Christophe Charle, « Des Artistes en Bourgeoisie. Acteurs Et Actrices en Europe Occidentale Au XIXe Siècle »,

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    Revue d'histoire du XIXesicle34 (2007)

    La bourgeoisie : mythes, identits et pratiques

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    Christophe Charle

    Des artistes en bourgeoisie. Acteurs et

    actrices en Europe occidentale au XIXe

    sicle

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    Rfrence lectroniqueChristophe Charle, Des artistes en bourgeoisie. Acteurs et actrices en Europe occidentale au XIXesicle , Revued'histoire du XIXe sicle[En ligne], 34 | 2007, mis en ligne le 01 juillet 2009, consult le 12 octobre 2012. URL :http://rh19.revues.org/1322 ; DOI : 10.4000/rh19.1322

    diteur : Socit dhistoire de la rvolution de 1848http://rh19.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://rh19.revues.org/1322Ce document est le fac-simil de l'dition papier.

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    CHRISTOPHE CHARLE

    Des artistes en bourgeoisie. Acteurs et actricesen Europe occidentale au XIXesicle

    Le XIXe

    sicle a vu saffirmer toute une srie de nouvelles professions ou ll-vation de statut de professions traditionnelles. Longtemps stigmatis depuisles interdits de lglise sous lAncien Rgime, le mtier de comdien a connuune transformation plus spectaculaire encore. Identifis dans limaginairesocial la vie dartiste, la bohme, lerrance, lincertitude, au travailimproductif, bref loppos de limage tout aussi strotype du bourgeois et de la vie bourgeoise, acteurs et actrices ont peu peu obtenu tous les indi-ces de reconnaissance qui leur manquaient. Cette mutation na t possiblequau prix dun accroissement des carts internes, la diffrence des profes-

    sions bourgeoises qui se sont recentres autour dune position moyenne et dergulations acceptes et garanties par ltat 1. Lhistoire sociale na jusquicique trs peu explor cette transformation et ses consquences, variables selonles pays et les traditions thtrales, sur le mtier dartiste et son image sociale.En se concentrant sur une approche biographique limite aux rares lus flam-boyants dun groupe qui, dans chaque espace national, comptait plusieurscentaines (si lon se limite aux capitales), voire plusieurs milliers dindividus(si lon embrasse lensemble du personnel des thtres dont ces villes formentlpicentre), on sinterdit de comprendre la fois les raisons du changement

    et les processus de slection luvre dans un march thtral peu peulibralis dans la seconde moiti du XIXesicle 2. Pour comprendre le fonc-tionnement du monde dramatique, il faut donc revenir une vision socialeglobale et sortir de ces conventions historiographiques. Non seulement, pardfinition, on ne nat pas toile 3, mais on le devient au terme dune sriede luttes et dtapes plus ou moins nombreuses et critiques. Pour passer dela traditionnelle histoire institutionnelle, conventionnelle ou anecdotique etpicaresque du monde thtral une histoire sociale comprhensive, on ten-

    1. Voir, en dernier lieu, Maria Malatesta, Professionisti e gentiluomini, storia delle professioninellEuropa contemporanea, Turin, Einaudi, 2006 : la premire tentative dhistoire comparative euro-penne sur les diverses professions librales.

    2. Voir Anne Martin-Fugier, Comdienne, de MlleMars Sarah Bernhardt, Paris, Le Seuil, 2001.3. On reprendra ici ce terme dpoque de prfrence son quivalent anglais (star) plus usuel

    aujourdhui mais qui se rfre surtout lunivers cinmatographique dont les diffrences avec le thtresont par trop videntes.

    Revue dhistoire du XIXesicle, n 34, 2007/1, pp. 71-104

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    tera de construire lespace global o prendront place aussi bien les premiersrles que les dbutant(e)s et les comdien(ne)s du milieu du tableau, et demarier approche morphologique, biographie collective et comparaison euro-penne.

    Un march demploi de plus en plus concurrentiel

    Priode

    de rfrence

    Allemagne Angleterre 1 France

    1846-1851 3 438 2-6 000 3 2 041 (1851) 4 000 ? 4

    1878 5 000 ? 5 4 565 (1881) 6 955 6+ 1 204 7 =

    8 1591909-1911 19 742-14 000 8 18 247 2 950 9+ 7 190 10=

    10 140 (1 906)

    1880-1911 + 294 % + 299 % + 24,2 %

    Taux de croissance

    1851-1911

    + 474 % + 794 % + 153 %

    Tableau n 1 :volution et taux de croissance des effectifs des acteurs

    en Allemagne, en Angleterre et en France.

    Pour comprendre la situation sociale des artistes dramatiques lpo-que considre, il faut recouper des sources malheureusement htrognes,incompltes et ingalement fiables. On se heurte en effet ici un doubleproblme. Dune part, comme il sagit dune activit instable et aux limi-tes floues, les recensements professionnels confondent souvent les acteursavec dautres groupes voisins (chanteurs, musiciens, troupes de spectaclesforains, danseurs et danseuses, personnel technique des thtres). Dautrepart, lingal avancement des procdures de recensement et leurs conventions

    divergentes dun pays lautre quant aux regroupements ou dissociations

    notes du tableau 1 :

    1 Donnes du recensement cites par Tracy C. Davis,Actresses as Working Women. Their Social Identityin Victorian Culture, Londres, Routledge, 1991, p. 10.2 Peter Schmitt, Schauspieler und Theaterbetrieb Studien zur Sozialgeschichte des Schauspielerstandes imdeutschsprachigen Raum 1700-1900, Tbingen, Max Niemeyer Verlag, 1990, p. 37.3 Peter Schmitt, ouv. cit, p. 43, daprs une estimation de 1854.4 Effectifs de lAssociation des artistes dramatiques fonde par le baron Taylor.5 Estimation cite par Ute Daniel, Hoftheater. Zur Geschichte des Theaters und der Hfe im 18. Und19. Jahrhundert, Stuttgart, Klett-Cotta, 1995, p. 395, daprs Adolphe LArronge, Deutsches Theater und

    Deutsche Schauspielkunst, Berlin, Concordia, Deutsche Verlags-Anstalt, 1896, p. 30.6 Effectifs des thtres (artistes lyriques et dramatiques, sans les cafs-concerts),Annuaire statistique dela France, 1878, p. 306-307.7 Artistes des cafs-concerts.8 DaprsAlmanach, cit par Charlotte Engel-Reimers, Die deutschen Bhnen und ihre Angehrigen,eine Untersuchung ber ihre wirtschaftliche Lage, Leipzig, Duncker & Humblot, 1911, p. 319-320.9 Artistes dramatiques.10 Artistes lyriques.

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    rendent la saisie dune volution cohrente et comparable en partie alatoire.Le problme est compliqu pour lAllemagne par labsence dunit politiqueavant 1871. Avec toutes les limites lies ces marges derreur, le tableaun 1 met cependant en valeur une expansion remarquable du recrutementdes acteurs dans toute lEurope occidentale dans la seconde moiti du XIXesicle. En Allemagne, les effectifs ont t multiplis par plus de quatre et parprs de huit en Angleterre, en France par 1,5 seulement. Cet cart du simpleau double entre lAngleterre et le continent, sil peut sexpliquer en partie parlurbanisation plus rapide et la prosprit suprieure du Royaume-Uni, estsans doute artificiellement grossi par le caractre plus englobant de la catgo-rie anglaise du recensement. Elle mle aux acteurs, strictosensu, les chanteurs,

    les musiciens, les danseurs et danseuses et les diverses professions secondairesdu spectacle. Surtout, elle tient lexpansion particulirement rapide desmusic-halls dont le personnel de scne fait des va-et-vient permanents avecles troupes de thtre proprement dites et dont la vogue est plus marqueencore la fin du sicle que sur le continent. Au milieu du XIXesicle, ilnexistait ainsi que 247 salles de spectacle en Grande-Bretagne, tandis quunestatistique administrative de 1899, qui inclut tous les types de spectacles,recensait 3 000 salles de spectacles frquentes par 1 252 000 spectateurs pourlensemble du Royaume-Uni 4.

    Il faut souligner que cette expansion des professions lies au spectacleest nettement plus marque que celle de la plupart des autres professions,quil sagisse de la mdecine et du droit, ou mme des professions artistiquesou littraires. Alors quen Allemagne leffectif des professions intellectuellesindpendantes a augment de 74,4 % entre 1882 et 1907, celui des acteurscrot trois fois plus vite (+ 294 %) entre 1878 et 19115. En Angleterre, lamme comparaison donne un rapport presque identique de 1 3 entre lestaux de croissance compars de ces deux mmes catgories. Il ny a quenFrance o la croissance de ces deux groupes amens se ctoyer dans la vie

    thtrale, est en dfaveur des artistes dramatiques et lyriques : ports parlexpansion de la presse et de ldition, le nombre des hommes de lettres etpublicistes a doubl (+ 119 % entre 1876 et 1906), alors que les gens de th-tre ne progressent que de moiti (+ 54,5 % entre 1878 et 1901), confronts une saturation progressive du march thtral aprs la libralisation desannes 1860. Sauf en France galement, la dynamique de la profession dra-matique est suprieure la croissance du march thtral dans les capitales sion lvalue partir du dveloppement de lquipement en salles. Le nombre

    4. Chiffres cits par Georges Bourdon, Les thtres anglais, Paris, Charpentier, 1903, p. 63. Si lonexclut lIrlande pour lhomognit de la comparaison, on retrouve une multiplication par 8 ou 9 deslieux de spectacles, analogue la progression dmographique du groupe des artistes cite prcdem-ment.

    5. Daprs les donnes que jai compiles dans les recensements allemands, cites in ChristopheCharle, Les intellectuels en Europe au XIXe sicle, Paris, ditions du Seuil (1996), nouvelle dition, Points , 2001, p. 175.

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    de thtres ne sest accru que de 60 % dans les quatre capitales entre 1874et 1900. En France, le nombre de thtres permanents na augment que de47 % entre 1850 et 1910, il a mme lgrement diminu par rapport 1860du fait de la concurrence sensible maintenant du caf-concert, du music-hallet du cinma 6.

    Ce dcalage entre lexpansion des divers types de spectacles quonretrouve dans tous les pays implique une diversification croissante des typesdartistes dramatiques, une concurrence accrue entre emplois traditionnelset nouveaux styles de jeu et de carrires sur scne. mesure que les troupes serorganisent en fonction dengagements plus brefs, le combinationsystem7,la hirarchisation des emplois entre engagements durables et emplois plus

    prcaires se durcit aussi pour tenter de diminuer les cots de personnel.Cest en France et surtout Paris et Londres que ce phnomne est le plusressenti du fait de la concurrence plus forte et de la centralisation.

