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Editorial Serge Provost À l'ère de l'autoroute électronique, les développements fulgurants de la cybernétique vont transformer notre mode de vie et peut-être aussi notre mode de pensée. Il est clair que l'évolution des arts, de la musique en particulier, n'échappera pas à ce phénomène. Toutefois, force nous est de constater que la «mécanique informatique» occupe trop souvent l'avant-scène et qu'une pléthore de chercheurs ne réussit souvent qu'à réinventer la roue, l'accord parfait majeur ou la mesure à quatre temps, à l'aide de l'ordinateur! La fascination de la machine détourne ses promoteurs des véritables fonctions de l'outil, l'avancement et la diffusion à haute échelle de la connaissance. La pauvreté des concepts et du discours philosophique entourant ce phénomène a quelque chose d'inquiétant, d'autant que l'immense potentiel de communica- tion créé par l'informatique sera un enjeu crucial du développement culturel du prochain siècle. Pourtant, dès le milieu des années 1 9 5 0 , Iannis Xenakis avait jeté les bases d'une réflexion approfondie sur une relation féconde entre l'art et la science. Ces concepts, à l'époque, n'ont trouvé que peu d'échos dans les milieux de l'avant-garde musicale. Ils ont semblé d'une part, trop herméti- ques et, d'autre part, trop éloignés des préoccupations du langage sériel. Aujourd'hui, la question est inéluctable, et Xenakis le visionnaire est toujours là qui nous interpelle. Quarante ans après la composition de Metastaseis (1953-1954), l'extraordi- naire puissance créatrice de Xenakis a conservé toute sa vitalité et n'a rien perdu de son actualité. Sa production monumentale (plus d'une centaine de partitions, des œuvres électroacoustiques, des écrits théoriques, des œuvres architecturales) représente une somme essentielle dans l'art contemporain. La pensée de Xenakis, par l'alliage d'une formation scientifique, la pratique de l'architecture chez Le Corbusier et un enracinement profond dans la Grèce classique, a renouvelé radicalement les perspectives de la création musicale, transcendant les critères de la modernité pour atteindre l'universel. Loin de confiner à la simple démonstration de modèles scientifiques, l'œuvre de Xenakis est profondément humaniste et par là développe les éléments d'une véritable philosophie de l'art. J'écrivais ce texte en introduction aux Journées Xenakis {]] (conférences, concerts, table ronde, exposition...) tenues à Montréal en avril 1 993 et qui ( 1 ) Journées organisées conjointement par le Cercle de musicologie de la Faculté de musique de l'Université de Montréal, le Musée d'art contemporain de Montréal, le Nouvel Ensemble Moderne, l'université McGill, CBC et la Société Radio-Canada.

Circuit Vol 5 No.2

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Editorial Serge Provost

À l'ère de l'autoroute électronique, les développements fulgurants de la cybernétique vont transformer notre mode de vie et peut-être aussi notre mode de pensée. Il est clair que l'évolution des arts, de la musique en particulier, n'échappera pas à ce phénomène. Toutefois, force nous est de constater que la «mécanique informatique» occupe trop souvent l'avant-scène et qu'une pléthore de chercheurs ne réussit souvent qu'à réinventer la roue, l'accord parfait majeur ou la mesure à quatre temps, à l'aide de l'ordinateur! La fascination de la machine détourne ses promoteurs des véritables fonctions de l'outil, l'avancement et la diffusion à haute échelle de la connaissance. La pauvreté des concepts et du discours philosophique entourant ce phénomène a quelque chose d'inquiétant, d'autant que l'immense potentiel de communica-tion créé par l'informatique sera un enjeu crucial du développement culturel du prochain siècle. Pourtant, dès le milieu des années 1 950 , Iannis Xenakis avait jeté les bases d'une réflexion approfondie sur une relation féconde entre l'art et la science. Ces concepts, à l'époque, n'ont trouvé que peu d'échos dans les milieux de l'avant-garde musicale. Ils ont semblé d'une part, trop herméti-ques et, d'autre part, trop éloignés des préoccupations du langage sériel. Aujourd'hui, la question est inéluctable, et Xenakis le visionnaire est toujours là qui nous interpelle.

Quarante ans après la composition de Metastaseis (1953-1954), l'extraordi-naire puissance créatrice de Xenakis a conservé toute sa vitalité et n'a rien perdu de son actualité. Sa production monumentale (plus d'une centaine de partitions, des œuvres électroacoustiques, des écrits théoriques, des œuvres architecturales) représente une somme essentielle dans l'art contemporain.

La pensée de Xenakis, par l'alliage d'une formation scientifique, la pratique de l'architecture chez Le Corbusier et un enracinement profond dans la Grèce classique, a renouvelé radicalement les perspectives de la création musicale, transcendant les critères de la modernité pour atteindre l'universel. Loin de confiner à la simple démonstration de modèles scientifiques, l'œuvre de Xenakis est profondément humaniste et par là développe les éléments d'une véritable philosophie de l'art.

J'écrivais ce texte en introduction aux Journées Xenakis{]] (conférences, concerts, table ronde, exposition...) tenues à Montréal en avril 1 9 9 3 et qui

( 1 ) Journées organisées conjointement par le Cercle de musicologie de la Faculté de musique de l'Université de Montréal, le Musée d'art contemporain de Montréal, le Nouvel Ensemble Moderne, l'université McGill, CBC et la Société Radio-Canada.

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venaient renouer avec une longue tradition d'amitié entre ce dernier et le Québec. Il y a plus de vingt-cinq ans en effet, le pavillon français de l'Expo 6 7 donnait à voir une installation sonore et visuelle, le Polytope de Montréal, oeuvre monumentale qui d'emblée imposait la force et l'originalité d'un artiste déjà en pleine maturité. Dans les années qui ont suivi, les séjours de Xenakis parmi nous(2), l'occasion de connaître de nouvelles œuvres et de l'entendre lors de conférences et de cours de maître ont approfondi, entre lui et des gens d'ici, des liens affectifs et spirituels qui prennent leur source aussi bien dans les qualités humaines du personnage que dans la fascination exercée par son art et sa pensée. C'est tout naturellement dans la mouvance de cette relation, faite d'admiration, certes, mais aussi de questionnements, et de la volonté de mieux comprendre l'univers xenakien, que ce numéro de CIRCUIT lui est consacré.

L'étude de la musique contemporaine est difficile d'approche en raison de la complexité de ses codes et de l'application des concepts théoriques dans les oeuvres. S'il est relativement aisé de saisir, par exemple, les principes de permutations et d'engendrements chers à Pierre Boulez, il est par contre infiniment plus difficile de les définir avec une précision absolue lors de l'analyse d'une partition. Les compositeurs, usant de leurs prérogatives de créateurs, transgressent constamment leurs propres règles en raison de néces-sités esthétiques qui sont difficilement réductibles aux grilles d'analyse. Cette difficulté d'appréhension se trouve décuplée chez Xenakis, puisque les fonde-ments théoriques de son langage musical échappent largement aux lois de la «théorie musicale» traditionnelle^. Toutefois, on peut trouver aujourd'hui de jeunes musicologues qui, par une formation plus large - Gerassimos M. Solomos est ingénieur et musicologue, Benoît Gibson prépare actuellement une thèse de doctorat à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris - , ont acquis les outils nécessaires leur permettant d'étudier les œuvres de Xenakis avec une certaine acuité et d'en tirer des analyses pertinentes. Solomos aborde l'œuvre de Xenakis sous l'angle d'une phénoménologie musicale qui tend à démontrer qu'il existe des liens intrinsèques entre les concepts xenakiens et ceux plus généraux qui recouvrent traditionnellement l'étude de la musique. Gibson aborde l'épineuse question des «écarts»141 entre les données théori-ques avancées par Xenakis et leurs applications dans certaines œuvres. D'autre part, la non moins épineuse question de la «faisabilité physique» de certaines partitions, c'est-à-dire de la difficulté, voire de l'impossibilité de les interpréter intégralement, est abordée du double point de vue de la technique et de l'éthique par le pianiste Marc Couroux, qui se consacre à la musique contem-poraine.

Ayant donné la parole aux musicologues et à un interprète, il nous a semblé opportun de la céder au principal intéressé. La musicologue Maria Harley a questionné Xenakis sur un sujet de grande actualité, à savoir le traitement de la musique dans l'espace'51. Nous reproduisons ici leur entretien.

(2) Voir la chronologie, «Xenakis au Québec : chronologie et repères », préparée par le Cercle de musicologie, dans ce numéro.

(3) Xenakis fait grandement appel à la physique et aux mathématiques dans i'élaboratîon de concepts musicaux.

(4) On a vivement reproché à Xenakis ces «écarts» comme faisant preuve d'un manque de rigueur scientifique, minant la crédibilité même de ses oeuvres. Si l'« exception » fait partie intégrante des langages musicaux traditionnels et peut même être considérée comme une marque de style, cette notion devient discutable dès qu'entrent en jeu des données relatives au domaine scientifi-que et aux mathématiques en particulier.

(5) La spatialisatîon de la musique est au cœur de la recherche menée par plusieurs électroacousticiens et d'une institution telle que l'IRCAM.

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Enfin, une collection de quinze textes de Xenakis, réunis sous le titre de Kéleuto (cheminements), vient de paraître aux éditions de L'Arche (préface de Benoît Gibson). Ces écrits, échelonnés de 1955 à 1988, donnent un excel-lent aperçu de l'ampleur de la pensée de leur auteur. J'ai tenté d'en définir les traits essentiels et, partant de là, de mettre en perspective l'importance de la contribution de Xenakis au développement de la création musicale et de la pensée artistique en général.

Ce numéro de CIRCUIT est illustré par les œuvres de Jacques Palumbo, artiste de réputation internationale dont les conceptions sont parentes de celles de Xenakis.

La présente livraison est complétée par la rubrique annuelle consacrée aux disques québécois de musique contemporaine, particulièrement nombreux ces derniers mois. Dominique Olivier et Michel Gonneville leur ont prêté une oreille aussi attentive que critique.

Je tiens à remercier Jean-Jacques Nattiez et le comité de rédaction de CIRCUIT qui m'ont proposé de réaliser ce numéro.

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LES AUTEURS DU NUMERO

Marc Couroux Pianiste, spécialiste de la musique contem-poraine, Couroux a terminé en 1 994 une maîtrise en interprétation à l'université McGill. On a pu l'entendre dans l'exécution â'Evryali, lors des Journées Xenakis, en 1993.

Sophie Galaise

Musicologue. Étudiante de doctorat à la Faculté de musique de l'Université de Mont-réal. Elle travaille au Fonds « Pierre Boulez» de cette Faculté, après avoir été cher-cheuse invitée de la Fondation Paul Sacher (Suisse).

Benoît Gibson

Diplômé du Conservatoire de musique de Montréal, où il a étudié l'écriture et l'ana-lyse musicale dans la classe de Gilles Tremblay. Boursier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, il pré-pare actuellement une thèse de doctorat à l'École des Hautes Études en sciences so-ciales à Paris.

Michel Gonneville

Compositeur québécois né en 1950. Élève de Gilles Tremblay, d'Henri Pousseur et de Karlheinz Stockhausen. A enseigné aux Conservatoires de Montréal et de Rimouski et à l'Université d'Ottawa. Chargé de cours à la Faculté de musique de l'Université de Montréal. Parmi ses oeuvres : Chute/Para-chute, À deux, compositions pour le choré-graphe Jean-Pierre Perrault, et l'opéra Petit-Tchaikovsky.

Maria Harley

Musicologue d'origine polonaise. Étudiante de doctorat en musicologie à la Faculté de musique de l'université McGill. Travaille sur l'espace et la spatialisation sonore en musi-que contemporaine.

Daniel Leduc

Compositeur de musique électroacoustique. Étudiant de doctorat en composition à la Faculté de musique de l'Université de Mont-réal où il enseigne également.

Guy Marchand

Musicologue, conférencier. Etudiant de doc-torat à la Faculté de musique de l'Université de Montréal.

Dominique Olivier

Journaliste à la revue Voir et étudiante de maîtrise en musicologie à la Faculté de mu-sique de l'Université de Montréal.

Marianne Perron

Étudiante de maîtrise en musicologie à la Faculté de musique de l'Université de Mon-tréal. Travaille sur le théâtre musical québé-cois.

Serge Provost

Compositeur. A fait ses études musicales au Conservatoire de musique du Québec à Montréal, principalement dans la classe de Gilles Tremblay. A poursuivi sa formation en

France, d'abord au Conservatoire National Supérieur de Paris dans la classe de Claude Ballif, puis a fréquenté les cours de Pierre Boulez au Collège de France. En 1992-1993, on a pu entendre plusieurs créations de Serge Provost, dont : L'Adoroble Verrotière (sur des textes de Claude Gauvreau), Eglogue — le jardins des oliviers, Ein Horn (sur un poème de R. M. Rilke), Etol surgissements, Vents (quatuor à cordes). Tou-tes ces oeuvres ont été enregistrées par la Société Radio Canada. Il a également enre-gistré sous étiquette SNE.

Johanne Rivest

Musicologue. Étudiante de doctorat à la Faculté de musique de l'Université de Mon-tréal. Travaille sur John Cage.

Gerassimos M. Solomos

Gerassimos M.Solomos est né en 1962, à Athènes. Docteur en musicologie, il vit à Paris, où il enseigne à l'École supérieure d'électricité. Spécialiste de Xenakis (il lui a notamment consacré sa thèse de doctorat) et de la musique des années 1 950-1960, il s'efforce, par une approche à la fois techni-que et esthétique, d'entendre la musique aujourd'hui.

Diana Thiriar

Étudiante de maîtrise en musicologie à la Faculté de musique de l'Université de Mon-tréal.

Iannis Xenakis

Compositeur français d'origine grecque.

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Les trois sonorités xenakiennes Gerassimos M. Solomos

La notion de sonorité

À bien des égards, Xenakis apparaît comme un prophète : « prophète de l'insensibilité*1*» (parce qu'il évacue le sentimentalisme au profit des sens); prophète du fameux «alliage arts/sciences» sous la forme d'un transfert de modèle; prophète de la sortie de la musique contemporaine de son ghetto (à la différence d'un Boulez, plus technicien, Xenakis plaît davantage au public amateur qu'aux professionnels qui l'accusent souvent de trahir la tradition occidentale de l'écriture musicale) - pour nous en tenir à trois exemples. Et il est vrai que la musique la plus récente est une musique du sensible, que la notion de modèle lui est centrale et qu'elle tente de dépasser le fossé qui, au XXe siècle, s'est profondément creusé entre la création artistique et sa récep-tion.

Cependant, le discours légitimant l'œuvre par son contenu prospectif ne peut plus être tenu aujourd'hui. On sait désormais que les récits « à la limite du pays fertile(2)» comportent certains dangers. Rappelons que, en 1 969 , Xena-kis disait : « La musique de demain, en procédant à une structuration inédite, particulière de l'espace et du temps, pourrait devenir un outil de transformation de l'homme, en influant sur sa structure mentale» (1969, p. 39), chose inadmissible pour l'auditeur de cette fin du siècle, qui serait certainement partisan d'une éthique musicale, du refus de toucher à sa structure mentale pour un avenir incertain. Par ailleurs, analyser le second modernisme musical (les années 1950-1960) en fonction des prévisions qu'il contient conduit à sa marginalisation, étant donné la situation actuelle. La rupture qui s'est produite dans la musique récente passe par son rejet idéologique131. De ce fait, les prophéties de Xenakis, même si elles se sont réalisées, n'intéressent plus. Enfin, s'accrocher aux prophéties d'un compositeur, c'est s'attacher surtout à son discours ou, du moins, aux éléments «militants» de sa musique, de sorte que cette dernière passe au second plan.

( 1 ) Titre d'un bref mais très bel écrit de Milan Kundera (1981).

(2) Titre - emprunté à Paul Klee - d'un article de Pierre Boulez (1955).

(3) C'est-à-dire un rejet qui tient plus de l'intention que de la réalité : pour prendre un exemple extrême, même le minimalisme classique, qui renie pourtant toute filiation avec la musique de l'avant-garde européenne, est préfiguré dans le procédé de la transformation continue cher à Xenakis.

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Pour toutes ces raisons, nous avons décidé de mettre de côté la prophétologie. Cette décision contient une double implication : nous recher-cherons dans la musique même de Xenakis les éléments qui nous permettent de l'aimer (ses théories n'en éclairent le plus souvent que les aspects prophé-tiques); nous tenterons de l'insérer dans la tradition musicale.

Faisons donc table rase du futur et essayons d'analyser une pièce quelcon-que de Xenakis en fonction des catégories traditionnelles : de la forme d'un côté, du matériau de l'autre. Une telle attitude semble déboucher sur une impasse. D'une part, la forme chez Xenakis est d'une simplicité désarmante. Elle tient même, oserions-nous dire, de la démonstration pédagogique. Le plus souvent, elle consiste dans le simple enchaînement arbitraire de pans entiers de musique (collage de sections). Elle se résume en une fuite amnésique en avant : les jeux avec la mémoire qui faisaient le charme de la musique du passé sont bannis. D'autre part, le matériau est certes enrichi, mais il n'est plus pertinent Lorsque, pour prendre un exemple, Xenakis tente de restaurer la différenciation tonale141 par le biais de la fameuse «théorie des cribles» (un crible constitue, pour simplifier, une échelle), nous restons sur notre faim. Dans une oeuvre comme Nomos alpha ( 1 966) , non seulement les cribles défilent-ils à une vitesse affolante tout en étant très difficiles à saisir (à la différence des échelles traditionnelles, qui se répètent à l'octave, les cribles de Nomos alpha peuvent comprendre jusqu'à 1 43 quarts de ton - presque six octaves - avant de se répéter!), mais en outre, Xenakis lui-même n'est pas très respectueux à l'égard de sa propre théorie (des écarts parfois considérables entre les hauteurs que prévoit le crible et celles qui se trouvent sur la partition impliquent souvent que, même après l'étude très minutieuse de cette dernière, l'analyste ne peut en déduire le crible I). En somme, de même que dans les productions sérielles, la hauteur a cessé d'être pertinente chez Xenakis : elle ne peut instaurer la différenciation fonctionnelle qui faisait tout l'attrait de la musique tonale - la hauteur (une quantité) s'est définitivement substituée au ton (une qualité). Il en va de même du rythme : dans sa musique, comme dans celle de ses contemporains, on n'a plus tant affaire à des durées qu'à des rythmes, c'est-à-dire à des combinaisons de valeurs totalement quantifiées dont nous ne percevons pas les différenciations comme signifiantes et qui, pour cette raison, nous laissent indifférents(5).

Une telle analyse serait donc décevante. Cependant, ce parti-pris (appré-hender l'œuvre en fonction de ce qu'elle est et non de ses intentions «programmatiques») possède un avantage. Après cette analyse, nous som-mes convaincus que, dans la musique de Xenakis, il n'y a pas de formes nouvelles, il n'y a pas de matériaux nouveaux (ni, d'ailleurs, un langage nouveau). Nous constatons qu'elle concrétise une dissolution de la forme et des matériaux, de toute forme et de tout matériau. Aussi, si nous tenons à comprendre pourquoi, malgré cette négativité, elle est belle, nous sommes obligés de définir sa beauté comme provenant d'un surplus.

(4) Nous employons l'adjectif « tonal » dans le premier sens que lui accorde Jean-Jacques Nattiez (1987, p. 341J, comme « synonyme de "qui concerne les relations de hauteur" [...]. Cette accep-tion du mot "tonal", qui n'est peut-être pas la plus fréquente aujourd'hui, [...] n'est pas sans lien avec une conception de la tonalité qui déborde la seule "musique tonale" de Bach à Wagner (pour simplifier) ».

(5) Theodor W. Adorno (1962, p. 64) écrivait déjà en 1940-1941 que les « quelques sons [des dernières œuvres de Webern] sont les restes qu'a laissés juste encore la fusion entre l'horizontal et le vertical; en quelque sorte, les mémoriaux de la musique qui devient muette dans l'indifférence». Les traducteurs d'Adorno, Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, précisent [ibid] que le mot Indifferenz employé par celui-ci doit être compris « simultanément en deux sens : 1 ° non-différence; 2° indifférence».

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Surplus : une oeuvre de Xenakis est construite comme les œuvres du passé, c'est-à-dire avec des enchaînements formels et des notes (en elle, il n'y a pas lieu de réclamer de l'auditeur qu'il entende des processus nouveaux - les opérations mathématico-logiques qui ont servi à la composition de quelques rares pièces - ni, répétons-le, qu'il décèle des formes ou des matériaux nouveaux); mais ces éléments traditionnels, menés jusqu'à leur dissolution, se sont transmués d'une manière quasi automatique. Ce surplus peut être nommé sonorité. Nous avancerons alors l'hypothèse suivante : chez Xenakis, la syn-thèse du son s'est substituée à la composition avec des sons. (Il va de soi qu'il ne s'agit pas de synthèse du son au sens littéral - il n'est pas question des quelques pièces électroacoustiques de Xenakis, mais de ses œuvres purement instrumentales - et c'est pourquoi nous employons le terme sonorité au lieu du mot son.) En d'autres termes, toute pièce de Xenakis pourrait être écoutée et analysée dans son intégralité comme succession de sonorités : d'une part, la non-pertinence du matériau signifie qu'il faut désormais l'appréhender dans sa subtile transmutation en sonorité; d'autre part, si les sections s'enchaînent arbitrairement, c'est parce que chacune est devenue synonyme de sonorité (une section nettement délimitée s'identifie à une seule sonorité, ou bien elle en juxtapose plusieurs; plus rarement, elle se définit comme superposition de sonorités).

