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Cinéma Lyotard. Une introduction Jean-Michel DURAFOUR paru initialement dans La Furia Umana-paper, #3, 2013, p. 121-136 Dissipons une injustice tenace. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai évidemment par la suite, il aura fallu plusieurs décennies avant que le nom de Jean-François Lyotard puisse, sans un sentiment d’arbitraire abusif ou de téméraire bizarrerie, figurer au côté de ceux de Gilles Deleuze, André Bazin ou Serge Daney dans un dossier consacré à la théorie (aussi bien détestait-il ce mot, qui sent le monothéisme et l’épargne…) française du cinéma. À regarder d’abord d’un peu près les faits, qui sont tout aussi têtus que les théoriciens, on comprend mal pourquoi un tel ostracisme – il n’y a pas d’autre mot – a pu s’imposer dans les discours sur le cinéma alors que, par ailleurs (on le verra également), de nombreux théoriciens, parfois ceux-là mêmes qui le taisent obstinément, n’auront pas manqué de piller ouvertement la boîte à outils méthodologiques et opératoires de Lyotard (le figural), avec plus ou moins de bonheur, soit dit en passant. Certes, on ne trouvera rien chez Lyotard qui soit comparable à l’entreprise conduite plus tard par Deleuze avec les deux tomes de son Cinéma ; et l’auteur de Discours, Figure n’aura pas inspiré, au contraire de son ami, toute une tendance critique disciplinaire ni donné, au moins coram populi, un nouveau visage aux études cinématographiques. Mais à l’instar de Deleuze, Lyotard a prolongé, en sa propre identité, un geste métamorphique qu’on pourrait faire remonter à Maurice Merleau-Ponty, et en particulier à sa célèbre conférence sur « le cinéma et la nouvelle psychologie » de 1945. Merleau-Ponty y avait posé les fondements de ce qu’il appelait, communes au cinéma et à la philosophie de la perception, « une certaine manière d’être, une certaine vue du monde qui est celle d’une génération 1 », fixant ainsi un programme pour plus de soixante ans de philosophie et de pensée du cinéma ; programme dont il n’aura, cela dit, donné que le mot d’ordre, n’accompagnant jamais – pas plus que ne l’avaient fait ses prédécesseurs en tel sentier encore à défricher – son propos sur le processus cinématographique (perceptif), de la moindre analyse idiosyncrasique des faits filmiques (esthétiques). 1 Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Nagel, coll. « Pensées », 1966, p. 106.

Cinéma Lyotard Une Introduction

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LYOTARD Cinema

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  • Cinma Lyotard. Une introduction

    Jean-Michel DURAFOUR

    paru initialement dans La Furia Umana-paper, #3, 2013, p. 121-136

    Dissipons une injustice tenace. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai videmment par la suite, il aura fallu plusieurs dcennies avant que le nom de Jean-Franois Lyotard puisse, sans un sentiment darbitraire abusif ou de tmraire bizarrerie, figurer au ct de ceux de Gilles Deleuze, Andr Bazin ou Serge Daney dans un dossier consacr la thorie (aussi bien dtestait-il ce mot, qui sent le monothisme et lpargne) franaise du cinma. regarder dabord dun peu prs les faits, qui sont tout aussi ttus que les thoriciens, on comprend mal pourquoi un tel ostracisme il ny a pas dautre mot a pu simposer dans les discours sur le cinma alors que, par ailleurs (on le verra galement), de nombreux thoriciens, parfois ceux-l mmes qui le taisent obstinment, nauront pas manqu de piller ouvertement la bote outils mthodologiques et opratoires de Lyotard (le figural), avec plus ou moins de bonheur, soit dit en passant.

    Certes, on ne trouvera rien chez Lyotard qui soit comparable lentreprise conduite plus tard par Deleuze avec les deux tomes de son Cinma ; et lauteur de Discours, Figure naura pas inspir, au contraire de son ami, toute une tendance critique disciplinaire ni donn, au moins coram populi, un nouveau visage aux tudes cinmatographiques. Mais linstar de Deleuze, Lyotard a prolong, en sa propre identit, un geste mtamorphique quon pourrait faire remonter Maurice Merleau-Ponty, et en particulier sa clbre confrence sur le cinma et la nouvelle psychologie de 1945. Merleau-Ponty y avait pos les fondements de ce quil appelait, communes au cinma et la philosophie de la perception, une certaine manire dtre, une certaine vue du monde qui est celle dune gnration1 , fixant ainsi un programme pour plus de soixante ans de philosophie et de pense du cinma ; programme dont il naura, cela dit, donn que le mot dordre, naccompagnant jamais pas plus que ne lavaient fait ses prdcesseurs en tel sentier encore dfricher son propos sur le processus cinmatographique (perceptif), de la moindre analyse idiosyncrasique des faits filmiques (esthtiques).

    1 Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Nagel, coll. Penses , 1966, p. 106.

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  • Sur lexpression courante : Il se peut que cela soit juste en thorie, mais en pratique cela ne vaut rien

    On peut raisonnablement affirmer que le geste lyotardien se signale dabord, et peut-tre surtout, par deux spcificits que, au moins pour la seconde, notre philosophe est le seul de sa gnration (parmi les penseurs denvergure), prsenter.