    Avec la libralisation du march thtral, le recul de la part des thtresprivilgis ou financement public par rapport aux thtres privs accentueaussi la prcarit de la condition des acteurs et actrices. Mais, en contrepartie,souvre ainsi un espace de concurrence nouveau. Il peut attirer des nouveauxet surtout des nouvelles venues avec la multiplication des formes mixtes(cafs-concerts, music-halls, troupes semi-professionnelles) ou le mlange des

    genres (thtre lger, pantomimes, revues, sketchs, danse et numros divers,etc.) qui impliquent des acteurs et actrices aux talents multiples ou des trou-pes alliant plusieurs spcialits.

    Un second trait remarquable, en effet, de cette recomposition de lemploithtral rside dans sa fminisation croissante dans tous les pays et notam-ment dans les capitales considres. Alors quen Angleterre, en 1851, on nednombrait que 643 actrices pour 1 398 acteurs , ds 1891, les actriceslemportent en nombre sur les acteurs (3 696 pour 3 625) 8. En France, en1878, on enregistrait officiellement 2 060 artistes dramatiques femmes

    pour 2 862 hommes. En 1891, le ratio entre les sexes sinverse pour le groupelargi des artistes dramatiques et artistes lyriques du recensement : 5 301 fem-mes pour 4 478 hommes. La fminisation est moins avance, semble-t-il, enAllemagne et Vienne. Pour lensemble des thtres allemands en 1846, ondnombrait 1 396 actrices pour 2 042 acteurs, soit un taux de fminisationde 40,6 % 9alors que le taux de fminisation gnral passe 44,2 % au dbut

    6. Voir Christophe Charle, Les thtres et leurs publics Paris, Berlin et Vienne 1860-1914 , dansChristophe Charle et Daniel Roche [dir.], Capitales culturelles, capitales symboliques, Paris et les exprien-ces europennes XVIII-XXsicles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 403-420.

    7. Voir Dominique Leroy, Histoire des arts du spectacle en France, Paris, LHarmattan, 1990, p. 274et sq.

    8. Tracy C. Davis,Actresses as Working Women, ouv. cit, p. 9-10.9. Peter Schmitt, Schauspieler und Theaterbetrieb, ouv. cit, p. 42, daprsAlmanach fr Freunde des

    Schauspielkunst auf das Jahr 1846, hg. von Ludwig Wolff & August Heinrich, Berlin, Sittenfeld, 1846.

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    des annes 1930 10. Berlin en revanche, la mme date, la parit des deuxsexes est tablie : 2 039 acteurs pour 2 030 actrices 11.

    Il reste expliquer ce qui peut attirer tant de nouvelles vocations (et enparticulier fminines) dans une activit dont une littrature prolixe et sura-bondante a dtaill, tout au long du XIXesicle, les inconvnients, les alas,les misres et les sujtions, et tout particulirement pour les femmes :

    Vous ne savez pas ce que cest que notre existence nous, pauvres filles dupeuple entrant au thtre et obliges quelquefois, nous faire du rouge avecde la brique pile ! Non, vous ne pouvez avoir une ide, dans ces temps denos besoins, de nos misres, de notre dpendance prs des directeurs de thtres

    et des autres ! et sans quil y ait quoi que ce soit qui nous protge, qui nousdfende, qui nous prserve 12

    Ainsi sexprime la Faustin, lhrone d Edmond de Goncourt dans leroman ponyme, inspire partiellement du personnage de Rachel transposplus tardivement dans le sicle.

    Or lexpansion des effectifs et la fminisation indiquent au contraire quele monde du thtre exerce une fascination croissante sur des couches pluslarges, parallle lattrait grandissant de ce divertissement sur le public. Est-

    ce seulement leffet mcanique de la libralisation du march, de lurbani-sation, de la demande de distractions nouvelles, de lavnement des loisirs,du culte des vedettes et des rves dascension sociale sans limites quil suscitedans les jeunes gnrations ? Est-ce parce que le monde du spectacle est leseul espace qui donne leur chance ceux et surtout celles qui nen ont paseu ailleurs, dans ces socits encore fortement hirarchises par les ingalitsfinancires, les statuts hrits, les rles sexuels et le poids croissant du capi-tal scolaire ? Ou bien encore, comme laffirment certains, la condition desacteurs et des actrices stant finalement objectivement amliore, contrai-

    rement la lgende noire dune certaine littrature raliste ou mmorialistemanant des marges de ce milieu, nest-il pas logique que cette activit soittoujours plus attirante 13?

    10. Statistik des Deutschen Reichs,Neue Folge, Band 458, p. 453, recensement du 16 juin 1933(ensemble du Reich).

    11. Ce dcalage entre lEurope de lOuest et lEurope centrale rappelle le retard de la fminisation desautres professions librales et intellectuelles. Il tient sans doute aussi la moindre vogue du music-hall, la plus grande formalisation des carrires ds la formation et limportance des emplois statut public,moins ouverts aux femmes dans les thtres officiels.

    12. Edmond de Goncourt, La Faustin(1882),dition dfinitive, Paris, Flammarion, s.d., p. 212.13. Les peintures les plus acerbes du monde du thtre commercial en France manent par exem-ple dmile Zola dans Nana(1880). Ce dernier na pas russi obtenir les succs dramatiques quilescomptait, ni impos la rvolution esthtique quil ambitionnait. Les frres Goncourt ont galementcollectionn les fours et colport complaisamment tous les ragots misogynes sur les actrices dans leursromans ou leurJournal. Sur ce courant misogyne de la littrature, voir Lenard R. Berlanstein,Daughtersof Eve, A Cultural History of French Theater Women from the Old Regime to the Fin-de-Sicle,Cambridge(Mass.),Harvard University Press, 2001, chapitre 6. Sur limage trs ngative du monde thtral chez

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    Pour trancher entre ces hypothses, non compltement exclusives lune delautre, on va confronter divers indicateurs objectifs pour viter dtre pigpar la littrature anecdotique, positive ou ngative, sur le monde du thtre.Limage noire du monde des coulisses provient gnralement dauteurs ou dejournalistes en conflit avec les thtres pour des raisons personnelles ou parcequils dfendent dautres valeurs culturelles que celles du thtre commercial.Limage rose, elle, est fonde sur les tmoignages, atypiques, de ceux et decelles qui ont russi au-del de leurs esprances ou des auteurs, journalisteset critiques qui leur sont lis. Ils rendent ainsi hommage et paient tribut un monde qui les a combls dargent et de reconnaissance sociale ou promusdans un univers inespr de luxe et de notorit 14. Bien entendu, ces repr-

    sentations, positives ou ngatives, peuvent tre aussi des sources dinforma-tion indirectes, moins par ce quelles nous disent sur ce monde que par lamanire dont elles voquent ou taisent certaines ralits et contribuent ainsi,par le rcit enchant ou dprimant quelles proposent aux nouvelles gnra-tions, conforter lattrait ou dissuader les vocations de nouveaux entrantsou de dbutantes.

    Pour dterminer sur quelles catgories privilgies sexerce cette fascina-tion du mtier dramatique, on partira des origines sociales dchantillonsdacteurs et dactrices de Paris, de Londres et des capitales germaniques. Si

    lhrdit, traditionnelle dans lancien rgime thtral, recule notablement,et surtout si des catgories sociales plus leves sont reprsentes dans lesfamilles dorigine des nouveaux interprtes, on peut estimer quil sest bienproduit un changement dimage et de statut de ce milieu longtemps stigma-tis comme impur et immoral par les glises et les classes suprieures.

    Ce premier indicateur doit tre complt par une tude des carrires etdes rtributions offertes pour dterminer quelle est la vritable ouverturesociale que cet espace, apparemment hors norme, autorise par ses parcours.Les mythes dascension entretenus partir de certaines trajectoires de vedet-

    tes, sils ont un effet symbolique initial pour la multiplication des vocations,ne peuvent compltement masquer dautres ralits moins reluisantes quedcouvrent assez vite les acteurs dbutants dont la russite se fait attendre.

    Enfants de la balle et transfuges sociaux

    lexception dune enqute allemande fonde sur une base statistique rela-tivement large et conduite au dbut du XXesicle, les donnes sociales sur

    Zola, voir Maurice Descotes, Les comdiens dans les Rougon-Macquart , Revue dhistoire du Thtre,X, 2, 1958, p. 128-137.

    14. Voir, par exemple, les mmoires du vice-doyen de la Comdie franaise, Frdric Febvre, quidtaille avec dlectation toutes les rencontres avec des souverains qui ont maill sa carrire et la fas-cination que cette familiarit avec les grands de ce monde exerce sur lui (Journal dun comdien, Paris,Calmann-Lvy, 1896, p. 177 et 245).

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    les comdiens et comdiennes de cette priode, que ce soit dans les capitalesou lchelle nationale, sont insatisfaisantes ou biaises. Les prosopographiesrtrospectives reposent en effet sur les dictionnaires biographiques, gnrauxou spcialiss, sur des renseignements ncrologiques loccasion du dcsdacteurs et dactrices illustres, ou mme sur une littrature anecdotique demmoires et de souvenirs.

    Il serait toutefois tout aussi dommageable, au nom dune rigueur socio-logique excessive, de rcuser totalement ces bribes dune histoire sociale desartistes dramatiques. De toute manire et du fait mme des limites fluc-tuantes de ce groupe, elle sera toujours un idal inaccessible 15. Ces travauxou enqutes partielles nous rvlent en fait les caractristiques spcifiques

    de llite du groupe, celle qui a suffisamment dur et russi pour atteindrejustement aux honneurs de la littrature biographique. Ce biais au profit dessommets nest pas spcifique du monde thtral. La plupart des enqutesde biographie collective sur des milieux analogues comme les artistes, lescrivains ou les journalistes, ont tendance galement, pour des raisons decommodit et de sources, privilgier les sommets de la profession 16.

    Pour pouvoir malgr tout tirer des conclusions plus gnrales de ceschantillons partiels et partiaux, il convient donc de construire des hypoth-ses indirectes sur le sens des biais dont ils souffrent. Croire, comme la plupart

    des auteurs qui ne tiennent pas compte de ce tri social slectif des mmo-rialistes du thtre, que les volutions constates pour ces minorits sont limage des volutions gnrales de lensemble du groupe, cest affirmerimplicitement que la russite dans le mtier dacteur repose uniquement surle mrite, le talent, le savoir-faire, et est indpendant des mcanismes socio-logiques luvre pour les autres professions du XIXesicle. Sans doute, cesmcanismes, du fait de la faible importance de la formation scolaire ou pro-fessionnelle dans le monde thtral, ne sont-ils pas exactement du mme typeque ceux luvre dans le milieu des auteurs, du journalisme ou des artistes.

