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BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE FONDÉE РАÊ FÉLIX ALCAN LOGIQUE DU PIRE Eléments pour une philosophie tragique PAR CLEMENT ROSSET PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1971 Dépôt légal. — l er édition : 1 er trimestre 1971 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays © 1971, Presses Universitaires de France PRÉFACE (la troisième lettre c’est e) Ce qui est décrit dans ce livre est une vision tragique, qu'on pourra considérer comme une sorte d'envers de la vision plotinienne : а «Extrémisé opposée de la « simplicité du regard » — vision de Γ Un —, une diversité du regard — vision du multiple qui; poussée à ses limites, devient aveugle, aboutissant à une sorte d'extase devant le hasard (qui n'est, paradoxalement, pas sans rapports peut- être avec l'extase de Plotin). La philosophie tragique est l'histoire de cette vision impossible, vision de rien — d'un rien qui ne signifie pas l'instance métaphysique nommée néant, mais plutôt le fait de voir rien que ce soit dans l'ordre du pensable et du désignable. Discours en marge, donc, qui ne se propose de livrer aucune vérité, mais seulement de décrire de la manière la plus précise possible d'où l'expression de « logique du pire » — ce que peut être, au spectacle du tragique et du hasard, cette « anti extase » philosophique. CHAPITRE PREMIER DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE 1 — POSSIBILITÉ D'UNE « PHILOSOPHIE » TRAGIQUE ? L'histoire de la philosophie occidentale s'ouvre par un constat de deuil : la disparition des notions de hasard, de désordre, de chaos. En témoigne la parole d'Anaxagore : « Au commencement était le chaos ; puis vint l'intelligence, qui débrouilla tout. » Une des premières paroles d'importance а avoir résonné dans la conscience philosophique de l'homme occidental fut donc pour dire que le hasard n'était plus : parole inaugurale, qui évacue du champ philosophique l'idée de hasard originel, constitutionnel, générateur d'existence. Sans doute le hasard devait-il, au sein de cette philosophie qui l'avait refusé, retrouver une certaine place ; mais il ne devait jamais, ou presque, s'agir que d'un second rang. Le hasard existait, mais seulement а partir, et dans le cadre, d'un ordre qui lui servait d'horizon : conception systématisée par la célèbre thèse de Cournot. Ainsi devenait possible ce qui, au cours des siècles, a été désigné sous le nom d'entreprise philosophique. Tous ceux pour lesquels l'expression de « tâche philosophique » a un sens — c'est-а-dire presque tous les philosophes — s'accorderont en effet а penser que cette tâche a pour objet propre la

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BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINEFONDÉE РАÊ FÉLIX ALCAN

LOGIQUE DU PIREEléments pour une philosophie tragique

PARCLEMENT ROSSETPRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1971Dépôt légal. — l er édition : 1er trimestre 1971 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays © 1971, Presses Universitaires de France

PRÉFACE (la troisième lettre c’est e)

Ce qui est décrit dans ce livre est une vision tragique, qu'on pourra considérer comme une sorte d'envers de la vision plotinienne : а «Extrémisé opposée de la « simplicité du regard » — vision de Γ Un —, une diversité du regard — vision du multiple qui; poussée à ses limites, devient aveugle, aboutissant à une sorte d'extase devant le hasard (qui n'est, paradoxalement, pas sans rapports peut-être avec l'extase de Plotin). La philosophie tragique est l'histoire de cette vision impossible, vision de rien — d'un rien qui ne signifie pas l'instance métaphysique nommée néant, mais plutôt le fait de voir rien que ce soit dans l'ordre du pensable et du désignable. Discours en marge, donc, qui ne se propose de livrer aucune vérité, mais seulement de décrire de la manière la plus précise possible — d'où l'expression de « logique du pire » — ce que peut être, au spectacle du tragique et du hasard, cette « anti extase » philosophique.

CHAPITRE PREMIER

DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE

1 — POSSIBILITÉ D'UNE « PHILOSOPHIE » TRAGIQUE ?

L'histoire de la philosophie occidentale s'ouvre par un constat de deuil : la disparition des notions de hasard, de désordre, de chaos. En témoigne la parole d'Anaxagore : « Au commencement était le chaos ; puis vint l'intelligence, qui débrouilla tout. » Une des premières paroles d'importance а avoir résonné dans la conscience philosophique de l'homme occidental fut donc pour dire que le hasard n'était plus : parole inaugurale, qui évacue du champ philosophique l'idée de hasard originel, constitutionnel, générateur d'existence. Sans doute le hasard devait-il, au sein de cette philosophie qui l'avait refusé, retrouver une certaine place ; mais il ne devait jamais, ou presque, s'agir que d'un second rang. Le hasard existait, mais seulement а partir, et dans le cadre, d'un ordre qui lui servait d'horizon : conception systématisée par la célèbre thèse de Cournot. Ainsi devenait possible ce qui, au cours des siècles, a été désigné sous le nom d'entreprise philosophique. Tous ceux pour lesquels l'expression de « tâche philosophique » a un sens — c'est-а-dire presque tous les philosophes — s'accorderont en effet а penser que cette tâche a pour objet propre la révélation d'un certain ordre. Débrouiller le désordre apparent, faire apparaître des relations constantes et douées d'intelligibilité, se rendre maître des champs d'activité ouverts par la découverte de ces relations, assurant ainsi а l'humanité et а soi-même l'octroi d'un mieux-être par rapport au malheur attaché а l'errance dans l'inintelligible — c'est lа un programme commun а toute philosophie réputée sérieuse : commun, par exemple, а des entreprises aussi différentes, et même aussi opposées, que celles de Descartes et de Freud. Devenait également possible le fantasme fondamental de ceux qu'а tort ou а raison on nomme péjorativement des « intellectuels » : l'espoir secret qu'а force d'intelligence, de pénétration et de ruse il est possible de dissoudre le malheur et d'obtenir le bonheur. Fantasme dont l'optimisme est de nature а la fois ontologique et téléologique. Ontologique : on estime que l'ordre des pensées est en prise sur Γ « ordre » des êtres, ce qui suppose en outre que l'être est, de certaine manière, ordonné. Téléologique : la révélation de cet ordre а la fois intellectuel et existentiel est susceptible d'aboutir а l'obtention d'un mieux-être. Dans ces perspectives, l'exercice de la philosophie recouvre une tâche sérieuse et rassérénant: un acte а la fois constructeur et salvateur.

A l'opposé et en marge de cette philosophie, il s'est trouvé, de loin en loin, des penseurs qui s'assignèrent une tâche exactement inverse. Philosophes tragiques, dont le but était de dissoudre l'ordre apparent pour retrouver le chaos enterré par Anaxagore ; d'autre part, de dissiper l'idée de tout bonheur virtuel pour affirmer le malheur, et

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même, dans la mesure du génie philosophique dont ils disposaient, le pire des malheurs. Terrorisme philosophique, qui assimile l'exercice de la pensée а une logique du pire : on part de l'ordre apparent et du bonheur virtuel pour aboutir, en passant par le nécessaire corollaire de l'impossibilité de tout bonheur, au désordre, au hasard, au silence, et, а la limite, а la négation de toute pensée. La philosophie devient ainsi un acte destructeur et catastrophique : la pensée ici en œuvre a pour propos de défaire, de détruire, de dissoudre — de manière générale, de priver l'homme de tout ce dont celui-ci s'est intellectuellement muni а titre de provision et de remède en cas de malheur. Tout comme le vaisseau par lequel Antonin Artaud, au début du Théâtre et son double, symbolise le théâtre, elle apporte aux hommes non la guérison, mais la peste. Ainsi apparurent successivement а l'horizon de la culture occidentale des penseurs comme les Sophistes, comme Lucrèce, Montaigne, Pascal ou Nietzsche — et d'autres. Penseurs terroristes et logiciens du pire : leur préoccupation commune et paradoxale est de réussir а pensé et а affirmer le pire. L'inquiétude ici a changé de bord : le souci n'est plus d'éviter ou de surmonter un naufrage philosophique, mais de rendre celui-ci certain et inéluctable en éliminant, l'une après l'autre, toutes les possibilités d'échappatoire. S'il est une angoisse chez le philosophe terroriste, c'est de passer sous silence tel aspect absurde du sens admis ou tel aspect dérisoire du sérieux en place, d'oublier une circonstance aggravante, bref de présenter du tragique un tableau incomplet et superficiel. Ainsi considéré, l'acte de la philosophie est par nature destructeur et désastreux.

Réussir а penser le pire — tel est donc le but le plus général de la philosophie terroriste, le souci commun а des penseurs aussi différents que les quelques philosophes cités plus haut. A de tels penseurs, cette tâche empoisonnée est apparue comme non seulement tâche unique, mais encore tâche nécessaire de la philosophie. Ce qu'il y a de commun aux Sophistes, а Lucrèce, а Pascal et а Nietzsche, c'est que le discours selon le pire est reconnu d'emblée comme le discours nécessaire — nécessaire, et par conséquent aussi le seul possible, l'hypothèse du pire étant exclusive de toute autre. Le discours de la convention chez les Sophistes, de la nature chez Lucrèce, de l'homme sans Dieu chez Pascal et de l'homme dionysien chez Nietzsche est ordonné selon une problématique du pire considérée comme nécessaire point de départ. A l'origine du discours, une même intention générale, un même présupposé méthodologique : ce qui doit être recherché et dit avant tout est le tragique. Et c'est précisément а ce titre que la philosophie tragique constitue une « logique du pire » : s'il y a une « logique » dans l'entreprise de destruction qu'elle a en vue, c'est qu'elle considère — au préalable — la destruction comme une nécessité — mieux, comme l'unique et spécifique nécessité de ce qu'elle admet а titre de philosophie.

L'objet de la présente Logique du pire est de s'interroger sur la nature de cette « nécessité ». Non pour la mettre en cause ; plutôt pour la mettre en scène : la faire apparaître, en précisant les circonstances qui contribuent, dans l'esprit du philosophe tragique, а rendre cette nécessité « nécessaire ». Entreprise qui peut, il est vrai, paraître ambiguë. Aucune pensée, aucune philosophie n'est, il va de soi, nécessaire en elle-même : et, sous ce rapport, la réflexion par laquelle Bergson termine l'Introduction de La pensée el le mouvant n'est pas sans gravité (« on n'est jamais tenu de faire un livre »). La nécessité de l'issue tragique n'a de sens, pour le logicien du pire, qu'une fois admise l'existence d'une pensée : le postulat étant que — s'il y a de la pensée — celle-ci est nécessairement d'ordre désastreux. Cette nécessité revêt, en outre, un caractère évidemment subjectif : il s'agira toujours des raisons que se donne le philosophe pour rendre compte de la nécessité de sa propre démarche. Mais peut-être ces raisons ont-elles intérêt а être connues. Il s'agira toujours, en effet, d'une nécessité logique, appuyée sur une suite ordonnée de considérations, et constituant ainsi une philosophie: affranchie, par conséquent, des considérations d'ordre émotif ou sentimental qui ont pu, chez tel ou tel penseur réputé angoissé, tenir lieu de fondements а la méditation tragique. S'il est une logique du pire, c'est-а-dire une certaine nécessité inhérente а la philosophie tragique, celle-ci n'est évidemment а rechercher ni dans l'angoisse attachée а des incertitudes d'ordre moral ou religieux (tragique selon Kierkegaard), ni dans le désarroi devant la mort (tragique selon Ghestov ou Max Schéler), ni dans l'expérience de la solitude et de l'agonie spirituelle (tragique selon Unamuno). C'est probablement а ce type de pensée tragique que songe Jacques Maritain lorsqu'il déclare а Louvain que « rien n'est plus facile pour une philosophie que d'être tragique, elle n'a qu'а s'abandonner а son poids humain »1.

L'examen de ces essais sur le tragique, tels qu'on les trouve sous la plume d'auteurs comme Chestov ou Unamuno, conduit а une double considération. L'une, accessoire, est que la pensée tragique n'a guère trouvé, depuis Nietzsche, d'interprète philosophe. L'autre, que l'existence de tels essais2 contribue а confirmer les philosophes dans leur résistance а admettre que la pensée tragique puisse jamais se constituer en philosophie. Rien n'est plus

1 Conférence sur le Problème de la philosophie chrétienne.

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facile que d'écrire sur le tragique : aucune chose au monde n'étant telle qu'on n'y puisse trouver aisément matière а quelque suite de considérations moroses. La philosophie admettra donc volontiers qu'il y a « du tragique » dans l'existence, dans la littérature et l'art. Mais qu'une philosophie puisse être tragique elle-même, c'est ce qu'elle refusera généralement d'admettre. Raison avouée : la pensée tragique est incapable de s'ériger en philosophie (voyez Ghestov et Unamuno). Raison inavouée : une « philosophie tragique » serait inadmissible parce qu'elle signifierait la négation préalable de toute autre philosophie. Aussi est-il préférable d'abandonner le tragique а l'art et а la littérature. D'où un contraste fréquent, assez peu remarqué semble-t-il, entre les productions littéraire et philosophique d'une même civilisation et d'une même époque : celle-lа brillant le plus souvent par son éclat tragique, celle-ci par son aptitude а mettre le tragique hors circuit. Ainsi le xvne siècle français a-t-il légué а la postérité, d'une part un ensemble d'écrivains que caractérise tous une vision du monde pessimiste et désespérée, d'autre part un certain nombre de philosophes unanimes а louer la raison et l'ordre du monde — sauf Pascal ; mais, précisément, « Pascal n'est pas un philosophe » (Bréhier) ; un même contraste serait aisé а mettre en évidence dans la France contemporaine. Contraste qui recouvre un parallélisme : la tâche de la philosophie étant souvent de refaire ce que la littérature a défait, de réparer chaque grand thème une fois mis hors d'usage. Mais, si la plupart des philosophes se firent ainsi logiciens de l'ordre, de la sagesse, de la raison, de la contradiction, de la synthèse ou du progrès — logiciens de la réparation —, certains autres furent des logiciens du pire, dont la tâche était de systématiser le tragique en œuvre dans telle ou telle littérature, d'en rechercher la logique. Tels les quelques philosophes déjà cités, qui apportèrent, chacun а sa manière, la peste dans le discours philosophique, et dont il est а remarquer que leur office de bourreaux de la philosophie leur valut d'occuper une place а part, éminente parfois, mais dont l'éminence n'était reconnue qu'а la faveur d'une relégation hors du champ proprement philosophique. Ainsi Lucrèce, par exemple, fut-il abandonné aux latinistes et а un certain matérialisme superficiel qui, tout en l'accueillant, et de par cet accueil même, dénaturait sa pensée ; ou Pascal, aux théologiens et aux moralistes qui purent, et ce presque jusqu'aujourd'hui, dissimuler la présence d'une philosophie pascalienne sous d'interminables controverses portant sur le pari, la grâce et les miracles. Bref, ni Lucrèce ni Pascal ne sont véritablement philosophes. Ce que l'arrêté d'expulsion ne précise pas, c'est son principal reproche : non pas de ne pas être philosophes, mais d'être des philosophes tragiques.

C'est en effet la notion de « philosophie tragique » qui se trouve au centre du débat. Notion que conteste une réciproque exclusive : le tragique n'étant admis qu'а titre non philosophique, et le philosophique а titre non tragique. S'il y a, chez Montaigne et Pascal, place pour une certaine pensée tragique, on précisera que ce n'est pas lа exactement de la philosophie ; inversement, si l'on admet qu'il y a, chez ces auteurs, de la « philosophie », on la recherchera dans certaines régions qui n'ont précisément, а les considérer isolément, aucune résonance tragique : propos sur l'éducation ou l'art de bien vivre, fragments sur l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. Bref, tantôt philosophes, tantôt tragiques : jamais philosophes tragiques. De quoi s'agit-il au juste, tout au long de ce processus d'exclusion réciproque ? De la simple question de la reconnaissance, ou de la non-reconnaissance, des droits а l'existence d'une « philosophie tragique » : de savoir si l'exercice de la pensée peut être habilité а se disqualifier lui-même. Auquel cas seul on pourra parler de philosophie tragique ; mais c'est lа précisément le point non admis. Disqualifier la pensée par la pensée, selon un schéma par exemple pascalien (« rien de plus conforme а la raison que ce désaveu de la raison »), a été réputé une entreprise non philosophique. Par quoi il faut entendre : entreprise qui n'est pas née des exigences de la raison, mais d'impératifs autres (tels le « cœur » — chez Pascal —, l'affectivité, l'angoisse). Désaveu de la pensée tragique qui trouve а s'appuyer, d'une part sur le nombre élevé des philosophies pseudo-tragiques nées de telles exigences affectives, d'autre part, et plus profondément, sur la disparition du hasard а l'horizon de la conscience philosophique — ou, pour être plus précis, de l'affectivité philosophique.

S'il est, pourtant, une philosophie tragique, celle-ci n'est en rien plus illogique que toutes les autres formes de philosophies. D'où le titre de l'entreprise présente : Logique du pire, où le terme de « logique » vise а désigner le caractère philosophique du discours tragique. Rien de plus : il ne s'agira aucunement de rechercher ici les liens logiquement nécessaires qui permettraient, une fois posé un « mal » quelconque, de mener, de mal en pis, jusqu'а l'évidence philosophique du pire. D'un tel enchaînement événementiel — utilisé par exemple par Zola, dont l'itinéraire romanesque est de composer la génération d'un désastre а partir de la faille qui menace l'édifice au début de chaque volume — il ne sera pas question ici. Une telle logique du pire, qu'elle soit d'ordre philosophique ou romanesque, suppose, en effet, que soit déjà donnée l'existence d' « événements » : existence que conteste la philosophie tragique, ou plutôt en deçà de laquelle elle recherche le terrain spécifique de son savoir. « Logique du pire » ne signifie donc rien d'autre que: de la philosophie tragique considérée comme possible.

2 CHESTOV, Philosophie de la tragédie ; SCHELER, Le phénomène du tragique ; UNAMUNO, Le sentiment tragique de la vie.

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2 — L'INTENTION TERRORISTE : SA NATURE

A l'origine de la philosophie tragique, comme de toute philosophie, il y a un désir — quelque chose chez le philosophe « qui veut » le tragique, comme dirait Nietzsche. L'examen de cette « volonté tragique » inhérente а l'intention terroriste précédera nécessairement l'exposé de la philosophie tragique elle-même. A certains égards, et ce pour des raisons suffisamment analysées par Nietzsche, elle est plus riche d'enseignement que les vues théoriques auxquelles elle aboutit. En l'occurrence, l'intérêt de cette psychanalyse préalable est double : d'une part, de préciser la nature de l'intention terroriste, en lavant celle-ci d'un certain nombre de soupçons inadéquats ; d'autre part, d'affirmer а l'origine du savoir tragique une intention d'ordre précisément psychanalytique, ou cathartique : le vœu de faire passer le tragique de l'inconscience а la conscience (plus précisément : du silence а la parole).

I. — On remarquera, en premier lieu, que ce souci d'expression tragique diverge fondamentalement de ce qui semble а première vue constituer la forme la plus élémentaire et la plus radicale de logique du pire : le pessimisme. Telle qu'elle se manifeste chez Lucrèce, chez Montaigne, chez Pascal, l'intention terroriste n'est pas commandée par une vision pessimiste du monde, même si la philosophie qui s'ensuit est, en un certain sens, plus pessimiste que tout pessimisme. Deux différences majeures, l'une de « contenu », l'autre d'intention, distinguent de tels penseurs des philosophes proprement pessimistes, tel Schopenhauer. La première consiste dans le fait même de la « vision du monde » : donnée première du pessimisme, elle est récusée en tant que telle par les philosophes tragiques. Le pessimiste parle après avoir vu ; le terroriste tragique parle pour dire Y impossibilité de voir. Autrement dit : le pessimisme — en tant que doctrine philosophique, en œuvre par exemple chez Schopenhauer ou Edouard von Hartmann — suppose la reconnaissance d'un « quelque chose » (nature ou être) dont il affirme après coup le caractère constitutionnellement insatisfaisant. En ce sens le pessimisme constitue, bien évidemment, une affirmation du pire. Mais précisément : seulement en ce sens, c'est-а-dire а partir d'un certain sens, ou un certain ordre, déjà donnés, dont il sera loisible de montrer — ensuite — le caractère insatisfaisant ou incohérent. Le pire affirmé par la logique pessimiste prend donc son point de départ dans la considération d'une existence donnée (tout comme le pessimisme de Zola se donne d'emblée un édifice а détruire). Il est une des limites auxquelles peut aboutir la considération du donné : soit la pire des combinaisons compatibles avec l'existence. Mieux : il est la limite а laquelle peut aboutir — et aboutit en effet, si la pensée est sans assises théologiques — la considération du déjà ordonné. Mauvaise ordonnance, mais ordonnance : le monde est assemblé (mal assemblé), il constitue une « nature » (mauvaise) ; et c'est précisément dans la mesure où il est un système que le philosophe pessimiste pourra le déclarer sombre in aeterno, non susceptible de modification ou d'amélioration. Non seulement donc le pessimiste n'accède-t-il pas au thème du hasard, encore la négation du hasard est-elle la clef de voûte de tout pessimisme, comme Γ affirmation du hasard est celle de toute pensée tragique. Le monde du pessimiste est constitué une fois pour toutes ; d'où le grand mot du pessimiste : « On n'en sort pas. » Le monde tragique n'a pas été constitué ; d'où la grande question tragique : « On n'y entrera jamais. » Le « pire » dont parle la logique pessimiste n'a pas de rapports avec le « pire » de la logique tragique : le premier désigne un donné de fait, le second l'impossibilité préalable de tout donné (en tant que nature constituée). Ou encore: le pire pessimiste désigne une logique du monde, le pire tragique, une logique de la pensée (se découvrant incapable de penser un monde).

Aussi serait-il vain de récuser, comme on l'a fait, pessimisme (et optimisme) au nom de l'humeur et de l'affectivité. La présence de thèmes pseudo-philosophiques dans une abondante littérature pessimiste ne saurait faire oublier l'existence d'une philosophie pessimiste. Philosophie que la pensée tragique ne récuse aucunement ; il se pourrait même que, si on le forçait а considérer ce que considère la philosophie pessimiste, c'est-а-dire le monde, la nature, la vie de /'homme, tel penseur tragique se découvre en égalité d'humeur avec le pessimiste : ce serait probablement, par exemple, le cas de Pascal. Ce n'est pas l'humeur, mais l'objet de l'interrogation, qui sépare penseurs tragiques et pessimistes. Le pessimisme est la grande philosophie du donné. Plus précisément : la philosophie du donné en tant que déjà ordonné — c'est-а-dire la philosophie de absurde. Telle est la philosophie de Schopenhauer, et telle serait la philosophie de Leibniz, principal inspirateur de la composante pessimiste du système schopenhauerien, s'il n'y avait, chez Leibniz, Dieu pour donner le monde, et livrer du même coup la raison de son ordonnancement. On a déjà remarqué — а la suite de la jadis célèbre Philosophie de Γ inconscient d'Edouard von Hartmann — que ce qui distingue ici Schopenhauer de Leibniz n'est pas l'humeur (pessimiste ou optimiste), mais le thème théologique : une fois reconnu que le monde est mauvais, ou du moins empreint de mal, rien de pire que la formule leibnizienne selon laquelle il n'en constitue pas moins le meilleur des mondes possibles ; le « pire » de Schopenhauer et le « meilleur » de Leibniz ont finalement la même signification. Dès lors qu'il se donne — sans références théologiques ou téléologiques — une nature а pensé, le pessimiste aboutit

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nécessairement а une philosophie de l'absurde ; ceci en deux temps : 1) La logique du donné est forcément une logique de l'ordonné ; 2) Rien ne légitimant cet ordonnancement, la logique de l'ordonné est une logique de l'absurde. Cet itinéraire est particulièrement net chez celui qui pensa le pessimisme de la manière la plus rigoureuse, Schopenhauer. On sait que Schopenhauer ne se donne qu'une pensée а penser pour être en mesure de décrire le monde : la volonté. Encore cette volonté est-elle aveugle, illusoire, se répétant mécaniquement : la plus pauvre des pensées, la plus maigre des « données ». Pourtant, elle suffît а faire passer du chaos au monde de l'ordonnancement : dans la mesure où elle constitue un événement. L'événement, qui signifie а la fois relief sur l'existence et échec au hasard, permet а lui seul, et quel qu'il soit, de passer du chaos а la pensée de l'ordre. Pour le penseur tragique, « ce qui existe » — qui n'est ni nature, ni être, ni objet adéquat de pensée — ne donne jamais lieu а des événements : « s'y passent » des rencontres, des occasions, qui ne supposent jamais le recours а quelque principe qui transcende les perspectives tragiques de l'inertie et du hasard. Car l'événement est la transcendance même : le signe d'une impossibilité fondamentale а rendre compte des péripéties de « ce qui existe » а partir seulement de « ce qui existe », la marque d'une intervention nécessaire pour « faire exister » ce qui existe. Or, Schopenhauer se représente précisément la volonté comme un tel événement : la volonté est l'événement а la faveur duquel il s'est trouvé du donné а penser, l'acte par lequel un donné — le monde — s'est constitué. Acte isolé et unique : après lui, il n'y aura plus jamais d'événements dans le monde, qui ne fera que se répéter aveuglément sur le mode inerte (de manière générale, Schopenhauer fut le plus grand pessimiste parce qu'il fut celui qui se donna le moins d'événements а penser : une fois « survenue » la volonté, tout le reste est silence). Mais l'événement donné livre un monde ordonné : car Schopenhauer dispose désormais d'une « nature », d'un « monde ». « II existe » — de la volonté. Degré zéro de l'ordonnancement, sans doute. Mais degré essentiel : on est passé du hasard de « ce qui existe » au donné d'un monde. Ainsi des ingrédients épars et contigus peuvent-ils parfois « se prendre » en certaines sauces : mais, pour que la sauce vienne а l'être, il y faut l'intervention d'un événement transcendant, l'action du mixeur. Le lieu où l'on fabrique ainsi de l'être avec du hasard s'appelle, pour l'alimentation, la cuisine ; pour la philosophie, la métaphysique.

Logique du donné, la philosophie pessimiste aboutit, dans un second temps, а une philosophie de l'absurde dont Schopenhauer demeure aujourd'hui а la fois l'inspirateur et le représentant le plus original. De manière générale, le lien entre la philosophie du donné et la philosophie de l'absurde est immédiat, dès lors que la pensée du donné se prive — comme c'est le cas chez Schopenhauer — de toute attache métaphysique ou théologique. Qu'il y ait de l'ordonné de donné est l'absurdité majeure, dès lors qu'il n'y a personne pour avoir donné. L'ordre de la volonté schopenhauerienne est donc désordre, l'explication par la volonté muette, la constitution du monde absurde : causalité sans cause, nécessité sans fondement nécessaire, finalité sans fin en sont les plus remarquables caractères.

Cette philosophie de l'absurde n'est pas tant contraire а la pensée tragique que sans rapports avec elle. Il s'agit lа, en effet, d'une absurdité seconde, conditionnée, prenant ses assises dans le sens une fois constitué : on montre que les « sens » présentés par le monde existant recouvrent autant de non-sens au regard de tout ce que l'homme peut se représenter en matière de finalité. Tout cela ne rime а rien, pense le philosophe pessimiste ; mais tout cela est : l'absurdité est lа, constituée, installée, logeant а la même enseigne que le « sens » qui ordonne l'être et se confondant ainsi avec elle. Or, autre chose est le non-sens (l'absurde), autre chose l'insignifiance que la perspective tragique a en vue. Le premier part d'un sens donné dont il explore la minceur et l'insuffisance (du sens, dès qu'il y en a, il n'y en a pas assez : sur ce point, les analyses de Pascal sont définitives). Ce qu'il montre, c'est que l'ordre régnant est insensé. Mais l'ordre régnant règne, même s'il s'agit d'un désordre : ainsi le monde soumis а l'aveugle volonté schopenhauerienne. Règne dont la reconnaissance, quel que soit son mauvais gré, voue le « tragique de l'absurde » а une même superficialité que le « comique du nonsense » : l'un et l'autre célébrant, chacun а sa manière, un ordre établi. L'insignifiance tragique conteste l'existence d'un tel règne : aucun sens n'est donné pour elle, fût-il le plus absurde. Aussi, de toutes les idées, celle de « non-sens » est-elle celle qui est précisément la plus dénuée de sens dans une perspective tragique : elle s'y définirait comme le contraire de riëh. Affirmation du hasard, la pensée tragique est non seulement sans rapports avec la philosophie de l'absurde, encore est-elle incapable de reconnaître le moindre non-sens : le hasard étant, par définition, ce а quoi rien ne peut contrevenir.

Pensée tragique et pessimisme diffèrent donc par leur contenu (plutôt : par le fait que le pessimisme se donne un contenu, а la différence de la pensée tragique). Ils diffèrent aussi par leur intention. Constat, résignation, sublimation plus ou moins compensatoire sont ici les mots de la sagesse pessimiste. L'intention tragique — l'intention proprement terroriste, telle qu'on la trouve chez Lucrèce, Montaigne, Pascal ou Nietzsche — diffère sur tous ces points. Elle s'avère incapable de dresser un constat (sauf de l'impossibilité du constat : constat unique de

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la philosophie tragique, qui n'est pas sans importance) ; et elle ne recherche ni une sagesse а l'abri de l'illusion, ni un bonheur а l'abri de l'optimisme. Elle cherche tout autre chose : folie contrôlée et jubilation. Ainsi Pascal ; d'un côté : « Nous sommes si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n'être pas fou » ; de l'autre : « Joie, joie, pleurs de joie. »

II. — Une autre forme de logique du pire, très éloignée aussi de la pensée tragique, est а rechercher dans les différentes formes de masochisme : dans un plaisir d'ordre philosophique а faire apparaître le malheur. Logique du pire particulièrement rigoureuse parce que psychologiquement motivée : le malheur étant ici а la source de la jubilation. Ainsi Pascal a-t-il pu être considéré par beaucoup comme le tentateur-dé goûteur, offrant а la réprobation universelle toutes les occasions de réjouissance humaine, tirant de la ruine systématique de toutes les formes de bonheur une sorte de délectation morose. Un tel masochisme philosophique, dont l'existence est indéniable en de nombreux cas, mais très douteuse en ce qui concerne Pascal, est riche d'une composante psychologique d'ordre agressif et compensatoire. L'incapacité de supporter le malheur semble en être, ainsi que l'a pensé Nietzsche, la principale motivation : je ne supporterai de ne pas être heureux qu'а la condition de démontrer que personne ne peut l'être. Le plaisir masochiste de souffrir n'est ici qu'un reflet du plaisir plus profond — plus nécessaire — d'imposer а l'autre la souffrance. Il est possible qu'en ce sens le masochisme soit une instance psychologiquement superficielle, ne pouvant s'interpréter qu'а partir d'un sadisme lui-même dépendant d'un besoin compensatoire lié а la quête fondamentale du bonheur : telle est sur ce point, en dernière instance, l'opinion de Freud. L'élément démocratique du masochisme (« Si je souffre, ce ne peut être que comme tout le monde ; donc tout le monde souffre ») réduit le plaisir de souffrir au plaisir tout court, c'est-а-dire au plaisir de savoir qu'on ne souffre pas plus qu'un autre, assimilant ainsi 1 énigme masochiste а la très simple recherche du bonheur sur laquelle le masochisme ne fait qu'un relief apparent. Il est certes vrai que le masochisme n'est pas le simple envers de la jouissance sadique ; elle a son autonomie : Gilles Deleuze, dans une récente Présentation de Sacher Masoc/ι, a mis justement en garde contre une interprétation simpliste de la thèse freudienne. Cependant, l'instance agressive et compensatoire du masochisme donne raison, а un niveau plus profond, au lien entre le sadisme et le masochisme tel que Γ affirme Freud : quelle que soit la différence de leurs résonances psychologiques, l'un et l'autre trouvent dans un besoin égalitaire et uniformisant une motivation commune.

La présence d'une telle composante masochiste n'entre pas dans la constitution d'une philosophie tragique. Elle ne serait а envisager que si le point de départ de celle-ci consistait dans la révélation d'un malheur : dans un « accord en mineur », comme dit Schopenhauer, assimilant le point de départ de la philosophie (pessimiste) au début de l'ouverture du Don Juan de Mozart. Or, ce а quoi tient la philosophie tragique n'est nullement une telle affirmation, mais, au contraire, une affirmation exactement opposée.

Les liens entre l'intention terroriste propre а la pensée tragique et les dispositions affectives relevant de l'univers mental de la paranoïa semblent toucher а un problème plus fondamental ; ne serait-ce que dans la mesure où masochisme et sadisme dérivent tous deux de cette mise en question de la souffrance dont la paranoïa, qui en affirme d'entrée de jeu le caractère irrecevable, représente l'instance originelle. Mise en question qui ne signifie pas qu'on insiste sur le caractère intolérable de la souffrance, mais d'abord et surtout sur le fait même de l'existence de la souffrance ; ce qui permet — dans un second temps — de disserter sur elle. Ce qui importe au paranoïaque — comme au masochiste, au sadique, au pessimiste, qui en dérivent — n'est pas que la souffrance soit intolérable, mais que la souffrance « soit ». Creuset commun а la paranoïa, au masochisme, au sadisme, et а toutes les formes d'expérience psychologique du malheur : l'affirmation, non tant que le malheur est intolérable, mais d'abord que le malheur est. C'est précisément le point qu'ignoré la pensée tragique et sur lequel s'appuie l'expérience du malheur pour se constituer en « pensée », en « système », en « logique ». Le grand malheur du paranoïaque serait de considérer que le malheur « n'est pas » : ce qui entraînerait l'impossibilité d'en parler, d'en devenir logicien. En d'autres termes : le bénéfice de l'affirmation du malheur — que ce soit pour en jouir (masochisme), pour l'infliger aux autres (sadisme), ou pour s'en plaindre (paranoïa) — n'est pas dans la représentation d'un malheur accidentel et évitable, mais dans l'assignation d'un point d'existence sur lequel la pensée pourra se reposer pour construire ses représentations ; l'affirmation « qu'il y a » quelque chose importe beaucoup davantage que le fait que ce quelque chose soit « du malheur ». Bref, l'affirmation du malheur est surtout l'affirmation d'un « être ». Nietzsche déclare, en terminant la Généalogie de la morale, que « l'homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout ». C'est-а-dire : il vaut mieux affirmer le malheur que de n'affirmer rien. C'est dans l'hésitation entre ces deux modes de représentation (le premier se représentant, l'autre s'avérant incapable de se rien représenter), qu'oscillent pensée tragique et pensée pessimiste. Le pessimiste s'accorde un bénéfice : en affirmant le malheur, il affirme toujours quelque chose. Bénéfice que se refuse la pensée tragique : pour elle l'être est impensable, mieux, aucun être n' « est ». En ce sens, on peut

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distinguer deux formes antithétiques de logique du pire : l'une (paranoïaque) dont la logique est d'affirmer (le pire), l'autre (tragique) dont le « pire » est de ne rien affirmer.

Il est évident qu'en un premier sens la représentation paranoïaque se place d'emblée sous le signe d'une logique du pire particulièrement contraignante : tout élément étant logiquement interprété au profit de l'interprétation la plus meurtrissant pour la personne. Mais de quelle « logique » s'agit-il dans cette représentation paranoïaque d'une logique de la persécution ? Ainsi posée, la question est trompeuse. Il n'est pas sûr, en effet, que la logique paranoïaque figure une forme particulière de logique, prise parmi d'autres. Il se pourrait que la logique paranoïaque soit toute la logique. Aux yeux d'une certaine tradition psychiatrique, le paranoïaque se caractériserait par un usage morbide de la logique, le recours au « paralogisme ». Il y aurait, diton, une certaine logique « saine » et une certaine logique « délirante ». C'est lа peut-être innocenter un peu vite la logique; au reste, aucun psychologue n'a réussi jusqu'а présent а déterminer un critère permettant de reconnaître une frontière entre ces deux versants de la même logique. Aux yeux du penseur tragique, toute logique — dès lors qu'elle ne se limite pas а la non-affirmation — est toujours et déjà d'ordre paranoïaque : il n'y a pas de «délire d’interprétation » qui tienne, puisque toute interprétation est délire. Ce qui différencie, socialement parlant, le fou de l'homme normal est critère purement quantitatif et proportionnel : non un usage sain ou malsain de la logique, mais la quantité de temps, et l'ampleur du champ, qui sont attribués а l'interprétation. Août homme, en tant qu'il est logicien, est paranoïaque. Et tout homme est paranoïaque, en tant qu'il est constitutionnellement motivé а passer de l'idée de relation а l'idée d'être. L'ordre n'est, а la limite, qu'un prétexte qui permet de passer а l'être (les recherches de Lacan sur l'origine de lа paranoïa ont mis en relief le lien entre les tendances agressives propres а la paranoïa et l'impossibilité de penser un être : en l'occurrence, son être propre, le moi). S'il est une logique non paranoïaque, c'est celle qui se pense comme n'affectant que l'ordre des pensées : telle est, par exemple, la logique de David Hume, peut-être le philosophe non paranoïaque par excellence (parce que ayant allié а un génie proprement philosophique une allergie absolue а toute idée d'interprétation). Autre chose est de constater qu'un parallélisme peut être mené entre tel ordre de pensées et tel ordre d' « objets » s'offrant а sa préhension, autre chose de conclure а un ordre inhérent aux « choses » : а des objets dont on oublie qu'ils sont objets de pensée. Sitôt qu'elle tire de ses agencements une mise en cause du hasard objectif, la logique verse dans l'ordre paranoïaque ; elle constitue la paranoïa. La relative permanence d'un certain ordre assurera l'illusoire fixité d'un certain être, permettra donc de penser l'être. L'être : c'est-а-dire quelque chose qui n'existe pas lа par hasard. L'affirmation de l'être est la négation du hasard. La ligne de démarcation entre la logique paranoïaque et la logique tragique n'est pas dans un usage sain ou perverti de la pensée, mais dans la problématique du hasard. L'intention terroriste, chez le philosophe tragique, est de nature exactement opposée а la logique paranoïaque : celle-ci se caractérisant par le refus, celle-lа par l'affirmation du thème du hasard. Logique du pire en apparence, la logique paranoïaque est une logique du meilleur : la nécessité qu'elle assigne au malheur ayant précisément pour fonction d'évacuer ce qui serait pour elle la pire des pensées — le hasard.

Pensée tragique et pensée paranoïaque sont donc а la fois très proches et très éloignées l'une de l'autre : elles constituent pour la même raison, mais inversée, une même tentative de logique du pire. Seul diffère le sens de la « logique » : la paranoïa utilisant celle-ci а titre de réfutation du hasard, la pensée tragique а titre d'affirmation préalable du hasard. Le grand mot tragique est : « il se trouve que, etc. ». Le grand mot paranoïaque est justement (« il se trouve, justement, que, etc. »). Aussi la représentation paranoïaque peut-elle constituer, а sa manière, une implacable logique du pire : l'aveu presque gai des calamités qui fondent sur elle étant un prix léger pour payer un bienfait plus grand que toute calamité, le don de l'être, le donné d'un monde, d'une personne. D'où le bonheur inhérent а l'interprétation paranoïaque, bien connu des psychanalystes : « Je souffre, donc j'existe. » Formule qui résume la logique du pire chez le paranoïaque et dans toutes les formes de pessimisme. Il est possible qu'en ce sens toute « logique du pire » oscille entre ces deux pôles opposés : la logique tragique, qui n'affirme rien (d'où le hasard de « ce qui existe »), et la logique paranoïaque, qui affirme le malheur (d'où le non-hasard de « ce qui existe »). Peut-être même n'y a-t-il pas d'autre forme de logique que la paranoïa et la philosophie tragique. Tout homme dit « normal » se différencie d'ailleurs du paranoïaque caractérisé en ce qu'il est un composé de paranoïa et d'intuition tragique : tantôt interprétateur, tantôt affirmateur du hasard.

III. — L'intention terroriste qui inspire les philosophies tragiques diffère donc en nature а la fois de la disposition philosophique dénommée pessimisme et des dispositions psychologiques propres aux états paranoïaques. Plus proche de l'intention terroriste se trouve la notion de pitié. Mais pas une pitié de type schopenhauerien, d'ordre а la fois consolateur et apaisant. Tout au contraire : une pitié d'ordre meurtrier et exterminateur, aisément décelable dans tous les écrits d'inspiration tragique (tant littéraires que philosophiques). Les grands discours terroristes tenus par la pensée tragique laissent généralement percevoir cet élément de pitié assez singulier qui, loin d'apaiser les

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maux, entreprend de les exacerber jusqu'а la reconnaissance de l'intolérable. Pitié meurtrière, que semble définir son insensibilité, son imperméabilité а toute pitié. En ce sens, la philosophie tragique est une « pharmacie », un art des poisons qui consiste а verser dans l'esprit de celui qui écoute un poison plus violent que les maux dont il est présentement affligé. Ainsi Nietzsche prétendait-il évaluer hommes et philosophies а la mesure de la violence des poisons qu'ils sont susceptibles d'assimiler : le signe de la santé étant la « bonne » réceptivité au poison. Ainsi Montaigne, ainsi Pascal. Mais le représentant le plus caractéristique de cette pitié meurtrière inhérente а la pensée tragique demeure Lucrèce, dont l'œuvre pousse presque jusqu'а la caricature l'art de dissimuler les poisons en remèdes. L'intention médicale du De rerum natura éclate а chaque page du poème : il s'agit d'arracher les hommes а leurs vaines angoisses, leurs craintes immotivées, de leur rendre paix et sérénité. Or, la réponse а toute l'inquiétude humaine est un livre qui, de l'invocation а Vénus а la peste d'Athènes, est le discours le plus terrifiant peut-être qui ait résonné dans la mémoire des hommes. Traité rigoureux de l'insignifiance radicale, le De rerum natura offre généreusement а la consolation et а la jubilation des hommes le hasard comme origine du monde, le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel est promise inéluctablement l'espèce humaine — quoique ce sort nécessaire soit lui-même privé de toute nécessité d'ordre philosophique. Cette consolation (qu'il y ait une certaine « nécessité » а l'origine des maux qui accablent l'homme) serait de trop et ressortit а la pensée religieuse et métaphysique — d'autres diraient plus brusquement : а la pensée interprétative, c'est-а-dire а la paranoïa ; Lucrèce le précise presque а chaque page. Il s'agit d'ôter а l'homme toute pensée consolante, а la faveur de la plus intraitable des pitiés. La peste d'Athènes, qui clôture l'œuvre, est la vérité de la condition humaine : mais а la condition d'ajouter que cette peste n'est qu'un événement fortuit, issu du hasard.

Ce que se propose ainsi le poème de Lucrèce est cela même que se propose toute intention philosophiquement terroriste : faire passer le tragique de l'état inconscient а l'état conscient. Plus précisément : faire passer le tragique du silence а la parole. Cette seconde formulation n'est pas seulement plus précise : elle est surtout assez différente de la première. Il y a loin, en effet, entre d'une part le silence et l'inconscient, d'autre part la conscience et la parole. L'assimilation hâtive entre le silence et l'inconscient est, comme certains psychanalystes le savent déjà, un contresens assez répandu dans la philosophie contemporaine, particulièrement dans son interprétation de la psychanalyse comme de toute philosophie de type généalogique (Marx et Freud). Se taire ne signifie aucunement qu'on ne sait pas. Et précisément, ce qu'a en vue le terrorisme philosophique n'est pas tant l'accès а la conscience que l'accès а la parole : en ce sens, il a et a toujours eu — bien avant la naissance de Freud — un caractère « psychanalytique ». Le penseur ou l'écrivain tragiques estiment, en effet, que la conscience humaine est, de manière générale, suffisamment informée ; ce qui manque aux hommes — et dont le manque leur vaut un surcroît évitable de malheur — est surtout la parole. Ainsi chez Lucrèce : le hasard du monde, la mort, la vanité de l'amour sont déjà connus des hommes, mais ne sont pas parlés (différence essentielle, chez Lucrèce, entre ce qui est pensé et ce qui est dit, qui fait de Lucrèce un des précurseurs les plus immédiats, avec peut-être certains Sophistes, а la fois de Nietzsche et de la psychanalyse). Le propre de la « cure » tragique proposée par Lucrèce et par tous les philosophes terroristes est de rendre aux hommes l'usage de la parole — tout comme la cure psychanalytique, et pour les mêmes fondamentales raisons. Une tradition ancienne attribue а Antiphon le Sophiste, outre son art d'interprète des songes qui suffit déjà а la désignera l'attention psychanalytique, l'art de guérir les maux psychiques de l'humanité par leur simple expression : « II composa, rapporte le pseudo-Plutarque dans ses Vies des dix orateurs3, un Art de combattre la neurasthénie, qui est comparable aux remèdes dont usent les médecins contre les maux physiques. A Corinthe, il ouvrit un cabinet donnant sur l'agora et fit circuler des prospectus indiquant qu'il était en possession de moyens permettant de guérir les gens affligés de douleurs en recourant au langage, et qu'il suffisait que les malades lui confient les causes de leurs maux pour qu'il les soulageât. » Antiphon avait donc découvert, tout comme Lucrèce, le postulat de base qui est le fondement commun а la psychanalyse et а la philosophie tragique: que le tragique parlé est préférable au tragique silencieux. Postulat essentiel, dont la « raison » psychologique (le but) sera envisagée plus loin : on remarquera seulement ici qu'il est le seul postulat de la pensée tragique et, en tant que tel, définit assez précisément la nature de l'intention terroriste. Le penseur tragique, que caractérise une tolérance absolue — qui permet d'ailleurs de le définir d'emblée, dans la mesure où il est le seul а pratiquer et а se recommander d'une telle tolérance — peut être amené а pratiquer occasionnellement (ces occasions s'appelant le De rerum natura de Lucrèce ou les Essais de Montaigne) une sorte d'intolérance médicale а l'égard du tragique non parlé: il lui arrive — par pitié meurtrière — de proposer avec insistance, au tragique silencieux, l'accès а la parole. S'il est, chez le penseur tragique, un seul « jugement de valeur », c'est celui-ci : d'estimer que, lorsque l'occasion s'en présente, il est recommandé de faire parler le tragique. C'est pourquoi tout philosophe tragique est amené а composer une « logique du pire »: dans la mesure où il estime que le tragique (le pire) est avant tout ce qui doit être parlé (légein, parler, d'où logique).