Nous aurions souhaité tenter d'étayer cette hypothèse en analysant dans ce sens toutes les sections des compositions de Xenakis. Etant donné l'ampleur du projet, le lecteur devra se contenter de quelques exemples extraits de ses œuvres des années 1950-1960, 6 1. Nous distinguerons trois sonorités de base qui peuvent être interprétées comme l'ultime mutation des trois dimensions traditionnelles de l'écriture, la mélodie, l'harmonie et le contrepoint. La pre-mière sonorité, que nous nommerons sons glissés, dérive de l'aplanissement de la ligne mélodique en ses contours extérieurs. La seconde, que nous appellerons sons statiques, n'est que le lointain descendant de l'harmonie : en elle, les objets différenciés de cette dernière (les accords) ont pris des propor-tions démesurées. Enfin, la troisième sonorité xenakienne, désignée comme sonorité des sons ponctuels, constitue l'aboutissement de l'évolution extrême du contrepoint qui, éclatant en une myriade de sons dispersés d'une manière aléatoire, subit son ultime mutation historique.

(6) Ces exemples sont extraits des chapitres IX à XI d'une thèse de doctorat (Solomos, 1993), chapitres qui décom-posent intégralement en sonorités les œuvres écrites par Xenakis durant cette période.

Sons glissés

« C'est le nouveau problème du timbre, posé depuis Schônberg, qui inté-resse l'élève de Messiaen dans cette étude sur le glissando [...] », écrivit un critique (Steinecke, 1955 , p. 327) lors de la création tumultueuse de

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Metastaseis en 1955. Certes, il y a là une part d'exagération, puisque les glissandi n'occupent qu'environ le quart du matériau de Metastaseis. Cepen-dant, cette exagération est bien compréhensible : le procédé des sons glissés, accumulés en masses très compactes, révolutionna le milieu musical de l'épo-que, dominé par le monochrome des sonorités sérielles. En outre, ce critique a le mérite de souligner d'emblée le véritable but de cette innovation, but que nous indiquerons en remplaçant, dans sa formulation, le mot timbre par celui de sonorité : le glissando pose le problème de la sonorité. Or, un tel énoncé ne semble pas aller de soi.

En effet, la notion de glissando a donné lieu à au moins deux malentendus. A l'origine du premier se trouvent les écrits de Xenakis lui-même. Dans son souci de procéder à la généralisation la plus vaste possible, celui-ci écrivait dans Musiques formelles : les « sons ponctuels, granulaires, [...ne] sont en réalité [qu']un cas particulier des sons à variation continue,7)» (1 963, p. 27). La proposition est certes vraie du point de vue physique, mais elle devient contestable si on l'examine par rapport à l'histoire de la musique. La musique occidentale, pour pouvoir développer la complexité tonale qui la caractérise, a dû limiter très strictement le son à un nom, une note; elle a donc banni toute impureté (l'instabilité de la hauteur en est une). Bien sûr, d'autres musiques, plus proches des sens que de la raison(81, développent au contraire l'art de l'ornementation qui brouille la perception tonale, aussi bien par le simple vibrato que par le portamento. Pourtant, même dans ce cas, la proposition xenakienne serait fausse : avec le hichiriki japonais, par exemple, il n'y a peut-être pas de hauteur figée, mais le jeu tonal est sans ambiguïté; chez Xenakis, par contre, la variation continue de la hauteur détruit complètement tout repère tonal. Aussi, les sons glissés sont certes issus de la tradition musicale, plus précisément de la dimension de la mélodie, comme nous l'avons déjà indi-qué; cependant, leur généralisation - qui ne peut advenir que dans le cadre de la musique contemporaine - ne tient pas de l'universalisation, mais de l'évolution extrême de cette dimension, puisqu'ils constituent, en quelque sorte, l'aplanissement de la ligne mélodique en ses contours extérieurs dont il ne reste plus qu'un tracé variable quant à sa courbe et sa pente.

Le second malentendu est lié au « primitivisme » qu'on est parfois tenté d'invoquer pour qualifier certains aspects de la création xenakienne. Par rapport à la hauteur stable, le glissando instaure la continuité tonale et il est vrai que, plus généralement, Xenakis fut l'un des premiers compositeurs à réagir contre l'extrême fragmentation et discontinuité des œuvres sérielles du début des années 1950 - œuvres que l'on a justement qualifiées de pointillis-tes. Or, on pourrait penser que cette quête de la continuité implique « une sorte de volonté de retrouver une expérience sonore primitive, sauvage» (Bayer, 1981, p. 1 29). Plus encore, si l'on réduit les sons glissés à l'idée de la continuité, on devrait aussi citer la critique acerbe que Pierre Boulez

(7) Xenakis en est venu à cette position seulement lors de la rédaction de Musiques formelles, car le passage cité reprend un texte antérieur en le modi-fiant : l'original énonçait simplement : « Nous venons de parler des sons ponctuels, granulaires. Il existe une autre catégorie de sons, les sons à variation continue.» (1956, p. 11.)

(8) «C'est l'expérience psycho-physiolo-gique qui montre que les sons glissés touchent davantage la sensibilité que les notes fixes », écrit Akira Tamba ( 1988, p. 31 1 ), qui fait ainsi appel à notre raison pour faire parler nos sens.

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adresse à «cette fameuse notion de continuum qui, dans l'imaginaire de certains musiciens, avait pris la place que devait avoir pour les alchimistes, j'imagine, la transmutation du plomb en or [...]. On rêvait donc de reconstituer le plasma primordial [...]. Et la sirène entre en jeu, ou les glissondi : ce qui est une bien maigre pitance [...].» (1989 , pp. 365-366.)

Quel est alors l'intérêt du glissando s'il ne se réduit pas à une tentative d'universalisation qui finirait dans la barbarie? Il réside tout entier dans le fait qu'il dissout le ton, la note. Avec lui, les «fonctions traditionnelles des interval-les, des séries de hauteurs, des mélodies et des harmonies» disparaissent (Frisius, 1987, p. 96). Il nous oblige à pénétrer dans cet objet figé que constituait la hauteur stable, à l'animer de l'intérieur. S'ouvre alors le monde de la sonorité, c'est-à-dire du son intégralement composé avec des hauteurs (des rythmes, des intensités et des timbres), mais où celles-ci ont cessé d'être pertinentes, pour laisser apparaître un surplus (la sonorité).

Interprétés dans ce sens, les sons glissés peuvent être placés dans leur contexte historique véritable - il ne sera donc plus question d'un universalisme trop abstrait, trop niveleur, ni d'un primitivisme qui ouvrirait la boîte inodore de l'inconscient collectif. En effet, puisque avant de se transmuter d'une façon quasi directe en sonorité, le glissando n'est audible qu'en tant qu'aplanisse-ment de la mélodie en ses contours extérieurs (on n'en perçoit que son sens, ascendant ou descendant), ne serait-il pas possible de l'entendre en filigrane chez Webern où, la mélodie s'étant résorbée en groupes très réduits de notes, il ne subsiste que la direction de l'intervalle? Cette relecture de l'histoire musicale est sans doute forcée. Par contre, il serait difficile de contester le fait que le glissondo n'est pas une trouvaille de Xenakis. Dans la musique des Balkans et d'Europe centrale qui devait lui être familière, il est très fréquent d'entendre des portamentos. Et déjà chez Bartok, il devient plus qu'un orne-ment.

Néanmoins, le glissondo xenakien repose sur une double innovation. D'une part, il s'intègre toujours dans des masses et, ainsi, il s'affranchit totalement de ia hauteur. D'autre part, Xenakis ne reproduit jamais deux fois une même texture de glissondi et, à la différence des épigones (pensons aux premières oeuvres de Penderecki), ses structures glissantes sont construites de l'intérieur (il ne se contente pas d'une simple linéarité, de contours extérieurs grossiers et vides de tout contenu). Pour compenser la pauvreté de la forme rudimentaire en soi du glissondo et pour travailler de l'intérieur les champs de sons glissés, Xenakis les traite graphiquement selon quatre types de base : les glissondi peuvent être parallèles (uniquement ascendants ou bien descendants), croisés (combinaison des deux directions), convergents (ou divergents), ou encore traités en «surfaces géométriques gauches».

Mais ces types sont problématiques. Une oeuvre comme Syrmos ( 1 959) , dont les «huit textures de base191» reposent largement sur la différenciation

(9) Ces huit « textures de base » sont : «a) réseaux parallèles horizontaux; b) réseaux parallèles (glissondi) ascen-dants; c) réseaux parallèles [glissondi] descendants; d) réseaux parallèles croisés (ascendants et descendants) ; e) nuages de pizzicoti; f) atmosphères de frappés col legno avec des courts glissondi col legno; g) configurations de glissondi traités en surfaces réglées gauches; h) configurations géométriques de glissondi convergents ou divergents » (Xenakis, 1963, p. 98).

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graphique des sons glissés, l'atteste. Observons l'exemple 1, avec lequel nous proposons une représentation graphique des mesures 242-244 de l'oeuvre en question. Ces tissages de glissandi croisés en parallélogrammes sont certes très jolis. De même, l'auditeur les différencie aisément des autres types de sons glissés (remarquons toutefois que les «surfaces géométriques gauches» sont peu pertinentes à l'audition). Mais offrent-ils un intérêt? Nous soutenons que Syrmos est une oeuvre très belle, mais non pas en raison de la mise en application des types xenakiens de glissandi - tenter de les retrouver à l'audition (ou même à la vue, par des graphiques) devient rapidement lassant.

Exemple 1 : Syrmos : mes. 242-244

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Où résident alors la beauté de Syrmos et, plus généralement, l'intérêt des textures xenakiennes de glissandi? Nous pouvons découvrir cet intérêt dans la très subtile dialectique qu'instaure Xenakis entre les deux extrêmes possibilités de concrétisation d'une notion très importante pour toute la musique, la notion de Gestalt. Ces deux extrêmes sont la forme et le geste. En effet, dans les champs xenakiens de sons glissés, il est possible de déceler une gradation implicite qui mènerait de la première au second. Il serait difficile de détailler dans le cadre de cet article cette gradation. Nous fournirons seulement une illustration, tout en invitant le lecteur à écouter les glissandi xenakiens en fonction des huit degrés suivants : 1 ) les glissandi s'étalent sur une longue période et s'entremêlent en un seul bloc homogène, construisant une forme à l'état pur (cas du gigantesque glissando massif du début de Metastaseis qui se déploie sans interruption pendant 41 secondes); 2) la durée est toujours très importante, mais plusieurs blocs de sons glissés se superposent (exemple : toujours dans Metastaseis, les mesures 309-3 14, qui sont censées former les fameuses «surfaces gauches'10'»); 3) bien que s'étalant à nouveau comme une forme, le champ des glissandi se rompt en plusieurs blocs homogènes (encore dans Metastaseis, les mesures finales111!); 4) même procédé mais, cette fois, des silences sont introduits : le plus bel exemple de ce degré proche de la forme, mais qui induit déjà le geste, est offert par les mesures 1 05-1 21 de Pithoprakta, composée en 1955-1 9 5 6 (l'exemple 2 en propose la réduc-tion graphique); 5) la masse des sons glissés se tisse comme une forme, mais ceux-ci sont très brefs (on les entend dans les « multicolores toiles d'araignées » dont parle Olivier Messiaen ( 1959, p. 5) à de propos de certains passages d'une oeuvre électroacoustique de 1957, Diamorphoses; 6) les sons glissés commencent à se contracter dans leur globalité (cas très fréquent dans Nomos alpha du fait de la fragmentation extrême de l'œuvre); 7) juxtaposi-tion de brefs blocs de glissandi (exemple : les mesures 1 6-21 de Polla ta dhina datant de 1962) ; 8) le glissando est traité comme un objet en soi (même lorsqu'il est composé de plusieurs sons glissés) et communique ainsi l'autorité du geste, de la présence irrationnelle, c'est-à-dire de l'entité non construite (c'est le cas des mesures 128-131 ou 205-210 de Nuits, 1 967) .

Bien qu'il apparaisse dès Metastaseis (ses très brefs blocs de glissandi des mesures 202-308, tels les « éclats » boulézîens, se situent au dernier niveau de notre gradation hypothétique, contrastant fortement avec les sons glissés du début et de la fin de l'œuvre), le geste pur se généralise seulement à partir du milieu des années 1960. Paradoxalement, alors que, en quelque sorte, Xenakis a conçu le glissando pour dépasser la notion d'objet (en l'occur-rence, la hauteur figée), pour nous obliger à nous immerger dans sa vie intérieure, son évolution l'y ramène. C'est peut-être la raison pour laquelle il

( 10) Cf. le graphique de Xenakis qui a servi à la composifion de ces glissandi dans ibid., p. 22. ( 1 1J Cf. le graphique de la première version de Metastaseis dans ibid., p. 8.

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Exemple 2 : Pithoprokto : mes. 105-1 21

imagine, vers la fin des années 1 960, ce qu'il nommera par la suite « arbores-cences». Une autre raison aussi l'y conduit : la difficulté pour les vents et les claviers d'obéir à la figure du glissondo. Écoutons Nouritza Matossian : au début des années 1970, « Xenakis est intrigué par le mouvement brownien ou marche au hasard. [...] Il s'agit d'un mouvement d'oscillation ondulatoire où les positions forment une succession très liée, comme si la particule se souvenait

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de son emplacement précédent. Un certain nombre de fonctions de probabi-lités peuvent créer ce mouvement. [...] Si cela peut créer une ligne, pourquoi [...] pas plusieurs, courant dans la même direction, grosso modo parallèles entre elles?» ( 1 9 8 1 , pp. 281-282.)

[Puis il] « les organise en figures distinctes appelées arborescences ou formes dentriques, qui partent d'une origine commune et se ramifient vers l'extérieur comme les branches d'un arbre, les bifurcations de l'éclair, les canaux de Mars, les affluents d'un fleuve». [Ibid, p. 285).

Les arborescences sont déjà à l'œuvre dans une pièce pour piano et orchestre de 1969, Synophoi. Considérons l'exemple 3 avec lequel nous y transcrivons graphiquement les mesures 150-162, jouées par le piano. Bien entendu, nous n'avons pas affaire à des glissondi : les lignes qui relient les notes jouées par le piano (les points de la figure)112' sont imaginaires. Cepen-dant, il s'agit presque de glissements(13) : en d'autres termes, les arborescen-ces entrent aisément dans la catégorie des sons glissés.

Exemple 3 : Synophoi: mes. 150-162

(1 2) Notons que, dans ce concerto pour piano, le soliste joue parfois jusqu'à dix lignes simultanément, préfigurant les exigences d'un Ferneyhough qui obligent l'interprète à « interpréter », à choisir ce qu'il pourra réaliser. (1 3) D'ailleurs, dans la partition, les notes du pianiste sont aussi reliées par des lignes; Xenakis indique [Synophoi, partition, p. 20) : « les gliss. ne sont ici qu'une expression graphique du legatissimo-liquide impératif».

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Bien qu'étant tous deux des sons glissés, les arborescences et les textures de glissandi se distinguent sur plusieurs points. Remarquons tout d'abord que les glissements d'une arborescence (réels ou bien suggérés comme dans Synaphai) sont très individués (rythmiquement, ils sont indépendants les uns des autres). D'autre part, leur pente et leur déplacement sont très faibles. Ensuite, ils sont rarement linéaires : le plus souvent, ils combinent le sens ascendant ou descendant et les tenues; en outre, fréquemment, la pente n'est pas droite (le glissement change de vitesse lors d'une montée ou d'une descente) - on obtient donc des lignes brisées. Enfin, ils se croisent parfois, ou encore, ils établissent des bifurcations à partir de points de convergence ou de divergence (d'où l'idée d'«arborescence»).

Xenakis développe les arborescences surtout dans ses œuvres des années 1970|14). Cependant, on en trouve la prémonition dans Eonta ( 1963-1964) et dans Hiketides (composée en 1964 et qui n'est qu'un écho de cette dernière) : ce sont toutes ces sonorités où les cuivres montent, où descendent en boucle des gammes dont le module est variable, sonorités qui évoquent parfois ces paradoxes de la hauteur où on éprouve le sentiment d'un son qui ne cesse de monter ou de descendre. En outre, toutes ses oeuvres de la seconde partie des années 1960 les préfigurent : citons, outre Synaphai, Terretektorh (1965-1966) (Xenakis y écrit pour tous les instruments de l'or-chestre des parties chromatiques qui s'enchevêtrent à l'infini et à propos desquelles il parle de « spirales logarithmiques ou archimédiennes1151»), Oresteia (une oeuvre de 1965-1966 où les glissements brisés des vents, très proches de la notion de portamento, évoquent la musique de gagaku), Nomos alpha (séquence finale), le Polytope de Montréal ( 1967) (il s'agit des sons que Xenakis qualifie de « convexes1161 »), Medea ( 1 967) (ici, ce sont surtout certai-nes sections des chœurs qui préfigurent les arborescences), Nuits (pensons aux fameuses «tresses» (Prost, 1989, p. 66) qui envahissent progressivement l'œuvre), Nomos Gamma ( 1967-1968), Kraanerg ( 1968-1969) et Anaktoria (1969) (la majeure partie des interventions des bois s'y livrent à de telles sonorités).

( 1 4) On comparera la figure schémati-sant l'extrait commenté de Synaphai avec le graphique de Xenakis pour une oeuvre pour piano et orchestre de 1974, Erikhthon, où les arborescences se réalisent pleinement et envahissent toute la texture musicale {Regards sur Iannis Xenakis, p. 417).

(15) Pochette du disque ERATO STU 70 529.

(16) Cf. Polytope de Montréal, partition, p. 1.

Sons statiques

Metastaseis ne se contente pas d'introduire les glissandi; elle met aussi à l'œuvre notre second type de sonorité, celui des sons statiques. Durant 52 mesures (mesures 34-85), l'orchestre y déploie le plus gigantesque cluster qui ait jamais été conçu : les 46 instruments à cordes tiennent chacun une note différente, dans une superposition quasi systématique de demi-tons (sauf dans le grave) avec un trou d'une octave dans le médium grave. Pensant sans

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doute à ce cluster, on a souvent parlé de l'intrusion du bruit en musique. Or, cette explication, qui réduit Metasfaseis à son fauvisme à peine masqué, ne suffit pas. Nous préférons écouter ces clusters comme l'évolution logique des prétentions à la totalité de l'harmonie romantique, une évolution qui prend un tournant qualitatif; de la totalité émerge une chose qui, tout en étant issue d'une élaboration tonale, finit par transcender le ton : la sonorité. Dans Metastaseis, par son très long maintien, la hauteur est neutralisée; simultané-ment, les notes s'accumulent à tel point qu'il est impossible de les distinguer : en somme, les accords traditionnels ont pris des proportions démesurées, celles d'une sonorité unique.

En outre, en se servant de la notion de cluster pour construire en fait des sonorités, Xenakis évite l'un des écueîls majeurs de la musique atonale : la combinatoire stérile, inintéressante, lassante au possible, de clusters. Par son très long maintien (62 secondes), le cluster de Metastaseis cesse d'être perçu comme un tel : l'auditeur est invité à s'y immerger, à se noyer dans sa richesse intérieure. Lorsque des tenues imperturbables conquièrent l'espace tonal et, surtout, lorsqu'elles s'étalent dans le temps jusqu'à annihiler sa perception réifiée, il en émerge un continuum qui dépasse la notion d'objet. Avec quel-ques réserves, on peut alors parler de « spectre ». Xenakis - de même que Ligeti, notamment dans Atmosphères - est un devancier direct de la « musique spectrale»; il est étonnant que, dans son étude des précurseurs de cette musique, Julian Anderson (1989) n 7 1 ne le mentionne pas, alors que Michel Serres (1972, p. 187) avait déjà comparé les partitions xenakiennes à l'analyse graphique du son.

On pourrait estimer que la sonorité des sons statiques s'épuiserait rapide-ment. Il n'en est rien. D'une part, Xenakis y introduit rapidement une variation potentiellement très riche : les notes répétées. Citons seulement son œuvre la plus célèbre, Nuits, dont plusieurs séquences, constituées de notes répétées, peuvent être décrites comme un « piétinement rageur de percussions marte-lées» (Couraud, 1 98 1, p. 1 92). D'autre part, et c'est ce que nous voudrions brièvement analyser, les sons statiques sont rarement réellement statiques. Plus exactement, leur staticité n'est qu'apparente : ils connaissent des évolutions globales ou internes.

Les évolutions globales sont certainement les plus faciles à mettre en œuvre. Le cas le moins intéressant et néanmoins le plus fréquent se présente avec des changements subits de hauteurs, au sein d'une sonorité globale (citons ici aussi Nuits, avec ses mesures 1 20-1 26). Par contre, une évolution tonale progres-sive peut conduire à des situations passionnantes; les mesures 294-305 de Syrmos l'illustrent parfaitement : un fourmillement de notes répétées en battuto col legno débute et s'arrête sur un même agrégat, mais, en son milieu, chaque instrument, comme affolé, s'écarte légèrement de la note assignée - le tout peut être comparé à un spectre unique marqué par une perturbation interne et

(17) Il est vrai que l'auteure limite la question au modèle acoustique : elle ne cite que des compositeurs qui se sont réellement servis de spectres acoustiques. Cela, à notre sens, n'a que peu d'intérêt historique : l'origine des spectres doit être recherchée dans le prélude de l'Or du Rhin de Wagner ou dans le Boléro de Ravel (pour ce dernier, en allant encore plus loin que Claude Lévi-Strauss j 1 9 7 1 , p. 590), qui parle d'« une sorte de fugue "mise à plat" », nous dirons qu'il est tout entier un seul spectre).