    Lallure physique, la voix, la beaut du visage, la prestance, la personnalit,la sensibilit, toutes ces donnes naturelles ou personnelles, qui fondentlimage spcifique de ltoile ou du grand premier rle peuvent, en premire

    15. Plus que pour tout autre groupe, laccs la dignit biographique est en effet corrl la noto-rit. Pour quun acteur ou une actrice ait une vie enregistre, il faut quil ou elle ait parcouru une carrire minimale, donc atteint une certaine russite. Ce biais peut tre partiellement corrig en finde priode avec le dveloppement dassociations et de syndicats qui englobent beaucoup plus dobscurset de sans grade que les annuaires de clbrits. Toutefois, le vrai proltariat de la scne reste, lui aussi,inorganis donc hors champ.

    16. Voir louvrage dAndre Sfeir-Semler sur les artistes mdaills au Salon (Die Maler am PariserSalon, Francfort/Main, Paris, Campus ditions de la Maison des Sciences de lhomme, 1992) et larticlede Marc Martin, Journalistes parisiens et notorit (vers 1830-1870) , Revue historique,n 539, juillet1981,p. 61-81, sur les journalistes prsents dans le Dictionnaire des contemporainsde Gustave Vapereau.Les travaux sur les crivains populaires dAnne-Marie Thiesse (Le roman du quotidien, Paris, Points Seuil, 2000 [1984]) et ceux de Rmy Ponton (Le champ littraire de 1865 1905, thse de doctoraten sociologie sous la direction de Pierre Bourdieu, HSS, 1977) sont plus proches dune sociologiecomprhensive et contrle.

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    approximation, paratre chapper aux corrlations sociales habituelles quislectionnent les autres lites. Ce miracle du don et de llection fait partiede lidal complaisamment entretenu par la profession pour revendiquer saspcificit irrductible et donner en mme temps croire ceux qui nenfont pas partie que tout est possible. Larbitraire de la russite serait fonddans la nature ou la personne mme de lartiste et indpendant des condi-tionnements sociaux propres aux autres univers professionnels. cet gard,la seconde moiti du XIXesicle a mme vu simposer limage de vedettesqui sortaient des canons traditionnels de la beaut ou de la voix thtralefondant ainsi encore mieux lillusion que mme cette loterie de lapparenceet du souffle vital pouvait tre surmonte par la volont, le temprament ou

    le talent17

    .Deux faits massifs permettent cependant de remettre en cause ce romanrose de ltoile sortie du ruisseau qui doit tout ses dons et a nourri tantde fictions ou de reconstructions biographiques de la vie des vedettes 18. Lepremier est une donne sociale mise en vidence justement par tous ceschantillons. Parmi tous ces acteurs et actrices qui ont russi et dont nousconnaissons les origines, une slection sociale apparat malgr tout luvrequand on considre la part trs rduite en leur sein des groupes pourtant lesplus nombreux dans la socit globale : les membres des classes populaires ou

    rurales sont trs sous-reprsents dans llite de la profession alors quinverse-ment lhrdit directe est bien suprieure celle quon trouve dans dautresmilieux. Pourtant labsence de barrires officielles lentre, lexpansion deseffectifs souligne plus haut, llargissement de lespace territorial couvert parles thtres au cours du XIXesicle, lamlioration du statut des acteurs, lafaible importance du capital scolaire officiellement exig lentre, la mobi-lit croissante des populations rurales en direction des villes, toutes ces ouver-tures auraient d se traduire par une dmocratisation entre le premier et lesecond XIXesicle, comme en ont connu dautres lites ou professions beau-

    coup plus fermes lorigine. Or il nen est rien pour les sommets, mme siquelques exemples illustres, toujours cits, donnent limpression inverse ceux qui ne raisonnent pas en termes sociaux mais individuels.

    En second lieu, au moment mme o le march thtral souvre et connatune expansion sans prcdent, la probabilit dy russir sans grand atout dedpart, au lieu daugmenter, comme le croient sans doute navement tousceux qui vont risquer laventure, diminue. Avec le vedettariat et lallonge-

    17. La maigreur et la voix si trange de Sarah Bernhardt ou les dfauts physiques vidents du plusgrand acteur anglais de la fin du XIXesicle, Henry Irving, sont ainsi complaisamment voqus par tousleurs biographes pour donner ainsi lespoir tous ceux qui ne disposent pas des atouts conventionnelspour prtendre accder aux feux de la rampe.

    18. Les deux romans sur des actrices qui paraissent un an dintervalle de Zola et Goncourt utilisentce schma narratif : Nana, fille douvrier, est la fois une femme entretenue et une actrice aux Varits ;la Faustin, dans le roman dj cit, dorigine populaire, tient le rle de Phdre la Comdie franaiseet a pour amant un lord.

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    ment de la dure de vie des pices, le nombre des emplois les plus prestigieux,ceux des grands thtres des capitales, augmente en effet beaucoup moinsvite que les effectifs globaux de la profession, ce qui en renforce la raret rela-tive par rapport au flot croissant des postulant(e)s. De plus, les spectateurscomme les directeurs de troupe peuvent tre plus exigeants en matire dequalit de jeu, de diction et dapparence physique puisque la concurrencepermet de choisir dans un vivier de plus en plus large, dans les capitales maisaussi hors des capitales. Enfin, la mobilit des spectateurs et des troupes oudes toiles, lie la mise en place des rseaux ferrs dans la seconde moiti dusicle, autorise des comparaisons une plus large chelle qu lpoque desthtres privilgis ou des marchs urbains ferms. Mme en province et dans

    les villes petites ou moyennes, le public ne tolre plus les acteurs mdiocrescomme autrefois, quand le choix des troupes de passage ou en rsidence taitlimit par les rglements. Surmonter ces difficults croissantes pour percerdans un march demploi encombr, moins protg et moins segment qulpoque des thtres privilgis et contrls suppose donc des stratgies plussubtiles ou des atouts culturels, sociaux voire conomiques plus importantsquautrefois.

    Dans la premire moiti du sicle et sans doute jusquaux annes 1860,priode de lancien rgime thtral dans les pays considrs, dominent encore

    massivement lhrdit et la reproduction directe du groupe des comdiens.Ainsi en Allemagne, dans un chantillon denviron 2 000 acteurs actifs danscette priode, 58,57 % de ceux ns entre 1801 et 1819 (ils ont donc dbutentre 1820 et 1840) et 57,69 % de ceux ns entre 1820 et 1840, monts surles planches avant 1860, sont issus directement du monde thtral.

    Des taux un peu moindres se retrouvent Paris et Londres o le mar-ch thtral est dj plus autonome, plus concurrentiel et moins li ltat.Ainsi, parmi les socitaires de la Comdie franaise entre 1815 et 1852, 21 %seulement sont issus du milieu artistique et, pour les acteurs des thtres des

    boulevards, 38,9 % sont ns dans des familles appartenant au monde duthtre au sens large 19. Pour les 36 comdiens du thtre de la Porte Saint-Martin en 1855, 14 % seulement sont dans ce cas 20. Sur 31 acteurs du th-tre des Varits (priode 1864-1891) dont les origines sociales sont connues,45,1 % sont issus du monde de lart dramatique ou de la musique. Ce tauxest toutefois artificiellement hauss par le grand nombre des non-rponses,les biographes mentionnant plus souvent une parent thtrale quune ori-

    19. Bruno Deslot, Les socitaires de la Comdie franaise au XIXesicle (1815-1852), Paris, LHar-mattan, 2001, p. 65 ; Christine Bouillon, La condition des comdiens des thtres populaires de Paris dudbut de la Restauration 1864, matrise dhistoire sous la direction dAlain Corbin, Universit Paris-I,1990, p. 34.

    20. Emmanuelle Girardeaux, Le thtre de la Porte Saint-Martin de 1830 1868, matrise dhistoiresous la direction de Christophe Charle, Universit Paris-I, 2003, p. 136.

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    gine sociale quelconque. Si lon rapporte les cas connus lensemble de latroupe le taux dhrdit directe nest plus que de 7,8 % 21.

    Londres, 36,1 % dacteurs clbres dont les dbuts se situent entre 1830et 1860 sont lis familialement au thtre tandis que, pour un chantillonsimilaire appartenant aux trois dcennies suivantes, le taux sabaisse 20,8 %22. Dans lchantillon le plus litiste, celui des acteurs anglais tudis parMichael Sanderson, lautorecrutement est plus net, mais diminue aussi nota-blement quand on se rapproche du XXesicle : 36,9 % des acteurs connusqui ont dbut avant 1880 comptent des parents dans le milieu thtral,contre 18,3 % pour ceux qui se lancent entre 1890 et 1913 (voir tableaun 2). Chez les actrices, lhrdit reste plus marque que pour les hommes,

    mais recule galement avec la pousse des effectifs : respectivement 70,6 %avant 1880 et 35,4 % aprs 1890. Mme dclinante, cette hrdit directereste comparable, voire suprieure, celle quon trouve dans dautres lites etsouligne bien lavantage que reprsente, pour accder la notorit ou descarrires durables, dtre issu ou proche du milieu dramatique.

    Dbut avant

    1880 H

    Dbut avant

    1880 F

    1880-89

    H

    1880-89

    F

    1890-13

    H

    1890-13

    F

    Propritaires

    N =

    1,5 %

    1

    2,9 %

    1

    3,2 %

    5

    1,1 %

    1

    5,3 %

    10

    0 %

    0

    Professions 32,3 %N = 21

    5,8 %N = 2

    44,5 %N = 69

    34 %N = 32

    58,7 %N = 111

    46,0 %N = 52

    Commerce/

    Industrie

    18,5 %

    N = 12

    5,8 %

    N = 2

    14,2 %

    N = 22

    10,6 %

    N = 10

    11,1 %

    N = 21

    7,1 %

    N = 8

    Arts et lettres 7,7 %N = 5

    11,8 %N = 4

    5,8 %N = 9

    16 %N = 15

    4,2 %N = 8

    8,8 %N = 10

    Thtre 36,9 %

    N = 24

    70,6 %

    N = 24

    29 %

    N = 45

    37,2 %

    N = 35

    18,3 %

    N = 35

    35,4 %

    N = 40

    Employs 1,5 %N = 1

    0 %N = 0

    1,9 %N = 3

    0 %N = 0

    0,5 %N = 1

    1,8 %N = 2

    Artisans,

    travailleurs

    manuels

    1,5 %

    N = 1

    2,9 %

    N = 1

    1, 3 %

    N = 2

    1,1 %

    N = 11,6 %N = 3

    0,9 %N = 1

    Total 65 34 155 94 188 113

    Tableau n 2 : Origines sociales dacteurs et dactrices anglais connusselon la date de dbut.