3 Cité par J.-P. DUMONT, Les Sophistes, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, p. 161.

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Dans quelle perspective un tel accès а la parole est-il recommandé, tant par le terrorisme philosophique que par la pratique psychanalytique ? Dans une intention qui, et quel que soit le sens que l'on donne а ce terme, ne saurait en aucun cas être considérée comme « progressiste ». En effet, l'accès du tragique а la parole ne change rien а la « nature des choses », et ceci pour deux raisons. Tout d'abord, la cure tragique ne modifie en rien les éléments tragiques que l'homme, avant la cure, se contentait de penser en silence. De la même manière, la cure psychanalytique ne change rien а la nature des problèmes qu'elle a menés а la conscience (ou, plus précisément, а un usage psychologiquement conscient, c'est-а-dire а la parole). D'autre part, la cure tragique ne rend pas davantage le tragique « conscient », en ce sens que les éléments tragiques dont elle rend au patient l'usage psychologique n'étaient, а proprement parler, nullement inconscients. Elle apprend seulement а faire parler quelque chose qui se pensait sans s'exprimer. Tout aussi bien, l'objet de la cure psychanalytique n'est pas vraiment cet « accès а la conscience » sur lequel on a beaucoup insisté et, de par cette insistance même, beaucoup erré. En dernière analyse — c'est-а-dire, en fin de psychanalyse — le savoir révélé au patient coïncide exactement avec ce qu'il savait avant d'entreprendre la cure : une probable banalité que son excès de simplicité empêche, non de penser, mais de situer а sa place psychologiquement utile. Le patient sait ce dont il retourne dès le premier jour de la cure, et l'analyste expérimenté dès la première semaine. Ni pour l'un, ni pour l'autre, le problème n'est une question d'accès а la conscience.

Le seul « progrès » qu'envisagé la cure — qu'elle soit d'ordre tragique ou psychanalytique — est а rechercher en un tout autre lieu : dans la notion d'usage, de disponibilité. Il s'agit de rendre l'homme capable de se servir de ce qu'il sait déjà (tel était bien, par exemple, le problème d'Ædipe dans la pièce de Sophocle). La grande distinction n'est pas entre savoir conscient et inconscient, mais entre savoir utilisable et non utilisable. La conscience de l'homme est une banque : certains des biens qui y sont déposés sont « en réserve », d'autres immédiatement disponibles — les liquidités. Il ne s'agit pas plus, pour le psychanalyste ou le philosophe tragique, de rendre plus ou moins conscients les éléments psychologiques que, pour le dépositaire en banque qui désire « réaliser » son avoir, d'augmenter ou de diminuer la somme possédée. Comme la banque possède tous ses biens, la conscience possède — а l'état conscient — tous ses éléments. Mais il peut survenir, pour l'un des problèmes de liquidité, pour l'autre des problèmes de disponibilité. Une pensée non disponible n'est pas inconsciente, mais elle ne parle pas et ne peut, de ce fait, être utilisée en cas de besoin ; de même qu'une valeur en banque non disponible n'est pas « absente », mais ne peut être dépensée sur l'heure. Rendre le tragique disponible, pour le philosophe tragique, n'est pas lui donner la conscience, mais la parole. De même, le naufragé sait fort bien qu'il se noie, mais ne peut utiliser ce savoir s'il ne se trouve pas а portée de voix quelque aide dont il puisse attendre du secours. Comme le dit Edgar Poe en exergue au Puits et le pendule : « Oh, une voix ! Une voix pour crier ! » D'être n'est rien, pour un savoir, s'il est inutilisable.

Reste а déterminé pourquoi cette disponibilité du tragique est, aux yeux du penseur terroriste, une « valeur » — au sens tant bancaire que philosophique. Pourquoi la parole tragique vaudrait-elle mieux que le silence ? Quelle est la nature de Γ « а valoir » octroyé par la parole tragique ? La réponse а ces deux questions intéresse, non plus la nature, mais le but de l'intention terroriste.

3 — DIGRESSION

CRITIQUE D'UN CERTAIN USAGE

DES PHILOSOPHIES DE NIETZSCHE, MARX ET FREUD I CARACTÈRE IDÉOLOGIQUE DES THÉORIES ANTI-IDÉOLOGIQUES

SAVOIR TRAGIQUE ET SENS COMMUN DÉFINITION DE LA PHILOSOPHIE TRAGIQUE

Une question annexe, sans rapport direct avec la logique du pire, mais riche d'incidences pour toutes les autres formes de discours philosophique, notamment contemporains, se pose en ces termes : le savoir tragique est-il inauguré par la guérison terroriste, qui en favorise l'accès а la parole? L'homme dit commun ignore-t-il le tragique, qu'il appartiendrait alors а la philosophie de révéler, on ne sait pour quelle absurde et sadique raison ? A ces deux questions, la réponse est négative. Si l'homme commun ignorait le tragique — si l'on pouvait raisonnablement conclure а son ignorance en raison du silence où il se tient а ce sujet — la plus absurde des entreprises serait bien, pour le penseur tragique, de lui imposer une connaissance dont il n'a que faire. Le terrorisme tragique consiste а rendre exprimable une connaissance déjà possédée, non а imposer un savoir dont aurait pu être dispensé celui qui doit en souffrir : comme ces médecins qui s'estiment tenus de révéler а leurs

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malades le caractère fatal de leur maladie pour avoir lu dans des manuels de philosophie qu'en tout état de cause la connaissance était préférable а l'ignorance. L'idée que le terrorisme tragique consiste а privilégier la connaissance aux dépens de l'ignorance, quel que soit le bénéfice attaché а l'ignorance, quel que soit le prix dont l'affectivité doit payer son accès а la connaissance, relève d'une caricature en œuvre seulement dans certaines très mauvaises philosophies. Ici prend son sens le mot de Pascal, ou plutôt le sens dégradé qui lui a été souvent attribué : « Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point songer4. » II est aisé d'objecter а Pascal qu'une telle attitude est la plus sage qui soit, si tant est que de tels maux soient inguérissables. Et bien vaudrait, en effet, cacher la mort, si la chose était possible. Malheureusement la mort n'est pas seulement inguérissable ; elle est aussi indissimulable: il ne saurait être question de la chasser de la conscience, et la théorie pascalienne du divertissement porte non sur la dissimulation du tragique, mais sur sa non-utilisation. Le résultat du divertissement est d'interdire а l'homme de se servir de ce qu'il sait. Pascal n'entend jamais révéler un tragique prétendument caché, comme l'ont entendu Voltaire et Paul Valéry : mais rendre disponible а la conscience — et а la parole — un contenu terrible relégué, non dans l'inconscient, mais dans l'interdit (en ce sens Pascal est, lui aussi, un des précurseurs les plus directs de la psychanalyse). L'objet des Pensées est de rendre l'homme capable d'utiliser le savoir tragique dont il dispose virtuellement. But parallèle а l'intention en œuvre chez tous les penseurs tragiques : Lucrèce, Montaigne eux aussi ont voulu redonner а l'homme la disponibilité d'un savoir tragique qu'il avait, trop peu confiant peut-être dans ses capacités digestives, trop précipitamment enfoui et caché. Un tel but se manifeste également, de manière plus explicite encore, dans toute l'œuvre de Nietzsche.

Dans un ouvrage qui, de certaine manière, annonçait en France le véritable début des études nietzschéennes, Georges Bataille développe le thème suivant5: Nietzsche aurait été le premier philosophe а fondé une philosophie sur le « non-sens », ou le hasard, en affranchissant sa représentation du monde de toute pensée rationalisant, finaliste ou théologique. A cette première erreur historique (de telles vues n'ayant nullement été inaugurées par Nietzsche) succède un contresens а la fois plus grossier et plus révélateur de l'habituelle incapacité de ceux qui parlent — les « intellectuels » — а donner la parole au tragique : l'affirmation du non-sens constitue, aux yeux de Bataille, une « expérience si désarmante » qu'elle ne saurait être tentée « que par un brillant isolé en nos temps ». En d'autres termes : le savoir tragique est l'apanage de quelques intellectuels particulièrement brillants. Vue superficielle, et populaire elle-même, de ce que « sait » et de ce que « ne sait pas » le populaire. Sur ce point, l'état des choses est très précisément le contraire : le savoir tragique est l'apanage de l'humanité entière, а la seule exception de quelques intellectuels particulièrement brillants, tel Bataille. Les vues populaires sur le monde sont de manière générale axées sur des idées de désordre, de hasard, d'une absurdité, inhérente а toute existence, que l'expression « c'est la vie » résume dans toutes les langues et а toutes les époques ; en revanche, l'idée que le monde est soumis а une quelconque « raison » ou ordre n'est l'apanage que d'un très petit nombre d'hommes, philosophes, savants, théologiens, dont l'aveuglement n'est pas de se croire autorisés а affirmer un ordre, mais plutôt de penser que cette affirmation a une influence profonde sur les vues du « populaire ». On objectera qu'un tel savoir tragique, s'il est bien le lot universel de l'humanité (а l'exception des « brillants isolés »), ne se manifeste guère ; et on aura raison. Mais qui a jamais prétendu que le savoir des hommes devait se mesurer а ce qu'ils disent ou écrivent ? Fantasme d'intellectuel, contre lequel il serait aisé d'invoquer le témoignage de Freud, tout comme celui de Nietzsche et de Marx.

Ce qui autorise beaucoup de penseurs contemporains а nier, tel Bataille, l'universalité du savoir tragique est le fait que le tragique ne parle pas, ou guère. On en conclut qu'il n'y a pas de « conscience » tragique — du moins chez celui qui ne parle pas tragique : c'est-а-dire chez presque tous les hommes. Cette conception superficielle, qui trouve de nombreux échos dans la philosophie contemporaine, résulte d'une assimilation, ou plutôt d'une confusion (cette assimilation n'étant, précisément, pas « pensée » en tant que telle), entre le non parlé et le non pensé — parfois baptisé « impensé ». Il y a lа une utilisation frauduleuse du concept freudien d'inconscient qui aboutit а une représentation simpliste des rapports entre le silence et la parole, dans laquelle on s'imagine mécaniquement que toute pensée vient а la parole et que, réciproquement, toute non-parole signifie nécessairement une non-pensée. On considère ainsi que tout ce qui n'est pas « dit » par le névrosé, le capitaliste idéologue, le penseur spiritualiste ou théologien, correspond а un « blanc » dans la pensée de celui qui parle, dont on étudiera ainsi les nombreuses et significatives « syncopes » : Louis Althusser s'est spécialisé dans cette tâche de dépistage des « blancs » du discours idéologique, entraînant а sa suite une pléiade de jeunes néo-marxistes, néo-nietzschéens et néo-freudiens. C'était lа confondre le non-dit et le non-pensé : assimilation sommaire qu'auraient désavouée tant Nietzsche que Marx et Freud, dont elle prend l'exact contre-pied méthodologique

4 Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 168.5 Sur Nietzsche. Volonté de chance, pp. 28 et sq.

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puisqu'elle procède d'une foi idéologique dans la valeur des idées telles qu'elles s'expriment, considère que le « dit » est, aux yeux de celui qui parle, une formulation exacte et exhaustive de ce qu'il est capable de « penser », c'est-а-dire de se représenter d'une manière quelconque. Schéma simple et facile, d'un maniement universitaire très fructueux, mais qui a l'inconvénient de ne pas prendre en considération l'existence des « pensées » qui ne « parlent pas » — celles-ci assez nombreuses. Sans doute le non-dit, qui ne se confond pas avec Γ « impensé », ne se confond pas exactement non plus avec le « pensé » : le névrosé ne pense pas exactement sa névrose au sens où il est capable de penser ce qu'il sait également exprimer. Mais ce caractère provisoirement inexprimable ne se confond nullement avec l'inconscient. Ce qui manque au névrosé est une disponibilité qui lui permettrait de se servir de ce qu'il pense pour le parler : il pense, mais ne peut parler son obsession. De la parler, il serait guéri : et le propre de la cure est précisément d'amener le contenu refoulé non pas tant а la conscience (où il figure, dans la plupart des cas, déjà en assez bonne place) qu'а la parole.

Qu'entend-on, au juste, par penser ? Qu'est-ce que passer de Γ « impensée » а la pensée ? A cette question une seule réponse : passer а la pensée, c'est parler, écrire, formuler. Un exemple caractéristique de ce passage est la rédaction d'une œuvre philosophique. Dira-t-on qu'avant d'être formulée l'œuvre philosophique — l'Ethique de Spinoza — était « impensée » ? Evidemment non. Alors, il faudra dire qu'elle était pensée avant d'être écrite ; car le schéma « théorique » n'offre pas d'autre alternative. Mais cette seconde hypothèse n'est pas plus recevable que la première. La représentation de la rédaction comme un passage d'un état pensé en silence а un état pensé tout haut est un fantasme de mauvais écrivain et de mauvais philosophe : l'expérience enseigne que toute œuvre ainsi prête avant sa réalisation est une œuvre morte. Ce qui constitue la pensée est bien le passage а l'expression. Mais cela ne signifie nullement qu'avant cet accès а la parole la pensée était « impensée », inconsciente. Avant que soient écrites l'Ethique ou la Généalogie de la morale, les vues de Spinoza sur le rationalisme cartésien et de Nietzsche sur le nihilisme n'étaient pas de purs « blancs », de purs « impensés ». De même, la représentation de la lutte des classes, du désir sexuel interdit, du ressentiment, existe bien chez le bourgeois, le névrosé, le théologien : non pas а l'état d' « impensé », mais d' « imparlé ».

De cette assimilation sommaire du silence а l'inconscient il résulte, chez beaucoup de penseurs d'une nouvelle génération qui se voudrait anti-idéologique dans le sillage de Marx, Nietzsche et Freud, une conception superficielle de l'objet même de leur souci majeur : Γ idéologie. Pour avoir confondu l'impensé et l'imparlé, on a réduit l'économique, le psychologique, l'erotique а de l'impensé auquel il s'agissait seulement de donner, selon le vieux dessein du toujours inévitable Hegel, « les lumières de la conscience ». Or, ni chez Marx, ni chez Nietzsche, ni chez Freud, il ne s'est jamais agi de telles lumières. Il s'agissait de faire parler (de rendre économiquement ou psychologiquement utile), non de faire penser. En considérant ainsi que le silence dans la parole de l'idéologue reflétait un silence dans sa conscience, les apprentis anti-idéologues se sont accordé une conception un peu trop optimiste de l'entreprise anti-idéologique : il suffît désormais de « faire voir » les blancs, de contraindre l'idéologue au spectacle des « censures » qui émaillent son discours. Ce n'est pas seulement Hegel, c'est la sagesse de Platon qu'on appelle ici а la rescousse, pour le plus grand dommage de la pensée de ceux qu'on trahit ainsi en prétendant les servir par une « théorisation » : quittez votre ignorance, et vous deviendrez justes et bons. Ah, si seulement on savail ! Si le capitaliste savait qu'il exploite une certaine classe sociale ! Si le prêtre savail qu'il prêche aux hommes, non l'amour, mais la vengeance ! Si le névrosé savait qu'il ne se pardonne pas d'avoir tel désir incestueux ! Mais voilа : ils ne savent pas. Disons-leur donc la vérité : ils sauront. On la leur a bien dit, notamment depuis une vingtaine d'années. Or, aucun changement ne s'est produit, ni dans la lutte des classes, ni dans l'évolution des idées religieuses, ni dans les manifestations sociales d'interdit sexuel. Que s'est-il donc passé ? La réponse est nette : il ne s'est rien passé. Mais pourquoi ne s'est-il rien passé ? N'ont-ils donc pas compris ? Si, mais apparemment sans bénéfice. S'ils n'ont pas changé, c'est qu'on ne leur a rien appris : tout ce qu'on leur a dit, ils le savaient déjà. Il fallait leur apprendre а le parler. Cela, tel ou tel psychanalyste le réussit avec tel ou tel patient. Mais le discours anti-idéologique est, lui, sans pouvoir. Et précisément : parce qu'il est lui-même idéologique. Idéologique, parce qu'il se forge une conception superficielle, optimiste et rationalisant de l'idéologie : parce qu'il croit, tout comme les idéologues dont s'est moqué Marx, а la toute-puissance, la toute-vérité des idées. Parce qu'il ne fait pas de différence entre l'inconscient et l'imparlé, et suppose de lа qu'il suffit de livrer l'idée а quelqu'un pour, du même coup, lui donner la parole. Mais des idées aussi simples que celles de l'exploitation des classes pauvres par les classes riches, de la toute-puissance du ressentiment et des pulsions sexuelles, ces idées-lа sont présentes depuis toujours dans ce qu'on a baptisé frivolement Γ « impensée » des hommes : en leur livrant ces idées en pâture, on n'a fait que répéter un savoir acquis. Et c'est en quoi on est resté idéologue. En voulant, а l'aide du discours anti-idéologique, démarquer le vide, le blanc, le creux du discours idéologique, on s'est masqué la vérité du discours idéologique qui est précisément d'être vide, blanc, creux — et de se penser en silence comme tel. En ce sens le discours antiidéologique est, dans son principe même,

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exactement aussi vain que l'idéologie qu'il prétend renverser : une fois reconnu que l'idéologie recouvre un rien, l'inconséquence majeure est de vouloir effacer ce rien. Rien ne peut effacer rien. Ce qui caractérise ainsi finalement le discours anti-idéologique est, paradoxalement, une prise au sérieux de l'idéologie. On prend l'homme а la lettre : s'il dit que, c'est qu'il ne sait pas que, etc. Cette prise au sérieux de l'idéologie est caractéristique de l'idéologie ; mieux, elle est l'idéologie même. Sous couleur de « penser rigoureusement » la pensée de Marx, de Nietzsche, de Freud, elle ressuscite, mot а mot, l'idéologie de Platon et de Hegel.

L'homme est beaucoup plus méfiant que ne se le figurent de telles entreprises anti-idéologiques. La méfiance est, autant et au même titre que le bon sens, une composante universelle et indéracinable de la pensée humaine. La légèreté, ou l'optimisme des philosophes est souvent d'en sous-estimer la puissance. Victor Brochard, dans son étude, jadis vantée par Nietzsche, sur Les sceptiques grecs, avait déjà souligné le fait : le scepticisme ne représente pas, comme essaient de le faire croire de nombreux philosophes, la voix de quelques penseurs rares et étranges, au pessimisme exacerbé, mais d'abord et avant tout la voix populaire, celle du sens commun.

Cet aperçu du caractère idéologique de certains discours antiidéologiques mène directement а une considération essentielle. Il permet de saisir la source commune d'où dérivent, mais aussi où se séparent, toutes les formes de pensée tragique et de pensée non tragique. Cette source commune est le problème de la nature du regard porté par l'homme sur ses idées — problème spécifique de Γ « idéologie » dans une moderne terminologie. Il est bien entendu que, de toute façon, ce qui caractérise l'idéologie est son inexistence : l'idéologie parle de non-êtres (comme la justice, la richesse, les valeurs, le droit, Dieu, la finalité) ; pour reprendre un mot de Roméo dans Shakespeare, elle « parle de riens ». C'est а partir de la reconnaissance de ce rien que divergent deux directions philosophiques qui ne se recroiseront jamais, caractérisées par une différence dans le mode de regard. Ou bien l'on considère que l'homme ne sait pas qu'il parle de riens — d'où la possibilité d'un discours anti-idéologique (qui, dans le cas où l'hypothèse serait fausse, verserait nécessairement, on l'a vu, dans l'idéologie) ; d'où aussi, de manière plus générale, la possibilité de toute philosophie non tragique, c'est-а-dire de presque toutes les philosophies (en ce sens que l'exercice de la pensée se trouve, grâce а cette hypothèse, munie d'un programme : on pourra toujours s'occuper а détromper les hommes). Ou bien, on considère que l'homme sait qu'il parle de riens, а la faveur d'un savoir tragique qui n'est ni du parlé, ni de Γ « impensé » : il sait tout cela, même s'il ne lui arrive jamais de parler de ce savoir-lа. Or, le point de départ de la pensée tragique est précisément l'intuition de la vérité de cette seconde hypothèse : elle attribue d'instinct а l'homme la possession d'un savoir silencieux portant sur le rien de sa parole. D'où la vanité de toute entreprise anti-idéologique, et aussi, en un certain sens, de toute philosophie : l'éducation de l'homme étant, sur ce point fondamental, déjà faite. Tel est le principe différentiel qui sépare а l'origine pensée tragique et pensée non tragique : l'attribution, ou la non-attribution, d'un savoir débordant largement sur ce qui est dit ou écrit — la prise ou non au sérieux de l'idéologie. Une seule formule suffît а caractériser la pensée tragique: l'impossibilité de croire qu'il puisse y avoir de la croyance. Et, а l'origine de cette incroyance а la croyance, qui entraîne pour la pensée toute une série de conséquences désastreuses qui constituent l'ensemble de la « philosophie tragique », elle invoque un argument très simple : toute croyance, mise а l'épreuve, est incapable de préciser ce а quoi elle croit ; elle est donc toujours, rigoureusement parlant, une croyance а rien ; or, croire а rien équivaut а ne rien croire. L'homme peut donc croire а tout ce qu'il voudra, il ne pourra jamais s'empêcher de savoir silencieusement que ce а quoi il croit est — rien. L'intuition fondamentale de la pensée tragique est ici : l'incapacité des hommes, non pas а se débarrasser de leur idéologie (ceci n'étant qu'une conséquence d'un mal plus radical), mais а constituer une idéologie. Aux plus imaginatives, aux plus optimistes des croyances il manquera toujours un objet qui permettrait, а l'idéologue de véritablement adhérer а sa croyance, au penseur tragique d'estimer que le croyant croit а ce qu'il dit croire. Il s'ensuit immédiatement, pour la pensée tragique, trois conséquences essentielles :

1) Se trouve définie la nature de la pitié tragique : dans la considération qu'aucun homme n'est dupe (ne peut être dupe, quelle que soit sa complaisance) de son discours, de ses représentations. Pour le penseur tragique, nul ne croit а ses thèmes de croyance : ni le juge а la justice, ni le névrosé а sa névrose, ni le prêtre а Dieu. D'où la pitié inhérente а la pensée tragique, lorsqu'elle découvre que le bénéfice de l'illusion est de toute façon refusé а une humanité qui en manifeste sans cesse le besoin par la multiplicité de ses pseudo-adhésions — adhésions а rien. D'où aussi le caractère nécessairement impitoyable de la pensée non tragique, dont l'optimisme est de croire qu'il y a adhésion lorsqu'on parle de croyance : philosophie du premier degré, qui ne pardonne pas aux hommes de défendre des discours odieux ou absurdes, lа où une philosophie du deuxième degré (tragique) s'apitoie surtout de l'incapacité où sont les hommes d'adhérer а ces mêmes discours. Divergence fondamentale d'affectivité, de profondeur et de pratique philosophiques : l'accord est acquis sur l'absurde du discours, mais le désaccord majeur tient а ce que le penseur non tragique se représente l'homme heureux au sein du confort de son idéologie

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(heureux, parce que croyant), alors que le penseur tragique est d'abord sensible а la fragilité, mieux, а l'inexistence de ce bonheur en paroles. La pensée non tragique se caractérise ainsi par la possibilité d'une action, d'un programme philosophique : arracher les hommes а leur idéologie. Si elle avait un programme philosophique, l'ordre du jour de la pensée tragique serait exactement inverse : elle mettrait tout en œuvre pour parvenir а faire croire les hommes а leurs absurdités. Mais — et cette .considération suffit а la laver du soupçon d'obscurantisme — un tel programme est de par les fondements mêmes de la pensée tragique, absurde en soi. Otée la possibilité d'une telle action, reste la pitié.

2) Est établie l'impossibilité de constituer une quelconque lutte anti-idéologique, puisque, dans le meilleur des cas, une telle

DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE 35

lutte aurait pour résultat de faire apparaître un « non-savoir » qui est déjà connu comme tel au sein de l'idéologie. Lа où le discours anti-idéologique s'efforce de démolir, le discours tragique constate que rien n'a été construit. D'où, au regard de la pensée tragique, le caractère indéracinable par définition de toute croyance (car, comment détruire ce qui n'a pas encore été construit ?), et la frivolité de la plupart des considérations (non tragiques) sur la nature du fanatisme.

3) Plus fondamentalement, apparaît l'impossibilité où est toute pensée non tragique de se constituer en tant que philosophie. Le problème initial de la possibilité d'une « philosophie tragique » se trouve ainsi renversé : ce n'est plus une telle possibilité qui fait problème, c'est l'existence même de toute autre forme de philosophie qui est maintenant mise en question. Si l'on appelle philosophie un corps de considérations qui soient l'objet d'une adhésion sans réticences ni arrière-pensées, on dira que les seules philosophies existantes sont les philosophies tragiques. Conséquence en apparence paradoxale des prémisses dont procède la pensée tragique : il n'y a pas de philosophies non tragiques. Sans doute il existe Platon, Kant, Hegel : mais, ni les « idées » de Platon, ni celles de Kant, ni Γ « esprit absolu » de Hegel n'existent — dans la mesure où ceux-ci définissent, pour le penseur tragique, non pas un contenu, mais seulement un mode de croyance. Constructions somptueuses faites de riens : ses éléments de base étant indéfinissables. S'il ne peut y avoir d'adhésion aux thèmes non tragiques, c'est qu'il n'y a pas, а proprement parler, de thèmes non tragiques : seulement des directions d'intention (non tragique). Aussi le non tragique est-il ce qui se dit sans réussir а se penser, et le tragique ce qui se pense sans, généralement, accepter de se dire.

A la lumière de ces trois conséquences, apparaissent clairement les liens entre pensée tragique et pensée anti-idéologique, en même temps que se précisent les traits caractéristiques de la philosophie tragique. Aux yeux du penseur tragique, tout combat anti-idéologique procède d'un élément partiel et dégradé de savoir tragique. Le penseur tragique en sait seulement un peu plus. Il sait déjà а peu près tout ce dont peut parler l'idéologie, et l'anti-idéologie qui en résulte ; mais, а la différence du penseur anti-idéologique, il est muni d'un savoir supplémentaire : il sait que l'idéologue sait qu'il « parle de riens ». Pour reprendre une expression d'un psychanalyste contemporain, A. Green, dont un récent ouvrage (Un œil en trop) établissait précisément le lien entre la tragédie et un léger surcroît de savoir, il est doté d'un « savoir en trop » qui lui permet de connaître, outre la vanité de l'idéologie, la vanité de toute anti-idéologie. Sur l'idéologie, la pensée tragique en sait, par définition, un peu plus long que toute pensée anti-idéologique. Bien avant Marx, Nietzsche et Freud, des penseurs tragiques tels Lucrèce, Montaigne, Pascal, Hume, avaient centré le problème spécifique de la philosophie autour de la question de l'idéologie. Mais en un sens plus général, et aggravé par rapport а la plupart des interprétations « optimistes » de la pensée de Marx, Nietzsche et Freud (optimistes : en ce que, croyant а l'efficacité de l'idéologie, elles croient а l'efficacité de l'action anti-idéologique). L'inanité de l'idéologie, telle que la comprend la pensée tragique, signifie d'abord l'impossibilité où elle est de se constituer en croyance. La pensée tragique n'est pas anti-idéologique, mais non idéologique : en ce qu'elle ne croit pas même а l'efficacité de l'idéologie.

Chez Lucrèce, chez Montaigne, chez Pascal, chez Hume, la critique de l'idéologie signifie : pas seulement la mise en évidence du « rien » dissimulé par l'idéologie, mais surtout la pensée que ce rien, qui n'est que parlé, n'est l'objet d'aucune adhésion. D'où une exacte définition du tragique de la « condition humaine » : l'homme est porté а parler le non tragique — l'idéologie ; donc il en a besoin ; or il n'a pas d'idéologie а sa disposition, et se trouve ainsi obligé а parler de riens auxquels, par définition, il ne peut croire. Contradiction insoluble : l'homme ayant besoin de quelque chose qui est rien. Se trouve ici rigoureusement confirmée la définition que propose Vladimir Jankélévitch du tragique : l'alliance du nécessaire et de l'impossible (1). Mais une telle formule doit être précisée.

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Il est très aisé, une fois arrivé en ce point, de dévier vers une interprétation non tragique du tragique, c'est-а-dire de quitter le tragique pour n'y plus revenir : il suffit d'interpréter le « rien » qui caractérise le désir humain comme un « objet manquant ». Une des questions fondamentales de la philosophie (l'une des plus importantes, en tout cas, pour l'orientation tragique ou non tragique de la pensée) consiste а se demander si l'on peut confondre l'idée de rien avec l'idée d'un manque. Autre formulation de cette question : le manque dont manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté sur l'inaccessibilité de l'objet ou sur l'incapacité du sujet а définir son propre désir ? C'est-а-dire encore : pensée non tragique, ou pensée tragique ? Dans le premier cas, en effet, le monde se voit doublé d'un autre monde (quel qu'il soit), а la faveur de l'itinéraire intellectuel suivant : l'objet manque au désir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un — celui du désir ; donc il existe un « ailleurs » qui contient la clef du désir (dont « manque » le monde). Pensée non tragique, de Platon et de Descartes. L'histoire de la pensée non tragique commence avec l'histoire platonicienne de la caverne : rien ne permet de rendre compte de « ce qui se passe », donc ce qui se passe tire son être d'un « ailleurs », donc il y a un ailleurs. Pensée non tragique, en ce qu'elle se dispense d'admettre ce qui existe au seul titre de ce qui existe : tout n'est pas dit, tout n'est pas fini (ainsi Hegel eut-il le génie de tirer Tailleurs métaphysique du côté de l'historicité), il y a « autre chose ». Dans le deuxième cas, ce qui manque au désir n'est pas un objet, mais une existence : le désir est besoin — de rien. Il n'y a pas autre chose que « ce qui existe » où se logerait l'objet inaccessible du désir, car le désir lui-même ne renvoie а aucune satisfaction possible ni pensable. D'où l'inutilité de la métaphysique aux yeux du penseur tragique : а quoi bon fabriquer « autre chose », si l'on n'a, en définitive, rien а y mettre ? — l'expérience de l'histoire de la philosophie prouvant abondamment que toute fabrication métaphysique a été entreprise pour y loger l'objet d'un désir, même si elle ne parvenait pas а définir ni а penser cet objet. Le tragique est donc bien l'alliance du nécessaire et de l'impossible — а la condition de préciser que cette impossibilité n'est pas l'impossibilité d'une satisfaction, mais l'impossibilité de la nécessité même : le besoin humain se heurtant, non а l'inaccessibilité des objets du désir, mais а l'inexistence du sujet du désir.

Toute forme de pensée non tragique commence ainsi par ajouter, а la définition brute du tragique, une insensible modification : elle estime que l'homme a besoin, non de quelque chose qui n'est rien, mais de quelque chose qui lui manque. Entre le besoin de rien et le besoin de quelque chose qu'on ne peut obtenir se situe l'écart décisif qui sépare pensées tragiques et pensées idéologiques (celles-ci fussent-elles d'intention anti-idéologique, comme les formes de progressisme hostiles aux thèmes supraterrestres ou suprasensibles, mais confiantes en un mieux que rendrait possible la disparition des superstitions idéologiques). Il est, а la limite, assez indifférent que l'objet d'un contentement humain soit réputé inaccessible ou non. Importe surtout qu'un tel objet soit réputé « rien » ou « inaccessible ».

Le « rien » et l’ « inaccessible » recouvrent deux pensées, non seulement différentes, mais aussi inconciliables. L'inférence du rien du désir а un « quelque chose » situé en dehors de la préhension humaine est la source commune où se sont alimentées toutes les religions, toutes les métaphysiques et toutes les formes de pensée non tragique. Ce qui définit la pensée tragique est le refus de cette inférence : désirer rien (plutôt que « ne rien désirer », le « ne » explétif semblant déjà engagé dans la problématique d'un manque métaphysique) signifiant uniquement la reconnaissance d'un besoin sans objet, nullement la reconnaissance d'un manque d'objet au besoin. Nuance d'importance : la nécessité de l'insatisfaction étant attribuée, non plus au caractère inaccessible de ses visées, mais а l'impossibilité où est le désir lui-même de se formuler, c'est-а-dire de se constituer. La perspective tragique ne consiste aucunement а faire miroiter а l'horizon du désir un quelque chose inaccessible, objet d'un « manque » et d'une « quête » éternels dont l'histoire se confond avec l'histoire de la « spiritualité » humaine. Elle fait apparaître une perspective exactement inverse: elle montre l'homme comme l'être а qui, par définition, rien ne manque — d'où la nécessité tragique où il est de se satisfaire de tout ce qu'il a, car il a tout. Elle affirme que l'homme, qui ne désire rien, ne « manque », au sens le plus rigoureux du terme, de rien. Son argument est simple : si vous voulez être crus quand vous affirmez manquer de quelque chose, il vous faut dire ce dont vous manquez. Or, sur ce point, et depuis que la philosophie existe, vous n'avez jamais réussi а rien dire. Donc vous ne manquez de rien. Le tragique, considéré d'un point de vue anthropologique, n'est pas dans un « manque а être », mais dans un « plein être » : la plus dure des pensées étant, non de se croire dans la pauvreté, mais de savoir qu'il n'y a « rien » dont on manque.

L'inaptitude de l'idéologie а se constituer en pensée, donc en objet d'adhésion, de croyance, a été dite en termes décisifs par les grands penseurs tragiques — et ce, encore une fois, avant Marx, Nietzsche et Freud : par Lucrèce, par Montaigne, par Pascal, par Hume. L'homme, qui désire rien (c'est-а-dire а la fois désire et est incapable de désirer quelque chose), constitue des discours où il est question de riens, et auxquels il ne peut, en définitive, ni se prendre, ni s'intéresser. L'idéologie — le non tragique — sont condamnés d'emblée а rester sur le plan de la

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parole : а parler « des rêves, ces enfants d'un cerveau en délire, que peut seule engendrer l'hallucination, aussi insubstantielle que l'air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du nord », pour reprendre les mots que répond Mercutio au mot de Roméo cité plus haut. Chez Lucrèce, le propre de la « superstition » n'est pas d'être crue, mais, tout au contraire, de n'être pas l'objet d'une croyance : l'homme que décrit le De rerum natura est incapable d'adhérer aux thèmes dont il a fait vaine provision pour vivre, et dont il connaît la non-existence. Chez Montaigne, l'accent est mis constamment non tant sur la fragilité de la pensée humaine que sur l'inintérêt de l'homme а l'égard de ce qu'il éprouve (« peu de chose nous divertit et détourne, car peu de chose nous tient ») et, plus généralement, а l'égard de ce qu'il pense (« je ne sais si l'ardeur qui naît du dépit ou de l'obstination а l'encontre de l'impression et violence du magistrat et du danger, ou l'intérêt de la réputation n'ont envoyé tel homme soutenir jusqu'au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amis, et en liberté, il n'eût pas voulu s'échauder le bout du doigt »)6. Chez Hume, l'analyse de la croyance — c'est-а-dire de son caractère incrédible — trouve son expression définitive : l'œuvre entière visant а établir que, si l'homme est toujours capable de défendre ses croyances, de dire pourquoi il croit, il est incapable, en revanche, de jamais préciser ce а quoi il croit. Aussi la croyance est-elle indéracinable : non d'adhérer de trop près а son objet, mais de n'adhérer а rien. On ne peut déraciner ce qui est soi-même sans racines. D'où le caractère inattaquable de tout fanatisme, dont Hume est le seul philosophe du xvnie siècle а avoir compris que, n'étant jamais attachement а « quelque chose », il ne pouvait être justiciable d'une mise en échec (d'où aussi le pessimisme de Hume а l'égard du progrès des « lumières » : toute croyance se définissant, non par un contenu, mais par un mode d'attachement, il est а prévoir que toute destruction de croyance aboutira а la substitution d'une croyance nouvelle qui reportera, sur un nouveau pseudo contenu, une même manière de croire toujours vivace au sein de l'équivalence monotone des croyances). On sait d'ailleurs que le génie philosophique de Hume s'attache а faire apparaître l'absence de contenu propre а toute croyance non dans les cas de fanatisme en vue а son époque, mais dans les opérations les plus communes, les plus universelles de l'entendement, les plus « saines » en apparence. Ainsi la critique de la causalité, qui n'est pas de mettre en doute l'action efficace de la cause, mais de montrer que nul homme n'a réussi jusqu'а présent а dire ce qu'il mettait sous le mot « cause ». De même, les idées de Dieu, de moi, l'ordre, de finalité ne sont pas critiquées en tant que non démontrables, mais en tant que non exprimables, non définissables — en tant que « riens ». Il n'est pas question de se demander — comme le fait, par exemple, Kant — s'il y a ou non une finalité « objective » dans l'homme, dans la nature, quelle elle peut être, s'il pourrait y avoir une « meilleure » finalité ; la question que pose Hume est toute différente : pense-t-on quelque chose quand on parle de finalité ? La réponse est négative ; elle l'était déjа chez Lucrèce et chez Montaigne, pour lesquels le tragique humain n'est pas l'absence de destin assignable, de bonheur accessible, mais l'impossibilité même а se représenter une quelconque fin, un quelconque bonheur : « Laissons а notre pensée tailler et coudre а son plaisir, elle ne pourra pas seulement désirer ce qui lui est propre, et se satisfaire », dit Montaigne dans Y Apologie de Raimond Sebond. S'il était un dieu du bonheur, et qu'il fût mystificateur, sa tâche serait facile : il lui suffirait, pour être sûr de n'avoir jamais rien а accorder, d'annoncer aux hommes qu'il est disposé а leur accorder tous les bonheurs imaginables, pourvu qu'on veuille bien, d'abord, les lui décrire. Si vous voulez un bonheur, dites lequel. Mais, de nouveau, vous ne dites rien. Il se confirme que vous n'avez rien а désirer, rien а regretter : ο fournîtes... Le « rien » de la croyance éclate enfin dans le pari des Pensées, dont la nature tragique et émouvante ne tient pas au problème du choix (vaut-il mieux parier sur telle ou telle face de l'alternative ?), mais а l'incapacité où est Pascal de définir l'une des deux options : Dieu, qui (Pascal en convient expressément) ne représente rien de pensable. D'un côté, le tragique ; de l'autre quelque chose qui, pour l'esprit, est rien.

Raison pour laquelle le savoir tragique peut être considérée comme « universelle ». Universel, parce que le seul — tout « savoir » non tragique étant rien.

Raison pourquoi, enfin, le savoir tragique, lorsqu'il se constitue en philosophie, n'a jamais élé réfulé. Fait très remarquable, qui intéresse directement la logique du pire : si celle-ci voulait établir la « vérité » de la philosophie tragique, une des premières remarques а faire valoir serait qu'elle est la seule forme de philosophie а n'avoir jamais été critiquée, jamais prise en considération philosophique. Jamais, en lant que telle : si elle est attaquée, c'est de biais ; d'être tragique n'est pas pris en considération, probablement parce que lа réside le motif réel de l'attaque, et que l'une des lois de l'attaque consiste а tout dire, hormis ses motivations. On chercherait en vain une philosophie tragique — Pascal ou Nietzsche par exemple — а avoir été critiquée au nom de son caractère tragique ; ni Voltaire ou Valéry parlant de Pascal, ni tels philosophes contemporains s'essayant а des réajustements de la pensée de Nietzsche, ne s'en prennent jamais а cela qui, en de telles pensées, seul importe а leurs auteurs, et seul répugne а leurs détracteurs : d'être tragiques. Les tentatives de dévalorisation (ou de récupération) portent immanquablement sur un vice de forme, une quelconque objection préalable qui dispense d'envisager la pensée en

6 Essais, III, 4 et II, 12.

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elle-même : tout se passe comme si, en toute philosophie, l'élément tragique était ce qui ne peut être dévalorisé. Le penseur tragique sera donc naturellement tenté d'inférer que le tragique est ce qui, en soi, ne peut être philosophiquement dévalorisé.

Le premier exemple caractéristique de cette évacuation de la pensée tragique pour vice de forme — indice d'un refus de prendre en considération, mais aussi, sur un plan plus profond, d'une certaine considération а l'égard du tragique — est livré, dans l'histoire de la philosophie, par l'attitude de Platon а l'égard des penseurs grecs qui ne sont parvenus а la conscience de l'homme moderne que sous l'expression dévalorisée de Sophistes. Attaque pour vice de forme, telle est, on le sait, la conclusion du Protagoras, le seul dialogue de Platon directement dirigé contre les Sophistes : le sophiste, d'après ses propres prémisses, ne devrait pas enseigner ; or il enseigne ; donc il se contredit. Aucun thème de la pensée sophistique n'est abordé а aucun moment du dialogue (pas davantage d'ailleurs, ou si peu, dans aucun des autres écrits de Platon). En quoi Platon est un calomniateur de génie : d'avoir reporté sur les penseurs qu'il voulait éliminer (et qu'il a réussi, dans une large mesure, а éliminer matériellement, presque aucun texte des Sophistes n'ayant survécu а ses attaques) le vice propre de sa philosophie, la « sophistique ». Non seulement Platon invente la notion péjorative de « sophiste », encore il crée, par sa philosophie, le vice « sophistique » qu'il attribuera а ses ennemis. Reste que ce que Platon craint chez les Sophistes est leur conception tragique de la nature de l'homme et de l'exercice de la pensée. En ce sens, ce qu'il reproche aux Sophistes ressemble assez а ce qu'en un autre temps Rousseau reprochera aux grands classiques du xvne siècle français. Que penserait l'homme moderne de Molière et de La Fontaine, s'il n'avait conservé de ces auteurs que des témoignages du genre de celui de Rousseau ? A peu près ce qu'il pense des Sophistes : des écrivains peu recommandables, se moquant de la « vérité », indifférents aux malheurs d'autrui, sans moralité, et animés, dans l'exercice de leur métier, par deux seuls mobiles — l'argent et les plaisirs.

Même dissimulation dans l'attaque : au lieu de déclarer le véritable désaccord, on prend le parti de dire, avec talent, n'importe quoi. Platon reproche aux Sophistes non d'être sceptiques, athées, matérialistes, mais d'être cupides et vaniteux ; de même Rousseau reproche а Molière et La Fontaine, non leur vision tragique, mais leur « immoralité ». Face а de telles attaques, force est d'admettre que la pensée tragique se porte bien : personne, pas même parmi les plus illustres, ne semblant disposé а la critiquer.

4 — BUT DE L'INTENTION TERRORISTE : UNE EXPÉRIENCE PHILOSOPHIQUE DE L'APPROBATION

Reste la question du but de l'intention terroriste. Pourquoi faire parler le tragique ? Si le contenu tragique, que la pensée tragique n'exhume qu'en paroles, est déjà connu de tous, quel intérêt а lui ouvrir l'accès а un quelconque discours ? Quel bénéfice ?

Avant de désigner ce but de l'intention terroriste en œuvre dans la pensée tragique, il est nécessaire de revenir un instant sur cette notion d' « événement » telle que la récusait d'emblée toute pensée tragique, ainsi qu'il a été dit plus haut. Evénement, ou « acte », si l'on considère l'événement d'un point de vue spécifiquement humain : l'acte définissant un événement dont l'homme serait Y auteur. La pensée tragique récuse également l'événement et toute possibilité d'acte ; elle se refuse donc а parier pour quoi que ce soit dans le domaine de Γ « évolution historique », si maigre que soit le sens qu'on donnera au mot d' « histoire ». Elle récuse toute possibilité d'agir sur soi-même, sur l'histoire, sur le monde (même si la possibilité d'une telle action relève, non d'un savoir, mais d'un pari, comme l'affirmait Lucien Goldmann dans Le dieu caché, subordonnant ainsi le point de départ d'une philosophie marxiste а un pari de type pascalien). La pensée tragique refuse a priori les données d'un tel pari : non qu'elle refuse de parier sur les possibilités historiques de l'action — possibilités dont elle ne doute aucunement —, mais parce qu'elle se sait, plus profondément, "inapte а agir. Autrement dit : ce dont doute la pensée tragique ne concerne pas les conséquences (historiques, psychologiques, philosophiques) de l'acte, mais la possibilité de l'acte lui-même. Elle assimile, en effet, l'acte а un apport hasardeux, inapte а apporter, en tant que tel, la moindre modification au hasard de « ce qui existe ». L'acte, pour elle, n'est pas du « vivant », du « libre-arbitre », transcendant l'ordre mécanique ou biologique de la nature (Bergson), mais un ajout naturel а une même nature : du hasard ajouté au hasard. Il est évident que l'homme, en agissant, apporte une certaine modification а « ce qui existe » : mais cette « modification », étant hasardeuse elle-même, ne modifie pas la nature de ce sur quoi elle agit. Elle modifie un être dont la nature est de se modifier : elle fait changer un peu quelque chose dont la vérité est de changer. Elle n'est donc pas un événement, en ce sens qu'elle n'intervient pas ; toutes ses capacités d'intervention sont déjà prévues au grand catalogue de l'être, qui peut se définir comme le registre préalable de toutes les interventions, de toutes les modifications possibles. Plus précisément, « ce qui existe » ne constitue pas, aux yeux du penseur tragique, une « nature », mais un hasard ; le terme de « nature » n'a de sens qu'en tant qu'il

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définit un hasard, c'est-а-dire une non-nature, au sens classique du terme. Il en résulte la vanité philosophique de toute interprétation de l'événement. Aucun événement ne « survient », dans la mesure où tout est déjа fait d'événements, que toute possibilité interventionniste se ramène а ajouter un événement а une somme d'événements. Un événement, au sens où l'entendent ceux qui croient а la possibilité d'une action, c'est quelque chose qui « arrive » а ce qui « est » : qui fait relief sur l'être. Mais que se passe-t-il, si l'être sur lequel l'événement est ainsi appelé а faire relief est déjà constitué lui-même d'événements ? Il ne « se passe », exactement, rien. Si tout est événement, rien n'est événement : n'amenant qu'un ajout quantitatif а une quantité dont la « qualité » ne sera en rien modifiée par cet ajout. De la même manière, un grain de sable ne modifie en rien la nature sablonneuse du tas de sable. En termes plus généraux : il y a antinomie entre les notions de hasard et de modification. Le hasard, est, par définition, le non modifiable. Plus abstraitement : l'être ne peut changer de nature, dans la mesure où il ne constitue pas une « nature ». Si l'être est, non nature, mais hasard, il échappe nécessairement а toute altération en nature, — d'où l'inanité de toute action (sur la « nature »). On peut imaginer que soient changés le bleu du ciel ou le vert de la prairie, mais non que soit modifié le hasard qui engendre le fait des couleurs, du ciel et des prairies. Croire qu'un événement de plus modifiera la somme des événements revient а espérer modifier l'eau avec une nouvelle molécule d'eau. Lorsque la pensée tragique assimile l'être а un « donné », elle a en vue une notion d'assemblage hasardeux dont aucun réajustement ne peut modifier la nature dans ce qu'elle

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a précisément de hasardeux. Une des intuitions fondamentales de la pensée tragique — fondamentales : en ce qu'elle refuse, а toute philosophie, toute portée « pratique » — est ici : dans la reconnaissance de ce très simple fait que le hasard n'est pas modifiable.