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momentanée. Très fréquentes sont aussi les variations globales d'intensité -lieu commun de la musique contemporaine. Un autre cas d'évolution globale des sons statiques qui confirmerait l'image du spectre concerne le timbre, qui peut subir des changements subits ou des transformations progressives globa-les (ce cas, qui nous rapprocherait de la Klangfarbenmelodie, est rare chez Xenakis). Enfin, l'espace, que Xenakis fut l'un des premiers à promouvoir au rang de dimension à part entière du son, peut se prêter à l'évolution globale des sons statiques; ainsi, dans les mesures finales du Polytope de Montréal (cf. exemple 4), quatre groupes orchestraux identiques (indiqués par des chiffres latins dans notre transcription), disposés en croix, se répondent et font circuler des tenues de cordes ou des interventions ponctuelles de trompette, de vents graves et de toms.

Par rapport aux compositeurs qui, dans les années 1960, se sont essayés à la composition par masses (et, plus tard, par spectres), la musique de Xenakis possède dans ce domaine un avantage incontestable : la prédomi-nance de la conception globale n'implique pas un anéantissement du détail. De ce fait, une grande partie des sonorités de sons statiques connaît une évolution interne très riche. Ainsi, les évolutions globales de hauteur sont moins nombreuses que ces halos sonores où les instruments poursuivent un trajet tonal autonome, tout en suscitant l'effet global d'une unique sonorité : dans les mesures 138-141 de Polio ta dhina (cf. exemple 5), chacun des vents épouse une courbe mélodique indépendante qui défile, comme dans un rêve, au ralenti. Par ailleurs, il est très fréquent que les instruments qui s'assemblent en tenues s'autonomisent au niveau du rythme (pensons aux notes répétées des cuivres d'fon/a). Mais c'est avec les nuances que naît le plus souvent une vie intérieure au spectre; dans une œuvre comme Synaphai, Xenakis établit une progression au niveau des intensités qui va d'une individuation par groupes (le début de l'oeuvre, où quatre groupes de cordes épousent des lignes de dynamiques différentes) à une individuation quasi absolue (dans les mesures 222-231 naît un gigantesque champ de tenues répétées miné de l'intérieur : vingt-six lignes de deux ou trois instruments réitèrent en décalage la cellule pp<sfff>pp).

Sons ponctuels

De même qu'il a aplani la mélodie à ses contours extérieurs (sons glissés) et enflé à l'infini les unités de l'harmonie (sons statiques), Xenakis a pulvérisé la troisième dimension traditionnelle de l'écriture, le contrepoint. Nous sommes très proches ici des champs pointillistes de la musique sérielle des années 1950. Cependant, en introduisant le calcul des probabilités ainsi que la

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Exemple 4 : Polytope de Montréal : mes. 165-1 86

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Exemple 5 : Polla ta dhina: mes. 138-141

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notion de masse, Xenakis a implicitement transmuté la pulvérisation du contre-point. Dans sa musique, non seulement un espace global s'est-il substitué à la superposition des voix du contrepoint, mais en outre, la hauteur, comme transcendée, donne naissance au surplus que nous avons nommé sonorité : les gigantesques accumulations de sons ponctuels constituent chez lui une sono-rité à part entière118' - Xenakis parle à leur propos de «nuages».

Les «nuages de grains sonores1191» fournissent la majeure partie de ces sonorités. Ils dérivent de la polyphonie en diagonale des oeuvres sérielles et la radicalisent. Ainsi mis en rapport avec l'histoire de la musique, il nous est facile d'en deviner la nécessité : il s'agit en fait de créer des sons globaux à partir de particules élémentaires. Xenakis formula cette hypothèse géniale à propos à'Analogique A, pour cordes (1958) - où le matériau est réduit au strict minimum : on n'entend pendant toute l'oeuvre que des masses de « grains sonores» émis par les neuf cordes, variables seulement quant à leur densité, leur plage de fréquences (registre) ou d'intensité et leur timbre (brefs arcos, pizz. ou battuto col legno) - , l'« hypothèse corpusculaire » :

Tout son est une intégration de grains, de particules élémentaires sonores, de quanta sonores. Chacun de ces grains sonores a une triple nature : la durée, la fréquence et l'intensité. [...] Des hécatombes de sons purs sont nécessaires à la création d'un son complexe. Il faudrait imaginer un son complexe comme un feu d'artifice de toutes couleurs dans lequel chaque point lumineux apparaîtrait et disparaîtrait instantanément sur le ciel noir. Mais dans ce feu il y aurait tellement de points lumineux et ils seraient ainsi organisés que leur succession rapide et fourmillante créerait des formes, des volutes à déroulement lent ou au contraire des explosions brèves incendiaires de tout le ciel. Une ligne lumineuse serait constituée par une multitude suffisante de points apparaissant et disparaissant simultanément. (Xenakis, 1963, p. 61.)

En somme, Xenakis tente d'opérer la synthèse sonore à partir de sons instrumentaux. Bien entendu, cette synthèse ne peut qu'échouer, pour une raison très simple : la durée globale de ces nuages est bien trop élevée pour que l'oreille les perçoive comme un seul son (au sens physique du terme). Quant à la bande d'Analogique 8 ( 1 959) , étant donné les moyens de l'époque, elle est peu convaincante. C'est pourquoi le compositeur conclut : « L'hypothèse [...] d'une sonorité de second ordre ne pourrait dans ces condi-tions se trouver ni confirmée ni infirmée» [Ibid., p. 1 22.) Nous ajouterons que, même avec le Polytope de Cluny (1972), qui utilise pourtant l'ordinateur, le résultat ne suffit pas à «confirmer l'hypothèse» (Mâche, 1 9 8 1 , p. 159).

Pourtant, l'essentiel n'est pas la véracité d'une telle hypothèse :

Que cette présentation de la micro-structure du son comme aspect particulier de la théorie des particules présente ou non un intérêt scientifique, cela importe en définitive assez peu; l'important reste qu'elle permette de comprendre combien

(18) Cette constatation ne vaut pas pour les oeuvres de Xenakis qui ne mettent pas réellement en jeu des masses du fait de densités trop faibles -Achorripsis ( 1956-1957), les oeuvres informatisées des années 1956-1962 et Akrata (1964-1965) : en elles, les textures de sons ponctuels ne se transmuent pas en sonorités; pire, elles sonnent comme de mauvaises oeuvres sérielles. ( 1 9) C'est un des « événements » sonores d'une oeuvre datant de 1959-1960, Duel (cf. Xenakis, 1963, p. 141).

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I la prise en compte du son comme objet premier de la musique débouche sur | l'avènement d'un nouvel espace musical (Vrîend, 1988, pp. 96-97).

L'intérêt de cette hypothèse réside dans le fait qu'elle nous confirme que les masses xenakiennes visent bel et bien la production de sonorités : si les nuages d'Analogique A doivent produire des sonorités « de second ordre» (ce que nous nommons sonorités tout court), il en va de même pour tous les autres nuages xenakiens - même si ces sonorités ne sont pas à prendre au sens littéral, c'est-à-dire comme des sons physiques.

Les types de « grains sonores » nécessaires à la sonorité des sons ponctuels sont très variés. Il peut être question, comme dans Analogique A, de pizzicati de cordes. Mais on pourra aussi avoir affaire à des pizzicati-glissandi; c'est d'ailleurs avec eux que, dans les mesures 52-59 de Pithoprakta, Xenakis introduisit simultanément cette sonorité ainsi que le calcul des probabilités. Dans Herma (1960-1961) ainsi que dans Eonta, les grains sonores sont matérialisés par les staccatos du pianiste. Ailleurs, nous trouvons des battuti col legno des cordes; c'est le cas d'un des passages les plus saisissants de Pithoprakta, les mesures \J2A79 (cf. sa schématisation dans l'exemple 6), où, chaque instrument épousant une ligne mélodique autonome mais aux mouvements de plus en plus serrés, on aboutît à un cluster très dense dans le médium. Les percussions contribuent souvent à la construction de ces sonori-tés : citons seulement une œuvre pour six percussionnistes, Persephassa ( 1969). Plus rarement, Xenakis met en oeuvre des « bruits» : pensons aux instructions de Pithoprakta ou de Stratégie (1956-1962) , qui exigent des instrumentistes à cordes qu'ils frappent sur la caisse de leur instrument. Enfin, c'est bien entendu avec ses œuvres électroacoustiques que Xenakis tente de créer des sons globaux composés d'une myriade de particules homogènes (outre Analogi-que A, mentionnons les «sons de braises ardentes à peine manipulés» (Mâche, 1983, p. 131) d'une œuvre pour bande de 1958, Concret PH). Remarquons enfin que les « grains sonores » ne sont pas nécessairement de nature ponctuelle : de brèves tenues peuvent très bien s'y substituer. Une œuvre illustre à elle seule toutes les possibilités qui viennent d'être énumérées : Nomos Gamma; les cordes sont souvent employées pour tisser ce que Xenakis ( 1 9 7 1 , p. 239) appelle des «tapisseries sonores», c'est-à-dire de gigantesques mélanges aléatoires de huit timbres-modes de jeu, mélanges dont la densité extraordinaire nous conduit à les percevoir comme de vérita-bles bruits de fond au sens quasi métaphysique du terme.

Sons glissés, sons statiques, sons ponctuels : ces trois sonorités de base issues des trois dimensions traditionnelles de l'écriture grâce à une subtile transmutation et que Xenakis varie à l'infini suffisent pour décrire la totalité de l'univers xenakien. Répétons-le : toute œuvre de Xenakis n'est que succession de sonorités. Bien sûr, cette écoute n'est pas la seule possible : on peut

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Exemple 6 : Pilhoprakta : mes. 1 72-1 79

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continuer à rechercher les rapports tonals ou rythmiques; ou encore, il serait amusant d'axer l'audition sur les «moyennes statistiques», les «transformations de groupes » ou toute autre opération logico-mathématique. Mais l'intérêt de ces types d'écoute est pratiquement nul : d'un côté, les dimensions traditionnel-les du son se sont dissoutes; de l'autre, les structurations complexes mises en jeu par Xenakis ne sont, en fin de compte, que des moyens pour produire des sonorités.

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La théorie et l'œuvre chez Xenakis : éléments pour une réflexion Benoît Gibson

Xenakis fait partie des compositeurs dont les premières œuvres se sont accompagnées de considérations théoriques importantes. Toutefois, son point de départ fut autre : ayant reçu une formation d'ingénieur, il allie la musique à une pensée scientifique. Cette approche l'affranchit des contraintes propres aux techniques de la musique sérielle et lui permet d'explorer selon d'autres critères des sonorités jusqu'alors inouïes. Ainsi, dès ses premières oeuvres, il emprunte au calcul des probabilités un raisonnement mathématique pour expliquer les distributions statistiques de certaines dimensions du son.

Devant la richesse de l'univers sonore qui se présente à lui, Xenakis rédige un ensemble de textes dans lesquels il propose une formalisation de ses principes de composition. Mais ces écrits reçoivent des accueils partagés : les uns lui reprochent son approche trop scientifique, les autres reconnaissent plutôt sa grande originalité. Il est vrai que le peu de références à sa musique et la nature abstraite des expressions mathématiques qu'il emploie ne favori-sent pas la compréhension de ces textes théoriques dont l'essentiel a été rédigé au début de sa production et qui soutiennent l'idée d'un alliage entre la science et l'art sur laquelle s'est fondée sa démarche. Depuis plusieurs années, Xenakis s'est retranché derrière son œuvre, voué à la composition, n'évoquant qu'au passage quelques particularités des échelles dont il fait usage et laissant derrière lui ces textes qui marquaient par une avancée théorique chacune de ses œuvres nouvelles. Et pourtant, malgré ce silence et bien que ses préoccupations aient évolué, on l'y rattache sans cesse.

Nous examinerons quelques-uns de ces textes, non pas pour en discuter les fondements théoriques — cela n'est pas de notre ressort - , mais afin d'en comprendre la portée, le sens, en nous appuyant sur les exemples musicaux qui les illustrent. Notre objectif est d'esquisser une réflexion sur la nature du lien qui unit sa musique aux principes théoriques sur lesquels il s'appuie.

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Exemple 1

Phénomène de « masse »

Dans un article publié en 1956, « Warscheinlichkeitstheorie und Musik», Xenakis, pour une des premières fois, écrit sur sa musique : il donne l'exemple graphique des mesures 52 à 59 de Pithoprakta (pour orchestre à cordes, deux trombones et percussion) afin d'illustrer un rapprochement possible entre la musique et les mathématiques. Il s'agit d'un nuage de « pizzlcoti-glissondi» (cf. exemple 1 )111. On y retrouve deux traits caractéristiques de sa musique à I PI Nous avons réalisé ce graphique à cette époque : l'emploi du glissondo uniformément continu, auquel il associe ' Partir ° e 'a Partitlon-une vitesse, et le fait de penser les sons comme intégrés dans des phénomènes de «masse»; il nous révèle aussi le support sur lequel Xenakis conçoit sa musique : le plan cartésien. Cet exemple ne concerne que les quarante-six instruments à cordes (12.12.8.8.6), et chacune des lignes représente un glissando dont l'origine est notée par un point. Le quadrillage superposé au graphique indique les mesures, d'une part, et les hauteurs, d'autre part (depuis le mi grave de la contrebasse jusqu'au mi aigu du violon, sept octaves au-dessus). Les vitesses, nous dit l'auteur, ont été calculées selon une distribution

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gaussienne'21. Notons que la force nécessaire pour souligner les glissements d'un son à l'autre et la rapidité avec laquelle décroît l'intensité du son rendent l'oreille plus sensible aux densités et aux registres qu'aux vitesses. La masse orchestrale occupe d'abord les registres de façon homogène, puis Xenakis la module en lui soustrayant des régions : une modulation se fait par cette absence qui met en relief des zones densifiées. L'oreille suit davantage le chatoiement des régions activées par leur forte concentration que le profil dynamique de l'enveloppe. Xenakis modifie sa couleur, son timbre en variant le champ dans lequel évolue la « masse » perçue dans sa globalité. Mais qu'en est-il des vitesses? Examinons-les de plus près - sans toutefois nous égarer dans des calculs fastidieux.

Comme dans la plupart de ses œuvres écrites jusqu'en 1 965 , Xenakis subdivise l'unité du temps par 3, 4 et 5 ; là où la densité est grande, il superpose ces subdivisions par strates, qu'il répartit équitablement au sein de chaque groupe d'instruments; pour éviter le retour périodique de tous les instruments au début de chaque mesure, certains glissondi sont prolongés jusqu'à la subdivision suivante (cf. exemple 2).

| (2)fM = ( 2 / ( a p " 2 ) ) explV/a'!

Exemple 2

vLl

vl.4

vl.5

Les durées, établies par rapport à la durée d'une mesure, sont donc égales aux valeurs : 1 / 3 , 2 / 3 , 1 /A, 2, 1 / 5 , et 2 / 5 ( 3 ) ; et nous obtenons l'ensemble des vitesses en multipliant ces valeurs par les intervalles compris entre 1 et 1 4 demi-tons - ce dernier semble être à peu près l'intervalle le plus grand que peut parcourir un glissando, sans perdre contact avec le son141. L'exemple 3 donne l'ensemble des vitesses que lui impose le choix des subdivisions de l'unité de temps et la fréquence de chacune d'elles dans la réalisation graphique.

(3) Une seule exception : la contrebasse 4 prolonge son glissando durant trois unités (3/5) entre la mesure 54 et 55. (4) En vérité, on trouve un intervalle de dix-sept demi-tons, et un de dix-neuf demi-tons, que Xenakis prend le soin de noter sur la corde grave du violoncelle dans un cas, et de la contrebasse dans l'autre (vie. 2, mes. 59 ; cb. 4, mes. 52).

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Exemple

, 0 1,5 2 2,5 3 4 4,5 5 6 7,5 8 9 10 10,5

3

1 6 6 14 23 30 14 58 59 24 46 57 45 8

12 12,5 13,5 14 15 16 16,5 17,5 18 19,5 20 21 22 22,5

77 7 3 12 75 46 0 10 31 2 68 19 2 1

24 25 26 27 27,5 28 28,5 30 32 32,5 33 35 36 39

38 39 4 18 0 29 0 46 21 2 4 23 18 9

40 42 44 45 48 50 52 55 56 60 65 70 76 85

39 8 12 12 9 21 5 11 11 9 7 6 1 1

Afin de comparer la distribution des vitesses de ce passage avec celle du modèle que nous propose Xenakis, il faut d'abord déterminer la largeur des classes qui regroupent les vitesses - dans une autre application de la loi de Gauss (Xenakis, 1990, p. 35), Xenakis divise les vitesses par classes de un demi-ton (par mesure). Cette division s'applique difficilement ici puisque la répartition des vitesses est irrégulière. Elles se répartissent, en valeurs absolues, de 0 à 85 demi-tons. Comment les regrouper?

Envisageons plusieurs possibilités, faute de savoir quels critères ont servi à les définir. Nous les avons regroupées par classes de deux, trois... jusqu'à dix, à la recherche de celle pour laquelle les résultats se rapprocheraient le plus de sa distribution théorique - cette méthode n'a rien de la rigueur qu'exige une approche scientifique, mais tente de comprendre la façon dont le compo-siteur s'est servi de son modèle, à partir des quelques indices qu'il nous a laissés. Nous pouvons confronter une distribution réelle avec une distribution théorique en calculant, avec l'aide du test du c2,5) (khi 2), avec quel degré de certitude les deux distributions diffèrent de façon significative. Le choix de ce test (c2) nous est proposé par Xenakis161. L'exemple 4 nous montre deux choses : d'une part, pour des regroupements différents (classes), la valeur maximale du c2 (série 2), qui nous permettrait de conclure, avec un degré de certitude de 95 %, que les résultats des deux groupes suivent la même distribution; d'autre part, la valeur réelle du c2 (série 1 ) telle que nous l'avons calculée à partir des vitesses utilisées pour ce graphique.

(5) La valeur du c2 est égale à S (X-x)2/x, où X est la valeur observée et x, la valeur théorique. (6) Cf. note 1.

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Exemple 4

Dans tous les cas, la valeur réelle du c2 excède sa valeur théorique. Le moins que l'on puisse dire, c'est que la distribution des vitesses de ce graphi-que ne correspond pas au modèle proposé même et qu'il s'en écarte consi-dérablement.

Pourtant, si nous représentons la distribution des vitesses (série 1 ) par un histogramme, en regroupant les vitesses par classes de cinq demi-tons et en comparant la distribution réelle avec sa distribution théorique (série 2), nous apercevons une ressemblance. Sous la courbe que dessine la distribution réelle, s'esquisse l'apparence d'une distribution gaussienne (cf. exemple 5).

Cette ressemblance n'est pas fortuite : elle nous laisse croire qu'un calcul a pu être à la source de la première, mais que pour des raisons autres que l'on peut attribuer en partie au cadre qu'il s'est fixé, Xenakis s'en est écarté.

L'importance de la forme nous est révélée par l'existence d'un autre graphi-que{7), semblable au premier, qui en fut sans doute la première esquisse (cf. exemple 6). Si nous comparons cette esquisse avec sa version définitive (cf. exemple 1 ), il semble que Xenakis l'ait retravaillée afin de réduire l'ambitus de chaque classe d'instruments - certains glissondi étaient notés dans des régions aiguës du registre où la durée du son aurait été trop brève pour laisser entendre les glissements. Mais là n'est pas la seule modification qui lui est apportée : la grande précision avec laquelle il redéfinit les contours de l'enveloppe est frappante, de même que la répartition des hauteurs. Toutefois, là encore, la distribution des vitesses s'écarte de son modèle théorique.

(7) On retrouve la reproduction de cette esquisse, entre autres, dans les deux éditions anglaises de Formalized Music et dans le numéro de la revue L'Arc consacré à Xenakis. Nous avons recomposé celui-ci à partir de sa reproduction dans la dernière édition de Formalized Music, pp. 1 8-21.

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Mais la recherche d'un équilibre dans la répartition des glissandi ascen-dants et descendants, le recouvrement des classes d'instruments et la diversité des vitesses suffisent pour donner à ce passage son caractère de «masse». L'écart que l'on constate entre la distribution réelle et la distribution théorique n'altère pas notre impression du phénomène. Que nous importe la rigueur, pourvu qu'on ait l'impact sonore? N'est-ce pas là l'essentiel? Jusqu'où peut-on s'en écarter sans affecter sa représentation? La réponse est complexe, mais une limite existe, au-delà de laquelle le désordre s'ordonne. En marge de ces exemples naissent les questions de l'ordre, du désordre et de l'iden-tité.

Hasard

La globalité avec laquelle Xenakis aborde le phénomène sonore ne facilite pas la perception des principes gérant les œuvres sérielles dont l'organisation témoigne d'une complexité grandissante - est-ce bien ce qu'on doit y perce-voir? Le résultat n'étant pour lui que «masse» de facture imprévisible, il en critiqua les principes et développa l'idée de l'indéterminisme comme principe d'organisation des sons. Il lui fallait un nouvel outil : le calcul des proba-bilités.

