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Claude Rivi Re-Socio-Anthropologie Des Religions-A

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Anthropologie Des Religion

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  • Table des Matires

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    Le champ du religieux selon Pierre Bourdieu

    Le sacr selon Eliade

    Le tabou du sacr

    La mentalit prlogique

    Le mythe dogon de cration du monde

    Acte de croire et objet du croire

    Le sacrifice de la messe est-il un sacrifice ? ..... 1

    Scnario du film Le N'dop, tam-tam de la gurison

    L'invisible, fondement de la magie camerounaise

    Les peurs antisataniques

    Chamanisme indien du Nord-Ouest canadien

    La nbuleuse mystique-sotrique

    Le candombl de Recife

  • Armand Colin, Paris, 1997, 2008 pour la prsente dition978-2-200-27239-5

  • Collection Cursus, srie SOCIOLOGIE dirige par Gilles Ferrol

    DU MME AUTEURNotamment :Anthropologie politique, Paris, Armand Colin, 2000.Introduction l'anthropologie, Paris, Hachette, 1995.

  • Deuxime ditionInternet : http://www.armand-colin.comTous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procds, rservs pour tous

    pays. Toute reproduction ou reprsentation intgrale ou partielle, par quelque procd que ce soit,des pages publies dans le prsent ouvrage, faite sans l'autorisation de l'diteur, est illicite etconstitue une contrefaon. Seules sont autorises, d'une part, les reproductions strictement rserves l'usage priv du copiste et non destines une utilisation collective et, d'autre part, les courtescitations justifies par le caractre scientifique ou d'information de l'uvre dans laquelle elles sontincorpores (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la proprit intellectuelle).

    ARMAND COLIN DITEUR 21, RUE DU MONTPARNASSE 75006 PARIS

  • Avant-propos

    La religion, bien sr, on en a tous une ide, mais quelle ide et de quelle religion ? Pour beaucoupd'Occidentaux, la religion est dsormais le cadet de leurs soucis, ce qui ne signifie pas qu'elle nepuisse tre importante pour l'Africain ou le Sri Lankais. Du point de vue du croyant juif, chrtien,musulman, hindou, les livres saints ne sauraient contenir des mythes mais seulement la vrit,comme si le mythe n'tait pas une manire de formuler de manire image ce qu'on juge tre vrai.En lisant Lvi-Strauss, on s'aperoit que les mythes des peuples longtemps dits sauvages ne sont pasplus ridicules que ceux de la Grce ou de la Rome antique, tant admirs par les humanistes. Etpourtant, en abordant des cultures diffrentes de la ntre, n'aurions-nous pas tendance nousdemander si la multiplicit des formes religieuses est compatible avec l'ide du Vrai, du Bien, duBeau, principes associs et suprmes selon Platon et Aristote ? Y a-t-il une essence du divin danslaquelle on puisse mouler les convictions les plus diverses ce propos ? Puisse le philosophe ou lethologien dtenir la rponse absolue !

    Questions orientant un plan de recherche

    Une grande prudence s'impose. Il est aussi vain de dire : Ma religion est vraie, nous avons vuDieu se manifester (toute religion atteste de rvlations, apparitions, miracles, extases...), que depenser: la religion est un nuage idologique que dissoudront la rationalisation et la technologie depointe, comme si le XXIe sicle tait la fin de l'histoire scientifique et technologique et comme si lascience fournissait le sens de tout ce qui existe, y compris de nos propres choix et actions.

    Et le sens et l'essence demeurent-ils stables ? Toute religion se rclame d'une tradition laquelleelle confre la transcendance de l'autorit. Mais toute tradition, parce qu'humaine, comporte unepuissanceactive et cratrice d'adaptations, de rinventions, de rinterprtations pragmatiques, rusantsans cesse avec la stabilit et le mouvement, fonctionnant comme mmoire collective, mais avec unrservoir de signes symboliques indfiniment retrouvs, bricols, ractivs de manire slective.

    Plus les religions se confrontent entre elles dans le monde moderne, plus ce qu'elles valorisentcomme signes du sacr tend tre slectionn arbitrairement par les individus. La rfrence latranscendance ne se confond plus avec la transcendance confessionnelle. travers textes, paroles,gestes, lieux, difices, temporalits ou personnes, de petits groupes en qute de salut recomposentdes mini-transcendances orientes vers l'individu, ou des transcendances moyennes (religiositssculires, populaires, politiques) qui rpondent des demandes spirituelles, tout en manifestant unpluralisme du croire avec place pour l'utopie, moins que l'athisme, l'adhsion la science ou laphilosophie de l'poque ne masquent la recherche indfinie du sens de la vie. Plutt qu'un rsidurducteur, ce que les sociologues appellent la religion implicite ou la religion mtaphorique neserait-il pas, comme le suggre Danile Hervieu-Lger en rappelant J. Sguy, le dispositifstructurant du religieux moderne ? Notre dernire partie sera axe sur ces dynamismes religieuxcontemporains.

    Auparavant, nous tenterons, dans une premire partie, de prciser le sens des mots religion et sacr , en exposant ce qui a pu tre entendu comme tel au cours des multiples rflexions sur lereligieux dans son vcu, dans ses manifestations, et dans les premires thses des anthropologuessur la religion la plus originelle suppose la plus simple.

  • La seconde partie portera sur les croyances en la sacralit exprimes travers des formulations,dogmes, adhsions et mythes dont il s'agira de cerner les contenus et les lectures possibles.

    Dans la troisime partie seront examines les pratiques rituelles de divers cultes, pour en laborerla thorie et pour en dgager quelques types prgnants : prire, sacrifice, initiation, divination,possession par exemple.

    Magie, sorcellerie, chamanisme ractivs mme dans le monde moderne et rinterprts parl'anthropologie nous interrogeront, dans une quatrime partie, sur ce qu'on dit tre les marges de lareligion, alors que la plupart de ces pratiques sont incorpores aux religions traditionnelles et mme nos croyances et comportements contemporains.

    La cinquime et dernire partie portera sur l'actuel. La lacisation du monde est-elle inluctable ?Sous quelles formes ? N'observe-t-on pas des religions populaires en latence, des rgressions decertaines religions traditionnelles et par ailleurs des raz de mare fondamentalistes, sectaires, ousimplement des prophtismes et cultes nouveaux ? Dans quels contextes apparaissent et sedveloppent les messianismes et les syncrtismes ? Lesquels ? Pourquoi ? Comment ?

    Si cet ouvrage s'intitule Socio-anthropologie des religions, bien qu'il relve primordialement del'anthropologie religieuse, c'est qu'il faut absolument dpoussirer une ancienne anthropologie desreligions aux problmatiques fort contestes depuis que les religions dites traditionnelles etethniques en pril se confrontent aux religions universalistes partout dans le monde, que seproduisent des changes, des interinfluences, au point tel que des outils analogues serventdsormais comprendre le culte imprial Rome et au Japon, les sacrifices vdiques et africains,les mythes amrindiens et grecs, la voyance et l'sotrisme du gomancien moundang et deMadame Soleil. La recomposition du religieux ne s'effectue pas en vase clos. Notre approche seveut modernisante, comparative et critique. Elle prtend aussi dfier quelques cloisonnementsdisciplinaires.

    La science des religions en miettes

    Tant de disciplines s'occupent du religieux qu'il convient de situer notre approche par rapport d'autres :

    L'anthropologie religieuse ne se contente pas de dcrire, inventorier, classer les faitsreligieux ; elle voit la religion comme une partie de la culture et cherche expliquer lesressemblances et diffrences entre phnomnes religieux dans des socits diverses sansprivilge accord l'institution monothiste qui a ptri nos consciences occidentales. Ellene s'enferme ni dans l'Antiquit, ni dans le Tiers Monde et s'intresse aussi bien aux ritesnpalais qu'aux mythes papous, aux chamanes de Sibrie qu'aux exorcistes de Bretagne.Elle s'est longtemps focalise sur des socits de petite dimension, peu lettres, parfoisarchaques dans lesquelles sont souvent mls le tribal et le religieux. Elle procdevidemment des changes d'informations, de points de vue et de mthodes avec desdisciplines voisines, toutes initiatrices la comprhension du religieux.

    La sociologie religieuse, telle qu'inaugure par Max Weber, traite notamment desreligions du Livre dans les grandes civilisations, avecrecherche parfois quantifie descroyances, des pratiques et des formes d'organisation religieuse dans les socitscomplexes et urbanises.

  • L'histoire des religions, inaugure avec l'volutionnisme du XIXe sicle, tudie et comparedes institutions, croyances et cultes travers le temps et l'espace. Elle apprhende ledveloppement historique des ides et des structures religieuses. Elle constitue unrservoir d'expriences passes et prsentes dont ne peut se passer l'anthropologue.

    La psychologie de la religion, comprenant des interprtations psychanalytiques, aborde lesfaits religieux dans l'existentiel : modes d'expression du sacr dans l'homme selon l'ge,le sexe ou la personnalit de base ; variation des adhsions, vcu affectif du rite...

    La phnomnologie des religions part du principe que le sacr est ressenti par l'hommecomme source de transformation intrieure, non seulement comme objectivation d'unsacr extrieur l'homme, mais en tant que tmoignage d'une relation avec quelquepuissance suprieure qui investit la conscience et laquelle on voue amour, crainte,respect.

    La philosophie de la religion examine la cohrence logique des divers systmes religieuxet rflchit sur leurs thories explicatives : signification de termes cls, rcurrencesthmatiques, types de raisonnement, influences d'un mode de pense sur le fidle et legroupe qui l'englobe.

    La thologie des religions monothistes se prsente comme science normativeconditionne par la foi en sa propre vrit rvle par Dieu. Elle se veut exclusive etrpond la question : Que devons-nous croire ? Ses interprtations prvalent unmoment donn dans une religion qui, en consquence, prononce des anathmes et combatl'hrsie telle qu'elle la pense.

    Prcautions de lecture

    Tout en rexaminant la construction d'une anthropologie intresse aux formes populaires etexotiques des religions, on se dprendra d'une habitude occidentale de survaluation del'homognit communautaire lorsqu'on tudie une religion et on mettra l'accent sur des pointsrcents de la recherche : la religion en tant qu'exprience plutt que dogme, les pratiques religieusesordinaires, la faon dont les croyances affectent la vie.

    L'exigence de synthse due au format de l'ouvrage nous contraint comprimer les ides etexemples au maximum, au point de donner un aperu historique un peu drisoire de la discipline, exclure par exemple des sujets pourtant capitaux pour la comprhension des mythes et des rites,notamment la symbolique (mais par bonheur les dictionnaires et encyclopdies abondent sur lesujet qui dborde de beaucoup le religieux), et rduire quelques lignes allusives des travauxoccupant des milliers de pages de livres ou de revues.

    Aussi trange que cela paraisse, j'aimerais mettre en garde les lecteurs contre mon proprediscours, en mme temps que contre ceux de mes collgues, en les prvenant de quelques faux-sens,de grilles rouilles et de portes ouvertes, mais surtout en leur demandant, s'ils veulent aller plusloin, de ne pas demeurer esclaves des ides qu'on leur propose et qui ne sont jamais absolumentdfinitives, sinon le savoir serait clos et jamais indpassable (la pire des illusions). Je ne proposequ'un tat du savoir un moment donn, mais je rclame que vos objections ventuelles soientassorties de preuves induites de constats rels multiples et non point d'options fantaisistes, dedonnes ponctuelles ou de choix dicts par des adhsions.