    Source : Michael SANDERSON dans From Irving to Olivier. A Social History of Acting Profession inEngland, Londres, Athlone, 1984, p. 331 appendice 1.

    21. Daprs les donnes fournies par Emmanuelle Loubat, Le thtre des Varits de 1864 1891,matrise dhistoire sous la direction de Francis Dmier, Universit Paris-X, 1998, p. 216.

    22. Respectivement 34 sur 94 et 10 sur 48 (Michael Baker, The Rise of the Victorian Actor,Londres,Croom Helm, 1978, tableaux 2 et 3).

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    81construire et dconstruire la bourgeoisiedes artistes en bourgeoisie

    Contrairement ce quon aurait pu attendre, lattnuation de lautore-crutement, lie llvation du statut de la profession et leffet mcaniquede lexpansion des effectifs, ne se traduit pas pour autant par une prsenceplus marque des comdiens les moins nantis socialement et culturellementau sommet de la profession. Dans lchantillon de Michael Sanderson, la partde comdiens qui ont russi malgr des origines modestes est infrieure 5 %.Dans lchantillon dacteurs allemands le plus ouvert et le plus large, celui delenqute de Charlotte Engel-Reimers de 1908-1909, on ne dnombre que15,2 % dacteurs de Berlin et Vienne issus dun milieu populaire ou de la petitebourgeoisie. Cette part dhommes et de femmes partis de rien nest gure diff-rente pour lensemble de la population des acteurs allemands dont elle donne

    les origines sociales : 18,6 %. Dans llite des acteurs et actrices voire dans legroupe des plus professionnels appartenant une association, comme cest lecas ici, lappartenance initiale la petite bourgeoisie, aux classes moyennes, ou la bourgeoisie, constitue donc un atout essentiel de maintien ou de perce :37,1 % sont ns dans le monde du commerce, de lhtellerie, des employs,plus dun sur six avait un pre fonctionnaire, plus de 12 %, un pre qui exeraitune profession intellectuelle ou artistique, alors que lhrdit thtrale directea fortement rgress par rapport au milieu du sicle : 14,4 % pour lchantillondensemble, 12,3 % pour les acteurs des deux capitales allemandes, contre plus

    de la moiti, comme on la vu, avant 1860. De ce point de vue, les capitalesfranaise et anglaise privilgient maintenant, plus que les villes allemandes,lhrdit autant quon puisse gnraliser partir dchantillons aux principesde slection sensiblement diffrents puisque fonds surtout sur la notorit :30,2 % des acteurs et actrices de Paris tudis sont issus du monde thtralcontre 14,4 % de leurs homologues germaniques (voir tableaux n 3 et 4) 23.

    Vienne, Berlin (%) Ensemble scnes allemandes (%)

    Grands propritaires 0,9 1

    Fonctionnaires suprieurs 4,7 3Fonction publique 17,1 17,4

    Bourgeoisie moyenne 37,1 33,7

    Professions artistiques et

    intellectuelles

    12,3 11,6

    Milieu thtral 12,3 14,4

    Classes populaires, petite

    bourgeoisie

    15,2 18,6

    N = 105 1 703

    Tableau n 3 : Origines sociales de comdiens actifsen Allemagne, Berlin et Vienne vers 1907-1908.

    Source : Charlotte Engel-Reimers, Die deutschen Bhnen und ihre Angehrigen, ouv. cit.

    23. Lchantillon parisien souffre dun taux lev de non-rponses (li aux dfaillances de ltat-civilparisien affect par les destructions de 1871) qui accentue partiellement la surreprsentation des acteursdont les parents sont dj connus dans lart dramatique.

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    82 sarah mazachristophe charle

    Paris Acteurs Paris Actrices Ensemble

    %N % N %

    Grands propritaires 0 - 1 1,7 0,8

    Fonctionnaires suprieurs 1 1,6 - - 0,8

    Fonction publique 4 6,6 5 8,5 7,5

    Bourgeoisie moyenne 12 20 6 10,1 15,1

    Professions juridiques 1 1,6 - - 0,8

    Professions artistiques

    et intellectuelles

    6 10 % 4 6,8 8,4

    Milieu thtral 11 18,3 25 42,3 30,2

    Classes populaires, petite

    bourgeoisie

    25 41,6 18 30,5 36,1

    N = 60 59 119

    Tableau n 4 : Origines sociales de comdiens et comdiennes connusactifs Paris entre 1860 et 1900 (non-rponses exclues par rapport

    lchantillon principal).

    Sources : Lchantillon compte 118 acteurs et 149 actrices mentionns dans Jules Martin, Nos artistes,portraits et biographies, Paris, Librairie de lAnnuaire universel, 1895, ou dans ldition 1893 deGustave Vapereau, Dictionnaire des contemporains, Paris, Hachette ; les informations sur le milieudorigine sont tires des dictionnaires biographiques et des archives de ltat-civil parisien pour uncertain nombre.

    Limage dune ouverture sociale plus forte quelle ne lest rellement, col-porte par la littrature courante, sexplique de deux manires. Dune part,il est exact que la part dhommes et de femmes (dhommes plus que de fem-mes) dorigine modeste est bien suprieure ce quelle est dans la plupartdes autres professions librales ou artistiques du fait de la diversit et de labrivet de la formation initiale requise. En sens inverse, la part de comdiensissus dun milieu vritablement bourgeois y est moindre que dans ces autresprofessions, en raison des prjugs hostiles au mtier dacteur qui ne seffa-

    cent que tardivement dans les milieux sociaux suprieurs 24. Ainsi est laiss unlarge espace aux descendants des classes moyennes voire des transfuges issusdu peuple (surtout urbain) dautant quil sagit dun milieu en expansion eten renouvellement rapide (carrires courtes, nouveaux spectacles, circulationnationale et internationale des troupes 25).

    En second lieu, lhtrognit croissante du monde des acteurs, cons-quence de lexpansion des emplois et de la baisse de lhrdit familiale

    24. La plupart des biographies dacteurs issus de ces milieux notent la rsistance quils ont d vaincrequand ils ont avou leurs parents leur dsir de monter sur les planches.25. La part dcrivains dorigine modeste Berlin est de 21,9 %, en Angleterre de 13,4 %, en France

    de 37,4 % (Christophe Charle,Les intellectuels en Europe au XIXesicle, ouv. cit, p. 219) ; pour lespeintres mdaills parisiens, elle stablit 26,3 % (Andre Sfeir-Semler, Die Maler am Pariser Salon,ouv. cit, p. 503) et pour les avocats en France de 11,6 13,9 % selon les lieux (Christophe Charle, Labourgeoisie de robe en France au XIXesicle , Le Mouvement social, n 181, octobre-dcembre 1997,p. 53-72, p. 62).

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    directe, brouille les relations simples quon trouve dans les professions tradi-tionnelles entre lorigine familiale et la russite ultrieure. Pourtant, mmedans lchantillon allemand large du tableau n 3, on peroit bien un pro-cessus de slection sociale luvre si lon compare les origines des acteursactifs dans lensemble de lespace allemand et celles des comdiens qui ont lachance dexercer Berlin ou Vienne. Les descendants des classes moyennesconomiques et des fonctionnaires (indices de statut et dinstruction plus le-vs dans la socit allemande de lpoque) y sont plus nombreux que dans lesthtres des autres parties de lAllemagne ou de lAutriche. Cette slectivitserait probablement encore plus nette si lon se limitait aux troupes des th-tres les plus cots de Berlin et de Vienne ou aux comdiens les plus reconnus

    de ces villes. De mme, la comparaison entre les actrices et les acteurs pari-siens met en valeur une surslection sociale des femmes parmi celles qui ontaccd une certaine notorit : plus de deux fois plus dactrices sont issuesdu milieu thtral que les hommes (42,3 % contre 18,3 %) et un quart demoins viennent des milieux les plus modestes (30,5 % contre 41,6 %). Enrevanche, malgr les lacunes des informations, on note un nombre anormale-ment lev de comdiens ns hors mariage, handicap qui prdispose au choixde carrires alatoires comme celles du spectacle (on dnombre au moins septenfants naturels dans lchantillon de comdiens parisiens sur 119) 26.

    Les observateurs contemporains confirment indirectement ces constatsstatistiques. Ils notent, la fin du sicle, que la profession dramatique exerceun attrait croissant sur les classes moyennes, voire sur des transfuges de labourgeoisie. Ainsi le clbre critique Francisque Sarcey, familier des coulisseset des concours du Conservatoire, crit-il, ds 1886 :

    Je vois le temps o la profession de comdien aura sa place marque dans lahirarchie sociale, o lacteur se rendra son thtre avec la mystrieuse gravitdu chef de division sacheminant son bureau, et marquera son dplaisir dun

    mot trop vif qui aura effarouch sa pudeur.Dj le recrutement, qui ne se faisait gure que parmi les dclasss, puise

    aujourdhui dans la bourgeoisie assise. Une mre bourgeoise nprouve plus lamme terreur mettre son fils au thtre : cest une carrire comme une autre.Les murs et les habitudes du Conservatoire, o crot la gnration des com-diens de lavenir, ont chang, du tout au tout. On y est beaucoup mieux lev ;mais on ny travaille plus gure. On ny est plus enrag de plaisir ; mais on y estplus en revanche enrag de gloire. Tout ce monde est sage et pratique. Il prfrela considration la clbrit, et largent toutes les deux.27

    26. De ce point de vue, les origines sociales incertaines de Sarah Bernhardt (pre inconnue, mre,femme entretenue issue dune famille juive trangre dclasse) sont de ce point de vue reprsentatives de ces parcours alatoires dans lespace social.

    27. Francisque Sarcey, Lacteur , Revue dart dramatique, I, 1886, p. 75.

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    Le mtier thtral nest plus autant stigmatis quauparavant. Il est mmeperu comme une alternative dautres filires de mobilit ascendante quise dveloppent paralllement mais dont la slectivit produit de nombreuxrats.

    Quand on examine en effet les activits initiales connues des acteurs etactrices allemands de lavant 1914, la plus frquemment cite est celle decommerant ou demploy de commerce (321), vient ensuite lartisanat (157)et, en troisime lieu, celles dtudiant ou dancien lve de lenseignementsecondaire, dinstituteur, de pharmacien, etc. (129). Dans notre chantillondacteurs parisiens relativement connus, seule une minorit a dbut dansun autre secteur, mais cest toujours galement dans le commerce, lartisanat

    qualifi et les professions librales : on relve ainsi un commis, un clerc denotaire et un architecte 28, trois employs dans le secteur public ou priv 29,cinq apprentis artisans qualifis (graveur sur mtaux, doreur sur mtaux,peintre dcorateur, horloger), cinq membres de llite ouvrire (trois appren-tis typographes, deux apprentis boulangers 30). Le commerce, la comptabilit,et mme la mdecine, larme, la marine, le droit, la musique figurent aussidans ces premiers choix de carrire 31. Ils recoupent ceux de tous les mobilessociaux dans la socit de lpoque. Pour ceux qui quittent ces voies plussres, lart dramatique prsente lattrait dun acclrateur possible. Au sur-

    plus, lge ny est pas la condition principale dlvation vers la richesse ou lareconnaissance sociale, comme dans les professions commerciales, industriel-les ou intellectuelles, dans la mesure o la jeunesse et les attraits physiquesqui vont de pair sont un ssame parfois plus important que lexprience.