Dans son livre Musiques formelles, Xenakis expose quelques lois stochasti-ques pouvant régir certaines dimensions du son : les durées, les intervalles, les vitesses, les densités deviennent des variables dont on peut calculer l'évolu-tion. Son œuvre Achorripsis, pour laquelle^ il se donne un minimum de règles, serait entièrement conçue selon ces lois. Ecrite pour un ensemble de vingt et un instruments, elle regroupe sept classes de timbres (flûte, hautbois, cordes glissées, percussion, pizzicati, cuivres, archets). Nous nous sommes limité à une seule classe (pizzicati), dont nous avons analysé, pour chaque séquence, la distribution des durées.

Une fois les séquences délimitées, les moyennes calculées et les valeurs recensées, nous avons comparé les résultats des distributions réelles avec ceux que nous aurait fournis l'application de la loi : Px= cfe^c/x, dont Xenakis ( 1990, p. 1 2) dit qu'elle s'applique à la distribution des durées. Comme nous l'avons fait précédemment, le test du c2 nous a servi de mesure. L'exemple 7 montre, chaque fois que l'on retrouve la classe pizzicati au cours de l'œuvre, avec quel pourcentage d'erreurs les distributions réelles et théoriques diffèrent de façon significative.

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Exemple 7

séquences

Qu'observons-nous? Il est d'usage d'exiger un pourcentage d'erreur infé-rieur à 5 % avant de conclure que les deux distributions suivent la même loi. Ici, seules les séquences 4, 5 et 17 répondent à ce critère. Il semble que si Xenakis a au préalable calculé ces distributions, il s'en soit parfois détaché lors de la réalisation de ces passages. Pourquoi? Il est difficile de répondre à cette question, mais il est intéressant de représenter ce pourcentage d'erreur en relation avec la densité de sons par mesure. Il semble qu'il y ait une densité optimale, autour de 4,6, où la distribution des valeurs s'accordent le mieux avec le cadre que s'est fixé Xenakis :

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Remarquons aussi que la loi dont il se sert pour calculer les durées concentre ses valeurs dans le premier intervalle; et puisque Xenakis choisit de regrouper les valeurs par intervalles de dixièmes de mesure, la distance qui sépare les sons d'une même classe doit, dans la majorité des cas, être comprise entre 0 et 0,1 mesure. Serait-il possible que cette grande proximité entre les sons, que demande l'application de cette loi, ne s'accorde pas toujours avec notre représentation de l'imprévisible, d'autant que les sons paraissent parfois simultanés? De plus, la distinction entre les classes n'est pas toujours aussi nette dans le domaine du sonore. La différence entre ces deux intervalles (cf. exemple 9, A et B) est fine quoiqu'ils appartiennent à deux classes différentes; elle est encore plus fine lorsque le tempo augmente.

Exemple 9

JL

JL

r S'il est vrai qu'il est impossible d'imiter le hasard sans recourir à un calcul^8',

l'imprévisible que nous éprouvons à l'écoute d'une suite désordonnée de sons que l'on associe au hasard, exige la considération de facteurs liés à notre perception du phénomène sonore et à un référentiel musical. Xenakis dit bien que la référence théorique peut n'être qu'arbitraire, nous indiquer seulement « la quantité de hasard incluse dans notre choix ou l'adaptation plus ou moins rigoureuse de notre choix à une loi de distribution qui peut même être absolument fonctionnelle. » ( 1 9 6 2 , p. 11). Notons qu'une autre loi de proba-bilités, ou d'autres paramètres, se rapproche peut-être des résultats que nous avons observés. Nous ne nous préoccupons que du rapport entre la théorie proposée et son application. Malgré la distance que prend Xenakis par rapport à son modèle, cette prise de conscience théorique sur le hasard éveille un univers sonore en marge duquel se pose la question de l'être et de son évolution...

(8) Cf. E. Borel, «Sur l'imitation du hasard », Compte-rendu de l'Académie des Sciences, t. 204, pp. 203-205. Il s'agit du hasard pris dans sa définition scientifique.

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Logique

Le dernier exemple est tiré de Herma, première œuvre pour instrument solo de Xenakis. L'œuvre a pour fondement des classes de sons (cf. exemples 10 et 1 1 ) préalablement définies - que Xenakis nomme : A, B, C et R, cette dernière regroupant l'ensemble des sons du piano - et à partir desquelles d'autres sont obtenues par les opérations logiques de réunion, d'intersection et de négation qui leur sont appliquées.

Exemple 10

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Ces classes ne déterminent que le champ, l'échelle sur laquelle vont s'inscrire les sons, indépendamment du temps dans lequel ils s'insèrent. Toute-fois, ce n'est pas dans ces rapports opératoires que se perçoivent les classes, mais dans des rapports vagues d'identité, d'inclusion et d'exclusion, que souligne le jeu des intensités et des densités. Si l'on représente les classes de sons par des ensembles (cf. exemple 1 1 ), gardons-nous de confondre la complexité d'une formulation mathématique avec sa réalité perceptive. Par exemple, la suite d'opérations suivante ((A • B ) • C), où le signe • indique l'intersection entre les ensembles, ne représente que quatre sons; de façon plus générale, quelle que soit la longueur de la formule, elle ne représente

Exemple 1 1

(9) Cette édition a été publiée en 1978 chez Boosey and Hawkes.

que la somme de sous-ensembles (huit au total) issus du partitionnement de R. L'œuvre enchaîne donc des séquences où se combinent ces différents sous-ensembles que Xenakis indique sous forme d'opérations logiques.

Cependant, une étude de cette oeuvre (Bayer, 1987, pp. 91-105) révèle beaucoup d'exceptions : l'examen de chaque séquence montre des hauteurs qui n'appartiennent pas à la classe indiquée. Il est vrai que la présence de ces notes isolées, jouées une seule fois à l'intérieur de classes dont chaque son est entendu plusieurs fois, surprend. Il nous reste toujours la possibilité d'évoquer les «libertés esthétiques». Mais tout ce qui justifie le changement d'une hauteur pour une autre étrangère à la classe indiquée implique que l'appari-tion dans le temps d'un son prévaut sur sa dimension de hauteur, sur l'organi-sation du hors-temps de l'œuvre. Alors ne serait-il pas préférable, dans le cadre ici proposé par l'auteur, d'intervertir les sons plutôt que de les remplacer par d'autres? Voilà que, contrairement à ce que l'on a pu dire, une éditionl9) plus récente a apporté de nombreuses corrections : il s'agissait donc d'erreurs de transcription! N'était-il pas hâtif de conclure à des libertés esthétiques telles que d'éviter quintes et octaves? Nous ne nous rappelons pas que Xenakis ait

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eu cette préoccupation, pas même lorsqu'il a eu recours à des procédés sériels; pour nous en convaincre, citons (cf. exemple 1 2 : édition 1 9 7 8 ; exemple 1 3 : première édition) les mesures 8 et 9 de la page 1 0 de Hermo : certaines corrections ajoutent des rapports d'octaves qu'évitait l'édition précé-dente ! Les hauteurs correspondent à la classe complémentaire de la classe C.

Exemple 1 2

Mais la chose se complique : restent quelques exceptions qui ont survécu à cette première épreuve. N'écartons pas l'hypothèse d'erreurs, à laquelle se prête d'ailleurs fort bien la transcription d'esquisses graphiques sur des feuilles de musique. Le problème que soulève le recours aux libertés esthétiques est qu'il suppose que nous puissions, sinon l'expliquer, du moins le comprendre en relation à un style dont on aurait assimilé les caractéristiques. À ce niveau, et dans ce cas précis, il apparaît difficile d'y recourir. Du reste, contrairement aux

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déploiements de masses où les sons individuels s'effacent au profit de l'ensem-ble perçu dans sa globalité, les hauteurs absolues prennent parfois de l'impor-tance dans ce type de conception, puisqu'elles déterminent les classes et la possibilité d'en percevoir les rapports. Cela n'exigeait-il pas les corrections que l'auteur lui a apportées lors d'une seconde édition ? La valeur perceptive des hauteurs n'est pas la même selon le contexte où elles se trouvent : lorsque la densité est faible et le nombre de hauteurs restreint, trop d'altérations nuisent à la reconnaissance des sons comme classe; mais lorsque la densité et l'étendue des hauteurs sont grandes, leur caractère absolu perd de l'impor-tance. Du reste, cette œuvre s'inscrit dans le prolongement d'une réflexion sur le hors-temps qui conduit Xenakis aux échelles, dont la formulation, plus fine, laissera voir les symétries ou le retour plus ou moins fidèle d'une même entité.

Pour conclure

Dans les écrits de Xenakis, le recours aux mathématiques, comme la vigueur avec laquelle il a défendu sa démarche, n'est pas indifférent au contexte qui a vu naître ses premières oeuvres : au moment où l'on cherche une issue au « sérialisme », Xenakis enchevêtre les glissondi et déploie des masses de sons qu'il compare à des phénomènes statistiques de grande envergure. Sa démar-che apporte un contrepoids au développement des techniques sérielles dont il critiquait les principes. Alors, les mathématiques se substituent à l'héritage d'une tradition musicale, ouvrent une autre voie à la création et tentent d'en élargir le champ. Cette recherche qui précède, ou suit, la réalisation de ces passages est source d'inspiration et le mène à des univers sonores inexplorés.

Mais l'examen des partitions de Xenakis fait parfois problème dès lors que les observations qu'on en tire sont confrontées avec les propos que tient le compositeur dans ses écrits théoriques. Certes, d'autres exemples nous révéle-raient une plus grande rigueur, mais ceux-ci s'accompagnent de textes qui nous les expliquent. Dans les trois cas que nous avons présentés, l'idée musicale se donne comme point de départ un problème théorique, sans toutefois s'y contraindre. Parfois, Xenakis s'écarte du principe qu'il s'était donné. Problème technique ou problème théorique? Erreurs ou intuition? Seul un contexte nous permet d'évaluer la valeur ou la pertinence d'un principe théorique. Doit-on conclure à l'incohérence ou recourir aux libertés esthéti-ques? Le problème nous semble souvent mal posé. Sa musique est liée à la science parce que, sous ses modes de représentation graphique ou numéri-que, elle partage son champ de recherche. Ainsi, plusieurs théories mathéma-tiques, ou autres, peuvent naître d'une réflexion musicale. Mais, sous ces modes de représentation, elle n'apparaît pas comme le champ d'application

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d'une science : elle tente d'abord d'élargirses possibilités sonores. De plus, chacune des propositions théoriques entraîne une réflexion d'un autre ordre, où Xenakis pose des questions philosophiques. C'est aussi l'originalité de sa démarche : plus qu'un simple point de départ, les principes théoriques sur lesquels il se fonde cherchent un rapprochement, une ouverture sur divers champs de connaissance dont il repousse les frontières. Ils impliquent un développement de la pensée qui participe de la genèse de l'œuvre sans en être la finalité. La théorie côtoie l'oeuvre plutôt qu'elle ne la détermine. Aussi les raisons qui entraînent les écarts entre une proposition théorique et son appli-cation musicale sont-elles chaque fois différentes, mais quels que soient ces écarts et quellles qu'en soient les causes, le lien qui les unit reste le même. Ce rapport s'impose comme une nécessité, et c'est là, peut-être, toute la problé-matique de son oeuvre.

BAYER, F. ( 1987), De Schôenberg à Cage. Essai sur la notion d'espace sonore dans la musique contemporaine, Paris, Klincksieck, pp. 91-105.

XENAKIS, I. ( 1956), «WarscheinlichkeHsHieorie und Musib, Gravesaner Blatter, n° 6, pp. 28-34.

XENAKIS, I. ( 1962), Musique Architecture, Paris, Casterman.

XENAKIS, I. ( 1990), Formalized Music, Pendragon Press, New York, Stuyvesant.

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Dompter la mer sauvage réflexions sur Evryali de Iannis Xenakis Marc Couroux

Evryali de Iannis Xenakis, composé en 1 973 , marque un point tournant dans l'histoire du répertoire pianistique et de l'« interprète-médium ». Antérieure-ment, malgré la difficulté croissante des oeuvres pianistiques (en raison des progrès en «science performative»), il était toutefois possible à quelque virtuose de les réaliser pleinement, au moins au plan technique. A cause de certains phénomènes irréductibles, Evryali contient des passages physiquement irréalisables. Cet article explorera le problème de l'impossibilité et offrira des solutions (provisoires) qui m'ont permis de contrôler Evryali avant de l'interpré-ter en public.

Deux prémisses techniques : le contrepoint arborescent..

La source de cette impossibilité se situe au niveau des techniques compositionnelles de Xenakis, en particulier celle des arborescences : des dessins en forme de branches tracées sur du papier graphique, traduits ensuite en notation musicale. (L'axe des x représente le temps, l'axe des y représente la hauteur des sons. Cf. exemple 1.)

Xenakis utilisa cette technique depuis le concerto pour piano Synaphai-Connexities de 1969, dans lequel la partie de piano est notée sur un maximum de dix portées, chacune composée d'une ligne différemment articu-lée et extrêmement directionnelle (cf. exemple 2). En effet, cette musique possède un contrepoint très raffiné, non thématique, réduit à son essence linéaire, soit la vitesse et la direction des lignes. La confluence de toutes ses

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Exemple

Exemple 2

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voix produit une texture très complexe. Par la suite, au sein d'oeuvres telles que Phlegra (1979) et Palimpsest (1979), Xenakis utilise un contrepoint plus traditionnel, plus mélodique, défini par les gammes non-octaviantes, ayant un profil thématique distinct.

Un exemple classique de contrepoint arborescent se trouve à la page 9, où une ligne initiale finit par se multiplier par cinq (cf. exemples 3 et 4). Le problème majeur de cette pièce réside en cette technique innocente - et plus spontanée que les mathématiques austères utilisées dans les années 1 9 6 0 . Quand les lignes se fissurent pour se propager dans diverses directions, Xenakis ne s'occupe pas de la morphologie de la main humaine, ou même du nombre (deux) de mains d'un seul interprète! A un certain moment (X), la réalisation parfaite et simultanée de toutes ces lignes devient impossible par la suite (cf. exemple 4). L'interprète vient d'être confronté pour la première fois à un fait inéluctable : il ne pourra jamais donner une version intégrale de l'œuvre.

... et la théorie du chaos'1

Dans la vaste branche scientifique qui étudie le «chaos» (science prolifé-rante), nous rencontrons couramment la notion suivante : l'ordre contenu dans le désordre apparent/ le désordre contenu dans l'ordre apparent. Un pas-sage particulier à'Evryali illustre bien le deuxième volet de cette proposition (cf. exemple 5).

L'ordre apparent est représenté par l'accord de huit sons - en forme intégrale seulement au moment de la dernière attaque. Le désordre, par contre, est créé par la densité changeante de ce même accord à chaque attaque de doubles-croches; ni motif récurrent, ni périodicité ne s'y retrouvent. (La distribution des densités est statistiquement calculée.) Toutefois, si l'auditeur ne porte pas attention à ce détail « intérieur» - où s'il entend ce passage de loin - , il peut percevoir une entité globale, l'accord de huit sons, dont les composantes réapparaissent selon un taux assez élevé pour créer une cohé-sion auditive.

Ethique

Les territoires du compositeur et de l'interprète ne s'excluent pas mutuelle-ment, pensons seulement à Michael Finnissy et Frederic Rzewski (deux compo-siteurs-pianistes poursuivant la tradition lisztienne), mais il semble que le

( 1 ) La théorie du chaos appliquée à Evryali n'est qu'une métaphore person-nelle qui ne représente pas directement l'attitude compositionnelle de Xenakis, bien qu'il ne la désapprouverait proba-blement pas.

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Exemple 3

Exemple 4

rm-1 • M T=

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Exemple 5

compositeur « pragmatique » soit en voie de disparition. Toutefois, est-il forcé-ment mauvais de bousculer l'interprète dans un terrain qui lui est étranger et de remettre en question la perception de l'instrument?

Fondamentalement, l'interprète est le médium à travers lequel une oeuvre d'art est canalisée (pourvu que l'on croie encore à la pertinence d'interprètes humains dans cette ère de réalisations informatiques). Sa responsabilité est imperative face aux problématiques soumises par le compositeur, il se doit de façonner les abstractions en matière sonore tangible.

Le respect absolu du texte musical est une valeur des plus inébranlables, inculquée sans répit à ('«interprète-étudiant», les fausses notes n'étant rien de moins que des péchés capitaux. Malheureusement, cette valeur ne peut plus être respectée dans Evryali, à moins que l'interprète ne démissionne (et ne joue pas la pièce), préférant garder à l'esprit l'image originelle et non

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corrompue de l'oeuvre. Mais l'aspect «chaotique» d'Evryali peut le guider hors de sa crise existentielle vers une conception du résultat global. Dans le contexte de ce contrepoint radical, qui ne dépend pas des hauteurs exactes pour être saisi et compris, de petites erreurs de notes perdent de leur importance. Plutôt - bien qu'on ne doive pas renoncer à une exactitude acharnée même si elle est foncièrement décevante -, on se doit de maintenir l'effet global. Par exemple, les dynamiques et l'utilisation de la pédale donnent une perspective aux masses mouvantes, (cf. exemple 6).

Xenakis a souvent comparé l'interprète à un athlète qui s'efforce toujours de se dépasser. Il a fait sien cet état d'esprit dans Evryali en créant des situations qui ne pourront jamais être réalisées. L'interprète doit entretenir une attitude positive et ouverte qui le mènera peut-être éventuellement à la perfection, sachant simultanément que c'est illusoire. Mais c'est cette conscience para-doxale qui investit Evryali de tant d'énergie.

Exemple 6

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Problèmes pratiques et quelques solutions

Une controverse surgit en 1 9 7 5 dans les pages de Tempo, périodique anglais de musique contemporaine. Peter Hill (1975), pianiste anglais, écrivit un article destiné à démystifier «finalement» l'aspect pratique à'Evryali. Les pianistes Yuji Takahashi (1975) et Stephen Pruslin, tous deux interprètes d'Evryali ont répliqué à cet article dans le même périodique, critiquant Hill pour ce qu'ils appelaient ses échappatoires. Hill répliqua, en accusant Takahashi d'avoir perdu contact avec la réalité. Cette controverse explique ce qui suivra.

Hill suggéra de «réduire» certaines sections (notées sur quatre ou cinq portées) sur les deux portées traditionnelles afin de faciliter l'apprentissage. Cela revient (aussi bête que cela puisse sembler) à faire une réduction de piano d'une pièce pour piano (cf. exemple 7) ! L'idée est séduisante (je l'ai moi-même essayée au départ), car elle rend explicite ce qui ne peut pas être accompli à deux mains. Mais cette simple renotation soulève certains problè-mes. D'abord, quoique la notation sur quatre portées ne soit pas facile à lire (et à apprendre), elle rend évident l'aspect linéo-contrapuntique d'Evryali (cf. exemple 8) plutôt que l'aspect harmonique devenu proéminent dans la réduc-tion. C'est de cette façon que le compositeur a voulu « présenter » son œuvre à l'interprète, et même s'il ne peut plus contrôler ce que l'on fait avec son texte, je pense que la notation elle-même a le pouvoir d'influencer psychologique-ment l'interprète. Les raffinements de notation, aussi déconnectés qu'ils soient d'une réalité interprétative, contribuent à la puissance d'une œuvre. L'interprète doit tenir compte de l'ensemble d'informations fournies, et non pas les distorsionner pour mieux servir ses besoins perceptuels. Doit-on encore rappe-ler à l'interprète qu'il est bel et bien l'esclave de l'œuvre?

Plus qu'une simple transcription mécanique, le processus d'arrangement implique un cheminement « choisi » prédéterminé et fixé pour toujours par écrit (cf. exemple 9). Comme dans la réduction d'orchestre traditionnelle, les parties jugées superflues sont sacrifiées afin de permettre à un seul pianiste de réaliser l'essentiel. Inévitablement, dans Evryali, le pianiste doit choisir un chemin compte tenu des impossibilités, pour ensuite pouvoir l'interpréter en public sans se réfugier dans l'improvisation incontrôlable. Ce qui dérange dans le propos de Hill, c'est son aspect irréversible, car une version qui cor-respond aux capacités de l'interprète au moment même du choix ne tient pas compte de son futur potentiel, lorsqu'il aura acquis la virtuosité nécessaire pour ajouter des notes. Il devrait toujours avoir la chance de revoir ses «priorités» qui permettraient une réalisation adéquate de l'effet global (créer l'illusion de plusieurs voix). La question inévitable se pose alors : serait-il possible de

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Exemple 7

Exemple 8

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Exemple 9

réaliser cent pour cent de la partition après dix ans de travail, ou est-ce qu'Evryali a définitivement franchi une frontière qu'aucun pianiste futur ne pourra traverser?

Hill propose ensuite carrément de réécrire certaines sections pour satisfaire les capacités physiques de l'interprète; pour aussi le sécuriser face au gouffre de l'impossible - rendre le passage soudainement possible. Il propose de réduire l'empan de certains accords pour les rendre accessibles à une main humaine, entassant ainsi le contrepoint dans un espace plus étroit (donc moins perceptible de par la proximité du registre). De plus, il transpose librement certaines notes et lignes à l'octave (plus haut ou plus bas), favorisant ainsi la «classe des hauteurs» plus que la perception de lignes. Hill semble avoir mal compris l'inspiration même d'Evryali (les arborescences), car cette transposi-tion ad libitum détruit le mouvement contrapuntique. Takahashi l'a bien dit dans sa réplique: «Evryali n'est pas une étude dodécaphonique». (1975, p. 53.)

