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La Compagnie des chemins de fer du Midi, acteur du développement régional du grand Sud-Ouest 1852-1938 Histoire ferroviaire et histoire économique Christophe Bouneau

Christophe Bouneau

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Page 1: Christophe Bouneau

La Compagnie des chemins de fer du Midi, acteur du développement

régional du grand Sud-Ouest 1852-1938

Histoire ferroviaire et histoire économique

Christophe Bouneau

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L ' H I S T O I R E des chemins de fer en France reste par­tiellement à écrire, dans la mesure où bien de ses aspects généraux et régionaux ont été jusqu'ici oblité­rés. La recherche historique ferroviaire a surtout pro

duit des monographies locales, remarquables par leur degré d'érudition et de précision technique, mais qui oublient trop sou­vent l'environnement économique régional et national. A une échelle plus large, nous ne disposons que de trois types de tra­vaux récents : l'étude de la révolution ferroviaire, avec la déter­mination de cycles d'investissements alternant avec des crises aiguës, utilisés comme symptômes de l'activité économique glo­bale, accompagnée de l'examen du dialogue difficile entre l'Etat et les réseaux1 ; l'analyse interne remarquable de la gestion et de l'exploitation d'un grand réseau modèle, réalisée par F . Caron 2 ; enfin de rares études thématiques de grande envergure comme celles de G. Ribeill sur le personnel ferroviaire3.

Mais une dimension essentielle a jusqu'ici été délaissée : l'histoire de la contribution du chemin de fer au développement économique régional. Cette lacune de l'histoire ferroviaire et de l'histoire économique s'explique par l'absence de toute régionali­sation économique officielle jusqu'à l'entre-deux-guerres. Elle s'explique surtout par la difficulté de quantifier les effets induits de la politique ferroviaire sur le milieu économique, à évaluer la plus-value apportée par le chemin de fer à une région, en l'ab­sence d'outils statistiques convenables et vu les lacunes impor­tantes des archives ferroviaires dans le domaine économique et commercial.

Nous nous proposons pourtant d'examiner ici l'action de la Compagnie du Midi en faveur du développement d'un grand Sud-Ouest, de 1852 à 1938. Paradoxalement, le parent pauvre des grands réseaux a, dès l'origine, saisi l'étroite imbrication entre ses intérêts et ceux de la région, et donc la nécessité d'une action économique sur ce milieu, dépassant le strict cadre ferrovaire. Tout d'abord les Pereire, malgré l'utopie saint-simonienne uni­versaliste qui sous-tend toutes leurs entreprises jusqu'en Orient, ont cependant ancré leurs activités dans leur Sud-Ouest natal, noyau de leur empire financier, ferroviaire, maritime et immobi­lier4. Ils s'opposent ainsi aux Rothschild qui, à la tête de la Compagnie du Nord, n'ont pas de véritable projet régional, se contentant d'accompagner le développement économique, au lieu de chercher à le susciter et le stimuler comme les Pereire. Cette antithèse vient surtout d'une différence et d'une inégalité fondamentales entre les tissus économiques des régions desser­vies par le Nord et le Midi. La Compagnie du Midi est en effet la plus mal lotie des six grandes compagnies : son réseau, le moins étendu et le moins dense de tous, est particulièrement handicapé par l'absence d'accès direct à Paris, par la faiblesse des relations avec l'Espagne lui conférant un caractère périphérique de « cul-de-sac» et surtout par l'immense retard industriel du Sud-Ouest. Son exploitation est donc fortement marquée par les vicissitudes d'une économie régionale essentiellement agricole, étroitement soumise à des aléas climatiques, incapable de lui assurer régulièrement un trafic rémunérateur. Or , cette accumu­lation de handicaps structurels, cette image négative d'arriération économique dans l'opinion publique et les milieux politico-financiers suscitèrent par réaction une action économique régio­nale pionnière, dynamique et multiforme.

Le Midi, simple concessionnaire d'un service public de transport, prendrait ainsi en charge le rattrapage du retard régio­nal, se substituant à l'Etat et aux entrepreneurs défaillants. Cette politique cohérente d'incitation économique bénéficierait d'une continuité exemplaire entre l'action des frères Pereire5 et celle, un demi-siècle plus tard, du directeur Jean-Raoul Paul et de son

équipe6, où les ingénieurs organisateurs X-Ponts prennent le relais des financiers innovateurs dans la conception d'une régio­nalisation économique.

En premier lieu, une approche interne s'attachera unique­ment à la politique de transport de la Compagnie du Midi, à l'in­vestissement progressif du milieu régional par son domaine d'ex­ploitation ferroviaire ; puis une approche externe examinera sa politique économique élargie et multiforme de mise en valeur d'un grand Sud-Ouest, correspondant aux seize départements desservis par le réseau.

LA DIFFICILE CONSTRUCTION D'UN DOMAINE D'EXPLOITATION

Le rêve compromis de l'extension territoriale Le 5 novembre 1852 naît la Compagnie des chemins de fer

du Midi et du canal latéral à la Garonne, dominée par les frères Pereire et soutenue par leur tout nouveau Crédit mobilier. Natifs de Bordeaux, Emile et Isaac Pereire cherchent ainsi à obtenir la concession de l'ensemble des lignes à établir dans le Sud-Ouest, avec comme objectif lointain de redonner au port de Bordeaux sa primauté du X V I I I e siècle. Pour le délivrer de l'engourdissement qui le menace, ils veulent l'ouvrir grâce à la voie ferrée sur trois régions essentielles : Paris, la Méditerranée et l'Espagne. Le Midi trouve ainsi dans son berceau la concession de 798 km de lignes : Bordeaux-Cette, Bordeaux-La Teste-Arcachon, Lamothe-Bayonne avec embranchement sur Mont-de-Marsan et Narbon-ne-Perpignan. Il récupère ainsi l'héritage fictif de la Compagnie de Bordeaux à Cette, fondée en 1845 mais mise en liquidation dès 1847, avant même d'avoir lancé les travaux et le patrimoine de la moribonde Compagnie de Bordeaux à La Teste, dont la concession remonte au 17 juillet 1837 7 . Première ligne ferroviaire construite dans le Sud-Ouest, inaugurée le 6 juillet 1841, elle répondait à un triple objectif : ouvrir Bordeaux sur l'Atlantique grâce à la réalisation d'un grand port sur le bassin d'Arcachon, amorcer la mise en valeur des Landes jusque-là compromise par l'impraticabilité de toute liaison routière, accessoirement bénéfi­cier du transport des estivants. En fait, l'accessoire devient ici l'essentiel, vu l'absence de toute réalisation portuaire et la léthar­gie prolongée de l'économie landaise. Paralysée par de graves dif­ficultés financières, la Compagnie fut mise sous séquestre le 30 octobre 1848, juste après la liquidation judiciaire de la Compagnie agricole et industrielle d'Arcachon, un de ses plus fermes soutiens. Incorporée au Midi dès sa naissance, Bordeaux-La Teste constituait ainsi un premier embryon de réseau ferro­viaire, avant que ne soient mises en service, en 1855, Bordeaux-Bayonne et, le 27 avril 1857, Bordeaux-Cette, dont l'inaugura­tion donna lieu à une éclatante fête régionale autour de la trilogie du chemin de fer, de Pereire et du Sud-Ouest. A la première concession de 1852 s'adjoignit en 1858 celle du réseau pyrénéen, que l'Etat hésita d'ailleurs à confier au Paris-Orléans (PO), ce qui aurait abouti à une absurdité géographique.

Dans cette phase initiale, pour valoriser son réseau, le Midi cherche avant tout à donner à son empire ferroviaire le maxi­mum d'extension, celui d'un très grand Sud-Ouest, d'où une fré­nésie de projets annexionnistes jusqu'en 1863.