    Cette arrive des classes moyennes ou mme de mobiles sociaux qui ontentam des tudes longues correspond aussi aux tendances lembourgeoise-ment des rles proposs dans les pices, de la composition du public de cesdrames et comdies sociales des annes 1850-90, et du style de jeu plus ra-liste des pices les plus courues. Avec la monte du ralisme, contrairement

    au paradoxe du comdien dfendu par Diderot, une proximit doriginerelative entre les futurs acteurs et actrices et les caractristiques sociales despersonnages quils vont incarner facilite la crdibilit de leur jeu et satisfaitleffet de miroir que la partie bourgeoise du public recherche dans les sallesles plus convenables.

    Il ne sagit pas pour autant dun miroir compltement fidle, ce qui auto-rise un flou sur les marges. Domin par les classes moyennes au sens de lpo-

    28. Respectivement Frdric Febvre, futur vice-doyen de la Comdie franaise et Louis mile Hes-nard, dit Montrouge, futur acteur et directeur de thtre.29. Dont Andr Antoine, le futur fondateur du Thtre libre.30. Les deux frres Coquelin, futurs socitaires de la Comdie franaise.31. Ainsi Jean-Paul Mounet, futur socitaire de la Comdie franaise, obtient le titre docteur en

    mdecine avant de suivre les traces de son frre an Jean Mounet-Sully, lOdon puis au Thtrefranais (Mounet-Sully, Souvenirs dun tragdien, Paris, Pierre Laffitte, 1917, et Gustave Vapereau, Dic-tionnaire des contemporains, ouv. cit).

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    que, le groupe des acteurs en vue compte aussi en son sein des personnagesplus typs, transfuges des groupes suprieurs ou infrieurs, vous certainsrles moins interchangeables mais parfois dcisifs dans le succs dune pice.Ils servent marquer lcart cette norme dominante (personnages aristocra-tiques, types populaires conventionnels, domestiques et soubrettes dlu-rs, rles comiques haut en couleur, voire marginaux et femmes dchues ).Selon la composition sociale de telle ou telle troupe, ils peuvent convenir lhabitus dorigine minoritaire (plus populaire ou plus distingu) de tel ou telacteur ou actrice qui laisse parler sa nature , construite souvent en fonctionde son allure corporelle ou de son style dlocution, produits eux-mmes deson origine et de son ducation plus ou moins complte.

    Un biographe crit ainsi propos de lacteur Daubray : Gros, court, lecou dans les paules, la face pourpre, Daubray prit rsolument lemploi descomiques 32. Cet acteur qui a quitt prmaturment sa famille, ne parvientpas entrer au Conservatoire et fait son apprentissage sur le tas dans les petitsthtres. Mais, vite trahi par son embonpoint, il se trouve exclu des rles dejeunes premiers. Daubray soriente alors vers le rpertoire comique en fonc-tion du strotype bien connu du bon gros , voqu par la citation. Unmmorialiste confirme cette convention et la gnralise :

    Cest une qualit norme, un atout certain, la moiti du talent pour uncomique, quun gros ventre ! Presque tous ceux qui ont russi avaient du ventre :Sainville, Ferville, Geoffroy, Dsir, Pradeau, Montbars, Berthelier, Daubray !Milher commence avoir du ventre : aussi gagne-t-il 36 000 francs par an au lieude 18 000 ! Joly, du Vaudeville, manquait de ventre : aussi devait-il compensercette absence de prominence abdominale par une mimique extraordinaire.

    Le ventre, il ny a que cela au thtre. 33

    Pour les femmes, il en va tout diffremment et la dfaveur de certaines

    auprs du public et des directeurs vient avec lexcs de poids qui les touchesouvent vers la quarantaine.

    De mme, la persistance du rpertoire mlodramatique ou des genres pluslgers (farces, vaudevilles, pantomimes, mlodrames des thtres plus popu-laires de Paris et Londres, pices en langage local Vienne et Berlin) et lareprise des vieux succs dans les faubourgs et les thtres provinciaux, offrentun dbouch aux acteurs dorigine plus modeste, privs du bagage scolaireclassique et du vernis social qui les excluent des grands genres. Forms sur le

    32. Henry Lyonnet, Dictionnaire des comdiens franais, Ceux dhier, Genve, Slatkine Reprints, 1969,volume I, p. 436 : Michel, Ren Thibaut dit Daubray (n en 1837), fils de commerants, fut, la fin desa vie, lun des acteurs ftiches du Palais-Royal, thtre spcialis dans le vaudeville et le thtre lger.

    33. Alphonse Lemonnier, Les petits mystres de la vie thtrale, souvenirs dun homme de thtre, Paris,Stock, 1895, p. 183-184.

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    tas ou par apprentissage familial, ils imitent ou parodient les vedettes, fautede mieux, assument leurs stigmates corporels ou langagiers au service desgenres qui en usent et abusent pour plaire au gros du public. Pour compren-dre comment seffectuent ce tri et cette adquation plus ou moins heureuseentre traits dorigine et emplois proposs, il faut examiner plus en dtail lesparcours des diverses catgories dacteurs et dactrices et leurs rtributions.

    Les annes dapprentissage

    La comparaison des biographies collectives met en vidence les diffren-

    ces nationales des styles de formation et des voies daccs la profession decomdien mais aussi certaines volutions convergentes significatives de laslectivit croissante dj mise en vidence par les variables sociales les plusgnrales.

    Plus encore que pour les variables dorigine, la fiabilit des renseignementsest ici galement sujette caution. Deux reprsentations conventionnelles dumtier dacteur biaisent en effet laccs aux donnes et donc la possibilit descomparaisons intra-europennes. De mme que lide reue de la vocation pousse les biographes masquer la part du milieu dorigine dans lentre dans

    ce mtier risque, de mme lidologie du don et de la grce leur fait souventngliger de prciser la formation scolaire ou professionnelle pralable de leurhros. Nous sommes alors renvoys deux strotypes : celui de lenfantde la balle dont les parents, eux-mmes comdiens, facilitent la formationsur le tas, parfois trs jeune, et celui de loutsider bien dou. Destin uneautre profession, il y renonce et se met par got dans le sillage dun acteurou dune actrice dj reconnu qui a senti son talent et le patronne. Ces deuxparcours existent sans aucun doute. Mais ils sont plutt en dclin puisque,on la vu, le taux dhrdit directe tend mcaniquement diminuer avec

    lexpansion du groupe, tandis que la recomposition permanente des troupes,avec le dclin du stock system, relche les liens de patronage entre gnrations.Dans la dernire partie du XIXesicle, saffirme plus nettement la formationprofessionnelle institutionnalise. Mme dans les pays comme lAngleterreo ltat et les thtres officiels ne jouent aucun rle cet gard, se mettenten place des structures prives de formation pour rpondre la sophisticationcroissante des rles et aux exigences nouvelles du public. Le tableau n 5 meten valeur ce phnomne dans les chantillons biographiques dj voqus.

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    Paris

    acteurs

    Paris

    actrices

    Vienne Londres

    acteurs

    Londres

    actrices

    Conservatoire 63

    53,3 %

    74

    49,6 %

    14

    15,3 %

    - -

    Formation

    prive avec

    acteur (a)

    9

    6,7 %

    16

    10,7 %

    27

    29,6 %

    ? ?

    Autres tudes

    (b)

    14

    11,8 %

    4

    2,6 %

    11

    12 %

    ? ?

    Pas dtudes

    thtrales,

    formation

    sur le tas (c)

    27

    22,8 %

    49

    32,8 %

    39

    42,8 %

    ?(a) + (b) + (c)

    46 %

    ?(a) + (b) + (c)

    80 %

    NiveauSecondaire

    54,2 %

    64 %

    - 18054 %

    2419,2 %

    N = 118 149 91 333 125

    Tableau n 5 : Formation scolaire et professionnelledes acteurs et actrices connus Paris, Vienne et Londres.

    Sources : Paris et Vienne : chantillons constitus par mes soins : pour Paris, voir tableau n 4 ; pourVienne : 91 biographies analyses tires de Ludwig Eisenberg,Das geistige Wien, Knstler undSchriftsteller-Lexikon, Vienne, C. Daberkow, 1893, tome I, lettres A-H (il sagit dacteurs et dactricesde notorit et de gnrations diffrentes) ; Londres : acteurs et actrices clbres (1880-1913) tudispar Michael Sanderson, From Irving to Olivier, ouv. cit, p. 15).

    La diversit des parcours de formation est logiquement plus marque surle continent quen Angleterre. La formation sur le tas ou par leons parti-culires auprs dun acteur ou dun professeur priv reste dominante outre-Manche (la moiti des acteurs et plus de 80 % des actrices des chantillons),toutes les institutions de formation thtrale y ayant chou au bout dequelques annes 34. En France, au contraire, les comdiens qui, comme ceuxde lchantillon, ont russi percer sont majoritairement issus de la filireofficielle ou, dfaut, de cours donns en priv par des acteurs reconnus.

    Lart dramatique ny chappe donc pas la filire des concours et de latelier,caractristique des autres arts la mme poque en France 35. Mieux, cettevoie slective semble de plus en plus importante, si lon en juge par laug-mentation du nombre des candidatures au Conservatoire au cours du XIXesicle et par la floraison dcoles ou de cours privs parallles ou compl-mentaires. En 1885, par exemple, 188 aspirants se disputaient 28 places auConservatoire, contre une trentaine au milieu du sicle pour huit places 36.La slection devient donc de plus en plus svre et leffet diffrentiel sur la

    34. Le Dramatic College, fond en 1860 avec le patronage du prince de Galles, connat des difficultsfinancires ds les annes 1870 et fait banqueroute en 1877 (Michael Baker, ouv. cit, p. 152).

    35. Voir Cynthia et Harrison White, La carrire des peintres au XIXesicle. Du systme acadmiqueau march des impressionnistes(d. amricaine, 1965), traduction franaise, Paris, Flammarion, 1991 et

    Andre Sfeir-Semler, ouv. cit.36. Monique Sueur, Deux sicles au Conservatoire national dart dramatique, Paris, CNSAD, 1986,

    p. 51 et 58.