Or, il est cependant un certain acte, ou événement, susceptible d'affecter la vie des hommes d'un minime coefficient de modification. Minime mais essentiel aux yeux de la pensée tragique, pour laquelle l'acte en question est le seul notable, parce que le seul possible. Il ne s'agit d'un événement ni pratique (car il ne modifie rien а « ce qui se passe »), ni proprement philosophique (car il ne modifie rien а « ce qui se pense » : il est inapte а constituer un « événement » philosophique, au sens par exemple de la « volonté » qui suffit, chez Schopenhauer, а faire basculer le hasard de l'être dans la perspective pessimiste d'un monde donné, constitutionnellement absurde). L'acte dont il s'agit ne concerne que le mode selon lequel une personne se représente а elle-même ses pensées et ses actions, а chaque instant d'une existence dont aucun acte ni aucune représentation ne lui appartiennent en propre.

En quel sens l'approbation — tel est, en effet, l'acte unique auquel la pensée tragique reconnaisse une valeur d' « événement » — appartient-elle, de certaine manière, а la « disponibilité » humaine ? Pourquoi, de manière plus générale, la question de l'approbation est-elle l'unique question qui intéresse la pensée tragique ? Pourquoi, enfin, est-elle а la source de l'intention terroriste, dont elle définit le but spécifique ?

Avant de répondre а ces trois questions, on remarquera, dans l'histoire de la philosophie, le lien constant entre les formes de pensée tragiques et les formes de pensée approbatrices. Lien si nécessaire, que la question de l'approbation est la seule а laquelle des penseurs tels Lucrèce, Montaigne, ou Nietzsche, et quel que soit par ailleurs leur scepticisme philosophique, aient tenu а répondre explicitement. Le doute prévaut sur toute autre question ; sur le point du oui ou du non, la réponse est acquise d'emblée : « ce qui existe » n'existe pas seulement а titre « de fait » ; il recoupe aussi tout ce qui, chez l'homme, est concevable а titre de « désir » (c'est-а-dire : les pensées les plus cruelles sont bonnes а penser, les actes les plus inutiles bons а faire, les vies les plus pauvres bonnes а vivre). Lucrèce ouvre son livre par une invocation а la joie, dispensatrice du charme de l'existence ; Montaigne ferme le sien par une profession de foi au bonheur (« Pour moi donc, j'aime la vie ») ; Nietzsche — en cela peut-être

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le premier а avoir fait la « philosophie » de la tragédie — affirme que l'approbation est le critère et le signe propre de la pensée tragique. Un tel lien, si souvent affirmé, entre tragique et affirmation n'est pas fortuit.

Aux yeux de la logique du pire, l'approbation inconditionnelle est, en effet, а la fois la condition nécessaire des philosophies véritablement tragiques et le signe qui permet de les reconnaître immédiatement — encore un fois, si

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on entend par « philosophies tragiques » des pensées telles, par exemple, que celles de Montaigne, de Lucrèce, de Nietzsche. Sans doute existe-t-il nombre de pensées qui se sont recommandées d'une vision tragique sans, pour autant, se recommander d'une approbation inconditionnelle : ainsi les philosophies de Kierkegaard, Chestov, Unamuno, pour ne citer que quelques-uns parmi les plus récents. A de telles pensées, la logique du pire rétorque que, s'il est vrai qu'elles réussissent а plus ou moins empiéter sur le tragique (dans la mesure où il est impossible de ne pas empiéter sur le tragique, dès que l'on prend en considération certaines données de l'expérience que l'homme est appelé а connaître : la mort — par exemple), elles ne peuvent prétendre а une prise directe sur le tragique. Du tragique, elles manquent l'exact champ qu'elles ont exclu de leur capacité approbatrice : tout ce qui n'a pas été approuvé est autant de tragique de nié. Ce résidu de non approuvé est ce qui s'est dérobé а l'affirmation — а une affirmation qui doit s'entendre ici а la fois comme tragique et comme simplement « affirmatrice d'être » (le tragique étant, précisément, d'affirmer). Gomment d'une part se prétendre tragique, et d'autre part prétendre qu'il y a dans l'homme, la vie, le monde, la pensée, l'action, l'histoire, des « contradictions » dont la « solution » n'appartient pas au pouvoir (intellectuel ou pratique) de l'homme ? La transfiguration du tragique en contradiction a pour bénéfice (non tragique) d'affirmer la nécessité, au moins le besoin, d'une solution ; même si celle-ci est radicalement hors de question, il restera toujours que le donné brut de ce qu'a а connaître l'homme « manque » d'un quelque chose dont l'absence interdira, d'un même mouvement, et l'approbation inconditionnelle, et l'affirmation tragique (toutes deux ayant en vue le même caractère jubilatoire, et maximalement jubilatoire, de ce qui, а de multiples points de vue, peut et doit être considéré comme enfer). On remarquera d'ailleurs que la pensée pseudotragique (ou partiellement tragique) ne réussit jamais, en réalité, а poser comme « hors de question » la « solution » dont elle dit désespérer : dans le meilleur des cas, elle sera seulement hors de

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réalisation. Elle s'efforce plutôt de l'arracher а toute perspective historique, pour la situer dans une perspective religieuse ou métaphysique (celles-ci fussent-elles même d'intention athée et anti-métaphysique : ainsi qu'il arrive au pessimisme de type schopenhauerien, qui nie la possibilité de toute « alternative » au drame humain, mais n'en considère pas moins ce drame comme justiciable d'une « solution » dont le seul caractère qui le distingue de la métaphysique traditionnelle est de la situer hors du champ du possible et du pensable). Encore une fois, ce qui constitue la vision tragique n'est pas l'affirmation du caractère inaccessible de la solution, mais l'affirmation du caractère absurde de la notion même de solution Si l'homme a besoin d'une solution, c'est qu'il manque de quelque chose. Or, dire que l'homme manque de quelque chose, c'est nier le tragique, déjа défini comme la perspective selon laquelle l'homme ne manque de rien. En ce sens, plus tragique que toute philosophie pseudo-tragique est un optimisme dogmatique de type leibnizien. Si l'on pouvait faire abstraction de la justification métaphysique qui en est la clef de voûte (la définition des attributs divins et de leur rôle constitutionnel dans l'élaboration des existences), la pensée de Leibniz serait peut-être la seule philosophie absolument tragique : l'affirmation que le monde connu par l'homme est le meilleur des mondes possibles interdisant d'emblée toute possibilité d'appel ou de recours en grâce — l'homme, chez Leibniz, ne manque, non de rien, mais, du moins, d'aucun mieux. Pensée peut-être « optimiste », mais en tout cas déjа beaucoup pire que les différentes formes de pessimisme ou de « réalisme » qui lui ont été opposées dans le sillage de Voltaire. Les mêmes réflexions vaudraient, a fortiori, pour la pensée de Spinoza.

La logique du pire enseigne donc la nécessité du lien entre pensée tragique et pensée approbatrice. Pour elle, tragique et affirmation sont termes synonymes. Ceci, pour trois grandes raisons théoriques qui répondent chacune aux trois questions générales posées plus haut.

En premier lieu, la philosophie tragique considère l'approbation (et son contraire, qui est le suicide) comme le seul acte dont la disponibilité soitjaissée au sujet de l'action, а l'homme, — c'est-а-dire comme la seule forme d' « acte ». Non que l'homme soit « libre » de dire oui ou non : il est évident que les motivations psychologiques qui portent а affirmer ou а nier ne sont, pas plus que toute autre chose au monde, du ressort d'un imaginaire « libre arbitre ». Disponibilité pourtant, dans le sens où il s'agit, avec l'affirmation, ou la non-affirmation, d'un acte susceptible

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de modifier « ce qui existe » — et le seul. L'image de Pascal prend ici son sens le plus profond, parce que le plus tragique : l'homme est embarqué, en ce qu'il est, tel le passager d'un avion de grande ligne, sans accès possible а aucune des commandes de direction (incapable donc de faire dévier, ni sa vie, ni même, ce que n'admettrait

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probablement pas Pascal, le « sens » de sa vie : un pari tel que le souhaite Pascal, c'est-а-dire portant sur la direction générale du voyage, apparaît, au penseur tragique, comme hors de portée comme il est hors de sens). Tout ce qu'il peut « faire » est de se solidariser ou non de son voyage, d'accepter d'en être (ce qui signifie approbation globale), ou le refuser (ce qui signifie désapprobation globale, c'est-а-dire suicide). Et, pour reprendre, sans réserves cette fois-ci, une pensée de Pascal, il n'y a pas de solution médiane : tout autre terme de l'alternative est illusoire (même s'il lui arrive souvent d'être, de certaine manière, « vécu »). Il faut choisir. Nécessité du oui ou du non, а condition, bien évidemment, qu'on ait d'abord décidé de choisir : d'accomplir l'unique acte dont la disponibilité appartienne au voyageur. On peut aussi ne pas agir du tout : solution habituelle des hommes а vie « active ». Entre le renoncement а tout acte, et la relégation de toute « activité » а l'unique question de l'approbation, la différence peut sembler minime. On peut ainsi considérer que la plupart des hommes s'accommodent de vivre sans jamais agir, remettant а plus tard la seule forme d'acte que reconnaisse la pensée tragique. Selon une perspective tragique, seuls donc auront « agi » en leur vie, d'une part les suicidaires, de l'autre les affirmateurs inconditionnels. Si la « morale » avait, aux yeux de la pensée tragique, un sens quelconque, tel en serait l'unique critère de valeur : la « dignité » étant d'approuver globalement ou de nier globalement, de vivre en le voulant ou de mourir en le voulant. Suicide et approbation inconditionnelle sont, en tout cas, а ses yeux, les seules formes d'activité sur lesquelles l'expression des frivolité ne soit pas en prise directe.

En second lieu, la philosophie tragique considère que le privilège de l'approbation tient а son caractère incompréhensible et injustifiable. Lа où pensées non ou pseudo-tragiques se plaignent d'un « manque », la pensée tragique est d'abord sensible а l'incompréhensible existence d'un « trop ». Si les considérations qui précèdent sont fondées, s'il n'est « rien » а quoi aucune croyance ait jamais été, jusqu'а présent, capable d'adhérer, s'il n'est aucune forme de bonheur que l'homme ait jamais été capable de décrire, même et surtout en paroles, il s'ensuit de lа que toute « joie de vivre » est irrationnelle et, philosophiquement parlant,

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abusive (c'est-а-dire : en trop). Or, une telle joie existe et s'expérimente quotidiennement sans le recours а une forme quelconque de justification (puisque chacune de ces formes de justification est réputée, par la philosophie tragique, incroyable et incrédible). D'où le renversement tragique de la problématique du besoin humain de satisfaction : la jubilation ne manque pas ici-bas — elle est, au contraire, toujours de trop. Rien ne peut en rendre compte ; d'où son caractère inépuisable (qui définit assez précisément l'étonnement propre au philosophe tragique : son émerveillement premier étant que la joie soit, non la douleur). Inépuisable, car rien, par définition, ne saurait jamais tarir une source que rien n'alimente. Rien, du moins, de tout ce qu'ont pu « penser » les hommes jusqu'а présent. Cette dernière considération introduit directement au but de l'intention terroriste, telle que pratiquée par la philosophie tragique.

Se précisent en effet, en troisième lieu, les éléments d'un pari tragique, engagé par tous les penseurs tragiques, qui explique en profondeur le but de l'intention terroriste en philosophie. C'est ici le moment où le penseur tragique est bien obligé d'avouer, suivant en cela le sort commun а toute pensée humaine, ses « valeurs » (ou ses « présupposés ») : ce а quoi il tient — son unique « valeur » — est, très précisément, le caractère ininterprétable, donc invulnérable, de Vapprobalion. Si elle est impensable, l'approbation est hors d'atteinte de la part de toute pensée. Ce sur quoi parie le penseur tragique est le caractère indestructible de l'approbation. Sitôt reconnue la possibilité (c'est-а-dire l'existence) de cette instance approbatrice, intervient le pari terroriste : s'il est vrai que ce qu'on peut appeler, très improprement, « joie vitale », est hors d'atteinte de la part de toute considération, on fera jouer а fond les pires pensables de ces considérations afin de vérifier, ou plutôt d'expérimenter philosophiquement, le caractère invulnérable de l'approbation (seule condition, en outre, а laquelle le non-suicide puisse être « moralement » recommandable). La force de la pensée tragique est donc liée de manière solidaire а la force de l'approbation, dont elle ne peut éprouver la puissance qu'а la mesure de la tragédie : l'une et l'autre ^périront ensemble, ou continueront а vivre ensemble. Le philosophe tragique peut ainsi se définir : un penseur submergé par la joie de vivre, et qui, tout en reconnaissant le caractère impensable de cette jubilation, désire en penser au maximum l'impensable prodigalité. Or, les meilleurs moyens philosophiques se trouvant, jusqu'а plus ample informé, а la disposition de l'homme pour une telle tâche concernent la

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pensée tragique. Ce qui définit le maximum de joie pensable est en effet le maximum de tragique pensable. La pire des philo-sophies ne définit pas la puissance approbatrice, mais définit au moins le point minimal а partir

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duquel il est possible de dire que la joie est, en tout cas, plus que cela (c'est-а-dire : une puissance qui suffit de toute façon а évacuer — mais elle pourrait bien davantage -— ce qu'on aura réussi а constituer de plus empoisonné en matière de pensée). Aussi la philosophie tragique est-elle un art des poisons, orienté vers l'inlassable recherche des pires, des plus violents, des plus meurtriers parmi les philtres de mort et de désespérance. Elle en a besoin, а chaque instant, et du pire d'entre eux immédiatement disponible pour elle, pour réussir а penser quelque chose de ce qu'elle éprouve : l'approbation. Penser le pire, pour rendre quelque honneur philosophique а son approbation : tel est l'enjeu de la pensée tragique. Mais ce n'est pas assez dire ; car la pensée tragique est déjа sûre que l'approbation subsistera — et son pari n'est, en ce sens, qu'un jeu : on sait а l'avance que le poison choisi sera inefficace. Le point indécis, le véritable objet du pari, sont ailleurs : dans la question de savoir si le pire qu'elle pense, au moment de l'approbation, est а la mesure de ses capacités intellectuelles. Ce que le philosophe tragique demande au pire est de ne pas offrir en holocauste а la joie une pensée dont l'apparent pessimisme pourrait paraître léger, ou optimiste, au regard d'une autre forme de pensée tragique. Il en résulte, pour la pensée en jeu dans le pari tragique, une certaine indifférence а l'égard du contenu de sa propre pensée. Non qu'elle tienne celui-ci pour fragile en comparaison des « vérités » conquises par telle ou telle autre forme de philosophie ; mais parce qu'elle sait que la « pire » des pensées qu'elle aura réussi а dégager présente un caractère doublement relatif. Relatif, d'une part, au point plus ou moins hasardeux auquel elle est parvenue : le pire dont elle parle n'est qu'un pire provisoire, valable pour elle, c'est-а-dire en son temps et suivant son besoin propre, appelé а être remplacé, chez un penseur ultérieur, par une nouvelle théorie du pire, plus riche et pénétrante. Relatif, d'autre part, au but qu'elle se propose, qui est de prendre une mesure approximative de son approbation présente. Ce dont elle se préoccupe surtout est de confronter chacune de ses approbations avec ce qui est, pour elle et а chacun de ces différents instants heureux, le pire provisoirement pensable.

Ce souci de penser le pire pensable а l'occasion de toute expérience de l'approbation, qui peut paraître vain (et il l'est,

C. ROSSET

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certes, en un certain sens), est donc l'enjeu propre de la pensée tragique. Il définit les données de son pari. Avant d'en venir а ce pari lui-même, une dernière remarque est nécessaire au sujet du sens de cette notion de « pire » dans l'expression « la pire des pensées ». La logique du pire vise bien l'accès а une pensée tragique ; mais, par pensée tragique, elle entend plutôt l'accès а une absence de pensée — а la ruine des pensées — que l'accès а certaines pensées « noires ». Plus qu'une pensée noire, la « pire des pensées » désigne l'absence de toute pensée « rosé » : c'est-а-dire, finalement, l'absence de toute pensée, en raison du lien fondamental entre optimisme et pensée constituée. Raison aussi pour laquelle le « pire » est toujours а revoir, chaque décennie apportant son lot de nouvelles pensées rosés а évacuer. Gela dit, s'il est vrai que vouloir penser le pire revient а refuser de penser les pensées déjа constituées, il ne s'ensuit pas de lа que le penseur tragique aboutisse а ne penser exactement rien. En réalité il pense, а la place des pensées qu'il a détruites, quelque chose qui n'est pas rien et qui, dans le cours de la présente Logique du pire, sera décrit sous le nom de « hasard » ; d'autre part, il pense quelque chose de neuf concernant l'approbation : l'indépendance de cette dernière а l'égard de toutes les pensées. Au terme de la logique du pire, il est riche d'un savoir nouveau : il se sait le lieu expérimental d'une approbation qui n'est soumise а l'affirmation préalable d'aucune pensée, d'aucune vérité. C'est en ce sens qu'il est devenu « approbateur du hasard » : il sait que l'expérience de l'approbation se passe de toute référence. C'est en ce sens aussi que le hasard devient lui-même critère de l'approbation : toute affirmation n'acceptant pas sans restrictions le hasard (au sens que la pensée tragique donne а ce terme) étant dépendante, hypothéquée, pseudo-affirmatrice. A-t-on besoin d'une idée quelconque pour être affirmateur ? La plupart des pensées philosophiques — c'est-а-dire des philosophies non tragiques — ne sont pas affirmatrices parce qu'elles ont besoin d'un tel référentiel pour s'estimer « fondées » а affirmer. Même si elles désespèrent d'y parvenir, elles conservent l'idée qu' « il y a » de la vérité quelque part — sinon tout, pour elles, devient vain : vie, action, pensée, philosophie. Ce qui signifie que le tragique (l'absence de vérité, de référentiel), s'il était par elles reconnu comme tel, ne saurait être l'objet d'une approbation : confirmation du lien entre tragique et approbation.

Comment se définit enfin ce pari tragique, dont on trouve l'origine explicite (quoique déformée) chez Pascal, et implicite dans toute pensée tragique, par exemple chez Lucrèce et Mon-

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taigne ? L'acte du penseur tragique consiste bien, tout comme chez Pascal, dans un pari : il y a а parier « pour » ou « contre ». Mais les termes du pari tragique dont on peut suivre la trace depuis Lucrèce jusqu'а Nietzsche (et а ne considérer ainsi que les formes philosophiques de ce pari, en œuvre également, et de manière plus fréquente, dans la littérature) ne sont pas précisément ceux que leur a assignés Pascal dans son célèbre argument — de fait, le pari tragique est présent partout dans les Pensées, hormis dans les pages consacrées au « pari ». Ce qui est précisé dans le pari tragique n'est ni l'enjeu ni le choix de la mise, ceux-ci déjа connus et choisis : l'enjeu est l'approbation, et on sait qu'on misera sur elle. Seule est en cause la quantité de chances attachée а la case sur laquelle on est déjа décidé а miser. Voilа qui rapproche du pari pascalien ; mais a contrario. Ce dont cherche а s'assurer le parieur tragique n'est pas que le terme de l'alternative pour lequel il opte présente les chances maximales, mais au contraire les chances minimales : que sa mise est aussi perdante qu'il lui semble, que l'approbation où il engage sa pensée — tous biens perdus — ne s'embarrasse d'aucune considération cachée dont une réflexion approfondie montrerait après coup le caractère illusoire. Il s'agit de déterminer que le choix sur lequel on se porte est philosophiquement aussi perdant qu'il est possible de le penser. Pourquoi cet apparent masochisme ? Raison d'une part d'honnêteté de jeu, d'autre part d'intérêt porté а l'acte approbateur lui-même. Parier pour un tragique dont on n'a pas réussi а penser tout le pensable serait ruiner а la fois la clarté du jeu et la nature de l'approbation qui en est l'enjeu. En termes arithmétiques : si le parieur affirme une chance contre un milliard, il veut du moins être sûr qu'а plus ample examen, cette chance ne se révélera pas plus mince, ne serait-ce que d'une unité. En termes philosophiques : celui qui approuve voudrait être sûr, non pas de tout voir, mais de voir tout le visible de l'horreur de ce qu'il approuve. C'est ici la définition de l'anxiété propre au penseur tragique, le lieu de sa « tension » spécifique : non pas dans un problème de « contenu » tragique (l'être, le monde, la vie, ont-ils un caractère tragique ?), mais dans le problème de la vision du tragique. Quoi qu'il en soit du tragique de ce qui est а voir — et que le penseur tragique est, de toute façon, disposé а approuver — le pire, contre lequel tâche précisément de se prémunir la logique du pire, serait de ne pas réussir а le voir. C'est en ce sens que le D r Logre déclare, а propos de L'anxiété de Lucrèce, que le propre du tempérament anxieux n'est pas la crainte d'être

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acculé au tragique, mais une incertitude quant а la valeur de la vision. Le thème du rapport entre anxiété et voyeurisme est devenu aujourd'hui familier, grâce notamment а la psychanalyse. Ce qui caractérise le « voyeurisme » tragique n'est pas une délectation au spectacle de la souffrance, mais un intérêt majeur porté а la qualité de l'approbation : le logicien du pire ne désire ni ne redoute la nature de ce qu'il approuve, mais craint que le « comment » il approuve ne soit conditionné et dévalorisé par une vision insuffisamment tragique de ce qu'il approuve.

Tels sont les termes du pari tragique : réduire au maximum les chances de la mise, chercher а se convaincre qu'on ne mise sur rien de plus que ce sur quoi on prétend miser. D'où l'économie а rebours pratiquée par le terrorisme philosophique. Le souci d'affirmer le caractère inconditionnel de l'approbation est а la source de l'intention terroriste ; il explique pourquoi sont apparus de loin en loin, dans l'histoire de la philosophie, des affirmateurs terroristes qui tracèrent, а l'ombre de la philosophie officielle, les grandes lignes d'une logique du pire. Le philosophe affirma-teur est terroriste parce qu'а ses yeux le terrorisme est la condition philosophique de toute pensée de l'approbation. D'où l'itinéraire spécifique de la pensée tragique : déterminer la plus mauvaise des pensées ; une fois celle-ci déterminée, s'y maintenir jusqu'а ce qu'ait été exhumée une pensée pire. Pour conserver а l'approbation sous-jacente son invulnérabilité (c'est-а-dire son caractère impensable), le matérialisme de Lucrèce, le scepticisme de Montaigne sont, provisoirement, de bonnes solutions — en attendant pire.

Est-il besoin d'ajouter qu'un tel terrorisme ne se soucie guère de prosélytisme, son propos se limitant, en somme, а faire l'expérience philosophique de sa propre approbation ? Gomme le dit Lucrèce : c'est а toi que je m'adresse, Memmius. Le penseur tragique admettra bien volontiers que d'autres assignent а l'exercice de la philosophie des objectifs justement considérés, par eux, comme moins frivoles.

CHAPITRE II

TRAGIQUE ET SILENCE

1 ---- DES TROIS MANIÈRES DE PHILOSOPHER

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Lorsqu'il prépare une sauce, le cuisinier dispose d'éléments épars, discontinus, qu'il s'agit pour lui de lier en une substance nouvelle. Deux états : l'un initial, où les éléments coexistent, sans rapport entre eux, hormis le hasard (en l'occurrence, les soins du cuisinier) qui les a réunis en des lieux contigus l'un а l'autre, а l'intérieur d'un même récipient. L'autre final, synthèse homogène où rien ne permet plus de distinguer les composants précédemment distincts. Entre ces deux états, un geste : l'action du fouet qui, si elle est convenablement menée, permet aux éléments de « prendre ».

Le problème le plus général de la philosophie est а l'image de ce problème de cuisine élémentaire. Dans les deux cas, il s'agit de passer d'un état dispersé а un état structuré. Comme le cuisinier dispose de toute la diversité des ingrédients, le philosophe dispose de toute la diversité de « ce qui existe » : diversité qu'il s'agira de faire « prendre » en un système, tout comme une sauce mayonnaise se réussit lorsqu'on est parvenu а faire prendre ses trois composantes principales — opération qui, dans les deux cas, requiert un minimum de talent. « Système » signifie, précisément : « pensées qui tiennent ensemble ». Un système définira donc, soit la saisie synthétique d'une unité riche de tous les éléments concevables (Plotin, Hegel), soit la saisie d'au moins un certain nombre d'éléments.

Avant la philosophie — et avant la cuisine — il y a donc le dispersé, le discontinu, le séparé, le chaotique. Monde froid, inerte, insignifiant, de la coexistence de fait : comme il y a dans l'écuelle du cuisinier des æufs, de l'huile, de la moutarde, il y a dans la représentation du penseur des choses en nombre

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infini que ne relie a priori aucune structure (hormis les structures apprises, léguées par un certain environnement culturel, mais celles-ci sont secondes et subordonnées). Faire de la cuisine signifie qu'on intervient dans la dispersion inerte des objets comestibles : on favorise artificiellement des rencontres permettant de passer d'un état de fait (discontinuité existante) а un état culinaire (continuité conquise). Faire de la philosophie signifie qu'on intervient dans la dispersion inerte des objets de pensée, c'est-а-dire dans la totalité de « ce qui existe » : on tisse, ça et lа, des relations permettant de passer de la vision d'agrégats hasardeux а la compréhension de systèmes. Ainsi toute vision du monde se ramène-t-elle а deux grandes possibilités : vision d'éléments inertes et contigus (état premier avant la sauce), ou vision d'ensembles d'éléments (sauce montée). Penser, dans tous les cas, revient а faire « prendre » entre eux certains éléments de hasard (dans tous les cas : même les pensées affirmant radicalement le hasard ne nient pas la possibilité de telles « prises », mais les considèrent seulement comme hasardeuses elles-mêmes). Et toute philosophie peut ainsi se définir comme du hasard qui a pris.

De mêmes aléas attendent la tâche culinaire et la tâche philosophique. Comme les sauces, il y a des philosophies qui prennent et des philosophies qui ne prennent pas. Mais il faut ici préciser davantage. S'il n'y a en effet, pour une sauce, qu'une seule façon de prendre, il y a, en revanche, deux façons différentes de ne pas prendre : l'une qui est l'échec du mélange entrepris, l'autre le refus préalable de mélanger. Or, selon qu'il échoue ou qu'il renonce а sa sauce, le résultat obtenu par le cuisinier sera très différent. Dans le premier cas, il obtient un résultat appelé « sauce ratée » : monstre culinaire, combinaison désormais inutilisable dont le sort ordinaire est la poubelle. Dans le second cas, il conserve intacts les éléments qu'il a renoncé а combiner entre eux : l'huile, l'æuf, la moutarde sont toujours а sa disposition au fond de l'écuelle. La pratique culinaire peut ainsi aboutir а trois résultats : transcender les éléments en faveur d'une synthèse qui est la sauce réussie ; gâter les éléments au profit djun assemblage pseudo-synthétique qui est la sauce ratée ; conserver les éléments en renonçant а la confection de la sauce, c'est-а-dire а la recherche d'une synthèse. De même l'exercice de la pensée peut-il connaître trois grands sorts : transcender le hasard en système, nier le hasard sans parvenir а constituer un système, affirmer le hasard. Ou encore, trois modes d'expression : parler, bafouiller ou se taire. D'où trois

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grandes formes de philosophie : les philosophies réussies (synthèse obtenue), les philosophies ratées (synthèse manquée), les philosophies tragiques (refus de synthèse).

Sous quelles conditions générales la philosophie vient-elle ainsi, selon les cas, а la réussite, а l'échec, ou au silence ? Aux mêmes conditions que celles qui prévalent dans la confection d'une sauce. Pour réussir une philosophie, il faut disposer de produits frais, et savoir s'y prendre : ne pas se contenter de réutiliser tels quels les éléments dont se sont déjа servis les philosophes précédents ; disposer, d'autre part, d'une intuition combinatoire

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originale qui jouera, dans la philosophie а venir, un rôle comparable а celui du mixeur dans la confection des sauces. Ainsi, pour mettre en ordre ses concepts, Platon disposa-t-il de l'Idée, Aristote de la puissance, Leibniz de Dieu, Hegel de l'esprit absolu, Schopenhauer de la volonté. En revanche, lorsqu'une philosophie rate, c'est qu'elle a employé des produits avariés, et qu'elle ne réussit pas а trouver de principe commun pour faire tenir ensemble les différents produits utilisés. Cuisinier malchanceux ou malavisé, le philosophe sans génie fait confiance а des idées défraîchies, des thèmes éventés, que seul un miracle d'originalité combinatoire pourrait réassembler en philosophie nouvelle. Miracle qui ne se produit guère, l'imagination architecturale faisant généralement autant défaut au penseur malheureux que des thèmes neufs. Il a donc beau retourner ses idées en tous sens : sa sauce ne prend pas. Et, comme le mauvais cuisinier, il demeure avec une philosophie dont il ne sait que faire : l'inconvénient supplémentaire étant que les philosophies manquées ne se jettent pas aussi facilement que les sauces.

Reste le cas des philosophies qui ne ratent ni ne réussissent : les philosophies tragiques. Ici, la comparaison culinaire doit être un peu nuancée. Sans doute le penseur tragique conserve-t-il intacts les éléments qu'il a refusé de mélanger, tout comme le cuisinier récupère ses ingrédients s'il renonce а la sauce avant d'avoir commencé а fouetter. Mais la raison pour laquelle le penseur tragique refuse de « monter » ses éléments en système n'est pas la crainte de les gâter en les livrant aux aléas de l'échec ou de la réussite d'un montage. C'est de la réussite qu'il se défie, plus que de l'échec : un montage réussi étant а ses yeux а la fois inutile et appauvrissant. Inutile : pour le penseur tragique, l'état premier de « ce qui existe » (l'état « avant la sauce ») subsistera а travers ses différentes métamorphoses et transfigurations, lesquelles ne feront que transposer du hasard de fait en hasard

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de fabrication. Appauvrissement car il y a plus de hasard dans l'inorganisation qui est celle de « ce qui existe » qu'en tout hasard organisé (plus de choses, par conséquent, et pour reprendre un mot ancien, sur la terre et dans le ciel que dans toute la philosophie). C'est ici que le processus de la pensée tragique est а l'opposé du processus culinaire. En se prenant, la sauce mayonnaise ajoute aux éléments qui la composent, et dont elle modifie la nature en profondeur. En se prenant, une philosophie — aux yeux de la pensée tragique — n'ajoute ni ne modifie rien au hasard dont elle procède, et qu'elle a pour résultat, non de transcender, mais de voiler et d'appauvrir.

Il y a donc, en bref, trois grandes manières de penser : bien (philosophies constituées, qui ont réussi un système), mal (philo-sophies mal constituées, qui ont raté leur système) ou pas (philosophies tragiques, qui ont renoncé а l'idée de système). On demandera en quoi le refus de faire prendre le hasard en système, tel qu'il apparaît, par exemple, chez Lucrèce, Montaigne et Pascal, caractérise une pensée proprement tragique. L'examen de cette question, qui intéresse directement la présente « logique du pire », interviendra plus loin.

2 — TRAGIQUE ET SILENCE. DES TRAGIQUES GRECS A LA PSYCHANALYSE

Ce qui se recommande а l'attention philosophique sous le concept de tragique est, de manière très générale, ce qui se révèle rebelle а toute forme de commentaire. Aux yeux mêmes de ceux qui récusent les pensées de type tragique, le tragique commence (ou commencerait) lorsqu'il n'y a (ou lorsqu'il n'y aurait) plus rien а dire ni а penser. En ce sens, le tragique recouvre assez adéquatement le concept de panne : il désigne un discours а l'arrêt, une pensée immobilisée. Au tableau de bord du questionnement philosophique, plus aucune commande ne fonctionne. Il devient, non plus inutile, mais impossible de demander « qu'en est-il de ? » ou « au nom de quoi ? ». Toutes questions et formulations, souvent utilisées, toujours efficaces, se dissolvent soudain dans l'esprit de celui qui voudrait questionner а nouveau avant même d'avoir réussi а prendre forme. Ce ne sont plus seulement les réponses, ce sont les questions qui viennent а manquer, se soustrayant а toute disponibilité. Ici, on ne questionne plus. Aucun secours en vue, puisque plus aucun appel n'est concevable :

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il s'agit d'un arrêt définitif, d'une panne irréparable, d'une perdition.

Est tragique ce qui laisse muet tout discours, ce qui se dérobe а toute tentative d'interprétation : particulièrement l'interprétation rationnelle (ordre des causes et des fins), religieuse ou morale (ordre des justifications de toute nature). Le tragique est donc le silence. Si les interprétations sont toujours secondes, si, lа même où elles sont agissantes (psychanalyse, marxisme), elles n'épuisent pas, dans ce qu'elles interprètent, la « raison » de l'être ainsi

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interprété, on dira que tout est tragique. Les pommes du jardin au même titre que les cent mille morts d'Hiroshima, sans aucun doute. Ou plutôt davantage : les pommes du jardin n'entrant pas dans un réseau interprétatif qui épuise une bonne partie de la tragédie d'Hiroshima. Si l'on cherche ce qui reste de tragique dans les cent mille morts d'Hiroshima après que soit intervenue l'interprétation historique, sociologique, politique et militaire, que reste-t-il ? Cent mille morts, c'est-а-dire un mort (pas plus interprétable que cent mille), soit un mort comme tous les morts, quelque chose de banal, de quotidien, de silencieux, bref de tragique — de ce tragique auquel le spectacle des pommes du jardin convie déjа, de manière plus immédiate et plus simple. La mort en elle-même n'est pas a priori tragique ; pas, en tout cas, davantage que la vie, ni que quoi que ce soit, dès lors que ce quelque chose résiste а l'interprétation.

Cette définition initiale récuse d'emblée toutes les qualités qui ont été, au cours des âges, plus ou moins attachées au concept de tragique : tristesse, cruauté, absurdité, inéluctabilité, irrationalité. A de telles qualités, si l'on a en vue le silence comme concept spécifiquement tragique, on reprochera de trop parler et d'en trop savoir (de savoir, par exemple, ce que sont le bonheur, l'harmonie, la raison).

Deux de ces qualités méritent un bref examen préalable : Y irrationalité et Γ inéluctabilité — notions auxquelles est attaché, aux yeux de la pensée tragique, un assez habituel contresens.

Premier contresens : le tragique serait un halo irrationnel autour du noyau de rationalité qui constitue la vie et la pensée quotidienne. Halo qui recule au fur et а mesure que s'aménage et s'accroît le territoire de la raison et de l'interprétation. Il y aurait donc une sphère de la raison et, а l'extérieur, une sphère du tragique. Extériorité du tragique, dont l'affirmation vague et lointaine sert d'alibi а l'homme de science ou de philosophie morale pour mieux asseoir la solidité de sa sphère propre. Mais le tragique est partout lа où il y a présence, est donc toujours

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et partout : il se définit par la quotidienneté, non par l'exception et les catastrophes. Il y a deux modes de regard (tragique, non tragique) sur la réalité, non deux sphères de réalité (tragique, non tragique).

Second contresens : le tragique grec, qui signifie nécessité, destin, serait en désaccord avec la définition du tragique comme rébellion face а l'interprétation, dans la mesure où il introduit un déroulement inéluctable comportant sa raison propre et prêtant, par conséquent, а une certaine interprétation causale. Mais un tel désaccord n'est pensable que si l'on joue sur deux sens très différents de la notion de nécessité : confusion entretenue par deux mille ans de mauvaise lecture des Tragiques (dans le sillage d'Aristote). Mauvaise lecture de væu interprétatif : la nécessité étant conçue comme cause déterminante (même si son origine est obscure), le destin comme système de finalité (même si celui-ci doit broyer toute finalité d'ordre anthro-pomorphique : la quête du bonheur). Or, ce qui fait la nécessité grecque — celle des Tragiques — c'est d'être lа, non d'être parce que : le destin ne désigne rien d'autre que le caractère irréfutablement présent de ce qui existe. Plus précisément : la nécessité tragique ne signifie pas le déroulement inéluctable d'un processus а partir d'une certaine situation donnée, mais désigne ce donné même а partir de quoi un déroulement est а la fois possible et nécessaire, déjа inscrit dans le détail, d'ailleurs, du donné initial. En quoi Γ « action » tragique ne fait que dire ce qui était déjа dit dans les prémisses (d'une certaine manière, elle le répèle) ; en quoi aussi le lieu de son nécessaire n'est pas dans la suite des déterminations conduisant fatalement а la crise et а la mort, mais au contraire dans le caractère globalement non nécessaire de ce réseau même. Non-nécessité globale d'une chaîne de nécessités fatales, c'est ainsi qu'on peut définir ce que les Tragiques grecs entendaient par cette notion de nécessité (ανάγκη). Elle se distingue de la nécessité au sens ordinaire en ce qu'elle désigne des faits plutôt que des effets.

De manière générale, l'idée d'extériorité est peut-être le thème antitragique par excellence, comme il est le thème fondamental de la paranoïa (« on » m'a acculé а la perdition). Thème en œuvre dans les deux visions pseudo-tragiques décrites ci-dessus : le tragique étant, dans les deux cas, ce qui se tient а l'extérieur, assurant, de par son extériorité, le caractère non tragique d'un être qui ne peut être qu'accidentellement atteint par le tragique. Soit un halo épars autour de la sphère du monde rationnel (idée d'irrationalité), soit une puissance fatale venant enrayer un déter-

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minisme humain qui, sans cette inférence extérieure, serait en lui-même sain, normal, harmonieux (idée de destin). De toute façon, quelque chose qui n'est pas d'abord, mais qui intervient et détraque : l'altérité en personne, l'ennemi. Fantasme élémentaire qui, de Rousseau jusqu'aujourd'hui, entretient tout ce qui s'est conçu de parfaitement médiocre, ou de parfaitement fou, en matière de philosophie. Les figures paranoïaques de la faute aux autres ou de la faute а Dieu ne sont que des variations, parmi d'autres, du thème original de l'attribution du caractère tragique de ce qui existe а un « ailleurs » par rapport а Vexistence. « Ailleurs » qui résume assez précisément а la fois la méconnaissance du tragique et la reconnaissance du lieu où s'élabore la genèse de l'idée de « malheur ». Car les deux thèmes — malheur et tragique — sont indissociablement unis par une relation d'exclusive : s'il y a du tragique, il n'y a pas de malheur.

Un philosophe peu suspect de complaisance pour la pensée tragique, Jules Monnerot, reconnaissait récemment dans ce fantasme de Γ « ailleurs » une négation fondamentale de la tragédie : « II n'y a pas d'une part l'homme, et d'autre part des forces extérieures а l'homme auxquelles lui aussi serait extérieur. Les forces « extérieures », « cosmiques », « naturelles » sont aussi en nous. (...) Un homme seul contre tout n'est pas nécessairement tragique. Il le devient lorsque « l'ennemi » est aussi а l'intérieur de lui-même. C'est ce que Hegel exprimait avec le maximum de clarté en disant que le destin c'est la conscience de soi-même comme d'un ennemi. Il n'y a tragédie que si le héros est l'artisan de sa propre perte » (1).

Si l'idée d'extériorité désigne le non-tragique, l'idée d'intériorité suffit peut-être, en revanche, а désigner le champ spécifique du tragique, ainsi que les liens qui unissent la tragédie grecque aux perspectives modernes ouvertes par la psychanalyse. Situer la source de l'épouvante, non ailleurs, mais en soi-même, est un programme commun а Sophocle et а Freud : même récusation d'une force extérieure qui viendrait opprimer l'homme, même découverte d'une force intérieure а l'homme suffisant а décrire la totalité de ses malheurs — du moins ses malheurs « psychologiques ». Rien de plus tragique, rien de plus terrifiant pour l'homme que ce qui provient de son fonds propre. Rien de plus étrange, de plus inconnu : ici, dans cette épouvante première devant soi-même, prend sa source ce que Freud a décrit sous le

(1) Les lois du tragique, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, p. 51.

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nom de « refoulement ». L'idée que ce qui est le plus proche est aussi le plus lointain, le plus connu le plus inconnu, le plus familier le plus étrange, est un thème qui alimente а la fois la tragédie grecque, la technique de l'énigme policière et la pensée psychanalytique. Quel est l'inconnu χ également recherché par le héros tragique, l'inspecteur de police et le psychanalyste ? Toi-même, dit la tragédie ; l'innocent numéro un, décrit dès l'abord comme personnage trop familier pour être soupçonné, dit le roman policier ; la force inconnue de toi qui en toi refoule, dit la psychanalyse.

C'est en ce sens que l'histoire racontée par Edgar Poe dans La lettre volée, avant d'être une illustration des thèses de Lacan sur la nature du signifiant, est d'abord et principalement, comme tous les contes de Poe, une histoire ^épouvante : livrant а l'état brut un modèle de terreur dont les autres contes ne font, en somme, qu'exploiter la richesse. Ce que relate La lettre volée est, on le sait, Y invisibilité du visible : la lettre que recherche un officier de police est en permanence sous ses yeux et ne rencontre pourtant jamais son regard, en raison d'un léger surcroît de visibilité qui, permettant au regard de constamment voir, lui interdit de jamais regarder. Ainsi toute chose existante peut-elle devenir épouvantable dès lors que son existence est, pour l'observateur, si proche qu'elle se dissimule sous l'éclat de sa visibilité même : l'épouvante ne désigne pas n'importe quelle invisibilité (« personne n'aurait pu le prévoir, c'était invisible »), mais seulement l'invisibilité du visible (« j'aurais dû le prévoir — et même je le savais — car c'était évident »). Ainsi toute chose est-elle réellement épouvantable puisqu'elle ne révèle qu'après coup son caractère voisin : car le point de vue, nécessaire а la vision, n'est donné que lorsque est retiré — ou du moins éloigné — l'objet а voir. De manière plus générale et philosophique, on dira que toute existence est tragique en tant qu'elle est vécue avant d'être pensée et que ce que raconte La lettre volée est ainsi а la fois le ressort premier de l'épouvante et l'histoire de toute la tragédie : soit le caractère constitutionnellement impensable de la proximité.

Dans une étude intitulée Das Unheimliche (1919), Freud posait l'équation entVe l'étrange et le familier : équation exprimée par la notion intraduisible de heimlich, dont l'ambiguïté résume le mécanisme de l'épouvante. Voir

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soudain — et trop tard — le présent, le proche, le familier, comme absent, lointain et étrange, est l'expérience tragique par excellence. Or, de tout ce qui est proche а l'homme, rien ne l'est autant que lui-même,

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que les forces psychologiques qui se jouent en lui. Etrangeté familière des pouvoirs psychologiques, si éloignée de toute véritable connaissance que Freud lui a donné le nom d'inconscient : la possibilité de la relégation dans l'inconscient, qui s'effectue en silence, de la manière la plus familière mais aussi la plus inconnue, définissant ainsi un des « points » d'angoisse les plus caractéristiques. Cette vue de Freud se trouve explicitée dans un essai ultérieur, Inhibition, symptôme el angoisse, qui pose une question ici fondamentale : est-ce le contenu angoissant de certains thèmes qui amène l'homme а les refouler, ou est-ce au contraire le mécanisme du refoulement lui-même qui suscite l'angoisse ? Question d'importance : l'angoisse, si on opte pour la seconde hypothèse, ne se définissant plus par un objet quelconque, mais par la façon dont cet objet a été exclu de la conscience. Façon angoissante, en ce qu'elle est l'œuvre la plus intime de l'homme et échappe cependant а son contrôle : ce qui est le plus « sien » est aussi le plus étranger а lui-même. De quoi avez-vous peur ?, demande la psychanalyse au névrosé, c'est-а-dire а tous les hommes. Non, peut-être, de ce qu'il y a de terrible dans ce que vous avez oublié, mais de ce que vous l'avez oublié а votre insu. C'est de vous que vous avez peur, de cette personne inconnue а vous-même qui ordonne en vous le mécanisme а la faveur duquel vous admettez ou excluez de votre conscience telle ou telle représentation — peu importe, en définitive, laquelle. Et si vous vous réveillez dans l'angoisse, essayant en vain de retrouver le rêve qui vous a si fort effrayé, ce n'est pas la crainte de revivre le rêve qui vous effraie, mais la crainte de vous trouver face а face avec la force inconnue qui agit en vous, qui vient а l'instant même de vous faire oublier votre rêve. Ce qui en vous refoule est beaucoup plus angoissant que ce que vous refoulez. Cela, c'est ce qu'a enseigné Freud, et ce qu'enseignait déjа la tragédie grecque, notamment avec Ædipe roi. Ce qui fait d'Ædipe un héros tant psychanalytique que tragique n'est pas qu'il soit incestueux et parricide, mais qu'il interroge une extériorité а un sujet qui ne concerne que l'intériorité.