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Définir ses priorités : le tempo

Au fond, il s'agit de décider quels aspects d'Evryali sont essentiels et doivent être sauvegardés, malgré le sacrifice de certains autres détails. Cha-que interprète doit décider. Takahashi arpège certains accords impossibles de la section centrale (cf. exemple 6), réduisant le tempo. Il faut savoir que Xenakis approuva cette solution allant même jusqu'à la proposer à certains pianistes. Personnellement, j'ai choisi de maintenir l'effet de masse; j'ai alors conservé le tempo initial (blanche = 60) durant toute la pièce, même si cela suppose une plus grande approximation des hauteurs. Se peut-il qu'Evryali, en dépit de toutes les apparences, soit une forme d'oeuvre ouverte, formellement fermée mais, par contre, assujettie aux priorités personnelles de l'interprète quant au résultat «expressif» final?

Pourtant, Evryali n'est pas une œuvre aléatoire. Tous les efforts de l'interprète doivent être canalisés vers une réalisation optimale, la partition complètement définie l'exige. Néanmoins, on doit se méfier de l'interprète qui déclare n'avoir jamais eu recours à l'improvisation dans le feu de l'action! Si l'on garde le tempo rapide, la densité de certaines sections peut devenir trop accablante pour en permettre une audition adéquate et ainsi un contrôle physique adéquat, (cf. exemple 6). Dans les sections de blocs statistiques (cf. exemple 5), Hill agit comme nous le ferions en interprétant une partition notée graphiquement, réalisée spontanément suivant la distribution générale des points'21. En somme, l'improvisation. Cette section est difficile à imaginer et à entendre : nous n'avons pas l'habitude d'écouter à l'intérieur des sons, comme à l'intérieur de cet accord de huit sons avec toutes ses fluctuations de densité. Je suggérerais de chercher des périodicités à l'intérieur de ce qui semble être infiniment différencié.

L'idée directrice derrière cette technique est de rendre la musique statistique accessible à la mémoire (qui n'est rien de plus qu'un muscle). J'ai ainsi élaboré un certain nombre de concepts (cf. exemple 5) :

a) T = total (les huit notes sont présentées verticalement, il peut y avoir un total de quatre sons pour chaque main);

b) R = répétition (notes répétées qui semblent surgir de la texture);

c et d) C = complément (main droite et main gauche traitées séparé-ment) : ainsi deux notes sont suivies par leur complément (les deux autres) soit c) linéairement ou d) verticalement;

e) M = mélodie particulièrement mémorable.

Manifestement, la combinaison du linéaire et du vertical engendre un danger de confusion plutôt que d'accessibilité mnémonique. De plus, il est

(2) Xenakis dit (traduction libre) : «Le hasard [...] peut être construit avec une grande difficulté, à partir de raisonne-ments complexes symbolisés par des formules mathématiques; il peut être légèrement construit, mais jamais improvisé ou imité intellectuellement. » (1972, pp. 38-39.)

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possible qu'en rendant accessibles certaines mélodies, survienne le désir d'accentuer irrégulièrement. Ceci irait à l'encontre du principe mécanique de l'attaque «stochosticcato» induite par l'esthétique des phénomènes naturels si chers à Xenakis (qui, par sa froideur, augmente la difficulté d'entendre les variations à l'intérieur de l'accord!). Il est quasiment impossible de réaliser précisément ce passage (même s'il ne se pose pas de problèmes physiques), mais l'énergie intellectuelle requise pour passer au travers contribue à faire d'Evryali une bataille.

Pour créer l'illusion de jouer toutes les lignes simultanément, la solution la plus logique, quoique dangereuse, s'avère être celle qui consiste à « sauter » entre les lignes : maintenir la vie d'une ligne en la nourrissant constamment de notes. Cette solution présente certaines embûches, la plus manifeste étant la réalisation de sauts inexacts dû au tempo rapide (il est tout de même préféra-ble de tomber autour du but que de ne pas essayer!). Aussi est-il tentant de sauter périodiquement, c'est-à-dire selon un rythme régulier (alternant deux par deux) (cf. exemple 10). Cela donne alors l'impression d'une ligne résultante extrêmement disjointe, plutôt que deux lignes chromatiquement conjointes. Il faut donc sauter « apériodiquement», certes en suivant la logique générale de chaque ligne, mais aussi irrégulièrement que possible (cf. exemple 11). La tâche est moins ardue si l'on attribue une nuance dynamique particulière à chaque ligne (suivant le contexte dynamique global ainsi que le registre). Mais en dépit de ces limitations, il reste préférable de tenter de jouer, plutôt que d'omettre, des lignes entières, ce qui réduirait la puissance arborescente de l'oeuvre. J'utilise aussi la méthode «des crayons de couleur» de Claude Helffer ( 1 9 8 1 , p. 202), plus particulièrement pour encercler en rouge tout ce que je peux jouer de la main droite, et en bleu ce que je peux jouer de la main gauche. La possibilité d'ajouter des notes au fur et à mesure reste donc toujours ouverte.

Pour interpréter Evryaii, il faut tenter de «dompter la mer sauvage». Il faut imposer le maximum de contraintes physiques sur l'oeuvre monstrueuse pour ensuite l'apprivoiser. Toutefois, Evryaii demeure considérablement moins com-plexe que la « mer au large », un des sens du titre! Le mot clé reste « lucidité » : l'acceptation rationnelle de l'impossible, « interprète responsable » (comme tout guerrier à la Don Juan'31), sans avoir recours à une improvisation non contrôlée. Il est essentiel de toujours garder à l'esprit l'extraordinaire beauté esthétique d'Evryaii. L'interprète peut donc se dépasser en toute confiance, puisque cela en vaut la peine141. Le fait que l'on ne peut réaliser intégralement Evryaii donne à cette oeuvre un caractère par trop utopique. Car, même à l'intérieur des oeuvres de Beethoven, nous nous efforçons d'assumer tous les détails. Le problème d'Evryali est simplement situé à un autre niveau de

(3) Les livres de Carlos Castaneda ( Voyage à Ixtlan, Histoires de pouvoir) m'ont été d'une grande inspiration, durant l'apprentissage d'Evryali, surtout en ce qui concerne le devenir d'un guerrier, tel qu'enseigné par Don Juan, le sorcier-maître de Castaneda. J'encoura-gerais tout futur interprète de Xenakis (ou de tout autre compositeur!) à se procurer ses livres. (4) Lors de ma rencontre avec Xenakis à Paris, en février 1994, il m'a douce-ment demandé « si je remettais en question l'oeuvre à chaque interpréta-tion ». Ces mots résonnent encore en moi.

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Exemple 10

Exemple 1 1

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compréhension. Il serait intéressant de constater l'effet que ferait cette oeuvre, interprétée par un ordinateur. Aurait-elle la même tension?

HELFFER, CL (1981 ), Regards sur Iannis Xenakis, «Sur Herma et autres», Paris, Stock, p. 202.

HILL, P. (1975), «Xenakis and the Performer», Tempo, n° 112, mars, pp. 17-22.

TAKAHASHI, Y. (1975), «Letters», Tempo, n° 1 15, décembre, p. 53.

XENAKIS, I. (1972), Formalized Music : Thought and Mathematics in Composition, Bloomington, Indiana University Press.

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Lire Xenakis A propos du recueil d'écrits de Xenakis : /Cé/eufa(1)

Serge Provost

Les écrits des compositeurs sont précieux. Non seulement nous éclairent-ils sur leur œuvre musicale (surtout au vingtième siècle où les langages musicaux ne s'insèrent plus nécessairement dans une pratique commune), mais surtout ils permettent la communication de concepts plus généraux, théoriques, scientifi-ques et philosophiques. Ce qui a pour avantage d'insérer la réflexion des créateurs dans les courants de pensée d'une époque et de placer le débat entourant les considérations conceptuelles d'un art, abstrait par définition, sur le plan plus général des idées. En outre, cela peut et doit avoir pour consé-quence de restaurer l'importance de la musique comme élément essentiel de l'évolution de la culture et de la pensée en général(21.

De ce point de vue, les textes de Xenakis, rassemblés dans ce recueil, sont particulièrement pertinents. Citons la préface de Benoît Gibson :

Si les termes en lesquels il s'exprime sur la musique ont un support formalisé, c'est pour en étendre l'application et l'accès : l'universalité des mathématiques se substitue aux acquis d'une tradition, et la musique s'insère dans un champ plus vaste, car elle profite des développements techniques et conceptuels d'autres domaines de la pensée, tout en gardant sa propre autonomie. En ce sens l'apport de Xenakis n'est pas tant l'élaboration ou le développement d'une technique qu'une réflexion globale sur les enjeux de la création. Solitaire, mais précurseur, il a toujours porté au-devant de son temps la nécessite d'en élargir le champ et l'environnement. ( 1994, p. 11.)

Les quinze textes dont il sera question ici ont été écrits sur plus d'une trentaine d'années, soit de 1955 à 1988. On peut toutefois distinguer deux périodes de rédaction : la première recouvre les années 1 955 à 1 965 , la seconde va de 1977 à 1988. Le premier groupe relate surtout les avancées théoriques de Xenakis, en relation directe avec sa production musicale. En effet, chacune de ses premières œuvres est fondée sur de nouveaux concepts. Par ailleurs, en 1 963 , il publiait son premier ouvrage théorique d'envergure,

( 1 ) Le titre, choisi par l'auteur, peut se traduire par « cheminements ».

(2) La musique étant perçue comme une expérience du sensible/sensoriel, le manque d'outils conceptuels quant à l'analyse en profondeur du phénomène (comparé à la littérature et aux arts visuels), a contribué à la « ghettoïsation » de celle-ci, la reléguant trop souvent au rang de noble divertissement. De nos jours, la musicologie, de plus en plus polyvalente, s'efforce de corriger cette tendance.

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Musique formelles. Nouveaux principes formels de composition musicale^, suivi de Musique Architecture^ en 1 9 7 1 . Sa production ultérieure se situe dans le développement de cette première période de recherche, ce qui pourrait expliquer en partie qu'il n'ait que peu écrit par la suite. Le second groupe d'articles, publiés, pour la plupart, dans les années 1 980 , fait davan-tage état de considérations philosophiques et sociales et démontre une remar-quable maturation de la pensée xenakienne.

Cheminements

(3) Musiques formelles. Nouveaux Principes de composition musicale; La Revue Musicale,]963, Paris, Richard Massé (épuisé). Nouvelle édition, 1981 Paris et Londres, éd. Stock. Formalized Music (revisé et augmenté), 1971, Bloomington, Indiana University Press. Nouvelle édition (avec ajouts et corrections de Sharon Kanach), 1991, Pendragon Press, Stuyvesant (NY). (4) Musique Architecture, Tournai (Belgique), Casterman, 2 e édition revue et augmentée. 1976.

Bien qu'il ne s'agisse pas chronologiquement du premier texte de Xenakis, le premier article qui nous est donné à lire, dans ce recueil, a été judicieuse-ment choisi : « Les chemins de la composition musicale151 », écrit en 1 9 8 1 , met en perspective la teneur des textes qui suivront. Cet article a d'abord le mérite d'exposer clairement le rapport art/science tel qu'entrevu par Xenakis et, dans un deuxième temps, de résumer les assises théoriques de son langage musical. D'emblée, Xenakis jette un regard archéologique sur l'ensemble de la production musicale161 à travers l'histoire, dont les matériaux forment des strates dont la surprenante diversité explique :

[...] qu'ils soient riches en créations nouvelles, mais aussi en fossilisations, en ruines et en étendues désertes; et tout cela est perpétuellement en formation et en transformation; comme les nuages, les univers musicaux sont différenciés et éphémères. [...] Quelle est l'essence de ces matériaux? C'est l'intelligence humaine dans un certain état de cristallisation. Une intelligence qui cherche, qui questionne, déduit, révèle et prévoit à tous les niveaux. Il semble que la musique et les arts en général doivent nécessairement être une cristallisation, une maté-rialisation de cette intelligence. (1994, p. 15)

De cette façon, l'art est placé dans une perspective « évolutionniste » qui induit l'idée de progrès171; à cet égard, Xenakis dresse un tableau comparatif de l'évolution de la musique et des mathématiques qui tend à démontrer que la faculté d'abstraction croissante est un trait fondamental commun aux deux domaines, de même que le mode expérimental qui les régit. Si l'on admet que les mathématiques fournissent à l'homme des outils d'interprétation et de prospection de l'univers, on peut admettre en corollaire que ces mêmes outils peuvent lui servir à la construction d'«objets» qui «expriment» ses structures mentales. De plus, l'artiste devrait se doter de connaissances générales dans les divers domaines des sciences physiques et humaines, afin d'acquérir une sorte d'universalité qui soit orientée vers l'étude des formes et des archi-tectures. D'ailleurs, Xenakis préconise la création d'une science de la

(5) « Le compositeur et l'ordinateur », JRCAM, 1981.

(6) Tous genres confondus : musique classique, contemporaine, pop, tradition-nelle, etc.

(7) Idée fort discutée dans les courants de pensée « postmodemes » qui voient d'avantage l'art comme l'« expression » d'une société, sans égard à une quelconque idée de progrès.

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« morphologie générale » qui traiterait de ces notions, appliquées à diverses disciplines, «dans leurs aspects invariants, ainsi que des lois qui président à leurs transformations, celles-ci ayant parfois duré plusieurs millions d'années ». Dans cette perspective, l'informatique est proposée comme l'outil le plus approprié au développement de la recherche et de la connaissance.

La deuxième partie de cet article traite des méthodes de composition, qui vont des applications de procédés stochastiques181 à la théorie des cribles191

(macro-composition), de la production d'ondes périodiques - synthèse de Fourier - à la production d'ondes délibérément non périodiques - mouvement brownien - et de l'interaction des deux modèles par l'injection de procédés stochastiques (micro-composition). En résumé, Xenakis pose les termes de la composition musicale dans une dialectique — détermînisme/indéterminisme — induisant la notion de modèle-entité, incluant l'idée de périodicité et leur négation par des transformations continues au moyen de procédés stochasti-ques1101

L'entropie'1 ]) d'une entité croit d'un certain delta à chacune des reproductions de cette entité, c'est-à-dire que l'information la concernant se dégrade en partie à chaque renouvellement, et ceci irrémédiablement. Or, il appartient au compo-siteur, en se fiant à l'intuition et en recourant au raisonnement, de doser la croissance de ces deltas à tous les niveaux, macroscopique, intermédiaire et microscopique, de la composition musicale. En d'autres termes, il faut fixer l'échelle de toutes les valeurs qui séparent les deux bornes du déterminisme, qui correspond à la périodicité au sens strict, et de l'indéterminisme, qui correspond au renouvellement, c'est-à-dire à la périodicité au sens large. C'est là qu'est le véritable clavier de la composition musicale. Et c'est ainsi que nous pénétrons dans un domaine aux innombrables perspectives scientifiques et philosophi-ques, telles que la continuité et la discontinuité des mathématiciens et l'espace-temps de la physique quantique. ( 1994, p. 26-27.)

Cet article démontre une synthèse remarquable de la pensée xenakienne, qui s'est bâtie par étapes; les écrits de la première période (1955-1965) posent les principaux jalons.

« La crise de la musique sérielle!,2λ. Paru en 1 955 , cet article a provoqué une polémique qui a contribué à isoler davantage Xenakis des milieux de l'avant-garde musicale. Ayant démontré que l'écriture sérielle est essentielle-ment contrapuntique et linéaire, il fait remarquer que la polyphonie se détruit elle-même par sa trop grande complexité et que le résultat entendu est en contradiction avec le système : « La complexité énorme empêche l'audition de suivre l'enchevêtrement des lignes et a comme effet macroscopique une dispersion irraisonnée et fortuite des sons sur toute l'étendue du spectre sonore.» (1994, p. 41-42.) En fait, ce n'est pas tant le résultat qu'il critique que la méthode. Il propose donc comme solution de casser le déterminisme

(8) Stochastique : de stôchos (but), en référence à la loi des grands nombres qui implique une évolution vers un état stable, une sorte de but (Xenakis, p. 16). (9) Construction d'échelles à partir d'éléments symétriques observés dans une série de points quelconques. ( 10) Xenakis s'appuie sur la dualité opposant les thèses de Parménide et d'Heraclite. Parménide : l'Être doit exister toujours et partout à l'état homogène et permanent. Heraclite : rien n'est immua-ble, tout change constamment. Les deux thèses semblent irréductibles à première vue, mais leur interaction peut être conceptuellement féconde, l'Etre-entité s'insère dans le flux du temps qui altère et transforme ses structures de façon continue et irréversible. ( 1 1 ) « L'entropie caractérise l'état de désordre d'un système et permet de préciser quantitativement le second principe de thermodynamique : l'entropie d'un système isolé ne peut que croître. » J.-P. Sarmant, Dictionnaire de physique, Hachette.

(12) Gravesaner Blotter, n° 1, 1955.

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intervallique du système sériel, de le dépasser en appliquant aux sons, consi-dérés comme éléments indépendants, la notion de probabilité. Les premières considérations théoriques de Xenakis portent essentiellement sur le traitement de l'indéterminisme.

«Lettre à Hermann Sherchen,13)». Dans cet article, Xenakis justifie l'emploi des calculs statistiques dans Pithoprakta, précisant qu'il ne s'agit pas là d'un pur jeu de manipulations ; « La composition que j'ai écrite [Pithoprakta] existait en moi avant l'étude mathématique, qui a seulement permis une formulation plus précise, plus claire [...]. » Il fait mention ici de deux traits caractéristiques de son œuvre, les glissandi (continuité) et les états massiques (discontinuité),M1. Dans ces concepts, il voit le dépassement de la dualité harmonie-contrepoint : « L'être unique derrière ces deux visages [...] pourrait être une notion de densité de fréquences qui est variable dans le temps et qui, donc, tantôt est un agrégat vertical, tantôt une suite horizontale de sons.» (1994, p. 45.)

«Théorie des probabilités et composition musicale1151». Ce texte, paru en même temps que le précédent, a une teneur nettement plus scientifique et lui sert de prolongement théorique. Ici, Xenakis fait la démonstration, à partir de Pithoprakta, de calculs appliqués à des paramètres du son tels que la durée, la hauteur et la vitesse. La moyenne statistique des écarts entre les points jetés sur une droite et le calcul probabiliste de leur variabilité s'applique aux durées. Les hauteurs étant considérées comme des éléments ponctuels dans une durée quelconque, il s'agit, à partir d'une densité moyenne connue, de calculer la probabilité de telle ou telle autre densité au moyen de la loi de Poisson. La notion de vitesse est appliquée aux sons glissés, par analogie à la loi de Boltzman et Maxwell donnant la répartition des vitesses des molécules d'un gaz pour une température donnée, transposée à une dimension (li-néaire). Ces méthodes de calculs ont amené Xenakis à une représentation graphique (sur plan cartésien) de la musique précédant la transcription en notation traditionnelle. L'intérêt de la méthode réside dans l'interaction entre ses éléments en référence aux corrélations qui existent entre les composantes du son. Mais l'intérêt supérieur de tout cela se trouve surtout dans ses conséquences esthétiques qui ont amené le compositeur à contrôler « la transformation continue de grands ensembles de sons granulaires ou continus » et à faire surgir ces impressionnantes «sonorités» dont parle Gerassimos Solomos dans l'article publié dans le présent numéro.

« Eléments sur les procédés probabilistes (stochastiques) de composition musicale1161». Ce texte reprend en substance les critiques concernant le système sériel et approfondit les avancées théoriques du texte précédent. Toutefois, deux idées fondamentales doivent être relevées. La première, d'or-dre philosophique, tient au rôle cathartique de l'art et de la musique en particulier, «vers l'exaltation totale dans laquelle l'individu se confond, en perdant sa conscience, avec une vérité immédiate, rare, énorme et parfaite. Si

(13) Grovesoner Blotter, n° 6, 1 956.

( 14) États massiques en référence à des phénomènes tels que les mouvements des nuages, mouvements de foule, etc.

(15) Grovesoner Blotter, n°6, 1956.

( 16) Claude Samuel, Ponoromo de l'ort musical contemporain, Gallimard, 1962.

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une oeuvre d'art réussit cet exploit, ne serait-ce qu'un instant, elle atteint son but. » ( 1994, p. 54.) La création de cette méta-musique exige le rejet de toute convention ou habitude et son renouvellement par de nouveaux concepts. C'est dans cette perspective que Xenakis justifie ici sa démarche conceptuelle. La seconde a plus de résonances théoriques. Il s'agit de la notion de «conflit externe», appelée également hétéronomie ou stratégie sonore, entre deux orchestres ou interprètes opposés, qui serait géré par une « matrice de règle-ments» établie selon la théorie mathématique des jeux. A la fin de cet article, Xenakis expose « les cadres généraux d'une attitude artistique qui, pour la première fois, utilise les mathématiques sous trois angles fondamentaux : 1. Ré-sumé philosophique de l'être et de son évolution; exemple : la loi de Poisson. 2. Appui qualitatif et mécanisme du logos; exemples, la théorie des ensem-bles, la théorie des événements en chaîne, la théorie des jeux. 3. Instrument de mensuration qui affine l'investigation et la réalisation, la perception aussi; exemples : le calcul de l'entropie, le calcul matriciel.» (1994, p. 65-66.)

