdiatique 13. Mais la maeutique socratique elle-mme ne fut-elle pas une imposition, finalement illgitime au regarddun messagemancipateur, des voies de lintelligible au sensible, delesprit au corps, de la rflexion lexprience, du savant lordinaire ? La force de Socratetait bien de tenter de faire passer lequestionnement philosophique dans la vie, de faire de la philosophie

    un mode de vie et un travail sur soi, mais le questionnement

    philosophique demeurait premier : ce qui restait dune certaine

    manire intellectualiste. On est donc trs loignde la philosophietechnocratique de la Fondation Saint-Simon, ole savoir, peuexigeant pour lintellectuel lui-mme, se dgrade en technique degestion au service des dominants. Toutefois, ces deux figures ont

    quand mme des parents: la position de surplomb intellectuel.

    Car ces intellectuels, si prompts penser et organiser la vie desautres, ne sont en gnral gure adapts aux confusions, auxambiguts, aux alas et aux risques de laction. La puretde la pense

    rechigne se confronter limpuretdu cours ordinaire du monde.On hsite alors mettre les mains dans le cambouisde lapratique, tant il est vrai que la prservation de limage de soi estprimordiale dans les milieux intellectuels. Peu ont la luciditdereconnatre avec Merleau-Ponty que nous ne pouvons plus avoirune politique kantienne, parce quelle ne se soucie pas desconsquences, et que, quand on agit, cest bien pour produire desconsquences au-dehors et non pas pour faire un geste pour soulagersa conscience 14. Le rapport lengagement est alors bien souventcadenasspar les pulsions narcissiques : Laction nest chez euxquune fuite de soi, un mode dcadent de lamour de soi 15.

    13. Cf. Club Merleau-Ponty, La Pense confi sque. Quinze ides reues quibloquent le dbat public, La Dcouverte, 1997.14. Sens et non-sens, op. cit., pp. 204-205.

    15. Les Aventures de la dialectique, op. cit., p. 44.

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    Si les intellectuels furent lavant-garde de quelque chose, ce futsurtout de la culture narcissique contemporaine. Ils ont ainsi tparmi les premiers pousser sur les devants de la scne le je contre le nous . Mais ce tte--tte obsessionnel avec soi, cettegluancedans le rapport de soi soi, apparat tout aussi chargdepetites lchets que les dmissions collectives dhier. Il y a unimpratif thique redresser la barre. Ludwig Wittgenstein, hantparla tyrannie de sa propre vanit, avait, par exemple, une conscienceaigudu problme : Il faut dmolir ldifice de ton orgueil. Travaileffrayant 16. Contre les gesticulations narcissiques de ses pairsetcontre ses propres penchants, il nhsitait pas assner : Il est

    honteux de devoir se montrer comme une outre vide, qui seraitsimplement gonfle par lesprit 17. Dole recours unethique et une esthtique du dpouillement et de la luciditapplique soi,pour lesquelles la double vise du bien et du beau rcusait latentation den faire trop, den rajouter, de se raconter des histoires sursoi et sur le monde 18. Quelle meilleure thrapie alors, face auxillusions inlassablement reproduites dans les milieux intellectuels, quelinsertion dans laction collective mancipatrice ? Pas en tant queprophtes, mais au milieu des autres, avec les autres, en interaction

    avec les autres. Pourtant, encore une fois, au cours du rcentmouvement des chmeurs, peu ont pris le risque du contact avec cesautres, objets de tant de discours pontifiants sur l exclusion. Cefut une occasion, encore manque, dinventer un autre je , plusfragile que les prtentions gluantes de lgocentrisme contemporain,et un autre nous, moins sr de lui que les langues de boismilitantes dantan.

    16. Remarque de 1937, repris dans Remarques mles, Mauvezin, T.E.R.bilingue, 1990, p. 40.

    17. Remarque de 1931, idid, p. 23.

    18. Selon la biographie de Ray Monk, Wittgenstein. Le devoir de gnie, OdileJacob, 1993 (1990).

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    UN ENJEU POLITIQUE :LE PARI MLANCOLIQUE

    Transcender les protections de lego dans une action collective : lespraticiens du travail intellectuel ont lun chemin rinventer. Pourcela, il vaut mieux quils soient lests par la nostalgie dun passquireste advenir. Plutt hippopotames que cabris donc ! Trop tournsvers le clinquant du neuf et les feux de la modernitnolibrale, ilsseraient incapables de rsister lair du temps. tendant ledsenchantement au scepticisme blaset chic des post-modernes,voire jusquau cynisme, ils ne pourraient retrouver le sens de laction.Seule, peut-tre, une mlancolie active, radicale, comme aliment dundcalage salutaire vis--vis des vidences aveuglantes et aveugles des Zlites, est susceptible de leur donner le sens de la gravitncessaire. Or, nous dit le sous-commandant Marcos : On nousvend un nouveau mensonge en guise dhistoire. Le mensonge de ladfaite de lespoir, le mensonge de la dfaite de la dignit, lemensonge de la dfaite de lhumanit. Le miroir du pouvoir nouspropose en contrepoids sur la balance: le mensonge de la victoire ducynisme, le mensonge de la victoire de la servilit, le mensonge de lavictoire du nolibralisme. Au lieu de lhumanit, on nous offre desindices boursiers, au lieu de la digniton nous offre la mondialisationde la misre ; au lieu de lespoir, on nous offre le vide ; au lieu de lavie, on nous offre linternationale de la terreur 19. Dounemlancolie ouverte, qui rende disponible pour la critique sociale etqui prpare () la possibilitdun avenir indit. Dans la pass, noustrouverons des chemins pour lavenirtonne encore Marcos 20. Unemlancolie du peut-tre, oltre se dfinit dabord par ses possibilitset par lalatoire de son mouvement, donc par le pari, le risque. Une

    mlancolie qui nignore pas le douloureux divorce entre le probable etle possible, mais sattache le surmonter, malgrtout, envers et

    19. Premire dclaration de La Realidadcontre le nolibralisme et pourlhumanit, janvier 1996, in Sous-commandant Marcos, Ya basta!, Tome 2,Dagorno, 1996, p. 659.