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    carrire future de plus en plus net puisque les laurat(e)s la sortie peuventtre embauch(e)s directement dans les grands thtres officiels (Comdiefranaise et Odon). Une filire officielle analogue existe dans les pays ger-maniques avec des coles thtrales annexes aux grands thtres des capita-les, des professeurs privs dans les grandes villes en liaison avec les thtrespublics notamment Berlin, voire un conservatoire proprement dit comme Vienne 37.

    On note cependant que cette entre par la grande porte ne compte pasautant pour la russite future que dans le cas parisien : des clbrits de lascne, Berlin comme Vienne, sont encore souvent des autodidactes ounont pas forcment fait leurs dbuts dans les institutions dominantes, ce

    qui est moins vrai dans le cas parisien. Ainsi Max Reinhardt (n en 1873 Baden, prs de Vienne), sans doute lacteur berlinois le plus clbre avant1914 et le metteur en scne de rfrence dans lentre-deux-guerres, an desept enfants, suit lcole primaire puis lcole primaire suprieure jusqu 15ans. Les difficults financires de ses parents lobligent travailler commeapprenti dans une banque, tout en prenant des cours auprs de deux acteursviennois, Rudolf Perak et Emil Brde. Il obtient son premier rle lge de16 ans et continue sa progression en changeant de troupe et de ville jusqu sareconnaissance dans un premier rle dune pice dIbsen en 1897 au Deuts-

    ches Theaterde Berlin, o il fera toute sa carrire 38.Pour Londres et pour lAngleterre en gnral, les informations sont moinsprcises. Michael Sanderson constate une lvation du niveau scolaire desartistes qui ont le mieux russi, comme lindique la part croissante de ceuxqui ont frquent des tablissements denseignement secondaire privs, voiredes universits, dans lchantillon cit dans le tableau n 5. Mais il sagitdune petite minorit face la masse des nouveaux aspirants au thtre qui,faute dcoles thtrales accessibles et en raison du retard du systme scolairegnral en Angleterre, doivent se former sur le tas comme seconds rles dans

    les compagnies itinrantes ou dans les petits thtres, se payer des cours pri-vs auprs dacteurs reconnus ou, pour les jeunes filles, se doter de certainssavoir-faire (chant, danse, locution) grce des prcepteurs ou professeursparticuliers 39. Comme lcrit dans ses mmoires Ellen Terry (1847-1928),la plus clbre actrice du Lyceum, thtre rput pour ses mises en scne deShakespeare : Ce que jai appris en dehors de ma propre profession, je laiappris par mes relations sociales. 40 En loccurrence, pour cette dernire, il

    37. Peter Schmitt, ouv. cit, p. 120.

    38. Leonhard M. Fiedler, Max Reinhardt , Neue Deutsche Biographie, Berlin, Duncker & Hum-blot, 2002, vol. 21, p. 357-59. Cest le cas aussi dun autre futur clbre comdien allemand Albert Bas-sermann : issu au contraire dune grande famille bourgeoise, il se forme en jouant Mannheim et dansles petits thtres avant dentrer galement au Deutsches Theater sous la direction dOtto Brahm puis deMax Reinhardt (Lothar Gall, Brgertum in Deutschland,Berlin,Im Siedler Verlag, 1989, p. 469-476).

    39. Tracy C. Davis,Actresses as Working Women, ouv. cit, p. 13.40. What I have learned outside my own profession I have learned from my environment , (Ellen

    Terry, The Story of my Life, Londres, Hutchinson, 1908, p. 56).

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    sagit la fois des cours permanents que son pre acteur lui assura ds sonplus jeune ge et des conseils donns par certains directeurs ou auteurs cl-bres leur actrice ftiche.

    Ces entres dans la carrire par la grande ou la petite porte dpendentaussi des atouts sociaux initiaux. Les acteurs et actrices aux formations lesplus institutionnalises (que ce soit dans des coles thtrales ou dans dautresfilires) sont originaires des villes les plus grandes et notamment des capita-les et appartiennent des familles qui nont pas t obliges de mettre leursenfants au travail prcocement. En sens inverse, les mobiles sociaux ou leshommes et femmes dorigine provinciale suivent, en gnral, la formationsur le tas ou bifurquent vers le thtre aprs une premire exprience salarie

    comme on va le voir prsent.

    Parcours et rtributions

    Les parcours des acteurs et des actrices dans les trois ensembles gographiquesrsultent de trois facteurs principaux : le degr de centralisation du marchthtral, la libert relative de circulation des uvres et des troupes, lexistenceou non dune filire prestigieuse de formation ou de qualification. Centr

    sur Londres, lespace thtral anglais se caractrise par le poids dominant dela capitale (43,6 % des acteurs de thtre y rsident en 1911 41), labsence dethtres soutenus par ltat, une circulation de plus en plus large des piceset des troupes avec lexpansion dmographique des villes britanniques, lamultiplication des thtres provinciaux et la possibilit dexportation et detournes outremer des acteurs anglais aux tats-Unis et dans les nouveauxdominions 42.

    Lespace professionnel des acteurs franais et, en particulier, parisiens par-tage deux caractristiques communes avec le monde du spectacle londonien :

    la centralisation des meilleures troupes et de la cration Paris, la mobilitet louverture sur un march plus large en province et ltranger. Il sendiffrencie aussi par un trait distinctif : lexistence dune filire noble de for-mation, le Conservatoire, qui ouvre sur des thtres subventionns chargsde maintenir en partie un rpertoire plus ambitieux que les thtres com-merciaux. Ainsi existe un parcours mritocratique analogue celui dautresprofessions plus prestigieuses.

    Lespace germanique, avec ses deux principales capitales, Berlin et Vienne,et ses nombreux Hoftheater ouStadttheater 43, partage ce dernier trait avecParis. Mais il se distingue de la France et de lAngleterre par le morcellement

    41. Michael Sanderson, From Irving to Olivier, ouv. cit, p. 27.42. Tracy C. Davis, The Economics of the British Stage 1800-1914, Cambridge, Cambridge University

    Press, 2000, chapitre 10.43. Ute Daniel, Hoftheater, ouv. cit.

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    politique, la multiplicit des centres concurrents et le retard dans louvertureaux forces du march avec les nombreux thtres subventionns mme dansdes villes moyennes. Le rayonnement plus limit de lallemand hors dEuroperestreint aussi les possibilits de carrires au long cours vers la Russie, lAm-rique du Nord ou du Sud comme pour les acteurs franais et anglais.

    En Angleterre, et notamment Londres, les comdiens suivront donc descarrires aux tapes assez similaires en fonction de la hirarchie des rtributionsaccordes aux rles et du statut social et financier du thtre et de la troupe.Lapoge du parcours est marqu par laccs aux grands thtres du West End,voire, pour les happy few, leur direction comme actor managero certainsparviennent la fortune. Pour y prtendre, un stage plus ou moins long dans

    les thtres les moins prestigieux de la capitale ou des engagements temporairesdans des troupes itinrantes ou dans des compagnies permanentes de quelquesgrandes villes est une tape quasi oblige pour accumuler de lexprience et unerputation. Lactrice Janet Achurch (1864-1916) suit ce chemin laborieux :aprs une brve formation dans une cole prive dart dramatique Margate,elle fait ses dbuts dans une farce lOlympic Theatre en janvier 1883 avantdentamer une tourne provinciale, puis dalterner des engagements en pro-vince et dans les thtres du WestEndo elle finit par dcrocher des premiersrles, notamment dans des pices dIbsen et de George Bernard Shaw 44.

    La contrepartie ce march trs ouvert et concurrentiel est labsencedamortisseurs sociaux en cas dchec, limportance du chmage saisonnier,le rle essentiel des agents thtraux pour trouver des emplois sur les mar-chs secondaires ou accder aux tournes dans les pays anglophones (tats-Unis, Canada, Australie principalement). Les moins nantis subissent ainsiune diminution de revenus sensibles, au profit de ces agents qui travaillentau pourcentage, ou sont renvoys dans les thtres de deuxime ordre, lescompagnies itinrantes, les emplois temporaires lorsque la saison thtralebat son plein et quil faut des extras 45.

    Lexistence dun double secteur (semi-public et priv) en France, en Alle-magne ou en Autriche permet en revanche aux acteurs dalterner entre lesdeux logiques, celle de lengagement tout prix et celle dune certaine exi-gence thtrale, voire, quand le march thtral est libralis, de faire jouer laconcurrence la hausse, pour les premiers rles, entre thtres privs et th-tres subventionns. La concurrence sexerce dailleurs dans les deux sens puis-que les thtres publics ou semi-publics peuvent proposer aux comdiens desavantages non montaires qui compensent les cachets moins levs : lemploiy est plus stable, le public plus relev par ses exigences culturelles, le cumulavec un engagement temporaire dans le secteur commercial ngociable. Yfonctionnent aussi en gnral des fonds de pension pour les vieux jours. On

    44. Eric Salmon, Achurch, Janet , dans www.oxforddnb.com/view/article/38323.45. Michael Baker,The Rise of the Victorian Actor,ouv. cit, p. 110-113 ; Tracy C. Davis,Actresses

    as Working Women, ouv. cit.

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    y offre enfin des possibles reconversions dans les fonctions administrativesquand ltat de sant interdit de continuer de monter sur la scne.

    Globalement, la logique librale et prive du march thtral anglais per-met des carrires plus lucratives et plus internationales qui anticipent surce que sera le rgime du cinma et du show-businessdu XXesicle. Cest dumoins limage quen donne le vice-doyen de la Comdie franaise, FrdricFebvre, aprs avoir effectu plusieurs tournes sur les bords de la Tamise :

    Lorsquil a russi, lacteur, Londres, occupe une situation de beaucoupsuprieure celle du plus favoris dentre nous. MM. Samson et Rgnier nont

    jamais gagn les sommes folles encaisses par M. Sothern, un artiste de second

    ordre au dire de ses collgues. 46

    Les grandes vedettes franaises entendent bien, elles aussi, profiter decette manne. Elles se rendent de plus en plus rgulirement dans la capitalebritannique et dans son prolongement amricain lorsquelles ont besoin deredresser les finances de leur troupe ou dchapper une crise des thtresparisiens (ainsi en 1848 ou en 1870-1871). Certains critiques britanniquesenvient en revanche la qualit dramatique et littraire suprieure de la forma-tion des acteurs continentaux passs par des coles officielles ou des troupes

    publiques, moins soumises la rentabilit et au succs tout prix et le pres-tige symbolique plus prcoce dont jouissent les vedettes sur le continent.Ainsi le critique anglais G. Barlow, lors dune tourne de la Comdie fran-

    aise Londres en 1893, dplore lincapacit du public londonien apprcierles pices les plus littraires quelle a reprsentes mais souligne son enthou-siasme pour la comdie de salon franaise qui est :

    good, far better than our own in the writing and in the interpretation. Suchplays as Denise, Les Effronts, Le gendre de M. Poirier, Le Monde o lon sennuie,

    Adrienne Lecouvreur, Frou-Frouare always well worth seeing, more especiallywhen, as in this instance, some of them provided an opportunity of once againwitnessing the unimpaired and unapproachable genius of that wonderful vet-eran, M. Got. 47

    Cette diffrence initiale entre Londres et les capitales continentales nem-pche pas une proximit dun autre type quant aux modalits daccs cespositions les plus lucratives de la carrire dacteur. Paris comme Londres,la probabilit dtre reconnu sur les principaux thtres est fortement corr-

    46. Frdric Febvre,Journal dun comdien, ouv. cit, tome I, p. 259. Febvre fait allusion ici Edward Askew Sothern (1826-1881), spcialis dans les rles comiques dAnglais excentriques qui, auterme dune double carrire amricaine et anglaise, laissa 16 000 livres de fortune, soit 400 000 francs-or(voir sa biographie dans www.oxforddnb.com/view/article/26040).