    1/ Linscription dune rflexion sur le cinma dans un projet desthtique gnrale dampleur qui, loin de ly noyer, confre au cinma une valeur mdullaire et discriminante. Cette esthtique est celle qui, alors que Lyotard rdige en 1973 son premier texte important sur le cinma, Lacinma , vient dtre mise en place dans Discours, Figure (1971), notamment autour dun oprateur appel devenir fameux : le figural . Il nentre nullement dans mon intention danalyser ici dans le dtail un ouvrage aussi dense et complexe que Discours, Figure, mais on peut en retenir quelques points. Le figural est dissocier du figuratif (quoique le figuratif soit du figural refroidi). L o le figuratif dsigne la proprit relative au rapport de lobjet plastique avec ce quil reprsente2 , le figural est le nom que prend la prsentation de lvnement plastique toujours singulier, disruptif, chappant la prvisibilit (sinon il serait pr-figur), la reconnaissabilit, lidentifiabilit, la rfrentiabilit, la mise en codes, en formes et en structures isotopiques et prtablis. Dans le figural, lvnement est accueilli pour lui-mme, dans son expression sensible symptomatique, et non dans les rgimes de la signification et de la dsignation o il nest tenu que pour un signe (abstrait, spar) qui revient un autre (la chose, le modle), comme cela se passe dans la mimsis figurative traditionnelle. Le figural est lespace vacant laiss par le dsir, cest--dire par le sens, dans le visible, le sensible en gnral, dchirant, turbulent, qui fait la diffrence, cest--dire par quoi la donation du sensible, dans sa diffrence constitutive, est possible, l o les mots crasent toutes les intensits sur la spatialit homologique du langage et la gnralit des concepts3. Les mots sont incapables de garder sauf lvnement sensible dont on les charge de rendre

    2 Jean-Franois Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, coll. La Collection dEsthtique , 1971, p. 211. 3 Tout mot devient immdiatement concept dans la mesure o il na prcisment pas rappeler en quelque sorte lexprience originelle unique et absolument singulire qui il est redevable de son apparition, mais o il lui faut sappliquer simultanment dinnombrables cas, plus ou moins analogues, cest--dire des cas qui ne sont jamais identiques strictement parler, donc des cas totalement diffrents (Friedrich Nietzsche, Sur la vrit et le mensonge au sens extra-moral, uvres philosophiques, tome I, d. Marc de Launay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 2000, p. 407).

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    userNota adhesivalo figural es el nombre que toma la resentacin del acontecimiento plstico siempre singular, disruptivo, escapando a la previsibilidad: a lo reconocible, a lo indentificable, ......

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  • compte : On peut dire que larbre est vert, mais on naura pas mis la couleur dans la phrase4.

    Il est, par consquent, stricto sensu impossible de dire le figural (et encore moins de le dfinir), et de fait Discours, Figure Lyotard avertit est un mauvais livre, un livre rat (parce que ratant la singularit de son objet), mais aussi posant un idal du livre sur lart que Lyotard aura cherch toute sa vie crire, ou ne pas crire, un livre en tout cas mal crit, mal construit, voire mal pens (le concept nest pas sa place chez les images), le contraire de lessai argument entrin par la tradition philosophique, un livre plus voir qu lire. L se tient, au demeurant, la difficult majeure pour toute esthtique verbale (crite, parle) passible la pense non verbale et non dianotique des uvres dart ; et Lyotard ne cessera, sous une forme ou une autre, de la rencontrer. Elle se tient demble, tout entire, ds le frontispice : comment dire ce qui, dans lart, en loccurrence de lil (la peinture, la littrature), ressortit de ce qui du visible chappe au lisible et au dicible (lire, ce nest pas voir mais entendre5) ? Comment dire ce qui se tient dans le dos de la langue puisquen mme temps on ne peut pas se situer en complte extriorit au langage articul, on voit parce que lon parle : lcrivain argentin Jorge Luis Borges ne se demandait-il pas dans quelle langue il mourrait ? ; puisquen mme temps on ne peut pas ne pas recourir aux concepts pour rendre compte aux autres de lexprience esthtique : ne faut-il pas encore la philosophie pour exprimer ce qui chappe la philosophie ? comment dire le symptme qui fulgure, incodable, intraitable, en de du langage et de ses figures, le reste des mots, dans limage, qui rejoue prsent quelque chose de lexprience antprdicative et originaire (davant la distinction entre sujet et objet) du monde, davant la connaissance et la rflexion6 ? Mais sil est vrai que, dune part, le sens est obscur, inaudible, comme un quasi-inexistant jusqu ce que la face des mots pour ainsi dire ne laborde7 , il nen reste pas moins, dautre part, que la parole est dj prsente dans ce qui nest pas dit8 , tout comme le mot, le muttum garde toujours vestige les sons mutins trahissent du mutus qui larchitecture ; quil y a un colloque antrieur tout dialogue articul9 .

    4 Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 52. 5 Ibid., p. 217. 6 Topos de la phnomnologie depuis Husserl. Sur la notion de Lebenswelt, voir notamment Edmund Husserl, La Crise des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale, III, A, 28, trad. Grard Granel, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1989, p. 117-127. 7 J.-F. Lyotard, Por qu filosofar ?, Barcelone, Paids, coll. Pensiamento Contemporneo , 1964, p. 125. (Le prsent article ayant t crit en 2011, une dition du dactylogramme original du texte de ces quatre confrences a t depuis publie sous le titre Pourquoi philosopher ?, Paris, PUF, coll. Travaux pratiques , 2012.) 8 Ibid., p. 131. 9 Ibid., p. 139.

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    userNota adhesivala dificultad de lo esttico escrito: lo visible que escapa a lo lisible y a lo dicible.

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    userNota adhesivasntoma que fulgura incodificable, intratable, ms ac del elnguaje y de sus figuras, algo de la experiencia antepredicativa: y originaria: ANTES INCLUSO DE LA DISTINCIN ENTRE SUJETO Y OBJETO: ANTES DEL CONOCIMIENTO DE LA REFLEXIN: lebenswelt

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  • Ailleurs : Il ne faut pas tre immerg dans le langage pour parler. [] Ce qui parle est quelque chose qui doit tre en dehors de la langue et ne pas cesser de sy tenir mme quand il parle10. Comment donc rester fidle au fait quon ne peint pas pour parler, mais pour se taire11 ?