« La voix de la recherche et de la question; formalisation et axiomatisation de la musique1171», «Cribles1181». Ces deux textes sont fondamentaux dans l'évolution de la pensée xenakienne. Pour la première fois, elle fait intervenir la notion des structures «hors-temps» et la création de modèles. Jusque-là, Xena-kis manipule la matière «en-temps» qui prend forme dans un projet spécifique. Chaque oeuvre est conçue comme une sculpture unique du point de vue plastique ou comme un événement unique d'un point de vue dynamique (sans «avant» ni «après»). Sa forme et sa structure sont soumises aux loi du hasard1191, ce qui explique chez lui le développement très important des lois probabilistes. Cette notion du modèle basée sur la théorie des cribles1201 va affermir les assises conceptuelles de la dualité - déterminisme/indéterminisme - q u i sera dorénavant au cœur des préoccupations de Xenakis. De plus, l'idée d'échelles produite par des cribles induit la notion de développement mélodi-que qui émergera graduellement des conceptions massiques dans les oeuvres plus récentes.

Les textes dont il vient d'être question et qui constituent les deux tiers du recueil, posent, bien que de façon succincte, les principaux jalons de la pensée xenakienne. Ceux qui suivent, écrits pour la plupart dans les années 1980, n'apportent pas d'idées ou de concepts vraiment nouveaux mais prolongent et amplifient, surtout au niveau philosophique, ce qui a déjà été exposé. Toutefois, il me semble opportun d'en citer quelques passages parti-culièrement intéressants.

« Entre Charybde et Scylla1211 » : partant d'une vision critique de la société, «tout se passe comme si la crise économique mondiale se reflétait dans la pénurie de la création artistique, se reflétait aussi dans la pénurie des idéolo-gies politiques et sociales.» (1994 , p. 88.) Xenakis oppose la richesse, la

( 1 7) Preuves, n° 177, novembre 1965. (18) Première version publiée dans Preuves, 1 965 ; des extraits du texte définitif ont paru dans Redécouvrir le temps, Ed. de l'Université de Bruxelles, 1988.

( 1 9) Entendre hasard au sens scientifi-que du terme. (20) « La théorie des cribles étudie les symétries internes d'une suite de points construite intuitivement, donnée par l'observation, ou fabriquée de toutes pièces par des modules à répétition. » (Cribles, in 1994, p. 87.) Cette théorie s'applique aux macrostructures (échelles) et aux microstructures (synthèse) du son.

(21) Spirales, février 1981.

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variété et les contradictions de notre monde. « Nous assistons aujourd'hui, nous participons tous, à des vitesses variables et différentes, à une sorte de big bong froid de l'intelligence humaine, ce super produit cosmique. C'est dans cette perspective super vitaliste, super optimiste que nous devrions nous pla-cer, si on voulait garder les yeux et les oreilles ouverts. Ce qui veut dire que la navigation ne peut se faire qu'à la force du cerveau, qu'à la force de la réflexion totale de l'homme. » ( 1 994 , p. 89).

«Culture et créativité »,22) : ici, Xenakis préconise la «sauvegarde des cultu-res» par une restructuration de l'enseignement à tous les niveaux qui passerait par la libre circulation des valeurs culturelles (scientifiques et artistiques) au moyen des développements technologiques, de l'ordinateur en particulier.

« L'univers est une spirale{23)»: la substance de ce texte (qui clôt le volume) se trouve résumée en cette profession de foi : «... l'artiste, le penseur, l'être humain, a le besoin impérieux d'un espoir suprême : pouvoir inventer, créer, pas seulement découvrir ou dévoiler, comme dirait Heidegger. Oui, l'origina-lité est une nécessité absolue de survie de l'espèce humaine. J'ajouterai qu'elle est une nécessité de survie pour le cosmos.» (1994, p. 136-137.) Mentionnons au moins les titres des autres textes : «Sur le temps», « Musique et originalité », « Des univers du son », « Condition du musicien », « Pour l'innova-tion culturelle1241».

(22) Cultures, vol. 3, n° 4 ; La Baconnière/Les Presses de l'UNESCO (1976).

(23) Nouvel Observateur, 25-31 mai 1984. (24) Redécouvrir le temps, Éd. de l'Université de Bruxelles, 1988. Phrrêatique, n°28, 1984. Boris de Schloezer & Marina Scriabine, Problè-mes de la musique moderne, Éd. de Minuit, 1977. France Forum, n° 223-224, oct.-déc. 1985. Robert Badinter, Vous avez dit fascisme ?, Éditions Montalba, 1984.

Pour conclure : Ars philosophica

La vision de l'art chez Xenakis relève en partie de la philosophie positiviste, qui croit foncièrement en la notion de progrès scientifique, et, d'autre part, de la philosophie humaniste de par sa vision universalisante, qui voit l'épanouis-sement de l'homme passer par le développement et la force de son intelli-gence. Toutefois, au-delà de ces catégories traditionnelles, il place l'art et la musique en particulier dans une position privilégiée, comme la quintessence des facultés d'abstraction de l'intelligence humaine, au-dessus de la pensée scientifique elle-même. De plus, l'art est investi d'un rôle salvateur, outil de transformation du monde, outil de créativité, d'avancement, d'épanouissement, en un mot, de liberté. Grâce aux immenses moyens de communication qui se développent actuellement, l'art devrait devenir le pain quotidien de l'homme de demain, un moyen privilégié d'étendre sa conscience aux dimensions de l'univers. «En effet, si l'homme, son espèce, est à l'image de l'univers, alors à son tour l'homme en vertu du principe que l'on est forcé de poser, de création à partir du néant, alors l'homme pourrait redéfinir son univers tel un environne-ment qu'il s'octroierait en harmonie avec son essence créatrice ,25 l »

(25) « Musique et originalité ». ( 1994,

P. m.)

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Pour utopique et à contre-courant des tendances de la société actuelle que peut paraître cette philosophie, elle n'en reste pas moins extraordinairement stimulante et porteuse d'espoir à une époque où il est tant question du déclin rapide de notre civilisation.

Ârs tragica Un aspect qu'on ne saurait éviter de la musique de Xenakis reste l'impact

sensoriel, émotionnel qu'elle a sur son auditoire. Bien que cela ne fasse pas partie de son discours, il nous en livre quelques bribes en référence à ses souvenir de résistance en Grèce. D'abord cette fascination pour les balaya-ges lumineux de la D.CA, puis ce récit étonnant :

Le fleuve humain scande un mot d'ordre en rythme unanime. Puis un autre mot d'ordre est lancé en tête de la manifestation et se propage jusqu'à la queue en remplacement du premier. Une onde de transition part ainsi de la tête à la queue. La clameur emplit la ville, la force inhibitrice de la voix et du rythme est culminante. C'est un événement hautement puissant et beau dans sa férocité. Puis le choc des manifestants et de l'ennemi se produit. Le rythme parfait du dernier mot d'ordre se rompt en un amas énorme de cris chaotiques qui, lui aussi, se propage à la queue. Imaginons de plus des crépitements de dizaines de mitrailleuses et les sifflements des balles qui ajoutent leurs ponctuations à ce désordre total. Puis, rapidement, la foule est dispersée, et à l'enfer sonore et visuel succède un calme étonnant, plein de désespoir, de mort et de poussière. («Théorie des probabilités et composition musicale» in 1994, p. 58).

Xenakis, comme des millions d'autres, a été marqué par la violence du siècle, et l'idée de la mort est au centre de sa musique et de ses concepts mêmes,2Ô). Dans cette dialectique d'une entité et de sa négation, dans le processus de transformations continues incluant l'idée de périodicité, cycle de morts et de renaissances et jusqu'à sa conception des structures hors-temps voulant échapper au flux irréversible. Sa musique est sous-tendue par un double système de forces : forces positives - sublimation, catharsis; forces négatives - destructions. C'est dans la tension générée par ce double système que se trouve l'essence de la Tragédie. Xenakis, et c'est ce qui le distingue par-dessus tout des compositeurs de sa génération, porte en lui et projette dans son oeuvre une dimension hautement tragique qui le relie à ces lointains ancêtres, Sophocle et Eschyle.

Ces deux aspects, philosophique et tragique, fondent la personnalité ex-ceptionnelle de Xenakis et font de lui un classique dans toute l'acception du terme.

(26) Comment ne pas l'entendre dans les vrombissements hallucinants de ses premières œuvres, dans les clameurs de Nuits, les cris de Cassandre [Orestéfa], les déferlements de feu d'Eonta, etc.

XENAKIS, I. (1981), Musiques formelles, Paris, Stock.

XENAKIS, I. (1994), KéleQta Écrits, Paris, éd. de L'Arche, (préface de Benoît Gibson).

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XENAKIS AU QUEBEC : Chronologie et repères'11

Sophie Galaise, Daniel Leduc, Guy Marchand, Marianne Perron, Johanne Rivest et Diana Thiriar'2'

Première visite : été 1967

Pour la création du Polytope{3) de Montréal au pavillon de la France à l'Exposition universelle

Pour Xenakis, c'est à la fois l'idée de nombreux endroits et de beau-coup de place{4\ En effet, (e Polytope de Montréal, élaboré pour le pa-villon de la France à l'Exposition universelle de Terre des Hommes de Montréal en 1 9 6 7 et commandé par l'État français, occupait un large espace vide au centre du bâtiment et s'élançait depuis le rez-de-lagune jusqu'au dernier des neuf niveaux que comportait ce pavillon, conçu par l'architecte Jean Faugeron. Le spectacle lumineux pour lampes et flashes électroniques de Xenakis, d'une durée de six minutes, était ac-compagné d'une musique indépen-dante pour quatre orchestres sur bandes magnétiques.

Le Polytope de Montréal fut le premier d'une série de cinq specta-cles à la fois lumineux et sonores de

Xenakis, les quatre autres étant Persepolis en Iran ( 1 9 7 1 ) , le Polytope de Cluny{5] à Paris ( 1972), le Polytope de Mycènes en Grèce (1978) et le Diatope extrait de La Légende d'Eer pour inaugurer le Centre Georges-Pompidou à Paris (1978).

Malgré une imposante structure matérielle, avec cinq nappes de câ-bles d'acier et de multiples lampes et projecteurs de couleur, l'aspect visuel du Polytope de Montréal a été conçu tel une composition so-nore. Pour ce faire, la lumière s'est vue décomposée en paramètres, comme peut l'être le son : durée, intensité, chaleur, brillance, etc.

I Toute mon expérience de la compo-sition musicale, je l'ai utilisée ici pour la lumière : le calcul des probabili-tés, les structures logiques, les structu-res de groupe. Il y a 1 2 0 0 circuits indépendants (ou lumières indépen-dantes) qui fonctionnent grâce à un tableau de cellules photo-électriques

I où elles sont toutes reproduites. Sur

( 1 ) Chronologie de base tirée de Kendergi(1981,pp. 301-313). (2) Membres du Cercle de musicologie de la Faculté de musique de l'Université de Montréal. Ce texte a été conçu pour une exposition du Cercle de musicologie consacrée aux divers séjours de Xenakis au Québec, tenue à la salle Claude-Champagne du 1 3 au 16 avril 1993, à l'occasion de la semaine Iannis Xenokis à Montréal. Celui-ci dut malheureuse-ment annuler sa visite à Montréal. (3) Polytope : du grec polus (beaucoup de, nombreux, plusieurs) et topos (place, endroit, lieu). (4) D'après Olivier Revault d'Allonnes (1975, p. 10). (5) Auquel l'informaticien québécois Robert Dupuis a étroitement collaboré pour la réalisation informatique.

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I ce tableau, ce film est projeté lais-sant passer le rayon du projecteur aux endroits seuls où il faut qu'une cellule photo-électrique soit activée. Il y a 800 tubes blancs de xénon et 400 de couleurs, moitié froides, moitié chaudes. (Xenakis, 1972,

I p. 33.) De son côté, la continuité propre

à la musique exclusivement instrumen-tale du Polytope de Montréal offre un contraste avec le discontinu des arrêts et départs du spectacle lumi-neux, «car le son change mais ne s'arrête pas» (ibid.). La complexité extrême du Polytope de Montréal ressemble bien à toute l'entreprise musicale de Xenakis : l'important est de permettre la pluralité à la fois dans la conception et dans la per-ception.

Deuxième visite : 1e r et 2 décem-bre 1967

Conférence suivie le lendemain d'une rencontre amicale avec de jeunes compositeurs au Conserva-toire de musique du Québec à Montréal

En 1967, le compositeur québé-cois Gilles Tremblay invite Iannis Xenakis, par l'entremise du Conser-vatoire de musique de Montréal. Son passage à Montréal est souligné par deux journées d'activités dans cette institution, les 1er et 2 décembre, pendant lesquelles il donne une con-férence et rencontre les étudiants de la classe de composition de Gilles Tremblay. Lors de la conférence, in-titulée Idées et méthodes nouvelles de composition, Iannis Xenakis défi-

nit la musique et le rôle qu'elle oc-cupe dans la société contemporaine. Pour lui, la musique est normative, parce que construite sur des modè-les de comportements physiques et psychologiques, et catalytique, car elle permet, par sa seule présence, d'atteindre des états de dépasse-ment. Elle est également marquée par la gratuité de son jeu, par son action en soi. En partant de cette conception de la musique, le com-positeur tente de réformer l'enseigne-ment et les habitudes d'écoute. Si l'éducation musicale commençait dès la maternelle, «on permettrait [...] à l'homme de réaliser la possibilité qu'il a par nature de jouer et de créer. Possibilité qu'il perd progressivement dans les vieilles conditions tradition-nelles d'éducatîonJ6U Et il ajoute : «L'éducation musicale dépend sur-tout des compositeurs qui sont obli-gés de tout remettre en question pour l'avenir'71...» En affirmant «qu'on peut traduire toute la musique en nom-bres et en graphiques'8'», il explique la théorie de la probabilité, la sto-chastique et sa technique graphique de composition par ordinateur. Il il-lustre ses idées et méthodes nouvel-les en présentant Metastasis ( 1 953-1954), Pithoprakta (1955-1956) , Achorripsis (1956-1957), SI/AS ( 1959-1962) et l'œuvre pour bande Orient-Occident ( 1960).

Troisième visite : 2 juin 1969

Création du ballet Kraanerg pour l'inauguration du Centre national des arts (Ottawa) avec le Ballet national du Canada

(6) Extrait des bandes d'enregistrement de la conférence de Xenakis du 1er décembre 1967, déposées à la bibliothèque du Conservatoire de musique du Québec à Montréal. (7) Ibid (8) Ibid

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Après le succès du premier Polytope de Montréal, Xenakis re-çoit une commande pour le specta-cle d'ouverture du Centre national des arts à Ottawa. La création a lieu le 2 juin 1 9 6 9 dans un décor de Vasarely et Yvaral, avec une choré-graphie de Roland Petit, sous la di-rection musicale de Lukas Foss.

C'est pendant la période mouve-mentée de 1 9 6 8 - 1 9 6 9 ^ que Xe-nakis, lors d'un séjour aux États-Unis, compose ce qui deviendra Kraanerg, une œuvre monumentale de plus de soixante-dix minutes pour orchestre symphonique et bande magnéti-que1101

À propos des circonstances qui entourèrent la gestation de l'œuvre, Xenakis a écrit :

Dans trois générations à peine la population du globe sera passée à 24 milliards. Les 80 % de cette po-pulation seront au-dessous de 25 ans. De fantastiques transformations dans tous les domaines se produiront en conséquence. Une lutte biologique entre les générations déferlera sur toute la planète détruisant les cadres politiques, sociaux, urbains, scientifi-ques, artistiques, idéologiques sur une échelle jamais expérimentée par l'hu-manité et imprévisible. Cette extraor-dinaire multiplication des conflits est impliquée, dès à présent, par les mou-vements des jeunes dans le monde entier. Ces mouvements sont les pré-mices de ce bouleversement biologi-que qui nous attend indépendamment des contenus idéologiques de ces mouvements. Passionnante perspec-tive qui a été sous-jacente à la com-position de Kroanerg{]]).

Clive Barnes du New York Times dira au lendemain de la création mondiale à Ottawa : «Une des par-titions de ballet majeures de notre siècle.» Au lendemain de la créa-tion, il faut souligner combien la cri-tique avait vu juste. La plupart furent d'accord pour dire que de l'ensem-ble du ballet, la musique de Xenakis en avait probablement été l'élément le plus marquant.

Quatrième et cinquième visites : 7, 8 mars 1972 et mars-avril 1973

À l'occasion des «Journées Xena-kis 1972» à la Faculté de musi-que de rUniversité de Montréal

Professeur eminent invité en 1973 à la Faculté de musique de l'Uni-versité de Montréal

Les 7 et 8 mars 1972, Mary-vonne Kendergi1121, alors professeur à la Faculté de musique de l'Univer-sité de Montréal, organise, en ce même lieu, les Journées Xenakis 1972. Autour d'un «musialogue-con-

férence» intitulé Quelques points de contact entre musique, architecture et science et présenté le 7 mars, se grefferont plusieurs activités dont, le lendemain, un «musialogue-midi» consacré aux questions d'un vaste auditoire. Dans une lettre de Xenakis à Maryvonne Kendergi, celui-ci avait exprime le vœu suivant : «Il faudra que vous organisiez mon passage de façon à me laisser sans répit, plein comme un œufll3).» Il semble-rait qu'il fut exaucé puisque ces deux journées ont été remplies du matin au soir d'activités diverses s'adres-sant à des compositeurs ainsi qu'à

(9) Mentionnons notamment Mai 1968 en France, la répression du Printemps de Prague en Tchécoslovaquie ainsi que l'apogée des protestations contre la guerre du Vietnam aux États-Unis. (10) Ce titre énigmatique a été forgé à partir de deux racines grecques : Kroan-, qui veut dire «accomplissement», et -erg, « énergie active ». (11) Livret du disque, Xenakis-Kraanerg, Erato STU 7 0 5 2 7 / 5 2 8 . (1 2) Musicologue, née en Turquie en 1915 d'une famille d'origine arménienne et naturalisée canadienne en 1960, qui a étudié notamment avec Nadia Boulanger à Paris. Tant par son ensei-gnement à l'Université de Montréal que par ses diverses activités d'animation, ce professeur émérite de la Faculté de musique de l'Université de Montréal a beaucoup fait pour promouvoir la musique contemporaine au Québec. A partir de 1969, elle a animé des rencontres publiques avec des personna-lités reconnues du monde de la musique contemporaine dénommées par elle «Musialogues».

(1 3) Communication personnelle de Maryvonne Kendergi.

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des étudiants en musique dont cer-tains sont même venus pour l'occa-sion du département de musique de l'Université d'Ottawa.

L'année suivante, soit en mars-avril 1973, Xenakis revient à la Faculté de musique de l'Université de Mon-tréal. A titre de «professeur eminent invité», il donnera des cours quoti-diens où seront admis des étudiants de l'université McGill et du Conser-vatoire de musique du Québec à Montréal. Il participe également à un musialogue portant sur Les lignes de force d'une formation musicale^ A].

Sixième visite : 16 décembre 1976

Création de Epëi, commande de la Société de musique contempo-raine du Québec (SMCQ) à l'oc-casion de son dixième anniver-saire

En 1976, la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) célèbre son dixième anniversaire. Pour marquer l'occasion, l'organisme, qui a joué Xenakis à plusieurs repri-ses par le passé, lui passe com-mande d'une œuvre. Ce sera Epeï, dont la page frontispice porte l'ins-cription suivante : «Cette oeuvre est dédiée à Maryvonne Kendergi, Serge Garant1151 et Gilles Trem-blay,lô>, fondateurs et animateurs de la Société de musique contempo-raine du Québec.» Xenakis viendra assister à la création de cette oeuvre pour six musiciens le 1 6 décembre 1976. Si l'on en juge par les criti-ques, cette pièce, reprise en tournée par l'Ensemble de la SMCQ, aura un grand succès.

Septième visite : juillet 1977

Invitation à donner une conférence au Centre d'art d'Orford,17)

Le soir du 1 2 juillet 1 977 , Xena-kis prononça la première des confé-rences annuelles subventionnées par l'Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada, Itée (CAPAC){18) en milieu francophone.

Invité à l'initiative de Micheline Coulombe Saint-Marcoux(19) en col-laboration avec Clermont Pépin'201

et le Centre d'art d'Orford, le com-positeur parle de sa démarche ba-sée sur le calcul des probabilités et l'organisation des masses. Dans un cadre informel et chaleureux, la con-férence attire un public nombreux composé d'étudiants, de professeurs et de visiteurs des environs.

Le lendemain, il rencontre de jeu-nes étudiants, dont Serge Provost, dans le cadre du cours de composi-tion de Micheline Coulombe Saint-Marcoux où il parle longuement d'un nouveau langage mis au point au (CEMAMU)121».