Qu'est-ce qui est le plus « familier » а l'homme ? Qu'est-ce dont les langues allemande et anglaise disent la familiarité sous l'expression de heimlich et de home ? Qu'est-ce qu'on connaît de près, intimement, sans avoir besoin même d'en parler ? Une certaine chaleur du foyer qui désigne autant l'environnement proche que le soi intime, et que définit précisément, par delа l'inutilité d'un discours а son sujet, une certaine impossibilité

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d'en rendre compte. Le familier, c'est le « petit secret » : ce que nul panneau indicateur ne sert а signaler, ce qui ne parle pas. Ce qui réunit un ensemble quelconque — une famille, par exemple, mais aussi le « moi » psychologique — au sein d'une familiarité est une somme de silences mis bout а bout, que toute parole aurait pour effet de critiquer et de détruire. Tel est bien le refoulement décrit par Freud : а la fois proche et inconnu, présent et silencieux. Ce qui en l'homme refoule est la puissance familière par excellence, mais aussi une puissance inconnue : le « grand secret » pour celui chez qui elle loge (même si, pour autrui, en particulier le psychanalyste, il puisse advenir qu'elle soit secret de Polichinelle). Le mécanisme du refoulement est ainsi le lieu décisif où se rejoignent l'étrange et le familier : notion moderne pour désigner le mécanisme des Tragiques grecs, exclusif de toute force extérieure а l'homme — telle l'idée de destin —, affirmateur d'une force intérieure et silencieuse, « capable », au sens géométrique, de toutes les terreurs et de toutes les joies accessibles а celui qui en est investi.

Ce qu'affirment ainsi conjointement les Tragiques grecs et la psychanalyse de Freud est la proximité du silence : que — et contrairement, sur ce point, а la théorie de Lacan — ce qui en l'homme est force efficace ne parle pas, n'est pas « structuré comme un langage ».

3 ---- LE TRAGIQUE DE RÉPÉTITION

Une analyse sommaire du tragique de répétition permet de préciser quelque peu la nature du silence tragique et de son inaptitude а l'interprétation.

Marx, paraphrasant Hegel, dit que les événements historiques se produisent toujours deux fois, la première sur le mode tragique, la seconde (répétition) sur le mode comique (Le dix-huit brumaire). Il est certain que la répétition possède une vertu comique (comique de répétition) et que, caricaturalement répétée, une tragédie verse dans le tragi-comique (c'est nécessairement le cas de'la condition humaine dans la philosophie de Schopenhauer). Mais

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une autre question serait de déterminer si, pour être tragique, l'événement N° 1 ne répète pas déjа lui-même quelque chose. Il est en effet remarquable que l'événement non interprétable, qui peut ainsi être qualifié de tragique, se déploie toujours sur fond de répétition et que, de

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manière immédiate, la répétition apparaisse sitôt qu'il y a tragédie. Même s'il est originel en un certain sens, l'événement tragique est aussi et plus fondamentalement second (c'est-а-dire : se réfère toujours а un premier terme qu'il répète а sa façon). En quoi il est incapable, précisément, de constituer un « événement », au seul sens que lui reconnaisse la philosophie terroriste.

Que dans la tragédie en scène, et dans le théâtre en général, le tragique soit inséparable de la répétition est l'évidence même. La présence de la répétition s'y manifeste а tous les niveaux. Dans la naissance de la tragédie : le culte des morts, d'où est très vraisemblablement dérivée la tragédie grecque, consistant essentiellement dans la représentation mimée (répétitrice) des grands faits de la vie de celui qu'on inhume. Dans la pratique du théâtre : par les répétitions, d'âge en âge et aussi d'une séance а l'autre, qui sont une des principales composantes du travail de l'acteur (toute représentation théâtrale est ainsi un Vaisseau de Thésée comparable а celui de Valéry Larbaud). Dans, enfin, le contenu du théâtre tragique, où le tragique de répétition joue un rôle au moins aussi important que, dans la comédie, le comique de répétition. L'action tragique répète un drame inscrit (déjа complet) dès le lever de rideau, et qu'elle doit se borner а reproduire : c'est pourquoi il n'y a pas, rigoureusement parlant, d' « action » tragique (une action suppose des événements modificateurs en profondeur, qui signifieraient précisément la fin de la tragédie). Chez Sophocle (ainsi dans Ædipe roi, modèle du genre), tous les événements importants se sont passés avant que commence la pièce : l'investigation tragique n'est plus dès lors qu'une reconstitution, mieux, qu'une répétition du passé. Chez Racine, le rapport de forces qui préexiste а la tragédie ne sera pas sensiblement modifié au cours de celle-ci. Chez Samuel Beckett, la répétition tragique est particulièrement manifeste, la seconde partie de la pièce répétant — une fois littéralement : dans Comédie — la première (celle-ci répétant déjа elle-même un donné dont le sort est de devoir se transmettre sans cesse ni modification).

D'où l'importance, dans le tragique de scène comme dans le tragique en général, de la notion de reconnaissance. Une des caractéristiques majeures du fait tragique — outre sa gratuité, son caractère inévitable, irréparable —, est que le héros (et, au théâtre, le spectateur) « s'y reconnaît », comme si se trouvait enfin inscrit en clair un mot prévu depuis toujours sans avoir jamais été dit ni proprement pensé. Ce jeu du manifeste et de

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l'inconscient explique aisément l'importance de la notion de reconnaissance dans un autre domaine : l'investigation psychanalytique. C'est parce qu'il se laisse imprévisiblement reconnaître que le fait tragique se livre en même temps comme nécessaire (« je le savais ») ; le principe qui assure а la fois la reconnaissance et la nécessité étant précisément la répétition qui souligne, derrière le fait tragique, la présence d'un tragique diffus et répétable, plus exactement encore, redoutable.

En quel sens le caractère redoutable de l'événement tragique suppose-t-il la répétition ? Dans un sens assez précis :

1) Si l'événement n'est ni prévisible ni prévu, s'il constitue une nouveauté radicale, un pur N° 1 (par exemple un cataclysme de nature inconnue), il n'est pas proprement redoutable.

2) Si l'événement est, au contraire, entièrement prévu, s'il constitue une répétition exacte du même, а quoi on s'attend même si on ne peut l'empêcher, s'il est un pur N° 2, il n'est pas redoutable non plus (le redoutable supposant а la fois attente et imprécision quant а l'objet de l'attente).

3) Reste donc que, pour être redoutable et tragique, la répétition suppose la loi suivante : que le N° 1 а partir de quoi survient le N° 2 répétiteur ne soit révélé qu'en même temps que le N° 1. La répétition tragique donne du même coup le répété et l'original. Voyantes et prophétesses procèdent ainsi : répétant désirs et terreurs déjа présents chez le consultant. La répétition est regard sur ce qui est répété, plus que sur la répétition elle-même.

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Que dire maintenant de ce N° 1, source de toutes les répétitions ? On peut le définir comme la révélation après coup qu'un élément quelconque passé était le premier terme d'une série. Ce premier terme peut être de deux ordres. Il peut représenter un élément appartenant au temps et au monde : un meurtre dans Ædipe roi, un conflit de forces chez Racine, une situation d'ennui chez Reckett. Mais il peut être aussi (seconde hypothèse) un x, passé de tout temps, qui joue auprès du temps le rôle d'un ordinateur, d'un précurseur inconnu, étranger au temps comme au monde. La répétition tragique а l'état pur livrerait ainsi l'événement en tant que répétition d'un N° 1 inconnu : ce n'est plus а proprement parler un « N° 1 », mais une inconnue χ que répète le N° 1, а la façon dont il répéterait un n° 1. Cette seconde hypothèse est la meilleure, et inclut d'ailleurs la première : les éléments dans le temps (Sophocle, Racine, Reckett) renvoyant, notamment par le biais du mythe, а cet élément χ hors du temps, raison de toute présence, а partir

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de quoi ont été possibles et ces éléments et leurs répétitions

__а la façon, encore une fois, du Vaisseau de Thésée. On pourrait

donc définir le redoutable comme l'apparition dans le temps d'un événement répétant un premier terme inconnu, étranger au temps. On pensera inévitablement ici а la théorie platonicienne de la réminiscence. Mais on remarquera que la théorie de la réminiscence suppose un même а l'origine des Idées, lesquelles n'existent qu'а son image ; qu'en conséquence il s'agit d'une théorie de la récognition plutôt que de la répétition (celle-ci supposant, en effet, un élément différentiel). En réalité, un des seuls philosophes а avoir pressenti, avant Nietzsche, le problème de la répétition est Schopenhauer, dans certains écrits consacrés а la musique (1).

Ce que répète la répétition renvoie donc inévitablement au mythe et а l'inconnu ; en revanche, il est possible d'observer comment la répétition répète (comment s'opère le passage des Nos 1 aux Nos 2). Problème d'importance а la fois psychanalytique (analyse des comportements d'échec) et philosophique (analyse du tragique).

Le passage des Nos 1 aux Nos 2 peut se concevoir, et s'est conçu dans l'histoire de la philosophie, de deux manières très différentes. Ces deux conceptions de la répétition engagent, sur le plan philosophique et psychanalytique, une vision entièrement différente de l'exercice de la vie. On distinguera donc :

1) La répétition а l'arrêt, pathologique, ou répétition-rengaine. Elle signifie rigoureusement le retour du même. Conception pessimiste sur le plan philosophique (Ecclésiaste, Schopenhauer), et pathologique sur le plan psychanalytique (instinct de mort, compulsion de répétition, comportement d'échec).

2) La répétition а l'œuvre, ou répétition différentielle, qui signifie retour d'un élément différent а partir d'une visée du même. Conception tragique sur le plan philosophique (pluralisme irréductible а toute unité ou synthèse, mais qui est а la fois tragique et jubilatoire, tant chez les Grecs que dans la théorie nietzschéenne du retour éternel), et thérapeutique sur le plan psychanalytique (accès а un comportement « normal »).

Le problème de cette différence entre les deux répétitions et de la nature de ce différentiel introduit par la répétition de type N° 2 est assez complexe, mais aussi une question importante qui engage toute représentation philosophique de l'expérience

(1) Théorie des « universalia ante rem », liv. III, § 52 du Monde comme volonté et comme représentation.

G. ROSSET

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vitale, et dont dépend aussi le succès ou l'échec d'un traitement psychanalytique. On sait que le psychanalyste, au cours de la cure, doit lutter fréquemment contre la tendance а la répétition (au sens 1) qui amène l'analysé а s'accommoder de son expérience névrotique en répétant un certain type de comportement qui lui interdit de sortir d'un certain cercle névrotique dont les frontières définissent le « confort » de sa maladie. La tâche de l'analyste consiste donc а faire progressivement renoncer l'analysé а la répétition. Mais cela ne signifie pas qu'il demande а l'analysé de renoncer en bloc а la répétition. Ce serait lа lui demander de renoncer а vivre : car la vie est faite de

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répétitions, exigeant sans cesse un retour des appétits divers. Il va donc s'agir de passer d'un certain type de répétition а un autre : d'où la différence entre deux formes de répétition, et l'idée qu'il faut passer d'une répétition morte (sans différence) а une répétition vivante (avec différence). Toutefois, ceci reste trop simple. En effet, ce n'est pas tout de dire que, dans la répétition morte (compulsion de répétition), l'analysé ne différencie nullement. En réalité les choses sont plus complexes et, а son niveau de répétition а l'arrêt, l'analysé sait fort bien différencier, а sa façon. Tous les analystes sont sensibles, non seulement а la répétition dans le comportement, mais aussi et peut-être surtout а la nouveauté en laquelle le prisonnier d'un cercle névrotique camoufle sans cesse ses répétitions. H y a bien répétition, mais seulement sur le mode analogique, dont l'analogie n'est perceptible qu'а l'analyste, l'analysé vivant sur le mode du nouveau radical son analogiquement répété. Où est donc la différence entre les deux répétitions ? Non en ceci que la répétition au sens 1 ne différencie pas tandis que la répétition au sens 2 différencie, mais en ce que ces deux types de répétition différencient différemment. Le problème est donc de passer d'une certaine forme de différenciation а une autre : on parlera ainsi de « bonne » et de « mauvaise » différence, qui font respectivement la répétition au sens 1 et la répétition au sens 2.

Il appartient а Schopenhauer d'avoir décrit de manière systématique une expérience humaine fondée sur le principe de « mauvaise » différence. De la philosophie de Schopenhauer tout entière on peut dire qu'elle est une philosophie de la répétition-rengaine. La répétition a été la grande pensée, la grande obsession de Schopenhauer, beaucoup plus que le pessimisme, la morale de renoncement, l'esthétique de contemplation, qui en sont des dérivés. A telle enseigne que Freud, lorsqu'il entreprit d'étudier les compulsions de répétition et l'instinct de mort, commença

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dans le même temps а s'intéresser а l'œuvre de Schopenhauer. En effet, le caractère majeur de la volonté schopenhauerienne n'est pas de « vouloir » (la volonté ne veut jamais ce qu'elle veut, mais le subit) mais de répéter. S'il n'est dans le monde, selon Schopenhauer, ni causalité, ni finalité, ni liberté, c'est que la volonté répète aveuglément, en dehors de tout principe ou fondement. Schopenhauer retrouve les paroles de l'Ecclésiaste : rien de nouveau sous le soleil. D'où un monde mort (qui rappelle les descriptions freudiennes de l'instinct de mort) où tout geste est faux geste, mimant maladroitement une vie absente. Sexualité, naissance, mort, sentiments, actions, ne sont pas des événements mais des répétitions. On dira que la répétition est, pour Schopenhauer, précisément le défaut qui révèle le caractère postiche des gestes de la vie. D'où aussi un monde non tragique, mais tragi-comique. Tout y étant prévu, puisqu'il ne peut se produire que des répétitions-rengaines, rien n'y peut se produire de proprement redoutable : c'est lа le confort spécifique de la « névrose » schopenhauerienne.

Multiples sont les sources auxquelles on peut puiser pour illustrer la nature de l'autre différence, la « bonne », la répétition différentielle qui est, en un certain sens, la loi de toute vie. On en mentionnera, ici, trois : Proust, la répétition musicale, Nietzsche.

On sait que la Recherche du temps perdu est fondamentalement l'histoire d'une répétition (la liaison Swann-Odette préfigurant celle du narrateur avec Gilberte, Gilberte préfigurant Albertine, et ainsi de suite). La question est : l'essence recherchée inlassablement а travers ces répétitions, c'est-а-dire а travers l'ensemble de la Recherche, est-elle de type platonicien ? Représente-t-elle une « Idée » de l'amour, dont toutes les aventures (répétitions) seraient autant de copies s'approchant de plus en plus de leur modèle idéal ? L'amour ainsi recherché serait loi générale, et répétable. Cette conception d'un Proust platonicien, favorisé par certaines pages du Temps retrouvé, relève d'une lecture assez distraite. Il est évident — comme l'a montré très précisément G. Deleuze dans Marcel Proust et les signes (1) — que le but de Proust est ailleurs. La petite Madeleine, les clochers de Martin-ville, les pavés inégaux de la cour de l'hôtel de Guermantes, toutes ces analyses conduisent а l'idée que l'essence ainsi cherchée n'est pas une essence généralisée mais, tout а l'opposé, un singulier différentiel. La répétition proustienne vise а l'apparition d'une différence ; mieux, c'est la différence qui est elle-même principe

(1) 2e éd. augmentée, Paris, Presses Universitaires de France, 1970.

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de répétition, invitant а la réentreprise perpétuelle de la recherche des singuliers. C'est en tant que Gilberte diffère d'Odette, qu'Albertine diffère de Gilberte, que la répétition amoureuse est possible (Schopenhauer ici dresserait l'oreille et parlerait de ruse de la volonté répétante, assimilant ainsi la répétition différentielle а l'effet d'un miroir

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déformant destiné а faire oublier l'élément de rengaine de la répétition). Le moteur de la répétition est la différence, seule capable d'assurer le retour des répétitions.

En matière de répétition, la musique est domaine privilégié а bien des égards : très nombreux étant les niveaux où intervient la répétition musicale, pour ne citer que le problème de l'interprétation (refaire du neuf avec du vieux, donner le sentiment que l'œuvre écoutée s'écoute en première audition, c'est le talent de l'interprète : passer de la répétition-rengaine а la répétition différentielle). Répétition aussi au sein même de la partition : fréquentes réexpositions d'un thème, souvent sans modification harmonique ni rythmique ni d'aucune sorte, dont la reprise, dans le cours d'un mouvement de sonate ou de symphonie, constitue un exemple parfait. Ici se concilient de la manière la plus évidente ces deux termes qui semblent inconciliables : différence et répétition, retour du même et apparition du nouveau. Il y a а la fois différence et répétition, le contexte (moment du discours musical où intervient la reprise) conférant une valeur neuve а un thème strictement répété.

Aussi le grand philosophe de la répétition différentielle est-il naturellement un philosophe musicien : Nietzsche. La différence entre les deux différenciations (l'une figée, l'autre différentielle) au sein des deux formes de répétition trouve une illustration philosophique décisive dans la différence entre la philosophie de Schopenhauer (vision de la répétition) et la philosophie de Nietzsche (vision du retour éternel). Sans revenir sur les multiples oppositions qui font de ces deux penseurs deux pôles opposés, on notera seulement ici que la ligne de démarcation entre les deux pensées passe précisément par cette notion de répétition, qui diffère radicalement de l'une а l'autre. Car, de même qu'elle l'était chez Schopenhauer, la répétition a été la grande affaire de Nietzsche, mais en un sens tout nouveau. Ce qui est répété, dans le retour éternel, n'est pas la reproduction mécanique du déjа produit, mais un retour du passé en tant qu'il était nouveau, c'est-а-dire une réapparition de la différence, du singulier, du même en tant qu'il était différent : une apparition d'un nouveau singulier qui fait renaître le même de la jubilation due а la différence. Pour un renouveau de la différence, retour du même de la

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jubilation. C'est ainsi que le même et l'autre, la répétition et la différence, se confondent finalement dans l'intuition de ce qui pour Nietzsche était l'unique objet de la réflexion : la vie.

A travers la répétition, c'est donc une perpétuelle différenciation qui est visée. D'où le caractère tragique de cette répétition différentielle, tant chez Nietzsche que chez Proust. Tragique, en quoi ? On pourrait estimer qu'elle représente, au contraire, le mode de la vie heureuse et renouvelée ; d'un point de vue psychanalytique, le type du comportement « normal ». Mais ces vertus, qui sont réelles, ne contredisent pas la nature tragique de la répétition différentielle. Celle-ci est tragique en ce qu'elle renvoie au silence du non interprétable, par quoi se définit, de prime abord, le tragique. L'interprétation rationnelle, religieuse ou morale suppose nécessairement, en effet, que soit possible une réduction а l'identique, au semblable, а des références, а des points fixes, bref а des essences de type généralisable, non а des singularités de type différentiel. L'interprétation est aveugle s'il ne s'offre а la prise philosophique qu'une pléiade infinie de différences indéfiniment différenciées. Aussi le philosophe tragique, aussi anti-cartésien, et pour les mêmes raisons, qu'il est anti-platonicien, parle-t-il, non d'idées « claires et distinctes », mais d'idées obscures et distinctes, comme le dit G. Deleuze dans Différence et répétition. Obscures par leur distinction même : l'idée « distincte », c'est-а-dire entièrement distinguée des autres, n'est pas claire mais obscure ; l'absence de référentiels où prendre sa mesure rend celle-ci silencieuse et aveugle. Aspect simple et immédiat de cette détresse interprétative qui assure la quotidienneté du tragique, on dira que, dans la répétition différentielle, tout se renouvelle, mais aussi que tout se perd а jamais avant d'avoir été seulement pensé. Aussi l'histoire de la Recherche du temps perdu est-elle l'histoire d'une perdition. Sans doute la mémoire affective dont parle Proust conserve-t-elle parfois une trace fragile et inattendue d'un passé non pensé, non interprété, non compris ; mais il ne s'agit que d'une empreinte fugitive qui ne livre un écho qu'afin de mieux accuser l'irréparable perdition du son premier. Telle est la loi tragique de la répétition différentielle : apprendre а « bien » ou « mal » répéter, а « bien » ou « mal » différencier, suppose que chaque répétition, chaque différenciation ainsi gagnée est offerte d'avance en holocauste ; chaque différence gagnée sur la répétition-rengaine est perdue pour la raison interprétative. C'est en quoi, finalement, la différence est le tragique même : en ce qu'elle porte en elle la raison du non-interprétable, c'est-а-dire le principe de silence.

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4 — CONCLUSION

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En bonne logique, le discours tragique pourrait, devrait même, s'arrêter ici — au silence. Passer ensuite, s'il le désire, а des illustrations ou а des conséquences ; pour sa « théorie », tout est dit, si rien n'est а dire. Faire parler davantage le silence supposerait qu'on dispose d'un mot magique, qui sache parler sans rien dire, penser sans rien concevoir, dénier toute idéologie sans s'engager lui-même dans une idéologie quelconque.

Or, un tel mot existe peut-être : le hasard.

CHAPITRE III

TRAGIQUE ET HASARD

1 ---- LE CHATEAU DE « HASARD ))

II est toujours compromettant de recommander sa pensée а un mot ; plus particulièrement, quand ce mot recouvre déjа un certain nombre d'acceptions dont aucune ne désigne ce qu'on a soi-même en vue. On peut préférer se taire ; ou encore préférer créer un mot nouveau, qui n'évoquera rien dans l'esprit du lecteur et risque par lа de demeurer mort-né : autre forme de silence, peut-être. Mais si l'on désire parler, on aura intérêt а se contenter d'utiliser un mot déjа connu, en le choisissant parmi les moins compromettants possible, les moins réfractaires а ce qu'on veut dire (plutôt : les plus réfractaires а ce qu'on veut ne pas dire). Pour qualifier le silence, il est évident que tout mot est, par définition, de trop. Mais de combien, de trop ? Question pascalienne, qui retourne volontiers au silence (ou, selon Pascal, а Dieu), faute de référentiel permettant de départager les perspectives. Le problème est donc de donner la parole а un mot qu'on puisse considérer, dans l'état actuel du langage dont on use, comme pas trop éloigné du silence dont on voudrait parler. Tel est, avant tout autre mot, celui de « hasard ». Mot, en effet, le plus proche du silence, concept le plus proche de la récusation des concepts. Mais а condition de préciser qu'on entend par « hasard » beaucoup moins que ce qu'entendent, sous ce mot, а la fois le dictionnaire courant et le dictionnaire philosophique. Beaucoup moins, mais aussi, en un certain sens, beaucoup plus.

Tel que le comprend la philosophie, le hasard désigne, soit l'intersection imprévisible, mais non irrationnelle, de plusieurs séries causales indépendantes (thèse de Gournot), soit l'intuition générale d'une absence de nécessité, que désigne aussi le mot de « contingence ». Ces deux sens, ainsi qu'il sera précisé plus loin,

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sont étrangers а ce qu'une perspective proprement tragique conçoit sous le terme de hasard. Concepts trop parlants, en effet, puisqu'ils donnent, en même temps que le « hasard », deux concepts annexes que ne « comprend » nullement le silence tragique : des événements, pour le sens restreint ; l'idée d'une nécessité, pour le sens large. Le hasard, au sens tragique, est antérieur а tout événement comme а toute nécessité, de même que le « chaos », par quoi les anciens philosophes grecs désignaient l'état premier du monde, est antérieur en droit comme en fait а tout « ordre ». Parler du hasard comme d'un concept tragique proche du silence interdit de parler du hasard а partir de référentiels constitués (séries d'événements) ou pensés (idée de nécessité). S'il y a déjа « quelque chose » а partir de quoi seulement peut se produire l'éventualité du hasard, il ne saurait être question de hasard au sens tragique du terme. Il pourrait y avoir des hasards dramatiques, telle une rencontre fortuite de séries de déterminations entraînant une catastrophe sociale ou individuelle : hasards non silencieux, qui laissent la parole а des séries déjа existantes de relations causales (comme ils ont déjа la représentation d'une nécessité sur fond de laquelle le hasard fait figure de relief accidentel). Le hasard « silencieux » signifie l'absence originelle de référentiels ; il ne peut se définir а partir de référentiels comme des séries d'événements ou l'idée de nécessité. Il faudra donc distinguer entre un hasard d'après la nécessité (et les séries causales) et un hasard d'avant la nécessité. Vieux problème de savoir si le désordre ne peut se concevoir qu'а partir de l'ordre (thèse de Bergson), ou si l'on peut parler, avec Lucrèce, de désordre et de hasard originels — thèse tragique dont l'une des premières conséquences est de faire de tous les ordres existants et concevables des fruits du hasard. Au reste, la thèse de Bergson est parfaitement admissible, au regard même de la pensée tragique. Il est vrai que le « désordre » ne peut se concevoir qu'а partir de l'idée d'ordre. Mais ce que la pensée tragique a en vue lorsqu'elle parle de hasard ne se confond nullement avec l'idée d'un désordre. Le chaos qu'elle appelle hasard n'est pas un monde désordonné, mais un χ antérieur а toute idée d'ordre ou de désordre. Hasard d'avant la nécessité, d'où est issu tout ce qui peut apparaître а la pensée sous les auspices du nécessaire, et d'où sera issu, en un troisième temps, tout ce qui fera relief sur ces ordres nécessaires — hasard d'après la nécessité, où l'expression « d'après » revêt ses deux

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significations majeures : а la fois « postérieur а » et « selon ». Trois niveaux donc : un hasard originel, concept silencieux et tragique ; puis un certain nombre d'ordres consti-

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tués ; enfin un certain nombre d'entorses а ces ordres, entorses que la philosophie classique enregistrera comme « hasards », mais dans lesquelles Bergson est fondé а voir plutôt des variations de l'ordre que des expressions d'un problématique « désordre ». Entre ces hasards considérés comme « restes » de l'ordre et le hasard envisagé par la pensée tragique, nul rapport ; sinon — car, sans cela, le recours а ce mot de hasard n'aurait aucun sens — l'idée d'une certaine inaptitude а l'interprétation.

Ces définitions initiales de la notion de hasard seront précisées ci-après. Pour l'immédiat, le hasard, en tant que concept tragique, ou mot silencieux, se définira seulement comme « anticoncept », ne qualifiant qu'une somme d'exclusives. Est, en ce sens, « hasardeux » ce qui exclut а la fois l'ordre des causes et ses exceptions, l'ordre des déterminations et ses exceptions, de manière générale les idées d'ordre et de désordre. Ce qui exclut également, on l'a dit, l'idée même de contingence qui ne se comprend qu'а partir, et selon, la nécessité — notion déjа ignorée par la pensée tragique. S'il est un hasard tragique, celui-ci ne dépend pas de l'idée qui a rendu possible l'idée de contingence : loin d'en dépendre, elle la précède et l'engendre. Anti-concept donc qui, ainsi sommairement conçu, suffit déjа а illustrer certains thèmes fondamentaux de la tragédie.

Pour désigner rien, pour faire parler le silence en un concept muet que définisse seulement une somme d'exclusives, la langue française a le privilège de disposer d'un mot qui, dans l'usage courant, manque а toutes les autres langues européennes — le hasard. Lа où le français dit hasard, l'anglais dit presque toujours chance, l'allemand Zufall, l'italien caso, l'espagnol casualidad, tous mots dérivant de l'idée ou du mot latins de casus, chute (de cadere, tomber). Mais cette notion de casus ne recouvre pas précisément l'idée de « hasard ». Il faut ici distinguer, d'un point de vue а la fois étymologique et épistémologique, quatre niveaux différents dans la genèse de l'idée de hasard. Quatre niveaux allant du plus spécifié au moins spécifié, du plus étendu et plus parlant au moins étendu et moins parlant — c'est-а-dire, en définitive, du moins hasardeux au plus hasardeux, si « hasard » désigne bien un concept sinon silencieux, du moins tendant infiniment vers le silence.

a) Notion de sort — exprimée par le latin fors et par le grec τύχη. Ici le « hasard » signifie qu'on attribue а un χ — nommé fortune — la responsabilité d'une série causale heureuse ou malheureuse pour l'homme (ou les hommes en général). L'origine

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de l'appellation grecque de ce sort — τυγχάνω : j'obtiens — en indique le caractère éminemment anthropologique : le hasard désigne ici ce а la faveur de quoi on obtient ou on n'obtient pas tel résultat heureux ou malheureux. Hasard qui certes comble un blanc et fait parler un silence ; mais qui suppose, d'une part l'existence de séries causales, d'autre part le caractère heureux ou malheureux de ces séries d'un point de vue subjectif : engageant donc а la fois l'idée d'une responsabilité causale (même si le responsable est innommable et, d'une certaine manière, non existant puisque non implorable) et l'idée d'une référence connue — le bonheur — а partir de laquelle cette responsabilité prend son effet. Hasard anthropologique, et par conséquent hasard théologique : ce dont l'homme juge renvoyant а son inévitable double divin. Ce qu'on peut attribuer а une origine désignée sinon connue, tels Zeus ou une cause naturelle, sera attribué а une origine autre, ne différant de ses semblables que par son caractère inconnu et incontrôlable dans l'immédiat : une cause de plus parmi les causes, dieu supplémentaire qu'on ajoute а la liste des dieux connus ainsi que l'ordonnait la liturgie romaine impériale, soucieuse de ne pas offenser un dieu non inventorié en lui ménageant — а tout hasard : por si acaso — une case vide. D'où la personnification — et la déification — de la notion de sort en fortune (Fortuna) ou en nécessité (Ανάγκη) ; d'où aussi cette hésitation significative de l'expression antique du hasard entre ce qui est hasard et ce qui est son exact contraire : le destin. La notion de τύχη hésite en effet, et ce dès le début de la littérature grecque, entre deux pôles opposés : l'absolument non nécessaire (hasard) et l'absolument nécessaire (destin).

Pour soutenir la notion de fors ou de τύχη — premier niveau du hasard — deux référentiels : l'idée d'enchaînement d'événements, et l'idée de finalité.

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b) Notion de rencontre — exprimée par le latin casus et tous ses dérivés européens : chance, Zufall, caso, casualidad. Ici, « hasard » désigne le point d'intersection entre deux ou plusieurs séries causales ; le fortuit s'est déplacé de l'ensemble d'un enchaînement au caractère imprévisible de la rencontre, en certains points, de certains * enchaînements. Hasard événementiel qui, dans l'exemple classique de la tuile, ne porte pas sur les séries elles-mêmes (tuile qui tombe, homme qui marche), mais sur le fait qu'en un certain point du temps et de l'espace les deux séries se sont rencontrées. On parle alors d'arrivée fortuite : non que les séries qui se sont ainsi rencontrées aient elles-mêmes un

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caractère hasardeux, ni même d'ailleurs que soient précisément hasardeux le lieu et le temps de leur rencontre — mais parce que les référentiels de cette rencontre sont imprévisibles, aucune intelligence humaine ne pouvant prévoir dans le détail toutes les rencontres possibles entre toutes les séries existantes. On demandera le rapport entre cette notion de « rencontre » et l'idée de « chute », présente dans l'origine latine de casus (cadere), ainsi que dans ses dérivés, telle l'expression française selon laquelle un événement « tombe » bien ou mal. L'hypothèse la plus probable est celle de la retombée du jet (de dés ou d'osselets), la chute simultanée de deux objets représentant l'image élémentaire de la rencontre de deux séries indépendantes. L'idée de dualité serait ainsi antérieure а celle de chute dans la genèse de la notion de casus au sens de hasard, la chute n'étant que le moyen de faire coïncider — cum-cadere — deux séries indépendantes (même dans le cas du jet d'un dé unique, dont la retombée entremêle également deux séries : la trajectoire spatiale et le temps imparti avant l'arrivée au sol). La coïncidence aurait ainsi précédé la cadence dans l'emprunt fait а la notion de chute par la notion de hasard-rencontre. En résumé, l'idée fondamentale du casus est l'idée de survenir ensemble — ainsi qu'en témoigne, antérieure au terme latin de casus, une des expressions grecques du hasard : το συμβαίνον, qui dérive de συμβαίνω, marcher ensemble.

Pour soutenir la notion de casus — deuxième niveau du hasard — un référentiel : l'idée de séries causales constituées.

c) Notion de contingence, dérivée elle aussi de l'idée de simultanéité (cum-tangere), mais s'étant orientée, dans la langue philosophique, vers une conception abstraite de la non-nécessité. Le hasard de la contingence ne désigne plus le fait hasardeux а la faveur duquel deux séries coïncident, mais le principe général d'imprévisibilité qui est attaché а de telles rencontres. Du casus, la contingence ne retient que l'idée générale de sa possibilité ; si tout n'est pas prévisible, c'est — peut-être — que tout n'est pas nécessaire ; il pourrait donc y avoir de la non-nécessité, qu'on appellera contingence.

Pour soutenir la notion de contingence — troisième niveau du hasard — un référentiel : l'idée de nécessité.

d) Notion de hasard, qui dérive d'un mot arabe désignant vraisemblablement le nom d'un château situé en Syrie au xne siècle. Origine doublement hasardeuse, un même caractère

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fortuit s'attachant, et а l'origine du mot (lieu géographique), et aux raisons pour lesquelles ce mot finit par prévaloir dans la langue française, chassant ainsi, а la différence de ce qui s'est produit dans les autres langues latines, les dérivés de casas. Guillaume de Tyr, chroniqueur des Croisades dont YHisloria rerum in partibus transmarinis gestarum fut écrite en Syrie au xne siècle, y rapporte « que Rodoans, li sires de Halape (Alep), ot contenz et guerre a un suen baron qui estoit châtelains d'un chastel qui avoit non Hasart » ; et son traducteur du xnie siècle ajoute : « et sachiez que lа fu trovez et de lа vint li jeus des dez, qui einsint a non » (1). Avant de désigner un certain jeu de dés (une autre étymologîe, contestée, voudrait faire dériver le hasard de l'arabe al sar, le dé), « hasard » désigne donc un nom de château, puis le nom d'un certain jeu de dés pratiqué d'abord dans ce château, plus tard répandu chez tous les Croisés, enfin importé en Europe par leur entremise. Par la suite, hasard désignera, pendant un temps, la face du dé qui porte le nombre six, « jeter hasard » signifiant qu'on a obtenu le six. Plus tard, hasard désigne, de manière plus générale, l'idée de risque, de péril, de situation se dérobant а toute possibilité de contrôle ; c'est le sens du mot chez Montaigne, et qui est resté dans les langues européennes autres que le français, dans lesquelles hazard, azzardo, azar, impliquent, généralement dans un contexte ludique, l'idée d'un coup de malchance, plus précisément d'un abandon а l'aléatoire rendant possible et menaçante l'éventualité d'un revers. D'où l'humeur volontiers morose de celui qui pratique les jeux du hasard, signalée par Dante dans La divine comédie :

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Qaando si parle Γgiuoco deirazara, Colui chi perde si riman dolente, Ripelendo le volle e Irislo impara (2).

Enfin, et ce dès le xvne siècle, hasard prend en français le sens général qui est demeuré jusqu'aujourd'hui, parallèlement au sens de casus que le mot de hasard a fini par annexer : soit une sorte de silence originel de la pensée recouvrant tout ce qui n'est pas, d'une manière ou d'une autre, justiciable d'une vue de l'esprit. Il semble*que Pascal ait été l'un des premiers, sinon le tout premier, а donner ce sens philosophique au mot de

(1) Histoire générale des croisades : Guillaume de Tyr et ses continuateurs, texte français du xme siècle revu et annoté par M. PAULIN, t. I, Paris, Didot, 1879, p. 229.

(2) Purgatorio, VI.

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hasard. Lorsque Pascal parle de hasard, ce n'est pas l'imprévisibilité des rencontres qui est en question, ni la possibilité philosophique de la non-nécessité, mais plutôt l'intuition d'un manque а penser, d'un blanc, d'un silence, antérieurs а toute possibilité de rencontre (qui suppose un monde constitué) comme а toute possibilité de pensée (qui suppose la création de l'homme). En ce sens, « hasard » désigne, chez Pascal, très précisément l'enfer.

Qu'y avait-il de si extraordinaire dans ce jeu pratiqué jadis au château de Hasard pour que le mot qui en est résulté ait eu lui-même une si extraordinaire fortune ? Tout ce qui se peut raisonnablement conjecturer а ce sujet est qu'un tel jeu devait se caractériser par une inhabituelle passivité du joueur, а qui était refusée toute possibilité d'intervention : « hasard » seul présidait aux destinées de la partie. On dira que cette passivité devant le sort est un caractère commun а tous les jeux excluant l'influence de l'habileté, lesquels existaient bien avant le château de Hasard, d'où vient le nom qui les désigne aujourd'hui. Cependant, cette affirmation est peut-être un peu excessive. Avant d'être sûr que les jeux de hasard pratiqués par les Grecs et les Romains étaient, en fait de hasard, exactement analogues au jeu « trouvé » au château de Hasard, il faudrait connaître exactement la règle des jeux anciens ainsi que celle du jeu de « hasard », connaître aussi la mentalité des joueurs qui les pratiquaient. Il n'est pas impossible que, quel que soit le caractère fortuit des jeux de hasard de l'Antiquité, un élément de fortune (fors) soit demeuré constamment présent а l'esprit du joueur, qui lui attribuait la responsabilité du déroulement favorable ou défavorable de la partie : le caractère mystique que les Grecs prêtaient aux cérémonies du tirage au sort irait dans le sens de cette hypothèse (les dieux choisissent). Auquel cas l'idée de hasard serait aussi récente que le mot. Peut-être les hommes qui découvrirent а « Hasard » le jeu qui portera, quelque temps, ce nom, furent-ils précisément impressionnés par le fait qu'un tel jeu signifiait — pour la première fois ? — une exclusion absolue de toute idée autre que le hasard du jeu lui-même, impliquant ainsi l'interdiction de tout recours extérieur, s'appelât-il chance, destin, providence ou fatalité. Impliquant ainsi, par voie de conséquence, l'expérience de la perdition.

La perdition signifie en effet la perte de toute référence. Et, pour soutenir le mot de hasard — quatrième et dernier niveau de l'idée de hasard — nul référentiel : seulement l'idée de l'absence de tout référentiel. Le caractère particulier de « hasard », par

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rapport а ses cousins fors, casus, contingence, est qu'il signifie, exactement, rien. Fors désigne destin, casus et ses dérivés rencontre, « contingence » non-nécessité ; « hasard » seul désigne l'acte même de la négation, sans référence précise а ce qu'il nie. Ignorance originelle, appelée а ne nier qu'accessoirement, et après coup, tout ce qui pourrait se constituer comme pensée. Hasard n'est pas destructeur : il est plutôt mise en cause préalable, instance antérieure а la construction.

Hasard semble donc, en définitive, un mot а qui l'on puisse recommander sans trop la compromettre la pensée tragique — а condition de préciser qu'on n'entend par lа ni exactement fortune, ni exactement rencontre, ni exactement contingence. Mot honnête par excellence, peut-être, de la langue philosophique, en raison de sa charge exceptionnellement faible en idéologie. Mot anti-idéologique, que caractérise une remarquable non-disponibilité : c'est un mot dont il n'y aura jamais rien а tirer (rien а espérer pour l'idéologue, rien а craindre de la part de l'anti-idéologue). Mauvais concept, en somme, comme il y a de mauvais soldats. A aucune croisade le hasard ne saurait jamais, et ce dans tous les sens du terme, donner de « mot d'ordre ». Lucrèce le répète —

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implicitement — а chaque page du De rerum natura : le hasard, qui définit la « nature » des choses, est la seule idée vierge de tout élément superstitieux. De « hasard » il n'y a aucune religion, aucune morale, aucune métaphysique, qui, non seulement se recommande, mais même, en dernière analyse, s'accommode. Aussi, jusqu'а présent, rien de vilain ne s'est-il produit, ni rien de médiocre pensé, au nom du hasard.

On objectera que le mérite du mot n'est pas grand, s'il ne s'est de toute façon, au nom du hasard, jamais rien produit ni pensé. A moins que ce rien ne désigne le champ exigu laissé а la disposition de la pensée tragique. Reste alors а déterminer en quoi le hasard, concept non idéologique, est aussi concept tragique ; mieux : en quoi il est le tragique même.

2 — HASARD, PRINCIPE D'ÉPOUVANTÉ : L'ÉTAT DE MORT DÉFINITION DU CONCEPT DE « TRAGIQUE »

Quel que soit le sens qu'on lui donne, le concept de hasard a toujours eu partie plus ou moins liée avec le tragique et la tragédie. Ce qui est représenté sur la scène lors d'un spectacle tragique, dit Schopenhauer а plusieurs reprises dans Le monde

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comme volonté et comme représentation, est — notamment — le règne, le pouvoir du hasard. Tous ceux qui ont parlé de la tragédie — а l'exception de ceux qui n'ont abordé le sujet que pour tenter de le dissoudre — ont, sur ce point, dit la même chose : il y a, dans ce que la tragédie exprime, place pour du hasard. De manière générale, l'expression du tragique suppose un coefficient d'aveuglement, d'imprévisibilité et d'irresponsabilité ; de quelque manière qu'on se figure le blanc qui apparaît, lors de la tragédie, en lieu et place d'une paternité assignable — « fatalité », « destin », « ironie du sort » — il y aura du rapport entre ce blanc et le hasard. Mais pas n'importe quel rapport : la conception du tragique dépend а la fois de la nature et de la quantité du hasard ainsi admis а l'expression (tragique). Combien de hasard, et quel hasard ? Ces deux questions sont d'ailleurs dépendantes l'une de l'autre, la « quantité » de hasard étant fonction de la nature qui lui est reconnue. Un des problèmes centraux d'une pensée tragique est donc de déterminer de quel hasard il s'agit lorsqu'elle parle de hasard.

Entre les trois premiers hasards décrits plus haut — fors, casus, contingentia — et le quatrième — hasard — il existe une différence essentielle. Les trois premiers supposent, pour être, l'existence de quelque chose qui ne soit pas, au sens où ils l'entendent, hasard, le quatrième seul se passe de la nécessité de cette référence а du non-hasard. Rien sur quoi, on l'a vu, le hasard fasse relief, dans le quatrième sens du mot ; le hasard ici continuerait а être, quand même tout ce qui existe (y compris tout ce qui se pense) serait réduit а n'être que hasard au sens où il l'entend. En revanche, les trois premiers hasards ne peuvent prendre appui, comme le quatrième, sur un rien ; il leur faut, pour être, quelque chose d'autre qu'eux-mêmes. Leur ambition territoriale est donc nécessairement limitée : par l'existence de régions non hasardeuses, dont la reconnaissance est indispensable a la reconnaissance de hasards tels que fors, casus et contingentia. Pour que de tels hasards soient, il faut que tout ne soit pas hasard. Il leur faut, outre eux-mêmes, une quelconque « nature ».

De manière générale, on dira en effet qu'а un certain type de pensée du hasard il faut, pour être concevable, l'existence préalable d'une nature. Les idées d'enchaînements de faits, d'événements possibles, de nécessité pensable, sur lesquelles la plupart des conceptions du hasard prennent appui, se fondent dans l'idée plus générale de nature — а la condition d'entendre par « nature » précisément ce а partir de quoi il y a possibilité de tels hasards. En un tel sens, la nature se définit par ce qui n'est

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pas compris par le hasard (et le hasard comme ce qui fait relief sur la nature). On objectera qu'une telle définition de la nature est а la fois vague et négative, et n'apprend rien quant а la « nature » de la nature. On répondra : premièrement, qu'aucune définition véritable n'a été donnée de l'idée de nature, depuis Lucrèce jusqu'а la philosophie moderne, sinon — en dernière analyse — des définitions du type de celle que propose Larousse (nature : « ensemble des choses qui existent naturellement » ; naturel : « qui appartient а la nature ») ; deuxièmement, qu'une telle définition vague et négative, n'apprenant rien sur la «nature » de la nature, est conforme а la pensée tragique qui affirme que ce qu'on entend par « nature » est précisément rien, et qui en

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appelle au hasard — dans le quatrième sens du terme — pour dissoudre cette illusion majeure de la philosophie qui a pris le nom de nature.

Nature désigne donc tout être dont l'existence n'est pas seulement hasardeuse — а supposer que de tels êtres existent (c'est-а-dire, précisément : а supposer qu'il y ait une « nature », du « naturel »). Cette définition de la nature, qui revient а opposer le naturel, non а l'artificiel, mais au hasard, peut sembler aventurée. A un premier niveau d'analyse, la nature semble en effet, et au contraire, s'accorder avec le hasard, dans la mesure où les deux termes désignent un certain mode d'existence qui se passe, pour être, de toute intervention extérieure : si « ce qui existe » ne tire son existence d'aucune autre instance que de lui-même, il peut s'appeler tout aussi bien nature que hasard. Ainsi une chute d'eau peut-elle être dite naturelle par opposition а celle qui résulte d'un barrage artificiel ; ainsi la même chute d'eau peut-elle être dite hasardeuse dans la mesure où elle ne résulte d'aucune nécessité assignable, mais d'un certain concours de circonstances géologiques. Comme le hasard, la nature se définit par un certain défaut d'intervention. Mais l'intervention qui vient ainsi а manquer est très différente selon qu'on parle de nature ou de hasard. Dans le premier cas, c'est l'intervention humaine qui est en défaut : le naturel s'oppose а l'artificiel. Dans le second cas, c'est une intervention non humaine qui est en défaut (quelle que soit la représentation — d'ordre religieux, déterministe, matérialiste — qu'on se fait d'une telle possibilité d'intervention) : le hasardeux s'oppose au providentiel, — providentiel, c'est-а-dire « voulu » d'une certaine manière qui n'est pas humaine, voulu avant qu'intervienne la volonté humaine. Voulu par les lois de la matière, par celles de l'histoire, de la vie, de Dieu, comme on voudra penser. Mais, en un certain sens dont

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on sait qu'il est sans rapport avec ce que l'homme expérimente sous le nom de volonté, tout de même voulu. En d'autres termes, l'idée de nature récuse bien l'idée d'intervention, mais en un certain sens seulement, limité а l'idée d'intervention humaine, ou « volontaire » : elle désigne ce qui est sans intervention de la volonté (ainsi Kant oppose-t-il la nature а la liberté). En un sens plus profond, l'idée de nature requiert l'idée d'une intervention majeure, а un tout autre niveau : elle suppose qu'avant l'homme, avant qu'avec lui une pensée se constituât, il y avait un champ d'existence déjа constitué, un être muni de lois, d'ordre, d'enchaînements, de nécessité (dont l'homme ne pourra s'aviser qu'après coup). Avant l'homme, il y avait déjа un monde : fond d'être, assise stable а partir de laquelle le « phénomène humain » prendra sa signification et son relief. Comme le montre surabondamment l'expérience philosophique de Rousseau, l'idée de nature est une idée préhistorique : elle postule qu'avant l'histoire des hommes, c'est-а-dire avant la pensée, il y avait (et il subsiste toujours а titre partiel) de quoi penser а qui, ultérieurement, serait amené а penser. Gomme la constitution de la pensée signifie une capacité d'intervention dans la nature, la constitution de la nature signifie que s'est manifestée une capacité d'intervention dans quelque chose qui n'était pas nature, mais chaos et hasard. Deux niveaux différents donc, mais une même pensée de l'intervention, qui importe de l'extérieur un ordre quelconque dans un domaine étranger а cet ordre. Comme le reconnaîtrait Kant lui-même, dans la logique de la Critique de la faculté de juger, pour faire de la nature avec du hasard, il y faut au moins autant d'interventions que pour faire de la liberté avec de la nature. L'idée de nature est donc aussi interventionniste — c'est-а-dire aussi peu hasardeuse — que l'idée de liberté : la différence étant seulement qu'elle désigne ce qui est intervenu en dehors des intervention humaines, ce qui a été « voulu » par quelque chose d'autre que la volonté de type humain. Loin de se référer au hasard, elle suppose un profond engagement théologique et téléologique, d'ordre anthropocentrique comme le sont tous les engagements théologiques : elle suppose, а l'origine de la nature, une intervention lointainement analogue а celles dont est capable la volonté, offrant ici une sorte de reflet dégradé des pouvoirs jadis en œuvre dans la constitution d'une nature. La nature n'est pas une idée « infra-interventionniste », mais au contraire « supra-interventionniste » : elle constitue le modèle idéal et omnipotent de l'intervention, de la capacité de mettre en échec le hasard — dont les « actes libres » ne sont que des pâles et faibles

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copies. Il y faut beaucoup plus, en définitive, pour transfigurer le hasard en nature, que pour modifier certains éléments de la nature а l'aide de quelques actes libres. Ce que l'homme peut, en faisant ça et lа relief sur fond de nature, est d'ordre infinitésimal par comparaison а ce qu'on a fait en créant une nature sur fond de hasard — « on » : Dieu, ou l'ordre, ou les lois, ou le « νους » d'Anaxagore, peu importe. Demeure donc valable, et valorisée а l'analyse, cette définition initiale de la nature, vague et négative : nature désigne, dans tous les cas, la constitution d'un être dont l'existence ne résulte, ni des effets de la volonté humaine, ni des effets du hasard.