    47. French plays and English audiences, Contemporary Review,aot 1893, p. 171-181, extraitp. 174.

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    le avec lorigine gographique et/ou la possibilit prcoce de faire ses preu-ves sur les scnes londoniennes etparisiennes. 50 % des membres de notrechantillon dacteurs et 54 % de celui dactrices franais de la fin du XIXesicle sont ainsi ns Paris mme48. Cet avantage gographique tient aussi des donnes sociales. Comme il existe une assez forte hrdit sociale directedans le milieu thtral, on la vu, la naissance dans la capitale ne fait queredoubler cette appartenance familiale au milieu. Mais il est des cas o cestla proximit gographique qui facilite la vocation ou la capacit de trouverle bon intermdiaire pour pntrer dans le cercle des troupes qui comptent.Nombre de biographies dacteurs et dactrices mentionnent cette proximitavec le quartier des thtres. Ainsi FrdricFebvre, sans relations familiales

    dans le monde dramatique, parce quil se trouve habiter rue Montmartre,non loin du Boulevard , finit par y pntrer par effraction.Jeune clerc chezun avou, ilschappe ds quil le peut de son obscure besogne pour assister desspectacles lAmbigu et nouer ainsi amiti avec des membres dunetroupe. Lacteur clbre lpoque tienne Mlingue 49lui est prsent parun ami de sa famille et lui conseille dapprendre ce mtier en jouant dans lespetits thtres de la petite banlieue , Montparnasse et Grenelle, qui luiprocurent ses premiers engagements 50.

    Mme dans lEurope germanique polycentrique, la naissance dans une

    ville thtrale et a fortiori dans une capitale facilite les vocations de ceux quinont pas un lien familial direct avec le thtre. Dans un chantillon dac-teurs et dactrices actifs Vienne en 1892, prs de 40 % sont originaires de lacapitale des Habsbourg, taux finalement peu diffrent des artistes parisiensalors que le degr de centralisation de la vie thtrale est bien moindre danslEmpire dAutriche quen France.

    La diffrence entre les divers mondes thtraux rside donc plutt dansla configuration des stratgies de carrire pour accder aux scnes les plusprises. Londres comme Paris, le mouvement centripte est massif et

    prcoce. Il est suivi, dans un second temps, dun mouvement centrifuge pourceux et celles qui nont pas atteint demble leurs objectifs ou prfrent treles premiers Liverpool ou Glasgow quobscur Londres ou, pis encore, rel-gus dans les thtres populaires de lEast Endou de banlieue. De mme, lesacteurs parisiens refouls dans les rles secondaires et les thtres du milieuou du bas du tableau convoitent parfois les emplois plus visibles dans lesgrandes villes de province ou mme les tournes lucratives ltranger avecdes toiles, voire des emplois durables et bien pays dans quelques grandesvilles trangres, notamment Saint-Ptersbourg qui dispose dune troupe

    48. Le taux est calcul sans les non-rponses sur 112 et 137 fiches.49. tienne Mlingue (1807-1875) avait suivi un parcours analogue avant de devenir linterprte

    favori des drames dAlexandre Dumas qui lui consacra mme un volume, Une vie dartiste(Henry Lyon-net, Dictionnaire des comdiens franais, ouv. cit, vol. II, p. 415-418).

    50. Frdric Febvre,Journal dun comdien, ouv. cit, tome I, p. 7-9.

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    franaise permanente au Thtre Michel. Sur 116 acteurs parisiens tudis,pas moins de 20 ont jou plus ou moins durablement dans lEmpire destsars, cest le cas galement de 27 actrices sur lchantillon de 149.

    Berlin et Vienne en revanche, lquilibre relatif entre la demandedes nouveaux venus et les dbouchs disponibles entre grandes villes, villesmoyennes et troupes itinrantes, entre thtres privs, thtres municipaux etthtres officiels, permet de tisser des circuits aux multiples variantes mmesils sont polariss au final par les grands centres. Mais cette polarisationse manifeste plutt en fin de priode quand le parc thtral de Berlin, deVienne ou de quelques autres grandes villes allemandes est nettement plustoff et o chaque directeur peut surenchrir pour attirer les vedettes. Dans

    lchantillon dj cit dacteurs et dactrices de Vienne, 76 sur 91 ont russi y terminer leur carrire au terme de parcours plus ou moins directs : vingt-six aprs avoir jou dans les scnes provinciales austro-hongroises, neuf aprsstre produits sur les scnes allemandes, onze en demeurant exclusivementsur place, vingt et un aprs avoir suivi des parcours croiss entre les diversesscnes de lespace germanique au sens large, y compris les scnes allemandesdAmrique, de Hongrie et de Russie ou les thtres de Berlin. Si le choix dupoint dobservation biaise les parcours au profit de la capitale, il est sr quele prestige des scnes de Berlin nclipsera quaprs 1900 celui de Vienne.

    En effet, ce qui attire Vienne mme les acteurs originaires dAllemagne dunord, cest le libralisme qui prvaut sur la scne du Burgtheater et surtoutle prestige dont y jouissent les vedettes auprs du public, quelles jouent surla scne officielle ou dans les thtres privs en vogue. Outre le tmoignagebien connu mais peut-tre enjoliv par la nostalgie de Stefan Zweig dans Lemonde dhier, on peut invoquer ici les liens directs entre les acteurs et surtoutles actrices en vue et la bonne socit, les honneurs qui leur sont confrs etle climat culturel gnral de la ville51. En revanche, la haute socit berlinoiseofficielle, domine par une aristocratie militaire et foncire peu fortune et

    protestante, ne fte pas autant les gens du spectacle tenus en suspicion pourleur instabilit sociale et gographique et leur moralit laxiste.

    La russite financire et ses limites

    Les grilles de salaire disponibles sur les rtributions des comdiens dans lesquatre capitales au cours du XIXesicle mettent en valeur cette surenchre,plus marque toutefois dans les marchs du spectacle centraliss que dansles marchs polycentriques. Toujours caractris par lampleur des carts de

    51. Stefan Zweig, Le monde dhier, souvenir dun Europen, (1red. allemande, 1946), traduction fran-aise, Paris, Belfond, 1993, p. 60 ; Jean-Paul Bled, Histoire de Vienne, Paris, Fayard, 1998, p. 360-361sur le culte des vedettes et les mariages ou liaisons dactrices avec des membres la socit aristocratique(y compris lempereur Franois-Joseph dont la matresse officielle est une actrice).

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    ses rmunrations, le groupe des comdiens voit ces diffrences se creuser mesure quon avance dans le temps et que la concurrence augmente. On al un phnomne classique daffirmation des logiques du march et du starsystemqui se diffuse dans lensemble de lEurope. la fin du sicle, les grandspremiers rles atteignent des gains comparables voire suprieurs aux revenusdes lites les plus riches (40 000 ou 50 000 francs ou leurs quivalents enlivres sterling ou en marks), tandis que le gros des artistes (40 50 % dugroupe) reste cantonn au mme niveau de vie que les petits fonctionnaires,voire les ouvriers qualifis. Par comparaison, un headmaster Londres gagne500 livres par an, un professeur adjoint en milieu de carrire entre 200 et250 livres. Quant au bas de lchelle, il est analogue aux salaires ouvriers dont

    la moyenne, dans lindustrie, est de 23 shillings et 10 pence52

    .Les acteurs peu chanceux peuvent donc avoir objectivement le sentimentnon seulement de ne pas avoir progress par rapport au niveau de vie de leursparents (qui appartiennent majoritairement, on la vu, aux classes moyennesou la petite bourgeoisie). Mais surtout, avec larrive de lge, de la maladieet des priodes de chmage prolong faute demploi adapt, ces comdienset comdiennes du milieu du tableau ont de plus en plus limpression davoirrgress en termes financiers aprs avoir rv datteindre les niveaux sup-rieurs du groupe. Dans la mesure o ceux-ci reprsentent peine 15 % de

    lensemble (voir la colonne Allemagne), la probabilit dchouer peut treestime quatre chances sur cinq.En priode dessor des effectifs et de diffrenciation des rles, lautre para-

    doxe du comdien rside bien l : plus le nombre des vocations augmente etplus celles-ci touchent les classes moyennes, voire certains hritiers rebelles dela bourgeoisie, plus lissue ngative de la comptition sera probable, notam-ment pour les moins arms dans cette course (cest--dire ceux originaires desclasses populaires, et les provinciaux faible niveau scolaire). Surtout, plus lesentiment dchec et la frustration augmenteront si le milieu dorigine tait

    plus lev. Enfin la rgression ressentie ne sera pas value seulement parrapport aux concurrents, de mieux en mieux nantis, mais aussi par rapport aumilieu dorigine qui, lui, progresse financirement avec la prosprit des clas-ses moyennes dans lavant 1914, alors que le revenu mdian des acteurs, lui,saffaisse tendanciellement avec llargissement des carts entre les extrmes.

    Pourtant cette loi statistique peut toujours tre nie par les intresss grce toute une srie de doubles jeux auxquels prdispose lactivit mme dac-teur. Il est toujours possible de changer de genre, de catgorie de thtre oude spectacle, de cumuler des activits connexes (artistiques et administratives,petits travaux divers 53), de stablir en marge de la profession (comme agent

    52. Michael Sanderson, From Irving to Olivier, ouv. cit, p. 80.53. Charlotte Engel-Reimers cite par exemple comme ressources annexes le recopiage dadresses

    pour les hommes, le travail comme serveuses dans les cabarets pour les femmes (Die deutschen Bh-nen, ouv. cit, p. 738).