    2/ Une pratique certaine des films par laquelle le geste thorique se prolonge, mais aussi est prcd, senrobe dans une dmarche cratrice. Lyotard a, en effet, ralis plusieurs films sur support pelliculaire ou vido, et cela essentiellement dans une perspective exprimentale. Ds la fin des annes soixante, au sein dun collectif compos galement de Dominique Avron, Claudine Eizykman et Guy Fihman, il participe la cration vido de LAutre Scne, petit film de six minutes sur lanalogie entre travail du rve et travail du film, voulu comme le prolongement dun sminaire sur Freud. Une premire version du film, silencieuse, date de 1969, mais le film, sous sa forme sonore dfinitive nest termin quen 1972. Deux ans plus tard, Lyotard ralise seul un court mtrage exprimental en 16 mm de trois minutes, Mao Gillette (1974). Les annes soixante-dix sachveront avec Tribune sans tribun (1978), dtournement par Lyotard dun reportage de la tlvision franaise qui devait lui tre consacr pour lmission Tribune libre. Il prfre tourner une vido exprimentale dont le titre dit lobjet : labsence de lgitimation des intervenants sur les plateaux tlviss devisant de tout et nimporte quoi. Ainsi se termine une dcennie dexprience dimages, certes une chelle modeste, mais qui, pour un philosophe, est un fait suffisamment rare pour tre apprci sa juste valeur. Un dernier film, en 1982, blanc, rompt avec ce geste exprimental en ce quil se prsente avant tout comme un essai exgtique en images sur lexpression esthtique dun autre (raison pour laquelle je lai exclu de mon enqute dans le petit livre que jai commis sur la question du cinma chez Lyotard12) : il sagit dune brve vido ddie une srie de toiles du peintre Ren Guiffrey.

    Lentre de Lyotard dans la thorie du cinma se fait donc par le double biais de lesthtique du figural et de la pratique du cinma exprimental comme semblant mettre le seul en uvre une esthtique filmique figurale, cest--dire passible au dsir, la diffrence, pulsionnelle, par laquelle le cinma chapperait lindustrie (au capital, au revenu, au mme, la mimsis), et serait pleinement un art. On va y revenir tantt. Avant cela, on peut conclure ce second point en prcisant que le concept lyotardien dacinma inspirera encore directement

    10 Ibid., p. 14. 11 J.-F. Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galile, coll. Dbats , 1994 (1re d. 1973), p. 86. Voir galement Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 13 : La position de lart est un dmenti la position du discours. 12 Jean-Michel Durafour, Jean-Franois Lyotard : questions au cinma. Ce que le cinma se figure, Paris, PUF, coll. Intervention philosophique , 2009.

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    userNota adhesivauna esttica flmica figural, es decir, cautiva al deseo, a la diferencia, pulsional, por lo que el cine escapara a la industrial: al capital, a la mmesis, y sera plenamente un arte.

  • pendant quelques annes le travail de Guy Fihman et Claudine Eizykman (V.W. Vitesses Women, Ultrarouge-Infraviolet) et que, pour Lyotard, le moment filmique exprimental jouera un rle essentiel dans le passage du paradigme esthtique de lart moderne qui caractrise pour lessentiel, mme si pas uniquement, Discours, Figure (Czanne, Klee), legs principalement de la phnomnologie merleau-pontienne, aux grands dialogues avec les contemporains qui commencera partir de l (Jacques Monory, Valerio Adami, Sam Francis, Karel Appel).

    1973

    Tout dbute donc sur le plan thorique par le texte intitul Lacinma , paru initialement en 1973 dans un numro spcial de la Revue desthtique dirig par Dominique Noguez, Cinma. Thories, lectures , et compil par la suite, la mme anne, dans Des dispositifs pulsionnels. Dans ce texte, Lyotard semble appliquer au cinma les principes de lesthtique figurale mise au point dans Discours, Figure.

    Le cinma exprimental, ce cinma comme disait Dominique Noguez de lirrvrence et de lirrfrence13 , refusant les convenances et lempreinte analogique indicielle du cinma mainstream dominateur, cinma de lapparition plus que des apparences, parat, en effet, rpondre toutes les caractristiques du figural : un cinma qui refuse la mimsis, la reprsentation, la narration (que la reconnaissance des figures implique : que vont-elles devenir ?). Lyotard lappelle acinma : soit la ngation (a-) du cinma majoritairement (industriellement, commercialement) entendu, cest--dire du cinma norm, o le mouvement (kinma) et limage sont neutraliss dans une fourchette moyenne acceptable par le plus grand nombre de spectateurs. Lacinma, cest le cinma exprimental. Mais pas non plus tout le cinma exprimental ou, plus prcisment, Lyotard en restreint le concept et en limine tout cinma qui repose encore malgr tout sur le rcit et la figuration (le cinma surraliste, par exemple), cest--dire tout cinma dans lequel lanalogisme indiciel joue encore un rle de ple signaltique. Lacinma, cest le cinma qui accepte le fortuit, le sale, le trouble, le louche, le mal cadr, le bancal, le mal tir14 : des intensits, des timbres, des nuances, des couleurs, des coulures, des jets, des brisures, des raflures, des entailles, des ajours, en un mot de lnergtique, le tnu instable et mouvant qui chappe toujours aux constructions dterministes et rductrices du bien form.

    13 Dominique Noguez, loge du cinma exprimental, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1979, p. 42. 14 Lyotard, Des Dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 57-58.