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Remarque complémentaire : ce n'est qu'en apparence que la pensée de la nature, telle qu'elle se manifeste, par exemple, dans le théisme et le déisme du xvme siècle, ou dans le naturalisme anti-religieux de Feuerbach, a succédé а la pensée théologique et religieuse. En réalité, elle la précède depuis toujours : les critiques de type feuerbachien seront toujours antérieures en droit aux religions de type chrétien. Ce n'est qu'а partir de la reconnaissance d'un être constitué en dehors de la volonté humaine — être qui s'est appelé nature au xvin e siècle, mais avait et a reçu, en d'autres temps et dans d'autres civilisations, des noms différents — que la pensée religieuse devient possible. C'est l'idée de nature qui conduit а l'idée de Dieu, et non l'inverse, parce qu'elle contient le thème originel d'où dérivent toutes les religions : la reconnaissance d'une intervention étrangère а l'homme, d'un pouvoir efficace auquel l'homme ne prend nulle part. En prétendant remplacer les superstitions religieuses par un culte de la nature, les libres penseurs du xvme siècle ne faisaient que revenir aux sources vives de la religion et de la superstition : sur ce point, les Dialogues sur la religion nalurelle de Hume avaient livré, dès le xvuie siècle, un enseignement définitif.

En résumé, les trois premiers hasards — fors, casas, contin-gentia — non seulement respectent le concept de nature, mais encore en ont besoin pour se penser, puisqu'ils se définissent comme relief sur cette nature ; seul le quatrième — hasard — ignore l'idée de nature. On distinguera donc maintenant, non pas quatre, mais deux conceptions du hasard :

1) Hasard événementiel, ou hasard constitué, supposant l'existence d'une nature qui lui sert de point d'appui. Il est l'ensemble des exceptions hasardeuses infirmant et confirmant l'ensemble des règles de la nature. Evénementiel : en ce qu'il concerne, non l'état de ce qui existe (en quoi il reconnaît la présence de séries

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causales), mais la manière relativement imprévisible selon laquelle se manifeste cet état de choses dans son déroulement temporel (il signifie l'incapacité où est l'esprit humain de prévoir, а chaque instant, le détail de toutes les interférences entre les séries). Constitué : en ce qu'il est second par rapport а la constitution originelle de la nature, constitué lui-même par la nature. Nature d'abord, hasard ensuite : sans enchaînements d'événements, pas de fors ou de casus ; sans nécessité, pas de contingence. A ce type de hasard s'appliquent, par exemple, les analyses de Cournot et d'Aristote. Pour désigner le hasard-cas us, Aristote use du terme de το αύτοματον, « ce qui se meut de soi-même » (1) ; ce qui signifie que le hasard s'oppose ici а la finalité naturelle, et désigne tout ce qui se passe sans avoir été expressément, ni voulu par l'homme, ni visé par la nature.

2) Hasard originel, ou hasard constituant, ignorant, et а l'occasion récusant, l'idée de nature. Originel, en ce qu'il ne suppose aucune nature а l'origine de sa possibilité ; constituant, en ce qu'il est l'origine productrice de tout ce qui pourra être reconnu sous le nom de nature. Deux caractères majeurs distinguent le hasard originel du hasard événementiel : d'une part l'antériorité par rapport а l'idée de nature (sauf а prendre natura dans le sens que lui donne Lucrèce, où il désigne l'acte même de se produire, de naître — natura dérive de nasci — c'est-а-dire l'ensemble des rencontres hasardeuses productrices de natures plutôt que l'ensemble des natures une fois constituées) ; d'autre part, l'impérialisme territorial qui s'étend а toute forme d'existence. Le hasard originel est antérieur et de partout ; le hasard événementiel postérieur et localisé.

Ce qu'a en vue la pensée ici dénommée tragique, ou terroriste, concerne uniquement le hasard au second sens du terme — hasard originel, hasard constituant, par opposition а toutes les formes de hasard événementiel, telles que fors, casus et contingentia. C'est en effet hasard, et non casus, qui est en cause dans les grandes pensées terroristes, chez les Sophistes, chez Lucrèce (même si ce dernier utilise, pour désigner hasard, le terme de fors, seul disponible alors), chez Montaigne, chez Pascal, chez Nietzsche. Le pessimisme philosophique utilise, on l'a vu, pour désigner le tragique, le concept de hasard événementiel, casus, qui se réfère а l'idée d'une nature déjа (et mal) constituée : le fait est particulièrement évident chez Schopenhauer, qui se réfère en toute logique pessimiste au Zufall pour rendre compte

(1) Physique, II.

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du règne de la tragédie. D'autre part, c'est « hasard », et non casus, qui est par excellence pensée d'épouvanté, de perdition et de mort. « Hasard » désignera donc ci-dessous, exclusivement et sans que la signification en soit

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désormais précisée, hasard au sens premier du terme, soit hasard originel et constituant, par opposition а tous les autres sens du terme.

La pensée d'un tel hasard n'est certes pas neuve en philosophie. Elle n'est pas non plus très fréquente, ni très en vue dans l'histoire de la philosophie. Il est rare qu'elle se soit manifestée sous une forme précisément explicite ; chez des philosophes comme Montaigne, Pascal ou Nietzsche, où elle joue un rôle а la fois fondamental et silencieux, elle n'apparaît presque jamais en toutes lettres. Il arrive pourtant qu'elle intervienne de manière explicite. C'est le cas, par exemple, chez Lucrèce, qui attribue au hasard la paternité de toute organisation, l'ordre n'étant qu'un cas particulier du désordre. Impérialisme inhérent au concept de hasard : produisant tout, le hasard produit aussi son contraire qui est l'ordre (d'où l'existence, parmi d'autres, d'un certain monde, celui que connaît l'homme, et que caractérise la stabilité relative de certaines combinaisons). C'est aussi le cas chez La Mettrie, où le hasard est proposé comme explication du fait que l'homme puisse être machine, c'est-а-dire que le vivant se réduise а n'être qu'une organisation matérielle parmi d'autres : « Qui sait d'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence même ? Peut-être a-t-il été jeté au hasard sur un point de la surface de la terre, sans qu'on puisse savoir ni comment, ni pourquoi ; semblable а ces champignons qui paraissent d'un jour а l'autre, ou а ces fleurs qui bordent les fossés et couvrent les murailles. (...) Car si nous écoutons encore les naturalistes, ils nous diront que les mêmes causes qui, dans les mains d'un chimiste, et par le hasard de divers mélanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la nature ont fait l'eau pure, qui en sert а la simple bergère : que le mouvement qui conserve le monde a pu le créer ; que chaque corps a pris la place que sa nature lui a assignée ; que l'air a dû entourer la Terre par la même raison que le fer et les autres métaux sont l'ouvrage de ses entrailles ; que le Soleil est une production aussi naturelle que celle de l'électricité ; qu'il n'a pas plus été fait pour échauffer la Terre, et tous ses habitants, qu'il brûle quelquefois, que la pluie pour faire pousser les grains, qu'elle gâte souvent ; que le miroir et l'eau n'ont pas plus été faits pour qu'on pût s'y regarder que tous les corps polis qui ont la même propriété ; que l'æil est а la vérité une espèce de

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trumeau dans lequel l'âme peut contempler l'image des objets, tels qu'ils lui sont représentés par ces corps, mais qu'il n'est pas démontré que cet organe ait été réellement fait exprès pour cette contemplation, ni exprès placé dans l'orbite : qu'enfin il se pourrait bien faire que Lucrèce, le médecin Lamy et tous les Epicuriens anciens et modernes eussent raison lorsqu'ils avancent que l'æil ne voit que parce qu'il se trouve organisé et placé comme il l'est ; que, posées une fois les mêmes règles de mouvement que suit la nature dans la génération et le développement des corps, il n'était pas possible que ce merveilleux organe fût organisé et placé autrement » (1).

Lucrèce et La Mettrie, afïirmateurs du hasard comme générateur d'ordre, sont par ailleurs philosophes matérialistes. Ce lien est profond et nécessaire. De fait, la pensée du hasard est, en premier lieu, pensée matérialiste ; elle est même la seule forme de matérialisme absolu, en ce que le matérialisme du hasard est le seul а se passer de tout présupposé d'ordre non matérialiste (telles les idées de loi, de déterminisme, et même de « nature »). Assurent а la pensée du hasard cette rigueur matérialiste les notions d'immanence et de spontanéité : ce que peut le hasard se reconnaît au fait que la matière « peut », d'elle-même, tout ce qui se peut. Ainsi Lucrèce définit-il, en un seul vers de son poème (2), la « nature » de ce qui existe : sponte sua forte — spontanément (sans aucun recours а une intervention extérieure), et par hasard (sans se référer а des principes étrangers а l'ordre inerte de la matière). Hasard est précisément le nom qui désigne l'aptitude de la matière а s'organiser spontanément : la matière inerte reçoit du hasard ce qu'on appelle la vie, le mouvement et les différentes formes d'ordre. « Reçoit » est ici terme approximatif et impropre, puisqu'il suppose l'existence de deux instances différentes, dont l'une, le hasard, imprimerait vie (et nature) а l'autre, la matière. A prendre ainsi les termes, la pensée du hasard ne serait qu'une forme supplémentaire d'idéologie athée : elle désignerait une instance non matérielle assurant la cohésion d'une pensée matérialiste par ailleurs. C'est un leitmotiv de la pensée spiritualiste que l'objection selon laquelle toute pensée matérialiste contient une contradiction interne : il lui faudrait, pour assurer sa cohésion interne, le recours а un principe non matériel analogue au célèbre coup de pouce divin de Descartes, а partir de quoi seulement l'explication

(1) L'homme, machine, éd. Pauvert, pp. 111-118.

(2) II, 1059.

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mécaniste devient possible. Le matérialisme peut appeler ce principe « Dieu », « déterminisme », « hasard », reste que ce principe serait, de toute manière, transcendant par rapport а l'ordre de la matière. Or, la pensée du hasard — telle qu'exprimée, entre autres, par Lucrèce et La Mettrie — échappe а cette objection : elle inclut le hasard dans sa représentation de la matière. Forte (le hasard) assure le sponte sua (la faculté immanente d'organisation) de la matière ; les deux termes, accolés de manière significative chez Lucrèce, désignent une même intuition matérialiste, c'est-а-dire la vision d'un même niveau d'existence où matière, hasard et spontanéité organisatrice sont notions synonymes et interchangeables.

Mais ce lien entre forte et sponte sua, qui est le fondement de l'unique pensée matérialiste rigoureuse conçue jusqu'а présent, est aussi une pensée d'épouvanté. Raison pour laquelle, peut-être, ceux qui s'en sont fait les hérauts ont été, sur ce point, désavoués par la plupart des penseurs « matérialistes », désavoués, comme La Mettrie, qui n'était guère en faveur auprès même des philosophes du xvine se recommandant d'un matérialisme anti-religieux, mais non anti-naturel ; ou déguisés, comme Lucrèce dont le matérialisme fut tôt intégré а un rationalisme déterministe riche de présupposés téléologiques, naturalistes, voire moraux, entièrement étrangers aux thèses du De rerum natura. Du matérialisme de Lucrèce et de La Mettrie on retranche le hasard, le privant ainsi de ce qui assure le caractère précisément matérialiste du système. On recueille alors un matérialisme de surface, exposé aux critiques de la pensée spiritualiste, et ouvert а toutes les utilisations idéologiques — humanistes, historiques, politiques — qu'on voudra : l'exemple de Lucrèce, travesti de la même façon par un certain courant chrétien et un certain courant marxiste, suffît а montrer d'évidence le caractère indigeste de la pensée matérialiste, а l'estomac même du matérialisme historique ou dialectique.

Ce qui est épouvantable n'a aucun titre а séduire les hommes, qu'ils soient philosophes ou non. Et la pensée du hasard — pensée matérialiste — est une pensée d'épouvanté, qui inquiète autant le penseur que celui que les philosophes appellent l'homme de la rue ; et, parmi les penseurs, autant les spiritualistes de type religieux que les idéalistes de type anti-idéologique. Cette épouvante afférente а la pensée du hasard, visible dans les effets terrorisants suscités par des œuvres comme celles de Lucrèce ou de La Mettrie, a été exprimée par beaucoup d'autres philosophes, tels Montaigne, Pascal ou Nietzsche. Montaigne et Pascal en

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parlent sans cesse, bien qu'ils ne l'expriment guère de manière explicite ; Nietzsche s'y réfère plus précisément а certains moments, tel ce passage de Zarathoustra (1) : « Lorsque mon æil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres et d'épouvantables hasards — mais point d'hommes ! Tout ce que je compose et imagine ne tend qu'а rassembler et а unir en une seule chose ce qui est fragment et énigme et cruel hasard ! »

A l'origine du caractère épouvantable de la pensée du hasard, ou du matérialisme du hasard, peuvent être allégués deux grands ordres de raisons : 1) L'idée de hasard dissout l'idée de nature et met en question la notion d'être ; 2) Elle rejoint précisément la définition qu'а la suite de Freud la psychanalyse a proposée de la terreur : la perte de la familiarité ou, plus exactement, la découverte que le familier est, de manière inattendue, un domaine inconnu par excellence, le haut lieu de l'étrangeté.

La dissolution de l'idée de nature apparaît dans la plupart des manifestations de terrorisme philosophique, dont elle constitue peut-être le thème fondamental : leitmotiv qui se transmet tout au long de la philosophie tragique, apparaissant successivement chez les Sophistes, chez Lucrèce, chez Montaigne, Balthasar Gracian, Pascal, Hume, Nietzsche. Et c'est а la pensée du hasard qu'il appartient, dans tous les cas, de prononcer cette dissolution. Il y a du hasard, donc il n'y a pas d'hommes, dit Zarathoustra dans le passage cité plus haut. Plus généralement, la pensée terroriste déclare : il y a du hasard, donc il n'y a pas de nature (ni de l'homme, ni d'aucune espèce de choses). Et plus généralement encore : il y a du hasard, donc il n'y a pas d'être — « ce qui existe » est rien. Rien, c'est-а-dire rien au regard de ce qui peut se définir comme être : rien qui « soit » suffisamment pour s'offrir а délimitation, dénomination, fixation au niveau conceptuel comme au niveau existentiel. Rien, dans la mouvance de « ce qui existe », qui puisse donner а la pensée seulement Vidée d'un être quelconque.

En quel sens l'idée de hasard, quel que soit le nom qu'on lui ait donné (Lucrèce l'appelle fors, bien qu'il ne désigne par lа nullement un hasard événementiel, mais un hasard originel, constituant, antérieur а toute possibilité de «

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fortune »), en quel sens le hasard fait-il échec а l'idée de nature — quel que soit également le nom par lequel on ait désigné cette intuition du « naturel » ? Le problème est de savoir si, dans l'ensemble de

(1) Liv. II : De la rédemption.

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« ce qui existe », il existe, non pas même une nature, mais du moins certains ensembles d'êtres auxquels pourrait être appliquée l'expression de « natures ». La condition requise pour la reconnaissance de telles natures est que le pouvoir du hasard — ou de l'habitude, de la coutume, de l'apprentissage, bref de tout ce qui peut être considéré comme « circonstance » adjacente — s'arrête aux frontières de « quelque chose » qui, préalablement а la possibilité de telles interventions, existe. Ainsi les natures humaine, végétale ou minérale exigent-elles, pour exister, que soit contenu en elles quelque chose transcendant toute circonstance. Or, le penseur du hasard affirme que « ce qui existe » est exclusivement constitué de circonstances ; que les ensembles relativement stables qui portent, par exemple, le nom d'homme, de pierre ou de plante, représentent certaines sédimentations de circonstances ayant par hasard, par un heureux (ou malheureux) concours, abouti а l'organisation de généralités hasardeuses et mouvantes (aussi hasardeuses et mouvantes que chacune des singularités dont elles sont constituées) ; sédimentations que seules les brièvetés — dans tous les sens du mot — d'une perspective humaine permettent d'envisager comme des généralités, des ensembles, des natures. La notion sophistique de καιρός

— occasion — désigne ces voies hasardeuses а la faveur desquelles « ce qui existe » existe, survient а l'existence (et non : constitue un être). L'occasion est la tessiture de tout ce qui existe : c'est elle qui produit les sensations singulières, jeux de rencontres, localement et temporellement imprévisibles, entre un sujet mobile et un objet dotés des mêmes caractères changeants — sensations qui constituent l'unique fondement du savoir (comme le rapporte Platon dans le Théétète qui contient, avec l'exposé de la thèse des « parfaits initiés », attribuée par Socrate aux disciples d'Heraclite, l'exposé le plus précis qui soit demeuré des thèses sophistiques en matière de connaissance). C'est elle aussi dont les possibilités combinatoires, s'exerçant а l'infini, ont produit des ensembles provisoires, des natures imaginaires telle celle de l'homme, où se joue en miniature, au niveau des sensations et des idées, le même jeu occasionnel qui a rendu possible Γ « homme ». L'homme et la sensation sont des occasions, ne différant l'une de l'autre que par leur plus ou moins longue durée : un même hasard, considéré а plus ou moins grande échelle. Au regard de l'infini — c'est-а-dire du hasard, porteur du principe d'infinité — nulle différence : l'homme n'est qu'une sensation parmi d'autres. Il'n'y a pas plus de « nature » dans une sensation

— rencontre isolée — que dans l'homme — lieu, provisoire et

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mal délimité, où se joue un certain nombre de rencontres.

La pensée du hasard est ainsi amenée а éliminer l'idée de nature et а lui substituer la notion de convention. Ce qui existe est d'ordre non naturel, mais conventionnel — dans tous les sens du mot. Convention désigne, en effet, а un niveau élémentaire, le simple fait de la rencontre (congrégations aboutissant а des « natures » minérale, végétale ou autre ; rencontres rendant possibles les « sensations »). A un niveau plus complexe, d'ordre humain et plus spécifiquement social, convention prend sa signification dérivée, d'ordre institutionnel et coutumier (contribution du hasard humain au hasard du reste de « ce qui existe »). Les lois instituées par l'homme ne sont ni plus artificielles, ni plus naturelles que les apparentes « lois » de la nature : elles participent d'un même ordre hasardeux, а un niveau différent. En réalité, les lois de la nature sont d'un ordre exactement aussi institutionnel que les lois établies par la société : elles ne sont pas issues d'une imaginaire nécessité mais ont dû, elles aussi, s'instituer а la faveur de circonstances, tout comme les lois sociales. Au regard d'une pensée du hasard, rien ne différencie le naturel de l'artificiel ; ou plutôt, rien n'étant « naturel », la notion d'arti-ficialité perd toute signification.

Cette dénégation de l'idée de nature, qui en vient а parer l'artificiel des prestiges du naturel, а restituer, en quelque sorte, а l'artifice des honneurs de la véracité, fut, semble-t-il, la grande conquête de la pensée sophistique. E. Dupréel fut un des premiers а montrer, dans son étude de la philosophie sophistique (Les Sophistes, Neuchâtel, 1948), que l'intention philosophique majeure des Sophistes n'était pas un renoncement opportuniste а la valeur de vérité, mais une récusation cohérente et philosophiquement motivée des notions de vérité et de nature — aussi

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l'entreprise platonicienne peut-elle apparaître comme une régression philosophique par rapport а l'entreprise sophistique ; un jour viendra peut-être où l'on qualifiera la pensée platonicienne de « présophistique ». Plus précisément, Dupréel démontre que l'un des principaux soucis de philosophes tels Protagoras ou Gorgias fut de remplacer l'idée de nature par les idées de convention et d'institution, en substituant а la philosophie de la phusis une philosophie du nomos : exactement de la même manière, et pour les mêmes raisons, que, vingt siècles plus tard, Montaigne critiquant l'idée de nature et lui substituant celle de coutume. Et aussi, quelque temps après, Pascal : « Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? (...) Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface.

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Quelle est donc cette nature, sujette а être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu'est-ce que la nature ? Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai grand-peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature » (1). Importance de la pensée sophistique : en critiquant l'idée de nature, elle est la première а instruire un procès dont la révision, après vingt siècles de platonisme, marquera, avec Montaigne et Pascal, les débuts de la philosophie moderne.

En quel sens le refus de l'idée de nature implique-t-il nécessairement un autre refus : celui de la notion d'être ? Quel lien assez fort relie les notions de nature et d'être pour assurer la ruine de l'autre, l'un étant perdu ? Que rien ne soit naturel ne signifie pas nécessairement, semble-t-il, que rien ne soit. Mais, si l'existence ne recouvre aucune nature, on sera amené а demander : comment définir cela qui existe et qui n'est, en aucun cas, nature ? On répondra que ce qui existe est par définition — selon les principes d'une pensée du hasard — indéfinissable. On devra donc refuser l'existence а tout ce qui se laisse maîtriser conceptuellement, а tout ce qui peut être défini. Ainsi le dit bien Platon dans le passage du Théétèle cité plus haut : si l'on est un adepte de la thèse des « parfaits initiés » — si l'on est sophiste — il faudra refuser l'être а « tout ce qui a nom » en ce monde. Nommer, c'est définir ; définir, c'est assigner une nature ; or, aucune nature n'est. Ni l'homme, ni la plante, ni la pierre, ni le blanc, ni l'odeur, ne sont. Mais que reste-t-il d'autre pour meubler l'être, une fois exclus de l'existence tous les êtres désignés par des mots ? Il existe bien « quelque chose », mais ce quelque chose n'est rien, sans aucune exception, de ce qui figure dans tous les dictionnaires présents, passés et а venir. « Ce qui existe » est donc, très précisément, rien. Rien, c'est-а-dire : aucun des êtres conçus et concevables ; aucun des êtres recensés jusqu'а ce jour ne figure au registre de ce que la pensée du hasard admet а titre d'existence. Force est donc d'exclure de l'existence la notion même d'être. Exclusion qui relève, non d'une interdiction de principe, mais d'un constat empirique : ce qui est exclu de l'existence n'est pas, а proprement parler, la notion d'être, mais plutôt la collection'complète (et nécessairement provisoire) de tous les êtres pensés jusqu'а présent.

Le héros épique symbolisant, quelques siècles а l'avance, le philosophe sophiste a, pour désigner son être, précisément refusé

(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 92 et 93.

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de porter un nom. Il s'appelle Ulysse — c'est-а-dire « personne ». Comme le feront les Sophistes, Ulysse, tel que le décrit Homère, remet en question l'être а tous les niveaux : toute entité est niée, fût-ce même celle de l'identité personnelle, du moi — « je » suis « rien » : mon nom est personne. Tout comme les Sophistes, Ulysse fait briller, non l'être, mais le paraître : homme non vertueux comme Achille (car la vertu, pour n'être qu'un mot, comme le disent Lucain et Caton, n'en est pas moins un mot, désignant par lа un être), mais rusé, artificieux, brillant, insaisissable et irréfutable. Il est l'homme de toutes les victoires, car il n'offre aucun sujet а défaire а l'éventualité d'une défaite : Ulysse vaincu, c'est rien de vaincu, personne de défait. Et, pour n'avoir pas de nom а qui s'en prendre, Ulysse fera, chez Sophocle, enrager Ajax, tout comme les Sophistes, par l'intermédiaire de Socrate, exaspéreront Platon.

Un autre grand héros sophiste sera, au xvne siècle espagnol, le Don Juan de Tirso de Molina, dont l'une des répliques refrain est : « Je suis un homme sans nom. »

La pensée du hasard, qui met également en cause l'idée de hasard et l'idée d'être, aboutit nécessairement а une philosophie du non-être — c'est-а-dire а une philosophie tragique. L'un des premiers philosophes tragiques qu'ait

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légué а la postérité l'histoire de la philosophie est un Sophiste, Gorgias, qui écrivit un Traité du non-être dont la substance est parvenue jusqu'aux bibliothèques contemporaines grâce а Sextus Empiricus (Contre les dogmatiques) et а l'auteur inconnu (pseudo-Aristote) du De Melissos, Xenophane et Gorgias. Titre significatif а le lire en entier : « Traité du non-être ou de la nature. » Et titre qui pourrait être inversé sans dommage : « Traité de la nature, ou du non-être. » La nature est : ce qui n'existe pas. L'aspect quelque peu sophistiqué de l'argumentation en œuvre dans le Traité, dont l'agencement paraît plus devoir а l'habituelle méthodologie sceptique, dont Sextus Empiricus est ici l'héritier, qu'а la pensée de Gorgias lui-même, laisse cependant filtrer l'essentiel du message sophistique : la nature est un non-être ; rien de ce qui a pu être conçu comme nature ne participe а l'existence. Et, par voie de conséquence, l'homme, dont le propre est de concevoir des natures, des êtres imaginaires, est lui-même privé de toute participation а l'être : car la « nature » de la pensée est d'ordre imaginaire, comme le soutiendra plus tard Montaigne. On connaît les trois grandes thèses du Traité de Gorgias : 1) Rien n'est ;

2) Si quelque chose était, ce quelque chose ne serait pas pensé ;

3) Si quelque chose était, et était pensé, ce quelque chose échap-

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perait au langage. Cette affirmation du non-être, dans laquelle une tradition platonicienne ne voulut voir qu'un brillant sophisme, était une des premières manifestations d'un thème fondamental de la pensée tragique : l'affirmation de l'incapacité humaine а reconnaître ou а constituer une nature ; d'où la vanité de la pensée, qui ne reflète que ses propres ordres, sans prise sur une quelconque existence ; d'où aussi une certaine inaptitude de l'homme lui-même а l'existence. Thème qui devait alimenter l'épicurisme et surtout Lucrèce (dont le De rerum natura est destiné а démontrer qu'il n'y a pas de « nature des choses ») ; qui réapparaît chez Montaigne (« Nous n'avons aucune communication а l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion ») (1) ; chez Balthasar Gracian, Pascal, Hume, Nietzsche. Et, plus récemment, chez Heidegger qui relie, dans Qu'est-ce que la métaphysique ?, le thème de l'angoisse а la pensée du non-être : « Que l'angoisse dévoile le Néant, c'est ce que l'homme confirme lui-même lorsque l'angoisse a cédé. Avec le clairvoyant regard que porte le souvenir tout frais, nous sommes forcés de dire : ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n'était « réellement »... rien. En effet ; le Néant lui-même — comme tel — était lа » (2).

Cet effroi devant le non-être que décrit ainsi l'angoisse heideggerienne mène directement а l'examen de la seconde caractéristique tragique de l'idée de hasard : l'épouvante.

Certaines idées sont susceptibles de terroriser autant que des menaces et des actes ; autant et peut-être même, de certaine manière, davantage : en ce qu'elles livrent un modèle général de terrorisme où l'acte terrorisant puisera son inspiration. Tel paraît être le cas, si l'on en croit la terreur exercée depuis deux millénaires par la pensée de Lucrèce, de l'idée de hasard s'en prenant а l'idée de nature — du hasard affirmant qu'il n'y a rien de « naturel » dans la nature.

Freud déclare dans Das Unheimliche que l'épouvante surgit lorsque le plus familier vient se superposer au plus inconnu, lorsque l'étrangeté s'empare de la place même préalablement occupée par le concept de familiarité. Ainsi l'automate des Contes d'Hoffmann est-il inquiétant dans la mesure où on le prenait d'abord pour un être vivant ; le dément dans la mesure

(1) Essais, II, 12.

(2) Ed. Gallimard, p. 32.

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où il paraissait d'abord raisonnable ; le criminel dans la mesure où rien ne le désigne a priori comme tel lorsqu'il va а la rencontre de celui qu'il projette d'assassiner. De manière générale, l'épouvante commence а la faveur d'un doute intellectuel quant а la « nature » d'un être quelconque, et éclate lorsque cet être vient а perdre soudain, dans la conscience de celui qui observe, la nature qui lui était implicitement reconnue. Perte qui ne constitue pas un événement, mais la révélation rétrospective d'un état : l'être en question n'ayant Jamais eu la nature qu'on lui

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attribuait. Or, la pensée du hasard déclenche exactement le même mécanisme d'épouvanté. Ce que l'épouvante expérimente, lorsqu'elle voit se dissoudre l'idée d'une certaine nature, est ce que la philosophie terroriste expérimente constamment, et de manière généralisée, lorsqu'elle affirme le caractère non naturel, mais hasardeux, de tout ce qui existe. En remettant en cause, non l'idée de telle ou telle nature, mais le principe de nature lui-même, elle étend а la somme des existants un processus de dénaturation dont telle angoisse particulière (devant la folie, le crime ou l'automate) ne figure qu'une expérience partielle et isolée. Ce qui angoisse occasionnellement les hommes est aussi ce qui épouvante continuellement l'affirmateur du hasard : de même que le dément n'a pas de « nature » raisonnable, l'automate pas de « nature » vivante, de même c'est en vain que l'on chercherait une « nature » chez l'homme sain d'esprit et chez l'homme vivant. La terreur apparue lors de la perte d'une nature se renouvellera donc а tout examen en nature : en vérité, si le dément et l'automate terrorisent plus volontiers que l'homme ordinaire et que tout spectacle « naturel », c'est seulement parce qu'ils contraignent ici l'esprit а un examen forcé du concept de nature. Ils obligent а poser une question qui pourrait être posée, dans les mêmes termes, а tout autre niveau d'observation (mais qui peut aussi, dans beaucoup d'autres cas, être passée sous silence : raison pour laquelle un arbre en fleurs est — α priori — moins inquiétant qu'un dément) : dans tout ce que l'homme considère et a considéré comme nature, y a-t-il jamais rien eu de « naturel » ? En pensant que l'ensemble de ce qui existe est issu du hasard, en subodorant sous l'apparence de toute nature la vérité d'une non-nature, la philosophie terroriste met l'épouvante а la clef de toutes les observations concevables. Elle inclut toutes les possibilités d'épouvanté dans la pensée d'une dénaturation généralisée, munie des mêmes caractères psychologiques que les expériences habituelles de l'angoisse. Même caractère rétrospectif, en particulier : dans les deux cas, on a peur, maintenant, d'avoir

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cru а quelque chose qui, alors, était déjа faux. Dans le roman policier réussi, qui s'apparente ainsi au thème fondamental exprimé dans l'Ædipe roi de Sophocle, le lecteur découvre tout а la fin que le personnage rassurant avec lequel le héros s'est entretenu familièrement tout au long des événements rapportés dans le livre était, dès le début de ces événements, un dément ou un assassin. De la même façon le terrorisme philosophique, introduisant en l'homme l'idée de hasard, révèle après coup que la calme et rassurante nature — l'homme, l'arbre, la maison — était, depuis toujours, privée des caractères « naturels » qui lui étaient accordés sur sa mine (tout comme au meurtrier la mine rassurante servant d'alibi) : l'erreur est toujours de bien avant, la démystification de beaucoup trop tard. Quand l'inspecteur arrive sur les lieux, le meurtre est commis ; quand l'esprit philosophique (hégélien) s'empare de l'histoire, celle-ci est déjа faite. En aucun cas, la pensée ne peut agir : seulement, reconstituer le drame. Ce décalage entre le temps antérieur de l'effectuation et le temps postérieur de la prise de conscience est particulièrement sensible chez Lucrèce : le De rerum natura enseigne que la « dénaturation » de la nature interviendra toujours trop tard ; trop tard, c'est-а-dire après que se soit installée, chez les hommes, une croyance en l'idée de nature.

Cette épouvante inhérente а la vision de la nature comme non-nature n'est pas seulement une forme d'angoisse généralisée. Elle peut aussi être considérée comme épouvante originelle, comme l'origine de toutes les angoisses possibles. Que l'on suive ici Freud ou 0. Rank, il est patent que, chronologiquement parlant, la première expérience d'angoisse est la naissance, la séparation d'avec la mère et l'apprentissage forcé (et obligatoirement rapide) d'un milieu étranger (sec, froid et provisoirement asphyxiant). Il est probable que toute expérience ultérieure d'angoisse — peur de l'obscurité, crainte d'abandon, inquiétude face а toute menace indécise — est une sorte de retrouvaille avec l'angoisse originelle, qui est la perte brutale d'un milieu du moins possible, sinon agréable, pour celui qui en est le centre. Auquel cas l'expérience philosophique du hasard signifie, non pas l'angoisse originelle, mais la forme la plus générale d'une angoisse dont la naissance livre l'expérience première, telle et telle angoisse postérieure des expériences dérivées. Le hasard, c'est-а-dire, encore une fois, la perte de l'idée de nature. Or — et ce dans toutes les langues et toutes les pensées du monde — l'idée de nature a toujours été assimilée а l'idée maternelle : la « mère-nature » est а l'homme ce qu'est la mère au nouveau-né,

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un cadre, un .milieu, un système de référentiels а qui en appeler en cas de menace de perdition. Lorsque le nouveau-né se sent menacé dans son existence, il crie, en appelant ainsi а sa mère. Lorsque l'homme se sent menacé dans sa pensée, il en appelle а la nature : а un « quelque chose » qui serve de cadre, de réfé-rentiel а sa douleur — faute de quoi l'inquiétude qui le saisit n'aurait pas même de fond sur quoi faire relief, de normalité а

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partir de laquelle pouvoir se comprendre comme « accident ». Dans les deux cas — celui de l'homme et celui de l'enfant —, si la mère-nature fait défaut, inquiétude et douleur se dissolvent, se perdant dans l'épouvante.

S'il n'est donc d'autre nature que la « nature-mère », toute dissolution de l'idée de nature conduira nécessairement а une pensée d'épouvanté. Aussi, philosophiquement parlant, l'intuition du hasard — c'est-а-dire de la non-nature — peut-elle être dite la matrice commune où se produit la génération de toutes les angoisses (y compris l'angoisse physiologiquement vécue lors de la naissance). Aussi, également, l'idée de hasard peut-elle être dite « principe » d'épouvanté : en ce qu'elle se réfère а une certaine expérience intellectuelle — la perdition — а partir de laquelle seulement l'expérience de l'angoisse est possible (même si, chronologiquement et relativement а la vie des hommes, celle-ci précède nécessairement celle-lа). On dira que ce n'est que bien longtemps après être né — toujours trop tard — que l'homme concevra l'angoisse jadis attachée а sa naissance. En sorte que, si cette analyse est fondée, la pensée du hasard n'est pas seulement pensée d'épouvanté, mais est l'épouvante même : désarroi originel où s'alimentent tous les désarrois.

Un conte de Guy de Maupassant, intitulé La null, exprime très précisément ce désarroi : le lien entre l'épouvante et le processus de dénaturation engendré par l'idée de hasard. Il est d'ailleurs remarquable que la genèse de l'épouvante, telle que la décrit Maupassant dans beaucoup d'autres contes, ait toujours un rien pour origine : ce qui fait peur est de n'avoir rien dont avoir peur (un conte, intitulé justement La peur, le déclare explicitement). Dans La nuit, la trame du récit est réduite а un strict minimum d'événements : le conte décrit une simple promenade nocturne, les déambulations d'un Parisien dans sa ville du début de la soirée jusqu'а l'aube (qui, dit le conte, ne se lève ni ne se lèvera jamais plus). Les seuls événements de ce récit où rien ne se passe, où il n'y a, précisément, pas d'événements, d'où le récit de ce manque, sont d'ordre psychologique : le passage, dans la conscience du narrateur, de la représentation

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d'une ville vivante et habitée а celle d'un ensemble mort et désert auquel ni le nom de ville, ni aucun autre nom, ne conviennent plus. Comment la ville de « Paris » peut devenir, en l'espace d'une nuit, « innommable » : comment, en termes philosophiques, on passe de l'idée d'être а celle de néant, de l'idée de « nature » а celle de « hasard ».

Au départ, le milieu dans lequel le narrateur déambule a tous les caractères, rassurants et familiers, d'une nature. La nuit qui s'étend sur Paris est « aimée avec passion » (mais, précise Maupassant un peu plus loin, « ce qu'on aime avec violence finit toujours par vous tuer ») ; on entend rôder partout « sæurs » et « frères » (la nuit est vivante, le silence qui en émane se laisse « écouter ») ; il fait « très beau, très doux, très chaud ». Commence alors une longue promenade, solitaire et euphorique, au bois de Boulogne. Le retour dans Paris — « longtemps, longtemps » après, dit le narrateur, sans pouvoir préciser davantage — inaugure une expérience progressive de la perdition : disparition, l'un après l'autre, de tous les référentiels permettant de reconnaître en Paris un ensemble de choses et d'êtres — une ville — а la fois connus et vivants. Plus précisément, ces choses et ces êtres sont vivants parce qu'ils sont connus ; connus parce qu'ils sont repérables ; vienne а manquer tout repère, et tout meurt (tout est mort). C'est, tout d'abord, la perte du sens de l'heure, dès l'Arc de Triomphe sous lequel repasse le narrateur se sentant déjа en proie а des impressions bizarres ; puis, au cours d'une longue descente qui commence place de l'Etoile et se termine aux Halles, l'accumulation de nuages sur la ville, la disparition progressive de tout passant, l'envahissement du froid, la fermeture des cafés et l'extinction de toute lumière dans la ville, la clôture obstinée des portes cochères auxquelles le narrateur, que l'affolement gagne, sonne désespérément, l'épaississement des ténèbres qui rendent, petit а petit, l'espace tout noir, « plus profondément noir que la ville ». Et enfin :

« Une épouvante me saisit — horrible. Que se passait-il ? Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ?

« Je repartis. Mais l'heure ? l'heure ? qui me dirait l'heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai : « Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l'aiguille avec mes doigts. » Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien ! plus rien ! plus même le roulement lointain du fiacre — plus rien !

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« J'étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.

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« La Seine coulait-elle encore ?

« Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je n'entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... puis du sable... de la vase... puis de l'eau... j'y trempai mon bras... elle coulait... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.

« Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter... et que j'allais mourir lа... moi aussi, de faim — de fatigue — et de froid. »

Ce que Maupassant décrit ici est très précisément Vêlai de mon, — par quoi on désigne une intuition de la mort considérée, non pas comme événement pouvant survenir а tout moment dans le cours des choses et des êtres, mais comme Vêlai (( naturel » de ce qui existe. D'où l'épouvante du narrateur, qui prend sa source dans une vision exactement superposable а celle qui s'est trouvée décrite plus haut sous le nom de vision du hasard. On retrouve, dans l'affolement du narrateur, les trois composantes de cette perspective philosophique et terroriste. Tout d'abord l'idée de hasard, qui se manifeste ici par la quête éperdue de référentiels spatiaux et temporels. La question de l'heure traverse tout le conte comme un leitmotiv : je serais sauvé si l'on pouvait me dire l'heure exacte, répète presque а chaque page le narrateur, qui précise а un moment le rôle bienfaisant que joue sa montre en état de marche, même s'il ne peut la consulter en raison de l'obscurité. Savoir qu' « il y a » une heure est l'essentiel ; ignorer cette heure exacte est petit malheur ; aussi, dit Maupassant : « J'écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J'étais moins seul. » En d'autres termes : peu importe que je sois perdu ; importe seulement qu'il existe un port, même а supposer que je ne puisse jamais y parvenir, ni le connaître. Ou encore : peu importe de ne pas savoir où je suis, et même de devoir l'ignorer а jamais, pourvu qu'il soit bien établi que je suis, d'un certain point de vue qui m'est inaccessible, « quelque part ». Ou enfin : l'horreur véritable n'est pas de se perdre dans l'inconnu, mais de se reconnaître dans le hasard. — En second lieu, l'idée de dénaturation, qui est le sujet même de La nuit : c'est, conformément а la thèse freudienne de Das Unheimliche, le lieu le plus connu qui sombre dans l'inconnu, l'ensemble le plus familier qui se dérobe а toute reconnaissance, а toute perspective. Ce que décrit ici Maupassant

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est avant tout une impossibilité soudaine de voir Paris. La ville devenue invisible a cessé d'apparaître, et du même coup a cessé d'être : révélant ainsi que la « nature » et le nom qui lui étaient prêtés ne recouvraient que l'apparence d'un ensemble, le hasard d'une structure nécessairement fragile et provisoire (c'est-а-dire un ensemble structuré seulement par apparence, seulement par hasard}. Une « nature » ne désigne qu'un instant dans le jeu des assemblages d'éléments ; chaque instant nouveau, qui le modifie, le dénature en profondeur. Mais, comme le disait Pascal ci-dessus : « Quelle est donc cette nature, sujette а être effacée ? » Seule une certaine perspective, toute relative, а la faveur de laquelle certains ensembles se laissent percevoir, peut mettre en l'homme l'idée de certaines natures. D'où une définition terroriste de la nature : on appelle nature une certaine quantité d'éléments qui, vus sous un certain angle, et а une certaine distance, peuvent, а un certain instant, donner а un observateur l'impression de constituer un ensemble. « Nature » désigne donc toujours, non un objet, mais un point de vue. Ce qu'on appelle, par exemple, « ville » définit, non un ensemble, mais un certain angle de vision. Pascal le disait aussi (1) avant Maupassant, après les Sophistes et après Montaigne. En troisième lieu, l'épouvante de La nuit se réfère enfin а l'idée de non-être qui apparaît ici, dans le sillage des idées de hasard et de dénaturation, aussi nécessairement que l'affirmation du « rien n'existe » chez Gorgias ou du vide de toutes les pensées et sentiments humains chez Pascal (d'où la nécessité ontologique du divertissement). C'est, d'abord, la disparition de la possibilité des événements. Il ne se passe plus rien, et c'est précisément ce manque d'événements qu'exprimé la question angoissée : « Que se passait-il ? Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ? » Puis, c'est la disparition de l'être en personne : « Plus rien, plus rien, plus rien — rien, plus rien — plus rien ! », répète Maupassant dans un même paragraphe de son récit. Ce qui existe est ce qu'assigné, pour chaque fois, et chaque fois pour une seule fois, le hasard spatial et temporel d'une prise de vue ; aucune de ces prises de vue qui puisse jamais désigner un être. Ce qui existe est — a toujours été — rien. Paris n'existe pas ; existent seulement certaines perspectives а partir desquelles tel et tel, а tel et tel instant, peuvent voir, c'est-а-dire imaginer, la présence d'une ville.

Ces trois composantes de l'épouvante — hasard, dénatura-

(1) Cf. frag. 115 des Pensées, éd. Brunschvicg.

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tion, non-être — mettent le narrateur en situation d'affolement : exactement au sens où l'on dit, de l'aiguille d'une boussole déréglée, qu'elle est « folle ». Sans référentiel vers quoi se diriger de préférence а un autre, sans possibilité d'être attirée par le pôle magnétique, l'aiguille aimantée se dirige а la fois partout et nulle part : ce qu'elle désigne, dans son instabilité incessante, est, très précisément, rien. Elle refuse toute désignation, sitôt reconnue l'équivalence de toute direction. Elle a, а signaler, rien. Définition de l'épouvante issue de la pensée du hasard : dans tout ce qui existe, il n'y aura jamais rien а signaler (rien de plus ou de moins hasardeux qu'autre chose).

Toutefois, entre l'épouvante décrite par le conte de Maupas-sant et l'épouvante philosophique caractérisant la pensée du hasard subsiste une différence importante : la première est localisée, la deuxième généralisée. Chez Maupassant, il s'agit de décrire, non l'état des choses, mais une expérience particulière, une angoisse momentanée due а la faveur d'une circonstance précise : l'état de cauchemar (« cauchemar » est d'ailleurs le sous-titre donné par Maupassant а sa nouvelle). L'état de mort signifie ici que, sans raison apparente, la vie a cessé autour du narrateur — manifestant ainsi qu'il y avait, auparavant, de la vie. Cauchemar désigne donc, non une mise en question de l'idée de vie, mais un processus de désorganisation au terme duquel la mort vient coïncider avec la vie (le schéma bergsonien du Rire — le mécanique s'emparant du vivant — décrit aussi justement le terrifiant que le comique dès lors que le mécanique, principe de mort, gagne de proche en proche toutes les régions existantes, finissant par investir la totalité du vivant : Bergson lui-même le signale (1). Pour le penseur du hasard, une telle expérience d'épouvanté n'est ni particulière ni isolée. L'état de mort ne désigne pas un cauchemar, mais l'état « naturel » des choses. Il est, précisément, la « nature des choses », pour qui a reconnu que les choses étaient sans nature. Il n'y a donc plus, ici, de processus de « dénaturation » а proprement parler : une non-nature ne vient pas s'emparer d'une nature préalablement existante ; on s'aperçoit seulement, après coup, qu'il n'y a jamais eu de nature. De même il n'y a pas de superposition de la mort sur la vie, car il n'y a jamais eu de vie. La vie n'a pas cessé ; elle n'a, en fait, pas commencé. L'état de mort n'est donc pas opposé а l'état de vie, mais désigne tout uniment, sans référence aucune а une vie quelconque, l'état de « ce qui existe » ; et si cette pensée a

(1) Pp. 108-109 du Rire.