  • Toute dfinition est un rsum simplificateur but pdagogique. Elle a souvent le tort debarricader des champs, de manire partielle parce qu'elle ne dit pas tout, et partiale parce qu'elleprivilgie un modle. La prire ne doit pas tre conue seulement sur le modle chrtien de FrdricHeiler ; Roger Bastide l'a montr dans un chapitre du livre Le Sacr sauvage. Et le sacr lui-mmene rpondrait aux dfinitions de Rudolf Otto que si l'on savait pralablement avec prcision ce quesont le fascinant, le terrible et le mystrieux (articuls comment ?). Il ne s'opposerait totalement auprofane que s'il n'existait pas de multiples transactions et va-et-vient qui empchent de dresser deslimites rigoureuses entre l'un et l'autre, comme les modernes le soulignent en s'affrontant Durkheim. Deux significations du sacr font osciller la notion : ce qui est rempli d'une puissancedivine, ce qui est interdit au contact des hommes.

    Le systme des castes, qui n'existerait qu'en Inde selon Olivier Herrenschmidt, se fonde sur uneidologie de la puret, mais Tal Tamari a prouv qu'il existait bien des castes dans de multiplessocits qui conoivent tout autrement les clivages sociaux et les notions de pur et d'impur. Biendes sociologues, aprs Weber, substituent la dfinition l'idal-type, en le construisant comme uneforteresse qu'ils pensent inexpugnable, et en oubliant que l'idal-type de Dieu a vari desplusanciennes religions aux plus rcentes, que l'idal-type de la religion privilgie souvent la religion laquelle on adhre, que beaucoup de religions n'ont pas d'organisation hirarchise et spcifiquegrante du dogme, de l'thique et du rituel, qu'un idal-type n'est qu'un produit instable fond sur lechoix de certains critres jugs fondamentaux par celui qui l'a construit, qu'il est sujet rvision,car ce qu'on avait dit analogique ou mtaphorique dans le religieux par exemple se rvle, avecl'histoire, plus essentiel qu'on ne l'avait pens.

    Par ailleurs, l'tymologie renvoie seulement telle culture et tel moment du langage (parexemple indo-europen, grec, romain, arabe), comme on le verra propos des mythes et des rites.Le pontife, mme romain, n'a plus rien dj du fabricant de ponts qui relierait deux rives par desprocds magiques, quoi qu'en dise Caillois. Quant l'origine d'une institution comme la religion,chacun la suppose et la recompose sa faon dfaut de preuves historiques, d'o lesinterprtations diffrentes des volutionnistes, des thologues, des psychanalystes. Lesvolutionnistes dessinent une histoire en sens unique et obligatoire, par exemple la squencemagie/religion/science ; les clercs se permettent d'noncer le bon sens, celui dfini par leur religion,et le non-sens, par exemple la superstition et la magie, alors que ces pseudo-non-sens apparaissentaussi senss d'autres qui donnent eux-mmes un sens leur vie, que les dogmes, mystres,miracles, influences astrales ou paraboles dchiffrer.

    Nous fournirons aussi des typologies, taxinomies, distinctions. Qu'on les prenne pour des outilsde rflexion couvrant rarement l'ensemble des phnomnes observs, dpendant de certains critressouvent non dits de classification. Toutes les grilles se rouillent, mme celle de Linn enbotanique ; et dans ces grilles, ce qu'on valorise, tel lment pens essentiel, se relativise et plitcomme le soleil de l'gypte ancienne. Beaucoup de rites se folklorisent. Le mysticisme selonTroeltsch ou saint Jean de la Croix se voit opposer la possession par l'esprit selon le chamanisme.Le Gnie du christianisme de Chateaubriand a pour pendant le Gnie du paganisme de Marc Aug.Ceux qui disent le sacr effervescent sont forcs de constater le manque d'effervescence duritualisme, la recherche de l'affectif dans un sacr diffrent, celui du New Age, d'un bouddhisme usage occidental, ou du culte du corps. Et les chantres de la scularisation ou de la dsacralisationdoivent mettre, selon le pays et l'poque tudis, des dises et des bmols leur pseudo-armaturethorique.

  • La tentation du classement leste, ne la partageons-nous pas notamment pour pjorer quelquechose qui nous dplat ? Le XVIIIe sicleouvrait grand le sac des superstitions, et la secte sertactuellement de fourre-tout ou d'pouvantail apocalyptique alors que telle religion, que nousprofessons ventuellement, a t en ses dbuts considre comme une secte par des Romainscomme par des Juifs, puisqu'elle se coupait (secare) de sa souche mre, et alors que la multitudedes groupes pentectistes, qui fleurissent dans le monde entier, se conoivent sans fermeture, niexclusive, simplement comme de nouvelles glises chrtiennes.

    Quant aux portes ouvertes, pourquoi se donner la peine de les enfoncer ? Et dieu sait s'il y en a enanthropologie religieuse ! C'est surtout pour viter de nombreux tudiants de passer leur temps tirer sur des pouvantails ou des moulins vent que j'ai tent de prciser quel tait l'tat actuel de laquestion, afin qu'ils ne s'escriment pas sur du Frazer, du Lvy-Bruhl, du Eliade ou du Caillois, qu'ilfaut avoir lus pour se former, mais qui sont dsormais en partie discrdits dans certaines de leursthses majeures.

    La prsente dition, revue et corrige, est augmente de pages nouvelles sur la sociologie despratiques, sur les mouvements religieux contemporains et sur les relations entre religion etmodernit. Il aura fallu sacrifier en compensation quelques passages concernant les rites, maissurtout l'tude finale intitule nagure Religion et socit politique . Ce choix a t dict par lefait que toute la quatrime partie de notre Anthropologie politique (Armand Colin, 2000) porte avecdavantage de prcision sur les rapports entre le pouvoir et le sacr .

  • Premire Partie

    Le champ de l'anthropologie religieuse

  • Chapitre 1

    La religion et le sacr

    Bien avant l'poque grecque, Sumer comme en gypte, certains phnomnes sont censsmanifester la prsence des dieux. Dans l'antiquit romaine, le terme religio dsigne la sphreindpendante de l'Etat qui rgit les pratiques et croyances ayant trait au sacr.

    La religion interroge par l'anthropologie

    Religion et religions

    Selon l'picurien Lucrce, dans le De natura rerum, l'homme redoute la puissance des dieux qu'ilimagine tre l'origine de l'ordre du monde ; il met dans les rites, notamment dans le sacrifice, dessignes de sa dpendance et de sa soumission au lieu d'acqurir le vrai savoir philosophique. Selon lestocien Cicron, la religion (du mot relegere, recueillir scrupuleusement, prendre soin, contraire deneglegere, ngliger) se dfinit par le culte rendu aux dieux, rels grants du monde (De naturadeorum). La pseudo-tymologie religare : relier, n'est qu'une laboration chrtienne ultrieure, faiteaux IIIe et IVe sicles par les apologistes Tertullien et Lactance. Au XIII e sicle, l'adjectif religieux s'applique seulement aux baptiss, ermites et moines, qui ont fait vu de perfection.L'extension du mot religion varie au cours des sicles et ne se stabilise qu' la Renaissance lorsqueNicolas de Cues, dans La Paix de la foi (1453), souligne simultanment l'universalit de l'attitudereligieuse (dvotions et rites) et la diversit anthropologique des religions selon les cultures. Onnotera que, chez beaucoup de peuples, n'existe pas d'quivalent du mot religion , bien quelesfaits religieux y soient prsents, mais pas ncessairement spars des autres institutions sociales.Au XVIIe sicle, pour affirmer la supriorit de la rvlation, on oppose religion rvle et religionnaturelle, cette dernire comportant l'adoration d'un tre suprme, la croyance en l'immortalit del'me et l'esprance du salut.

    Aussi limpide que nous paraisse l'ide de religion, la dfinition du religieux demeure malaisecar on ne s'accorde pas sur ses critres. Le surnaturel ? La magie le suppose aussi. Les dieux ?Durkheim souligne que le bouddhisme est une religion sans dieu. Les esprits ? Ils foisonnent dansles croyances populaires, et la croyance ne suffit pas spcifier une religion par rapport n'importequelle idologie profane ou une socit secrte. Il est en outre difficile d'isoler le fait religieux.Mme dans les socits primitives, a-t-on le droit de le rduire au totmisme (Durkheim) ou lamentalit mystique (Lvy-Bruhl) ? Les institutions et rituels traitant de la maladie sont-ilsproprement religieux ? Et si, dans les socits modernes, on diffrencie sans trop de difficults lessphres du parental, de l'conomie, du politique, de la sphre religieuse, celle-ci n'a pas la mmeautonomie dans les socits traditionnelles.

    Pour les voyageurs, au cours des sicles d'exploration du monde, la religion a t entendue

  • comme l'ensemble des cultes et des croyances, des attitudes mentales et gestuelles, dvotionnelleset orientes par des conceptions d'un au-del. Pour l'tranger un systme, c'est d'abord par leurexpression pratique que les religions se caractrisent, c'est--dire par leur culte, ensemble deconduites fortement symboliques pour la collectivit et ensemble de relations unissant l'homme une ralit qu'il estime suprieure et transcendante. Mais l encore, il s'agit d'une manire de parlerapproximative, indiquant peine l'incessante qute humaine d'un inaccessible qui ne s'objective quepar une foi.

    la recherche de certitudes

    De multiples questions insolubles ont par ailleurs encombr l'anthropologie religieuse depuis lesannes 1870 jusqu' ce qu'on se livre, surtout aprs 1945, de nombreuses tudes empiriquesrigoureuses. Quelle est la religion la plus simple ? Doit-on placer l'origine le monothisme ou lepolythisme ? Y a-t-il un schma volutif de dpassement de la religion, universellement valable ?L'motion est-elle toujours lie au rite ? L'impersonnel mystrieux prexiste-t-il l'ide depersonne divine ? N'y a-t-il de religion que fonde sur une tradition ? Les religions rvles sont-elles suprieures aux autres ?

    Considrons successivement chacune de ces interrogations. La religion la plus simple ? Qu'est-ce dire ? partir de quels critres ? Ce qu'on a appel

    abusivement le totmisme n'est-il pas fort compliqu d'aprs ce que nous en dit Elkin, legrand spcialiste des religions australiennes ? Les religions dites primitives ont subiautant de sicles d'histoire (non crite videmment) que notre propre socit. Et surtoutle simple expliquerait-il le complexe ? En quoi la hache en pierre polie explique-t-elle labombe atomique ?