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    userNota adhesivael cine experimental es un cine de la irreverencia y de la irreferencia, un cine que rechaza la mmesis, la representacin, la narracin: a cinema

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    userNota adhesivaun cine energtico, inestable y moviente que escapa siempre a las construcciones deterministas y reductoras de lo bien formado

  • Lyotard propose, dans ce texte, une distinction entre un acinma de lextrme

    mobilit, ou abstraction lyrique15 (Hans Richter, Viking Eggeling), et un acinma de lextrme immobilisation, ou tableau vivant16 (il nen donne nul exemple, mais tel geste caractrise, entre autres, un cinaste comme Andy Warhol), de part et dautre des mouvements norms du cinma mainstream. Dans mon ouvrage, Jean-Franois Lyotard : questions au cinma. Ce que le cinma se figure, jai parl d endo-cinma et d exo-cinma17 . Lexo-cinma correspond au cinma de lagitation et fait exploser la figuration reprsentative en lagressant de lextrieur : cest le cinma des avant-gardes (voir le sens militaire original de lexpression). Lendo-cinma correspond au cinma de limmobilit et fait imploser la figuration en la forant depuis son intrieur : cest le cinma dit undergound, littralement du sous-sol (mme si le terme rpond historiquement, on le sait, dautres impratifs).

    Lyotard aura pay fort son attachement au cinma exprimental, qui ne faisait alors que sortir de la clandestinit thorique18 et qui devait rester en purgatoire pendant encore longtemps. (Et dailleurs, quand il sest intress un tout autre cinma plus tard, on nen a longtemps pas vraiment tenu compte.) Pascal Bonitzer caractristique de lattitude que nous avons rappele en ouverture, jusque dans le style virulent qui le caractrise na pas hsit qualifier lacinma purement et simplement de dgueulis19 . Les divers commentateurs nauront pas cess dtre souvent dans lembarras. Ainsi de Dominique Chateau : aprs avoir rappel, dans Cinma et philosophie, presque comme une excuse que la contribution [de Lyotard] la philosophie du cinma est, sinon contradictoire, du moins relativement disparate 20, situe-t-il lessentiel de cette contribution, en quoi il nest dailleurs pas le seul, dans le figural (le mot se rencontre dabord dans une note de travail du dernier Merleau-Ponty). Or, on doit sans doute moins Lyotard qu ceux qui sen sont plus ou moins directement rclams, le recours la terminologie du figural en rgime filmique. Dans Discours, Figure, il nest question de cinma qu loccasion

    15 Ibid., p. 67-69. 16 Ibid., p. 66-67. 17 Durafour, Jean-Franois Lyotard : questions au cinma. Ce que le cinma se figure, op. cit., p. 35-38. 18 Voir, outre les travaux universitaires de Noguez partir de la fin des annes soixante (sur le cinma underground nord-amricain), de lautre ct de lAtlantique : Underground Film de Parker Tyler (1969), les articles dAnnette Michelson et de Manny Farber dans la revue Artforum, la publication du Cin-journal de Jonas Mekas (1971), Visionary Film de P. Adams Sitney (1974), etc. 19 Pascal Bonitzer, Le Regard et la Voix, Paris, UGE, coll. 10/18 , 1976, p. 70. 20 Dominique Chateau, Cinma et philosophie, Paris, Nathan, coll. Nathan Cinma , 2003, p. 126.

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    userNota adhesivaabstraccin lrica: exo-cinema corresponde al cine de agitacin que hace explotar la figuracin representativa, y el endo cine corresponde al cine de la inmovilidad

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    userNota adhesivalo figural nace de unas notas finales de merleau ponty: ESE DETALLE MARCA NUESTRO POSIBLE INTERS SOBRE ESTA FECUNDA CONTINUACIN DE UNA LAS MUCHA SIMIENTES PARA EL PENSAMIENTO PLSTICO IRRIGADAS O ROCIADAS POR PONTY

  • dune note de bas de page concernant Mlis (or cest ce texte fondateur que la plupart des analyses figurales du cinma se rfrent) et dans Lacinma , jamais le mot figural , pourtant apparemment tout dsign (et encore neuf), napparat au moindre moment Tout ceci est pour le moins curieux, et ouvre des questionnements complexes quil nest pas envisageable de traiter ici (parmi lesquels le principal est srement celui-ci : le cinma est-il un art plastique ?).

    Ce dernier point, quoi sajoute le statut ambigu du cinma underground log dans la reprsentation figurative, rend alors possible une autre lecture du texte, dont je crois quelle est, bien plus, la lecture la plus juste de ce texte souvent mal compris, et certainement trop mal aim (mais peut-tre parce que mal compris ?), mais aussi aim, quand il lest, pour des raisons inadquates.

    La prise en compte du figuratif

    Lyotard a toujours fait montre de la plus grande mfiance lgard du geste critique qui consiste vouloir se tenir en extriorit et qui ne fait en fait que poursuivre ce quil rejette dans lautre sens, posture quoi il a toujours prfr linfiltration clandestine, le travail au noir, le noyautage21. Je lai rappel, ci-avant, propos du langage. On peut dire quil en va de mme de la reprsentation : il est impossible de se positionner en complte extriorit vis--vis delle22. Comme on doit, avec la langue, se situer dans la langue en dehors de la langue, dans lil du cyclone (zone pivot o tout est plus calme), comme il existe un puits du discours23 , pareillement on affirme quil existe un puits de la figuration partir duquel la figure est scrte depuis la reprsentation, cest--dire depuis ce qui est toujours dj figuratif. Et Lyotard, avec les annes, finira dailleurs par se dtacher du figural. Dans Que peindre ? (1988), il nhsitera

    21 De nouveau, je me permets de renvoyer mon ouvrage, Jean-Franois Lyotard : questions au cinma. Ce que le cinma se figure, op. cit., p. 69. 22 La lecture de Lyotard pour le cinma que je propose ici se distingue de celle, complmentaire, ouverte par Jean-Louis Dotte. Dotte sintresse moins, chez Lyotard, ce qui est pens du cinma ou qui peut y aider en partant dabord des rflexions sur le cinma, qu ce qui, de sa philosophie du langage (Le Diffrend), peut servir aux fins dune intelligence du phnomne montagique : savoir, le montage comme expression dun diffrend entre des plans penss comme des analogues des phrases du langage, aux univers irrductibles (chaque phrase prsente un type dunivers), entre lesquelles il faut, malgr tout, enchaner (on aura reconnu laxiomatisation du Diffrend). Voir notamment J.-L. Dotte, Lpoque des appareils, Paris, Lignes-Lo Scheer, 2004. 23 Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 13.