Premier enjeu : l'accès direct à Paris. Au milieu du X I X e siècle, le centre de gravité de la production charbonnière française se situe encore dans le Massif central. Dès le mois de décembre 1852, les Pereire entrent en lice dans cette région en fondant la Compagnie des chemins de fer du Rhône et de la Loire, dont ils obtiennent surtout la fusion avec le fameux Grand Central le 6 avril 1853. Nous pouvons saisir l'ambition territo-

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riale des Pereire dans leur projet d'un grand réseau du Midi,

exposé ainsi dans le Journal des chemins de fer du 13 septembre

1 8 5 6 :

« L e groupe du Midi aurait pour limite du côté Sud-

Ouest : Libourne, Limoges et Nevers, du côté Sud-Est : Cette,

Alais et Lyon. »

Immense promotion utopique pour le Midi, qui devien­

drait ainsi le premier réseau français ! Naturellement, entre ce

projet des Pereire et la réalité ferroviaire régionale, le décalage fut

énorme. Dans le seul cadre du Grand Central, les succès de leur

Crédit mobilier avivent contre eux l'hostilité de Bartholony et

Paulin Talabot, fondateurs et animateurs respectifs du P O et du

Lyon-Méditerranée. Après une histoire particulièrement mou­

vementée, le Grand Central est étranglé et, en 1857, sa dispari­

tion est consommée au profit du P O et du Paris-Lyon-Méditer­

ranée (PLM), tandis que le Midi se contente de récupérer la ligne

intéressante de Montauban à Aubin, près de Decazeville, qui le

met ainsi en relation avec les houillères de l'Aveyron. En tout cas,

ce premier échec des Pereire priva la Compagnie d'un accès sur

Paris, jusqu'à la fusion de l'exploitation en 1933 avec le PO, que

certains qualifient au demeurant d'absorption.

Seconde extension convoitée : l'accès vers Marseille, déte­

nue par le PLM. En effet, le port de Cette, terminus méditerra­

néen de la concession du Midi, malgré la progression de son tra­

fic, ne peut absolument pas se mesurer à Marseille. Surtout les

Pereire, dans leur vision saint-simonienne, voulaient transformer

Electrification ferroviaire du réseau du Midi en 1937.

leur réseau ferroviaire en instrument du vieux rêve déjà caressé

au X V I I e siècle par les constructeurs du canal du Midi : attirer sur

Bordeaux-Marseille le trafic transitant par Gibraltar. Malgré la

concession au PLM de la liaison Cette-Marseille, Emile Pereire

revendiqua en 1862 pour la Compagnie du Midi le droit de pro­

longer jusqu'à Marseille la grande transversale Bordeaux-Cette.

Le Midi présenta alors un projet de ligne empruntant le cordon

littoral, d'une longueur de 160 km, donc plus courte de 40 km

que le parcours rival du PLM, avec construction d'une gare indé­

pendante à Marseille. La lutte avec Paulin Talabot battit alors son

plein, mêlant intérêts ferroviaires, maritimes et immobiliers, jus­

qu'à l'arbitrage définitif de Rouher à la fin de 1863, dicté par une

évidente rationalité technique : éviter toute concurrence sur une

même liaison. Ainsi, la concession d'une seconde ligne était refu­

sée au Midi ; en compensation, il ne paierait que le tarif corres­

pondant aux 160 km de la liaison littorale et ses trains de voya­

geurs pourraient passer directement d'un réseau à l'autre, sans

transbordement. En outre, la concession de Rodez-Graissessac

lui était accordée et le Midi obtenait l'établissement à Marseille

d'une gare spéciale, cette dernière clause restant d'ailleurs lettre

morte.

En conclusion, comme pour l'accès fondamental à Paris, le

Midi se heurtait dans l'accès au trafic méditerranéen à un second

goulet d'étranglement, hypothéquant la mise en valeur du Sud-

Ouest, qui risque alors de devenir un réduit périphérique à l'écart

de la croissance française. En 1864, après ces deux cuisants

échecs, l'époque héroïque de la constitution du réseau, l'ère des

extensions et des grands projets sont désormais révolues. La

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Compagnie reste confinée dans un grand Sud-Ouest, qu'elle aurait souhaité beaucoup plus grand, et encerclée par ses deux puissants voisins le P O et le PLM, avec le risque d'une liaison captive dans son exploitation technique et commerciale. L'heure est alors à la mise en valeur des seules possibilités ferroviaires régionales.

Seule la réalisation de grandes liaisons internationales avec la péninsule Ibérique ressort à ce vieux rêve des Pereire d'un immense empire ferroviaire. Ceux-ci, se rappelant leurs origines, se constituèrent d'ailleurs en Espagne un double domaine finan­cier et ferroviaire, sur le modèle de leurs entreprises françaises, avec le Crédit mobilier espagnol et la Compagnie du Norte, pro­longement naturel du Midi : elle dessert une des régions les plus actives d'un pays globalement attardé, à l'inverse de son modèle français8. Dès 1864, le Midi inaugure la première ligne franco-espagnole Bayonne-Hendaye-Irun. Cette ligne de la côte bas­que, avec le célèbre Sud-Express surnommé dans l'entre-deux-guerres Basque bondissant, grâce à ses records mondiaux de vitesse commerciale sur la section landaise, s'affirme d'emblée comme une excellente liaison Paris-Madrid. La liaison littorale méditerranéenne Perpignan-Cerbère-Port-Bou n'est par contre achevée qu'en 1878, même si Narbonne-Perpignan fonctionne depuis 1858. Des centaines d'ouvriers espagnols travaillèrent sur les chantiers de la ligne et se fixèrent pour certains à Cerbère, employés par la Compagnie et contribuant à la croissance cham­pignon de la ville ferroviaire. Mais, dès l'origine, la différence d'écartement entre la voie européenne de 1,44 m et la voie espa­gnole de 1,67 m imposa un lourd transbordement sur les deux lignes et constitua un troisième goulet d'étranglement majeur pour l'exploitation du réseau et donc le développement du Sud-Ouest. Malgré ce handicap technique, l'importance du trafic imposa le coûteux doublement de la voie dès la fin des années 1860 pour la liaison atlantique et la fin des années 1870 pour la liaison méditerranéenne. Cependant, ce trafic international se trouvait réduit par deux facteurs essentiels : la concurrence de la voie maritime qui assurait, au début de notre siècle, 75 °/o de la valeur des exportations françaises et 55 % des importations, à commencer par les minerais de Bilbao et de la Société asturienne des mines, contrôlée par les Pereire ; la guerre douanière qui culmine en 1892, avec la dénonciation du traité de commerce, faisant chuter brusquement les échanges de 675 à 440 millions de francs. Dans ces conditions très malthusiennes, la Compagnie considérait comme totalement irréalistes les innombrables pro­jets de liaisons transpyrénéennes9. De la création d'un Service d'études des transpyrénéens à Toulouse en 1865 à leur inaugura­tion effective en 1928-1929, le Midi fit face à un triple dilemme : accepter des liaisons techniquement périlleuses, à la rentabilité financière très douteuse et d'une utilité économique interrégio­nale restreinte. Les transpyrénéens risquaient également de délester partiellement de leur trafic les deux lignes littorales, sans capter vraiment de nouveaux courants d'échanges, annulant ainsi les économies d'échelle, suscitant des rendements décrois­sants et une surcapacité des équipements ferroviaires. Le Midi se heurtait enfin au jeu très complexe des politiques fragmentaires et électorales de vallées, puisque pas moins de douze tracés diffé­rents avaient leurs adeptes. Ces rivalités locales, jointes à la diffi­culté des rapports franco-espagnols, permirent à la Compagnie d'opposer une extrême passivité à toute réalisation effective jus­qu'en 1907.

Cependant, après la signature de la convention franco-espagnole du 18 août 1904, elle fut obligée d'accepter le 2 août 1907 la concession de trois transpyrénéens, par le Som-port, le Puymorens et le port de Salau. Ses dirigeants avaient été

partiellement convertis à cette réalisation ferroviaire de prestige par Jean-Raoul Paul, promoteur de l'électrification. L'emploi de la traction électrique, grande première pour une liaison interna­tionale, devait lever un double blocage technique et financier. Surtout, les transpyrénéens se voyaient intégrés par Jean-Raoul Paul et son équipe dans un vaste plan de développement écono­mique du Sud-Ouest, aux retombées bénéfiques pour le parent pauvre des grands réseaux. Tous les espoirs de la Compagnie sont présentés dans cette allocution du président Léon Aucoc à l'assemblée générale du 7 avril 1908 :

« Les transpyrénéens mettront la région française avoisi-nant les Pyrénées centrales en relation directe avec l'Aragon et la Catalogne ; ils favoriseront la pénétration économique de ces deux pays et feront naître un trafic, qui aujourd'hui ne peut exis­ter entre des régions isolées... De plus, ils donneront entre Paris, Barcelone et Carthagène, aussi bien qu'entre Paris, Saragosse et Madrid des itinéraires plus courts. »

Les transpyrénéens doivent ainsi contribuer à rehausser le prestige d'un réseau cul-de-sac, jusque-là étroitement soumis à une orientation Sud-Nord, marquée par une attraction démesu­rée de Paris et par le blocage vers le Centre et le Sud-Est consommé dès 1863. Avec eux se fait jour l'espoir d'un déplace­ment du centre de gravité du réseau vers la région pyrénéenne. Malheureusement, cet espoir fut progressivement déçu par la lenteur et le coût des travaux, aggravés par la guerre, la crise financière du milieu des années 1920 et la pénurie de main-d'œuvre pour des chantiers très difficiles de haute montagne. Ne fut-on pas obligé à un recours massif à la main-d'œuvre espa­gnole, qui créa de véritables agglomérations ouvrières, naturelle­ment éphémères ?