    Monothisme initial ou polythisme ? Que savons-nous des origines aprs que tant dethoriciens ont suppos, sans aucune preuve solide que la religion provenait del'exprience des rves pour l'un, de la crainte de phnomnes inexplicables de la naturepour l'autre, ou encore de la fascination de l'unit et de la diversit du monde ? L'ided'un grand dieu, chez les pseudo-primitifs, dominant une foule de petits dieux qui lui sontsoumis, n'est que l'ide d'un tre suprme dans certains polythismes et non l'idefondamentale d'un monothisme. Et le polythisme est bien plus rpandu dans l'histoirede l'humanit que le monothisme, dont rien ne prouve qu'il se place, soit l'origine(Lang, Schmidt), soit comme tat terminal des croyances. Et que de monothismes ! Lejuif bas sur l'lection d'un peuple unique, le chrtien d'un seul Dieu en trois personnes,l'islamique refusant tout usage pluriel de Dieu, le Bantou plaant Imana comme lointaindieu du ciel. En rsonance ce problme, celui de la monogense ou de la polygense del'humanit : un seul couple cr par un seul Dieu ou une pluralit de races et de couplesde primates issus de l'volution. Dans ce dernier cas, s'effondrent les consquences dupch originel comme l'opprobre des fils de Cham !

    Un schma d'volution ? Les fameuses squences historiques de Comte, Marx, Morganou Frazer diffrent toutes selon les critres adopts. Comment prouver qu'existe un sensunique de l'volution sans rgressions, ni blocages, ni pertes ? Et le point final (unfantasme de plus !) est-il l'homme du XXIe sicle, le croyant ou le scientifique

  • agnostique ? Nanmoins, il y a intrt tudier les religions de peuples dits nagureprimitifs ou archaques, non pas pour dcouvrir quelque essence, mais pour dgagerquelques caractres constants du religieux par approches comparatives sans que jouentdes interfrences de variables les unes avec les autres, car ces religions se sont pourbeaucoup dveloppes de manire isole en diverses parties du monde, tandis que se sontinfluencs le judasme, le christianisme, l'islam, et ailleurs l'hindouisme, le bouddhisme,le janisme, le taosme, le shintosme...

    L'motion collective lie au rite ? Que de rites sont accomplis avec peu d'affects, autantchez les responsables des offices que chez leurs fidles ! Caillois n'est pas le seul avoirsoulign la routinisation du religieux ni avoir montr le fait que la crainte ne spcifiepas l'attitude religieuse. Et puis, bien d'autres actes que le rite, l'amour en premier,procurent des motions intenses. L'homme qui fuit de peur devant un ours n'accomplitpas un acte proprement religieux. Et le magicien, comme le prtre, pacifie souvent plusqu'il n'meut.

    Le mystre impersonnel avant l'ide de forme divine personnelle ? Notre habituded'anthropomorphiser les dieux est-elle plus justifiable que notre croyance une puissanceuniverselle ? Et les hommes sont-ils plus l'image des dieux que les dieux l'image deshommes ?

    Une tradition ? La religion se prsente comme un discours traditionnel, quel que soit lecontenu de la croyance. Mais il en est ainsi de toute culture qui fonde sur la coutumel'autorit qu'elle exerce sur les individus et les groupes, parce qu'elle appuie sur desinstitutions et croyances plus ou moins sacralises son systme de valeurs, parce quesoulignant la continuit entre pass et prsent, elle signifie l'unit et l'homognit d'ungroupe tout en servant de moyen d'identification de la personnalit de ce groupe. Maispoint de modle rpt l'identique, point de fidlit absolue dans la ritration ! Aumouvement d'oubli et d'rosion rpond un autre mouvement de perptuelles innovationset accrditations. Conteste, toute religion se renforce par des virtuoses religieux (cf.Weber) qui disent obir un ordre qui les dpasse. Au long de l'histoire, tout patrimoinesymbolique drive, s'adapte, se rinvente.

    Prestige de la rvlation ? Qu'on se dise bien que toute religion se considre commel'objet d'une rvlation, par un rve, un oracle, la divination, la transe ou par uneinspiration diurne estime tre la voix d'un esprit parlant au cur pur. Qu'en fut-il deMose ou de Mahomet dans des civilisations de leur poque dominante orale, puis deLuther et de Calvin ? En fait, c'est moins la rvlation qui fait la diffrence dans l'effet desduction, que l'criture estime tre la porte du savoir moderne.

    C'est toujours l'homme avec son imaginaire, son intelligence et ses motions qui dit rvle sareligion. C'est lui qui la croit vraie l'exclusion des autres. C'est lui qui trace les limites du sacr etdu profane. Le problme, c'est que tous les hommes ne croient pas en la mme chose.

    Le champ particulier du religieux

    Dfinir l'anthropologie religieuse comme le domaine du symbolique ne nous avance pas grand-chose dans la mesure o l'change conomique,le politique, le langage sont aussi chargs de

  • symboles valorisant l'exprience humaine. D'une manire schmatique, le champ du religieux, saisisous divers angles comme on l'a vu dans l'introduction, peut tre spcifi comme suit :

    La religion a pour objet, d'une part, les puissances (Dieu, gnies, mana, ftiches, anctres,dmons...), d'autre part, les milieux sacrs receleurs de forces (pierre, arbre, eau, feu,animaux, etc.) ;

    Le sujet de la religion est certes l'homme sacr (roi, prtre, saint, magicien) mais aussi lacommunaut cultuelle (clan, glise, secte, confrrie) ainsi que les lments dits spirituelsdans l'homme (me, doubles, esprits) ;

    Les expressions de l'exprience religieuse sont la fois thoriques (croyances, mythes,doctrines), pratiques (cultes, rites, ftes, actes magiques), sociologiques (types de lienssociaux au sein d'une organisation religieuse), culturelles (variables selon les aires et lesformes d'conomie dominante : religion du guerrier, du marchand, de l'agriculteur), ethistoriques puisque s'oprent des mutations de la vie religieuse travers les poques.

    Peut-tre convient-il d'insister sur les aspects imaginaires et motionnels. Pour Clifford Geertz, la religion, c'est un systme de symboles qui agit de manire susciter chez les hommes desmotivations et des dispositions puissantes, profondes et durables, en formulant des conceptionsd'ordre gnral sur l'existence et en donnant ces conceptions une telle apparence de ralit que cesmotivations et ces dispositions semblent ne s'appuyer que sur du rel (Geertz, 1966, p. 4).

    Fonctions de la religion

    Sous l'angle de ses fonctions principales et schmatiquement, on dira la religion : explicative, en ce qu'elle pallie un savoir empirique dfaillant ; organisatrice, par l'ordre qu'elle prsuppose et vise sauvegarder dans l'univers ; scurisante, en ce qu'elle ramne un niveau supportable la peur et les tensions

    psychiques par la foi et l'esprance d'une justice. intgrative, en ce qu'elle agit comme mcanisme de contrle social, lie qu'elle est une

    morale du respect et de la sanction, mais aussi parce qu'elle cre une communion descroyants.

    Les variantes sur ces thmes ne manquent pas, les critiques non plus. La croyance en Dieu rsultedu dsir de trouver une cause logique l'univers, pense Andrew Lang. L'agnostique estime que lascience le fait beaucoup mieux dsormais que la religion, d'o la rgression des mythes en lgendes.Que la religion ait pour but de constituer une vote immuable de croyances cosmogoniques enrenvoyant un temps originaire rsistant l'usure, un espace de gense non morcel, unehumanit primordiale et idale, tout cela n'est que projection d'un dsir de repres unificateurs etclassificateurs. Mais rien ne prouve qu'il y a une origine unique de l'homme, un pch originel et unaxe du monde, ni que l'ordre ne doit cder la place au progrs et au jeu de dsordres partiels. Il estvrai nanmoins que, rpondant une qute de sens, la religion est d'autant plus ressentie commevraie qu'elle aide l'homme donner de l'unit son existence.

    Le champ du religieux selon Pierre Bourdieu

  • Prsentation d'ensemble L'ide de base (de Bourdieu) est constitue par la notion de champreligieux, qui implique les lments conceptuels suivants : la religion estun ensemble de biens symboliques qui concernent la sphre du sacr. Surces biens s'exerce un pouvoir de dfinition, production et reproduction dela part d'un groupe de spcialistes du sacr. Ce pouvoir donne lieu, au seindu champ, une hirarchie fonde sur le pouvoir-savoir de dfinir ce qu'ilest bien de croire : la consquence est que dans le champ il y aura toujoursune diffrence de position entre spcialistes et non-spcialistes du sacr(les lacs). Ces derniers sont les premiers destinataires d'un processusd'imposition d'habitus rituels et mentaux permettant, d'un ct, de garantirla lgitimation interne du champ religieux et, de l'autre, de fournir auxindividus un systme de significations en mesure, cas par cas, d'expliquer"comment sauver son me" et comment "russir dans la vie". Ladiffrenciation interne du champ religieux porte en elle une conflictualitlatente, qui se manifeste, par exemple, quand un groupe de non-spcialistes du sacr tente de dfinir, de faon alternative celle dupouvoir des spcialistes du sacr, le capital symbolique qui s'est, au fil dutemps, sdiment dans le champ religieux. Sabino Acquaviva et Enzo Pace, La Sociologie des religions, Paris, Cerf,1994. p. 61.Critique, de Danile Hervieu-Lger La problmatique du champ religieux dveloppe par Pierre Bourdieuest trs utile et fconde pour dvelopper l'analyse des luttes pour lamatrise de la tradition lgitime au sein des confessions chrtiennes. Elleest dj plus difficile mettre en uvre dans le cas des religionsmonothistes (judasme, islam) dans lesquelles l'opposition entre clercs etlacs n'a pas le mme caractre formel. Mais elle offre peu de priselorsqu'il s'agit d'valuer la dimension religieuse de phnomnes sociauxqui n'ont plus aucun ancrage ou un ancrage de plus en plus lointain, dansles religions historiques strictement entendues. Elle est enfin d'un faiblesecours pour l'analyse des tendances d'une modernit sculire danslaquelle la production et la circulation des biens symboliques-religieux

  • chappent de plus en plus la rgulation des institutions. Danile Hervieu-Lger, La Religion pour mmoire, Paris, Cerf, 1993, p.162.

    Sans doute l'lment moteur de la foi est-il d'ordre affectif : apaisement de l'inquitude et del'incertitude, attachement notre famille qui nous a socialiss dans telle religion. Se concilier unenature hostile ou mystrieuse, surmonter la mort en ritualisant ce qui touche l'au-del et enimaginant une survie post mortem, rpond au dsir de communion fortifiante avec la vie de l'universau moins autant qu'au dsir de connaissance.

    Le consensus ? Les ftes profanes et les codes de politesse l'assurent aussi. Quant l'ordre social,le politique (excutif, lgislatif, judiciaire) le ralise tout autant que les anctres dont on supposequ'ils sanctionnent la conduite des dviants. Et le politique vise l'ordre social global et non le petitordre interne d'une communaut de croyants.

    Concernant ses rapports avec les socits, on remarquera que la religion dpend directement descadres sociaux qu'elle exprime, mais qu'elle modle aussi la structure sociale par des justificationsmythiques, des sacralisations de hirarchies et des codifications d'activits.

    Un sacr trop ontologis

    Halo smantique

    Le sens du mot sacr n'a pas radicalement vir de bord depuis ses sources tymologiques. Il estintressant de saisir dans la racine grecque sak l'ide d'un sac d'toffe grossire en poil de chvreservant filtrer (sakkeo, selon Hrodote). Le liquide filtr se spare de ses impurets. En hbreu,kadoch veut dire la fois sacr et spar. En arabe, harram, que nous traduisons par sacr et quisignifie mis l'cart, interdit, a eu pour driv : harem, le btiment spar des femmes.