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    Paris Thtre de la

    Porte Saint-Martin/

    Thtre historiqueVers 1848 11

    Paris Varits

    1852 12Paris : Palais-Royal

    1856-1857 13Londres :

    Annes 1830 14Allemagne

    1857 15

    24 000 francs 24 000 francs + (1h) 18 000 + feux (1)12 000 (1)

    100 /semaine(circa 80 000 francs/an)

    (stars)

    6 000 francs (femme)

    9 000 (homme) 167 200 (1 homme)

    8 000-7 000 + (4 f)

    6 000-8 500 (6) 50-60 Vedettes :

    2 000-4 000 thalers

    4 000-5 000 (4 h)4 800-4 000 (3 f)

    3 000-5 000 (10)

    2 000-3 600 17 2 400-3 600 (6 f)

    2 400-3 000 (3 h)

    2 000-2 400 (9)

    1 200-2 000 (6 h)1 000-2 000 (9 f)

    1 000-2 000 thalersHoftheater

    1 200-1 500 francs/

    an 181 000-1 800 (9) 5-8 acteurs ordinaires

    (5 000 francs/an)

    500-1 000 thalers

    500 francs/an Figurants : 600-900 Dbutant :10 francs/semaine

    petit thtre ;65 francs/mois

    aux Dlassements

    comiques (1859)19

    15 shillings/semaine 300-800 thalerspetits thtres

    municipaux

    Tableau n 6A : Pyramides des salaires compares,premire moiti XIXesicle Paris, Londres et en Allemagne.

    notes du tableaux 6A :

    11 Emmanuelle Girardeaux, Le thtre de la Porte Saint-Martin, matrise cite, p. 142.12 David Hillery, The Thtre des Varits in 1852, University of Durham, 1996, p. 96-106.13 Sarah Girardeaux, Le Thtre du Palais-Royal dans la seconde moiti du XIXesicle, matrise dhistoire,Universit Paris-I, sous la direction de Christophe Charle, 2003. Annexe 4, archives de lArsenal, carton

    Artistes I, chemise appointements et gratifications.14 Michael Baker, The Rise of the Victorian Actor, ouv. cit, p. 117-119.15 Karl Theodor Von Kstner, Taschen und Handbuch fr Theater-Statistik, Leipzig, Drr, 1857, p. 254,cit par Peter Schmitt, Schauspieler und Theaterbetrieb, ouv. cit, p. 37-38.16 Louis-Henry Lecomte, Histoire des thtres de Paris : le Thtre historique, Paris, Daragon, 1906, citpar Thomas Autiquet,Le Thtre-Historique (1847-1850) : hypothses sur les raisons dun chec, matrisedhistoire, Universit de Paris-I, sous la direction Christophe Charle et Mat Bouyssy, 2005.17 Ibidem.18 Ibidem.19 Alphonse Lemonnier, Les petits mystres de la vie thtrale, ouv. cit, p. 80 et 109 ; grce unerecommandation de Dennery, il entre au Cirque imprial dirig par Hostein et touche 1 500 puis 1 800puis 2 400 francs (1860), p. 193.

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    Londres

    annes 1900 20Paris

    Odon 1906 21Allemagne 1909 22

    En marks/an

    Berlin 1909 Vienne (1909)

    toiles 150-170 par semaine= 150 000 francs / an

    40 000 francs/anGuitry 600 francs/soire 23

    20 000 marks/an+ (Kainz) 24

    15 000 florins

    Actrice principale de comdie :50-60 = 50 000 francs

    12 000 francs/an 1,13 % > 9 000 marks 3,1 % : > 9 000 marks

    Acteur principal : 40-50

    = 40 000 francs

    Milieu tableau 250 par an(= 6 250 francs)

    7 000-9 000 francs 350-500couronnes 26

    Bas de lchelle : 5 par

    semaine (= 5 000 francs)

    4 000 francs 7 % : 4 000-9 000

    25,8 % : 1 500-4 000

    12,6 % : 4 000-9 000

    51,5 % : 1 500-4 000Second rle West End 2-5

    Spcialits 2-3 Grande majorit 1-4

    2 000 francs 26,9 % : 1 000-1 500

    39 % < 1 000 marks

    23,1 % :

    1000-1500 marks

    9,4 % : < 1 000 marks

    Petits rles

    25-30 shillings

    Tableau n 6B :Pyramides des salaires compares

    des acteurs au dbut du XXe

    sicle Paris, Londres et en Allemagne.notes du tableaux 6B :

    20 Michael Sanderson, From Irving to Olivier, ouv. cit, p. 80.21 Claire Fayaud, Le Thtre national de lOdon ou laffirmation du second Thtre Franais, matrisedhistoire, Universit de Paris-I, sous la direction de Christophe Charle, 2000, annexe n 25.22 Charlotte Engel-Reimers, ouv. cit, p. 396 (chantillon de 2 112 acteurs de toute lAllemagne).23 Alphonse Lemonnier, Les mille et un souvenirs dun homme de thtre, Paris, Librairie Molire, 1902,p. 37.24 Contrat de Kainz au Berliner Theater (1889-93), cit par Carla Rhode, Das Berliner Theater von1888-1899, Inauguraldissertation, FU Berlin, 1966, p. 97.25 Anton Bauer,

    150 Jahre Theater an der Wien, Vienne, Amalthea, 1952, p. 186 : honoraires de Marie

    Geistinger.26 Charlotte Engel-Reimers, Die deutschen Bhnen, ouv. cit.

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    97construire et dconstruire la bourgeoisiedes artistes en bourgeoisie

    artistique, professeur, directeur de troupe temporaire), de se reconvertir dfi-nitivement comme directeur de thtre ou auteur, dallier deux carrires etdeux revenus par le mariage avec un acteur ou une actrice, un directeur ou uncritique, de faire rvaluer sur un march priphrique (tranger ou provin-cial) un capital symbolique dclinant, de se mentir sur sa position objectiveen sidentifiant un personnage ftiche repris rgulirement qui procure lanotorit ou lenthousiasme dun public typ dfaut de cachets substantielsou de lestime des collgues. Toutes ces tactiques permettent de pratiquer vis--vis de soi-mme un double jeu social qui masque la place objective que laduret de la socit thtrale assigne, surtout dans les capitales.

    Paris-sur-scne

    Ces donnes gnrales jouent avec plus dacuit en effet dans les capitales etnotamment dans celles qui concentrent les marchs les plus concurrentiels,donc la fois les plus attractifs pour la clbrit et les profits symboliques etmatriels quils procurent. Nous retiendrons ici lexemple parisien le mieuxdocument.

    valuer les effectifs des acteurs et actrices embauchs dans les thtres

    parisiens nest pas chose aise tant donn les modifications constantes descatgories du recensement sous la troisime Rpublique. Les variations bruta-les en dbut de priode (notamment la baisse des effectifs en 1886) renvoientcertes ltat lui-mme incertain du march thtral la fin des annes 1880(o se produisent de nombreuses faillites 54), mais les incohrences (notam-ment le dsquilibre beaucoup trop fort entre hommes et femmes) et lerecouvrement entre catgories proches, parfois dissocies parfois confonduesselon les annes (artistes lyriques et dramatiques, autres acteurs ou membresdes professions secondaires du spectacle) doivent inciter la prudence quant

    la fiabilit des chiffres en eux-mmes. Il faut donc oprer des correctionspar rapport aux donnes publies qui mlent diverses catgories participantaux spectacles. Pour oprer ces corrections, on sest fond sur les rubriquesbeaucoup plus prcises de 1896 et 1901. Elles distinguent les artistes drama-tiques des autres personnels, notamment des artistes lyriques et du personnelannexe, ou temporaire qui sont agrgs dans les recensements des annes1870-1880. Daprs cette coupe, on constate quil existe un quasi-quilibreentre hommes et femmes et que leffectif des artistes dramatiques parisiensreprsente 60 % de lensemble franais. partir de ces deux ratios qui ontpeu de raisons de changer sur vingt ans (il est plutt probable que lemploien province tait sans doute moins important au dbut de la troisime Rpu-

    54. 164 faillites de thtres, spectacles, concerts, cirques, etc. sont officiellement dnombresentre 1876 et 1896 (Dominique Leroy, Histoire des arts du spectacle, ouv. cit, p. 270-271 et Christo-phe Charle, Les thtres et leur public , art. cit, note 14).

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    98 sarah mazachristophe charle

    blique puisque les grandes villes avaient une taille plus faible et des ressourcesmoindres pour faire vivre des troupes), on peut donc tablir la srie vraisem-blable suivante :

    1876 1881 1886 1891 1896 1901 1906

    Seine c. 1 200 c. 1 272 800 ? 1 652 1 814 +

    banlieue 122= 1 936

    1 895 +

    banlieue 122= 2 017

    c.

    2000 ?

    Tableau n 7 : volution des effectifs des acteurset actrices dans la Seine (donnes corriges).

    De fortes variations court terme caractrisent ce groupe la diffrencedes autres professions librales et attestent de sa fragilit durable. Enpriode de sous-emploi, aprs les faillites des annes 1880, il est probableque les artistes les moins occups se sont dclars au recensement sous uneautre activit ou se sont replis en province ou ltranger, comme il estattest par de nombreux tmoignages ou trajectoires biographiques connues.La brusque variation de la seconde moiti des annes 1880 le confirme. Sila conjoncture samliore provisoirement au tournant du sicle, on est loinde lexpansion rapide qui caractrise lemploi thtral londonien la mme

    poque. Ces alas et cette conjoncture morose font sentir leurs effets directsdans la biographie dun acteur comme Louis Franois Dumaine, autrefoisclbre. Tourn vers le drame, il a tent de diriger un thtre en 1887 dans unquartier populaire mais a d y renoncer en raison du manque de public :

    Les dernires annes furent tristes. Cet homme qui avait occup la premireplace parmi les acteurs du drame, pendant plus de trente ans, voyait tous lesthtres de drame se fermer les uns aprs les autres. Sans se soucier du lendemainil avait vcu bon et charitable. Il en tait rduit aux tournes en province, aux

    reprsentations dans les thtres suburbains. Puis lon apprit un jour, le 13 jan-vier 1893, que Dumaine avait succomb Paris, la maison Dubois, soit duneattaque dapoplexie, soit dune paralysie du larynx. 55

    Ce chmage croissant contraste aussi avec la croissance continue et beau-coup plus marque de la profession parente des artistes lyriques (certainsacteurs et actrices possdent dailleurs parfois les deux qualifications et pas-sent de lun lautre emploi). Les acteurs et les actrices parisiens souffrentdun march thtral qui travaille rarement pleine capacit et connat debrusques variations d