Ainsi, les transpyrénéens ne furent inaugurés — en grande pompe — qu'en juillet 1928 pour la ligne du Somport et en juillet 1929 pour celle du Puymorens. Mais surtout les satisfactions que pensait retirer le Midi de leur exploitation s'avérèrent bien mai­gres. Certes, elles correspondent à des itinéraires légèrement plus courts, aussi bien pour les liaisons régionales qu'internationales mais évidemment, l'abaissement de la durée du trajet n'est pas proportionnel à l'économie de longueur. Avec des déclivités atteignant 43 mm/m, record en France pour une voie normale à simple adhérence, avec des courbes de 200 m de rayon, des conditions climatiques particulièrement sévères et une voie uni­que, les vitesses sur ces liaisons sont largement inférieures à celles obtenues sur les lignes littorales.

Le transpyrénéen oriental est théoriquement le plus inté­ressant car il dessert une des régions les plus actives d'Espagne avec l'agglomération de Barcelone. Mais le décret royal du 17 juillet 1928, qui prévoyait la mise à écartement européen de Barcelone-Puigcerda, ne fut jamais appliqué, de telle sorte que la gare internationale de Latour-de-Carol, équipée dans l'hypo­thèse du rétrécissement de la voie espagnole, ne put recevoir les wagons de marchandises espagnols. Le transpyrénéen oriental ne bénéficia pas non plus d'une augmentation escomptée du tra­fic régional, car la mise en valeur des ressources jusqu'ici inex­ploitées, mines de fer du Puymorens ou richesses forestières des montagnes ariégeoises, fut toujours ajournée. La situation de la ligne du Somport s'avérait tout aussi compromise. Son influence resta insignifiante sur le trafic à longue distance : il reliait des régions trop peu industrielles et des pays de montagne ne don­nant guère lieu à des exportations de fruits, primeurs ou vins. Aussi la majeure partie du trafic resta fidèle aux liaisons littorales ; la disproportion est flagrante : en 1934, le mouvement des marchandises est de 308 000 tonnes à Cerbère et 248 000 à Hendaye contre seulement 10 500 à Canfranc et 3 100 à Latour-

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RESEAU D£ TRANSPORT DE FORCE D£ LA COMPAGNIE OU MlDÎ (1937)

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de-Carol, montrant bien la léthargie des transpyrénéens. Enfin, le dilemme politique du choix de la région pyrénéenne à desser­vir fut loin d'être résolu. Toulouse et PAriège, malgré des pres­sions continuelles, attendent toujours leur transpyrénéen central de Saint-Girons à Lérida...

La recherche d'une politique de transport d'intérêt local Par opposition à ces trois tentatives de développement

externe du réseau, aboutissant à un échec indiscutable, le Midi développa une stratégie de repli sur le Sud-Ouest dès 1864. Il chercha donc à investir la région par un réseau ferroviaire à mail­les étroites, grâce à la densité de lignes secondaires qu'il réalisa lui-même et de chemins de fer d'intérêt local, relevant de sociétés différentes, dont il prit progressivement le contrôle. Cependant, il se refusait à dépasser un seuil de rentabilité minimale, face à l'Etat qui lui imposait, à son corps défendant, la concession de lignes « électorales ». Ainsi, par le jeu des concessions successives de 1852 à 1883, le réseau du Midi se voyait confier une longueur totale de 4 290 km de lignes. Dès 1892, avec 3 055 km, il avait pratiquement atteint sa physionomie définitive structurée par quatre artères maîtresses : les deux liaisons littorales Bordeaux-Hendaye et Narbonne-Cerbère, les deux transversales Bor­deaux-Cette et Toulouse-Bayonne, rocade pyrénéenne sur laquelle viennent se greffer des embranchements nord-sud en cul-de-sac, pour la desserte des vallées pyrénéennes.

En complément de ses lignes secondaires, la Compagnie fut amenée, dans sa logique de mise en valeur intensive du réseau,

Réseau du transport de force de la Compagnie du Midi, en 1937.

à prendre le contrôle de chemins de fer d'intérêt local, avec une contribution importante de son domaine privé, qui se lançait ainsi dans les investissements industriels directs. Dès 1887, pour accélérer le rétablissement de sa situation financière fortement compromise par la crise du phylloxéra en trouvant de nouveaux trafics affluents pour ses grandes artères, le Midi prit une partici­pation majoritaire dans la nouvelle Société des chemins de fer d'intérêt local des Landes (CHL) qui réalisa différentes antennes se greffant sur la ligne Bordeaux-Bayonne. De même, en 1907, elle participa à la Société des voies ferrées des Landes (VFL), contrôlée par les entrepreneurs P. Ortal et A. Lagueyte et, en 1908, elle fit de même avec les chemins de fer de Soustons à Léon. Surtout, le 5 juillet 1916, elle réalisa la fusion des trois réseaux landais, CFIL, Soustons à Léon et V F L , la nouvelle société gardant la dénomination sociale de ce dernier. Les V F L réunissaient ainsi 367 km de lignes à voie normale, soit un des plus importants réseaux secondaires français, qui joua un rôle fondamental pour le désenclavement et la mise en valeur des Landes : les produits de la forêt et leurs dérivés — poteaux de mine, poteaux télégraphiques, pâte à papier... — constituaient l'essentiel du trafic marchandises, totalisant, en 1930, 750 000 tonnes.

Un second ensemble de lignes secondaires fut réuni en 1912 sous l'égide de la Compagnie dans une Société des voies fer­rées départementales du Midi (VFDM), dont la raison sociale montrait bien le caractère de filiale. Elle prenait la suite de la Société Ader, Giros et Loucheur, devenue Chemins de fer bas­ques, et réunissait un ensemble hétéroclite de lignes secondaires

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du Lot-et-Garonne, du Tarn, de la Haute-Garonne et des Bas­ses-Pyrénées. Le Midi contrôlait enfin les Chemins de fer des Pyrénées-Orientales, beaucoup moins importants.

A ces trois filiales ferroviaires, la Compagnie, en sus d'une participation naturelle au capital, fut obligée d'accorder une garantie d'intérêt, semblable dans son principe à celle que l'Etat donnait au grand réseau. Ces engagements reposaient intégrale­ment sur les fonds du domaine privé. La charge d'intérêt devint rapidement très lourde, au point de dépasser les recettes totales du domaine privé et de remettre en question son existence même. Si les V F L et les Chemins de fer des Pyrénées-Orientales parvinrent à apurer dans des conditions acceptables leur dette de garantie, les V F D M accusaient un déficit exorbitant. Le conten­tieux avec l'Etat dura jusqu'à la convention de 1937, qui libéra la Compagnie de son fardeau.

Dans sa recherche d'une politiuqe de transport d'intérêt local, le Midi mit au point au début des années 30 une solution technique adaptée à la conjoncture économique de crise et à la nature d'un réseau grevé de lignes déficitaires : l'autorail. Ainsi, en 1931, les Entreprises industrielles charentaises livrèrent à la Compagnie le premier autorail français à moteur Diesel, sur­nommé « Pauline », non féminisé du directeur qui a présidé à sa conception. Le Midi, pour lutter contre la concurrence des trans­ports routiers, substitua la Pauline aux trains légers sur les lignes à faible trafic des Landes et du Lot-et-Garonne. Ainsi, à partir du 1 e r août 1933, l'exploitation de Marmande-Mont-de-Marsan fut entièrement assurée par autorails, première réalisation en France d'une substitution complète. Dès 1936, le succès de l'autorail Diesel ou à essence s'avérait foudroyant sur le réseau PO-Midi, constituant une réponse intéressante à la crise ferroviaire, avec 3 275 km de lignes exploitées.

Coordination ou concurrence ?

Dès sa constitution, le Midi dut prendre en compte les autres infrastructures régionales de transport, canaux et trans­ports maritimes, puis, dans l'entre-deux-guerres, transports rou­tiers en pleine croissance.