    Quant au sacer latin (consacr aux dieux), il qualifie des personnes (sacerdos), rois (imperator),magistrats dans l'exercice de leur fonction prestigieuse. Sancire, c'est sparer, circonscrire demanire inviolable sous peine de sanction. Le sanctus latin dsigne un homme, un lieu, une loi, unechose, objet de vnration et de crainte. Le hagios grec voque surtout la majest divine et lacrainte devant le surnaturel(driv : hagiographie, ou biographie d'un saint). Le hieros est signed'une force vivifiante selon Homre (drivs : hiratique, hirophanie).

    En bref, l'ide de sacr implique celle de supriorit et, corrlative-ment, de dpendance et desoumission ; le divin renvoie la majest absolue du dieu, sa perfection et sa puissance ; lesaint, li au projet biblique de sanctification de l'homme, signifierait plutt l'exhaussement dans le

  • suprahumain ; le numen latin (d'o a t cr l'adjectif numineux : ce qui recle une puissancesacre) est toujours la manifestation de l'action personnelle d'un dieu.

    C'est seulement depuis le dbut du vingtime sicle qu'a t thorise comme centrale, enquelque sorte substitut du religieux, la notion de sacr par Durkheim, Otto, Van der Leeuw, Eliade,Caillois entre autres, sans parler de Laura Makarius, attentive son lien la violation des interdits,et de Ren Girard la faisant merger d'une violence fondatrice.

    Durkheim et Mauss situent le sacr comme force collective essentielle l'organisation sociale etlui attribuent comme source la socit. Le sacr forme couple avec le profane comme l'avers etl'envers d'une mdaille mais avec une diffrence de potentiel, le monde se divisant en ces deuxdomaines identifis la distinction confessionnel/laque, plutt qu' la diffrence pur/impur (lesacr ayant ces deux caractres) ou l'opposition spirituel/temporel. Une permutation s'opre doncchez Durkheim, puisque ce n'est plus Dieu qui fonde la socit, mais les hommes de leur communevolont, les dieux n'tant que l'avatar du social et le sacr la divinisation de la socit. Le contratsocial se substituant l'imaginaire de fondation, le pouvoir politique n'apparat plus ainsi commedrivation du pouvoir divin, mais celui-ci comme l'alibi d'une lgitimation sociale. Comme lemana, force collective et impersonnelle, dont nous reparlerons, est le valorisateur mystrieux desgens et des choses, le totem symbolise dans Les Formes lmentaires de la vie religieuse (1912) laforce de la socit, l'me se rduisant du mana individualis. Le tabou formule l'interdit par lequella socit sacralise, juge et sanctionne.

    Le sacr selon Eliade

    1) le sacr est qualitativement diffrent du profane, il peut cependant semanifester n'importe comment et n'importe o dans le monde profane,ayant capacit de transformer tout objet cosmique en paradoxe parl'intermdiaire de l'hirophanie (en ce sens que l'objet cesse d'tre lui-mme, en tant qu'objet cosmique, tout en demeurant en apparenceinchang) ;2) cette dialectique du sacr est valable pour toutes les religions et non passeulement pour les prtendues "formes primitives". Cette dialectique sevrifie autant dans le "culte" des pierres et des arbres, que dans laconception savante des avatars indiens ou dans le mystre capital del'incarnation ;3) on ne rencontre nulle part uniquement des hirophanies lmentaires(les kratophanies de l'insolite, de l'extraordinaire, du nouveau : le mana,etc.), mais aussi des traces de formes religieuses considres, dans laperspective des conceptions volutionnistes, comme suprieures (tresSuprmes, lois morales, mythologies, etc.) ;

  • 4) on rencontre partout, et mme en dehors de ces traces de formesreligieuses suprieures, un systme o viennent se ranger les hirophanieslmentaires. Le systme n'est pas puis par ces dernires ; il estconstitu par toutes les expriences religieuses de la tribu (le mana, leskratophanies de l'insolite, etc., le totmisme, le culte des anctres, etc.)mais comprend aussi un corpus de traditions thoriques qui ne se laissentpas rduire aux hirophanies lmentaires : par exemple les mythesconcernant l'origine du monde et de l'espce humaine, la justificationmythique de la condition humaine actuelle, la valorisation thorique desrites, les conceptions morales, etc. Mircea Eliade, Trait d'Histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 38-39.

    l'instar de N. Sderblom qui explique l'origine psychologique du concept de sacr par laraction face au surprenant, rvlateur de l'existence du surnaturel, et s'inscrivant aussi dans latradition pitiste protestante, Rudolf Otto fait de la force du sacr, dont la notion serait commune,sous un nom ou un autre, toutes les religions, la source spirituelle de la connaissance de Dieu.Dans son ouvrage Le Sacr (1917), Otto prtend atteindre le cur de la religion traversl'exprience originale inassimilable aucune autre, incommunicable, que l'homme fait de Dieucomme origine et cause transcendante de ce qui est. Insistant sur le rapport immdiat avec desforces religieuses imprieuses et secourables, augustes et bienfaisantes, Otto saisit le sacr la foiscomme numineux (force qui englobe le divin personnel et le mana impersonnel selon Durkheim),comme valeur et comme catgorie a priori de l'esprit. Le sentiment d'tre une crature porte aurespect l'gard du sacr rpulsif et charmeur, pur et impur, bnfique et nfaste, rsumable par lesmots latins : fascinans, tremendum, mysterium. La majestas, en tant que mystre, fascine tout autantqu'elle porte l'homme pcheur l'effroi mystique.

    Au lieu de se focaliser sur l'exprience intrieure du sacr qu'il reconnat cependant commedonne immdiate de la conscience, Mircea Eliade s'intresse surtout la rvlation historique dusacr et ses reprsentations hirophaniques (hieros : sacr, phanein : apparatre), dans l' axe enpartie de la phnomnologie de G. Van der Leeuw.

    quivalent de la puissance, de la ralit par excellence, et satur d'tre, le sacr - bienfaisant etdangereux - se rvle comme puissance transcendante travers des signes, mais jamais tout entierni sans voile. L'auteur distingue entre, d'une part, la morphologie du sacr (objets mdiateurs,animaux, vgtaux, dieux, hommes vnrs, rites rptant des archtypes transcendants lisiblesdans les mythes et symboles) et, d'autre part, les modalits du sacr (interprtations diverses d'une

  • mme hirophanie par des groupes diffrents de croyants : lites religieuses, masse des lacs).Eliade, comme Otto, dplace la problmatique du thologique vers le sacr, mais si celui-ci

    n'tait pas l'avatar du Dieu de l'Occident, que serait-il sinon simple foi et croyance comme dans lesautres religions, du moment que varie le contenu des croyances, des mythes, des rites et dessymboles ? Est-ce plus pertinent de juger le sacr satur de puissance que le profane de ralitdouteuse ? Est-ce considrable ou drisoire de dire : Dieu existe puisque le sacr se manifeste l'homme ? Quel dieu, quel sacr, hormis les ides collectives et contradictoires que nous nous enfaisons ?

    Au lieu de penser comme spars et antinomiques le sacr et le profane, il faut tenter de saisirleurs recoupements, les chevauchements de ces catgories non figes dans l'histoire et quicomportent des degrs : de la sacralit diffuse la fascination insoutenable devant le Dieu pens parles Hittites comme tre de lumire rayonnement intense.

    La dialectique fluctuante du sacr et du profane

    Si l'on veut bien admettre que le sacr cache des ralits insouponnes, on s'tonnera pour lemoins de leur diversit, des interprtations non concordantes, du fonctionnement de la contagiositdu sacr, de ses localisations dans la nature (pierre ou arbre sacr), dans le monde cleste (dieux,anges et dmons), dans l'histoire sociale (anctres vnrs), dans l'individu (mystique ou saint).Qu'est-ce que la force surnaturelle qu'on leur attribue ?

    La rfrence une seule foi religieuse, la chrtienne habituellement, ne saurait suffire dfinir lesacr. De plus, au cur mme d'une religion, on distinguera l'administration du sacr par desspcialistes et son exprience immdiate, parfois motion des profondeurs, le vcu religieuxsubjectif pouvant court-circuiter l'expression doctrinale et rituelle d'une foi institutionnalise. Lasparation sacr/profane, marquant la diffrence et la transcendance, est-elle bien une constante detoute vie religieuse ? En fait, les lignes de partage entre l'un et l'autresont dterminesempiriquement dans le cadre des religions systmatises par les autorits qui les professent.Caillois fait remarquer dans L'Homme et le Sacr que la distinction entre religieux/laque ousculier, sacr/profane, n'existe pas dans nombre de socits. La religion se manifeste dans lequotidien : nourriture, habillement, disposition des habitations, rapports avec les parents et lestrangers, activits conomiques, passe-temps. La religion fait partie de la vie et n'est pasdistingue des autres aspects de l'existence, tout tant imprgn de religion, signe ou reflet deforces divines (cf. aussi Franois de Sales, Olier, Brulle). Dans l'Inde vdique, partir de quoipeut-on isoler une zone profane de la vision sacrale de l'univers ?

    Dire que les limites sacr/profane varient selon la religion considre (l'impuret du porc, lesacrement de mariage monogamique) et selon l'poque historique (la lune n'est plus hirophanie),c'est affirmer ce que les thologiens ont tendance contester : l' lasticit des concepts et de leurcontenu. Mme si les mythologies nous livrent des triades pre-mre-enfant (Brahma, Indra,Vishnou en Inde ; Osiris, Isis, Horus en gypte), il reste qu'il s'agit de simples analogiesclassificatoires.

    Chacun prend pour cause de sa religion le dieu auquel il croit et pense les autres religions nes dela btise, de la peur, de la faiblesse humaine, moins qu'il ne les traite de pierres d'attente de lasienne propre, de vestige dform ou obscurci de la vraie religion, ou, pour le polythisme, de

  • forme infrieure de religion. Mais pourquoi cette diversit de croyances, ces masques diffrents dusacr selon le lieu et l'poque, ces hirophanies discordantes et inconciliables ? Peut-on fonder lesacr religieux sur un acte de foi en une rvlation ou en l'exprience d'une transcendance quis'imposerait hors de toute tentative critique ? Et si l'on argue de l'exprience personnelle du sacr,que d'ambiguts entre ce que l'homme prouve et ce pourquoi il l'prouve !

    Dplacements et prolifration actuelle du sacr

    Banale, l'ide que le sacr recule quand la science progresse. Et pourtant, rien de moins sr ! Lamtamorphose du symbolique n'est pas sa disparition. La perte d'un sens originaire ne signifie pasl'absence de cration d'autres sens, ni l'effacement de reliquats, par exemple dans la religionpopulaire. Comme on a vu se recrer des figures divines de l'gypte, la Grce et Rome, lestransformations du christianisme par les sectes et les glises nouvelles montrent des essaimages etdes nouvelles conceptions. De la croyance aux soucoupes volantes jusqu'au culte des stars (dans lesport, le cinma, la tlvision) ; de lafascination d'un leader l'autorit imprative (Hitler, Staline)jusqu'au mystre redoutable d'un virus qui lie ros et Thanatos, de l'attrait du dieu-argent jusqu'augot esthtique d'une nature cologiquement pure, la vie ordinaire baigne dans le mysterium, lefascinans et le tremendum. Erratique ce sacr ! Comme le sacr sauvage oppos par R. Bastideau sacr domestiqu par les glises ! Le retour de l'sotrisme comme dcryptage de l'insolite,du singulier, du nouveau, indique aussi la permanence des croyances en des forces magico-religieuses, car le sacr est de l'ordre du croire.