    20. Dans son Appel la cinquime rencontre europenne de solidaritavecla rbellion zapatiste, janvier 1996.

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    contre tout. Dans la ferme certitude de lincertitude, elle affronte lepoids du doute, sans pour autant sen dfaire. Lespoir ne va alors passans une dose assume de pessimisme. Lespoir, caractrisparMarcos comme une insubordination qui rejette le conformisme et ladfaite 21, na ainsi nullement besoin dtre associun optimismebat. Laventure politique, comme laventure esthtique et laventureamoureuse, nourrie de la nostalgie dinstants dternit, dvnementsimpromptus et inoubliables, mais aussi dun sens du tragique, nouslance dans lavenir comme un coup de ds. Mettre en jeu sa vie dansde tels paris na-t-il pas plus de souffle que lenlisement dans leshabitudes paresseuses et les penses triques des univers

    acadmiques ? Sans se gonfler dimportance sous prtexte de cesouffle, mais dans une fidlitinquiteceux qui se sont battus et quiont perdu, provisoirement...

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    21. Premire dclaration , op. cit., p.659.

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    AGONE, 1998, 18-19 : 29-46

    De la neutralit du savoir lautonomie de sa production

    I

    maginons deux savants attabls au Caf du commerce. Il est facilede les mettre en scne se disputant, avec toutes les bonnes

    manires dignes de leur rang, sur la neutralit et lengagement dusavoir. Se disputent-ils parce quils ne sont pas daccord ? Pas tout fait. Nos deux savants connaissent, en savants, la notion que la doxaaretenue, en France, sous la formulation wbrienne d impratif deneutralitaxiologique. Sils se disputent, cest parce que lun affirmeque la neutralitest surtout linterdit de parler, en chaire, de sujets quine soient pas neutres ; et lautre que la neutralitnest que lobligationfaite de nutiliser, en chaire, que des mots neutres. Mais tous deuxsont daccord pour affirmer qutre axiologiquement neutre cest

    avant tout savoir se tenircest--dire garder posture savantecest--dire viter les postures politiques, morales et religieuses. Et ensuite et surtout , cest accepter les consquences de cette neutralitdunsavoir inapte valuer : un savant nest pas plus quip, en savant,que tout un chacun pour prendre des dcisions concrtes. En sonme

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    et conscience, avoir ou ne pas avoir tudiun sujet en savant de cesujet revient au mme pour un savant : il se sent aussi dmuni que lesautrescomme eux, livrsses dmons.

    Quel ne serait pas ltonnement de leur voisin, un menuisier venulprendre son cafau soleil ? parce que, dans cette ville-l, lesartisans frquentent les mmes terrasses que nos modernes savants(universitaires et chercheurs retrouvant ici, providentiellement,

    provisoirement, leur attribut dsuet). Notre menuisier ne se dirait-ilpas que voildes gens aux ides bien tranges et embrouilles sur dessujets aussi vidents ? Comme a dit Machin, se souviendrait-il, Ilfaut appartenir lintelligentsia pour croire des choses pareilles :

    aucun homme ordinaire ne serait assez sot pour celaMoi, quandje sais quelque chose, et que je suis sr de ce que je sais, eh bien, amaideprendre une dcision!Que le lecteur ne simagine pas, prisdans un lan misrabiliste, que la certitude laquelle pense notremenuisier est, par exemple, celle de la faon dont il faut passer unepicela dgo cest--dire dans le sens du fil. Notre homme, qui aretenu lessentielle leon des Lumires transmise, malgrtout, tantbien que mal, par notre bel enseignement rpublicain, est en effetpersuadqutre correctement informsur une question difficile voire fondamentale par une analyse digne de ce beau nomdobjectivitreste la seule garantie pour prendre une dcision aumoins pas trop mauvaise. Et, par dcisions, notre menuisierentend surtout celles qui lui permettent autant dagir que, parfois, deprendre simplement position : sur les choix conomiques et sociauxde celui quil va lire, sur sa confiance en telle ou telle explicationhistorique du monde vuela tl, sur le racisme de ses collguesde travail, sur la peine de mort et la lgalisation de la drogue, sur

    leuthanasie dun ami qui se meurt, sur lavortement dune cousine quirisquait de donner naissance un enfant mal form, etc. Quant auxdmons, conclurait notre menuisier, ma foi ! ne dit-on pas que cest lesommeil de la raison qui les engendre? Et quest-ce quea peut bienvouloir dire que la raison, veille quand on cherchecomprendre,sendort quand on doit prendre une dcision ?Ils ont de lesprit, maispas le sens commun, comme disait peu prs Truc, cest que le senscommun nest pas assez communces gens-l.

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    Cest dun lan de populisme que le lecteur doit mimaginermaintenant pris. Ne vais-je pas aggraver mon cas en affirmant que le

    sens commun est aujourdhui plus proche quun certain senscommun scientifique du fonctionnement du savoir dans nos prises de

    dcision ? I l ne me semble pas seulement que le terme de neutralitpostritencombrantesoit la source de quiproquosnuisibles, et que celui d axiologique qui lui est accolne fassequaggraver les choses, en dissimulant que ce sont aussi des valeursqui fondent la connaissance scientifique : limpratif de neutralitaxiologique nest trop souvent devenu aujourdhui que loccasiondune posture aristocratique, dtachement des affaires dici-bas pour

    ceux qui tiennent leur rle dans ce monde en danger oils ont tantdintrts matriels, ola justification de la pratique scientifique nestplus que corporatiste prfrence pusillanime pour les amliorationsmicroscopiques. Enfin, au risque denfoncer quelques portes ouverteset de me cogner dautres, fermes depuis longtemps, jaborderai lancessaire possibilitde fonder en raison nos dcisions sans pourautant tomber dans la version dmonise dun savoir positiviste: cesten tant que producteur dun savoir scientifique que Max Weberqualifiait de neutre et que Pierre Bourdieu dfinit comme autonome

    que le savant est engagdans la transformation du monde parce quece savoir entre dans notre comprhension et dans nos actions.

    Mon lecteur doit tre maintenant certain que je verse dans lutopismeun utopisme aux couleurs des Lumires et lourdement teintderationalisme. Voyons comment je vais encore aggraver mon cas.