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un caractère cauchemardesque, c'est que ce qui existe est cauchemardesque — ce qui existe, et non les rêves, ni les cauchemars. Ce qui existe est peut-être un cauchemar ; mais, а la différence des rêves nocturnes, un cauchemar dont il est impossible de se défaire par le réveil : songe peut-être, mais sans appui sur une plus véritable veille. Les pensées et rêveries éveillées, qui définissent le règne de la conscience, peuvent seulement habiller de maints ornements l'impensable et cruelle nudité du hasard : nudité que les idées peuvent voiler mais non dissoudre de la manière dont le réveil dissipe les songes. Aussi, comme le dit Montaigne dans Y Apologie de Baimond Sebond, les pensées conscientes sont-elles, faute de référentiel où prendre leur mesure, plus tenaces, et donc plus trompeuses, que les songes : « Le sommeil en sa profondeur endort parfois les songes. Mais notre veiller n'est jamais si éveillé qu'il purge et dissipe bien а point les rêveries, qui sont les songes des veillants, et pires que songes. »

On demandera en quel sens l'affirmation du hasard — au sens originel et constituant — est aussi nécessairement une affirmation de l'état de mort. Ce lien entre mort et hasard est évident, si l'on se réfère а ce qui a été rappelé plus haut : le caractère immanent et spontané de la faculté organisatrice au sein d'une « nature » que le penseur tragique dit non naturelle et hasardeuse, la négation de toute intervention extérieure pour rendre compte de ce qui existe. Pour l'affirmateur du hasard, « ce qui existe » est d'un seul tenant, existe а un même et unique « titre », tirant du hasard une même possibilité : pas de différence qualitative entre un tas de sable, un être « vivant », un ordinateur électronique. Or, affirmer la possibilité de la vie suppose toujours qu'on affirme des différences de niveau entre les différents « règnes » d'existence — quand même celles-ci se réduiraient а cette seule mais essentielle différence entre l'inerte et le mobile, le figé et le vivant. S'il est une vie, c'est celle qu'a dite Bichat en une définition toujours d'actualité : l'ensemble des forces qui résistent а la mort. Vivre, c'est vivre par rapport а quelque chose : si tout vit, rien ne vit — si tout est rosé, rien n'est rosé, a dit un jour, en une formule également définitive, Vladimir Jankélévitch. S'il n'est rien а quoi « résister », rien par rapport а quoi une organisation quelconque puisse être dite vivante, on conclura nécessairement que rien ne vit. C'est lа précisément ce qu'affirmé

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l'idée de hasard constituant : elle nie la possibilité de différences de niveau, réduisant toutes les existences а un même niveau, les regroupant en un même ensemble-hasard а la surface duquel

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toutes les combinaisons sont spontanément possibles — homme, arbre, pierre —, et а partir duquel seulement pourra exister l'infinité des différences. Faut-il nécessairement imaginer, en l'existence, des niveaux différents pour rendre compte de l'infinité des différences entre les objets existants ? Telle est la question fondamentale, а laquelle la pensée du hasard répond négativement : « ce qui existe » contient déjа le principe de différence — « par hasard », c'est-а-dire : en raison du caractère constitutionnellement hasardeux de ce qui existe. Différences de détail, ou différences plus générales, comme celles qui permettent apparemment de différencier « matière » et « vie » en ordres de nature différents, sont également permises par l'idée de hasard. Laquelle n'a besoin de nul apport extérieur pour considérer ce qui existe : tout ce qui fait apparemment relief — « liberté », « initiatives », « événements » — est conçu comme ni plus ni moins inerte, ni plus ni moins vivant, que le reste de ce qui existe. Elle voit certes une infinité de différences ; elle affirmera même, contre le rationalisme classique, l'unique et universelle existence de la différence, sans référence préalable а une idée de l'identique — thème récemment développé par l'ouvrage de G. Deleuze, Différence et répétition (1). Mais elle ne voit aucune différence de nature, de niveau, de relief, entre l'infinité des objets différents, des ensembles différents, des organisations différentes. « Distingo est le plus universel membre de ma Logique », dit Montaigne (2). Universalité, précisément, de la différence, qui embrasse dans une certaine unité — le hasard — la totalité des différences. Unité qui signifie ici, non une synthèse, mais l'impossibilité de distinguer des ordres différents au sein de ce qu'elle conçoit comme hasard, c'est-а-dire dans l'ensemble de toutes choses : équivalence originelle, uniformité fondamentale, au regard d'une pensée qui voudrait opérer un partage entre le mort et le vivant. Sans doute, au gré du hasard, certaines organisations peuvent-elles se créer, subsister un temps, puis se détruire ; les éléments qui les composent y apparaître et y disparaître а un moment donné. Mais ces apparitions et ces disparitions ne peuvent être dites principes de vie et de mort, sinon en un sens а la fois anthropo-morphique et métaphysique : anthropomorphique, par l'expérience consciente que l'homme fait de sa propre existence ; métaphysique, par l'idée d'un recours а une notion transcendante de « vie » appelée а rendre compte de la possibilité de sa propre

(1) Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

(2) Essais, II, 1.

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existence. Mais cet appel а une idée supérieure de vie est, pour l'aifirmateur du hasard, une illusion philosophique majeure. La question qui se pose ici est d'inspiration humienne : dans le fait qu'on appelle « vie » sa propre participation а « ce qui existe », y a-t-il quelque chose que l'on pense, une idée réellement ajoutée а la notion d'existence ? De même, demande par exemple Hume, dans le fait qu'on appelle « cause » le principe d'une certaine succession d'événements, y a-t-il quelque chose de pensé, une idée ajoutée а la notion de succession nécessaire ? Pour le penseur du hasard, il n'y a rien de plus dans la notion de vie que dans la notion d'existence, quelle que soit la « nature » de l'objet existant : vie et mort sont, pour lui, termes exactement équivalents. Et, а la limite, l'état de vie pourrait qualifier « ce qui existe » aussi bien (c'est-а-dire aussi peu) que l'état de mort. Appelez ça, qui existe, comme vous voudrez : rien ne s'y passe jamais de tel qu'on soit autorisé, а son sujet, а parler de « vie » ou de « mort ». Le pessimisme de Schopenhauer présente, sur ce point, des vues particulièrement originales. Au regard de la volonté scho-penhauerienne rien ne permet, en effet, de distinguer la vie de la mort. On sait que la métaphysique de la mort, exposée au chapitre XLI des Suppléments au livre IV du Monde comme volonté et comme représentation, aboutit а une conception paradoxale du tragique de la mort : celle-ci étant incapable d'apporter une modification а ce qui existe (c'est-а-dire au système de la volonté), d'y susciter un « manque » quelconque. Le tragique de la mort, selon Schopenhauer, réside non dans une idée de perte, mais au contraire dans la révélation du caractère indestructible de la volonté : tout ce qui a vécu — tout ce qui a « voulu » — se répétera intégralement au cours des siècles, sans perte ni ajout quelconques. De la même façon, le tragique de l'amour, exposé dans les célèbres pages de la Métaphysique de Γ amour (1), n'est pas а rechercher dans la direction d'un manque (dans le caractère inassouvissable du désir, le caractère inaccessible de ses buts), mais plutôt dans celle d'un surplus, d'une satisfaction trop parfaitement adaptée aux tendances amoureuses : dans le principe d'une infaillible et mécanique répétition au service de la perpétuation de J'espèce, dont la ruse est de suggérer а l'homme l'illusion qu'il est le sujet d'un désir en réalité étranger а son intérêt propre. Bref, rien ne se

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perd, rien ne se crée dans la volonté : une telle formule, qui résume le pessimisme scho-penhauerien, signifie qu'il n'y a véritablement ni naissance ni

(1) Ghap. XLIV des Suppléments au iiv. IV du Monde.

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disparition, ni vie ni mort, mais seulement une mécanique — la volonté — dont les déplacements successifs donnent а ceux qui ont conscience d'en être affectés (ainsi les hommes) l'illusion de l'autonomie, de la liberté, de la vie. Mais ce que l'homme appelle « vie » ne désigne que l'aptitude de la volonté а la répétition mécanique, а un renouvellement travesti, et l'aptitude de l'homme а assumer, sur le mode illusoire, la responsabilité d'une volonté en apparence agie, en réalité subie. Personne, en définitive, n'aurait l'idée de vie sans l'illusion а la faveur de laquelle l'homme se considère comme sujet de ses désirs, de sa volonté. La capacité de l'homme а surenchérir, а « vouloir » personnellement ce qui en lui veut — illusion fondamentale de la pensée humaine selon Schopenhauer — permet seule de figurer les traits nébuleux d'une vie se superposant а la nature (а la volonté). Traits nébuleux : cette vie que se figure l'homme lorsqu'il fait l'expérience de sa volonté propre est une vie fausse, une mauvaise imitation. L'illusion fondamentale а laquelle s'en prend constamment Schopenhauer est ainsi l'idée que la volonté puisse être vivante. Vivante, c'est-а-dire véritable, serait une vie voulue en dehors de la volonté en œuvre dans la nature ; mais rien n'existe de tel. Rimbaud est schopenhauerien lorsqu'il déclare, dans Une saison en enfer, que « la vraie vie est absente » : n'est présente en effet nulle part, selon Schopenhauer, une « vraie » vie, qui fasse relief sur les mécanismes de la volonté ; tout ce qui existe, répétant sans modification les instructions de la volonté, est d'ores et déjа mort — d'une mort où, il est vrai, rien ne peut naître ni mourir.

Tout comme la pensée du hasard, le pessimisme schopenhauerien dissout donc l'idée d'une différence entre la vie et la mort. Mais par le biais opposé : au lieu d'intégrer la totalité de ce qui existe а l'idée de hasard, Schopenhauer recourt а une notion métaphysique d'organisation — la volonté — qui est le contraire même de la notion de hasard (même si, comme Schopenhauer serait vraisemblablement assez disposé а l'admettre, c'est « par hasard » que cette volonté a étendu son emprise sur ce qui existe). Gomme il a été dit plus haut : Schopenhauer se donne d'abord un monde constitué, а partir duquel seulement il sera possible de parler de hasard, en l'occurrence plutôt d'absurdité. En ce monde se manifeste bien une équivalence fondamentale des niveaux de ce qui existe ; mais celle-ci est saisie, chez le penseur pessimiste (Schopenhauer), dans l'intuition générale d'une loi — la volonté — constituée une fois pour toutes, alors que, chez le penseur tragique (Lucrèce), elle dérive, au contraire,

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de l'intuition d'un hasard généralisé, de l'absence de toute constitution (ou « nature »). Même réduction de ce qui existe а un unique niveau d'existence, mais pour des raisons opposées : chez le pessimiste, parce que rien n'est hasard (d'où un monde absurde, mécanique bien constituée dont les ressorts sont organisés de manière cohérente, quoiqu'en dehors de toute finalité raisonnable) ; chez le tragique, parce que tout est hasard (d'où l'absence de monde constitué, que celui-ci soit d'ordre rationnel ou aberrant). Même plaine morne s'offrant au regard, mais dont le principe de monotonie diffère entièrement : le premier d'être sans surprise — expérience de l'absurde — le second de n'être que surprise — expérience de la perdition.

Sont а distinguer ici les notions de perle et de perdition. La perte est un événement se rapportant а une conception événementielle du hasard ; la perdition est un étal relatif а la conception d'un hasard originel et constituant. En d'autres termes : la perdition est а la perte ce que hasard est а casas. La première est une mise en question de l'être en général, la seconde un accident dans le cours de l'être. On se perd (événement) alors qu'on est en perdition (état) : un navire fait naufrage а un moment précis, mais peut rester en état de perdition pendant une durée indéterminée ; de même l'homme ne meurt qu'une fois, mais peut être en perdition toujours. La perte désigne la disparition d'un être repérable, la perdition l'inexistence préalable de tout repère, un état où tous les référentiels sont hors d'usage : perte а la fois des graduations et des différents ordres d'échelle. Dans l'état de perdition, rien n'est situable, ni en qualité (estimation en gros), ni en quantité (estimation en détail). Ce qui existe, а l'état de perdition, est une somme de sensations dont les intitulés ne figurent dans aucun registre : on sait seulement que, d'un certain point de vue improvisé (celui d'un individu а un certain moment, qu'aucun référentiel ne permet de situer par rapport aux autres), une certaine sensation G a succédé а une certaine sensation B, laquelle succédait а une certaine sensation A ; mais rien n'est dit, ni quant а la « nature » de ces sensations, ni quant а Γ « ordre » dans lequel elles sont apparues. Nuit, cauchemar, délire, angoisse, nausée, sont des approches de la

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perdition : seulement des approches, désignant tel ou tel aspect singulier, et singulièrement ressenti, de l'expérience philosophique de la perdition, dont le hasard est le nom le plus général parce que le moins inapproprié. Ce а quoi se réfèrent silencieusement l'angoisse nocturne et le cauchemar est l'état de mort : la vision de la mort comme état, comme vérité

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première de tout ce qui existe, de tout ce qui, pendant la veille inattentive, a pu prendre plus ou moins plausible apparence de vie. Dans le cauchemar philosophique, ce n'est pas la mort qui apparaît comme le terme inéluctable de toute « vie », mais la vie elle-même qui perd son caractère vivant, révélant ainsi son appartenance originelle а la mort : inerte, hasardeux, étranger а toute nature, apparaît alors l'ensemble de ce qui existe, y compris et surtout les « forces » qui semblent s'y jouer. Perdre tout référentiel, c'est, а plus ou moins long terme, perdre l'idée qu'il puisse y avoir de la vie, c'est-а-dire une ou des natures. Que disparaissent nord et sud, droite et gauche, jour et nuit, passé et avenir, vie et mort, signifie qu'une certaine région d'existence, ou plutôt un certain angle de vision, ont été privés de leurs référentiels coutumiers ; l'idée de hasard constituant, qui est l'origine de chacune de ces pertes particulières, peut être considérée comme la raison générale ordonnant toute expérience de la perdition. Perdition désigne ainsi, non la somme des pertes pouvant survenir, mais la vérité générale que rien n'est а perdre, rien n'étant tenu — non, par exemple, la mort imminente, mais l'absence originelle de vie qui fait de la mort plutôt un état permanent qu'un événement possible et isolé.

D'où deux types de philosophie — tragique ou pessimiste —, selon qu'on a en vue la perdition (hasard originel) ou la perte (hasard événementiel). Schopenhauer, Kierkegaard, Unamuno sont, selon cette distinction, des philosophes pessimistes ; Lucrèce, Montaigne, Pascal, des penseurs tragiques. D'où aussi deux conceptions très différentes du tragique de la mort, selon que celle-ci est considérée comme événement ou comme état. Dans le premier sens, le tragique de la mort concerne le sort de certaines séries déjа constituées : il sonne le glas d'une certaine organisation, telle celle qui porte le nom de vie humaine (organisation dont l'autre forme de pensée tragique dénoncerait, non la perte, mais le non-être, le caractère illusoire de la constitution même). Est ici en jeu une subjectivité concernée par une disparition particulière : celle d'autrui, ou la sienne propre, qu'elle prévoit. Dans le second sens, le tragique de la mort s'étend а tous les êtres, non en tant qu'ils sont destinés а cesser d'être, mais simplement en tant qu'ils sont (ou plutôt, ne réussissent pas а « être »). A ce niveau tout peut être dit tragique puisque participant également а l'état de mort. Tout, et notamment tout « événement », qui est, quel qu'il soit, un reflet du tragique de l'état ; tout événement est tragique en ce qu'il peut, considéré а partir de l'état de mort, venir rappeler l'impossibilité générale

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des événements. On dira ainsi que la mort n'est pas seulement un terme angoissant promettant toute perspective humaine а la fragilité et а l'éphémère ; qu'elle est d'abord Vêlai même de ce que l'homme connaît, pense et vit. Plus tragique que la mort événementielle, parce que hasardeuse en un sens plus profond, apparaît finalement la vie : celle-lа n'est que perte, celle-ci signifie perdition.

Le seul philosophe а avoir explicitement décrit la mort non comme événement, mais comme état, est Heidegger dans Uêlre et le temps (1). La thèse heideggerienne est que la mort n'est pas la révélation d'une fin (événement) mais d'une situation (état) : la fragilité existentielle de la « réalité humaine ». La « possibilité » de la mort-événement est seconde et relative par rapport а la « possibilité » de la réalité humaine-état ; celle-ci déjа riche d'un état de mort (Heidegger dit : fragilité existentielle) que l'événement mortel se contentera, en quelque sorte, d'exploiter : « le phénomène de Pêtre-pour-la-fm se distingue mieux ainsi, une fois éclairé comme l'être pour la possibilité spécifique, privilégiée, de la réalité humaine. Mais cette impossibilité absolument propre, inconditionnelle et indépassable, la réalité humaine ne se la constitue ni après coup, ni occasionnellement au cours de son être. Non, si la réalité humaine existe, c'est que déjа aussi elle est jetée dans cette possibilité de la mort » (2).

Cependant, cette situation de fragilité existentielle est ici analysée en référence а une théorie de l'être, dont l'homme, dit ailleurs Heidegger, est le « berger ». Aussi la description heideggerienne de la mort n'est-elle pas exactement terroriste ; а la différence, par exemple, de la description pascalienne de l'état de vie conçu comme état de mort, sans appui aucun sur une idée de l'être (du moins : avant le pari sur Dieu). Pascal, qui décrit la mort de manière classique, c'est-а-dire comme événement, s'attache surtout а exprimer le rien — l'état de mort — de

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tout ce qui vit, de ce que l'homme peut penser, aimer, posséder et faire. Le divertissement sert précisément, chez Pascal, а désigner l'ensemble des actes possibles en état de mort : soit l'ensemble de tous les actes et de toutes les pensées concevables (et Pascal n'exclut pas même du divertissement la rédaction de ses propres Pensées). Le divertissement est l'unique modalité d'agissement dans un monde mort parce que livré au hasard : rien en lui qui

(1) Deuxième section, chap. Ier : « « L'être-pour-la-mort » et la possibilité pour la réalité humaine de former un tout achevé. »

(2) Ed. Gallimard, in Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 141.

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puisse renvoyer а rien, se faire l'écho, si éloigné soit-il, d'un « être » quelconque. Mais l'angoisse face au non-être ne signifie pas l'épouvante, dès lors qu'il s'y greffe, comme chez Heidegger, une théorie de l'être (chargée par ailleurs d'expliciter la possibilité de l'épouvante). L'être, pour le penseur terroriste et tragique, ne sera jamais « en question » — pas même en question. L'homme n'est pas le « berger de l'être ». Berger d'aspiration, peut-être, mais sans jamais rien а garder. Plutôt donc berger du néant, conservateur sans objets а conserver, gardien obstiné de quelque chose qui, par définition, ne se donne pas а garder : le hasard. Comme le dit Montaigne : « Scrutateur sans connaissance, magistrat sans juridiction et, après tout, le badin de la farce » (1).

Au terme de cette analyse des rapports entre le hasard et l'épouvante, se dégage une définition générale du concept de « tragique », intéressant l'ensemble de la présente Logique du pire. Tragique, dans tous les sens qui lui ont été ici reconnus, ne désigne jamais rien d'autre que le hasard : а condition d'entendre ce dernier terme dans le sens le plus général, celui de « hasard constituant », qui englobe toutes les possibilités de « hasard événementiel ». Ce qui s'exprime dans la tragédie, depuis les Grecs jusqu'aujourd'hui, n'a pas seulement rapport avec le hasard, comme il était dit en commençant : il s'agit toujours du hasard en personne, apparaissant il est vrai dans des rôles infiniment variés, c'est-а-dire sous des formes et а des niveaux différents. Perte, perdition, non-être, dénaturation, état de mort, sont des variations d'un même thème fondamental qui s'appelle indifféremment hasard ou tragique, et qui désigne le caractère impensable — en dernière instance — de ce qui existe, quelles qu'en soient la structure et l'organisation. Le tragique est ce qui ne se pense pas (il n'y a pas de « lois du tragique »), mais aussi ce а partir de quoi toutes les pensées sont — а un certain niveau — révoquées. Il désigne ainsi, en un certain sens, l'impossibilité de la philosophie. On ajoutera : peut-être, aussi, une de ses plus insistantes raisons d'être.

3 — HASARD, PRINCIPE DE FÊTE : L'ÉTAT D'EXCEPTION

La pensée du hasard n'exclut pas de la possibilité de ses représentations l'idée de généralité ; elle tient même, aussi

(1) Essais, III, 9.

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fermement que toute philosophie rationaliste, pour la présence de faits généraux — donnant lieu а des idées générales — au sein de ce qui existe. S'il est, а ses yeux, exclu qu'existé une « nature », par exemple de l'homme ou de la causalité, il n'en est pas moins évident qu'existent des faits généraux, qui s'appellent espèce humaine et causalité. L'objection selon laquelle la pensée du hasard trouverait ses limites dans une incapacité а rendre compte de la généralité, laquelle est non seulement exigence de la pensée mais aussi existence « dans les choses », est objection de surface. La différence (entre philosophie du hasard et toute autre philosophie) ne tient pas ici а la reconnaissance ou non des faits généraux, mais а la conception de leur statut. Le hasard tient compte de la généralité tout autant qu'une pensée de type finaliste ou déterministe, mais en rend compte différemment : il n'y voit pas l'exemple particulier d'un ordre général qui serait celui du monde et de l'existence, mais une manifestation spécifique d'organisation ne renvoyant а aucun ordre extérieur а elle. C'est en ce sens que Lucrèce admet les lois générales а titre de foedera naturai : « contrats » provisoires de la nature qui lient, un temps, un certain ensemble d'atomes au sein d'une périssable organisation. Contrats qui ne font, sur le hasard, que relief apparent, étant eux-mêmes issus du hasard : le hasard, de par le jeu des possibilités et impossibilités des combinaisons atomiques, ne pouvant manquer de produire de temps en temps des généralités — accumulations hasardeuses, « tas » de hasards doués d'une durée relative — tout de même que, selon le vieil argument épicurien,

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un nombre de jets infini des lettres de l'alphabet grec ne saurait manquer de produire une fois, par hasard, le texte intégral de Y Iliade et de YOdyssée. Contrats donc, mais révocables comme le sont tous les contrats, et auxquels nul caractère sacré n'est attaché, а la différence des contrats décrits par la physique stoïcienne. Lа où, dans la nature stoïcienne, Zeus en personne vient assurer la stabilité des organisations, le caractère crédible des όρκοι, c'est, dans la physique épicurienne, un blanc — le hasard — qui manque а assurer la permanence des organisations qu'il a par hasard suscitées. D'où le caractère fragile des généralités et la menace de cataclysme imminent pesant sur toute* organisation si stable paraisse-t-elle : la peste d'Athènes, qui clôture le De rerum natura, en est comme un signe avant-coureur. Dans un autre contexte philosophique, Montaigne admet la généralité а titre а la fois occasionnel et relatif : occasionnel car elle est engendrée par la coutume (nom donné au hasard lorsque celui-ci passe par l'intermédiaire de l'action

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humaine) ; relatif car elle suppose, pour être perçue, c'est-а-dire pour être, un point de vue particulier du temps et de l'espace : « Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caveau où tu es logé, au moins si tu la vois... (...) ; c'est une loi municipale que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l'universelle » (1).

Le statut de la généralité, telle que la conçoit la pensée du hasard, est donc d'ordre anthropologique, souvent sociologique, toujours institutionnel. Dans tous les cas, la généralité est ce que, soit le hasard « artificiel » (coutumes, habitudes, lois humaines), soit le hasard « naturel » (possibilités et impossibilités des combinaisons atomiques), ont institué — étant entendu que la distinction entre ces deux aspects du hasard est des plus fragiles, aucun référentiel ne permettant de distinguer entre nature et artifice. C'est pourquoi le projet général du Traité de la nature humaine de Hume est de montrer que l'étude du général présuppose l'étude de l'homme, principal instituteur des généralités observables et observées : dans la rue, au théâtre et dans la philosophie. En ce sens l'existence des généralités ne contredit pas, mais confirme plutôt la philosophie du hasard : а condition de considérer celles-ci hors de toute référence а une loi transcendante, généralité des généralités qui se substituerait au hasard pour rendre compte de la possibilité générale de l'existence des généralités.

Il y a, en effet, deux manières très différentes de concevoir ces généralités que Lucrèce appelle foedera nalurai et Montaigne « lois municipales » ; généralités qu'on désignera ici sous le terme de régions. Est région tout ce qui, а un certain moment et d'un certain point de vue, se présente а l'esprit comme constituant un certain ensemble. Tout ce qui se pense est ainsi d'ordre nécessairement régional, et toute philosophie de caractère nécessairement régionaliste : reconnaissant que tout ce qui existe constitue la sommation d'un certain nombre d'ensembles — pierres, idées, sentiments — dont les frontières sont parfois (et même toujours) mal délimitées, mais qui n'en sont pas moins des régions relativement autonomes. Mais ce concept de « région » peut s'entendre en deux sens opposés, dont l'un est aiïirmateur d'ordre, l'autre afïirmateur de hasard. En un premier sens, la région est pensée par référence а une capitale : métropole peut-être invisible et inconnaissable, mais que tout dans la région désigne, et que Platon appelle l'Idée, Pascal le dieu caché, Hegel l'esprit absolu. Régionalisme avec capitale,

(1) Essais, II, 12.

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d'où la région tire а la fois sa signification et son être : sa « situation ». Ou bien la région est, en un second sens, pensée par référence а d'autres régions, et sans référence а une métropole, а un ensemble qui désignerait, non la seule sommation, mais la totalité des régions. Régionalisme sans capitale : ce qui y existe ne constitue pas un ensemble de régions, seulement une somme indéterminée de régions que relie entre elles, non le principe d'une référence commune а un tout, mais l'addition silencieuse de la copule « et » (il y a telle, et telle, et telle région ; et ainsi de suite а l'indéfini). Il en résulte une impossibilité de situer chaque région examinée par rapport а un plus vaste ensemble ; il en résulte également l'impossibilité de les situer les unes par rapport aux autres, c'est-а-dire de les délimiter : celles-ci n'étant situables, ni par rapport а une capitale absente, ni par rapport aux Etats limitrophes. Pour assurer la limite entre un ordre et un autre, il faut en effet distinguer entre ce qui appartient а cet ordre et ce qui appartient а cet autre ordre ; pour savoir ce qui appartient а un ordre, il faut pouvoir grouper tous les composants d'une « nature » sous la dépendance commune d'un principe centralisateur ; celui-ci faisant défaut, aucune région n'a de limites — et aucune « nature » n'a d' « existence ». Aussi le régionalisme tragique, qu'on opposera au régionalisme de type rationaliste (rationaliste, en ce qu'il possède, avec la pensée, sinon la connaissance, d'une capitale, une « raison » suffisante de ses régions), est-il un régionalisme sans capitale, et

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même un régionalisme sans régions — du moins sans régions délimitées. D'où, chez Pascal, l'impossibilité de désigner une nature, même d'ordre strictement régional : « La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt ; mais si on l'anatomise, sera-ce la tête, le cæur, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang ? Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne ; mais, а mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, а l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom de campagne » (1). Le régionalisme de type rationaliste affirme l'être des régions par référence а un tout ; le deuxième nie l'être des régions, faute de référence, ni а un tout auquel elles appartiendraient, ni а des régions voisines aux frontières desquelles elles se délimiteraient. Les régions, en ce second sens, n'ont d'être ni absolument, ni rela-

(1) Pensées, éd. Brimschvieg, frag. 115.

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tivement : elles sont des rêves, des apparences, des non-êtres. C'est en ce sens que la dialectique pascalienne dite des deux infinis (1) démontre, par-delа l'impossibilité de l'assignation d'un site, l'inexistence de tout ce qui se donne а nommer et а connaître.

La généralité, ainsi conçue comme région sans capitale dont elle dépende, est certes privée de tout ce qui fait, aux yeux de certaines philosophies, l'essence de la généralité (car elle affirme des régions de déterminations sans prendre appui sur une conception générale du déterminisme) ; elle n'est pas pour autant une notion vague et incertaine. Tout au contraire : elle apparaîtrait plutôt comme une forme rigoureuse et scientifique de la généralité, dans la mesure où elle affirme un certain fait général sans le faire dépendre d'une idée générale au sujet de la généralité. L'idée selon laquelle une généralité peut (et doit) être affirmée sans commentaire, s'accommodant ainsi de tous les caractères de l'empirisme (caractères a posteriori, relatif et provisoire), n'apparaîtra jamais comme non scientifique aux yeux des savants ; seuls pourront la juger telle des philosophes (ou des savants-philosophes), et encore un type particulier de philosophes : ceux qui ont déjа une idée sur ce que doit être l'objet de la recherche scientifique et philosophique. Le débat qui opposait sur ce point Pascal а Descartes ne recouvre pas une opposition entre un croyant et un rationaliste, mais entre un esprit scientifique (Pascal) et un métaphysicien (Descartes).

La pensée du hasard admet donc bien les généralités, mais au même titre qu'elle admet toute existence. Elle leur reconnaît un caractère exactement aussi hasardeux qu'а toute autre manifestation : d'être plus ou moins fréquents ne différenciant pas en nature généralités et phénomènes « isolés ». De la même manière, dans un mélange de grains de sable а égale proportion blancs et noirs, des amas de grains noirs ou blancs ont un caractère plus rare, mais non plus hasardeux, que l'ensemble des régions grises. Il en résulte que toute manifestation, qu'elle soit d'ordre isolé ou général (isolé comme un aveugle-né, général comme un individu doué d'une vision normale), revêt un caractère également exceptionnel. De même qu'aucun critère ne permet de distinguer entre le naturel et l'artificiel, aucun critère non plus ne permet de distinguer entre le normal et l'exceptionnel. En l'absence de critère permettant de juger d'une nature, on a vu que tout ce qui existe constituait égal artifice ; pour la même raison — en l'absence de critère permettant de juger d'une

(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 72.

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norme — on dira que tout ce qui existe est d'ordre également exceptionnel.

Telle est bien l'une des pensées majeures des Essais de Montaigne : le refus de l'idée d'une quelconque « normalité » dans la nature, l'affirmation du caractère exceptionnel de toute existence quelle qu'elle soit. Le point de départ de cette affirmation étrange est le refus de l'idée selon laquelle une règle pourrait souffrir des exceptions, et la découverte que l'adage « l'exception confirme la règle » n'est qu'un principe d'accommodation destiné, non а confirmer, mais а sauver in extremis le rationalisme d'une objection préalable et fondamentale. Un des plus faibles chaînons de toute forme de rationalisme est en effet ce principe bien connu selon lequel l'exception confirme la règle ; et c'est ce principe que Montaigne, plutôt par rigueur philosophique que par disposition sceptique ou pessimiste, a fait sauter, brisant ainsi le rationalisme а l'un de ses points névralgiques et entraînant dans cette destruction tout le corps de la métaphysique classique. Car ce principe n'est jamais une

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confirmation, mais toujours un pis-aller : puisqu'il n'y a rien а faire de l'exception, autant l'intégrer а un système compliqué d'interprétation aboutissant а faire de celle-ci une manifestation particulière de l'ordre qu'elle récuse ; sous certaines conditions, on dira donc que l'ordre ne peut apparaître que sous une forme inversée, et on fera la construction forcée de ce système de conditions rendant possible et nécessaire l'écart apparemment imprévu. Ainsi Pavlov, Merleau-Ponty le montre en détail dans La structure du comportement, inventait-il des lois au fur et а mesure des observations contredisant sa loi fondamentale, lois destinées а faire de ces contradictions des exceptions confirmant sa règle ; ainsi Michelson justifiait-il le résultat négatif d'une expérience au terme de laquelle il espérait mettre l'éther en évidence par l'invention d'une propriété particulière de l'éther а ne pas apparaître. Montaigne est penseur trop critique, trop «scientifique », pour accepter pareils compromis, qui sont а la philosophie ce que les accommodements de Tartuffe sont а la morale : comme il n'est avec la loi aucun accommodement, il n'est а la règle, si règle il y a, aucune exception. A partir de cette dénégation de la compossibilité de la règle et de l'exception, la pensée de Montaigne se déroule selon un schéma simple et intraitable : 1) Une loi, si loi il y a, ne doit connaître aucune exception : faute de quoi elle serait loi imaginaire ; 2) Or, toutes les lois recensées jusqu'а ce jour présentent des exceptions : toutes, sans aucune exception ; 3) II s'ensuit qu'aucune loi n'existe ;

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4) Donc, tout ce qui existe, n'étant soumis а aucune loi sinon d'ordre imaginaire, est d'ordre exceptionnel : le règne de ce qui existe est règne d'exception. Tout est en effet, selon Montaigne, exceptionnel ou « monstrueux » (monstram définissant ce qui ne peut trouver place dans le concept de « nature ») : « Combien y a-t-il de choses en notre connaissance, qui combattent ces belles règles que nous avons taillées et prescrites а nature ? Combien de choses appelons-nous miraculeuses et contre nature ? Cela se fait par chaque homme et par chaque nation selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons-nous de propriétés occultes et de quintessences ? Car, aller selon nature, pour nous, ce n'est qu'aller selon notre intelligence, autant qu'elle peut suivre et autant que nous y voyons : ce qui est au-delа est monstrueux et désordonné. Or, а ce conte, aux plus avisés et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car а ceux-lа l'humaine raison a persuadé qu'elle n'avait ni pied, ni fondement quelconque, non pas seulement pour assurer si la neige est blanche (et Anaxagore la disait être noire) ; s'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle chose ; s'il y a science ou ignorance » (1). De manière générale, la pensée du hasard n'admet, pour caractériser l'ensemble des modes d'existence, que le statut d'exception. Conséquence inattendue des prémisses de la philosophie tragique : l'état de mort est aussi un état de fête, parce qu'état d'exception. Dans ce qui existe, rien qui vive, mais rien non plus qui soit morne. La pensée tragique, qui affirme hasard et non-être, est donc aussi pensée de fête. Ce qui se passe, ce qui existe, est doté de tous les caractères de la fête : irruptions inattendues, exceptionnelles, ne survenant qu'une fois et qu'on ne peut saisir qu'une fois ; occasions qui n'existent qu'en un temps, qu'en un lieu, que pour une personne, et dont la saveur unique, non repérable et non répétable, dote chaque instant de la vie des caractères de la fête, du jeu et de la jubilation. La philosophie sophistique, dénégatrice d'être, est ainsi axée, dans la pratique, sur une théorie du καιρός, de l'occasion : tout ce qui survient est comme une fête en miniature que l'art du sophiste consiste а saisir au moment opportun, c'est-а-dire au seul moment possible. Rien n'est plus éloigné de la pensée sophistique que la représentation d'un monde morne, ennuyeux, où tout se répète : c'est plutôt l'être parménidien, et plus encore platonicien, qui apparaît sous les auspices de la répétition et de l'ennui. Aussi la pensée sophistique évoque-t-elle plutôt la

(1) Essais, II, 12.

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récréation, l'avènement d'un plaisir inattendu, voire interdit ; la pensée platonicienne, plutôt l'heure de cours, avec les satisfactions légitimes, attendues et justifiées qui lui sont normalement attachées. Et l'on ne s'étonnera guère que, dans son ensemble, la pensée sophistique ait été une pensée d'apparat, constamment et logiquement drapée dans le paraître, dans la recherche de l'effet, de la brillance, de la surprise : il ne s'agit pas de dire l'être, mais de faire briller le paraître а des yeux non exercés. Rendre les hommes capables de voir la succession des exceptions, capables de profiter de la succession des occasions : c'est lа l'essentiel de l'enseignement sophistique, préfigurant ainsi, comme il a été dit, le traitement psychanalytique.

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Ce lien étroit entre la fête et la représentation tragique du non-être se manifeste aussi, de manière particulièrement remarquable, dans l'œuvre de celui qui fut, après les Sophistes, l'un des plus singuliers mais aussi l'un des plus rigoureux antimétaphysiciens que l'histoire de la philosophie ait produit : Balthasar Gracian. Chez Gracian, le refus de l'être aboutit а une représentation de la merveille et а une philosophie de l'émerveillement. A l'être, Gracian oppose le paraître ; а la substance, la circonstance, l'occasion ; au savoir, la prudence, qui est l'art de paraître et de saisir le temps opportun : le Discours XXVII de YAgudeza y arle de ingenio définit la disposition fondamentale de la faiblesse d'esprit — point de départ d'une longue généalogie, celle de la « descendance des sots » — comme un manque d'attention au temps (la sottise est née du mariage originel de Y Ignorance avec le Temps perdu). De manière générale, Gracian substitue au verbe ser (être) l'expression de solizar, « soleiller » : principe d'une « monstration » originelle qui distribue l'être sous forme de rayonnement, le ventile en apparences successives et singulières. D'où la merveille de tout ce qui, sans être, s'offre au regard intelligent : merveille qui définit la manière dont chaque apparence « soleille » а la faveur de la circonstance et de l'exception. Le drame de la « séparation ontologique » se trouve ainsi, chez Gracian — et chez tout penseur du hasard —, transcendé en une métaphysique de la fête et du féerique.

Les liens entre, la fête et le tragique sont donc plus profondément enracinés que ne le laissait prévoir le début de cette Logique du pire. Le rapport nécessaire qui les relie ne se manifeste pas seulement а un niveau symptomatique : dans le fait que la pensée tragique soit le signe d'une expérience philosophique de l'approbation, menée а la faveur d'une recherche du pire. Il apparaît aussi dans le contenu même de ce qui est pensé au nom du pire :

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dans le hasard comme règle d'exception et principe de fête.

De telles vues peuvent, il est vrai, sembler paradoxales. Ce que révèle le hasard est, on l'a dit, un état de mort : c'est-а-dire une plaine aux niveaux strictement équivalents, où rien n'est susceptible d'intervenir, de faire relief. Etat donc d'indifférence а l'égard de tout ce qui existe et de tout ce qui s'y peut passer : rien n'y pouvant, ni modifier une nature, ni, а plus forte raison, en constituer. Domaine propre, en un certain sens, de l'indifférence, de la vanité de toute entreprise. Gomment ce monde du hasard, qu'on peut dire mort-né (aucune « vie » n'y ayant commencé), peut-il aussi être monde de fête et de renouvellement ? En un tel monde Pascal, afïîrmateur mais ennemi du hasard — c'est-а-dire, en un sens plus profond, affirmateur d'une nature perdue, qu'il voudrait retrouver — proposait, selon sa logique propre, une attitude non jubilatoire : y vivre sans y prendre de « part » ni de « goût ».

Mais il faut ici distinguer entre deux formes différentes d'indifférence. Il y a en effet deux manières contradictoires d'être indifférent : l'une consiste а attendre le hasard а coup sûr, puisque tout est hasard ; l'autre а ne rien attendre, si tout est hasard. Indifférence de la fête, opposée а l'indifférence de l'ennui. Tout dépend ici de ce а quoi on tient, de ce qu'on voudrait voir apparaître : si c'est l'être, le monde est monotone, l'être ne survenant jamais ; si c'est le hasard, le monde est une fête, le hasard survenant toujours. Le monde de la fête est un monde d'exception ; celui de l'ennui est un monde monotone, dont le principe de monotonie provient non d'une différence dans la représentation du monde, mais d'une inversion de l'attente : rien n'étant règle, tout devient semblablemenl exception — pensée dont la monotonie suppose une attente sensibilisée, non pas а l'arrivée constante de nouveautés, mais а la vision, а travers ces différences, d'un même manque de règles. La pensée de la monotonie prend ainsi ses assises dans la représentation de l'exception : en ce qu'elle y constate une absence de règles referentielles, manque а partir duquel elle pourra — d'où la monotonie — voir les différences sous les auspices du même (d'un même manque). Le différentiel philosophique est ici dans la différence d'accueil au hasard, qui fait, selon les cas, l'indifférence joyeuse ou triste, axée sur l'exception ou axée sur la monotonie : selon qu'elle fait la différence entre les exceptions, ou seulement entre ce qui est hasard et ce qui serait nature (d'où la non-différence entre tout ce qui peut survenir dans une existence non naturelle, et l'indifférence au monde).

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Voir l'état d'exception comme état monotone signifie qu'on est d'abord sensible, dans tout ce qui s'offre au regard, а la présence ou а l'absence d'un principe transcendant l'inertie matérielle et hasardeuse de « ce qui existe ». Ainsi

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s'explique un très singulier contresens de Bergson, rendant compte de la philosophie de Lucrèce dans une introduction а des extraits du De rerum nalura. Selon Bergson (qui répète d'ailleurs ici une lecture dont on trouve de nombreuses traces ailleurs et avant), la « mélancolie » de Lucrèce tire sa source d'une vision de l'uniformité, de l'intuition de la nature comme d'une répétition absurde des mêmes mécanismes en action depuis toute éternité, sans nulle place accordée, ni au hasard, ni а l'initiative de la « liberté » humaine : « Lucrèce aime passionnément la nature. On trouve dans son poème les traces d'une observation patiente, minutieuse, а la campagne, au bord de la mer, sur les hautes montagnes. Or, tandis qu'il observait ainsi les choses dans ce qu'elles ont de poétique et d'aimable, une grande vérité est venue frapper son esprit et l'illuminer brusquement : c'est que, sous cette nature pittoresque et riante, derrière ces phénomènes infiniment divers et toujours changeants, des lois fixes et immuables travaillent uniformément, invariablement, et produisent, chacune pour leur part, des effets déterminés. Point de hasard, nulle place pour le caprice ; partout des forces qui s'ajoutent ou se compensent, des causes et des effets qui s'enchaînent mécaniquement. Un nombre indéfini d'éléments, toujours les mêmes, existe de toute éternité ; les lois de la nature, lois fatales, font que ces éléments se combinent et se séparent ; et ces combinaisons, ces séparations, sont rigoureusement et une fois pour toutes déterminées. Nous apercevons les phénomènes du dehors, dans ce qu'ils ont de pittoresque ; nous croyons qu'ils se succèdent et se remplacent au gré de leur fantaisie ; mais la réflexion, la science nous montrent que chacun d'eux pouvait être mathématiquement prévu, parce qu'il est la conséquence fatale de ce qui était avant lui. Voilа l'idée maîtresse du poème de Lucrèce. Nulle part elle n'est explicitement formulée, mais le poème tout entier n'en est que le développement » (1). Ce que Bergson décrit ainsi est, très précisément, la philosophie de Schopenhauer*; nullement celle de Lucrèce, dont il serait aisé de montrer qu'elle s'oppose constamment, et terme а terme, а chacune des phrases de cette citation : la nature est faite de hasard, tout y diffère par le caprice des agrégations atomiques, le monde actuel est tout nouveau, chaque combinaison est inédite et fra-

(1) Extraits de Lucrèce, éd. Delngrave, pp. v-vi.

TRAGIQUE ET HASARD 117

gile, les lois présentes de la nature ne sont que des contrats provisoires appelés а se modifier et se détruire. La lassitude de Lucrèce devant la monotonie des lois naturelles n'est explicitement formulée а aucun endroit du De rerum nalura, déclare Bergson ; sans doute, et la raison en est simple : c'est que l'ennui dont il est ici question n'est pas l'ennui de Lucrèce devant la nature, mais l'ennui de Bergson devant la nature décrite par Lucrèce. Réaction de métaphysicien très justement et très profondément frustré par la lecture du De rerum nalura : ôtez de la nature des choses tout principe transcendant, toute idée surnaturelle, toute référence métaphysique, et — moi — je m'ennuie. Au tragique du non-être s'oppose ainsi la tristesse de l'être ; et, а la mort inscrite dans le principe de hasard, une mort pire : celle de l'essence. Roméo déclare dans Shakespeare, au moment de quitter а jamais Juliette : « Les cierges de la nuit sont éteints, le gai matin fait des pointes sur le sommet brumeux des montagnes ; il faul partir et vivre, ou rester et mourir. » Alternative qui illustre assez la différence entre les deux formes d'indifférence. D'un côté, le monde de la perdition (« partir et vivre »), dans lequel tout se perd parce que différant sans relâche ; si l'on est disposé а y vivre, l'intérêt se reportera sans cesse а l'exception nouvelle, et l'indifférence signifiera fête. De l'autre, le monde de l'être (« rester et mourir »), dans lequel, а force de chercher un repère où fixer une nature, et n'en trouvant pas, on ne retient des successives différences et perditions que le morne écho d'une même impuissance а atteindre l'être : désintérêt а l'exception nouvelle, indifférence d'ennui. Seul le non-métaphysicien, qui a renoncé а l'idée d'être, est susceptible de voir dans le hasard, principe de différence par excellence, autre chose qu'un principe d'uniformité.

4 — HASARD ET PHILOSOPHIE

Dans l'histoire de la philosophie, la notion de hasard occupe une place particulière et marginale : sa situation véritable est peut-être а la frontière séparant ce qui est philosophique de ce qui n'est pas philosophique. Dans le sens qui lui a été ici reconnu — hasard « constituant » — le hasard figurerait assez bien l'horizon spécifique de la réflexion philosophique en général : celle-ci ne commençant qu'а partir du lieu (ou du point de vue) où le hasard consent а renoncer а son emprise. Vouloir philosopher en compagnie du hasard, c'est vouloir réfléchir sur et а partir de

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rien : la « philosophie du hasard » serait ainsi une contradiction dans les termes, désignant la pensée de ce qui ne se pense pas. Etre philosophe du hasard, ce serait se moquer de la philosophie ; ce serait peut-être aussi philosopher vraiment, si l'on en croit le mot de Pascal et le sens — insensé — que Pascal attribuait а la philosophie véritable. Se moquer de la philosophie : c'est-а-dire, investir la réflexion d'une anti-réflexion semant la mort parmi les pensées, comme les anticorps sèment la mort parmi les corps. Dans la grande variété des entreprises philosophiques, le hasard joue en effet immanquablement le rôle de l'assassin — sauf а l'intégrer dans ce qu'il tuerait si on lui laissait les mains libres, c'est-а-dire s'il gardait son privilège d'exterritorialité : en lui réservant une place — а titre de hasard « événementiel » — au sein d'un « être » ou d'une « nature ». Le but principal de la philosophie de Cournot fut ainsi de faire perdre au hasard son pouvoir meurtrier en le faisant dépendre de ce qu'il semble disposé а nier, l'idée de nature : « La notion de hasard (...) a son fondement dans la nature », telle est la thèse majeure de Y Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique (p. 460).