    La religion, qui dborde l'ide de dieu, n'est qu'une traduction possible et une organisation dusacr. En tant que croyance des forces suprieures l'homme, le sacr se retrouve hors del'institutionnalis, d'une part dans la religion populaire, d'autre part (pur ou impur) aux marges de lareligion : magie, sorcellerie, chamanisme. Enfin, une religiosit sans religion se construit sur labase de valeurs contemporaines productrices de sens. Les rites profanes et les liturgies politiquesrcuprent des bribes de sacr. Mme une morale laque voque l'amour sacr de la patrie, les lienssacrs du mariage, le respect sacr du pre par ses enfants. Que le sacr sculier soit un sacr drivqui vaut comme adjectif et non comme substantif, voil qui est affaire de point de vue !

    Dsubstantialisation du sacr

    Bien que l'ordre thologique ait dict une dpendance du profane par rapport au sacr dans lacration initiale et dans la vie permanente, le sacr ne dpend-il pas de l'ide qu'on s'en fait,variable selon les religions ? Au sacr, les peuples attribuent des contenus divers : gnies, Dieu,Auguste, valeurs mtaphysiques, puissances suprieures mythifies comme appartenant au domainede l'inatteignable et informulable, de l'impratif catgorique, de l'inquestionnable auto-institu,mais qui, en ralit, reportent dans l'invisible les raisons de l'ordre social et cosmique.

    Le sacr religieux, comme le sacr politique ou social, c'est l'au-del de notre prise et l'au-del denotre pouvoir : c'est le mythe ou l'assurance intime d'une totalit qui assumerait la charge de cedont nous ne sommes pas responsables. Manire de thoriser l'impuissance ! Le sacr n'a que lesens qu'on lui suppose travers une extriorit, ce qu'on en exprime verbalement et ce qu'on enritualise ; il apparat que les hirophanies, de thophanies qu'elles taient, deviennent de plus en

  • plus des kratophanies.Si le fait religieux se dfinit comme transcendance, alors il renvoie une exprience d'un pouvoir

    ou d'autre chose dont on ne peut affirmer que par adhsion intime qu'il s'agisse de la ralit ultime,du radicalement autre ou de la suprme flicit. C'est la croyance qui fabrique le sacr et qui ledtermine comme rvlation. En bref, une exprience intrieure se constitue fantasmatiquement deralits extrieures. Elle se pense produite par l'action extrieure d'une entit valorise commesacre par l'homme lui-mme. Que le sacr apparaisse comme structurellement incorpor laconscience de l'homo religiosus ne permet pas d'en infrer l'existence hors de cette conscience. Aufond, le sacr est-il autre chose que la croyance en une ralit suprieure qui donnerait sens l'ordredu monde, lorsqu'on ignore les principes de cet ordre ? D'o les pithtes de mystrieux, d'indicible,d'insaisissable...

    En somme, la distinction entre le sacr et le profane (problme rcent) varie normment selonles religions. Dans beaucoup de socits traditionnelles le terme religion n'a pas d'quivalent carl'institution n'existe pas comme glise, elle est encastre dans l'ensemble du social. Toutes lesreligions se disent rvles, pas seulement celles du Livre. Et toute croyance se fabrique despreuves. De quelle valeur objectivement ? partir d'un sentiment, d'une ide, d'une aspiration, onne saurait rien dire sur l'existence relle hors de notre conscience de quelque entit divine que cesoit, tant n'importe quoi peut tre interprt comme manifestation d'une force surnaturelle.

  • Chapitre 2

    Figures hypothtiques de la religion primitive

    Si la question du sacr proccupe le sociologue Durkheim, le thologien Otto, le philosopheCaillois, l'historien des religions Eliade, elle a peu d'cho chez les anthropologues contemporains,attentifs empiriquement aux croyances, mythes et rites. Rien ne permet de dire l'antriorit de telleattitude religieuse par rapport telle autre. La querelle tant teinte ce propos, on prsenterasimplement ici l'usage courant de termes et thories qui ont fait fortune un temps dans les dbatsd'anthropologues en chambre : naturisme, ftichisme, animisme, mnisme, totem, mana, tabou.

    L'esprit des choses

    Le naturisme

    Le naturisme peut se dfinir soit comme simple adoration de phnomnes extraordinaires de lanature, conus comme dous de volont et parfois personnifis (M. Mller), soit comme attitudecosmomorphique de saisie du monde en tant qu'ensemble de messages interprter. Dans lacosmogonie grecque, Gaa, la terre aux larges flancs, spare du ciel Ouranos par leur fils Cronosqui castre son pre d'un coup de serpe, est le lieu des Olympiens dans ses hauteurs et des Titansdans ses profondeurs. Rserve inpuisable de fcondit, on la considre comme mre nourriciregnreuse. Du dieu-soleil gyptien R au dieu hindou Surya parcourant le ciel mont sur son char,du soleil-tigre de la premire humanit des Aztques au soleil maya qui se dguise en colibri pourcourtiser la lune, l'astre du jour apparat comme symbole mle,chaud, ardent de puissance et de vieau point qu'un courant diffusionniste a systmatis un pseudo-fondement hliocentrique desreligions (G. Elliot Smith, W.J. Perry).

    Isis l'gyptienne, Artmis la Grecque, Diane la Romaine identifie par un croissant de lune,personnifient le principe fminin selon des phases lunaires de renouvellement. Les nymphes ne sontpas la source, mais en justifient le caractre sacr car on les conoit comme divinits.

    Les Fon et les v de la cte africaine des esclaves vnrent le dieu de la foudre Hvisso et,comme les aborignes d'Australie, le serpent-arc-en-ciel. Au Japon, le mont Fujiyama a bnficid'un culte. Dans toute la cte de l'Afrique occidentale, Mami Wata (de water, l'eau) reoitl'hommage de fidles et le Chakpana yoruba est le dieu de la variole. Certaines pierres et certainsrochers reoivent des offrandes chez les Kotoko du Tchad, et l'iroko au Bnin est cens abriter desgnies, aussi s'excuse-t-on de le couper pour en sculpter des billes comme tabouret des anctres.

    Pourtant, rien de mystrieux dans la rgularit des mouvements des astres (sauf comtes ouclipses) et dans la croissance vgtale ! L'orage lui-mme apparat dans les rgions arides commeannonciateur de la pluie bienfaisante. L'uniformit ne saurait produire la stupeur ou l'angoisse,objecte Durkheim aux tenants de la thorie naturiste qui spculent trop sur l'impression

  • d'crasement de l'homme face la nature. En ralit, l'homme, incorpor ce cosmos qu'il nommeet transforme, ne fait que l'identifier comme un complexe de signes.

    En interrogeant notre horoscope, en portant un collier d'ambre, en chrissant une mascotte,aurions-nous une attitude de vrai croyant aux puissances de la nature ? Pas plus chez nous que chezle pseudo-primitif, la croyance et le culte ne s'adressent l'objet matriel mais une force qu'ilreprsente. Le riziculteur diola du Sngal nomme dieu la pluie par transfert verbal mais ne l'adorepas. On distinguera donc la naturoltrie (erreur d'optique de l'ethnologue primitiviste) de l'ide departicipation de tel ou tel lment de la nature la puissance d'une divinit transcendante. L'objetde culte est seulement hirophanie, manifestation pour le croyant de la puissance d'un dieu. Autotal, pour la dmarche religieuse, la nature est autant moyen qu'obstacle (par ses rgularits et laconnaissance scientifique ou image qu'on en a).

    Le ftichisme

    Par opposition l'adoration du Dieu chrtien, le ftichisme se dfinit comme croyance au pouvoirsurnaturel et comme usage rituel d'objetsgnralement fabriqus (statuette, talisman, gri-gri,lments divers emballs dans un sac de cuir ou enfouis dans une poterie). Pour les Portugais quientrent la fin du XVe sicle en contact avec les peuples du Golfe de Guine, feitio comme adjectifsignifie artificiel, fabriqu, factice ; comme substantif, il dsigne un objet fe, enchant (sortilge,philtre amoureux ou mortel). Son sens en anthropologie est diffrencier de la conception marxisted'une alination du sujet dans sa relation la marchandise et du sens psychanalytique d'attachementexcessif de la libido certaines parties du corps de la personne aime ou un objet qui la touche deprs.

    Bien que le ftichisme, charg de connotations pjoratives, soit devenu synonyme d'idoltrie chezles primitifs qui concevaient comme dous de pouvoirs des objets protecteurs, ou des supportsmatriels d'activits magiques, il convient de ne pas assimiler les ftiches des images de culte ou des habitacles de gnies. Ce sont plutt des accumulateurs d'nergies agissant selon le principede chanes sympathiques (Marcel Mauss) et selon des codes symboliques pour produire un effetsouhait par l'individu ou par le groupe.

    Ni choses-dieux, ni dieux-objets, ils ne renvoient habituellement aucune divinit personnalise,et leur puissance protforme peut tre mobilise pour une gurison ou une sduction, pour assurersa propre prosprit tout comme pour la ruine, l'envotement ou la mort d'autrui. De par leurambivalence, on les craint et on les respecte.

    Sont considrs comme ftiches, des cristaux, des clats d'os ou de dents que des aborignesd'Australie placent symboliquement dans le corps pour les extraire en jouant la gurison, desingrdients vgtaux (eau de plantes mdicamenteuses macres et absorbes par le malade, poivremch et recrach sur le patient par les fticheurs du Bnin), ou des statues nkond au Zare,cribles de clous et de lames mtalliques pour qu'un vu soit exauc, une maladie ou une infortunestoppe.

    Pour que le ftiche soit actif, il faut d'abord l'laborer selon certaines rgles, recettes et formules,souvent avec intervention d'un fticheur dou de pouvoirs et de savoirs. Bnficiaire du travail de son ftiche, l'homme a vis--vis de lui des obligations d'entretien. Sans rites de prire,d'offrande, de lustration, parfois de sacrifices sanglants pour ceux estims puissants, on suppose

  • qu'ils dpriraient. Les propritaires ou responsables de ftiches s'en servent pour en obtenir desnergies spirituelles, pour inflchir le sort leur avantage, pour paralyser ou subjuguer des espritsrivaux de vivants ou de mauvais morts .

    la diffrence du dvot implorant, le fticheur se veut actif et efficace. l'intriorit mystique,il prfre la mise l'preuve de forces et pouvoirs sensibles. Par accumulation de ftiches et parrussite, il gravit mme des chelons hirarchiques parmi ses pairs et obtient des contre-prestationsfinancires qui accroissent ainsi sa renomme.

    Si le prsident Skou Tour de Guine a lanc en 1961 une campagne de dftichisation et dedmystification pour tenter d'annuler des pouvoirs occultes concurrents du politique, d'autres chefspolitiques africains au contraire s'entourent de fticheurs pour attirer eux la protection des forcesjuges surnaturelles et, selon le terme consacr, sont ainsi blinds par leurs ftiches contred'ventuels agresseurs.