Huitième visite : mai 1979

Conférencier d'honneur au Collo-que du Conseil canadien de la musique à Québec ainsi qu'au congrès du groupe «Critère» à Montréal

En mai 1 979 , à Québec, le Con-seil canadien de la musique tient un colloque dont le thème est À cho-que enfant, sa musique quotidienne. Maryvonne Kendergi en a gardé le souvenir suivant: «Ayant retenu de ses interventions, à Rotterdam en

( 14) Stimulée par cette présence, Louise Paquette, alors étudiante à la Faculté, rédigera par la suite un mémoire de maîtrise intitulé Xenakis : vers une formation scientifique de la pensée musicale. ( 1 5) Compositeur québécois ( 1929-1986), professeur de composition et d'analyse musicale à la Faculté de musique de l'Université de Montréal et directeur artistique de la SMCQ de 1966 à 1986. (16) Compositeur québécois (né en 1932), professeur de composition et d'analyse musicale au Conservatoire de musique du Québec à Montréal. ( 1 7) D'après (e Compositeur canadien, septembre 1977. (1 8) Fondé en 1925, elle fut créée pour administrer les droits d'auteurs des compositeurs dont les œuvres étaient exécutées au Canada. La CAPAC a administré cinq prix apparus successive-ment : Sir-Emest-MacMillan, William-St-Clair-Low, Hugh-Le Caine, Rodolphe-Mathieu et Godfrey-Ridout. CAPAC et SDE ont fusionné en 1990 pour former la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN). ( 1 9) Compositrice québécoise ( 1938-1985), professeur d'électroacoustique et de littérature musicale au Conservatoire de musique du Québec à Montréal. (20) Compositeur québécois (né en 1925), a été professeur au Conserva-toire de musique du Québec à Mon-tréal. (21) Centre d'études mathématiques automatiques musicales fondé à l'initia-tive de Xenakis à Paris et dont le but est la promotion de la recherche dans le domaine des mathématiques en musique.

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1966 comme lors de ses visites à Montréal, les idées vivifiantes de Xenakis sur la musique et l'enfant, la présidente que j'étais alors pouvait-elle faire autrement que de le pro-poser comme conférencier d'honneur à ce colloque? Naturellement, de-mandant à partager l'avantage de cette visite, le groupe "Critère" invi-tait Xenakis à ouvrir les travaux de son congrès à Montréal (un millier de participants, en majorité des enseignants) sur " l a déprofes-sionnalisation". Celle-ci pouvait-elle être mieux réalisée que par le dé-cloisonnement et l'interdisciplinarité dont Xenakis est l'exemple par excellence!» (Kendergi, 1 9 8 1 , p. 311.)

Neuvième visite : octobre 1979

Journées Xenakis à Montréal or-ganisées conjointement par la SMCQ et l'Orchestre symphoni-que de Montréal (OSM)

La dernière visite de Xenakis au Québec remonte aux mois d'octo-bre et novembre 1 9 7 9 alors que la SMCQ organise conjointement avec l'Orchestre symphonique de Mon-tréal (OSM) des Journées Xenakis à Montréal. Lors des deux concerts de la série régulière de l 'OSM, on pré-sente Metastasis et Empreintes, qui reçoivent un accueil chaleureux du public montréalais. La S M C Q donne, quant à elle, un concert mo-nographique le 1er novembre 1 9 7 9 où l'on peut entendre notamment deux œuvres solo : soit Evryali inter-prétée par le pianiste Louis-Philippe Pelletier et Psappha dont la création montréalaise est assurée par le per-

cussionniste Robert Leroux1221. Fidèle à la tradition, un musialogue à qua-tre est organisé au théâtre Maison-neuve de la Place-des-Arts. Outre Xenakis et Mary-vonne Kendergi, Charles Dutoit(23) ainsi que Serge Garant prennent part à l'échange(24).

(22) Maintenant doyen de la Faculté de musique de l'Université de Montréal. (23) Directeur artistique et chef de l'OSM. (24) Les auteurs remercient pour leur précieuse collaboration toutes les personnes et tous les organismes ayant collaboré à l'organisation de l'exposition dont a été tiré ce texte.

KENDERGI, Maryvonne (1981), «Xenakis et les québécois» in GERHARDS, Hugues (éd.), Regards sur Iannis Xenakis, Paris, Stock coll. Musique, pp. 301-313.

REVAULT D'ALLONNES, O. (1975), Xenakis/Les Poiytopes, Paris, Balland.

XENAKIS, I. FLEURET, M. (1972), et L'Arc, n° 51.

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Chronique de disques Dominique Olivier'1', Michel Gonneville121

Serge Àrcuri, « Les méandres du rêve » : Prélude aux méandres; La Porte des sables, Lawrence Cherney, hautbois et cor anglais, Trevor Tureski, percussion MIDI ; Murmure; Errances, L Cherney, hautbois, Erica Good-man, harpe; Lueurs, Francis Ouellet, cor, T. Tureski, percussion; Résur-gence; Chronaxie, T. Tureski, percussion (empreintes DIGITALes, IMED-9310-CD).

La musique de Serge Arcuri, si elle est manifestement «inspirée», reste cependant à cheval entre deux tendances, apparemment contradictoires. L'exigence de qualité propre à la musique électroacoustique (lire plutôt « acousmatique ») québécoise, qui fait maintenant école, et une approche plus commerciale tendant à donner à cette musique un caractère de divertisse-ment, telle qu'on la rencontre associées au théâtre ou au cinéma, par exem-ple. Cela n'en fait pas pour autant une musique bâtarde ou inintéressante, mais vient certainement nuancer notre opinion à son sujet. Tout d'abord, disons que le projet des Méandres du rêve est né d'une volonté du compositeur d'intégrer à son travail les avenues électroacoustiques, instrumentales et scéni-ques. En évolution depuis 1984, cette oeuvre en mosaïque est construite sur la thématique hautement inspiratrice du rêve, donnant au créateur la possibilité d'aller chercher son matériau dans un vaste corpus d'éléments musicaux rappelant l'univers onirique. Mais là se trouve l'écueil, le stéréotype qui attend au tournant même le compositeur le mieux intentionné et le plus imaginatif. On ne peut bien sûr reprocher aux compositeurs de musique électroacoustique d'utiliser ces clichés, puisque la musique, comme le langage, en est faite. Devant les possibilités infinies de cet art encore neuf, le créateur est justifié de chercher un langage composé d'éléments signifiants pour l'auditeur. Mais la frontière reste facile à traverser entre une musique utilisant le stéréotype comme aide, comme support devant l'immensité des possibilités sonores, et une autre qui se sert de celui-ci comme élément constitutif et privilégié. Voilà le piège où glissent beaucoup de jeunes créateurs qui abordent l'art électro-acoustique, et c'est malheureusement le cas ici. Si on y retrouve tour à tour des échos de musique modale (La Porte des sables), minimaliste (Lueurs) ou

( 1 ) Pour les disques d'Arcuri, Turcotte, Rodrigue, Athparia, Boisvert et Baril, New Music from the Americas et Trilogy. (2) Pour Forum 9 1 , l'Ensemble d'Ondes de Montréal, Evangelista et Prévost.

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balinaise [Chronaxie], la musique de Serge Arcuri n'est pas anecdotique, mais plutôt évocatrice, et excelle dans l'art de créer des atmosphères. On voudrait pourtant que son talent l'amène à être plus exigeant intellectuellement.

Roxanne Turcotte, « A m o r e » : L'Amore: préambule; Tes le fun télé-phone; Love you; Olé-Léa-Léo; Interlude; Trop tard [empreintes DIGITALes, IMED-9413-CD).

Fragments d'un discours amoureux, de Roland Barthes, cet ouvrage ou le plaisir de dire et d'écrire transpire à chaque page (bien plus que celui de « décrire »), a inspiré à la compositrice Roxanne Turcotte cette « histoire racon-tée par le sonore», d'une trivialité certaine et d'un voyeurisme qui n'est pas habituellement le propre de l'art musical. Ici, ce ne sont pas les mots ni les sons qui comptent, mais les images, suscitées au moyen d'outils sonores parfois extrêmement irritants par leur aspect brutalement quotidien. L'imagination n'a plus rien à faire, la compositrice nous livre tout tel quel, au premier degré, plongeant allègrement au cœur de l'anecdotique. Où est-elle, la musique de Roxanne Turcotte? Dans ces sons bêtes de téléphone, de toilette, dans ces conversations banales et ces bruits qu'on a peine à distinguer de ceux qui nous viennent de la rue? Le bruit est malheureusement devenu omniprésent; un ouvrage sonore devrait par conséquent tenir compte de cet environnement acoustique dont nous ne pouvons nous abstraire. Amore agit plutôt comme irritant dans ce contexte : on ne gagne rien à vouloir être trop explicite. Laissons donc au cinéma ce qui est au cinéma, puisqu'il existe déjà, cet art qui combine l'image, le son et la parole. De toute façon, je crains qu'un film de cette envergure ne mérite pas qu'on s'y intéresse. Le voyeurisme en musique, une nouvelle avenue pour les compositeurs? Elle ne semble pas, dans ce cas-ci, être particulièrement attrayante. Le travail effectué par la compositrice sur le matériau sonore ne suffit pas à donner à ce «film» sur l'amour le caractère d'une œuvre musicale. Mais outre son aspect « cinématographique », l'analo-gie entre /Amore et la bande dessinée s'impose. Malgré un Roy Lichtenstein, elle n'est pas et ne sera jamais autre chose que du divertissement. Et si l'art est bien « la vie passée à travers le tamis de l'intelligence », alors nous ne sommes pas ici en présence de l'art...

Mario Rodrigue, «Alchimie» : Tilt; Cristaux liquides; Qu'est-ce concert?; Le Voyageur; Fiano porte, [empreintes DIGITALes, IMED-9415-CD).

Alchimie, enregistrement consacré à des œuvres électroacoustiques de Mario Rodrigue, contraste heureusement avec les deux précédents compacts empreintes DIGITALes dont il était question plus haut. Enfin, pourrait-on dire, un musicien imaginatif et bien formé qui sait utiliser le matériau sonore à des fins artistiques et possédant une véritable personnalité de créateur, de l'originalité,

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du souffle, de l'intelligence. Rares sont les véritables compositeurs qui œuvrent avec ce médium difficile qu'est l'électroacoustique. Rodrigue exprime bien ses intentions sur la manière d'appréhender le matériau, dans cette phrase se rapportant à sa pièce Tilt (première pièce sur ce compact), qui est l'enjeu d'une partie de machine à boule : « L'électroacoustique m'aurait permis d'en-registrer les sons d'une de ces machines et d'y appliquer les transformations propres au médium, mais j'ai plutôt utilisé une vision subjective travaillant le propos d'une façon plus musicale qu'anecdotique en créant une machine imaginaire.» Si l'ensemble des textes de la pochette est truffé d'erreurs de français, il reste que cette phrase résume l'essentiel de ce qui différencie la musique de Rodrigue de celle, par exemple, de Roxanne Turcotte. Mention-nons par ailleurs que Tilt a obtenu le Grand Prix toutes catégories ainsi que le Premier prix de la catégorie électroacoustique au 7e Concours des jeunes compositeurs de Radio-Canada en 1 9 8 6 . Le travail de Rodrigue est minu-tieux, soigné, évocateur et séduisant pour l'oreille sans être accrocheur, et surtout, il s'en dégage une « musicalité » qui n'est pas celle de l'art instrumental mais qui a une valeur intrinsèque. Cristaux liquides ( 1990) est une poésie sonore superbement évocatrice inspirée par les différents états de l'eau. Qu'est-ce concert? (1987) évoque pour sa part différents paysages sonores, anecdotiques ou virtuels, présentant des concerts entremêlés. Le Voyageur (1993) et Fiano porte (1985) nous mettent respectivement en contact avec des univers céleste ou citadin, puis avec un monde de contrastes (rêve/réel, fluide/statique, doux/fort) qui s'exprime merveilleusement à travers les sons utilisés par le compositeur. Bref, un enregistrement qui est aussi un soulage-ment.

«Colleen Athparia», piano; Enrique Granados, Danzas espanolas, op. 5; Claude Debussy, La Soirée dans Grenade, L'Isle joyeuse, Reflets dans l'eau; Maurice Ravel, Jeux d'eau; Jean Papineau-Couture, Nuit; Fran-çois Morel, étude de sonorité n° 2 (SNE, SNE-584-CD).

Le programme de cet enregistrement comprend des oeuvres écrites entre 1890 et 1978, en provenance de la France, de l'Espagne et du Canada (français). Suivant un parcours chronologique (à une exception près), le choix des pièces est judicieux mais n'apporte rien d'original dans le domaine de l'enregistrement d'oeuvres pianistiques, si ce n'est la présence d'oeuvres cana-diennes. Après les Danses espagnoles, op. 5, de Granados, La Soirée dans Grenade, VIsle joyeuse et Reflets dans Teau de Debussy ainsi que Jeux d'eau de Ravel, on retrouve Nuit, de Papineau-Couture, une œuvre de 1978, et la très fréquemment entendue Etude de sonorité n° 2 de François Morel. Le jeu de Colleen Athparia est sonore, coloré, vivant et s'adapte sans peine aux différents styles abordés dans ce disque. La pianiste torontoise, dont nous commentons ici le premier enregistrement en solo, sait donner un caractère personnel à ses interprétations, témoignant d'une certaine fluidité, mais reste

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quand même passablement prudente dans ses choix interprétatifs. On ne sent pas, dans son jeu, la grande virtuose, mais la musicienne sage et conscien-cieuse, désireuse de comprendre les oeuvres et de les rendre avec le plus de justesse possible, sans transcendance. La prise de son, d'autre part, assourdit légèrement la sonorité, adoucit le mordant des attaques, nivelle les dynami-ques. Nuit, une des plus belles œuvres de Papineau-Couture, dans laquelle l'interprète joue sur le clavier mais aussi directement sur les cordes du piano, y perd un peu de son intensité, alors que l'Etude de sonorité de Morel en devient moins percussive. Somme toute, un enregistrement valable mais qui ne casse rien, accompagné d'un livret dont la traduction française est bâclée. Dommage.

Jean-Guy Boisvert, «ZODIAQUE», Musique pour clarinette d'un âge nouveau, Jean-Guy Boisvert, clarinette, Louise-Andrée Baril, piano : Zodiaque, K. Stockhausen, clarinette et piano; Nocturnes, André Boucourechliev, clarinette et piano; Sapphire Song, Donald Steven, clarinette seule; PRAESCIO IV, Bruce W. Pennycook, clarinette avec extension et système interactif (SNE, SNE-586-CD).

Zodiaque n'est autre que le titre de l'oeuvre occupant la plus large part de cet enregistrement consacré à la « musique pour clarinette d'un âge nou-veau », comme nous le dit la pochette. Des œuvres de Stockhausen, Boucou-rechliev, Steven et Pennycook illustrent cette définition de contenu qui peut malheureusement porter à confusion. Il s'agit pourtant de compositeurs qui ne s'associent guère au courant Nouvel Âge, même si Zodiaque, de Stockhau-sen, n'est pas de ses oeuvres les plus exigeantes. Originalement écrite pour boîtes à musique, on entend ici l'oeuvre est présentée ici dans sa version pour clarinette et piano, réalisée par Suzanne Stephen et Majella Stockhausen en 1981. Elle comprend douze sections, chacune inspirée par un des signes du zodiaque, l'interprète ayant le choix du signe de départ. La pianiste Louise-Andrée Baril tient admirablement la partie de piano, alors que le clarinettiste Jean-Guy Boisvert interprète ces pièces aux caractères différents avec une belle maîtrise de l'instrument. Comme souvent avec Stockhausen, il s'agit, peu importe l'argument, de musique agréable à écouter, et qui «sonne» bien. Nocturnes, de Boucourechliev, comprend trois pièces de nature plus contem-plative, traitant le piano et la clarinette comme un seul et même instrument, se prolongeant l'un dans l'autre, ce que les interprètes réussissent à rendre avec souplesse et douceur. Les œuvres de Donald Steven - Sapphire Song pour clarinette seule - et de Bruce Pennycook - Praescio IV, pour clarinette avec extension et système interactif - procèdent d'une esthétique moins subtile, dans ce qu'elle a de réducteur et de simplificateur. Si Sapphire Song demeure tout de même une pièce intéressante, Praescio IV tombe dans des effets accrocheurs et d'une banalité exaspérante. Nous recommandons donc cet

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enregistrement pour ce qu'il a d'européen, mais aussi pour le travail des interprètes et la prise de son qui est très satisfaisante.

« New Music from the Americas, 1 », instrumental & electronic music : Gitta Steiner, Trio, Pierre Béluse, François Gauthier, perc, alcides lanza, piano; G. Steiner, Fantasy Piece, D'Arcy Gray, marimba; G. Steiner, 3 Bagatelles, F. Gauthier, vibraphone; Mariano Etkin, Aquello, Bruce Mather, Pierrette LePage, pianos; alcides lanza, arghanum V, alcides lanza, piano; Edgar Valcarcel, Invencion, electronic music; E. Valcarcel, Checan VI, Lisa Booth, cor, Michael Thompson, trombone, alcides lanza, piano (shelan, eSp-9301-CD).

Ce recueil de pièces américaines inaugure une série d'enregistrements consacrés à la musique du XXe siècle en provenance des deux parties de ce continent. La réalisation en a été rendue possible grâce à un don de la succession de la compositrice américaine Gitta Steiner, née à Prague en 1932 et décédée à New York le 1er janvier 1990. Il allait de soi qu'une partie de ce disque soit consacrée à des oeuvres parmi les plus importantes de cette compositrice. Deux axes ont donc guidé le choix du contenu, Steiner et les Amériques, nous menant de la musique instrumentale à l'électroacoustique en passant par la musique mixte. Le Trio 1969 de Steiner, son oeuvre la plus marquante, n'a suscité en nous que de l'indifférence, peut-être essentiellement à cause d'une prise de son déficiente qui fait perdre le contact avec la musique (plusieurs instruments étant décidément trop loin sur l'enregistrement). Mais il y a aussi autre chose, que l'on retrouve dans les deux autres pièces de Steiner présentes sur ce disque, Fantasy Piece pour marimba et 3 Bagatelles pour vibraphone. La compositrice n'échappe pas à l'attrait du cliché, à l'évocation « jazzistique » et opte souvent pour des solutions de facilité. Aquello, pour deux pianos, de l'Argentin Mariano Etkin, est une œuvre beaucoup plus originale, faite d'instabilité, d'états successifs toujours incertains, dans lesquels le temps est arrêté au profit de sonorités superbes. Arghanum V, d'alcides lanza, pour piano et bande (œuvre d'une lourde expressivité), et deux pièces du Péruvien Edgar Valcarcel, Invencion (musique électronique des années 1960, sans grand intérêt) et Checân VI (pour cor, trombone et piano, une véritable musique d'insecte) complètent le recueil. Qu'ont-elles de commun, ces « Musiques des Amériques »? À vrai dire, il serait difficile de les réunir sous une même bannière. On décèle pourtant, dans l'ensemble, une certaine naïveté dans la facture, un amour de l'effet, une volonté de toucher l'auditeur. Il s'agit d'un intéressant tour d'horizon, qui ne bénéficie malheureusement pas de prises de son d'égale valeur.

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alcides lanza, «Trilogy», music theatre for voice & electronics, Meg Sheppard, voix; ekphonesis V; penetrations VII; ekphonesis VI (shelan, e$p-9201«CD).

Trilogy est en fait un spectacle de théâtre musical, pour « chantactrice », sons et extensions électroniques, avec synthétiseur audionumérique et jeu de lumière, selon le livret d'accompagnement. L'œuvre est dédiée à son interprète, l'actrice Meg Sheppard, spécialisée dans le théâtre musical. Il s'agit en fait d'un cycle de chansons autobiographiques évoquant « la jeunesse du compo-siteur, sa conscience politique grandissante et le mûrissement de sa pensée ». Ekphonesis V, qui débute le cycle, est nettement la pièce la plus intéressante de l'enregistrement. On y retrouve une Meg Sheppard à la voix chaude et sensuelle, dans une musique relativement simple mais dramatiquement effi-cace. Le travail d'extension de la voix y est par ailleurs très réussi. Dès la seconde pièce du cycle, Penetrations VII, on plonge dans un monde de naïveté et de bonne conscience où le message ne semble jamais assez explicite, puisque l'interprète doit recourir à des répétitions incessantes de phrases «bêbêtes», censées exprimer une conscience politique grandissante et un mûrissement de la pensée... Vocalement, cela devient beaucoup moins intéressant, puisque lanza et Sheppard restent dans un registre d'effets très limités et assez peu inventifs. Les mots, ici comme dans la pièce suivante, Ekphonesis VI, sont censés donner toute sa valeur expressive à l'œuvre, ce qui ne réussit qu'à nous donner l'impression que le compositeur prend ses audi-teurs pour des ignares, des êtres «bouchés» et sans sensibilité. Une actrice-chanteuse qui crie pendant d'interminables minutes, sur un ton peu convaincu et artificiel, « nobody listensl », dans le but d'interpréter une pièce traitant de la communication et de son absence, peut donner l'impression de manquer de respect envers son public, même si ce n'était pas là l'intention du créateur. La dernière pièce du cycle, Ekphonesis VI, qui dure à elle seule vingt-cinq minutes, nous parle (je dis bien « parler») quant à elle, toujours sur le mode répétitif, des enfants et de leur valeur humaine sur un mode poétique assez naïf. La voix réverbérée, entre ces phrases poétiques, apparaît comme assez banalement traitée. Une pièce agaçante, moralisatrice et musicalement dépourvue de surprise clôt donc cet enregistrement qui pourra en toucher certains, à la condition d'être amateur de bons sentiments.

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« Forum 91 » : Cherney, Apparitions; Ona, Per Ivan Lermoliev; Gervasoni, Su un arco di bianco, Finsterer, Ruisselant Le Nouvel Ensemble Mo-derne, dir. Lorraine Vaillancourt (UMMUS, série «Actuelles », UMM106).

L'étiquette UMMUS (qui fait maintenant partie de l'écurie du distributeur et éditeur Analekta, ce qui devrait grandement favoriser la diffusion de ses produits) propose, deux ans après le fait, un enregistrement des oeuvres des

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trois lauréats du Forum 91 du Nouvel Ensemble Moderne réalisé en direct lors du concert-gala qui clôturait cet événement, avec, en complément de programme, l'oeuvre du compositeur québécois Brian Cherney, commandée pour cette occasion.