De 1852 à 1898, la dénomination sociale de la Compagnie des chemins de fer du Midi et du canal latéral à la Garonne attes­tait que la société ne limitait pas son activité au transport ferro­viaire. Lancés en 1835, les travaux du canal latéral à la Garonne de Toulouse à Castets, menés par l'Etat, étaient pratiquement achevés lorsque les Pereire exigèrent que l'exploitation de la voie d'eau soit confiée au Midi, concessionnaire de la voie ferrée paral­lèle et concurrente. Les deux concessions étaient ainsi indissocia­bles : elles ne pouvaient prendre fin que simultanément. Mais, dans l'esprit de ses promoteurs, le canal latéral n'était que le pro­longement du canal des Deux-Mers, de Toulouse à l'étang de Thau, au débouché du port de Cette. Au terme d'une courte mais féroce guerre des tarifs, à partir de l'ouverture de la ligne Bordeaux-Cette en avril 1857, le canal des Deux-Mers tomba dans l'escarcelle du Midi, qui obtint en mai 1858 sa location pour quarante ans. Mais l'Administration, soutenue par les collectivi­tés locales et les exploitants de péniches, essaya de faire rendre gorge au Midi, en lui demandant constamment des concessions tarifaires. En juillet 1898, à l'échéance du bail du canal des Deux-Mers, l'Etat reprit directement l'exploitation de cette voie d'eau, ainsi que celle du canal latéral, moyennant le versement d'une indemnité au Midi.

Les relations avec les transports maritimes, au lieu de prendre le caractère d'une absorption, comme pour les deux canaux que le Midi était accusé de « laisser cuire dans leur jus », se plaçaient au contraire sous le signe de la coordination : les Pereire n'avaient-ils pas eux-mêmes essayé de se tailler un empire mari­

time avec la Transatlantique ? Premier exemple, au milieu des années 20, le Midi décida

d'élargir son champ d'action régional, en organisant ses propres liaisons avec l'Afrique du Nord, sur laquelle elle misait beaucoup pour le développement du Sud-Ouest. Elle envisagea de créer des services de paquebots sur Alger et Oran, en concurrence avec ceux de la Compagnie de navigation mixte, qui lui semblaient insuffisants. Au terme d'une âpre discussion, un accord fut conclu en 1927 : la C N M s'engagea à améliorer ses services, tan­dis que le Midi abandonnait ses projets initiaux. Les deux compagnies s'associèrent alors pour promouvoir et développer les installations portuaires et ferroviaires de Port-Vendres. Tan­dis que le Midi améliorait les conditions de transit, construisant en particulier un hôtel Terminus de grande capacité, la C N M modernisait la gare maritime et mettait en service, à partir de 1929, une nouvelle génération de paquebots mixtes, dont le pre­mier fut Y El Goléa. Le trafic ferroviaire voyageurs associait mili­taires, travailleurs immigrés et pieds-noirs venant l'été chercher repos et santé dans la région pyrénéenne, tandis que pour les marchandises se développa un fort courant d'importation de pri­meurs algériennes, acheminées de Port-Vendres sur les trains spéciaux au départ de Perpignan.

Une seconde coordination exemplaire, avec les liaisons océaniques cette fois, fut réalisée au début des années 30 par l'aménagement d'un important môle d'embarquement au Ver-don, permettant un transbordement très rapide des passagers des paquebots transatlantiques sur Bordeaux, grâce à Pélectrification de la ligne Bordeaux-Pointe de Grave.

Enfin, la coordination avec les transports routiers devint dans l'entre-deux-guerres une nécessité pour la Compagnie, afin d'éviter une concurrence ruineuse, qui affectait à la fois ses lignes secondaires et le réseau de ses filiales ferroviaires. Comme les autres grands réseaux, elle créa alors en mars 1928 une filiale spé­cialisée, la Société des transports auxiliaires du Midi (STAM), pour opérer l'alliance du rail et de la route. Elle devait « assurer, soit directement, soit par l'intermédiaire des exploitants actuels d'autobus, les services publics automobiles dont la Compagnie obtiendra la concession ou la rétrocession ». Le Midi avait fait appel à la collaboration des chambres de commerce pour sa for­mation mais celles-ci refusèrent, par crainte de la constitution d'un monopole, affirmant une fois de plus leur caractère timoré et leurs responsabilités dans l'insuffisance du développement économique du Sud-Ouest 1 0. En tout cas, la tentative du Midi se solda finalement par un fiasco, puisque le trafic et le réseau de la STAM périclitèrent durant la grande crise, face à la montée iné­luctable des entreprises spécifiques de transport routier.

UNE PLATE-FORME D'ACTION ÉCONOMIQUE RÉGIONALE

La liaison développement ferroviaire-développement régional ne constitue pas une originalité du Midi ; sa spécificité peut cependant se lire dans son caractère pionnier, continu et multiforme. A la lecture des archives de la Compagnie, cette liai­son relève d'un plan conscient, quoique parfois utopique, for­mulé par ses équipes dirigeantes. Sa politique d'intervention sur l'économie des seize départements du grand Sud-Ouest qu'elle dessert peut se diviser en trois volets classiques : agriculture, industrie et tourisme.

Les nécessités d'une politique d'intervention agricole Des six grands résaux, le Midi dessert de loin la région la

plus agricole. Ce n'étaient pas les médiocres gisements houillers des bassins de Carmaux, Albi ou Graissessac qui étaient suscepti-

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bles, surtout au début du X X e siècle, de fournir un trafic régulier et rémunérateur de pondéreux, ni même les minerais de fer, de plomb et de bauxite des Cévennes méridionales ou des vallées pyrénéennes. L'activité du réseau était donc depuis l'origine étroitement dépendante des productions forestières et agricoles, c'est-à-dire de la trilogie vins, élevage et primeurs, dans l'ordre décroissant.

Dès 1852, le choix du tracé littoral direct pour Bordeaux-Bayonne, au lieu d'un tracé oriental par Mont-de-Marsan, visait à faciliter la mise en valeur agricole des Landes. Les Pereire ne spéculent-ils pas sur l'avenir de la sylviculture landaise en ache­tant, le 18 février 1853, un domaine forestier de 8 300 ha et en créant bientôt les domaines de Caudos, Croix-d'Hins et Marcheprime, mis au courant des bons résultats de Chambrelent dans son domaine de Saint-Alban ? Cette spéculation se révéla une excellente affaire avec le vote, le 19 juin 1857, de la loi sur l'assainissement des Landes, organisant à la fois leur boisement et l'aménagement de 500 km de routes agricoles. La Compagnie du Midi offrit de se charger elle-même de la réalisation de ces routes agricoles, qui prenaient le relais de ces pauvres chemins à rails de bois, que les maîtres de forges landais développaient depuis 1840, par exemple dans le Marensin entre Saint-Paul-lès-Dax et Léon. En 1864, le réseau de routes agricoles était achevé et livré à l'Etat : la Compagnie y trouvait son compte, les propriétaires riverains, dont les Pereire, aussi. De plus la chance voulut qu'au même moment la guerre de Sécession entravât les expéditions de produits résineux, le litre de résine grimpant alors de 20 centimes à plus de 60.

Par contre, depuis le boisement de la lande, les incendies provoqués par les locomotives de la ligne Bordeaux-Bayonne coûtaient de plus en plus cher au Midi. Celui-ci envisagea donc en 1873 de créer, de part et d'autre de la voie, une zone de prairie qui aurait eu le double avantage de constituer un pare-feu efficace et de fixer sur place une population agricole. O n songea même à utiliser dans cette région sablonneuse la « fumure à la chinoise » en répandant les vidanges de la ville de Bordeaux par arrosage direct le long de la voie ! Mais la Compagnie ne donna pas suite à ce projet de mise en valeur^grkoleiie^lx^dures^e^oiesJerréesy-contrairement par exemple à la Compagnie des Charentes qui remplaça sur certaines de ses lignes les haies traditionnelles par de la vigne et des arbres fruitiers en espaliers.