    L'animisme

    Parmi les premiers proposer une thorie de la religion primitive (retentissante mais seulementplausible psychologiquement et non atteste historiquement), E.B. Tylor pense que l'volution dessystmes religieux prend son origine dans un animisme primitif dfini comme croyance en des tresspirituels. La notion d'me est conceptualise grce la fusion de l'ide d'un principe de vie et decelle d'un double ou fantme impalpable qui peut se sparer du corps auquel il ressemble. Ensuggrent l'ide aux peuples primitifs les rves nocturnes, les fantasmes diurnes dans lesquelsrevivent des doubles indpendants d'individus loigns ou dfunts.

    Tylor construit une interprtation squentielle du dveloppement de l'animisme selon les tapessuivantes : croyance au double, attribution d'une me aux animaux, puis aux objets, culte des mneset des anctres, ftichisme, idoltrie, polythisme, monothisme. Mais cette hypothsevolutionniste ne repose sur aucune donne rigoureuse objectivement observe. J. Frazer et M.Mauss montrrent que la religion, tout fait diffrente du culte des esprits, ne saurait en driverhistoriquement et qu'il faut dissocier la croyance en une me indpendante du corps et savalorisation en tant qu'objet de culte.

    L'anthropologie moderne a montr que, dans les socits dites archaques, l'me n'est nincessairement la forme particularise d'une force gnrale et indiffrencie (mana), ni toujoursl'esprit-gnie rsidant dans une ralit matrielle, ni le prototype unique de la notion de moi et depersonne au sens moral et juridique. Rien ne prouve que tout ce qui est dans la nature soit conu parle primitif comme anim, ni que son me fusionne avec le cosmos ou le groupe, ni qu'il ignoretout dualisme entre corps et me. Beaucoup de socits croient l'existence de plusieurs mes chezun mme individu, reprsentes travers des supports fonctionnels (cerveau, souffle), des images(ombre, revenant), des symboles (nom, signe caractriel), des types d'activit (me bnfique, medangereuse), chacune ayant une fonction distincte. Gnralement, une importance plus grande estaccorde la puissance d'animation (anima) qu' la facult de reprsentation (animus).

    Malgr ces diverses ambiguts et faute d'une autre expression, l'usage du terme animismedemeure encore frquent. Est exprime alors la spcification de la vie en figures et puissances(mes, gnies, esprits, anctres sublims, dits intermdiaires entre l'homme et un Dieu suprme)qui animent l'univers et peuplent les panthons traditionnels.

  • Robert Marett forge le mot animatisme en 1909 pour distinguer la tendance traiter les objetscomme vivants, de la prtendue propension qu'auraient les sauvages peupler l'univers d'espritsbienveillants ou malveillants. L'ide de vivification de la nature de Marett rejoint celle de Humeaffirmant la tendance universelle concevoir tous les autres tres comme semblables l'homme. Proche de l'animisme, un certain vitalisme pose l'ide d'mes qui seraient la fois principes devie organique et de vie intellectuelle. Reste pendant le problme de la distinction entre me etesprit, pure convention dfaut de preuves.

    Le mnisme et le culte des anctres

    Aussi invrifiables que soient les assertions de Herbert Spencer et de James Frazer selonlesquelles la crainte des morts aurait t la racine de la religion primitive, il est cependant exact quela notion de survie post mortem de quelque lment spirituel de la personne est gnrale toutes lesreligions.

    Le culte des anctres, soit diviniss, soit plus frquemment promus au rang d'intercesseursprivilgis entre l'homme et Dieu, se manifeste entre autres dans les rites de la mort et desfunrailles, par des invocations verbales aux dfunts, par des offrandes individuelles et familiales,par des libations et sacrifices en des lieux dtermins, visant les rendre favorables dans l'au-del.Ce culte s'inscrit dans la conception d'une continuit du phylum social et d'un renouvellementcyclique de la vie.

    Dans la Grce et la Rome anciennes, en Chine, au Japon comme en Afrique, les anctres ayantfranchi, aprs la mort, la barrire de l'ignorance, sont censs connatre les mondes visible etinvisible ainsi que les causes des vnements qui se passent ici-bas. Trois fonctions principales leursont attribues, celles :

    de rgnrateurs biologiques du lignage par leur intervention dans les naissances et parune action sur la fertilit du sol ;

    de garants de l'ordre moral et social, c'est--dire des coutumes, traditions et valeurs, qu'ilsont eux-mmes faonnes et codifies de leur vivant, et dont ils sanctionnent aprs lamort les infractions qui porteraient prjudice aux intrts de la communaut ;

    de protecteurs de leurs descendants auxquels ils distribuent paix, sant, bien-tre, et qu'ilsavertissent, par prsage ou oracle, des machinations ourdies par les ennemis de lafamille.

    L'accs l'ancestralit se trouve conditionn par l'exemplarit de la vie, l'intgrit physique etpsychique, et la mort juge naturelle. Parmi les morts qui satisfont aux exigences sociales etreligieuses de l'ancestralisation, sont invoqus spcialement : ceux qui jouissent d'une prsancegnalogique, ceux qui ont des charges de chef, ceux desquels les bienfaits supposs marquent uneforte participation la vie de la famille. Mais la communion spirituelle entre vivants et mortss'tablit moins avec la communaut des dfunts, dont l'ide reste vague et abstraite, qu'avecquelques principaux anctres du lignage qui n'ont pas sombr dans l'oubli.

    Au Turkmnistan, l'anctre de chaque tribu nomade a sa tombe, objet de plerinage. Chez lesDogon du Mali, huit anctres fondamentaux sont l'origine de la division du peuple en huit

  • familles. De la mme faon que les Quetchua du Chili se reprsentent leurs ans dfunts enmomies prhispaniques, les wamani, les Indiens d'Amazonie peuvent rencontrer leurs anctres sousforme d'esprit-tapir, cerf, loutre ou toile. En Chine, o le culte des anctres occupe une placecentrale et particulirement dans les lignes royales et seigneuriales, chaque grande famille a untemple ancestral comportant des tablettes sur lesquelles sont gravs les noms des anctres auxquelson rend un culte. Lors des changements de saison, des crmonies d'offrande de viande, crales,liqueurs, sont prcdes par des abstinences.

    Quelques notions ftiches : totem, mana, tabou

    Le totmisme

    Le totmisme intresse particulirement l'anthropologue. John McLennan (1870), s'appuyant surdes recherches de G. Grey (1841), en a fait le principe de la religion primitive fonde sur le cultedes animaux, des plantes ou d'autres objets lis l'anctre du clan.

    L e totem, d'un mot de la tribu algonquine des Ojibwa : ototeman, qui dsigne les catgoriesd'espces animales et vgtales utilises pour donner un nom un clan, serait un principed'appartenance indiquant une consubstantialit mystique entre ceux qui porteraient le nom du mmetotem, lui voueraient un culte et se reconnatraient parents. Emblme reprsent sur des poteaux,des armes ou sur le corps, l'animal ou l'objet ponyme du clan aurait quelque rapport avec l'anctremythique du groupe et serait l'origine d'interdits alimentaires (on ne mange pas l'animaltotmique) et sexuels notamment (on se marie hors de son groupe totmique).

    Tandis que, entre 1910 et 1920, J. Frazer et Arnold Van Gennep postulent un modle idal dutotmisme et tentent d'en reprer des vestiges dans le monde, A. Goldenweiser critique l'amalgameentre exogamie clanique, nom totmique et parent avec le totem. Plus gnralement, les partisansdu totmisme ont conu celui-ci comme englobant des phnomnes diffrents qui, en ralit, seconjuguent rarement : le mode de division d'une tribu n'est pas le mme partout (clans, moitis,sections, sous-sections) ; les noms totmiques peuvent s'appliquer non seulement ces subdivisionssocitales mais aussi des confrries et mme des individus (qui, eux, choisissent leur totem) ; cesnoms ne sont pas prciss seulement partir de la faune et de la flore puisque certains clans sontceux de la pluie, de l'orient, d'une saison, d'une divinit anthropomorphe, d'une maladie ;l'exogamie existe hors totmisme : dans les systmes totmiques, elle ne concide pas toujours avecles clivages nominaux et, entre gens de mme totem, ne suppose pas toujours l'ide d'une relationgntique ou mystique avec le totem, celui-ci tant d'ailleurs objet de tabou ou de prfrencealimentaire selon le cas (la signification des rituels affrents ne se limitant pas la fcondit du ditclan totmique).

    Marcel Mauss et mile Durkheim voyaient dj dans le totmisme un procd de classificationqui ne reflte pas ncessairement l'organisation relle de la socit. Nanmoins, Durkheim dans LesFormes lmentaires de la vie religieuse montre que, par des rituels qui tablissent une contagionaffective trs forte, la socit se sacralise tout en sanctifiant ses totems avec lesquels elle tablitune connexion mystique. Mais Durkheim agace les thologiens. Comment le totmisme serait-ilune religion, mme primitive, puisque la prire et le sacrifice y sont absents ? Comme si notreschma occidental de culte tait gnralisable ! Pour Frazer lui-mme, le totmisme n'tait pas

  • religieux puisqu'il n'implique pas l'ide de Dieu.En outre, contre une thorie monolithique du totmisme, A.P. Elkin en se fondant sur des cas

    australiens distingue entre : totmisme social, de sexe, de moiti, section, sous-section, de clan ; totmisme cultuel, patrilinaire associ un lieu de naissance, parfois un rve ; totmisme individuel.

    Ces totmismes n'ont ni les mmes principes de base ni les mmes formes d'expression.On sait que Freud, dans Totem et tabou (1913), a fait dcouler du meurtre du pre le tabou de

    consommation du totem et li l'interdit de coucher avec la mre la rgle totmique d'exogamie.Mais qu'est-ce qui prouve ce pseudo-meurtre originel du pre ? De plus, l'interdit d'endogamie netouche pas seulement le rapport sexuel avec la mre. Pur fantasme aussi que le parallle entreprohibitions alimentaires et sexuelles d'autant que les totems n'impliquent pas systmatiquementdes interdits alimentaires. Cependant, il est vrai que la pense totmique entrane des attitudesritualises de respect et de peur, d'obissance aux prescriptions et prohibitions, comme dans toutereligion. Ce qui ne prouve pas l'antcdence du totmisme par rapport aux religions organises oude salut.

    E.B. Tylor, F. Boas, E.E. Evans-Pritchard avaient dj saisi l'aspect classificatoire du totmismejouant sur des associations d'ides. Mais avec Claude Lvi-Strauss (Le Totmisme aujourd'hui,1962), le totmisme totalement dconstruit se rduit pour l'auteur un systme de classification etde correspondances images entre nature et culture, et il n'est point la base de toutes les religionsprimitives. Reste cependant que les classifications totmiques n'ont pas qu'une valeur intellectuelle,mais bien aussi motionnelle, ce que Lvi-Strauss occulte. Mais le totmisme ne saurait tre conucomme tant la religion primitive.