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    userNota adhesivaSITUARSE AFUERA DE LA LENGUA: POZOS DEL DISCURSO, POZOS DE LA FIGURACIN

  • pas crire que Discours, Figure est un livre qui fait cran lanamnse du visible24 .

    Car Lyotard naura pas donn quun seul texte sur le cinma (si lon passe sous silence les multiples occurrences ou exemples emprunts au cinma dans le cadre de son criture philosophique). Que ces crits soient disparates (le mot de Chateau est juste), ne permet en revanche pas de conclure quils manquent de cohrence ou dunit, et quils seraient partant mineurs ou imparfaitement penss. Seulement, Lyotard na jamais prouv la ncessit ou lenvie de les collecter ni de les prolonger dans un livre. Il ny a nul besoin de se demander pourquoi : le fait est l. nous de nous en accommoder.

    Quels sont ces textes ? Il nest pas dans mon projet den faire un catalogue ou une quelconque taxinomie. Si je laisse de ct en sus de Lacinma dont je viens de parler des pages ici ou l o est mentionn tel ou tel film, tel ou tel entretien, ainsi que les films prsents lors de lexposition des Immatriaux Beaubourg en 1985 (exigeant une perspective propre), nous pouvons poser comme les plus importants les textes suivants, gnralement passs aux oubliettes de la thorie du cinma :

    1/ Un article en anglais, The Unconscious as Mise-en-Scne (1977), paru dans le recueil collectif dirig par Michel Benamou et Charles Caramello aux Presses de lUniversit du Wisconsin, Performance in Postmodern Culture, lequel prsente, dans toute la dernire partie, une analyse de La Rgion centrale de Michael Snow partir du travail de linconscient.

    2/ Deux mtamorphoses du sduisant au cinma (1980), contribution louvrage coordonn par Maurice Olender et Jacques Sojcher, La Sduction, paru chez Aubier-Montaigne, o il est principalement question dApocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, et la toute fin, trs rapidement, des films de Hans-Jrgen Syberberg (Hitler, ein Film aus Deustchland, Winifried Wagner und die Geschichte des Hauses Wahnfried von 1914-1975).

    3/ Enfin, la publication posthume du manuscrit dune confrence prononce Munich (1995), Ide dun film souverain , dite par Dolors Lyotard dans Misre de la philosophie en 2000 : cette communication, capitale, prend pour objet linvention filmique dans le cinma dit moderne (chez Yasujir Ozu, Orson Welles, etc.).

    24 Jean-Franois Lyotard, Que peindre ?, Paris, Hermann, coll. Philosophie , 2008 (1re d. La Diffrence, 1987), p. 96. Il ne mest pas loisible, dans le cadre du prsent article dintroduction, de dvelopper les arguments avancs par Lyotard dans ce livre dune richesse suprieure. On peut juste avancer une difficult attenante au figural : partir de quand peut-on lidentifier ? Car identifier, cest reconnatre, et lon ne peut reconnatre que ce qui se rpte, se reproduit un certain nombre de fois. Mais est-ce encore alors du figural ?

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  • Si le premier de ces textes sinscrit encore dans la continuit des thses libidinales acinmatographiques, il nen va plus tout fait de mme avec les deux autres qui, bien quils ne rompent pas purement et simplement avec lacinma, vont nous obliger en reconsidrer la nature, et ce, en commenant par revenir sur larticle matriciel de 1973 en en proposant une lecture un peu diffrentielle mais qui, selon moi, nous permettra pleinement dapprhender un enjeu important de ce texte qui nous a pour linstant chapp. Nous pouvons comprendre ce qui gne les thoriciens du cinma devant les crits lyotardiens : leur refus de faire systme (le systme, cest la clture, la capitalisation, la thsaurisation de la thorisation), doffrir toute livre une gothorie pr-quadrille, leur drive (mot lyotardien) quon pourrait prendre pour du dsordre, voire de la superficialit, la ncessit qui est ntre, quoi ils nous obligent, de devoir les monter et remonter pour en tirer le suc. Mais l se tient ce qui aux yeux de Lyotard a toujours compt le plus (et qui tait galement au fondement de son intrt pour le cinma exprimental) : lattachement aux diffrences, la fidlit aux singularits, la passion des dissensus.

    Deux mtamorphoses du sduisant au cinma et Ide dun film souverain ne satisfont donc pas tout fait au modle de lacinma. Repartons de cette constatation. Difficile, en effet, de voir dans Apocalypse Now ou The Magnificent Ambersons des films exprimentaux. Cela tant, il comporte des moments acinmatographiques (lattaque des hlicoptres avec les fumignes et toute sa pyrotechnie dans le premier, par exemple). Cest ce que Lyotard appelle dans le second de ces textes des faits filmiques25 . bien des gards, et si on lit un peu vite, on pourrait y voir un affaiblissement a minima de la position acinmatographique orthodoxe. Notamment dans Ide dun film souverain , entrepris aprs la publication par Deleuze des deux tomes de Cinma, auquel Lyotard reconnat, dans le mot envoy au journal Libration au moment de sa mort, avoir emprunt quelques ides. Deleuze navait-il pas montr quune philosophie de lvnement et de la singularit pouvait penser tout le cinma, y compris quand il est aussi figuratif et narratif (ce quil nest non plus jamais platement, auquel cas, comme le dit Eugne Green, il ny aurait nulle diffrence entre un film de cinma et un film de tourisme26), et mme si laxe figuratif et

    25 J.-F. Lyotard, Misre de la philosophie, Paris, Galile, coll. Incises , 2000, p. 220. Je souligne. 26 Eugne Green, Prsences. Essais sur la Nature du cinma, Paris, Descle de Brouwer, coll. Texte et Voix , 2003, p. 35. Dans les deux livres de Deleuze, le cinma exprimental occupe dailleurs une place restreinte et marginale (la perception gazeuse), l o le paradigme nuclaire pour penser la perception cinmatographique est le liquide (quivalence de tous les points de lespace, a-centrement, immanence) par opposition la perception humaine ordinaire de type terrestre (diffrenciation et hirarchisation des points, centrement, transcendance).