    Si Weber se proccupa trs tt dune mthodologie sparant lesavant de ce quil nest pas (un homme daction, un politique, etc.) etla science de ce quelle nest pas (de la politique, de la religion, etc.)

    toutes confusions, son sens, invalidantes , il na dcouvertquassez tardivement le principe de neutralitaxiologique lequelprit pourtant limportante place que lon sat dans lpistmologielgue aux sciences sociales naissantes. Le mot mme deneutralitest introduit par le traducteur de Weber en France, Julien Freund, qui

    explique que le terme allemand signifie libre de toute valeur, ausens de dpourvu ou exempt de valeurs . De son propre aveu, ceterme de neutralit na cessde susciter des malentendus

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    positivisme et fantasme objectiviste pour les uns, mthodologiedpasse pour certains, dni de linvitable idologie pour les autres.Il ne sagit pas de jeter ici la pierrecelui qui a fait passer cette uvreimportante une uvre par ailleurs toujours largement indite enfranais ; dautant quil serait absurde de faire peser sur les seuls effetsde cette traduction la rception de lpistmologie de Weber. Bienincapable moi-mme dentrer dans le dtail de luvre de Weber ausujet de ce principe qui ne fut jamais vraiment formalispar sonauteur visite que fait dailleurs, en traducteur et fort bien, JulienFreund, et qui dpasserait, en tout cas, le cadre de cette modestecontribution , cest la fortune critique de ce principe, ce quen

    diffuse ladoxa, que je men tiendrai surtout.Longtemps principe dominant de lpistmologie dominante des

    sciences sociales, limpratif de neutralitaxiologique sestaujourdhui dissout en une pistmologie de corps institutionnalis.ce qui est donc devenu un dogme soppose aujourdhui un autredogme : celui dun savoir dconstruit, fruit du seul ordre dudiscours , qui ouvrit la porte au relativisme autodestructeur danslequel le plus grand nombre semble stre pris. (Mais ne nousattardons pas sur ces chercheurs ptrifis devant la rvlation que ledsir de vrit, comme dit Bouveresse, puisse tre le dsir de toutautre chose que la vritelle-mme et la vritle produit dautrechose que du seul dsir de vrit: peureux de ne dcouvrir dans leurvolontde vritque le dsir et le pouvoir, ils ne verront jamaisquune fois tout cela rvl, ce quil faut bien nommer de la vritcontinue de courir loin derrire leur dos.)

    Concept central de son pistmologie, la neutralitaxiologique estavant tout, pour Weber, le principal garant de la scientificitdune

    production principalement menace par la confusion des genres.Entendons lle principe qui certifiait quon navait pas affaire ici,surtout, de la politique ou de la morale, ou de la religion. Nonpas que Weber privait la politique, la morale ou la religion de toute

    validit, mais il affirmait que chaque domaine a sa validitet sesprocdures de validation propres. De la mme faon que, en tant quepolitique, un politique na pas autoritsur la morale, la religion ou lascience pour dire ce quil est juste de faire et pourquoi, ce quil faut

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    faire et comment le faire, en tant que savant, un savant na pasautoritsur la politique pour dire ce quil est juste de faire etpourquoi, ce quil faut faire et comment le faire ; etc. (Surtout, aussi,Weber avait lutter contre lhistoricisme et notamment le marxisme,monstre pistmologique pour lui puisque science historique,conomique etidologie.) Cette servitude disciplinaire , Weberlimposait galement aux diffrentes disciplines scientifiques entreelles : un savant nest comptent, pour la mthode et les rsultats, quedans sa discipline et sur son domaine de recherches.

    Ayant souvent aujourdhui oublile principe de cette servitude, laneutralit, filant la mtaphore, sembletre revenue au galop vers lun

    des sens courants du mot : celui de non-participant et en gnralau-dessus, voire arbitre dun conflit. Comme si la neutralitaxiologique faisait du savant un diplomate du savoir, on invoquepubliquement, prenant peine soin de jauger des comptences quand on sait la parcellisation, aujourdhui, des domaines derecherche , tel spcialiste des conflits sociaux ou de la querelle delart contemporain ou de la renaissance des nationalismes etdesintgrismes, etc. prendre au mot ce retour au sens courant,voquons la neutralitde la Suisse pendant la Seconde Guerremondiale: au-dessus du conflit mais pas des profits

    Cette servitude disciplinaire ntait toutefois, pour Weber, quunecontrainte drive et ngligeable au regard de ce quil jugeait commeunediffrence insurmontable, unehtronomie fondamentaleentre ce quisadresse notre sentiment [] notre capacitdenthousiasmepour des buts pratiques et concrets [] notre conscience, quand lavaliditde normes thiques est en cause et ce qui fait appel notre facultet notre besoin dordonner rationnellement la ralit

    empirique, avec la prtention dtablir la validitdune vritdexprience . Le prix payer de cette neutralitconue commegarantie de production scientifique tait, pour Weber, limpossibilitde jamais avoir de prfrenceplus lgitime quune autre parce quetous nos choix ultimessontgalement aussi peu fonds en raison.

    Cette irrductible dichotomie sorte de split-brainque le fougueuxWeber ressentait comme un vritable drame semble aujourdhui,

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    pour de nombreux savants, plutt une situation de grand confort.Tout se passe comme sil leur tait possible, sur simple dclaration,dannoncer doils parlent ce qui revient dfinir qui parle.

    Tout se passe comme sils disposaient dun jeu de casquettes : celle dusavant et celle du citoyen au moins on imagine quchaquecasquette correspond son lot de connexions neuronales activant ou

    dsactivant, selon lannonce faite au public, la zone rationnelle-explicative ou la zone sentimentale-valuative.

    (Il est des savants qui, toujours habiles se mnager de tellessituations de conforts moraux, se sont invents, sur mesure, uneposture, pourtant clairement contradictoire, de neutralitengage

    sorte de solution ngativela dichotomie, dont on imagine cequun Weber aurait pu penserUne stratgie que Benda avait djexplore: Je tiens le contemplatif pour le plus grand des clercs, nonpas, selon la pense quon ma souvent prte, parce quil ne serviraitpas lhumanit, mais au contraire parce que, sans se donner pour butde la servir et peut-tre prcisment parce quil ne se donne pas cebut, il est celui qui la sert le mieux.Assez grossier sophisme quedaffirmer servir tous au mieux parce quon cherche obstinmentneservir personne nest-ce pas lfaire une confiance aveugle sesvertus en se privant jamais davoir les moyens de lprouver ? Ainsinos savants concilient-il, commente Paul Nizan, le prestige minentauquel un clerc ne saurait malgrtout renoncer, et labsence finale parquoi il justifie le conformisme auquel il cde en secret.)

    Suppose consubstantielle la pense, cette dichotomie stablitentre les questions de fait et les questions de valeur, entre les valeurs

    et les faits ces derniers seuls pouvant prtendre lobjectivit, tantde lordre de la raison. Si une bonne part de ce qui est associ

    limpratif de neutralitaxiologique tient de la mthodologie cest--dire, aprs tout, du conseil pratique et presque de la recette, cest unproblme dun autre ordre que celui de lhtronomie des sphres delexplicationet de lvaluation. Aporie de la philosophie occidentale,dun fait il est impossible de dire quelque chose sur sa valeur : il y airrductibilitentre ltre et le devoir-tre, entre le descriptif etlvaluatif, entre la thorie et la pratique, entre Voilcomment sontles choseset Voilce que valent les chosesdont on ne peut

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    jamais en dduire Voilce quil est bien de faire , cest--direVoilce quil faut faire.