    Le mana, force anonyme et diffuse

    La description, par le pasteur R.H. Codrington, de la notion de mana, dcouverte par lui chez lesMlansiens des les Fidji (1878) et identifie une puissance impersonnelle et surnaturelle,constate de manire tout empirique dans une action efficace, dans quelque chose de grand oud'inaccoutum suscitant tonnement, terreur ou admiration, a servi de pierre d'angle desinterprtations d'ensemble des religions primitives.

    Peut-tre l'ide de mana doit-elle sa vogue son imprcision, en ce qu'elle connote chez lesMlansiens et Polynsiens des substantifs,adjectifs et verbes drivs, tels que influence, force,prestige, chance, autorit, divinit, saintet, puissance extraordinaire ; fructueux, fort, nombreux ;honorer, tre capable, adorer, prophtiser. Comme un chef doit son autorit, un artisan sa russite,au mana qu'ils dtiennent, une arme doit son efficacit et un autel sa saintet au mana qui leur estassoci. L'homme a le plus grand intrt se concilier une telle force spirituelle, sorte d'embryon dela notion de sacr, lequel peut tre bnfique ou malfique.

    On suppose ce mana dangereux pour l'individu qui ne serait pas arm pour entrer en contact avec

  • lui. Un Tikopia se pense en danger lorsqu'il touche par accident la tte de son chef (R. Firth).L'arche d'alliance des Hbreux pouvait tuer l'impie qui la toucherait. Les Nyoro d'Ouganda, tudispar J. Beattie, attribuent leur roi et leurs doyens un grand mahano, une sorte de forceextraordinaire que rvlent aussi la naissance de jumeaux ou l'entre d'un animal sauvage dans unemaison d'habitation. En excutant des rites particuliers, certaines personnes peuvent acqurir cettepuissance et en disposer. Chez les Fon du Bnin, le terme d'atse, chez les Dogon du Mali le nyama,chez les Arabes la baraka, recouvrirait une notion similaire.

    Le mana sert Mauss d'ide-mre pour l'explication de la magie (1903). En tant que force parexcellence, il dsigne l'efficacit profonde des choses que corrobore leur action mcanique et estl'objet d'une rvrence qui peut aller jusqu'au tabou. En tant qu'essence, il demeure maniable ettransmissible, mais conserve une indpendance par rapport l'agent de la magie et l'objet rituel.En tant que qualit, on l'attribue des tres ou des objets qui surprennent.

    Comme fondement du totmisme australien, Durkheim dcle la notion d'une force anonyme etdiffuse, sorte de dieu impersonnel immanent au monde, rpandu dans une multitude de choses etqu'il dit correspondre aux ides smantiquement convergentes de mana mlansien : orenda huron,wakan sioux, manitou algonquin... Le mana, principe vital prsent chez les hommes et dans leurstotems, serait un produit de la socit qui a en elle quelque chose de sacr. La socit devient objetde croyance et de culte en se mystifiant elle-mme par le truchement des puissances occultes qu'ellesuppose exister et qu'elle tend hypostasier.

    Les partisans de l'animatisme (Marett) ont vu dans le mana une forme primitive et indiffrenciede l'ide d'me. Contre de telles visions substantialistes, Lvi-Strauss ragit avec quelque drisionen comparant le mana un machin mal connu ou un truc efficace.Sous son aspectd'laboration spontane, l'ide relverait de notre pense sauvage. la manire des symbolesalgbriques valeur indtermine, elle aiderait seulement construire des relations etreprsenterait un signifiant flottant , symbole l'tat pur, non encore disciplin par la science,mais gage d'invention mythique et esthtique. Le terme mana, abandonn par l'ethnologie, estencore usit dans un sens potique propos de ce qui apparat mystrieux dans un phnomne. Il estdiscrdit dans son rle d'explication du surnaturel en raison de ses ambiguts.

    Tabous et interdits

    Le terme tapu, emprunt une langue polynsienne, et qui a pour antonyme noa : profane,ordinaire, accessible tout le monde, dsigne une dfense caractre sacr, en mme temps que laqualit de ce qui est frapp de prohibition, soit parce que consacr, soit au contraire parce qu'impur.Le tabou porte l'ambivalence de l'attrayant et du redoutable. La violation volontaire ou involontaired'un tabou est suppose entraner une impuret personnelle, une calamit naturelle ou une infortunesociale, tandis que la transgression d'un interdit ordinaire n'est sanctionne, si elle est connue, quesocialement, par exemple par la rprobation, l'amende, l'incarcration, la mort.

    L'extension du terme polynsien toutes les institutions analogues, observes par les ethnologueset classes par Frazer en actes (relation sexuelle, inceste, interdit alimentaire, meurtre), personnes(chefs, rois, dfunts, deuilleurs, femmes en grossesse ou en menstruation, guerriers, chasseurs),choses (armes tranchantes, sang, cheveux, nourriture) et mots tabous (noms de divinits, de morts,de parents, d'objets impurs), impose de distinguer entre la signification du mot dans le contexte

  • polynsien, les sens qu'attribue chaque culture des phnomnes relativement analogues, l'emploignrique du terme comme substitut d'interdit, et les laborations thoriques de la notion dans lecadre de l'ethnologie religieuse.

    Durkheim lie la notion celle de mana totmique et Freud, dans Totem et tabou, la considrecomme une contrainte limitatrice du dsir, rgle par la loi du pre ; entre autres exemplesdvelopps : l'vitement de la belle-mre. Pour Lvi-Strauss, le tabou entrerait dans des jeuxd'opposition logique marquant la diffrence et l'ordre des valeurs. Il est des degrs de sanction enfonction de la gravit des transgressions et de l'importance de l'interdit. Plus que sur le tabou dusang sur lequel se focalise L. Makarius, il convient d'insister sur l'insertion du taboudans le contexteDe la souillure comme l'a fait Mary Douglas, et de la faute comme violation d'interdit.

    Le tabou n'est gnralement pas motiv par l'observation d'une conscution rcurrente entre uneaction et le pril qu'elle engendre, mais il est tabli par des personnes d'autorit la suite de rves,de visions, d'exgse de mythes, ou bien d'expriences fcheuses que l'on souhaite viter. Beaucoupsont irrationnels, bien que parfois pseudo-rationaliss, et transmis par la coutume ou la traditionsous prtexte d'un ordre divin ou ancestral.

    Le tabou du sacr

    En parlant du rapport du sacr (saint) au profane, nous entendonsdsigner la distance qui spare ce qui est puissant de ce qui estrelativement impuissant. Le sacr ou "saint", c'est le dlimit, le spar(latin : sanctus). Sa potentialit lui cre une position spcifique, pour soi.Par consquent, "saint" ne signifie ni moralement parfait, ni tout unimentdsirable ou louable. Au contraire, il peut y avoir identit entre ce qui estsaint et ce qui est impur. Le puissant est en tout cas dangereux. Letribunus plebis des Romains [...] possde une saintet si grande(sacrosanctus) qu'il suffit de le rencontrer sur la voie publique pourtomber en tat d'impuret. Chez les Maori, tapu peut signifier "souill"aussi bien que "saint" ; chaque fois il comporte prohibition ; donc ilmarque la distance. Ds lors, on ne saurait gure dduire l'opposition entresaint et profane de la diffrence entre dangereux et inoffensif. La puissancepossde une qualit spcifique, qui s'impose l'homme en tant que pril,mais si le saint est dangereux, tout ce qui est dangereux n'est pas saint [...].Plac en face d'une potentialit, l'individu a conscience de se trouverdevant une qualit qu'on ne saurait faire driver de rien, mais qui, suigeneris et sui juris, ne peut tre dsigne que par des termes religieux

  • comme "saint" ou ses quivalents, marquant toujours qu'on souponne oupressent le "tout autre", l'absolument diffrent. L'viter, voil l'instinctivepropension ; nanmoins, on est port aussi le rechercher. L'homme doits'carter, s'loigner de la puissance, et pourtant il doit s'en enqurir. Il nesaurait plus supporter ni un "pourquoi" ni un "par consquent".Soederblom a certainement raison lorsque, saisissant dans cette connexionl'essence de la religion, il la qualifie de mystre. C'est ce qu'on a pressentiavant mme d'invoquer aucune divinit. Car dans la religion Dieu est untard venu. Grard Van der Leeuw, La Religion dans son essence et sesmanifestations.Paris, Payot, 1955, p. 35-36.

    Les distinctions entre tabous religieux (ne pas manger une heure avant l'eucharistie) et interditspolitiques (dfense d'afficher sous peine d'amende), interdit moral (ne pas tuer) et interditdisciplinaire (inscrit dans le rglement d'une association), tabou rationnel (ne pas polluer) et tabousuperstitieux (ne pas passer sous une chelle), incitent prendre en considration diverses variables,par exemple selon l'ge (enfants/adultes, ans/cadets), le sexe (tabous menstruels), l'extension duchamp social (tabous ethniques, totmiques, familiaux, individuels), le statut des personnes(interdit aux initis, aux brahmanes), le temps (jours et heures prohibs pour telle action, taboupermanent ou temporaire dans le deuil ou la grossesse, volution travers les poques), l'espace(interdit dans le temple, permis ailleurs), les sens (interdit de voir, de toucher, de consommer).Mirage anarchiste d'une socit sans interdit comme d'une morale sans obligation ni sanction !

    Outre les interdits gnraux de nuire aux personnes et aux biens, les plus frquents sont : lesinterdits alimentaires (fort divers selon les cultures), les interdits de rapport sexuel (comme letabou de l'inceste), les interdits linguistiques (certains termes ou expressions prohibs sontremplacs par des euphmismes : Il a cass sa pipe ), les interdits de contact corporel aveccertains objets ou certaines personnes. L'interdit mental est une forme de rpression du dsir.

    Dans un contexte non religieux d'thique sociale et politique, les interdits constituent le versanten ngatif de toute obligation positive. Leur respect et la sanction de leur transgression sontncessaires au fonctionnement de toute institution micro et macrosociale. Tout en traduisantconcrtement des priorits axiologiques, ils se justifient gnralement par leur fonctionnalit :

    intgrative comme lment d'autoconservation sociale ; socialisatrice, parce qu'ils favorisent l'acquisition d'habitudes conditionnes, la base de

    toute enculturation ;

  • sgrgative en ce que, spcifiques un tat, une caste, une classe, une religion, ils sontlis aux valeurs de l'in-group ;

    immunisatrice et scurisante pour ceux qui les observent.Moyen de dfense de la socit pour la survie de son identit culturelle, forme de protection de la

    valeur de certains biens et d'tres fragiles (tabous lors de la naissance, de l'initiation, de la maladie),preuve de la soumission de l'individu au groupe, et notamment aux dtenteurs de l'autorit(prtres, chefs), le tabou se prsente comme un systme de contrle des hommes, de telle sorte quele langage du pouvoir se confond souvent avec le langage des interdits.

    La progressive laboration des notions examines jusqu' prsent et leur ventuelle mise au rebutse comprendront mieux par la prsentation historique des auteurs et uvres majeures qui ontmarqu l'anthropologie religieuse.

  • Chapitre 3

    Aperu d'histoire de l'anthropologie religieuse

    En cherchant prciser les conceptions de la religion et du sacr, puis en examinant quelquesexplications propos de religion primitive, on s'est dj rfr aux thories de divers auteurs quiont contribu l'laboration de l'anthropologie religieuse. propos des mythes, des rites, de lamagie et des transformations contemporaines du religieux, on saisira par la suite bien d'autres idescapitales exprimes par les thoriciens, aussi le rapide historique propos ici ne vise qu' montrercomment se sont succd et contredites des thses majeures.