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    userNota adhesivaTESIS LIBIDINALES ACINEMATOGRFICAS

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    userNota adhesivaADEHEERENCIA A LAS DIFERENCIAS, la fidelidad a las singularidades, la pasin del disentido

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    userNota adhesivaDENTRO DE UNA PELCULA ORDINARIA SE PUEDEN ENTREVER momentos acinematogrficos

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  • narratif nest pas celui retenu par lauteur de LImage-mouvement27 ? Dans cette confrence, Lyotard, en ralit, dplace le curseur acinmatographique pris comme totalit filmique vers le fait filmique qui seul garantit la souverainet du film. Quest-ce dire ? Que la souverainet est exclusive de la totalit28.

    Assistons-nous la rupture redoute ?

    1/ On peut dabord dire que le fait filmique vient faire visuellement ou auditivement la diffrence partir dune forme narrative-reprsentative29 maintenue globalement. En ce sens, il reste fidle la diffrence de lvnement car celle-ci ne se peut percevoir que sur un fond homo-audiovisuel dont elle se dtache (Merleau-Ponty parlait dans sa Phnomnologie de la perception de champ phnomnal ) : quand il ny a que de la diffrence, quand la diffrence est tout ce quil y a, quand la diffrence fait totalit, elle sannule comme diffrence. Quant tout est diffrent, rien nest diffrent de rien. Il convient donc de maintenir le fond figuratif au moins ce titre. Mais il y a plus. Ainsi le fait filmique, cest la ralit fane30, cest des moments [qui correspondent] des affleurements du visuel ou du vocal la surface du visible et de laudible31 .

    2/ Ensuite, ce geste permet, une fois pris la mesure de lapport deleuzien32, de faire valoir le critre acinmatographique, sans y renoncer, un cinma plus largi et moins restrictif que le strict acinma. Seront dsormais donns en exemple de moments acinmatographiques, de faits filmiques , des instants intenses, des spasmes temporels, qui ne sont pas transcendants parce quils manent de limmanence, cest--dire dune exprience et dune existence ralistes on dit en filmographie : no-raliste33 . Dailleurs, lacinma tait-il si restrictif quil en avait lair ? On se souviendra de ce que nous rappelions tout lheure : malgr des apparences trop rapides, loriginalit profonde de la thse acinmatographique de Lacinma portait principalement sur limage

    27 Deleuze le rpte plusieurs reprises : En art, et en peinture comme en musique, il ne sagit pas de reproduire ou dinventer des formes, mais de capter des forces. Cest mme par l quaucun art nest figuratif (Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, coll. LOrdre philosophique , 2002 (1re d. La Diffrence, 1980), p. 57). 28 Largument est dabord politique : la totalit vise lunicit sous un grand rcit dominateur, et est donc lennemi des singularits, des mes, des vnements, toujours autres, toujours dissensuels. De fait, l o il y a totalit, la souverainet des petits rcits , des diffrences est neutralise (par la raison uniformisatrice et gnralisatrice). 29 Lyotard, Misre de la philosophie, op. cit., p. 214. 30 Ibid., p. 220. 31 Ibidem. 32 Les faits filmiques sont dcrits par Lyotard dans des termes manifestement trs deleuziens : par exemple, vacuoles, ou bloc de temps, dans le droulement raliste-narratif (ibid., 214). 33 Ibid., p. 212. Je souligne.

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    userNota adhesivael hecho flmico o instante acinematogrfico viene a operar o infiltrar la diferencia visual o auditiva respecto a la homogeneidad narrativa-representativa mantenida a nivel global: tiene que haber un fondo figurativo no diferente para que estos instantes puedan aflorar: conviene mantener un fondo figurativo al menos en este aspecto

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  • figurative et reprsentative (ce qui explique, partant, labsence de la terminologie explicite du figural). Ctait prcisment le cinma underground : agressant la reprsentation depuis lintrieur de la reprsentation (le sous-sol), et non dans une quelconque extriorit putative et trompeuse, comme lil du cyclone (on se souvient de limage de Discours, Figure) o le cyclone est neutralis se tient dans son cur mme. Ainsi, dans Lacinma , cest clairement le cinma underground qui a la prfrence de Lyotard, pour des raisons, pourrait-on dire, de philosophie gnrale (lextriorit totale est un leurre). Or que dit-il de ce cinma ? Ceci : Le paradoxe de limmobilisation, vous le voyez, se distribue clairement sur laxe reprsentatif34. Outre quil sagit l de la seule phrase de larticle o Lyotard sadresse directement son lecteur ce qui suffirait souligner son importance, du moins sa diffrence , une telle formule, en mettant laccent sur la reprsentation de la ralit perceptive dans limage, semble aller contre-courant de la perspective figurale. Cest que sans doute, cette perspective exclusivement disruptive comme viendront le dire autrement des textes postrieurs naura jamais exist.

    La matire filmique (prospective actuelle)

    Dans le canon philosophique et esthtique, la matire, au contraire de la forme (qui informe), a gnralement t tenue pour purement passive. La source est avant tout platonicienne le Time dcrivant la matire comme le porte-empreinte de toutes choses , la cire principielle (ekmageon), modifie et dcoupe en figures par les choses qui entrent en elle, elle apparat par suite tantt sous un aspect tantt sous un autre35 . La matire nest que le ce en quoi de la chose dont la forme est le ce par quoi. Elle est, avant toute information, illimite, donc imparfaite, tendant vers le non-tre, puisque cest la forme qui fait finition (le form est le ferm) et dfinition.