Le transport du vin joua toujours un rôle capital dans le trafic du réseau. Alors que pour répondre à la vigoureuse reprise de celui-ci à la fin de la guerre de 1870-1871, le Midi avait été obligé d'agrandir ses gares viticoles de Narbonne, Béziers, Cette, Lézignan, Carcassonne et Toulouse, il ressentit très durement les conséquences de la crise du phylloxéra à partir de 1884, avec une chute brutale du trafic marchandises. Il fallut d'ailleurs attendre 1905, et l'achèvement de la reconstitution du vignoble, pour retrouver le niveau record de 1882, même si, à partir de 1898, avec la cession de ses voies fluviales, une faible partie du trafic des pondéreux déserta la voie ferrée au profit des canaux, malgré l'abaissement des taxes de transport obtenu en compensation par la Compagnie. Pour essayer de rétablir plus rapidement la situa­tion, elle fit un effort important de promotion et de rationalisa­tion du trafic viticole, notamment en s'équipant de wagons-fou­dres (0 en 1895, 163 en 1905), qui suscitèrent la pratique de la vente des vins en gare. Les excédents de production du début du siècle conduisirent ainsi des viticulteurs languedociens à expédier eux-mêmes des wagons-foudres vers les grandes villes du réseau. Arrivé à destination dans la gare marché de vin, par exemple à Bordeaux-Brienne, le contenu des foudres était détaillé, la popu­lation ayant été avertie au préalable par le crieur public ou par

voie d'affiches ou de presse. La Compagnie bénéficia dès 1880 du développement des

importations de vins d'Algérie, directement embarqués sur wagons spéciaux au départ de Cette, d'où furent également ache­minés, durant la crise du phylloxéra, les vins importés d'Es­pagne, d'Italie et de Grèce. Par contre, une concurrence tarifaire sévère s'était instaurée entre le Midi et le PLM pour l'expédition des vins du Languedoc sur le grand marché parisien, à partir de l'ouverture en 1887 de Béziers-Neussargues. Cette ligne donnait un débouché direct sur la capitale via le P O et faisait perdre ainsi à la voie du PLM le bénéfice de l'itinéraire le plus court. Des conventions furent donc nécessaires pour le partage de ce trafic entre le PLM, le P O et le Midi. En électrifiant Béziers-Neussar­gues au début des années 30, ce dernier tenta sans grand succès de capter une plus grande partie des exportations de vins languedo­ciens et algériens vers Paris.

Mais c'est surtout à partir de 1919, avec la création d'un Service de propagande agricole, que le Midi coordonna toutes ses initiatives en faveur du développement des trafics agricoles. Ce service travailla en liaison avec les offices régionaux d'agriculture, créés en 1919, les ministères de l'Agriculture et du Commerce, les associations professionnelles, les chambres de commerce et, à partir de 1924, les chambres régionales d'agriculture. Après un recensement systématique des ressources et des besoins, basé sur la division du réseau en neuf régions agricoles, il multiplia les voyages d'études, les congrès agricoles, les démonstrations prati­ques... Son action fut très diversifiée. Dans le domaine de l'ostréi­culture et de la pisciculture, la Compagnie développa la produc­tion des huîtres de l'étang de Thau, pour ravitailler en naissain les producteurs de Charentes-Maritimes. Elle entreprit le réempois­sonnement des étangs du Gers et des Landes et introduisit des stations d'alevinage pour l'empoissonnement des lacs de haute altitude, en collaboration avec l'Institut d'hydrobiologie et de pisciculture de l'Université de Toulouse. Dans le domaine de la cerealiculture, elle diffusa largement une importante brochure : Une visite aux pays grands producteurs de blé. L'amélioration des semences par sélection généalogique. Elle organisa égale-ment4 Pau en 1930 le premier congrès international du maïs et participa à la création de la station de recherches sur la culture du maïs à Saint-Martin-de-Hinx.

Mais la Compagnie concentra surtout ses efforts sur le développement des productions de fruits et légumes dans deux régions privilégiées, la vallée de la Garonne et le Roussillon. Elle organisa ainsi des trains spéciaux pour le transport des primeurs des Pyrénées-Orientales au départ de la gare de Perpignan. Pour répondre à la croissance d'un trafic qui passe de 15 000 tonnes en 1919 à 52 500 en 1931, elle réalisa à Perpignan une extension considérable des installations ferroviaires: capacité de charge­ment simultané portée à 200 wagons, construction d'un parc de réception des emballages de 30 000 m 2 . Des trains complets acheminaient les primeurs du Roussillon vers Paris en 22 heures, Bruxelles en 36 heures, Francfort en 35 heures, Hambourg en 44 heures et Amsterdam en 47 heures. Des salades cueillies dans la région de Perpignan le lundi matin étaient vendues sur les mar­chés de Francfort et Cologne le mercredi matin. La Compagnie réalisa une organisation semblable des transports pour les chasse­las de Moissac et de Clermont-l'Hérault et les agrumes d'Es­pagne.

Globalement, la propagande du Midi rechercha jusqu'à la fin des années 20 l'augmentation de la production, avant de s'orienter vers la recherche de nouveaux débouchés. Dans sa politique commerciale, elle insista alors sur la standardisation des produits et la nécessité d'une organisation coopérative, avec par

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exemple la constitution sous son égide du Syndicat des exporta­teurs de fruits et légumes du Roussillon, détenteur de la première marque régionale d'origine créée en France. A la fin d'un opus­cule très complet, le Service de propagande agricole résume ainsi son action et ses objectifs : « Conseiller les agriculteurs et les amener à améliorer scientifiquement leurs méthodes de cultures, en vue de l'abaissement du prix de revient, et surtout à sélection­ner les produits selon les goûts de la clientèle des divers pays de consommation, obtenir des exportateurs une présentation commerciale impeccable respectant scrupuleusement les règles exigées par le commerce international, les inciter à créer des mar­ques régionales garantissant la qualité du produit, enfin à se grou­per pour organiser les expéditions et les ventes 1 1. »

En tout cas, si le trafic agricole du Midi fut affecté par la grande crise des années 30, la Compagnie souffrit beaucoup moins que les réseaux industriels du Nord et de l'Est, en partie grâce aux efforts de sa politique agricole mais surtout parce que son trafic, contenu déjà à un niveau relativement médiocre, est moins sensible à la conjoncture générale. D reste par contre beau­coup plus sensible aux aléas climatiques et aux pulsations de l'économie agricole régionale.

La politique agricole du Midi, en liaison avec sa politique d'incitation industrielle, recouvrit enfin deux initiatives pionniè­res. Tout d'abord, la Compagnie mit sur pied, en 1931, la Fédé­ration pyrénéenne d'économie montagnarde, réunissant nota­bles pyrénéens, hauts fonctionnaires, dirigeants économiques, universitaires et professionnels du tourisme, dans un but de coordination des efforts en faveur d'une croissance économique pyrénéenne. En particulier, le premier congrès de la FPEM à Toulouse étudia en profondeur la trilogie pyrénéenne agro-syl-vo-pastorale. D'autre part, en vue de développer les applications rurales et agricoles de l'électricité, le Midi fit circuler au prin­temps 1931 sur l'ensemble de son réseau un train-exposition, présentant un ensemble complet de matériel agricole électrique, par exemple le célèbre treuil de labourage Estrade. Le théoricien et publiciste H. Lagardelle exalta d'ailleurs la contribution du Midi à Pélectrification rurale, dans un discours idyllique évo­quant un nouvel âge d'or pour le Sud-Ouest agricole, celui de la rationalisation technique et du néocorporatisme : « L'électrifica-tion des chemins de fer du Midi est appelée à contribuer à la transformation agricole du Sud-Ouest, grâce au remplacement de la main-d'œuvre défaillante par des moyens mécaniques et à l'intensification de la production. Grâce à la Compagnie, l'éner­gie électrique sonne le glas du vieil individualisme paysan et de l'économie arriérée 1 2.»

L'électrification du Midi et ses effets induits La politique d'incitation industrielle de la Compagnie fut

extrêmement réduite et dénuée de toute originalité jusqu'au début du siècle, à cause justement de la faiblesse du tissu indus­triel régional. Elle développa ainsi deux liaisons classiques : la liai­son aval avec l'économie portuaire de la façade atlantique, à Bor­deaux et Bayonne-Le Boucau ; d'autre part, la liaison amont avec les entreprises métallurgiques lui fournissant dans les mêmes vil­les portuaires rails, locomotives et matériel roulant, alors que la Compagnie constituait elle-même la première entreprise indus­trielle du Sud-Ouest, notamment par l'importance de ses ate­liers.

Mais il fallut attendre les années décisives 1907-1914 pour que le Midi, sous l'impulsion de Jean-Raoul Paul, élabore un plan de développement industriel régional, fondé sur l'électrification ferroviaire et la promotion de la houille blanche pyrénéenne 1 3. Cette politique d'innovation visait à surmonter les handicaps d'un réseau, qui faisait presque constamment appel à la garantie

financière de l'Etat. L'électrification du Midi, assez méconnue par rapport aux réalisations du P O sous l'égide d'H. Parodi, constitue, par son ampleur et sa continuité, la grande originalité du réseau par rapport à ses confrères au moment de la création de la SNCF. N'est-il pas le seul à développer une filière technique autonome et complète, combinant production, transport d'éner­gie et traction électrique ? Rationaliser le système ferroviaire, comprimer les dépenses d'exploitation, notamment de combus­tible, dépasser le statut de service public assisté pour acquérir l'image d'une entreprise industrielle moderne, promouvoir l'électrification régionale grâce à des équipements modèles, en fin de compte transformer le Sud-Ouest de réduit périphérique en pôle de croissance d'activités de pointe, tels sont ses objectifs. Ainsi la logique très étroite et partielle de l'électrification avant 1914 s'élargit constamment dans l'entre-deux-guerres aux dimensions d'un aménagement économique régional.