    Si nos deux savants attabls au Cafdu commerce en taient venusce sujet et que notre menuisier, dpassant draisonnablement sontemps libre, tait restles couter, il aurait encore trouvlconfirmation de ses condescendantes rflexions leur sujet : Nonseulement ces deux-l, se dirait-il, saffichent, bien que savantspatents, personnellement incapables dutiliser ce quils savent pourprendre la moindre dcision importante, certains que ce quilssavent ne leur sert rien. Mais en plus ils croient que cest pour toutle monde pareilEt par principe philosophique! Philosophie

    dincurables dsesprs. On ne serait donc libre que de se tromperpour ces deux-l?!

    Il faudrait beaucoup plus de place que celle impartiecet articlepour exposer la double contradiction au sens commun que constitue

    cette dichotomie ontologiquesparant le fait (de lordre de la science,de la description et disposant dune ralitobjective) de la valeur (delordre de lthique, de lvaluation et nayant de fondement quesubjectif). Dans sa version que Bouveresse appelle radicale etsimplistelvidence la plus rpandue , la dichotomie du fait etde la valeur engendre une tratologie morale mise notamment envidence par Putnam avec lexemple du nazi parfaitementrationnel. Si lenjeu est dunifier le fait et la valeur, la tendance quidomine semble tre la subjectivisation et la relativisation du fait avec ses dangereuses absurdits que Bouveresse appelle ngationnistes. Mais lunification du fait et de la valeur, auprofit dune attribution dobjectivitla valeur, sont galementattels les ralistes morauxnotons toutefois que le danger de

    cette unification-lest la perte de toute distinction entre ralitsnaturelles et ralits culturelles (morale, sociale, etc.). Parmi lescritiques avances qui ont le plus srieusement mis en vidence lecaractre philosophiquement intenablede cette dichotomie, retenonslargument holiste selon lequel il est impossible de sparerclairement le descriptif de lvaluatif dans notre intelligence dumonde. Disons simplement que la dichotomie du fait et de la valeur,

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    la fois trs conteste et trs installe, est au centre dun dbatauquel participent de nombreux philosophes contemporains, que

    certains dentre eux, pour certains, pensent avoir emportlemorceau, mais que dautres, pour dautres, sont de lavis contraire ;chacun nvaluant pas au mme prix les sacrifices philosophiquesquimplique telle ou telle option.

    Pour entrer tout de mme un peu plus dans ce dbat mme sicelui-ci est trs postrieur et donc tranger un Weber pris entrepositivisme et historicisme , faisons remarquer que les difficults sortir de ce vieux dogme aportique semblent natre de cetteopposition absolue et si ancre en nous entre les groupes

    monolithiques : fait-science-rationel-description-ralit-objectivit-certitude et valeur-thique-valuation-irrationel-relativisme-subjectivit-croyance-reprsentation-incertitude. Un jeudassociations-oppositions quil suffirait peut-tre de briser poursortir des dilemmes quil engendre. Suivons ici quelques suggestionsde Bouveressenotamment telles que Ruwen Ogien les prsenta eny ajoutant son grain de selet telles que jy ai ajoutceluidautres, et le mien :

    sur science-certitudevsthique-incertitude: que la connaissancemorale ne soit pas formalise au mme titre que certaines sciencesune formalisation dailleurs relative dune science lautre nimplique en rien quelle ne soit pas une connaissance au sens pleindu terme, cest--dire une connaissance disant sur le monde sapartdu monde des certitudes du mme ordre; la particularittant queces domaines ont leurs modes propres de validation, et que ceux-ci ne

    sont en rientrangerslunlautre; sur fait-objectivitvsvaleur-subjectivit : reconsidrer la

    dichotomie du fait et de la valeur dans sa version radicale etsimpliste ne doit pas se faire obligatoirement par un transfert radical et simpliste de la subjectivitdes valeurs aux faits eux-mmes ou, linverse, de lobjectivitdes faits aux valeurs elles-mmes ; ne suffit-il pas daccorder aux valeurs une certaineobjectivit ? une forme dobjectivitdiffrente et diffremmentgarantie: non pas un statut objectif infrieur, mais simplement autre,autrement efficacedire le mondesapart du monde;

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    sur fait-ralitvsvaleur-reprsentation : parce quil fautabandonner le ralisme naf, le prix ne doit pas en tre un traitementde la ralitculturelle lidentique de la ralitnaturelle : que laralitculturellene prexiste pasnos activits nimplique pas quellene soit pas relle; ni que les mcanismes de cette ralit-lnesimposent pasnous avec autant de force que la ralitnaturelle;

    sur science-objectivitvsthique-subjectivit : si lon refusesouvent toute objectivitlthique en vertu de la pluralitobservedes thiques, nest-ce pas que nous navons pas encore reconnu devrits thiques dignes de ce nom ou que nous ne voulons pas lesaccepter pour telles ? Nest-il pas absurde dappliquer toutesles

    manires dun domainelautre pour le profit daucun? Il sagirait devoir, crit Nagel, lobjectivit comme une mthode decomprhensionqui nous permette d embrasser le monde pluspleinement, qui sapplique aussi bien aux croyances, aux attitudesquaux faits;

    sur science-description vsthique-valuation : cest dabord parune attaque contre le positivisme que fut ruine le projet dun purlangage descriptif, puis cest par la mise en vidence deconcepts mixtescomme ceux de cruaut , d honntet , de courageou de lchet , ou encore de clart , de pertinenceet de novation(ces derniers appliqus aux thories scientifiques) quefut montre limpossibilitde sparer les composantes valuatives etdescriptives chez de tels concepts qui, pour fonctionner correctement,

    doiventtre de lordre de la valeur et de lordre du fait ; sur science-certitude vsthique-relativisme : lexistence dune

    pluralitde systmes de valeurs dfendables nimpliquant pas quilssoient tousgalementdfendables, un pluralisme moral ne dbouche

    pas ncessairement pas sur du relativisme moral ; sur science-objectivitvsthique-croyance : que toute

    qualification dune action humaine ne soit pas totalementindpendante dune intervention subjective nimplique pas quecette qualification soit uniquementle produit de cette intervention

    subjective ; ou encore pour ne pas le dire comme Bouveressemais comme Nagel : nos affirmations sur ce que les gens ont des