    Demble, on peut nanmoins dire quune telle opposition dont le matrialisme ne fera que prendre le contre-pied, cest--dire ne la remettra pas en cause est fausse. Henri Focillon, dans Vie des formes paru en 1934, avait dj attir lattention sur cette proposition apparemment extravagante : la matire dtermine la forme, la matire est la forme (la dterminit) de la forme. Et de proposer de parler de matires plutt que de matire pour dsigner la vocation formelle36 plurielle et complexe de la matire : grains, crans,

    34 Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 67. Je souligne. 35 Platon, Time/Critias, 50c, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. GF , 1995, p. 149. 36 Henri Focillon, Vie des formes suivie de loge de la main, Paris, PUF, coll. Quadrige , 2000, p. 52.

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    userNota adhesivalos apartes ms significativos y potentes del acinema son portados principalmente sobre lo figurativo y representativo.

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  • entailles. Telle matire marbre, mtal, bois, mine de plomb, fusain, voix, etc. nest pas anodine pour tel projet artistique, ou quivalente nimporte quelle autre, selon la souplesse ou les effets viss. Un fusain copi au lavis [] acquiert des proprits compltement inattendues, il devient uvre nouvelle37. Pareillement, loutil dans sa matrialit, et non dans le geste qui le manipule (qui est forme, dessein de lartiste), contribue faire la forme finale de luvre : Certaines planches sentent loutil et conservent un aspect mtallique38. Aussi le terme forme , dans une expression comme la matire impose sa forme la forme , ne doit pas sentendre univoquement dans lune et lautre occurrence : la forme de la matire nest pas la forme de la forme. La puissance formatrice de la matire a ses lois propres, qui ne doivent pas se confondre avec celles de la forme.

    Lyotard ira beaucoup plus loin que Focillon (qui reste finalement assez sage, notamment du point de vue de la belle langue crite), en sinscrivant ardemment dans telle brche ouverte. Ds les Grecs on la vu la matire est oppose au logos. Nous ne pouvons pas dire la matire, dont on na mme pas, au titre de la materia prima scholastique (origine aristotlicienne), pure potentialit, dexprience perceptive. Lyotard va en repartir : aucun discours, qui est toujours mise en forme, mise en signes, ne peut signifier la matire. La matire ne peut que sexprimer.

    Aussi la matire sera pendant toute une premire priode culminant dans Discours, Figure lequel reste encore bien des gards un livre au format et lorganisation conventionnels le figural, et lapanage du visuel sur le visible et le lisible, lvnement de limage. Soit lnergie pulsionnelle du dsir venant faire clater les figures corrobores comme une plante saxifrage vient briser la convenance monotone, prvisible, transie des pierres ; lirruption des processus primaires (intensits, dsirs) dans les processus secondaires (langage, actions) par laquelle, en vertu de ce que Freud appelait, propos du processus de formation des images du rve partir des penses inconscientes, notamment la Rcksicht auf Darstellbarkeit ( prise en compte de la figurabilit ), il y a transgression des codes et des critures. Cest cette matire figurale qui, en cinma (Philippe Dubois, Raymond Bellour) ou dans la pense de lart en gnral (voir les travaux de Georges Didi-Huberman), a domin et domine encore largement le champ de lanalyse.

    Mais on a vu que le figural ne constituait pas le tout de la pense lyotardienne de limage, et le cinma ny droge pas. Et cest sans doute l que les rflexions de Lyotard sont les plus passionnantes pour la recherche thorique et esthtique actuelle sur le cinma. Dans la dernire dcennie de son activit philosophique,

    37 Ibid., p. 55. 38 Ibid., p. 65.

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    userNota adhesivala potencia formadora de la materia tiene sus propias leyes, que no se deben confundir con aquellas de la forma.

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    userNota adhesivala materia no puede ms que expresarse siempre desde un modo figural, de acontecimiento incontenible en una forma nica:

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    userNota adhesivairrupcin de los procesos primarios (intensidades y deseos: en los procesos secundarios:

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  • Lyotard parlera d une nergtique ou dynamique gnrale39 . Cette nergtique va envisager la matire, non plus sous langle figural, mais par le biais de linvention figurative. Quelle est la diffrence entre les deux ? En un mot : le figural, cest du prsentable pas reprsentable (cest--dire de lvnement, pas de la chose, de la res) ; lnergtique gnrale , cest le fait quil y a, ds la reprsentation, de limprsentable. Ce qui est imprsentable, cest la prsence elle-mme. La prsence du son nest pas sonore, comme la prsence du bleu nest pas bleue, comme la prsence dune pierre nest pas minrale. L se tient la grandeur de lart, finalement, quand il ouvre louverture native de notre rapport au monde : que la prsentation de la matire imprsentable quil se fixe comme objectif ( la diffrence des usages sociaux, professionnels, etc., que lon fait de la matire, qui prsentent tous trs bien) y soit, de fait, toujours aportique. La question de la peinture : comment la couleur se peroit-elle elle-mme ? La question de la musique : comment le son se peroit-il lui-mme ? La prsence inducable du monde sensible, antrieure toute symbolique et raccomplie par lart dans sa stridence chromatique initiale, passe depuis toujours en tnacit lexsangue discours et ses divagations blafardes. [] En de de lesprit qui mdite et de lil qui lit, la vision est dj en train de voir40.