De 1902 à 1914, le Midi développa une électrification stric­tement ferroviaire, dictée par les impératifs techniques de lignes à tracés et profils difficiles. Avec la ligne à voie étroite de Villefran-che-de-Conflent à Bourg-Madame, utilisant le courant continu basse tension et alimentée par l'usine de Lacassagne, le Midi réali­sait une première. Le « petit train jaune » sillonnait la Cerdagne dès 1911, assurant son désenclavement à la grande satisfaction de son député E . Brousse, ferme soutien de l'action économique de la Compagnie. Les excédents d'énergie de l'usine contribuèrent également à l'électrification rurale des Pyrénées-Orientales. Une étape décisive fut franchie avec l'adoption, de 1907 à 1913, d'un programme d'électrification de 950 km de lignes pyrénéennes, comprenant notamment les transpyrénéens, et dont l'alimenta­tion était assurée par la construction immédiate de trois centrales : Fontpédrouse, Soulom et Eget, achevées respective­ment en 1913, 1915 et 1919. Paul adopta un nouveau système technique, le monophasé, et l'expérimenta en 1911 sur la ligne Perpignan-Villefranche, en organisant un concours entre six constructeurs électriques. Seul le déclenchement de la guerre interrompit la réalisation du programme pyrénéen, alors que 170 km étaient déjà équipés.

A partir de la Première Guerre mondiale, l'électrification du Midi est intégrée dans une politiqe nationale de la houille blanche. Dès 1915, la Compagnie met l'énergie de ses centrales à la disposition des établissements assurant des fabrications militai­res. Mais surtout, le 14 novembre 1918, un comité ministériel est constitué pour l'adoption d'un programme d'électrification associant au Midi le P O et le PLM et l'uniformisation des systè­mes de traction. Ainsi, au retour des missions envoyées à l'étran­ger, le comité trancha le 29 août 1920 en faveur du continu 1 500 V, suivant l'exemple américain : lourde défaite technique et financière pour le Midi qui doit renoncer à son système mono­phasé. Mais le texte du 29 août 1920 représentait au contraire une victoire économique pour la Compagnie, par l'ampleur du pro­gramme et l'élargissement de sa conception. D'abord, l'électrifi­cation sortait de son cadre strictement pyrénéen, puisque avec 3 150 km, soit les 3/4 du réseau, elle affectait l'ensemble du Sud-Ouest, contrairement au PLM et au PO, qui n'envisageaient qu'une électrification partielle, correspondant au tiers de leur réseau. Surtout le Midi conçut une filière intégrée, lui assurant son autonomie énergétique dans des Pyrénées encore sous-équi-pées hydro-électriquement en 1920 par rapport aux Alpes. Ce rôle de compagnie ferroviaire moteur de l'électrification générale du Sud-Ouest s'opposait totalement à la politique limitée de ses deux confrères.

Tout d'abord, le Midi se fit le promoteur de l'intercon­nexion du grand Sud-Ouest, par la construction d'un double

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réseau de transport de force à 60 000 V et 150 000 V. Le super­réseau à 150 000 V, en sus de sa finalité purement ferroviaire, transportait pour leur commercialisation les excédents de la Compagnie et surtout, moyennant péages, l'énergie des sociétés de production. Il atteignait en 1933 son développement maxi­mum de 809 km et constituait une boucle reliant Bordeaux, les Pyrénées, Toulouse et le sud du Massif central. Pour faire fructi­fier ce réseau et rationaliser la production régionale, l'Union des producteurs d'électricité des Pyrénées-Occidentales est créée en décembre 1922. Mise en place sous l'égide du Midi et dirigée par J . Maroger, X-Ponts, ami de Paul et président de la Chambre syndicale des forces hydrauliques, l 'UPEPO constituait une entente technique et commerciale, réunissant progressivement les principaux producteurs du Sud-Ouest. Toutes les usines fonctionnaient en parallèle grâce à la création d'un centre réparti­teur établi à Lannemezan. Il s'agit de la première interconnexion régionale française d'envergure et, dès 1933, l 'UPEPO disposait de 580 0 0 0 k V A de puissance installée, dont 174 000 pour les seules usines du Midi. Ce dernier jouait un double rôle détermi­nant vis-à-vis de l 'UPEPO : comme transporteur, il constituait un tiers percevant des droits de péage pour l'utilisation de ses lignes à haute tension, tandis que comme producteur, il était adhérent et écoulait ses excédents importants.

En effet, le Midi était également de loin le premier produc­teur régional d'électricité, avec sept centrales pyrénéennes qui produisaient, en 1937, 341 millions de kWh, tandis que la pro­gression de la consommation ferroviaire était continue, à mesure que les lignes électrifiées entraient en service, de 7,8 millions de kWh en 1922 à 226 millions en 1937. Le fleuron de son parc hydro-électrique était constitué par l'aménagement intégral de la vallée d'Ossau, terminé en 1929, avec trois usines en cascade, conjuguées et disposant d'un réservoir d'accumulation lacustre. Les mêmes conceptions techniques devaient d'ailleurs être employées pour l'aménagement de trois usines sur la haute Ariège et de trois autres sur la Têt. Mais, pour la réalisation de ces deux projets, la Compagnie chercha à se libérer de la tutelle commerciale de l'Etat en créant en juillet 1929 une filiale spéciali­sée, la Société hydro-électrique du Midi. La SHEM, vu les diffi­cultés de la conjoncture économique, se contenta en fait de cons­truire deux usines dans la vallée du Louron, fonctionnant dès 1932.

Enfin, le Midi constituait de loin le premier réseau ferro­viaire français électrifié, un des premiers d'Europe et même du monde, par la longueur des lignes et la part du trafic assuré par la traction électrique : 1 863 km électrifiés en 1937, soit 43,5 % de l'étendue du réseau, avec un trafic de 19 millions de trains-km et de 6,65 milliards de tonnes kilométriques soit 63 % et 69 °/o du trafic total. La traction électrique absorbait 12 % de la consom­mation régionale d'électricité, alors que la moyenne nationale n'était que de 5 %, et économisait ainsi au moins 450 000 tonnes de charbon par an. Mais ce programme d'électrification se heurta dès son origine à de nombreuses résistances. Ainsi certains parle­mentaires de gauche, avec à leur tête Jules Moch, dénoncèrent la frénésie des investissements liés à l'électrification. Ils accusèrent le Midi et le P O d'avoir adopté cette politique, non dans l'intérêt du service public, mais parce qu'ils avaient partie liée avec la grande industrie électrique et mécanique, bénéficiaire des commandes d'équipement. Ils condamnèrent également la voca­tion commerciale de producteur et transporteur d'électricité, appuyée sur des filiales et des ententes, qui débordait largement le statut de concessionnaire ferroviaire.

Au-delà de performances techniques très brillantes et d'un bilan financier particulièrement contesté, la justification essen­

tielle de la politique d'électrification du Midi résidait dans ses retombées multiformes sur le milieu régional. Paul ne déclarait-il pas dès 1 9 2 1 : « L e réseau de transport d'énergie de la Compagnie permettra de diffuser la force motrice dans les régions desservies par les voies ferrées électrifiées. Grâce aux progrès de Pélectrochimie, des quantités importantes d'engrais pourront être produites dans les usines de guerre, comme celles de Lannemezan et de Toulouse. Les régions agricoles du Sud-Ouest, placées au pied des Pyrénées, trouveront aussi à leur por­tée les moyens d'augmenter notablement leur production. La force motrice distribuée partout permettra l'exploitation de petits métiers dans les centres semi-agricoles, durant les mois improductifs d'hiver ; la désertion des villages deviendra, du coup, moins tentante. Il est permis, grâce à cette électrification, d'augurer une ère nouvelle de prospérité pour notre Sud-Ouest 1 4 .»