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    raisons de faire pourraient tre vraies ou fausses indpendammentdenos croyances ;

    enfin, science et thique nont-elles pas,y regarder de prs, desfondements aussi peu assurs ? Ne sont-elles pas toutes deux des systmes de valeursfonds en domaines dinvestigationabritant, chacun, de vastes dsaccords sur les faits (sociaux,biologiques ou physiques) quils mettent jour ? Ces dsaccordstantdautant plus importants que les faits engagent de puissants intrtssur lesquels chaque rponse propose une question controverseaura une incidence pratique cest--dire, le plus souventaujourdhui, financire. Mais, comme lcrit Nagel, quelle que soit la

    ralitobjective quait effectivement le sujet, que lthique soit undomaine olon rencontre les dsaccords les plus radicaux et unevariation plus grande des croyances ne doit pas masquer que les

    diffrentes disciplines scientifiques en abritent aussi.Mais revenons cette pistmologie dun Weber si inquiet de ne

    pas confondre les diffrents rapports aux valeurs.Les dnonciateurs de la fragile frontire entre un rapport aux

    valeurs et une valuation pure et simple nont pas manqu, qui ont

    montrcomment Weber lui-mme laurait souvent et allgrementfranchie. Ne retenons ici que les commentaires de Leo Strauss. Sonargumentaire fait essentiellement appel aux concepts mixtes djvoqus, tandis quil y a quelque chose de djholiste dans samanire de concevoir les relations entre nos croyances sur les faits etnos croyances sur les thories, les normes ou les valeurs : elles nepourraient tre nettement spares sans risquer de rendre absurdetoutdiscours. Revenant notamment la sociologie de la morale et dela religion auxquelles Weber sest tout particulirement intress,

    Leo Strauss relve les nombreux cas ola sparation entre descriptionet valuation rendrait invalide la description : est-il par exemplepossible danalyser un comportement religieux sans faire ladistinction, comme Weber, entre pense religieuse sublime et pur charlatanisme , sans utiliser des descriptions telles que grands caractres incomparable grandeurperfection jamaisdpassepseudo-systmatiquecompltement dpourvu de

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    qualits artistiquesdingnieuses explicationsproduit dunehaute cultureun exposdune envergure ingaleparfaitecohrence internenotions grossires et abstrusesetc. . (Il seraitaussi fastidieux quinutile de montrer comment de telles obligationssappliquent tout domaine oil sagit de parler du monde quilsagisse, pour rester dans lactualit, du programme politique souscamouflage mathmatique de lconomie nolibralisme, des thoriesracistes biologisantes, du vide politique que masque un certain

    empressement contre le Front national ou dune querelle aussi peufondamentaleque celle qui agite le strile microcosme de lartcontemporain.) Impossibilitpratique donc de dire le monde sans

    lvaluer au passage et dvaluer correctementle monde sans lavoirdabord dit.

    Il ne sagit pas ici dendosser laccusation de nihilisme porte parLeo Strauss contre Weber qui relve surtout des conceptions que lepremier veut imposer celles du second , mais de montrercomment lvacuation des valeurs nuit en mme tempsuneexplication prtendant lobjectivitet aux principes duneconnaissance objective ; comment la ngation de toutevaluation enscience engendre une confusion pistmologique. Ce nest pas parceque pur de toute valeur mais parce qutranger certaines valeurs,non pas parce quinnocent de toute valuation mais dun certain typedvaluation quun savoir peut-tre dit objectif. Une objectivitdont laconnaissance scientifique nest pas le dpositaire exclusif. Uneobjectiviten cela plus etmoins que l objectivitpositiviste : nisur- ni sous-value dans une conception de la connaissancescientifique dissimulant, pour faire plus ce quelle peut faire maismoins que ce quelle pourrait vraiment faire, ses origines et son

    actualitsocio-historiques.On trouve chez Hermann Broch lbauche dune thorie dessystmes de valeurs comme ensembles organiques assurantltablissement de visions du monde les relations entre cessystmes de valeur (et les visions du monde quils produisent)pouvant tre convergentes, divergentes, antagonistes, etc. Rien ldidaliste, les visions du monde sont des visions historiquement et

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    socialement dtermines de cemonde, faons diffrentes dencomprendre ou den mcomprendre la ralit. Sattachant surtoutaux antagonismes entre le systme de valeurs de lart et celui ducommerce, Broch centre son analyse sur le concept de kitschdfinicomme le mal dans les valeurs de lart , cest--dire lintrusion devaleurs commerciales dans le systme des valeurs de lart. Si Brochexemplifia galement son modle propos de la pntration desvaleurs du politique dans lart ainsi lantagonisme entre lart pourlart et le ralisme (socialiste) , il nalla pas plus loin mon humbleconnaissance. Pourquoi voquer cette thorie ? Parce quelleconstitue une analyse assez intuitive donc sans doute plus facile

    comprendre de la faon dont fonctionnent, simbriquent ousexcluent, les visions du monde partageant des valeurs ou nepartageant pas des valeurs contraires quil sagisse de systmesrelatifs des religions, des idologies politiques, des disciplinesscientifiques ou des domaines artistiques. Prenons un exemple : cas

    dhistoire de la pense au moment oBroch crivait lentre-deux-guerres , le nolibralisme renaissant aujourdhui en son refusradical de toute intervention des tats sur les marchs financiersconstitue une illustration dactualitde ce que dcrit Broch. Ltatinterventionniste nest-il pas, pour un nolibral, le mal dans lesystme de valeurs de lconomie de marchpure et parfaite ?Exemplaire, le nolibralisme lest plus dun titre, qui mriteraitdtre tudidans cette seule perspective : en tant quidologiephilosophique ne au XVIIIesicle et modernise, la fin du XIXesicle,par une thorisation mathmatique lui donnant toutes les vertusdune science mise en catimini au service dun projet de socit ; ou,pour le dire comme Bourdieu, le nolibralisme est la mise en

    pratique dune utopie convertie en programme politi que, mais uneutopie qui, avec laide de la thorie conomique dont elle se rclame,parvientse penser comme la description scientifique du rel . (Il nesagit pas de dnoncer pour propagande nolibrale tout conomistemathmatique mais de montrer comment, dune part, le dni desociologie et dhistoire favorise la gestion purement conomico-technique que propose le programme nolibral et, dautre part,comment lappareillage mathmatique est utile lhgmonie