    Dbats primitifs

    Des spculations philosophico-psychologiques

    La philosophie et la psychologie ont t les berceaux de la rflexion sur les religions, souventpour en supputer l'origine et l'essence. Un courant psychologique et associationniste se dvelopped'abord outre-Rhin et outre-Manche dans la seconde moiti du XIXe sicle l'intrieur de l'histoiredes religions pour Mller par exemple, de la philosophie des religions pour Marx, Spencer,Crawley, ou d'une psychologie naissante chez Wundt et William James.

    Dans sa Mythologie compare (1856), le linguiste rudit qu'est Max Mller, intress par lesdieux de l'Inde et du monde classique, s'interroge sur l'origine de la religion et, partir deconjectures linguistiques et non de faits historiques, nonce la thse selon laquelle les dieux ne sontque la personnification de phnomnes naturels. L'ide de l'infinis'exprimerait d'abord par desmtaphores qui acquerraient peu peu leur autonomie et qu'on substantifierait. La religion luiapparat comme une maladie du langage , lequel exerce une tyrannie sur la pense en ce qu'ilsubstantialise des symboles. Le souffle (pneuma) suscite l'ide d'esprit arien. Apollon (soleil)chasse l'aurore qui lui chappe en se transformant en laurier (Daphn signifie en grec la fois aurore et laurier ).

    Chez Herbert Spencer (1820-1903) se retrouve cette ide d'une construction de l'invisible partirdu visible. Les rves donnent l'homme l'ide d'une dualit corps-esprit. Les mes des mortssubsistent en tant que mnes, et les trs grands anctres, sur la tombe desquels on sacrifie,deviennent des divinits. force d'exemples spcieux surinterprts, Spencer affirme ainsi que leculte des anctres est l'origine de la religion.

    Dans la mme dcennie o paraissent les Principes de sociologie de Spencer, E.B. Tylor consacrele second volume de Primitive Culture (1871) aux soi-disant lois du dveloppement de la religionque nous avons prsentes propos de l'animisme. Ainsi que pour Spencer, la religion, commecroyance en des tres spirituels, drive d'une premire intellectualisation de certains tatspsychologiques ressentis : veille et sommeil, vie et mort, vision, transe, maladie, partir desquels

  • les primitifs concluaient l'existence d'un second moi : double, me, fantme. Comme pour Mller,l'inexplicabilit de choses tonnantes aurait contribu la construction de l'ide de principe vitalaboutissant au monothisme aprs divers stades d'volution de l'animisme.

    Avec autant d'assurance que Tylor et sans plus de preuves, A. Lang (The Making of Religion,1898), suivi par le Pre W. Schmidt, met au contraire au dbut de l'humanit l'ide monothiste d'unDieu crateur. propos de religion, qui n'a sa petite ide explicative ? Comme la plupart de cesides ne sont tayes par aucune argumentation anthropologique, nous nous limiterons les signalercomme relevant pour la plupart d'options philosophiques tout aussi plausibles que le seraient cellesqui les contredisent.

    Pour Ludwig Feuerbach (1804-1872), les dieux sont les dsirs des hommes mus en entitsvritables par l'imagination qui cherche se dlivrer de la crainte et de l'ignorance. Dans ses Thsessur Feuerbach (1845), Marx approfondit ces vues critiques sur l'origine de la religion. Celle-ci neserait pas seulement le reflet imaginaire des forces de la nature rgissant l'univers quotidien del'homme (des puissances naturelles difies), elle aurait un pouvoir alinant capital en tantqu'idologie justificatrice de la domination et de l'ingalit sociale, lesreligions dominantes del'histoire ayant t les religions d'une classe, d'une nation ou d'une civilisation dominante. Opiumdu peuple, la religion doit tre remplace par l'athisme matrialiste.

    L'impact des ides de Marx se fait sentir surtout au dbut de ce sicle au moment o commencent prolifrer, mais dans une autre optique, les ouvrages dont telle ou telle ide est dsormais devenueun lment du sens commun de l'agnostique. Dans The Varieties of Religious Experience (1902), lepragmatiste William James estime que les expriences religieuses naissent dans la consciencesubliminale, drivent de la sensation, sont d'ordre affectif et ont valeur d'utilit pour l'homme en cequ'elles apportent rconfort, scurit, confiance et soulagement. Selon E. Crawley (The Idea of theSoul, 1909), la religion - en tant que sacralisation de la vie, de la sant et de la force n'est qu'unproduit de la peur, de l'ignorance et de l'inexprience des primitifs. Pour Wundt qui publie seslments de psychologie des peuples en 1912, toute ide rationnelle est dnie au primitif qui,comme l'enfant, confre une me aux choses dont il ignore les mcanismes. L'imaginationcollective, cratrice du langage des mythes, aurait suffi par sublimation transformer l'ide d'meuniversellement rpandue en l'ide du hros puis de la divinit.

    l'aube du vingtime sicle, psychologues et philosophes croient avoir dmontr que la religionprimitive dans laquelle prvaut le sens de l'extraordinaire, du mystre et du surnaturel, est ne de lastupfaction mle de crainte et agissant sur l'imagination, laquelle rifie en tres mythiques nosdsirs, apptits et besoins.

    Le rameau d'or

    Avec la premire parution du Rameau d'or en 1890 (qui comptera par la suite douze volumes) estcomme signe par James Frazer (1854-1941) le dbut de l'anthropologie religieuse, du moins danscertaines thmatiques. Influenc par Tylor et Robertson Smith (son collgue Cambridge), cepresbytrien cossais qui restera toute sa vie un armchair anthropologist rassemble une massenorme de faits, de croyances, de rites, aussi bien amazoniens, qu'asiatiques ou australiens.

    Bien qu'aient vari plusieurs reprises ses explications du totmisme (extriorisation de l'me travers l'anctre et l'objet totem, point de dpart de toute religion justifiant l'exogamie, moyen

  • magique d'accrotre l'alimentation de la tribu, explication primitive de la procration), bien que sasquence magie/religion/science soit hypothtique et que les mythes ne doivent pas tre conusexclusivement lamanire de paroles explicatives de rites archaques et de gestes primitivementmagiques comme il le prtend, on n'a cess de puiser dans son uvre norme des stimulants unerflexion anthropologique critique : Le Roi magicien, Le Dieu qui meurt, Tabou et les prils del'me, Esprits des bls et des bois, Le Bouc missaire, n'ont cess d'tre des objets d'tude et dediscussion.

    Le titre du Rameau d'or est issu de la coutume locale romaine selon laquelle le roi-prtre de lafort de Nemi avait obtenu son pouvoir par l'assassinat de son prdcesseur. Avant de mourir par lesmains de son successeur, il cueillait un rameau d'arbre sacr que Frazer assimile au rameau d'or pouvoir divin qui ouvrait ne l'accs l'empire des morts.

    Le meurtre rituel du souverain par son peuple a pour but d'viter le dclin du groupe dont la forcese confond avec celle du roi. Les interdits, qui rglementent la vie sociale, protgent simultanmentl'me du roi et la prosprit de la communaut. Le culte bnfique de la vgtation et la magie de lafertilit (thme amplifi par les folkloristes) ont pour verso le transfert sur un bouc missaire desforces malfiques qui affectent le groupe social.

    Que reproche-t-on Frazer dsormais ? Un volutionnisme dsuet, une mthode dductive et noninductive, un totmisme infond, un prlvement de faits magico-religieux hors de leur contextesocio-culturel, une mprise sur la mort du roi plus fictive et crmonielle que relle, des erreurshistoriques : le sanctuaire de Nemi serait simplement un asile pour esclaves fugitifs, l'arbre sacrn'aurait aucun lien avec ne, la branche porte un sanctuaire par les suppliants ne serait pas uninstrument du pouvoir divin. Le monument de Frazer perdure nanmoins comme la beaut desruines. Certaines thses du folklorisme des Socits dites Savantes au dbut du XXe sicle s'yaccrochent comme lierre vivace ou explication passe-partout : cycles des astres, culte de lavgtation, fcondit des champs et des femmes, magie de rgnrescence...

    Perspectives sociologiques

    L'cole de Durkheim

    L'anthropologie, en gestation avec Tylor et surtout Frazer, va s'orienter vers des explicationsmoins psychologiques et moins fondes sur un amas plus ou moins bricol de donnes descriptives,tout en demeurant fort monolithiques propos du religieux.

    Les analyses des phnomnes religieux effectues par des sociologues peuvent tre rparties entrois tendances principales. La premire, durkheimienne notamment, vise dceler le contenusuppos permanent de toute religion ; la seconde wbrienne, en partant des diffrentes formeshistoriques du fait religieux, cherche dgager les interactions qui se sont tablies avec descontextes sociaux spcifiques. Ces deux courants ont comme trait unitaire d'attribuer un caractrerationnel (mais compris diffremment) l'action religieuse, ce qui va l'encontre d'une certainethologie et du matrialisme marxiste. Le troisime courant fonde l'tude quantitative des pratiquesreligieuses.

  • Bien avant Durkheim, Auguste Comte (1798-1857) avait propos, dans le quatrime tome de sonCours de philosophie positive (1839), une vision des rapports homme/sacr axe sur l'importancedes faits sociaux, les rgles d'organisation de la socit devant se retrouver dans le contenu des faitsreligieux. Bien qu'il ait dessin le passage de l'tat thologique l'tat mtaphysique puis l'tatpositif, Comte versera la fin de sa vie dans le mysticisme en laborant une religion positive del'humanit avec sa chre Clotilde de Vaux comme prtresse mythifie.

    Aprs Comte, deux auteurs particulirement ont consacr une partie importante de leur uvre l'tude des fondements sociaux de la religion : l'un, pasteur de la Free Church of England, contraint l'abandon de sa charge en raison de ses analyses historiques et hermneutiques de la Bible ;l'autre, fils de rabbin qui avait pens dans sa jeunesse se destiner au rabbinat. Il s'agit de W.Robertson Smith et d'mile Durkheim.

    Les intuitions de Smith, dont l'ouvrage The Religion of the Semites date de 1889, auront unprofond impact sur Durkheim et Freud. Selon Smith, la religion n'existe pas pour sauver les mesmais pour la sauvegarde et le bien-tre de la socit [...] ; ce n'est pas une relation arbitraire del'individu un pouvoir surnaturel, c'est la relation de tous les membres d'une communaut unpouvoir qui a le bien de la communaut cur et qui protge ses lois et son ordre moral .

    Durkheim emprunte Smith l'ide selon laquelle la religion la plus lmentaire et primitive, ence qu'elle n'emprunte rien une religion antrieure, est le culte totmique du clan, interprtcomme un systme de conscration de la socit par elle-mme. Mais il va plus loin en montrantque tout culte religieux n'est rien d'autre que l'adoration que la socit se porte elle-mme etqu'elle manifeste en des moments d'effervescence sociale marquant la sortie du quotidien profanepour restaurer le temps fort de la cohsion communautaire. Fait social objectif,extrieur auxindividus, gnral dans un