Mais, а considérer le hasard comme antérieur et extérieur а tout être comme а toute nature, on risque d'exclure le hasard, non seulement de l'être, mais aussi de toute pensée possible. Anti-concept, comme il était dit plus haut, le hasard ne désigne, en un certain sens, que l'impossibilité de penser. En déduira-t-on qu'il n'y a pas de philosophie du hasard, que penser le hasard, c'est penser rien ? Que le hasard n'est pas un « objet » de pensée ?

Il est certain que le hasard, même lorsqu'il occupe une place importante—а titre constituant — dans une pensée philosophique, n'est jamais un objet de démonstration. Si le hasard est, peut-être, la plus profonde « vérité » de ce que pense le philosophe tragique, il est évident qu'une telle vérité est, par définition, indémontrable : tout principe de démonstration contredisant le principe de hasard. Si le hasard était démontrable, ce serait au nom d'une nécessité quelconque ; or, le hasard est précisément la récusation de toute idée de nécessité. Démontrer la vérité équivaudrait ici а la nier : comment pourrait-il être nécessaire que quelque chose ne soit pas nécessaire ? L'affirmation du hasard, en œuvre dans les quelques pensées terroristes que l'on peut qualifier de philo-sophies du hasard, ne s'accompagne jamais d'une justification quelconque de cette affirmation : elle ne peut se justifier d'aucune manière, selon la logique même du hasard. L'exemple le plus remarquable de ce silence justificatif propre а la pensée du hasard

TRAGIQUE ET HASARD 119

peut être cherché, non chez Lucrèce, Pascal ou Nietzsche, mais chez un philosophe qui, paradoxalement, affirme l'universelle présence et l'omnipotence de la nécessité : Spinoza. Ambiguïté première du spinozisme, qui n'a cessé d'orienter les interprétations dans toutes les directions concevables, de manière erratique : une forme rigoureusement démonstrative y est mise au service d'une pensée non démonstrative. L'irréductible diversité des derniers travaux sur Spinoza — M. Gueroult, G. Deleuze, J. Lacroix, projets de L. Althusser — vient de confirmer récemment le caractère de « philosophie ouverte » attaché а la pensée de Spinoza: ouverte а toutes les interprétations. Il est aisé de voir en un philosophe qui commence son livre principal par une définition de Dieu et le poursuit sous forme de propositions s'enchaînant nécessairement les unes aux autres un métaphysicien, un rationaliste classique, ou un théologien. Mais il est tout aussi aisé d'y voir un affirmateur du hasard, un penseur tragique ennemi de toute métaphysique, de toute transcendance, de toute théologie ; un philosophe aussi étranger а la notion de nécessité que le sont, par exemple, Lucrèce, Pascal ou Hume. Aux yeux de la philosophie tragique, qui considère Spinoza comme un penseur tragique par excellence, le caractère le plus remarquable de la pensée de Spinoza est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une allergie а la démonstration. De même que Lucrèce affirme sans démonstration — et « nécessairement » sans démonstration — que c'est le hasard (fors) qui constitue l'apparence naturelle de ce qui existe, de même que Pascal renonce nécessairement а convaincre et а présenter son discours en ordre (« J'écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d'honneur а mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable » (1)), de même que Hume nécessairement ne démontre pas l'inexistence de la causalité, de la finalité, de la personnalité, mais signale un « blanc » de sa pensée lа où d'autres disent penser la cause, Dieu ou le moi — de même, c'est sans démonstration d'aucune sorte que Spinoza affirme le thème initial et fondamental de sa philosophie. Mais — et c'est lа un des extraordinaires paradoxes de Y Ethique — il se trouve que le thème ainsi affirmé sans démonstration (c'est-а-dire sans l'exposé des raisons qui en feraient, pour l'esprit, une vérité « nécessaire ») est, précisément, l'idée de nécessité. L'affirmation d'une nécessité, а partir de

(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 373.

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laquelle tout sera nécessaire (et а partir de quoi VElhique met effectivement en œuvre un réseau de déductions nécessaires), est elle-même privée de chacun des caractères de la nécessité. Le grand paradoxe de la pensée spinoziste est ici : ce qui distribue la nécessité (le deus sive nalura, ou, encore, la somme de « ce qui existe ») ne possède pas, lui-même, la nécessité. Paradoxe d'un fleuve au débit inépuisable, а la source absente. Tout se démontre а partir de la nécessité, et rien ne démontre la nécessité : rien dans « ce qui existe » qui témoigne d'un relief quelconque par rapport au reste des choses, qui nécessite un appel а quelque transcendance ou principe métaphysique où les choses prendraient leur raison et leur source — tout peut, comme chez Lucrèce, s'expliquer sponte sua, а partir d'une même surface non métaphysique. Peu importe que cette même surface, cette matrice commune, s'appelle natura rerum ou deus sive natura. Dans les deux cas, tout peut et doit prendre place а partir de « ce qui existe », sans recours métaphysique а une idée de fondement nécessaire. L'affirmation spinoziste de la nécessité apparaît donc finalement comme exactement équivalente а l'affirmation du hasard : la définition de la nécessité selon Y Ethique étant que rien, sans exception, n'est nécessaire — que tout peut s'interpréter sans recours а une idée métaphysique, théologique ou anthropologique de nécessité. Ici apparaît la clef du paradoxe spinoziste : Spinoza affirme la nécessité, mais après l'avoir privée de tous les attributs dont l'ensemble contribue а donner un sens philosophique а la notion de nécessité. Ainsi privée de référence anthropologique, finaliste, métaphysique, la nécessité devient, chez Spinoza, un blanc, un manque а penser, exactement au même titre que le hasard. C'est dans la mesure où la nécessité est affirmée toujours, justifiée jamais, que Spinoza est un grand affirmateur du hasard : il en est même, а certains égards, le plus extrémiste penseur, puisque le hasard est dit, dans YEthique, de ce qui est son exact contraire — la nécessité. Que tout soit hasardeux, y compris et surtout le nécessaire, telle est l'une des intuitions maîtresses de Spinoza. Brille ainsi d'un éclat particulier, chez Spinoza, le thème du hasard originel, en ceci que la nécessité est donnée d'emblée comme un objet d'affirmation, non de démonstration (ni de justification, de compréhension ou d'interprétation d'aucune sorte).

On demandera si le hasard, qui n'est pas démontrable, n'est pas du moins, de certaine manière, « montrable ». Question d'inspiration humienne : si vous êtes incapables de nous démontrer la vérité du hasard, dites-nous au moins ce que vous entendez

TRAGIQUE ET HASARD 121

par « hasard ». Ici encore, cependant, force sera а la philosophie du hasard de se refuser а la « monstration » d'un tel anti-concept. Mais, pour se dispenser de cette monstration, le penseur du hasard dispose d'un argument assez efficace : il dira en termes juridiques que dans pareil procès c'est au penseur de la nécessité, et non а lui, qu'incombé la responsabilité de la preuve. Dans la mesure où il est impossible de « faire voir » une notion (le hasard) qui se définit par un aveuglement а l'égard d'un certain principe (la nécessité), il demandera, avant de donner les caractéristiques de sa non-vision, qu'on lui précise la vision dont le spectacle lui demeure interdit. C'est de nouveau la question humienne, qui se retourne cette fois contre ses destinataires naturels : les « idéologues », philosophes non matérialistes, affirmateurs d'une instance métaphysique transcendant une matière hasardeuse. A cette question, les idéologues répondront par un grand nombre de descriptions de telle ou telle nécessité, de telle ou telle conception de la nécessité ; chaque fois le penseur tragique objectera qu'il ne voit rien de particulier dans ce qui lui est donné а voir ou а penser, de tel qu'il soit amené а y subodorer davantage qu'une « chose parmi d'autres », qu'une pensée parmi d'autres, bref l'effet d'un principe transcendant nommé « nécessité ». Ce qu'il appelle hasard est donc le fruit d'un constat empirique : la somme des « blancs » qui lui sont apparus chaque fois qu'il était fait allusion а de la nécessité. En d'autres termes : hasard n'est pas montrable, parce que la nécessité n'est jamais montrée. Et ce qui est dit lorsque le penseur tragique parle de hasard, c'est l'infini « manque а apparaître » de ce qui, chez d'autres, est dit nécessaire.

En dernière analyse, il semble bien que le débat qui oppose le hasard а la philosophie non terroriste soit а situer, non au niveau des concepts, mais au niveau des intentions et des affects. Ni du hasard, ni de la nécessité, il ne se peut rien démontrer ni montrer de très convaincant. Cependant, si hasard et nécessité sont, en définitive, deux « blancs » pour la pensée, ils n'en désignent pas moins deux intentions philosophiques très différentes. Il se pourrait même que l'affirmation du hasard d'une part, le sentiment de la nécessité d'autre part, séparent en profondeur deux « modes » philosophiques irréconciliables : le premier illustré par Lucrèce, Montaigne, Pascal, Spinoza, Hume, Nietzsche, le second par tous les autres philosophes, au sens limité et sociologique du terme. Tel serait le motif

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d'une incompréhension première, le reproche de base adressé mutuellement : au penseur du hasard, le penseur non tragique reproche de ne pas sentir la nécessité ; au penseur non tragique, le penseur du hasard

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reproche le besoin de ressentir un tel sentiment. Car l'idée de nécessité, qui n'est ni concept démontrable ni vision montrable, constitue, aux yeux du penseur tragique, un sentiment relevant plutôt d'un besoin que d'une « évidence du cæur ». Ce que le philosophe tragique ne « comprend » pas n'est pas que d'autres philosophes concluent un peu vite de leur désir а l'être (affirmant la nécessité а partir du sentiment d'un manque), mais plutôt qu'il puisse y avoir désir de ce quelque chose qu'on appelle « nécessité ». Après avoir apprivoisé le hasard, Cournot entreprend de justifier la vérité d'une certaine finalité dans la nature par « le sentiment que nous avons de la raison des choses » (1). Or, chez certains penseurs — philosophes tragiques — un tel sentiment fera toujours défaut, comme manquera toujours la motivation propre а susciter le désir d'un tel sentiment. Mieux — et c'est ici que les deux modes philosophiques ci-dessus distingués s'opposent en profondeur : а ce désir du nécessaire, le penseur tragique opposera son sentiment propre, qui est désir d'affirmation inconditionnelle. Il y a en effet antinomie entre approbation et justification, comme il y a antinomie entre hasard et nécessité, et pour les mêmes raisons. Approuver, c'est nier que « ce qui existe » doive être justifié en raison : une telle justification étant négatrice en puissance (pour n'approuver que sous condition de justification). Pour le penseur tragique, affirmateur du hasard, le désir d'ordre inhérent au sentiment de nécessité est désir négateur, symptôme d'une inaptitude а l'approbation. Problème fondamental de la sensibilité philosophique, peut-être même de la sensibilité humaine en général, jadis sondé par Nietzsche, et dans lequel l'idée de hasard — selon qu'elle est refusée ou affirmée — semble jouer, au-delа de toute analyse du ressentiment et de la mauvaise conscience, un rôle déterminant en dernière instance.

(1) Op. cil., p. 96.

APPENDICES

A plusieurs reprises au cours de cette Logique du pire, des philosophes tels les Sophistes, Lucrèce, Montaigne, Pascal, Hume et Nietzsche ont été dits « penseurs du hasard ». Une telle affirmation demanderait une justification de fond, dont le détail constituerait la matière d'un autre ouvrage : un examen critique de l'ensemble de ces philosophies (ainsi que de l'ensemble des commentaires qu'elles ont suscités), où l'on essaierait de montrer en quoi le hasard occupe une place maîtresse.

A titre d'exemple, on tracera ici l'esquisse de ce qu'auraient été deux de ces études : l'analyse de la notion de hasard chez Lucrèce et chez Pascal, et de la place centrale qu'elle occupe dans le De rerum natura et dans les Pensées.

I. — Lucrèce et la nature des choses

S'il fallait résumer d'un mot le message du De rerum natura, la formule la plus juste, quoique en apparence la plus paradoxale, serait peut-être : il n'y a pas de nature des choses.

L'objet spécifique du poème de Lucrèce, tel qu'il se déclare d'emblée et se répète sans cesse, est de lutter contre la superstition : c'est-а-dire contre la métaphysique, l'idéologie, la religion, tout ce qui se tient « au-dessus » — comme le suggère l'étymologie du mot superstitio — de la stricte observation empirique de « ce qui existe ». Or, ce procès de la métaphysique est intenté par Lucrèce au nom de la « nature ». C'est la natura rerum qui viendra réfuter les perspectives idéologiques et substituera а l'explication métaphysique, source de ténèbres et d'angoisses, une explication purement « naturelle » : « Semblables aux enfants qui tremblent et s'effrayent de tout dans les ténèbres aveugles, nous-mêmes en pleine lumière souvent nous craignons des périls aussi peu terribles que ceux que leur imagination redoute et croit voir s'approcher. Ces terreurs, ces ténèbres de l'esprit il faut donc que les dissipent, non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais l'examen de la nature et son expli-

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cation » (1). L'examen de la nalura reram est appelé а dissiper les fantômes, а montrer la vanité des idées qui ne font, sur la surface de « ce qui existe », que relief imaginaire. Mais ici surgit une difficulté, qu'ont abondamment exploitée la plupart des interprètes de Lucrèce. Il s'agit de savoir si l'exclusion des idées, qui caractérise l'entreprise de Lucrèce, s'accomplit elle-même а la faveur d'une idée : en l'occurrence, l'idée de nature. Auquel cas il sera loisible de montrer que la pensée de Lucrèce, qui dénonce les présupposés des autres penseurs, possède, avec l'idée de nature, son propre présupposé.

Que signifie donc le mot nalura tout au long du poème de Lucrèce ? Il est, on le sait, la traduction du mot grec phusis : Lucrèce écrit un De rerum nalura comme Epicure, après d'autres, avait écrit un « Περί φύσεως ». Mais cette filiation ne résout pas le problème de fond, qui est de déterminer si nalura désigne le simple état des choses ou, au contraire, le système а la faveur duquel les choses sont dotées d'un « état ». Dans le premier cas, nalura désigne un constat, que caractérisent les principes d'addition et d'а posteriori : c'est une fois le poème terminé, quand auront été additionnés tous les éléments et combinaisons s'offrant а la perception humaine, que la somme des choses ainsi perçues viendra, sans autre principe que celui d'une addition empirique, remplir de manière exhaustive la signification du mot nalura. Nalura ne désigne donc, en ce premier sens, ni un principe de cohérence ni une idée d'aucune sorte ; ou plutôt, elle est une sorte d'idée négative, désignant le principe sur lequel on table pour récuser les idées. Dans le second cas, nalura désigne un système, caractérisé par les principes d'explication et d'а priori : c'est elle qui rend compte des « raisons » de la production naturelle, et c'est seulement а partir d'elle que Lucrèce pourra entreprendre la description des choses qui viendront, l'une après l'autre, trouver leur place dans le système déjа organisé par l'idée de nature. En bref : nalura désigne, soit simplement les choses (la somme des choses), soit ce qui rend les choses possibles (Yorigine des choses).

Une des principales difficultés de la lecture de Lucrèce provient de ce que le mot « nature », par lequel on traduit la nalura rerum, ielève plutôt du second sens, alors que la nalura de Lucrèce ne sort jamais du cadre du premier sens. La notion moderne de « nature », quelle que soit la diversité des sens qui lui ont successivement été reconnus, prend toujours ses

(1) II, 55-61, trad. ERNOUT, Ed. « Les Belles-Lettres ».

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significations dans la perspective générale du second sens : celui d'une nature explicative, principe d'une « raison » des choses. Mais lorsque Lucrèce parle de natura, et а s'en tenir а la littéralité du texte, rien ne permet d'inférer une signification débordant le strict premier sens : celui d'une addition silencieuse, qui fait volontairement tautologie avec les choses elles-mêmes (natura rerum désignant а la fois et de manière équivalente « nature » et « choses » : nature (des) choses, ou nature 3$£$^ choses, écrirait volontiers un philosophe moderne). De manière générale, le propos de Lucrèce est de montrer que l'idée d'une « raison » des choses est Vidée superstitieuse par excellence ; peu importent, en définitive, la « nature » de cette raison, son caractère divin, métaphysique ou naturaliste. L'important est qu'on veuille, au-dessus de « ce qui existe », chercher une origine cachée et transcendante ; faire renoncer les hommes а cette recherche est la tâche spécifique du De rerum natura. Il en résulte que, si l'idée de nature est utilisée par Lucrèce pour lutter contre la religion, ce ne saurait jamais être au titre d'une « raison » des choses. Paradoxe d'une nature qui suffit а tout expliquer mais n'est la raison de rien, d'un poème qui s'intitule De rerum natura mais dont l'objet est de montrer qu'il n'y a pas de nature des choses. Paradoxe, et ambiguïté, permettant une interprétation qui semble dévier notablement des intentions de Lucrèce : on verra en celui-ci, non plus un anti-métaphysicien, mais un métaphysicien de la nature. Interprétation qui trouve а s'appuyer sur les constantes invocations de Lucrèce а la natura rerum. Il est bien vrai que Lucrèce, а toute superstition et transcendance, oppose le mot de natura. On n'en déduira pourtant pas qu'il y oppose, de ce fait, Vidée de « nature ». Tout au contraire, l'un des principaux fantômes contre lesquels lutte Lucrèce serait précisément cette idée de nature, au sens qu'a pris le mot depuis Lucrèce. Ce transfert de l'idéologie des mots critiqués aux mots qui les critiquent est une opération courante, dont le mécanisme est bien connu depuis les analyses de Hume, Marx et Lénine. Ici, on accorde а Lucrèce que l'idée de nature exclut toute perspective métaphysique ; mais en même temps on réinvestit dans l'idée de nature des perspectives métaphysiques qu'elle avait réussi а exclure.

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Le matérialisme de Lucrèce n'est pas une telle métaphysique de la nature. Il se passe de toute idée — y compris l'idée de nature. Il est vain d'y chercher l'expression d'un « naturalisme » : car le naturalisme est, lui aussi, une notion métaphysique et superstitieuse, qui se tient « au-dessus » de ce qui existe. Il

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serait illusoire d'y voir une pure affirmation de l'immanence, d'ordre matérialiste ou panthéiste. A une telle immanence le naturalisme ajoute une idée de nature : c'est-а-dire un principe transcendant а la faveur duquel ce qui existe vient а l'existence et constitue un système, un ensemble doté d'une raison de sa diversité. Quand Lucrèce dit d'une chose — c'est-а-dire de toute chose — qu'elle existe а titre « naturel », il n'entend pas intégrer cette chose а un système de la nature, mais au contraire l'affranchir de toute nécessité de système : montrer qu'elle n'a besoin, pour être, d'aucune « raison », qu'elle se passe de toute référence а un ensemble de significations dont elle dépendrait. De cette conception originelle découlent, pour le matérialisme de Lucrèce, trois conséquences majeures :

1) Si tout peut être dit « naturel », c'est précisément qu'il n'y a pas de « nature » des choses. Une telle nature des choses serait un tout, une raison du divers : or Lucrèce insiste sur l'impossibilité d'une telle sommation. Aucune vue de l'esprit ne peut concevoir d'ensemble dont les différentes choses existantes seraient des parties ; aussi est-il impossible de faire dépendre les choses d'un « plan » ou d'une vue de Γ « esprit » : « Ce n'est pas en vertu d'un plan arrêté, d'un esprit clairvoyant que les atomes sont venus se ranger chacun а leur place ; assurément ils n'ont pas combiné entre eux leurs mouvements respectifs ; mais après avoir subi mille changements de mille sortes а travers le tout immense, heurtés, déplacés de toute éternité par des chocs sans fin, а force d'essayer des mouvements et des combinaisons de tout genre ils en arrivent enfin а des arrangements tels que ceux qui ont créé et constituent notre univers ; et c'est en vertu de cet ordre, maintenu а son tour durant de longues et nombreuses années une fois qu'il eut abouti aux mouvements convenables, que nous voyons les fleuves au large cours maintenir par l'apport de leurs eaux l'intégrité de la mer insatiable, la terre échauffée par les feux du soleil renouveler ses productions, les générations des êtres animés naître et fleurir tout а tour » (1). L'impossibilité de faire dépendre la variété des productions naturelles d'un plan ou d'un esprit dit l'impossibilité de la faire dépendre d'une nature, si l'on entend par lа un principe unificateur, doté, а partir de la matière, des mêmes pouvoirs synthétiques que ceux de l'âme ou de l'esprit. Naturel désigne donc chez Lucrèce le fait de ne se rattacher а aucune conception

(1) I, 1021-1034.

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générale, fût-elle d'ordre naturaliste. On en conclura que la natura lucrétienne, а la faveur de laquelle les choses sont « naturelles », se réfère, non а une nature des choses, mais au hasard : « et ce d'autant plus que ce monde est l'œuvre de la nature : c'est d'eux-mêmes, spontanément, par le hasard des rencontres que les éléments des choses, après s'être unis de mille façons, pêle-mêle, sans résultat ni succès, aboutirent enfin а former ces combinaisons qui, aussitôt réunies, devaient être а jamais les origines de ces grands objets : la terre, la mer et le ciel et les espèces vivantes » (1). L'œuvre de la nature est explicitement décrite ici : par le hasard.

Dans cette évacuation de l'idée de nature peut être cherchée la source de l'aspect terroriste et terrorisant du discours lucrétien. Si Lucrèce a inquiété et continue d'inquiéter, ce n'est pas seulement pour être incrédule et athée, ce qu'ont été beaucoup d'autres dont l'œuvre ne s'auréole pas du même prestige d'étran-geté et d'épouvanté : c'est d'abord pour n'être pas naturaliste, pas même naturaliste. Si Lucrèce avait proposé aux hommes une sorte de culte de la nature s'opposant aux cultes religieux, а la manière par exemple de Feuerbach ou de certains philosophes du xviii6 siècle, l'effet de sa doctrine aurait été très différent. Ce qui a de quoi désemparer en profondeur est, chez Lucrèce, non l'expulsion des dieux et de la métaphysique, mais de manière générale une indifférence aux idées, а partir de laquelle s'organise, dans le De rerum natura, une sorte de discours muet, se déployant sur fond de dénaturation, de non-être et de hasard. C'est ici que la différence entre l'œuvre de Lucrèce et la doctrine d'Epicure apparaît la plus marquante. Le peu qui reste de l'œuvre d'Epicure, l'ensemble des témoignages qu'on peut y ajouter, donnent de l'épicurisme une image profondément différente de la doctrine exposée dans le De rerum natura, même si les ressemblances formelles sont nécessairement constantes : en l'occurrence, les similitudes de vocabulaire contribuent surtout а mettre en relief les divergences de fond. On a allégué, pour expliquer la différence de ton et de style entre les deux auteurs, des différences de tempérament, de

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nationalité et de contexte historique. Ces différences recouvrent probablement bien davantage : une différence de doctrine sur un point essentiel, le concept de nature. La natura de Lucrèce ne traduit pas exactement la phusis d'Epicure. La seconde désigne un monde constitué, d'où l'action des dieux est absente, mais qui n'en est pas moins muni d'un

(1) II, 1058-1063.

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ordre fixe, presque confortable en sa stabilité (« l'univers a toujours été le même qu'il est maintenant et sera le même de toute éternité », dit la Lettre а Hérodote) ; la première une somme d'éléments épars, ouverte а tous les aléas et а toutes les catastrophes, et incapable de constituer un monde. Nature chez Epicure, non-nature chez Lucrèce. C'est pourquoi la morale d'Epicure peut proposer, comme on sait, une distinction entre les plaisirs naturels et les plaisirs non naturels : phusikai et non phusikai (Lettre а Ménécée) ; une telle distinction, qui suppose la référence а une nature constituée, n'aurait aucun sens chez Lucrèce. D'où l'impossibilité d'une morale lucrétienne : c'est nécessairement (c'est-а-dire dans la logique de sa propre philosophie, qui apparaît ici comme non épicurienne) que Lucrèce n'a conservé de l'épicurisme que la Physique, excluant du De rerum natura toute considération morale. Car il ne peut y avoir de norme а faire valoir dans un contexte philosophique qui substitue l'idée de hasard а celle de nature. Epicure affirme bien, comme Lucrèce, le thème du hasard : la Lettre а Ménécée se termine sur la notion de τύχη (hasard) qui s'oppose а Γείμαρμένη (destin) stoïcienne. Mais précisément : il s'agit pour Epicure de critiquer, au nom du hasard, la conception stoïcienne d'une finalité théologique et anthropocentrique ; non de ruiner, а l'aide du hasard, le concept de nature, comme le fera Lucrèce. Le hasard n'est pas, pour Epicure, le principe constituant d'une non-nature, mais un des caractères de la nature constituée. Il désigne seulement le fait que la nature n'est pas investie d'un caractère divin et providentiel : ce qui n'interdit pas а Epicure de se représenter une nature non divine, alors que Lucrèce propose de renoncer а la fois а l'idée de dieux et а l'idée de nature. En un mot : Epicure parle plutôt d'un monde d'où les dieux sont absents, Lucrèce plutôt d'une absence de monde. Et, de manière plus générale encore : Epicure a privé la nécessité de ses assises théologiques, il l'a « laïcisée », mais il ne l'a pas remise en cause ; Lucrèce, lui, découvre le hasard de la nécessité.

2) Si rien n'est surnaturel, c'est que rien n'est non plus naturel. L'homme ne croit а l'action de puissances surnaturelles que parce qu'il a d'abord forgé le concept (superstitieux) du naturel ; l'idée de nature est, de certaine manière, le concept originel de la superstition, en ce qu'elle en est la condition première : sans croyance au naturel, pas de conception du surnaturel. En enfermant ce qui existe dans un système de normes, dans un ensemble qui n'est pas seulement additif mais

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signifie une raison du divers, on constitue une nature а partir de laquelle seulement pourra apparaître une « surnature » (tout ce qui ne viendrait pas s'y ranger pouvant être considéré comme surnaturel). Pour Lucrèce, il n'y a pas de surnaturel parce qu'il n'y a pas, а proprement parler, de naturel : rien ne pouvant faire relief « surnaturel » sur la nature « non naturelle » de ce qui existe.

3) Si rien n'est extraordinaire, c'est que rien non plus ne peut être dit « ordinaire ». On sait que Lucrèce nie avec insistance l'existence, même passée, des animaux fabuleux et légendaires, Centaures, Scylles ou Chimères. De manière générale, qu'il n'y ait jamais rien eu ni ne doive jamais rien avoir d'extraordinaire s'offrant aux regards de l'homme est un des leilmolive du De rerum nalura. D'où, selon certains interprètes, la vision d'un monde morne et désenchanté, où tout se passe de manière strictement répétitrice et monotone. C'est lа ignorer que cette dénégation de l'extraordinaire s'accomplit, chez Lucrèce, au nom d'une dénégation de l'ordinaire : que rien ne soit extraordinaire signifie d'abord, dans le De rerum nalura, que rien ne peut, par définition, contredire une absence d' « ordinaire ». Il y a ainsi une antinomie entre le monde de Vexceptionnel et le monde de Y extraordinaire. D'un côté, la nature avec, en corrolaire, la possibilité du surnaturel : monde où l'extraordinaire est possible. De l'autre, ni nature ni possibilité de surnature : monde où tout est constitutionnellement exceptionnel, mais où l'extraordinaire est impossible.

Il résulte de ceci que le monde décrit par Lucrèce est dénué des caractères de monotonie qui lui sont habituellement reconnus (Martha, Bréhier, Bergson, parmi beaucoup d'autres). Un monde sans rien d'extraordinaire ne signifie pas du tout un monde où tout serait ordinaire ; tant s'en faut : un monde, au contraire,

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où rien n'est ordinaire non plus. Il est assez étrange que tant d'interprètes aient voulu voir dans le sentiment de la monotonie la source de la tristesse de Lucrèce. Non que cette mélancolie lucrétienne soit un mythe, comme l'a suggéré parfois l'interprétation marxiste : elle s'exprime а plusieurs reprises de manière évidente dans le De rerum nalura. Mais on ne saurait en dire autant du sentiment de la monotonie. Pour justifier son interprétation, Bergson, dans son édition des Extraits de Lucrèce, cite sept passages (1) dans lesquels il est dit seulement qu'а

(1) V, 56 ; I, 586 ; II, 300 ; V, 920 ; III, 785 ; III, 792 ; I, 75.

C. ROSSET 9

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partir du moment où une généralité s'est constituée (un foedus naturai : « contrat » de la nature), tout s'y passe — provisoirement : tant que durera ce type particulier d'organisation — de manière strictement déterminée (cerlum). Par quoi Lucrèce affirme, non la monotonie de ce qui se passe, mais le fait qu'en tout domaine rien ne survient qui ne soit déterminé par sa seule « nature », rien qui suppose l'action d'une intervention transcendante. En réalité, le seul passage du De rerum natura, signalé par E. Bréhier dans son Histoire de la philosophie, qui puisse étayer la thèse de la monotonie lucrétienne figure en III, 945 : eadem sunl omnia semper — tout est toujours pareil. Cette expression, qui n'apparaît qu'une fois dans le poème de Lucrèce (ou, plus exactement, deux fois ; mais dans le même passage), est mise dans la bouche de la natura rerum en personne qui entreprend, dans une série de prosopopées sans douceur, de réprimander l'homme affligé par la perspective de sa mort : « Pourquoi la mort t'arrache-t-elle ces gémissements et ces pleurs ? Car si tu as pu jouir а ton gré de ta vie passée, si tous ces plaisirs n'ont pas été comme entassés dans un vase percé, s'ils ne se sont pas écoulés et perdus sans profit, pourquoi, tel un convive rassasié, ne point te retirer de la vie ; pourquoi, pauvre sot, ne point prendre de bonne grâce un repos que rien ne troublera ? Si au contraire tout ce dont tu as joui s'est écoulé en pure perte, si la vie t'est а charge, pourquoi vouloir l'allonger d'un temps qui doit а son tour aboutir а une triste fin, et se dissiper tout entier sans profit ? Ne vaut-il pas mieux mettre un terme а tes jours et а tes souffrances ? Car imaginer désormais quelque invention nouvelle pour te plaire, je ne le puis : les choses vont toujours de même (eadem sunt omnia semper) » (1). Cette monotonie de l'existence est ainsi affirmée dans un contexte qui en précise (et en limite) la portée. L'existence est dite ici monotone а un titre doublement relatif : relatif а l'homme et relatif а une durée brève. C'est-а-dire : au sein du « contrat naturel » qui a rendu possible le fait de la vie humaine, la combinaison des joies possibles est forcément déterminée et limitée ; de la même manière, tout foedus nalurai se caractérise par un certain type d'organisation, de combinaison atomique qui inclut certaines possibilités, en exclut certaines autres : les unes et les autres étant déterminées (cerla), non exactement une fois pour toutes, mais plutôt pour tout le temps que durera la combinaison considérée. La natura rerum se dit ici, il est vrai,

(1) III, 934-945.

TRAGIQUE ET HASARD J31

incapable d'inventer, de « machiner » (machinari) quelque chose de nouveau ; mais cette incapacité а produire des exceptions est occasionnelle et relative, ne valant que pour le temps déterminé d'une certaine combinaison elle-même exceptionnelle, qui s'appelle par exemple l'homme. Autrement dit, ce qui paraît pour l'homme « ordinaire » et, comme la mort toujours imminente, d'une inflexible monotonie, apparaîtrait comme exceptionnel, non ordinaire et non naturel, si l'on disposait d'un point de vue non anthropologique, et de plus de temps. Il est vrai que, dans les vers qui suivent immédiatement, la prosopopée de la nature développe une hypothèse qui semble contredire cette interprétation : « Si ton corps n'est plus décrépit par les années, si tes membres ne tombent pas d'épuisement, il te faut néanmoins toujours t'attendre aux mêmes choses, même si la durée de ta vie devait triompher de toutes les générations, et bien plus encore, si tu ne devais jamais mourir » (1). Hypothèse étrange, d'où on pourrait, semble-t-il, inférer qu'а supposer un temps infini d'observation, rien ne changerait au regard de l'observateur ; que les choses resteraient pareilles jusqu'а la fin des temps comme elles sont restées pareilles depuis toute éternité. Ce serait lа, pourtant, méconnaître que l'argument ainsi avancé est а usage strictement interne : que l'hypothèse selon laquelle l'homme cesserait d'être mortel (si numquam sis morilurus) ne désigne pas un regard éternel jeté sur la nature des choses, mais l'arrêt imaginaire d'une certaine combinaison а un moment de son existence. Ce que l'homme immortel verrait serait donc bien la répétition du même, mais d'un même qui ne serait que son propre même, non le même de la nature des choses. Eadem sunl omnia semper ne signifie donc pas que la nature soit immuable ; seulement que les possibilités offertes а une combinaison sont limitées par la «

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nature » de cette combinaison. Qu'en revanche la nature « des choses », considérée généralement, soit rien moins qu'immuable est affirmé par Lucrèce presque а chaque page de son poème ; ainsi dans ce passage : « Aucune chose ne demeure semblable а elle-même : tout passe, tout change et se transforme aux ordres de la nature. Un corps tombe en poussière, et s'épuise et dépérit de vieillesse ; puis un autre croît а sa place et sort de l'obscurité. Ainsi donc la nature du monde entier se modifie avec le temps ; la terre passe sans cesse d'un état а un autre : ce qu'elle a pu jadis lui devient impossible ; elle peut produire ce dont elle était inca-

(1) III, 946-949.

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pable » (1). Loin d'insister sur la permanence et la stabilité des combinaisons, Lucrèce met sans cesse l'accent sur le caractère éphémère, fragile et périssable de tous les êtres existants, de toutes les combinaisons existantes, y compris le monde dans lequel vit l'homme, qui est destiné а périr. Toute organisation est sujette а une dissolution imminente par modification de l'équilibre atomique ; d'où l'importance, chez Lucrèce, du thème de la catastrophe imminente, qui est inscrite dans la « nature » même de toute existence : la peste d'Athènes, qui termine le De rerum natura, illustre de manière significative l'importance que revêtent, aux yeux de Lucrèce, les idées de cataclysme et de dissolution, leur place centrale dans la représentation lucrétienne de la nature. Aussi pourrait-on assez justement renverser la perspective bergsonienne et prétendre qu'une des sources de la mélancolie de Lucrèce est l'intuition qu'aucune chose n'est durable. Les choses ne sont « toujours les mêmes » que l'espace d'un instant ; dans une perspective plus lointaine, rien n'a d'avenir, et rien, pour les mêmes raisons, n'a de passé. Un des thèmes les plus saisissants de Lucrèce est ainsi celui de la nouveauté du monde : « Tout est nouveau dans ce monde, tout est récent ; c'est depuis peu qu'il a pris naissance » (2). L'aptitude а voir sous les auspices du radicalement nouveau ce qui est relativement vieux, а saisir comme insolite ce qui s'est déjа suffisamment répété pour constituer une généralité, est d'ailleurs un des traits les plus caractéristiques de la pensée du hasard. Le matérialisme de Lucrèce ne constitue donc pas un naturalisme ; si l'on veut garder ce terme pour le désigner, en raison de l'idée d'immanence qui lui est attachée, on dira qu'il s'agit, chez Lucrèce, d'un naturalisme sans idée de nature (comme, peut-être, le spinozisme est un panthéisme sans idée de Dieu), d'un naturalisme ayant remplacé l'idée de nature par un blanc auquel le terme moderne de hasard convient passablement. Il se distingue ainsi d'un certain nombre de systèmes matérialistes plus récents par l'exclusion de tout principe étranger а la stricte expérience de la matérialité : d'où un vide idéologique d'une pureté peut-être sans égale, qui fait du De rerum natura un des textes les plus parfaitement indigestes de la littérature philosophique. Vide propre а inquiéter le spiritualisme, mais aussi а dérouter а l'occasion un certain nombre de pensées se recommandant du matérialisme. Au matérialisme lucrétien,

(1) V, 830-836.

(2) V, 330-331.

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l'athéisme du siècle des lumières et un rationalisme de type marxiste reprocheront deux manques principaux : l'absence de toute perspective progressiste, et celle de tout véritable principe de déterminisme. L'absence de finalité historique de l'espèce humaine a été reconnue par tous les commentateurs ; certains la déplorent tant qu'ils en déduisent gratuitement, tel E. Bréhier dans son Histoire de la philosophie, l'affirmation chez Lucrèce, d'une décadence progressive de l'humanité : comme si l'absence de référence а une idéologie progressiste signifiait nécessairement l'idéologie pessimiste d'un progrès а rebours. En revanche, la plupart des commentateurs, quelles que soient leurs tendances philosophiques, s'accordent а voir en Lucrèce un rigoureux affirmateur du déterminisme. Il est en effet possible, si l'on s'en tient а l'examen des combinaisons (provisoirement) stables, de juger que Lucrèce considère tout « effet » comme déterminé (cerlus). A partir de quoi on conclura au déterminisme universel de la nature ; on dira, avec Bergson, que « la nature s'est engagée, une fois pour toutes, а appliquer invariablement les mêmes lois » (1). Toutefois cette affirmation de caractère déterministe du matérialisme lucrétien est appelée а trébucher sur un élément central de la pensée de Lucrèce, qui est principe de hasard : la théorie du clinamen.

On connaît la définition de ce clinamen, « déclinaison » originelle des atomes, que Lucrèce a empruntée — mais en en modifiant la portée — а la παρέγκλισις d'Epicure : « dans la chute en ligne droite qui emporte les atomes а

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travers le vide, en vertu de leur poids propre, ceux-ci, а un moment indéterminé, en un endroit indéterminé, s'écartent tant soit peu de la verticale, juste assez pour qu'on puisse dire que leur mouvement se trouve modifié. Sans cette déclinaison, tous, comme des gouttes de pluie, tomberaient de haut en bas а travers les profondeurs du vide ; entre eux nulle collision n'aurait pu naître, nul choc se produire ; et jamais la nature n'eût rien créé » (2). Le point de départ de cette conception de la déclinaison est une difficulté d'ordre technique. Epicure enseignait que les atomes tombent dans le vide avec une vitesse égale, que les corps ne tombent а des vitesses différentes que dans l'atmosphère ou dans l'eau, dont les propres atomes retardent la vitesse de chute а raison contraire du poids des corps en chute. Sans l'idée d'une déviation possible а l'égard de la stricte verticalité (si les atomes tombaient toujours а vitesse

(1) Extraits de Lucrèce, p. vi.

(2) II, 217-224.

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égale et selon des « lignes » strictement parallèles), il serait impossible de concevoir aucune des rencontres entre atomes qui sont l'occasion première des combinaisons atomiques : les atomes ne se rencontreraient jamais, n'engendrant ainsi aucune combinaison ni aucun « corps ». La doctrine épicurienne aurait certes pu s'épargner la déclinaison, même dans l'hypothèse admise de la chute des atomes en ligne droite, mais а condition de supposer la vitesse de chute inégale : la différence des vitesses engendrant, en ce cas, des chocs entre atomes par effet de « rattrapage ». Celle-ci étant conçue comme uniforme, l'idée de déclinaison rend seule possibles les rencontres et les agrégats qui en résultent. Epicure, d'autre part, voyait dans la déclinaison des atomes une condition nécessaire а la possibilité du libre arbitre. Considérée du point de vue de la morale épicurienne, l'idée de déclinaison signifie que c'est grâce а cette possibilité de déviation originellement inscrite dans la nature que les corps (ainsi le corps humain, mû par la volonté) peuvent se mouvoir librement, sans tout concéder au déterminisme de la pesanteur. Mais, chez Lucrèce, la théorie du clinamen signifie d'abord et essentiellement l'affirmation de l'indéterminisme et du hasard. Incerto tempore incertisque lotis, а un moment indéterminé et а un endroit indéterminé, est-il dit, dans le fragment cité plus haut, de la circonstance fondamentale permettant la rencontre des atomes et la naissance des mondes ; plus loin encore : née regione loti cerla née tempore certo, en un lieu et en un temps que rien ne détermine (1). Cette affirmation est essentielle, parce qu'elle surgit en un point décisif de la description de la nature des choses : les conditions qui président а leur naissance. Il serait donc assez vain de voir dans le clinamen une simple et légère entorse а la cohésion déterministe de l'ensemble de la doctrine. En réalité, le clinamen met, chez Lucrèce, le hasard а la clef de toutes les « partitions » naturelles. Dans la mesure où c'est le clinamen, principe hasardeux (c'est-а-dire : absence de principe), qui rend possibles toutes les combinaisons d'atomes, il s'ensuit que le monde, dans son ensemble et sans exception, est l'œuvre du hasard.

Il semble assuré, malgré l'extrême pauvreté des renseignements précis qui .soient demeurés au sujet de la Physique de Démocrite, l'un des fondateurs de l'atomisme grec, que la notion de déclinaison est une création originale d'Epicure. Ce qui semble également assuré, c'est que ce recours а l'idée de principe différentiel et indéterministe revêt une signification très différente

(1) II, 293.

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selon qu'il s'agit de la παρέγκλισις d'Epicure (Lettre а Hérodote) ou du clinamen de Lucrèce. Chez Epicure, il s'agit surtout d'assurer la possibilité de la liberté, faute de quoi la doctrine morale serait frappée de nullité et d'incohérence. Chez Lucrèce, il s'agit d'abord d'assurer le hasard, а partir de quoi tout est possible, y compris la « liberté », y compris les déterminations de toute sorte (dans les « régions », spatialement et temporellement limitées, а l'intérieur desquelles certaines successions sont susceptibles de répétition).

La théorie du clinamen a été l'objet d'une réprobation universelle, de la part même de ceux qui se disaient les plus enclins а admirer la pensée d'Epicure et de Lucrèce. On lui a, depuis l'Antiquité jusqu'а Kant et Bergson, reproché d'être une entorse injustifiable au reste du système : « Cette addition а la doctrine de Démocrite est puérile,

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indigne de ce grand philosophe [Epicure] », déclare Bergson, p. 32 de ses Extraits de Lucrèce. Mais le problème véritable suscité par la théorie du clinamen n'est pas, semble-t-il, dans les efforts déployés pour l'accorder avec l'ensemble du système atomiste ; il est plutôt dans la question de savoir en quoi le clinamen est une entorse au système, et s'il est bien évident qu'il contredise la doctrine d'Epicure et de Lucrèce. Il est, dit-on, une entorse au principe de déterminisme ; sans doute : mais où se trouve le déterminisme ainsi contredit ? Dans la pensée d'Epicure et de Lucrèce, ou dans la pensée des commentateurs ? Qui a décidé, et au nom de quoi, que toute pensée matérialiste était nécessairement une pensée déterministe ? Et, en particulier, le matérialisme de Lucrèce ? Les reproches adressés а la théorie du clinamen tournent ainsi а l'intérieur d'un assez remarquable cercle vicieux. Le clinamen n'est une entorse au système que dans la mesure où il est considéré comme une exception (indéterminisme) au reste de la doctrine (déterminisme). Il ne peut donc être considéré comme exception que dans la mesure où la doctrine est considérée a priori comme déterministe. Or, c'est lа précisément ce que nie la théorie du clinamen. Le ressort de cette argumentation consiste en une idée préalable du matérialisme de Lucrèce, qui est posé d'emblée comme déterministe ; ceci, en vertu d'une autre idée préalable, de portée plus générale, selon laquelle un lien nécessaire relie les notions de matérialisme et de déterminisme. Un matérialisme non déterministe serait ainsi une notion incohérente, une sorte de monstre philosophique. Or, un tel matérialisme fondé sur le hasard existe, par exemple chez Lucrèce ; et, aux yeux d'un tel matérialisme, c'est le matérialiste de type déterministe qui manque de cohérence et de rigueur

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en ajoutant, au silence idéologique de ce qui existe, un principe de détermination universelle qui sera, au matérialisme dans le sens le plus pur du terme, une « entorse » aussi sérieuse qu'а un matérialisme déterministe la notion de clinamen. On ne considère donc la théorie de la déclinaison comme une violence а l'égard du reste de la doctrine lucrétienne que dans la mesure où on fait d'abord violence а Lucrèce en considérant sa doctrine comme un déterminisme. Si Γόη ajoute au matérialisme lucrétien l'idée de déterminisme, la notion de clinamen est en effet inexplicable et injustifiable ; si l'on omet de l'y introduire, elle s'accorde parfaitement avec le reste du système : mieux, elle en constitue une des notions-clef. Gomment, dans ces conditions, reprocher а un auteur de contredire, par une idée, quelque chose qu'il ne dit jamais ? Ainsi raisonnerait un philosophe qui commencerait par affirmer le principe d'un athéisme cartésien puis, venant а lire les considérations avancées par la Troisième méditation, déclarerait qu'il s'agit lа d'une entorse en reste du système, d'une « addition puérile, indigne de ce grand philosophe ».

La manière dont Bergson interprète Lucrèce est un modèle de la manière sinueuse qu'ont certaines philosophies spiritualistes, en particulier chrétiennes, de se débarrasser du matérialisme lucrétien. On commence par déclarer que Lucrèce affirme un déterminisme naturel ne souffrant aucune exception ; rencontrant ensuite le clinamen, on déclare qu'un tel principe met en échec le déterminisme universel ; on en conclut enfin que l'existence du clinamen au sein de la doctrine atomiste constitue l'ultime aveu d'un manque, la preuve que la physique ne peut complètement se passer de la métaphysique. Ainsi l'interprétation de Bergson passe-t-elle par trois étapes s'enchaînant nécessairement, et dont la troisième est idéologiquement la première : 1) Lucrèce est obsédé par la répétition et l'uniformité ; 2) II est cependant obligé d'admettre un principe indéterministe qui transcende l'ordre de l'uniformité, mais qui le contredit d'autant : le clinamen ; 3) II révèle par cette entorse la faiblesse fondamentale de sa philosophie, qui est l'absence de toute référence métaphysique : « On ne saurait pardonner а Lucrèce d'avoir méconnu notre supériorité morale » (1). Une telle interprétation fait mieux que refuser le matérialisme de Lucrèce ; elle refuse de la prendre en considération, ne commentant Lucrèce qu'а partir de l'idée de nature et de détermination naturelle, et non а partir du point de départ véritable, qui est silence et hasard. Il est remarquable

(1) Extraits de Lucrèce, p. 113.