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    conomique.) Exemplaire encore lavide revendication de durescientificitpar lconomie mathmatique, cest--dire avant tout deneutralitqui ne sert plus ici qudissimuler lenrlement, malgrelle, de toute une discipline. (Sans doute senrichissant, laneutralita pris ici un autre sens du mot : comme le fond neutrequi, en peinture, sefface pour ne pas perturber le sujet dun tableau,lconomie nolibrale nuvre qulaisser libre lexpressionharmonieuse des intrts) Exemplaire surtout la faon dont lcolede Chicago, architecte de la contre-rvolution librale qui russit imposer le nolibralisme comme lidologie dominant cette fin desicle, suivit un programme rsumpar lexpression : Les ides ont

    des effets un programme financirement soutenu par des grandsgroupes amricains. Exemplaire enfin quune victoire politique soitconcomitante de linversion dun rapport de force interne unediscipline en loccurrence, et grossirement, entre historicismemarxien, pragmatisme keynsien et formalisme libral.

    On trouve dj, chez Weber, une critique de lconomisme approche fonde sur une coupure idaleentre lconomique et lesocial , formule partir de sa conception mme de la neutralitaxiologique. Si Weber, sopposant au rductionnisme conomique,refusait aux seules causes conomiques jusqulexplication de tousles phnomnes conomiques eux-mmes, cest quil luttaitnotamment contre la transformation dune discipline scientifique en conception globalisante du monde . Au risque de perdre sascientificit cest--dire lobjectivitde sa production , unediscipline scientifique ne peut franchir, pour Weber, les limites que

    lui imposent ses rglements : procdures internes de validationslabores au cours de son histoire et redfinies par ses seuls

    membres. Weber niait-il quun tel savoir scientifique, qui explique lemonde (physique et social), puisse jamais en influencer lesvolutions? Ntait-il pas parfaitement conscient que la science avaittlun des facteurs dterminants du dveloppement des moyens et desmentalits? accusant mme la rationalitdavoir tlun desfacteurs dterminants du dsenchantement du monde . Unedescription scientifique du monde ne perd donc pas sa neutralitwbriennequand elle entrane une valuation, mais plutt quand

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    sa validitnest plus garantie par ses procdures dvaluation, quandelle est en contradiction avec les valeurs fondatrices de la discipline

    qui la produit.

    Ne retrouve-t-on pas l, contre toute attente, lexigence, exprimepar Bourdieu, d autonomie des champs de productionscientifique ? dailleurs tendue tout champ de productionculturelle. De fait, revisiter ainsi limpratif de neutralitaxiologiqueselon Weber, cest lexigence dautonomie du champ selon Bourdieuqui en est la meilleure traduction historique. Avant de pousser encore

    lassimilation dune conception lautre, levons tout de suite ladivergence majeure: au pessimisme de Weber inquiet que la volont

    de puissance ne soit jamais que la finalitdes acquis de la rationalit,Bourdieu en appelle une Realpolitikde luniverselinscrite dansun optimisme raisonnse revendiquant des Lumires.

    Contre toute attente , ai-je cris parce quaucun autre savantninspire moins aujourdhui lide de neutralitquun Bourdieu, quirevendique le ncessaire engagement de la comptence de toutsociologue (de tout savant, de tout intellectuel) dans la rforme dumonde tel quil est et tel quil va. Mais nest-ce pas que la neutralit

    str i cto sensus na pas grand chose voir avec limpratif deneutralitaxiologique?Ceux qui, ne se fiant qularrive, somme toute rcente, de

    Bourdieu dans larne publique par des interventions quil vient dequalifier lui-mme de Contre-feux, croirait voir la mtamorphose pour revenir la dichotomie wbrienne dun savant en unpolitique se trompent lourdement : lengagement du savoir deBourdieu est pistmologiquement inscrit dans son uvre. Pour neprendre que cet exemple, certaines analyses de La Disti ncti on

    semblent parfois davantage constituer un prolongement des constatsfaits dans Les Hritierset La Reproductionquun dveloppementorganique des thmes que traite le reste de louvrage. Ainsi le chapitreintitul Les stratgies de reconversion, dans lequel est montr,entre autres choses, que lidologie de l cole libratricemasqueaux yeux des agents sociaux commencer par ceux qui militent enfaveur de la dmocratisation scolairele dcalage, [sans cesse

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    renouvel], entre les aspirations que le systme denseignementproduit et les chances quil offre rellement ; un dcalage dont lesvictimes sont, lvidence, les classes qui ne disposent ni desaptitudes hrites permettant danticiper linflation des titresscolaires, ni du capital conomique et social permettant damliorerleur rendement sur le marchdu travail. Plus gnralement, lesillusions et les faux espoirs qui se forgent dans la dialectique dudclassement et du reclassementamnent les plus domins accepter leurs situations prsentes et dlguer un avenir, quilscroient toujours meilleur, les progrs quils ne peuvent obtenir enfait que par la lutte ; cet tat de chose ne durant aussi longtemps,

    et aussi longtemps seulement, que les membres des classes dominesentrent en ordre dispers[dans la course poursuite quils mnentavec les classes dominantes] et quils reconnaissent implicitement,par le seul fait de concourir, la lgitimitdes buts poursuivis par ceuxquils poursuivent .

    De tels propos sinscrivent clairement dans la conception dunesociologie que Bourdieu dfinit aujourdhui comme porteuse dunchangement social qui doit rsulter dun dvoilement des chosescaches : dvoilement de la part dalination qui est au cur desstratgies par lesquelles les agents sociaux reproduisent aveuglmentla structure des rapports de classes et, par consquent, pour ceuxdentre eux qui appartiennent aux fractions domines, les conditionsde leur propre domination. Ainsi, la finalitpratique dune tellesociologie est de contribuer minimiser la violence symboliquequi sexerce dans les rapports sociaux, parce que, en levant laconscience des mcanismes doppression symbolique, lesociologue peut contribuer donner un peu de libertdes gens

    qui sont manipuls.Est-ce dire que cette inscription pistmologique de lengagementdu savoir dans luvre de Bourdieu nest que lenrlement quildnonce lui-mme dune certaine conomie dans le programmepolitique nolibral ? Faire remarquer que cest objectivement maisdiscrtement au service des dominants que sest mis le nolibralismequand cest contre cette domination quuvre ouvertement lasociologie de Bourdieu ne suffit pas rpondre par la ngative la

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    question. Exercer le mtier de savant, cest adhrer un systme devaleurs particulier dont la finalitest de produire, dune manireparticulire, un savoir dun genre particulier que lon qualifiedobjectif en ce quil ne suit dautre programme que celui,historiquement dfini, dune pratique de la raison par unecommunautayant runit les conditions sociales dun exerciceindpendant. (Il serait fastidieux dexposer ici, dans le dtail, lesprincipes pistmologiques dun tel exercice dans lequel entrent, aumoins, une certaine sanction par lpreuve de la vrificationexprimentale et la libre dlibration de rsultats que ne contrarient,par exemple, ni exigence de rentabilitni mise au service partisane.)