Ce discours reposait sur une mystique de la houille blanche et de ses effets bénéfiques, partagée par nombre de ses contem­porains. En tout cas, la politique du Midi introduisit la seconde révolution industrielle, avec la rationalisation des méthodes d'ex­ploitation, de travail et de gestion, dans une grande entreprise qui n'avait pu assurer son rôle traditionnel dans la seconde moitié du X I X e siècle : susciter une première industrialisation régionale. Cette politique représenta surtout un appel aux industries nou­velles du piémont pyrénéen : en amont, constructions électri­ques et mécaniques fournisseurs du réseau ; en aval, sociétés de distribution d'électricité et entreprises d'électrochimie et d'élec-trométallurgie, consommateurs des excédents d'énergie du Midi. Paul rêvait en effet d'industrialiser la région pyrénéenne sur le modèle des Alpes, de transformer Tarbes en une seconde Gre­noble, tandis que Toulouse aurait tenu le rôle de Lyon. Tarbes et Bagnères-de-Bigorre connurent effectivement une poussée industrielle spectaculaire en 1920-1922, suscitant un bassin de 15 000 emplois, grâce aux commandes de la Compagnie. Dans l'agglomération tarbaise, les Constructions électriques de France fabriquent toutes les locomotives électriques du réseau, B B , 2C2 et 2D2 ; les Chaudronneries des Pyrénées, les conduites forcées ; les Forges et Ateliers des Pyrénées, du matériel roulant ; et la Compagnie générale d'électro-céramique, le petit appareillage électrique. A Bagnères, les Etablissements D . Soulé, une des plus anciennes fabriques de matériel électrique en France, la seule entreprise vraiment autochtone de cet ensemble industriel, et les Forges et Ateliers de construction G. Latécoère travaillaient éga­lement pour le réseau.

La politique du Midi amena ainsi une redéfinition des équi­libres industriels régionaux au détriment des centres tradition­nels de direction de l'économie, Bordeaux en premier lieu, où l'industrie électrique était pratiquement absente. Au contraire, grâce à l'action de la Compagnie, les Pyrénées participèrent à la vague de la seconde industrialisation, même si l'intégration pro­gressive aux structures économiques nationales atténua l'inten­sité et la dimension régionale de cet essor.

D'Arcachon à Font-Romeu Des Pereire à Jean-Raoul Paul, la politique touristique du

Midi se place sous le signe de la continuité : importance des opé­rations immobilières au titre du domaine privé, multiplication des initiatives tarifaires, organisation de trains de plaisir complé­tée dans l'entre-deux-guerres par le service d'autocars de la Compagnie, assurant la célèbre « route des Pyrénées » et celle des Causses et des Cévennes, « créées pour la clientèle moyenne, prédisposée par sa formation intellectuelle à tout comprendre et à bien apprécier1 5 ». Le Midi s'attacha au développement des cinq domaines touristiques classiques : balnéaire (Arcachon, Côte

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basque, Côte Vermeille), promu grâce à la faveur du couple

impérial, climatique, thermal, religieux (Lourdes) et hivernal.

Selon le principe de la spécialisation des services de la Compagnie

mis en application par Paul à l'issue de la Grande Guerre, l'en­

semble de cette politique fut coordonné dans l'entre-deux-guer­

res par un Service du tourisme. Deux exemples illustreront cette

politique : la création d'Arcachon et la promotion des sports

d'hiver.

Les Pereire élaborèrent leur plan de développement d'Ar­

cachon dans le contexte général de mise en valeur des Landes

déjà présenté 1 6. La Compagnie organisa l'été, avec un succès

croissant, des trains de plaisir sur Bordeaux-La Teste, prolongée

en 1857 jusqu'à Arcachon, alors que la même année, celle-ci était

érigée en commune indépendante. E . Pereire précisait ainsi son

projet en écrivant le 8 mai 1857 au ministre des Finances une

lettre qui marquait le point de départ de la Ville d'Hiver, ville cli­

matique, sanatorium ouvert : « Nous demandons que, dans la

forêt domaniale d'Arcachon, le gouvernement nous concède

40 ha de terrain... Nous prendrons, en effet, l'engagement de

consacrer la moitié de ce terrain à l'établissement d'un casino, de

promenades pour les piétons et les cavaliers, de pavillons et d'y

dépenser 300 000 francs dans les deux années qui suivront la

concession. Nous nous réservons de faire, sur l'autre moitié, tel

usage qui conviendra à nos intérêts. L'exécution de ce projet

contribuerait puissamment à la prospérité d'Arcachon et aurait

des conséquences heureuses pour l'avenir des Landes. Les popu­

lations viendraient, non plus seulement l'été, pour y prendre des

bains et jouir de la fraîcheur des rivages du bassin, mais aussi pen­

dant l'hiver, pour y trouver, à l'abri de la forêt, une température

plus douce et un air plus favorable à la guérison de beaucoup de

maladies. »

Une fois les acquisitions de terrains faites en 1861 conjoin­

tement par la Compagnie et E . Pereire, complétant ses domaines

landais, les travaux furent menés sous la direction de l'ingénieur

Paul Régnauld 1 7. E . Pereire lui confia ainsi le lotissement de la

Ville d'Hiver, la Compagnie détenant 205 lots, lui-même 142, en

sus du parc où il se fait construire une somptueuse villa. La Ville

d'Hiver prit alors le visage d'un véritable parc urbain, aux tracés

curvilignes, sur le modèle du parc Monceau, mais dictés ici par

des impératifs hygiénistes et médicaux. Régnauld réalisa alors en

même temps l'infrastructure ferroviaire, ludique et hôtelière,

avec la nouvelle gare terminée en 1864, son buffet chinois, le

casino mauresque et le Grand Hôtel, sur le modèle du Grand

Hôtel de Paris, construit par la Compagnie immobilière de la rue

de Rivoli, contrôlée par les Pereire. L'ensemble des travaux fut

mené dans des délais très courts de 1862 à 1866, transformant

Arcachon en ville champignon.

Dès 1865, le président du Midi annonçait devant l'assem­

blée générale la réalisation des placements immobiliers :

« Nous procédons à la vente de nos terrains et de nos cons­

tructions, auxquelles l'affluence toujours croissante des malades

pendant l'hiver et des baigneurs pendant l'été assure une majora­

tion de plus en plus élevée... Le mouvement des voyageurs de la

gare d'Arcachon, qui était en 1862 de 136 000, s'est élevé en 1864

à 208 000. »

Il pouvait déclarer l'année suivante :

«L'utile influence de l'ensemble des travaux que nous

venons de terminer s'est fait sentir dans nos recettes : en quatre

ans, elles ont augmenté de 138 °/o. La commune d'Arcachon, qui

n'existait pas en 1857, est aujourd'hui la troisième du départe­

ment quant à l'importance de son octroi. Notre tâche devait s'ar­

rêter là. L'œuvre une fois créée et l'essor donné, il nous a paru

que les détails de gestion de nos divers établissements seraient

C H E M I N S D E F E R D U M I D I

mieux assurés en les confiant à des cointéressés qui, partageant

avec nous une partie des charges, participeraient aux bénéfices

résultant du développement graduel de la clientèle et de la plus-

value des terrains. Nous formons ainsi deux parts dans notre

domaine, gardant pour nous tout ce qui doit acquérir une plus-

value par le seul effet du temps, et mettant en apport dans une

société nouvelle tout ce qui exige, pour atteindre son développe­

ment complet, des soins assidus d'exploitation. »

Ce discours exemplaire confirme que les Pereire avaient

bien plus vocation de concepteurs, d'innovateurs à la recherche

de créneaux économiques que de simples gestionnaires. Ils réali­

sèrent ici un montage financier classique, avec d'une part la créa­

tion le 7 mai 1866 de la Société immobilière d'Arcachon, dont ils

détenaient 75 % du capital, d'autre part la constitution d'une

société civile Pereire réunissant leur patrimoine personnel, à la

suite de la déconfiture de leur Crédit mobilier en octobre 1867,

qui n'affecta d'ailleurs que passagèrement la Compagnie du

Midi.

Un demi-siècle plus tard, la Compagnie joua un rôle décisif

et souvent méconnu dans le lancement des sports d'hiver pyré­

néens, qui firent leur apparition entre 1906 et 1910 aux Eaux-

Bonnes et à Cauterets. Jean-Raoul Paul, qui se sentait avant tout

pyrénéen, rêva alors de « suisséifier » les Pyrénées et de ravir aux

hôtels de PEngadine et du Tyrol une partie de leurs adeptes. Il

paria justement sur la venue d'une forte clientèle potentielle à

hauts revenus : « Pour qu'une station conquière la faveur du

public et s'impose, il faut qu'elle soit d'abord consacrée par une

clientèle de choix, qui en établit la réputation et qui détermine

ensuite les grands courants. »

Affiche publicitaire pour le service d'autocars de la Compagnie du Midi, dans l'entre-deux-guerres.