    Se dgage alors lexigence dune nouvelle orientation esthtique, que Lyotard appelle ici ou l anesthtique (par opposition lesthtique traditionnelle des formes), tracasse, non par les formes prsentantes, mais par la matire, et une matire pas seulement maraude, chaparde entre les formes, mais la matire le plus possible accueillie dans son imprsentabilit parce quen soi informe. Ds lors, le sujet esthtique, qui ne sy reconnat plus (la reconnaissance, cest la forme) est gourd, assomm, anesthsi justement. On ne peut pas voir la matire (on voit les formes), on ne peut que la mater. Pas la mater au sens de la brimer (cest encore la forme : la contrainte) : la mater au sens de la reluquer subrepticement, comme si on navait pas vu. Comme si on nen revenait pas davoir vu que lon na pas vu.

    Cette matire va trouver un terrain fcond de manifestation dans limage de cinma. Ne nous laissons pas tromper par son photoralisme. Jai montr dans mon ouvrage dj cit il mest impossible den refaire ici la longue dmonstration que, par une parent avec lhyperralisme pictural, ce qui se

    39 J.-F. Lyotard, crits sur lart contemporain et les artistes/Writings on Contemporary Art and Artists, IVa. Textes disperss I : esthtique et thorie de lart/Miscellanous Textes I : Aesthetics and Theory of Art, d. Herman Parret, Presses Universitaires de Louvain, 2012, p. 198. Je souligne. Je dveloppe plus en dtails cette question de la place et du rle de la matire au sein de lesthtique de Lyotard dans lpilogue ce volume, Dparler la matire , p. 240-251. 40 Lyotard, Misre de la philosophie, op. cit., p. 132.

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    userNota adhesivauna energtica o dinmica general: ngulo figural no figurativo: LO PRESENTABLE NO REPRESENTABLE, EL ACONTECIMIENTO, EL HAY, EL JE NE SAIS QUOUI DE JANKE, LO IMPRESENTABLE, LA APERTURA NATIVA DE NUESTRA RELACIN AL MUNDO

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  • joue dans le cinma, y compris dans ses aspects les plus figuratifs et narratifs, cest une explosion de la critriologie de la mimsis analogique traditionnelle (par la ressemblance). Au cinma, on a moins affaire une image qui ressemble mieux quune autre la chose qui lui sert de modle quau fait que, pour lil habitu aux anciennes image, la chose se ressemble elle-mme dune manire indite (le noir-et-blanc ny change rien : pendant des dcennies, cest lui qui a t la norme du ralisme de limage photographique, et la couleur en cinma na dabord commenc qu rehausser lexotisme, la fantaisie, lonirique). Il ne sagit pas de dire que le cinma nous donne les choses elles-mmes : quen savons-nous de ce que sont les choses ? Mais la chose, dit Lyotard propos de lhyperralisme que je prolonge ici jusquen cinma, se met un peu trop en avant, vient un peu trop au devant des yeux41 , fait un faux pas. Il ny a pas que labstraction qui pipe limage du monde : montrer la ralit42 le peut tout autant. Dans cet excs de prsence , une certaine image conventionnelle du monde se dmatrialise, sous le couvert de sa reconduction minutieuse et scrupuleuse, et matrialise ce qui seul peut tre mat : un don de prsence-matire si contrevenant aux formes tablies que le sujet esthtique classique (avec ses certitudes codes, son contrle) se sent de part en part menac dtre frapp de nullit. La forme est ce par quoi la figure existe, la matire ce par quoi elle insiste. Et cette insistance, la fois, mest intime, me regarde, mais aussi mintime, mintimide, menjoint.

    Je donnerai, pour conclure, un trs court exemple filmique danalyse par la matire anesthsiante. Faces (1968) de John Cassavetes est clbre dans lhistoire du cinma pour ses gros plans exacerbant le grain de lpiderme des corps ; opration intensifie diversement par lclair NPR, la pellicule 16 mm Kodak 4X et des clairages puissants aux lampes quartz. On pourrait faire une lecture figurale de ce film en portant attention aux faux raccords, aux paroles brises, aux anatomies en amorce, aux variations de la mise au point, et ainsi de suite, bref : aux vicissitudes de la forme ; mais lnergtique ou dynamique gnrale se tient ailleurs : dans une certaine faon qu limage, y compris la plus figurative, la plus code dinsister, et non pas de drouter (le figural). Il sagit dune matire phobique, qui va placer le spectateur devant langoisse de sa propre condition esthtique : la perception. Mieux : il se joue ici, dans ces quelques images, une affection, ce que jai nomm ci-dessus une intimit intimante et intimidante, venue de la prsence imprsentable de la matire (irreprsentable dans la reprsentation), qui annonce que ce par quoi nous sommes des tres de sensation nest rien. Devant ces peaux aux pores si apparents, devant ces trous si saillants, avec toutes leurs portes et toutes leurs fentres (langage leibnizien), ce nest pas seulement la forme de la peau que

    41 Ibid., p. 223. Je souligne. 42 Ibid., p. 225.

  • nous voyons, nous matons langoisse dtre trous nous-mmes car si nous voyons, si nous sentons, cest parce que nous sommes trous. La matire nous rvle la sensation comme angoisse en nous connectant sur la condition imprsentable de la perception prsentationnelle, et que, tels des bouteilles de Klein, nous navons de corps (plein) que parce que nous ne sommes que fosses, vides, liaisons atomiques. Que parce que nous navons ni intrieur ni extrieur (le film demande alors : o se tiennent les sentiments, les motions ? Entre les corps ?). La matire est la souffrance dun corps visuellement perdu43 . Imprsentable matire, en effet, au sens o Lyotard aura ainsi dfini la puissance artistique du cinma : Je pense quun ralisateur, sil nest pas un commerant dimages, porte en lui lide dun film souverain o par moments lintrigue raliste laisse passer la prsence du rel ontologique [], laquelle [ide] nul objet, ici nul film, ne peut correspondre dans lexprience44

    43 Ibid., p. 196. 44 Ibidem., p. 220.