    Rien lque de trs classiquement wbrien. Mais une pistmologiewbrienne qui, prive de la rfrence si ambigula neutralit,engage au moins les sciencesdfendre ses valeurs constitutives, quiseules garantissent la validitde ses productions que Bourdieu voitpar dfinition subversives.

    Revenons, pour finir, aux conceptions de Weber, qui appelle une

    action rationnellecelle qui rsulte, aprs information objective etlibre rflexion, de la dcision qui donne le plus de chance datteindrele but que lon sest donn : ladquation des moyens une fin. SiWeber ne doutait donc pas que lon puisse se comporterrationnellement, que lon puisse agir rationnellement sur le monde, etce grce au savoir objectif que produit une scienceaxiologiquementneutre , il tait, par contre, dsesprment certain quil nous taitimpossible, une fois dfinie la meilleure chance datteindre le but ,davoir la moindre certitude rationnelle que ce but soit le bon. Cestsur les derniers contreforts de la frontire entre la thorie et lapratique que butait Weber divergence djvoque entre Weber et

    Bourdieu, non pas pistmologique mais philosophique (pour allervite). Bien que sans illusion, Weber tomba-t-il dans ce que Bourdieuappelle l illusion scolastique, qui compte sur la seule force de laprdication rationnelle pour faire avancer la cause de la raison ? etdonc dsespre de toute construction dun rationalisme largi etraliste du raisonnable [] capable de dfendre les raisonsspcifiques de la raison pratique?

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    (Certes, tout cela ne rsout pas encore la dichotomie entre comment sont les choses et ce quil faut faire , cest--dire ladivision thorique entre la thorie et la pratique : thorie dunethorie possiblement objective et dune pratique invitablementsubjective qui fait obstacle la constitution dune raison pratique cest--dire aussi dune pratique raisonne de la raison. Voiltoutefois le chemin que nous ne faisons quapercevoir ici mais quipermet peut-tre dy parvenir.)

    Quoi quil en soit de ces questions qui nous amneraient trop loindans ce texte djtrop long, parce quelles dpendent dunrglement des relations entre la pratique et la thorie au profit dune

    rforme de lentendement, tout ceci crit parce que limpratifde neutralitaxiologique nest souvent aujourdhui, pour le savant,plus quune panoplie rhtorique, ou pire : la vertu profonde,commecrit Weber, de spcialistes sans me ni vision au servicedevoluptueux sans cur .

    THIERRY DISCEPOLO

    RFRENCES

    (Machin est George Orwell et TrucDiderot.)Julien Benda, La Trahison des clercs, Grasset, (1923) 1990.

    Pierre Bourdieu,Contre-feux, Liber-Raisons dagir, 1998.Pierre Bourdieu,Mditations pascaliennes, Seuil, 1997.Pierre Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979.

    Jacques Bouveresse, La Demande philosophique, Lclat, 1996.Jacques Bouveresse,Rationalitet cynisme, Minuit, 1984.

    Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Minuit, 1984.

    Hermann Broch,Cration li ttraire et connaissance, Gallimard, 1966.

    Michel Foucault, LOrdre du discours, Gallimard, 1971.

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    Julien Freund,tudes sur Max Weber, Droz, 1990.

    Susan George, Comment la pense devint unique,Monde diplo, aot 1996.Wilhem Hennis, La Problmatique de Max Weber, PUF, 1996 [1987]

    Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, Lclat, 1993.Paul Nizan, Les Chiens de garde, Agonediteur, (1932) 1998.Ruwen Ogien,Lobjectivitmorale,Critique, 1994, 567-568.Ruwen Ogien, Les Causes et les Raisons. Phi losophie analyt ique et scienceshumaines, ditions Jacqueline Chambon, 1994.Hilary Putnam, Le Ralismevisage humain, Seuil, 1994.

    Hilary Putnam,Reprsentation et ralit, Gallimard, 1990.

    Hilary Putnam,Raison, vritet histoire, Minuit, 1981.

    Leo Strauss,Droit naturel et histoire, Flammarion, 1986 [1954].

    Max Weber,Essai sur la thorie de la science, Plon, 1965.

    Max Weber,Le Savant et le Politique(Prf. de R. Aron), Plon, 1996, [1959].

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    Le vrai visage de la critique postmoderneAvant-propos

    Le texte qui suit a t extrait des actes dun colloque organis par Zmagazineen 1992 et publidans Z Paper Spcial Issue. Sixpostmodernesytaient invitsexpliquer leur point de vue sur lascience et la rationalit, tandis que trois scientifiques, dont NoamChomsky,taient convisleur rpondre. Dans sa rponse, Chomsky,recourt trs souventdes citations directes, si bien quil nous a semblinutile de prsenter, en avant-propos, un digest des thsespostmodernes quil commente1.

    Sil ny avait eu l affaire Sokalpour faire entrer le phnomne pomosur la scne mdiatique franaise, il est probable quil yaurait toccult comme tout ce qui ne donne pas lieu

    lautoclbration du PIF 2. lexception de la revue Liber(qui aconsacrun dossier aux dessus de laffaire Sokal3), la rception dela bonne blaguefaite la revueSocial Textna toutefois bnfici,

    1. La revueZ Magazineet ses archives sont consultables sur Internet.

    2. Paysage intellectuel franais.3.Cf. Libern30, mars 1997 & n31, juin 1997.

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    dans les milieux autoriss, que de lmoi chauvin dclenchpar lamise mal de notre patrimoine intellectuel le mieux exportoutre-Atlantique (entendez : Baudrillard, Lacan, Kristeva, Serre, etc.) Mais,ce que rvle Chomsky du postmodernisme nous semble aller plusloin que ce que Sokal, malgrun certain courage, sest permis dendire. Lattitude postmoderne nest pas seulement (bien quaussi) unepose intellectuelle ; elle nest pas seulement (bien quaussi) unsymptme de la manire dont le vedettariat sest empardesacademics; elle est (surtout) lexpression dune drive de la gaucheradicale amricaine vers des positions rtrogrades et un conservatismesoftqui, sous le masque de la rvolte, risque de devenir le meilleur

    allidu conservatismehardinstallau Snat. Cest dire si la positionde Chomsky, homme de gauche radical, saffirme au risque desaliner toute une communautde militants rcemment acquis auxthses postmodernistes.