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N'était-il pas l'héritier naturel des Pereire ? Il conçut ainsi

l'aménagement d'une irifrastructure touristique modèle, avec des

hôtels de luxe, dont il confia l'exécution à une nouvelle filiale : la

Société des chemins de fer et hôtels de montagne aux Pyrénées,

créée en 1911, avec une participation de 50 % au titre du domaine

privé. Acquisitions et études furent réalisées promptement, de

telle sorte que les deux grands hôtels de Font-Romeu et Superba-

gnères fonctionnèrent dès 1912. Le Midi fut ainsi le créateur de

ces deux stations de haute altitude (1 800 m), où il organisa des

saisons d'hiver et d'été de grand prestige : concours internatio­

naux de ski, manifestations mondaines. Superbagnères devint

d'ailleurs dans l'entre-deux-guerres une des stations de sports

d'hiver les mieux équipées de France et même d'Europe.

Cette politique touristique était étroitement liée à l'électri­

fication ferroviaire, comme le montrèrent la réalisation dès 1912

d'un chemin de fer électrique à crémaillère reliant Luchon à

Superbagnères et surtout l'organisation de trains spéciaux rapi­

des, les trains de neige, que le réseau lança le premier en France.

Paul, présenté dans des articles dithyrambiques comme

« l'apôtre du tourisme pyrénéen » par la presse régionale, dans

une forte personnalisation de l'action du Midi pour le développe­

ment régional, fit enfin réaliser par la C H M , à la fin des

années 20, la route touristique reliant le col du Tourmalet au pic

du Midi de Bigorre, à 2 877 m, où se situe l'observatoire de

météorologie régionale.

Mais parmi les investissements directs du domaine privé de

la Compagnie, la C H M fut indiscutablement le plus malencon­

treux. Les débuts de la filiale furent pourtant prometteurs, puis­

que, dès 1912, elle fut en mesure de distribuer un premier divi­

dende. Mais le déclenchement de la guerre et les difficultés de

l'après-guerre lui furent fatals. Dès 1930, ses installations hôteliè­

res s'avéraient inadaptées aux nouvelles structures socio-écono­

miques du tourisme. Leur luxe, leur coût d'exploitation croissant

mettent ces hôtels hors de portée d'une clientèle démocratisée ;

en outre, les troubles politiques qui secouaient l'Espagne les pri­

vèrent de leur riche clientèle espagnole. La débâcle financière fut

consommée en octobre 1938 lorsque le Midi quitta le conseil

d'administration dë la C H M , perdant en même temps 7,5 mil­

lions de francs sur les 11,5 millions qu'elle avait investis dans la

société. Ainsi se terminait cette aventure touristique, victime

d'avoir été conçue à une époque où faire vivre des palaces au fin

fond des vallées pyrénéennes ne relevait pas de l'utopie.

La Compagnie du Midi constitua ainsi, sans en avoir offi­

ciellement la mission, une structure économique régionale de

substitution, historiquement à mi-chemin entre la dispersion des

réalisations locales et la politique nationale d'aménagement du

territoire. Bien plus que les régions Clémentel de l'entre-deux-

guerres, elle contribua à la régionalisation économique d'un

grand Sud-Ouest, notamment par la liaison originale qu'elle éta­

blit entre son réseau ferroviaire et son réseau de transport d'éner­

gie. Après les Pereire, cette politique connut son heure de gloire

avec Jean-Raoul Paul et son équipe d'ingénieurs X-Ponts,

Eydoux, Bachellery, Gufflet et Leclerc du Sablon notamment,

qu'il installa aux postes de commande du Midi et de son réseau

de filiales. Appartenant au milieu des ingénieurs organisateurs, à

leur apogée dans Pentre-deux-guerres, ils tendaient à constituer

une véritable technostructure, contrôlant les processus de déci­

sion par un glissement du pouvoir réel à leur profit, au détriment

des administrateurs traditionnels. Ils lièrent ainsi, dans une idéo­

logie modernisatrice, le développement de leur réseau à celui de

la région, attendant toujours l'aurore de l'expansion pour le Sud-

Ouest.

Cependant, la politique d'intervention multiforme du Midi

prêta le flanc à une attaque essentielle : elle dépassait largement le

cadre étroit et limitatif d'une concession de service public de

transport, même si parfois elle se faisait au titre du domaine

privé, malgré la consistance réduite de ce dernier : sa valeur

d'écriture au bilan ne dépassait pas 30 millions de francs au

31 décembre 1913. Justement, la polémique porta dans l'entre-

deux-guerres sur les rapports entre le domaine public du Midi et

son domaine privé limité : confusion, imbrication ou simple jux­

taposition ? Il nous paraît bien difficile de trancher ici ; en tout

cas, si la convention de 1937 créant la S N C F reconnaissait for­

mellement aux compagnies le droit de propriété sur leur

domaine privé, celui du Midi se trouvait alors réduit à la portion

congrue avec la débâcle financière de ses filiales ferroviaires et de

la C H M , qui l'amena à liquider l'essentiel de ses participations

dans ces affaires. La Compagnie du Midi perdait ainsi sa dimen­

sion économique régionale pour devenir une société de porte­

feuille et une société immobilière.

Notes

1. Cf. L. Girard, La Politique des travaux publics du second Empire, A. Colin, 1952.

2. Cf. F. Caron, Histoire de l'exploitation d'un grand réseau : la Compagnie du chemin de fer du Nord, 1846-1937, Mouton, 1973.

3. Cf. notamment G. Ribeill, Le Personnel des compagnies de chemins de fer, tome I, « Des origines à 1914 », 1980, 565 p.

4. Cf. J . Autin, Les Frères Pereire, le bonheur d'entreprendre, Paris, Librairie académique Perrin, 1983, 428 p.

5. Emile Pereire fut président du Midi jusqu'à sa mort en 1875, relayé alors par son frère Isaac jusqu'en 1880, puis par leur ami Adolphe d'Eichtal jus­qu'en 1892. La famille Pereire et ses alliés maintinrent alors leur présence au conseil d'administration jusqu'à la nationalisation.

6. Cf. C. Bouneau, «Jean-Raoul Paul, dirigeant novateur de la Compagnie du Midi », L'Information historique, numéro à paraître. Paul fut directeur du Midi de 1913 à 1931, puis administrateur de 1931 à 1939.

7. Cf. Histoire de Bordeaux, tome VI, xix e siècle, 1969. 8. Cf. L. Cavignac, Les Frères Pereire et la construction des chemins de

fer en Espagne, Faculté des Lettres de Paris, Paris, 1968, 350 p. 9. Sur les transpyrénéens, cf. C. Decomble, Les Chemins de fer transpy­

rénéens, thèse droit, Toulouse, 1913, 363 p., et C. Bouneau, « Les Transpyré­néens ferroviaires : un dilemme pour la Compagnie du Midi, 1865-1937 », Actes du congrès de la Fédération historique du Sud-Ouest, Pau, octobre 1985.

10. Cf. R. Marconis, Midi-Pyrénées XIXe et XXe siècle, Transport-Espa­ce-Société, thèse géographie, Editions Milan, Toulouse, 1986.

11. Les Productions agricoles des régions desservies par les Chemins de fer du Midi et l'action du Service de propagande agricole depuis sa création en 1919, Paris, 53 p., p. 53.

12. H. Lagardelle, Sud-Ouest, une région française, Librairie Valois, 1929.

13. Cf. C. Bouneau, « La Politique d'électrification de la Compagnie du Midi, 1902-1937 », La France des électriciens, Actes du deuxième colloque de l'Association pour l'histoire de l'électricité en France, pp. 185-197.

14. Le Sud-Ouest économique, n° 15, 1921. 15. J.-R. Paul, « L'Essor touristique pyrénéen », Le Sud-Ouest économi­

que, n° 197, 1930. 16. Cf. A. Charles, « Le Développement de la station balnéaire d'Arca­

chon sous le second Empire », Revue historique de Bordeaux et du départe­ment de la Gironde, juillet-septembre 1953, et Institut français d'architecture, La Ville d'Hiver d'Arcachon, Paris, 1983.

17. X-Ponts, entré au service de la Compagnie dès 1852, réalisa de 1858 à 1860 la passerelle de chemin de fer de Bordeaux en collaboration avec le jeune Gustave Eiffel.