Bilan : un très beau disque ! Qualité du répertoire, de l'interprétation, de la prise de son et de la réalisation technique : tout y est. Après audition, on comprendra que les enregistrements de Forum 91 ait connu plus de cinquante radiodiffusions dans une vingtaine de pays. Et pour ceux que les enregistre-ments en direct effraient, je dirai que l'énergie que dégage ce disque fait vite oublier les quelques bruits de pages tournées ou de toussotements du public.

Il fut un temps où les compositeurs justifiaient leur musique par le système de composition qu'ils employaient. Les notes de programme concernant les œuvres d'au moins deux des trois «jeunes» de ce disque font clairement référence à une attitude typique des récentes générations : la justification de leur musique (car il s'agit encore de cela) par le refus de tout système. Au-delà du discours du compositeur, nous avons avec ce disque la preuve que cette approche « intuitive » marche très bien et ne représente pas du tout une démission de la volonté de construction. Chez Ona et Gervasoni, il y a ce plaisir audible de jouer avec un petit nombre d'éléments clairement identifiables que l'on répète plusieurs fois en les variant de façon plus ou moins prononcée, que l'on superpose ou juxtapose plus ou moins abruptement avec le suivant ou le précédent, jouant avec la perception, l'attente de l'auditeur. Chez Ona, ces éléments sont parfois «culturellement chargés» (une gamme descendante, un accord parfait) et souvent plus brutalement dessinés; ils sont toujours poétiques chez Gervasoni, qui semble chercher sans cesse des couleurs impalpables, inouïes et raffinées. Finsterer, pour sa part, est moins radicalement « postmoderne » que ses deux collègues dans son attitude, dans son choix de matériau et dans sa façon de le composer, mais Ruisselant nous convainc malgré tout par la très grande énergie qui en émane de bout en bout, jusqu'à la cassure finale. Je disais que l'on avait affaire à de fortes personnalités : il faudra suivre les parcours du subtil Argentin, de l'Italien raffiné, de la grande et vigoureuse Australienne.

On respirait au Forum 91 du NEM l'excitation de la première édition d'un événement, voire une certaine exaltation, atmosphère que l'on pourra sans conteste retrouver, rendue palpable et magnifiquement maîtrisée grâce aux musiciens de l'Ensemble et à leur chef, dans ce très beau disque admirable-ment servi par la prise de son réalisée par l'équipe de la Société Radio-Canada sous la direction inspirée de Laurent Major.

Si le Forum du NEM attire l'attention sur les jeunes compositeurs choisis par le jury international (et la cuvée de 1 991 avait du caractère !), cela ne devrait

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pas faire oublier l'oeuvre de Cherney, Apparitions, où la ligne de violoncelle solo, tout empreinte de la virtuosité impétueuse et des inflexions étranges typiques de l'excellent Claude Lamothe, parcourt un paysage de couleurs harmoniques et instrumentales habilement tissées. Métier du compositeur et talent des instrumentistes se rencontrent ici, tant le «beau son» développé par chacun des interprètes de l'Ensemble est mis en valeur. On pourra s'intéresser au rapport qu'entretiennent le style de Chemey et les poèmes du jeune Mallarmé auxquels les titres et sous-titres de l'oeuvre se réfèrent : bien loin du radicalisme d'un Boulez sur ce plan, plus près d'un coloris debussyste, sans pour autant tomber dans le type de développement motivique qui afflige trop d'oeuvres atonales d'outre-frontières... On sent la marque «résolument mo-derne» dans la matière constamment renouvelée de cette œuvre.

Ensemble d'Ondes de Montréal : Toussaint, Onde; Murail, Mach 2 ,5 ; Lesage, Les mystères de la clarté; Provost, Les Jardins suspendus; Mes-siaen, Oraison; Vivier, Pulau Dewata. Ensemble d'Ondes de Montréal avec Lise Daoust, flûte, et Serge Provost, piano {SNE, SNE-574-CD).

Ce disque témoigne éloquemment du «cas» de l'onde Martenot, c'est-à-dire à la fois de ses grandeurs et de ses misères. Grandeurs de par le répertoire et les interprétations de grande qualité que les caractéristiques uniques de l'instrument ont inspirés, misères de par les limites mêmes que le développement technologique des ondes s'est trop longtemps imposées.

Il me faut ici briser le cadre étroit de cette critique de disque pour esquisser un rapide portrait de l'état de santé du Martenot. D'abord les rumeurs. Oui, l'Ensemble d'Ondes de Montréal s'est bien dissou après plusieurs années consacrées à la commande, à la création et à l'interprétation d'un répertoire unique présenté en concerts ici et en tournée à l'étranger; ce disque constitue en quelque sorte le chant du cygne de cette formation dont le visage aura varié avec les années et selon les projets. Eh oui, la classe d'ondes du Conservatoire de Québec a bien été fermée pour cause de compressions budgétaires, mais pas celle de Montréal, où une petite clientèle étudiante fréquente l'instrument, ne serait-ce parfois que comme discipline secondaire. Cette classe fait partie, avec celles de quelques conservatoires français, du petit nombre d'endroits au monde où cet instrument est encore enseigné. C'est là que Jean Laurendeau, infatigable professeur et animateur-initiateur, a formé bon nombre d'ondistes dont ceux qui constituaient l 'EOM. Ce professeur et ses anciens élèves ont d'ailleurs fondé une Société pour le développement des ondes comportant un volet de « développement technique » qui n'a mal-heureusement pas eu beaucoup de temps et de moyens pour faire sa marque, mais assez cependant pour développer un prototype de l'instrument amélio-rant de façon notable le contrôle du timbre.

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Car non, les ondes Martenot ne sont pas mortes, et si le noyau de ses défendeurs reste petit, la poussière des musées n'est pas prête de recouvrir l'instrument du génial inventeur. On pourra s'étonner qu'au pays de l'IRCAM la chose ne soit pas venue plus tôt, mais les ateliers Martenot viennent enfin de sortir (et de lancer commercialement) une première version MIDI de leur produit, ce qui pourra ouvrir à celui-ci le monde de plus en plus raffiné de la génération et de la transformation sonore numérique et celui de la micro-informatique musicale.

Car si les gens intéressés reconnaissent sans hésiter l'apport unique de certaines caractéristiques des ondes comme la touche d'intensité, le ruban et le clavier mobile, plusieurs déplorent depuis longtemps sa palette timbrale d'un autre âge, si on la confronte avec celle que la récente évolution de la lutherie numérique a mise à la disposition des musiciens. De mon point de vue de compositeur (ou de celui d'une compositrice-ondiste comme Estelle Lemire), s'il doit y avoir recherche autour des ondes Martenot, il faudrait à la fois être respectueux et iconoclaste, conserver (pour pouvoir continuer à jouer le répertoire déjà écrit) et innover (pour justement rénover ce même répertoire et stimuler la création de nouvelles zones d'expressivité et donc de nouvelles œuvres). A mon avis, l'instrument ne survivra que par l'enthousiasme et l'opiniâ-treté de ceux qui auront cette double attitude.

Cela dit, l'Ensemble nous propose dans ce disque SNE un répertoire franco-québécois dont on pourrait ranger les six oeuvres entre deux pôles, le pôle mélodico-harmonique et le pôle timbrai, selon les facettes de l'instrument qu'elles exploitent en priorité. L'arrangement de Pulau Dewata de Vivier et la belle Oraison de Messiaen se rattachent au premier pôle, et, à travers Lesage, Provost et Toussaint, on évolue vers l'approche presque purement électroacoustique de Tristan Murail.

Commençons par la déception de ce disque. Le Vivier, dont a pu entendre ailleurs des adaptations plus brillantes, plus incisives ou plus colorées, souffre ici de la trop longue réverbération des diffuseurs et de la polarisation de cette réverbération sur une fondamentale gênante, là d'un montage maladroit, ailleurs de certains timbres ou combinaisons de timbres mal choisis. Le Mes-siaen, de son côté, bénéficie d'une interprétation inspirée de sa mélodie, mais un timbre général un peu sourd et certaines obscurités qui nuisent par endroits à une bonne saisie de l'harmonie entachent le plaisir de l'auditeur.

Les autres pièces du disque m'incitent à être beaucoup plus positif. L'oeuvre de Lesage met en scène deux personnages dont l'un est constamment l'ombre de l'autre, la flûte étant plus souvent «réaliste», l'onde plus souvent impalpable,

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ces rôles étant habilement modulés à travers une série de courtes «situations» où l'approche mélodique dominante arrive à un bel équilibre avec la recher-che plus purement sonore. Le propos est fascinant et fait «pardonner», ou, disons, intègre de façon cohérente, certains passages en octaves qu'ailleurs on trouverait de mauvais goût. Déconcertant postmodernisme...

L'oeuvre de Provost - la plus longue du disque, une commande de l'EOM - met elle aussi en rapport les ondes Martenot avec un «outsider», le piano. Comme Lesage, Provost cherche à combler la distance qui existe entre les deux sources sonores, l'acoustique et l'électroacoustique, plus précisément ici entre le piano surtout identifié au monde des hauteurs discrètes et tempérées et les ondes pouvant dépasser ce monde et explorer des univers sonores plus vastes. Le compositeur réussit à réduire leur étrangeté par toutes sortes de procédés efficaces (prolongements de notes, de sons harmoniques ou de cordes pincées du piano par les ondes, parfois avec de subtiles différences d'intonation ou grâce à un sens aigu de l'analyse du timbre, trame bruissante d'accompagnement des ondes pour le piano ou brouillages d'arpèges du piano par les ondes, etc.), tout en permettant ailleurs à certains «pianismes» ou «ondismes» de s'exprimer. Le tout s'organise selon une forme ample et riche, depuis les suspensions initiales jusqu'aux culminations ultérieures plus touffues.

Chez Toussaint, s'il reste encore quelques développements mélodiques, c'est la séduction sonore qui prend le dessus, le compositeur ayant habilement tiré parti de ce qui ailleurs devenait un défaut. La réverbération polarisée dont je parlais plus haut est ici formatrice, base harmonique et temporelle du matériau sur laquelle viennent se greffer, dans une respiration ample qui permet d'une façon très naturelle leur évolution, des points-bulles, une mélodie arabisante ou de grands balayages en glissando.

Enfin, avec Murail, on part pour un voyage fascinant à travers des strates sonores inouïes, des masses vibrantes ou frémissantes de densité variable (comme les masses d'air que traverse le son d'un avion lointain); on entendra de grandes mouvances, des sifflements ou des cris entrecroisés d'animaux mystérieux, le tout charpenté par une grande conscience harmonique, de ce genre qui manque trop souvent aux oeuvres électroacoustiques pures et dont plusieurs auditions ne finissent pas de révéler les subtilités. Encore là, certains défauts du Martenot (la réverbération déjà mentionnée et certains timbres style « ballon de plastique frotté ») ne devrait pas nous empêcher de considé-rer cette œuvre comme une contribution majeure au répertoire musical, dans le domaine de l'électroacoustique en direct.

P.-S. : Il n'eût pas été inutile de mentionner dans le livret du disque les noms des ondistes solistes pour les œuvres de Messiaen (Jean Laurendeau) et de Lesage (Estelle Lemire)...

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«José Evangelista»: compositions d'Evangelista, Clos de vie, Piano concertant, Plume, un homme paisible, O Bali, Monodias espagholas. Interprètes : Ensemble de la SMCQ sous la direction de direction Serge Garant; Orchestre de Radio-Canada et ensemble instrumental sous la direction de Lorraine Vaîllancourt, Louise Bessette, piano, Pauline Vaillancourt, soprano, et Claude Lamothe, violoncelle (Salabert/Actuels, SCD 9102) .

Les disques monographiques sont l'occasion idéale pour entrer en contact intime avec l'univers d'un compositeur et se familiariser avec son langage et ses idées. C'est cette occasion que nous offrent les étiquettes UMMUS (sous la responsabilité de la Faculté de musique de l'Université de Montréal) et Salabert Actuels (publiés par les Éditions Salabert, de Paris) en publiant l'une et l'autre un compact consacré à des compositeurs québécois.

Les œuvres de José Evangelista présentées ici témoignent toutes, sauf celle datant de 1 974 , de la manière d'écrire adoptée par le compositeur depuis ] 982 , une manière caractérisée, selon ses termes, par « une écriture monodique d'après laquelle toute la texture musicale se déduit d'une seule ligne mélodi-que sans le concours de l'harmonie ni du contrepoint»m. Il est alors fascinant de découvrir, audition après audition, la richesse musicale à laquelle peut parvenir Evangelista à partir d'une telle restriction de son domaine de travail. La grande variété des ornementations et des arrangements en hétérophonie de ces « mélodies nucléaires » dont il se sert comme point de départ permet au compositeur d'en arriver à créer l'illusion d'une polyphonie ou encore d'en faire ressortir certaines harmonies latentes. Cette dimension harmonique poten-tielle est particulièrement réussie : les mélodies de base ont beau être construi-tes sur les douze sons de la gamme chromatique, on perçoit régulièrement des polarisations modales sans cesse remises en mouvement, comme un jeu subtil de «modulations». A partir de ce donné, Evangelista peut ainsi, pour notre plus grand plaisir, se livrer à tout un travail de combinaisons des couleurs instrumentales et développer parfois certains idiomatismes, particulièrement audibles ici dans l'écriture pianistique.

Clos de vie, écrit à la mémoire de Claude Vivier, et Piano concertant constituent deux excellents exemples de l'art d'Evangelista. Tant de moments de ces oeuvres peuvent charmer (comme le début du Canto — troisième mouvement de Piano concertant ) ou intriguer (comme cette partie de Clos de vie où la mélodie de base devient très lente, entourée d'une nuée clairsemée de sons à la rythmique indécise). O Bali, la pièce la plus récente du disque ( 1 989), reste fidèle à cette manière tout en intégrant certains traits typiques de la musique balinaise : ornementations à plusieurs vitesses autour de la mélodie des flûtes, épisodes de tempi variés, sautes d'intensité, ponctuations brèves des instruments ornementateurs. L'hommage à Pulau Dewata (Bali, «l'île des dieux») s'inscrit en vérité dans un parcours éminemment personnalisé.

( 1 ) Dans cette perspective, il est intéressant de relire l'article de José Evangelista, « Pourquoi composer de la musique monodique», paru dans le volume 1, n° 2 de Circuit (pp. 55-70).

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Les Monodias espanolas doivent, pour leur part, être entendues un peu comme la célèbre orchestration que fit Webern du contrepoint final de L'Offrande musicale de Bach, y appliquant le concept de Klangfarbenmelodie que lui et ses confrères de la seconde école viennoise développèrent. Contrai-rement aux autres oeuvres d'Evangelista, dont le titre ou certaines tournures modales pouvaient évoquer passagèrement certains univers musicaux «ethni-ques» sans que leur matériau de départ soit explicitement relié à ces univers, les mélodies de base ici sont clairement d'origine folklorique et la modalité de ces mélodies n'est pas du tout altérée. L'originalité d'Evangelista réside donc dans une technique d'articulation personnelle développée à travers des œuvres comme Piano concertant. On peut alors s'attarder à admirer ce qu'apporte cette magnifique écriture pianistique à la chanson d'origine, que l'on entend comme en filigrane. Il faut souligner, ici comme dans le concerto, le superbe travail d'interprétation de Louise Bessette qui allie la grande précision requise pour l'exécution d'une partition où l'ornementation est parfois touffue, à une sensibilité musicale perceptible dans la conduite des phrases et dans l'atten-tion à la couleur du toucher.

De semblables éloges s'appliquent aux autres interprètes de ce disque et à leurs chefs, Lorraine Vaillancourt et le regretté Serge Garant. Secondée par Claude Lamothe, Pauline Vaillancourt manie habilement l'humour de Plume, un homme paisible, datant de 1 974, mais dont certains passages annoncent les développements stylistiques ultérieurs de José Evangelista. Il faut aussi ajouter un mot sur la qualité du livret de présentation (en quatre langues!). Celui-ci laisse la parole au compositeur qui nous présente dans un langage à la fois simple, direct et précis son itinéraire et ses œuvres.

« André Prévost : Sonates et improvisations » : compositions de Prévost, Sonate n° 1 pour violoncelle et piano, Improvisation pour violon seul, Improvisation pour piano seul, Improvisation pour violoncelle seul, Im-provisation pour voix et piano « Certains cris », Improvisation pour alto, Sonate n° 2 pour violoncelle et piano. Yuli Turovski, violoncelle, Jean-Eudes Vaillancourt, piano, Vladimir Landsman, violon, Louise-Andrée Baril, piano, Pauline Vaillancourt, soprano, Jutta Puchhammer-Sédillot, alto (étiquette UMMUS, série «Actuelles», UMM 103).

Le disque consacré à André Prévost permet, en sept œuvres pour solistes ou duos composées en 1962, 1976 et 1985, d'apprécier la continuité de vision, de ton et de langage manifestée par le compositeur durant ces vingt-trois années en même temps que les différentes modalités d'existence de cette continuité. Parfois ostracise par les modernes purs et durs de son propre pays - ce qui a pu contribuer à renforcer sa vision du monde -, Prévost n'en a pas

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moins continué à mener la barque de sa carrière, avec succès nombreux et reconnaissances prestigieuses à la clé. Le livret de présentation, qui ici aussi laisse parler le compositeur, et la notice d'introduction de la musicologue Marie-Thérèse Lefebvre nous permettent de dégager certaines constantes de la démarche intérieure du compositeur, tout autant que les œuvres nous en font entendre la matérialisation artistique.

Une allusion à Beethoven, entre autres, dans la note sur la Sonate de 1985, n'est pas sans faire surgir l'image du combat maintes fois évoquée à propos du géant de la musique. Et Prévost, dans plusieurs des pièces ici présentées, propose une confrontation, un affrontement aux issues diverses entre deux forces, définies le plus généralement comme élément rythmique et élément mélodique. Et il le fait dans cet idiome sériel qui est le sien, proche de Berg, de Dutilleux et de tout un courant (européen autant qu'américain) qui n'a pas suivi les explorations des jeunes loups de la série intégrale et est demeuré attaché à une exploitation plus thématique de la série. Les rythmes cassés, les ostinati d'accompagnement s'opposent aux longues lignes rejoignant souvent dans leur parcours des paroxysmes sur le plan des hauteurs ou de l'intensité.

Les œuvres sont magistralement défendues par les interprètes de ce disque, où le violoncelliste Yuli Turovski est particulièrement mis en valeur (dans une des Improvisations et dans les deux Sonates, secondé par la présence très forte de Jean-Eudes Vaillancourt). La voix de Pauline Vaillancourt trouve juste ce qu'il faut de blancheur pour illustrer la gravité du poème de Certains cris et Louise-André Baril donne encore une fois une brillante démonstration de son talent, attentive, dirait-on, à contempler la densité de chaque accord, de chaque son qu'elle crée.

S'il m'a fallu quelques efforts pour vaincre certains préjugés ancrés depuis longtemps en moi contre certaines musiques de Prévost (j'ai pu faire partie en mon temps des jeunes «modernes purs et durs» mentionnés plus haut, n'empê-che que ses Fantasmes ont rythmé certains moments de mon adolescence et que je me plaisais encore il y a peu à écouter avec plaisir son Scherzo, tout bartokien qu'il fût...), ces efforts ont été récompensés principalement par l'improvisation pour piano seul dont certains développements implacables par leur contrepoint (proche de musiques abstraites similaires chez Messiaen) et la menée formelle m'ont particulièrement séduit [ces clusters qui accompagnent l'énoncé initial du thème et qui se retrouvent seuls, encadrés de silence, pour clore l'œuvre : magnifique!). Je demeure réticent devant l'emploi lyrique des cordes à laquelle beaucoup d'autres auditeurs adhéreront cependant sans hésitation, et ce disque leur plaira évidemment beaucoup, compte tenu de la place accordée à ces instruments.

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L'ILLUSTRATION DU NUMÉRO

JACQUES PALUMBO

Né le 16 septembre 1939 à Philippeville, Algérie, Jacques Palumbo étudie à l'École nationale d'architecture et des beaux-arts d'Alger. Il obtient ensuite un diplôme supérieur de dessin et d'arts plastiques à Paris où il vit de 1960 à 1965. S'installe à Montréal en 1965.

Le travail produit de 1970 à aujourd'hui a fait l'objet de fréquentes expositions au Canada, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Belgique, en France, en Grande-Bretagne, en Italie et au Japon.

LES ŒUVRES

Mon travail artistique est relié à la cybernétique depuis 1970 : utilisation de l'ordinateur dans l'art pour l'étude de codes et systèmes, utilisation du densitomètre électronique pour le calcul et la réflexion des couleurs, fréquen-tation de la micro-informatique pour une orchestration plus spécifique de la couleur.

Les premiers essais ont été réalisés au Centre de calcul de l'Université de Montréal sur ordinateur IBM CDC Cyber et les premières épreuves sont sorties d'une imprimante électrostatique à points de type Versatec. Avec l'Université du Québec à Montréal, la collaboration s'est faite au Laboratoire de médiatique et de télématique : un film d'animation est né d'un IPS2, protocole Télidon, sans caméra. L'aventure continue en micro-informatique, afin de rendre les recherches plus concrètes, tant sur le plan conceptuel qu'au niveau d'un espace pictural construit

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