    Si caricaturales que paraissent ces thses aux yeux du publicfranais, on aurait tort pourtant de croire quelles ne sont quunedformation pathologique de penses made in France, par ailleurshonorables. Le vrai visage de la critique postmodernecest le vraivisage des socits avances, oune partie de lintelligentsia

    sefforce depuis djun certain temps de justifier son indiffrence la misre du mondepar des considrations tranches sur la fin desidologies, la mort du social et autres prophties qui ne renvoient, endernire instance, quau rflexe dune fraction de classe bien dcidepartager avec ses matres les profits de la domination.

    JACQUESVIALLE

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    Le vrai visage de lacritique postmoderne

    Q

    uand il ma tdemandde rpondre aux intellectuels quimilitent en faveur de labandon ou du dpassementpostmoderne de la science et de la rationalit, jai dabord

    refus et jaurais tmieux avisde my tenir. Pour tre tout faitfranc, si je suis daccord sur certains points avec mes interlocuteurs, jene trouve pas de pertinence au sujet dont ils traitent : la lgitimitdela science, de la logiqueet de la rationalit(que certainssacharnent vouloir faire suivre de ladjectif occidentale). Jai lulensemble des contributions crites dans lespoir dobtenir davantagedclaircissements, mais, pour citer lun des intervenants, mes yeuxsont devenus vitreux et je me suis senti tranger au dbat.

    Pour prendre part une discussion, il est ncessaire dencomprendre les rgles du jeu. Or, pour ce qui nous occupe ici, cenest pas mon cas. Je nai pas de rponses des questions aussiprimaires que : les conclusions dun discours doivent-ellesncessairement tre cohrentes avec les prmisses ? les faits

    AGONE, 1998, 18-19 : 49-62

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    importent-ils ? pouvons-nous faire tenir ensembles des penses, enbaptisant argument ce que bon nous semble et en passant outreles faits ? tous les discours se valent-ils ? etc. Certaines rgles du jeume sont plus familires : celles de linvestigation rationnelle. Elles nesont pas toujours videntes et elles font lobjet dincessants efforts declarification ; mais, dans leur tat actuel, elles me suffisent pouravancer et balayer un large champ. Ce qui sembletre en discussionici est la question de savoir si nous devons nous conformer ou non ces rgles (en essayant, comme nous le faisons, de les perfectionner).Si la rponse est que nous devons faire avec, alors la discussion estclose : nous reconnaissons implicitement la lgitimit de

    linvestigation rationnelle. Si la rponse est que nous devons lesabandonner, alors nous ne pouvons avancer avant davoir dcouvertles principes susceptibles de remplacer la cohrence, le respect desfaits et autres notions surannes. dfaut de cela, nous en seronsrduits au cri primal. Or, je ne vois pas dallusions, dans lesinterventions qui prcdent, de nouvelles rgles susceptibles deremplacer les anciennes. Les rfrences la science et la rationalit qui figurent dans ces interventions sont, pour moi,une autre source de perplexit. Les vises de la connaissancescientifique y sont svrement critiques sans tre clairementidentifies. On lui assigne telles ou telles proprits qui la rendentmconnaissable mes yeux. Dans la plupart des cas, ces propritssont antinomiques avec la dmarche scientifique du moins telleque je lentend et la pratique.

    Peut-tre mon incapacitreconnatre ces dfinitions de la scienceet de la dmarche rationnelle refltent-elles mes propres limitationsen ce domaine, mais jen serais tonn. Depuis quarante ans, jai t

    activement engag dans ce que moi et dautres appelonslinvestigation rationnelle (la linguistique, les mathmatiques) ; laplupart de ces annes, je les ai passes au cur de la bte le MIT.Quand jassiste des sminaires, que je lis des publications quiportent sur mon domaine ou sur dautres, que je travaille avec destudiants ou des collgues, je nai aucun problmeidentifier le genredactivitdont il sagit. Jai bien plus de mal le faire avec les

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    descriptions qui en sont donnes par les contempteurs de la science.Doun second problme.

    Puisque certains appellent scienceou investigationrationnelle ce qui ne mest pas familier et quil me faut tout demme poursuivre la discussion , je remplacerai momentanment cestermes par un symbole, disons X, afin de voir si je comprendsbien les critiques qui lui sont adresses. Considrons donc le genre deproprits et dattributs confrsX par ses dtracteurs.

    On pourrait ranger dans une premire catgorie les argumentssuivants : X est dominpar les mles de race blanche(white malegender). Par consquent, X est limitpar des biais culturels, raciaux

    et sexistes qui reproduisent et perptuent lordre social, en sesdivisions et ses modes de domination. Dans les pays du Sud, lamajoritdes gens attendent depuis cinq cent ans que les bienfaits deX leur soient dispenss et ceci indpendamment du processusdmocratique. Cest que X est intimement liau capitalisme et aucolonialisme, et quil nest pas exclusif du racisme et dutotalitarisme . X a tinvoqupar les commissaires politiques delUnion Sovitique pour amener des millions de personnes embrasser la cause dun rgime impitoyable et criminel(soit dit enpassant, personne ne mentionne le fait que les nazis ont fait demme). La suprmatie de X est demeure inconteste. Pire, ellea permis de crer de nouvelles formes de contrle politique etconomiquelchelle destats et du monde.

    En conclusion, il y a quelque chose d intrinsquement mauvaisen X. Nous devons le rejeter, le dpasser ou le remplacer par autrechose. Et nous devons galement inciter les pauvres et les opprimsde la Terre en faire autant. Il sen suit que nous devons abandonner

    la littrature et les arts, qui, comme les sciences, satisfont galementaux critres de X. Finalement, nous devrions faire vu de silence,puisque le langage possde les mmes proprits que X. Ce sont ldes faits trop connus pourtre discuts.

    Si lon suit ce raisonnement, la technologie ainsi que la plupart desmtiers devraient tre abolis. Or, fait surprenant, nombre descritiques formules lencontre de X semblent louer la pensepratique des technologues(technologists) qui abordent la

  • 7/21/2019 CHOMSKY, Noam. Le Vrai Vis