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que la manière dont les interprétations de type marxiste procèdent а l'éloge de Lucrèce et а son intégration dans une eschatologie historique passe par exactement les mêmes étapes que les interprétations chrétiennes, en recouvre les mêmes contresens, et y oppose la même fin de non-recevoir. La seule différence marquante est que les uns louent ce que les autres déplorent ; mais la dispute ne porte pas sur le contenu а louer ou а blâmer, celui-ci déjа et pareillement dévié de sa signification première par une opération préalable de transformation consistant а substituer au silence idéologique de Lucrèce l'affirmation d'une idéologie déterministe et naturaliste. Les étapes

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de l'interprétation marxiste sont approximativement les suivantes : 1) Lucrèce est un vigoureux aifirmateur de la « raison » des choses, d'un déterminisme rationnel qui enchaîne les uns aux autres tous les événements de l'histoire du monde et des hommes ; 2) Cependant, les insuffisances de la science et de la philosophie de son temps lui interdisent de justifier entièrement cette raison, qu'il a plutôt pressentie que prouvée : il est donc, en certains cas, obligé de faire intervenir la notion de clinamen, qui vient combler le vide philosophique dû au manque de maîtrise d'une science dialectique ; 3) II s'ensuit nécessairement une faiblesse fondamentale du système lucrétien : l'absence de toute référence а une science véritable du devenir, fondée sur une connaissance des principes du matérialisme dialectique et du matérialisme historique ; en un mot, un manque du sens de l'histoire qui, а des oreilles marxistes, résonne aussi fâcheusement qu'aux oreilles chrétiennes le manque de considérations sur la grandeur morale de l'homme. A l'idéologie chrétienne comme а une certaine idéologie marxiste s'oppose ainsi une même indifférence lucrétienne а l'égard de toute idéologie, c'est-а-dire а l'égard de toute interprétation qui n'aurait pas le hasard pour principe unique. Il est évident que ce contre quoi s'insurgent l'interprétation marxiste et l'interprétation chrétienne désigne un même manque : ce qui inquiète n'est pas l'affirmation du matérialisme, mais l'affirmation du hasard ; plus précisément : la conception d'un matérialisme se passant de toute référence — y compris l'idée déterministe — pour rendre compte de ce qui existe.

On n'en conclura pas, cependant, que le matérialisme de Lucrèce, s'il ignore les principes de nature et de déterminisme, constitue un irrationalisme. Le rejet du déterminisme ne signifie pas le rejet d'une certaine forme de rationalité universelle, excluant de l'ensemble de « ce qui existe » toute possibilité d'arbitraire. Doivent être ici distinguées les notions d'arbitraire et de

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fortuit. Sans doute ce qui existe est-il toujours fortuit puisque constitué par le hasard ; mais il ne s'ensuit pas que les êtres et les événements, une fois « naturellement » constitués par le hasard, apparaissent et disparaissent au gré du caprice. C'est lа, si l'on veut, un des grands paradoxes de la pensée de Lucrèce : la raison est exclue du monde au bénéfice du hasard : mais, de son côté, le hasard constitue une raison, qui est précisément ce que Lucrèce entreprend de décrire sous le nom de « nature des choses ». Pourquoi, demandera-t-on, le hasard engendre-t-il le fortuit, mais non l'arbitraire ? En raison, dit Lucrèce (1), d'une nécessaire limite inscrite dans la nature, qui d'une part ne permet que certaines combinaisons, d'autre part que certains « effets » au sein de ces combinaisons. Il faut ici rappeler certaines données fondamentales de la théorie atomique, telle que la développe Lucrèce dans le livre II au De rerum natura : 1) Le nombre des formes d'atomes est fini ; 2) Le nombre des atomes de chaque forme est infini, mais limité — limité par les conditions de viabilité qui rendent, dit Lucrèce, telle combinaison « convenable » et possible, telle autre non. Il y a donc une distinction а faire entre le fini et le limité : que le nombre des combinaisons atomiques soit limité par un principe de viabilité (qui n'est pas très éloigné du principe leibnizien de compossibilité) ne signifie pas nécessairement que le nombre de ces combinaisons soit fini. Il est très possible de concevoir un nombre infini de cas possibles, au nombre duquel ne figurent cependant pas un certain nombre de cas impossibles : la limitation en « possibilité » ne signifiant pas limitation en « quantité ». Cette distinction assez subtile entre le fini et le limité explique la distinction entre l'arbitraire et le fortuit : le monde de la nature des choses serait arbitraire, et pas seulement hasardeux, si le nombre des combinaisons atomiques était а la fois infini et illimité (c'est-а-dire, non limité par des conditions de viabilité, de « compossibilité »). En d'autres termes : les combinaisons d'atomes d'où naissent les mondes sont limitées et non arbitraires, encore qu'elles soient, malgré cette limitation, infinies et hasardeuses. Cette conjonction de qualités apparemment contradictoires au sein du système lucrétien est la source de l'ambiguïté des interprétation^ : lesquelles, selon qu'elles s'en tiennent а l'un ou а l'autre aspect de la théorie atomique (aspect « limité », aspect « infini »), font de Lucrèce un rationaliste laïque du type libre penseur (perspective chrétienne), ou un irrationaliste n'ayant pas eu accès а une véritable scientificité (perspective marxiste).

(1) II, 700-729.

J

TRAGIQUE ET HASARD 139

II est évident que Lucrèce n'est ni l'un ni l'autre. Chercher un terme pour qualifier philosophiquement l'entreprise du De rerum natura serait d'ailleurs assez vain. La signification majeure de ce texte se tient plus du côté de ce qui est exclu que du côté de ce qui est affirmé. L'ensemble du poème se présente comme le fruit d'une jubilation

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négatrice, ivre de tout ce dont elle se débarrasse, de tout ce qu'elle nie et réfute : sorte d'extase antiphilosophique qui évacue toutes les significations, et l'idée même que des significations aient un sens. J. Mewaldt écrivait dans son commentaire de Lucrèce : « Du poème, nous fixe le regard d'un homme dont l'âme est assombrie par le sentiment que tout ce qui arrive est radicalement insignifiant » (1). Ce sentiment de Γ « insignifiance radicale » — autre nom du hasard — est présent chez Lucrèce ; mais, s'il assombrit les perspectives, il est aussi ce qui entretient la jubilation créatrice tout au long d'une œuvre dont il constitue la raison d'être. La découverte fulgurante que Lucrèce attribue а Epicure est l'idée que les choses sont sans « raison », et que l'ensemble des choses existantes ne constitue aucune « nature ». La recherche d'une raison des choses est le mirage par excellence où se perdent pensée et affectivité humaines ; délivrer les hommes, c'est montrer le blanc а la place de ce qui est généralement figuré comme cible : dire que l'idéologie manque, non d'appui et d'évidence, mais d'objet. Rien ne se tenant « au-dessus » de la surface existante (natura rerum), la superstition désigne un ensemble de paroles « en l'air », auxquelles il est impossible d'accrocher la moindre créance, et qui ne réussissent pas même а constituer une représentation véritable. Tel est bien le sort de l'idéologie telle que la conçoit Lucrèce : non d'être absurde, ce que chacun sait déjа, mais d'être inefficace, impossible.

On se demandera pourquoi, dans ces conditions, Lucrèce a écrit un poème didactique, apparemment destiné а combattre l'idéologie. Selon la philosophie tragique, l'idéologie n'est pas susceptible d'une telle prise au sérieux : elle existe а titre de discours, jamais а titre de croyance, d'objet d'adhésion. Il est douteux que Lucrèce ait estimé les hommes si profondément attachés а leurs croyances qu'on puisse les guérir par la simple opération d'une prise de distance forcée par rapport а elles. Penseur tragique, dont la pitié propre est de voir les hommes abandonnés а une idéologie non efficace, Lucrèce ne croit probablement guère au pouvoir d'une telle philosophie des lumières.

(1) Der Kampf des Dichters Lukrez gegen die Religion, p. 21.

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Les hommes sont bien les victimes de l'idéologie : mais pas parce que celle-ci est toute-puissante ; bien plutôt parce qu'elle est toujours trop faible, ne réussissant jamais а sérieusement protéger des angoisses que l'homme voudrait noyer dans l'idéologie. Que l'idéologie soit de nature non forte, mais faible, c'est ce que manifeste fréquemment le grand thème lucrétien selon lequel l'homme ne croit pas а ce qu'il dit : « Sans doute, souvent les hommes vont proclamant que les maladies, la honte sont plus а craindre que le Tartare et la mort ; qu'ils savent bien que la nature de l'âme se compose de sang, ou bien encore de vent, suivant l'opinion où les porte leur fantaisie ; et qu'en conséquence ils n'ont nul besoin de notre enseignement ; mais au trait suivant tu pourras remarquer que ce sont lа propos glorieux de fanfarons plutôt que l'expression d'une conviction réelle. Ces mêmes hommes, chassés de leur patrie, bannis loin de la vue de leurs semblables, flétris par un grief infamant, accablés enfin de tous les maux, ils vivent ; et malgré tout t partout où les ont amenés leurs misères, ils sacrifient aux morts, ils immolent des brebis noires, ils adressent aux dieux Mânes des offrandes ; et l'acuité même de leurs maux ne fait qu'exciter davantage leurs esprits а se tourner vers la religion. C'est donc dans les dangers et les épreuves qu'il convient de juger l'homme ; c'est l'adversité qui nous révèle ce qu'il est : alors seulement la vérité jaillit du fond du cæur ; le masque s'arrache, la réalité demeure » (1). Et aussi : « Quand tu vois un homme se lamenter sur lui-même, а la pensée qu'après la mort il pourrira, une fois son corps abandonné, ou qu'il sera dévoré par les flammes, ou par la mâchoire des bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cæur quelque aiguillon secret, malgré son refus affecté de croire qu'aucun sentiment puisse subsister en lui dans la mort. A mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses véritables raisons ; ce n'est pas radicalement qu'il s'arrache et se retranche de la vie, mais а son insu même, il suppose qu'il survit quelque chose de lui » (2). On alléguera qu'en de tels passages il s'agit d'une incapacité а adhérer а des thèmes anti-idéologiques, d'une nécessité qui entraîne les hommes vers la croyance ; sans doute. Mais la lecture d'ensemble du De rerum natara suggère que cette incapacité des hommes а « suivre » leurs idées et leurs paroles revêt une signification beaucoup plus vaste : s'étendant а toute parole, aux

(1) III, 41-58.

(2) III, 870-878.

TRAGIQUE ET HASARD 141

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affirmations de croyance tout autant qu'aux « fanfaronnades » anti-idéologiques. Interrogés sur l'efficacité des « brebis noires ». nul doute que les hommes — а supposer le masque arraché : lorsque eripitur persona, manel res — confesseraient une confiance aussi mince en elles que dans les raisonnements philosophiques sur lesquels ils s'appuient parfois pour répudier leurs croyances. Et que la réalité qui demeure, une fois le masque arraché, ne soit pas plus d'ordre religieux que d'ordre incrédule, pas plus idéologique qu'anti-idéologique, c'est ce que confirme explicitement un passage de l'extrême fin du poème, où est dite l'incapacité des hommes, en cas de malheur (en l'occurrence la peste d'Athènes), а croire aux dieux : « Ni la religion, ni les puissances divines ne pesaient guère en un tel moment ; la douleur présente était bien plus forte » (1). Lucrèce ne disait-il pas lui-même que c'est dans les dangers et les épreuves qu'il convient de juger l'homme, qu'alors seulement « la vérité jaillit du fond du cæur, le masque s'arrache, la réalité demeure » ? Dans l'adversité, il peut advenir que la religion apparaisse, elle aussi, comme un masque : fanfaronnade idéologique, aussi pauvre, aussi fragile, en définitive, que les fanfaronnades anti-idéologiques.

Reste donc la question de savoir quelle valeur didactique Lucrèce prêtait а son entreprise de purification philosophique. Pour répondre а cette question, il faut probablement distinguer, dans le De rerum natura, plusieurs niveaux de discours différents, et plusieurs destinataires différents. Il y a d'abord le discours sur les hommes et leurs vaines superstitions, une description des malheurs causés par la religion et toutes les formes de croyance : analyse de l'idéologie en général dont il n'est jamais dit qu'il faille en débarrasser l'espèce humaine, ni que cette tâche soit possible et ait un sens. Il y a ensuite le discours thérapeutique, qui s'adresse а un destinataire précis : Memmius, que Vénus « a voulu en tout temps voir paré des plus excellentes vertus » (2), et qui sera, s'il daigne écouter d'un esprit attentif, peut-être susceptible d'accueillir des vérités qui répugnent au commun des mortels. L'unique motivation de l'œuvre qui soit explicitement déclarée par Lucrèce est l'espoir de gagner son amitié : « Ton mérite, et le plaisir que j'espère de ta douce amitié, m'engagent а soutenir toutes les tâches, et m'invitent а veiller pendant les nuits sereines, dans la recherche des mots et du poème par lesquels je pourrai répandre dans ton esprit une éclatante

(1) VI, 1276-1277.

(2) I, 26-27.

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lumière » (1). Il y a enfin, et probablement surtout, le discours а soi-même, sur qui porte en définitive l'essentiel de la thérapeutique mise en œuvre par le De rerum nalura. Discours donc qui, dans le meilleur des cas, ne s'adresse qu'а un seul interlocuteur, Memmius ; mais, plus encore, discours solitaire destiné а se convaincre soi-même, а se persuader et а se repersuader sans relâche d'une vérité а la fois aveuglante et évanesceiite, comme une lumière qui illumine l'esprit dans le présent mais risque а tout instant de disparaître. L'exaltation devant la vérité atomiste serait ainsi l'endroit d'une disposition d'esprit dont l'angoisse et la perdition constitueraient le revers. Les rares renseignements laissés sur Lucrèce par l'Antiquité font état d'un homme angoissé ayant mis fin а ses jours, avant l'achèvement de son poème, dans un accès de mélancolie ou de démence. Cette tradition du suicide, attestée par saint Jérôme dans ses Additions а la Chronique d'Eusèbe, reprises dans un manuscrit munichois du De rerum nalura qui donne, en marge, des précisions sur les circonstances du suicide, a été combattue, а partir du xvni e

siècle, par une autre tradition, celle de nier tous les renseignements de provenance chrétienne, surtout lorsqu'ils tendaient а la dépréciation des œuvres et des auteurs de l'Antiquité gréco-romaine, au nom d'un soupçon systématique de procès d'intention. Un des rares commentateurs modernes а avoir pris le contrepied de cette seconde tradition est le Dr Logre qui, dans L'anxiété de Lucrèce (1946), a essayé de montrer en quoi l'hypothèse du suicide de Lucrèce, sans être, en attendant d'hypothétiques découvertes archéologiques, démontrable, était néanmoins psychologiquement et psychanalytiquement très vraisemblable. A l'appui de sa thèse, le D r Logre fait remarquer que l'exaltation jubilatoire de Lucrèce présente les caractéristiques de l'exaltation propre aux tempéraments dits « cyclothymiques », par son aptitude а concevoir sur un mode allègre des vérités qui, en d'autres moments — lors des phases dépressives — paraîtraient désespérantes. Cette théorie d'une cyclothymie de Lucrèce — laquelle, au dire même du Dr Logre, n'attente en rien au génie philosophique de Lucrèce — a l'avantage de proposer une explication plausible de ce qui, aux yeux de tous les commentateurs, fait figure d'inexplicable mystère : la jubilation agressive et terroriste avec laquelle Lucrèce rend compte des plus tristes vérités (ainsi les descriptions de la mort, au livre III ; de l'amour, au livre IV).

(1) I, 140-144.

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Dans cette hypothèse, Epicure aurait été pour Lucrèce exactement un médecin, un psychiatre, dont le génie thérapeutique aurait sauvé — provisoirement — Lucrèce lors d'une crise dépressive. D'où la reconnaissance exaltée que lui manifeste constamment Lucrèce, qui n'est pas sans rappeler, en effet, le type particulier de dévotion qu'а l'issue d'une maladie qu'il redoutait mortelle le patient guéri voue а son médecin, voire l'amour de l'analysé pour l'analyste pendant la période dite de « transfert ». D'où aussi le poème lui-même, sorte d'ex-voto reconnaissant, qui correspond, chez le cyclothymique, а la phase active et productive pendant laquelle le sujet, encore émerveillé de sa guérison subite, s'efforce de se rendre utile en faisant profiter de sa découverte l'humanité entière : trait fréquent dans l'évolution des cyclothymiques. En d'autres termes : les angoisses que veut dissiper Lucrèce seraient les propres angoisses de Lucrèce pendant les phases dépressives. Angoisses qui auront d'ailleurs, si l'on en croit saint Jérôme, le dernier mot, avec le suicide ; comme elles ont le dernier mot du De rerum natura, avec la description horrifiante de la peste d'Athènes. Se préciserait ainsi le contexte psychologique dans lequel se situe le fameux passage par lequel s'ouvre le livre II du poème, Suave mari magno : « II est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d'assister de la terre aux rudes épreuves d'autrui : non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir а quels maux on échappe soi-même est chose douce » (1). On a beaucoup écrit pour reprocher а Lucrèce ces quatre vers ; beaucoup plus encore pour essayer de laver Lucrèce du soupçon, а leur lecture, d'indifférence aux malheurs d'autrui. Tout cela est peut-être hors de propos. Il est possible que les dangers face auxquels Lucrèce se ménage, en ces deux vers, un confortable mais précaire abri, aient moins menacé autrui que l'auteur même du De rerum natura, en dehors des heures d'exaltation а la faveur desquelles il composait son poème.

Quoi qu'il en soit des circonstances psychologiques qui ont présidé а sa naissance, reste а l'œuvre constituée un caractère diététique rare, sinon unique en cette sécheresse, dans la littérature philosophique. Philosophie sans dépôt idéologique, comme certaines musiques sont sans dépôt affectif : celle de Bizet, par exemple, telle du moins que l'entendait Nietzsche. Rien dans l'œuvre de Lucrèce qui témoigne d'une idée susceptible, dans la conscience idéologique, de laisser des traces. Gomme dans l'idée

(1) II, 1-4.

144 LOGIQUE DU PIRE

de hasard, il n'y a, dans le De rerum natura, rien dont puisse se repaître un appétit idéologique — sauf а y ajouter au préalable des thèmes qu'on prétendra y lire ensuite. Aux yeux de la pensée tragique, Lucrèce apparaît ainsi comme le philosophe par excellence, l'un des rares anti-idéologues sans restrictions mentales : penseur d'aucune idée — pas même celle de « nature » —, visionnaire du rien, auditeur du silence.

IL — Pascal et la nature du savoir

Une tradition insistante veut que Pascal, en jetant la suspicion sur les intérêts et les possibilités du savoir, d'ordre tant scientifique que philosophique, ait cédé а des motivations d'ordre affectif et religieux. Pascal aurait donc été chrétien avant d'être philosophe, et même, ce qui est plus grave, moraliste avant d'être chrétien : témoigneraient de ces sombres dispositions les propos bien connus sur la nature corrompue et la malignité humaine. L'objet de la science comme l'objet de la philosophie auraient été abandonnés par Pascal parce que participant de la corruption et de la nature mauvaise : occupations « mondaines », а rejeter comme tout ce qui est mondain — « tout cela est mauvais et né avec nous » (1).

De telles vues sont pourtant insoutenables, dans la mesure où la perspective philosophique de Pascal, qui est celle des Sophistes, des Sceptiques et de Montaigne, commence par biffer le lieu qui serait l'habitacle de cette corruption mondaine : la nature. Chez Pascal, de même que chez Gorgias ou chez Montaigne, la nature ne saurait être mauvaise ni corrompue, pour cette simple raison qu'i/ n'y a pas de nature. Sans doute Pascal parle-t-il de péché et de nature corrompue, pour qualifier l'actuelle condition de l'homme. Mais c'est que la définition de la corruption est précisément le fait de la disparition de la nature : nature corrompue désigne ainsi, non une nature dépravée, mais la « corruption » de la nature (au sens de perte, de disparition définitive et sans recours). Avec le péché originel, l'homme a quitté une fois pour toutes sa nature (et la nature du monde qui l'entourait) : aujourd'hui, la « vraie nature » est « perdue » (frag. 426). Se dessine ici, il est vrai, une différence importante

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entre Pascal et les autres grands penseurs tragiques, tel Lucrèce : Pascal nie la nature actuelle, mais ne rejette pas aussi complètement que

(1) Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 478.

TRAGIQUE ET HASARD 145

d'autres le concept de nature puisqu'il lui reconnaît un sens dans une perspective théologique et même un site temporel en un passé transcendant et immémorial. Chez Lucrèce, pas de nature : il n'y en a jamais eu (jamais commencé а en avoir). Chez Pascal, plus de nature : mais, avant le péché originel, l'homme a eu accès а la nature. Différence essentielle, certes, car elle signifie qu'aux yeux de Pascal l'idée de nature a un sens. Mais cette différence est sans effets sur la conception pascalienne de la nature actuelle, c'est-а-dire l'absence actuelle de nature. De ce que fut la nature réelle, il ne reste, dans la « nature » actuelle, exactement rien : « ce qui existe » aujourd'hui est entièrement corrompu dans la mesure où il ne participe d'aucune nature. De ce point de vue, Pascal retrouve l'idée de nature (actuelle) а peu près dans l'état où les Sophistes, Lucrèce et Montaigne l'avaient laissée : un concept devenu vide, acculé а l'élimination. Et c'est pourquoi l'actuelle « nature » ne prouve plus rien de Dieu (comme elle ne dit plus rien de la vraie nature). Pascal rejette ici l'humanisme chrétien avec autant de netteté que l'humanisme libertin, en refusant de chercher la trace de Dieu dans les œuvres de la nature : « C'est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu. (...) Cela est très considérable » (frag. 243).

Corollaire de ce rejet de la nature : Pascal rejette également l'idée de surnature (tout comme Lucrèce niant а la fois l'ordinaire et l'extraordinaire). Si Pascal croit aux miracles, c'est qu'il ne croit pas а leur caractère « miraculeux » : en ceci que les miracles, ne s'opposant, ni а la nature (il n'y en a pas), ni а la raison (qui n'a pas encore trouvé de repères pour juger de la normalité), ne font offense а aucun « ordre des choses » et ont, par conséquent, un caractère de fait positif beaucoup plus que de manifestation transcendante. Un célèbre passage des Pensées résume l'argumentation générale de ce positivisme religieux particulier а Pascal : « Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile, de naître ou de ressusciter, que ce qui n'a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d'y revenir ? La coutume nous rend l'un facile, le manque de coutume rend l'autre impossible : populaire façon de juger ! » (frag. 222).

On pourra donc dire que ce qui existe — qui n'est ni nature ni surnature — est, pour Pascal, d'ordre « sous-naturel », participe d'une « sous-nature ». Sous-nature ne manifestant jamais de principe d'organisation, n'offrant а la disponibilité du regard que le repérage brut d'associations muettes quant а la « raison »

C. ROSSET 10

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de leur association. Il est remarquable que ce « silence » de la loi — laquelle apparaît ainsi comme d'ordre éternellement empirique — soit а la fois principe de désespérance scientifique, et le principe qui assure le caractère rigoureusement scientifique de la pensée pascalienne. Peut-être une certaine indifférence en matière scientifique est-elle paradoxalement la définition de l'esprit complètement scientifique : lequel suppose le refus raisonné de méthode dans l'exploration d'un monde sans ordonnancement, l'absence de présupposés quant а ce qui est а trouver (pas de désir de trouver ceci plutôt que cela), l'indifférence а l'égard d'une théorie générale dans laquelle on voudrait intégrer la loi а dégager. C'est en quoi Pascal peut être tout а la fois, et selon la même logique tragique, philosophe, chrétien et savant : l'indifférence aux idées et l'attention aux faits, seules possibles dans le non-règne de la sous-nature, assurent un caractère scientifique et inattaquable а tous les niveaux de l'œuvre ; y compris le niveau religieux, puisque la religion chrétienne n'est admise par Pascal, tout comme les vérités scientifiques, qu'а titre, non de démonstration, mais de constat empirique, dû ici au double hasard des miracles advenus in fado et de la grâce qui a permis а Pascal de voir en ceux-ci des faits. Descartes, qui s'intéresse aux idées, n'est que philosophe.

Ce qui s'offre au regard scientifique et philosophique est donc une sous-nature : soit une infinité (ou plutôt : une indefinite) de faits et de réseaux de faits qu'aucune nature n'intègre en son sein, soit un ensemble non régi, ne constituant donc aucun ensemble. Pensée du hasard (que, sous ce terme, Pascal a semble-t-il inaugurée), qui constitue ainsi l'un des thèmes conducteurs des Pensées : а quelque niveau d'existence qu'on se place, apparaît le

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hasard, c'est-а-dire un même principe erratique, meurtrier de toute idée de principe. D'où l'impossibilité pour Pascal d'ordonner son discours, dès lors qu'il a en vue, non plus une région particulière, comme dans les Provinciales, mais l'ensemble-hasard des régions, dont l'impossible description est le principal sujet des Pensées. Aussi, et Pascal le souligne lui-même, est-il vain de chercher un ordre dans ce qui aurait pu devenir Y Apologie de la religion chrétienne — et particulièrement absurde d'y rechercher un plan ou une table des matières, alors que le livre n'a de toute façon pas été écrit et qu'il est impossible de conjecturer la forme qu'aurait donnée Pascal а son ouvrage : H. Gouhier semble avoir été le premier а souligner cette évidence (1). L'Apo-

(1) Biaise Pascal. Commentaires, Vrin éd., pp. 183-185.

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logie se proposait de parler de la sous-nature ; or, Γ « idée » qui fait de la sous-nature un « ensemble » est une idée qui récuse toutes les idées : le hasard. La description pascalienne se proposait donc d'être — et est demeurée plus que jamais telle, par l'accident d'une mort intervenue en cours de travail — d'ordre erratique, sans commencement ni fin, sans autre principe que celui de l'apparition du hasard а tous les niveaux. Hasard de tout ce qui, sans exception, se propose а la réflexion tout en refusant de se laisser penser. Hasard de toute apparente « nature » et de tout découpage dans la trame de ce qui existe (celle-ci trop lâche — trop absente — pour pouvoir justifier un découpage en nature des régions : le moi, l'arbre, la maison représentent des zones d'existence aux contours d'ordre conventionnel et, par conséquent, а l'existence illusoire). Hasard de l'humeur (frag. 107), du plaisir (frag. 368), du mode de vie (frag. 97), des sentiments et de leurs suites, c'est-а-dire de toute l'histoire (frag. 162). Hasard de la volonté, dont les Provinciales ont dit qu'elle était affaire de grâce et non de liberté. Hasard même de la foi : affaire, elle aussi, de grâce, ou de pari. Hasard des pensées : « Hasard donne les pensées, et hasard les ôte ; point d'art pour conserver ni pour acquérir. Pensée échappée, je la voulais écrire ; j'écris, au lieu, qu'elle m'est échappée » (frag. 370). Hasard qui définit enfin le thème spécifique de Γ « angoisse » pascalienne, dont la plupart des Pensées peuvent être considérées comme des variations : « Je m'effraie et m'étonne de me voir ici plutôt que lа, car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt que lа, pourquoi а présent plutôt que lors. Qui m'y a mis ? Par l'ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps ont-ils été destinés а moi ? » (frag. 205). Angoisse face au hasard dont le dernier mot est peut-être donné par le fragment 469 : « Donc, je ne suis pas un être nécessaire. »

Ici est le lieu de l'épouvante : la vision du hasard, non l'angoisse devant l'infinité des mondes, le silence des astres, l'ennui et la brièveté de la vie humaine. On a longtemps considéré que le fragment intitulé par Pascal Disproportion de l'homme, plus communément connu sous le pseudo-titre des Deux infinis, livrait le secret de l'angoisse pascalienne : laquelle aurait accompagné, on ne sait d'ailleurs bien pourquoi ni en quoi, la vision de l'infiniment grand et de l'infiniment petit. En réalité l'attention de Pascal, en ce texte célèbre, se porte, non sur le caractère impensable de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, mais, tout au contraire, sur le caractère impensable de la notion de milieu : tout étant également milieu, rien n'est milieu, et le lieu du milieu — notamment celui de l'homme — est rien (rien de

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situable, donc rien de pensable). Disproportion ne signifie pas ici proportion misérable et démesurée par rapport а l'infini, mais absence de proportion où prendre mesure pour connaître son lieu, et éprouver son être. Eprouver : c'est-а-dire, d'abord, déduire son être de l'épreuve d'un repère. Peu importe d'être petit ou grand, ici ou lа, mais bien d'être quelque part, faute de quoi il deviendra douteux qu'on soit même quelque chose et que quelque chose existe en quoi l'on soit. Occuper une place — même а supposer celle-ci а jamais inconnaissable, en raison d'une faiblesse de la raison — signifie que ce qui existe constitue un ensemble structuré (signifiant), et non un agrégat hasardeux (insignifiant), dans lequel la notion de situation, d'emplacement, perd tout sens. Peu importe donc d'ignorer а jamais où est sa place, dès lors qu'il est assuré qu'on a une place : ce que Pascal nie. Gomme le dit M. Serres : « Ce qui est en jeu est plus profond que la thèse de Γ héliocentrisme ou l'idée de l'attraction universelle, qui ne sont, а tout prendre, que des applications ou des qualifications de ce problème plus général de savoir si le monde est centré ou décentré, fini ou infini, organisé ou hasardeux, et si, selon les décisions, l'homme a ou n'a pas un lieu naturel » (1).

Telle que l'a reconstituée L. Goldmann dans Le dieu caché, la vision philosophique de Pascal n'est pas tragique parce que son auteur procède d'entrée de jeu а une élimination du concept de hasard, en substituant au thème du hasard (tragique) le thème de la contradiction (dialectique). Il est vrai que les aphorismes des Pensées accusent

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une forme volontiers contradictoire : oui et non, tout et rien, trop et trop peu. Mais il y a deux manières très différentes d'interpréter ces couples oppositionnels : selon qu'on les pense sur fond de hasard ou sur fond de système (même а supposer celui-ci provisoirement impensable, inaccessible, irréalisé). En régime de système, les oppositions se contredisent : elles ne peuvent être vraies ensemble que supposée au moins la possibilité d'une synthèse а venir et а penser. En régime de hasard, les oppositions se côtoient : tout de même que les innombrables couples d'adages théoriquement contradictoires ne sont, empiriquement parlant, nullement inconciliables (« Tel père, tel fils » ; et : « A père avare, fils prodigue »). Dans le premier cas (philosophie dialectique), la généralité exprime une vérité « partielle » (par rapport а la vérité) ; dans le second (philosophie tragique),

(1) Le paradigme pascalien, in Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 651.

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une vérité « régionale » (sans référence а un principe de centralisation).

Conséquence de ce règne du hasard dans l'infinité de la sous-nature (« règne » signifiant le principe d'insignifiance а la faveur duquel toute forme de règne se trouve éliminée) : tout comme chez Montaigne, il n'y aura, chez-Pascal, aucune différence entre ce qui, sous l'effet d'une vue légitime mais hasardeuse de l'imagination, peut être considéré comme « règle » et ce qui peut être considéré comme « exception ». Ce qui signifie que la règle ne se différencie pas de l'exception : incapable de se relier а un principe, elle apparaît comme un « fait » silencieux au même titre que tous les faits. Sans doute la règle (qui fait par exemple que la majorité des hommes naissent dotés d'une organisation ressemblante) ne se confond-elle pas avec l'exception (qui fait que la sous-nature produit, de temps а autre, ses monstres). Mais ce principe de distinction (entre la règle et l'exception) n'est nullement un principe de différenciation : puisque la « différence » entre la règle et l'exception est d'ordre quantitatif et non qualitatif (il y a — exceptionnellement : par hasard — certains phénomènes se produisant plus souvent que d'autres). On invoquera ici l'argument du Sorite : а partir de quand la réunion des grains fait-elle un tas ? A partir de quand une réunion d'exceptions se répétant et se ressemblant constitue-t-elle une règle ? « Quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous en concluons а une nécessité naturelle, comme qu'il fera demain jour, etc. Mais souvent la nature nous dément, et ne s'assouplit pas а ses propres règles » (frag. 91) ; sans doute, et le Fragment d'un Traité du vide avait, de cette impossibilité а atteindre la loi, déjа donné les attendus : « Pour le dire généralement, ce ne serait assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit ; puisque, s'il restait un seul cas а examiner, ce seul suffirait pour empêcher la définition générale, et si un seul était contraire, ce seul. » Entre le tas de sable et les grains de sable qui ne constituent pas encore un tas il n'y a pas de différence ; seulement une modification d'aspect au regard d'un certain observateur. De même entre la généralité et des faits isolés n'y a-t-il aucune différence en « nature » : sinon celle, misérable, qui permet de distinguer entre le « gros » et le « petit ».

Se trouve ainsi défini le champ ouvert а la science comme а la philosophie, c'est-а-dire la nature de tout savoir humain : la connaissance, infiniment extensible, de généralités qui ne se différencieront jamais de l'agrégat indifférencié des faits. Connaissance qui peut être très utile et très enrichissante ; mais qui

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n'aboutira jamais а la mise en évidence d'une connaissance, si l'on entend et recherche par lа un principe échappant par nature а l'anarchie et la précarité des faits. Aussi l'expérience scientifique est-elle décevante : tout comme l'expérience créatrice, elle est incapable d'apporter de modification au statut (c'est-а-dire : а l'absence de statut) de ce qui existe. S'y adonner autant qu'on voudra, mais sans en attendre des manifestations d'un ordre transcendant le hasard : sans donc y prendre de part ni de goût, si tant est que votre goût vous porte а espérer de la science une échappatoire au hasard. C'était déjа, on le sait, la disposition d'esprit de Montaigne : « Moy, je les ayme bien, [les « gens de sçavoir »], mais je ne les adore pas » (1). C'est pourquoi ni Montaigne ni Pascal, dont la pensée est plus rigoureusement scientifique que celle de Descartes, ne sont des « rationalistes » de type cartésien : la science est estimable (« une très-utile et grande partie », dit Montaigne sans ironie а la première ligne de Y Apologie de Raimond Sebond), mais sans efficacité ni puissance convaincante face а l'état dispersé des faits, le monstre-hasard ; c'est en ce sens que Descartes peut être considéré par Pascal comme « inutile et incertain » (frag. 78) : inutile face au hasard parce qu'aboutissant а des lois générales aussi hasardeuses (incerlae) que les faits sur lesquels elles ne font qu'apparent relief.

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Cela étant, la critique pascalienne du rationalisme ne signifie pas précisément une critique de la raison, comme il a été constamment et très légèrement affirmé. La critique du rationalisme (le « désaveu de la raison ») a une signification plutôt exactement inverse : elle ne met pas en doute les capacilés propres de la raison, mais la nature de ce qui s'offre а son investigation. En d'autres termes : Γ « impuissance » du rationalisme ne provient pas, selon Pascal, d'une impuissance inhérente а la raison elle-même, mais du fait que ce qui s'offre а la raison est irrémédiablement indifférent. Ici doit s'inverser le schéma habituellement appliqué а Pascal, qui insiste volontiers sur une faiblesse de la raison face а l'amplitude immense des choses а connaître. Il s'agit bien plutôt, pour Pascal, d'une défaillance du côté de l'objet : la raison est apte а connaître, mais а elle ne s'offre rien de connaissable. La pensée n'est pas а proprement parler aveugle ; si, effectivement, elle ne voit rien, c'est que rien ne lui est donné а voir. La raison pèche par excès, non par défaut : confrontée sans cesse а un manque а penser qui est l'existence en tant que non-nature, alors qu'elle aurait, elle, de quoi penser une nature.

(1) Essais, II, 12.

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La raison est donc désavouée, non pour mal penser, mais pour n'avoir rien а penser. Ce qui signifie qu'il n'y a, dans l'actuelle existence, aucune raison cachée, aucune structure secrète, aucun principe du divers que sa misère et sa faiblesse interdiraient а l'homme de découvrir. Dans une telle perspective, ni les « vérités » ni les « erreurs » ne portent а grande conséquence philosophique : les premières ne font qu'ajouter des faits а l'accumulation des faits, les secondes n'offensent aucune vérité. En réalité, il n'y a pas, chez Pascal, de puissance véritablement « trompeuse ». Expression ambiguë, et trompeuse elle-même, qui pourrait laisser croire que Pascal a en vue un fondement de réalité que l'effet desdites puissances serait de masquer. Mais l'imagination et le divertissement ne sont pas trompeurs en ce qu'ils viendraient compromettre la représentation possible d'une raison et d'une vérité ; tout au contraire, leur effet trompeur est de dissimuler l'absence fondamentale de raison, absence dont la reconnaissance qualifie paradoxalement la « raison » des hommes, et la « vérité » de leur condition.

Ainsi apparaissent en définitive la nature du savoir et l'étendue de ses possibilités : une infinité de généralités repérables — quoique en l'absence de tout système général de repérage — dont l'intérêt pratique est variable et l'intérêt théorique parfaitement uniforme, et, de par cette uniformité, nul. La généralité nouvelle viendra grossir le lot des généralités anciennes, sans livrer de lumière au sujet de la généralité elle-même. Aussi la recherche scientifique des généralités est-elle, philosophiquement parlant, dérisoire. « Tout cela est mauvais et né avec nous » : trop récentes, les vérités explorables appartiennent déjа а la sous-nature, au règne du hasard. Pour un millier de lois découvertes, aucune parcelle de nécessité qui viendrait rompre l'enchantement vouant tout ce qui existe а un même principe d'uniformité et d'équivalence : l'incapacité а se constituer en nature, а introduire de la nécessité, а faire relief sur la hasard, Telles que les conçoit Pascal, les lois scientifiques sont а peu près du même ordre que les réseaux imaginaires mis en place dans les romans et le théâtre de Raymond Roussel. Toujours а la fois burlesques, monotones et gratuits, ces enchevêtrements insolites présentent une sorte de version agressive et caricaturale du hasard inscrit dans la trame de toute généralité. La description précise et minutieuse de ces réseaux bizarres y suggère le caractère factice de toute association, de tout ensemble : apparaît en filigrane l'incapacité qu'ont tous les faits а constituer des ensembles, а rompre avec leur règne inerte et hasardeux, а « vivre », c'est-а-dire se transcender en

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événements. Vision du caractère gratuit de toute organisation, du hasard comme principe unique de toutes les combinaisons. Ainsi, en une autocréation spontanée de type lucrétien, le métier а tisser des Impressions d* Afrique et la hie de Locus solus peuvent-ils produire une tapisserie et une mosaïque en utilisant les mouvements dus а la seule action de l'eau et de l'air. Ce qui signifie que le hasard, qui peut tout faire, pourrait bien avoir réellement tout produit. Insignifiance radicale des choses, sur fond de laquelle tout « événement » ne fait relief qu'en trompe-l'æil : rien n'y bouge, rien n'y parle, rien n'y vit — la « vie » elle-même n'étant qu'un dérivé, parmi beaucoup d'autres, de la réalité fondamentale qui est la mort.

CHAPITRE IV PRATIQUE DU PIRE

1 ---- LES CONDUITES SELON LE PIRE

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La plupart des conduites humaines s'interprètent au nom de quelque chose : d'un principe intellectuel, rationnellement pensable, ou d'un intérêt biologique, efficacement présent. Il est plus difficile d'imaginer des actes s'effectuant en vue de rien, c'est-а-dire au nom du hasard, dans le cadre d'une perspective tragique. Pourtant, la philosophie tragique n'est pas sans certaines implications d'ordre pratique. Implications, plutôt que conséquences, d'une vision tragique qui trouve ainsi un nécessaire champ d'exercice auquel elle ne s'attendait guère. De telles conduites selon le pire semblent en effet devoir se résumer а la formule : ne rien faire — ne rien penser. Mais, а partir d'une telle formule, la pensée tragique aboutit а l'exercice d'un certain nombre de comportements désastreux dont elle revendique а la fois l'origine et le monopole : niant que de tels comportements soient possibles en dehors d'une perspective tragique. Au nombre de ces conduites trois, en raison de leur importance et de leur revendication fréquente de la part de pensées non tragiques, méritent une mention particulière : la tolérance ; la faculté créatrice ; enfin, une certaine manière de rire.

2 — TRAGIQUE ET TOLÉRANCE (Morale du pire)

A tout homme se recommandant de la tolérance peut être adressé le soupçon lucrétien : « Tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cæur quelque aiguillon secret » (1) ;

(1) De rerum natura, III, 873-874.

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ou encore, attribuée la formule que O. Mannoni, dans la première étude de ses Clefs pour l'imaginaire, met dans la bouche de l'homme prétendument incrédule : « Je sais bien... mais quand même. » C'est qu'entre affirmer la tolérance, et la pratiquer, il y a une contradiction de principe. Se recommander de la tolérance suppose la reconnaissance de référentiels, de valeurs, а partir desquels il sera possible, sans doute, d'élargir quelque peu le champ du toléré, mais а partir desquels il sera aussi nécessaire d'exclure tout ce qui contredirait les principes qui ont rendu possible cette « tolérance ». Le seul être а même de pratiquer la tolérance est ainsi celui qui ne se recommande de rien : d'une part l'homme dit « ordinaire » (si l'on entend par « ordinaire » l'aptitude а manquer d'idées : acception dont le bien-fondé n'est pas évident), d'autre part le penseur tragique. A cela deux grandes raisons. En premier lieu, le penseur tragique est le seul а n'être jamais concerné par des types de pensée et de comportement auxquels il ne participe pas : dans la mesure où il est incapable, on l'a vu, de prendre au sérieux une idéologie de quelque forme qu'elle soit, où il refuse de penser que les objets avoués de croyance soient jamais objets d'adhésion véritable. Lutter contre une idéologie — et а de telles luttes se résume toute forme d'intolérance — serait, а ses yeux, lutter contre rien : aucun thème ne lui est intolérable parce qu'aucun thème, si déplaisant soit-il en son apparence, n'a de réalité. En second lieu, il est le seul а n'être jamais contrarié par une idéologie adverse : ne pensant « rien », en effet, а quoi puisse s'opposer une quelconque idéologie. Même donc s'il prenait en considération philosophique des idéologies qu'il juge absurdes, il n'entreprendrait aucune lutte contre elles, n'ayant aucune idéologie а proposer en leur lieu et place. Ne disposant de « rien » sur quoi se fonder pour tenter d'évacuer opinions et croyances, il les tolérera, nécessairement, toutes. La philosophie tragique dispose ainsi d'une inséparable vertu d'ordre « moral » : une capacité de tolérance а toute épreuve, qu'а ce titre elle peut revendiquer comme son bien propre (toute tolérance non inconditionnelle étant, а ses yeux, intolérance). Vision du hasard, la pensée tragique se caractérise en effet par une éthique d'accueil. A la différence des pensées constituées, dont les cadres accueillent inégalement toute information extérieure, la pensée du hasard est seule apte а recueillir toutes les informations, constituant une sorte de surface d'accueil sur laquelle peuvent également se déposer toute chose et tout être. Cette amplitude de l'accueil tient а la minceur, ou plutôt а l'absence, de réquisits : aucun refus de sa part parce

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qu'il n'y a aucune demande non plus (la pensée tragique n'a rien а refuser parce que rien ne se présente а elle qui puisse contrarier, en elle, une demande). Cette éthique d'accueil a, il va de soi, une signification plus théorique que pratique. Il peut arriver, а l'homme « ordinaire » comme au penseur tragique — ceux-ci désignant d'ailleurs peut-être un même personnage —, qu'on « intervienne » dans le cours des choses : en arrachant, par exemple, lorsque la possibilité s'en présente, un être а la souffrance ou а la mort. Mais de tels « actes » s'effectuent en silence, pas au nom d'une* intolérance а l'égard de ce qui pourrait être considéré а juste titre comme responsable de ces souffrances. L'acte pitoyable n'a nécessairement, chez le penseur tragique, aucune signification idéologique

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: contrecarrer, а l'occasion, des agissements cruels ne signifie aucunement que ceux-ci ne sont (intellectuellement) pas tolérés — seulement qu'ils ne sont (pratiquement) pas souhaités.

Ces deux raisons, qui vouent а la tolérance la pensée tragique, font nécessairement défaut а toute pensée non tragique. Il en résulte que toute pensée non tragique est nécessairement pensée intolérante ; que, plus elle s'éloigne des perspectives tragiques, plus elle incline vers telle ou telle forme d' « optimisme », plus elle se fait aussi cruelle et oppressive : et ce, quels que soient ses efforts pour se libéraliser, en mettant, par exemple, la tolérance а la clef de son nouveau système d'intolérances, comme il se fit au xvine siècle. A cela les deux mêmes raisons dites ci-dessus, mais inversées. D'une part, une pensée non tragique est concernée par les idéologies adverses puisqu'elle les prend au sérieux : elle admet que les idées dont se recommande l'idéologie sont suscep-tibleg d'adhésion. D'où un premier motif d'intolérance, qui naît de la surprise а se représenter comme véritablement crues des idées dont elle voit clairement le caractère incroyable — mais non incrédible. Elle se demande sans cesse comment une telle idéologie est « possible », et puise dans une confrontation, névroti-quement ressassée, entre le caractère impossible de cette opinion et le fait de son existence (c'est-а-dire, de son affirmation répétée) la matière d'une indignation indéfiniment renouvelable : source permanente, semble-t-il, de toutes les formes d'intolérance. Indignation qui cesserait aussitôt si la pensée non tragique devenait tragique, en s'avisant de l'inexistence — en termes d'adhésion véritable — des croyances contre lesquelles elle s'insurge. Mais c'est lа, précisément, ce dont elle est incapable. D'autre part, elle possède certains référentiels qui feront, avec les idéologies étrangères, contrariété : elle sera donc, non seule-

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ment concernée par les systèmes idéologiques qu'elle prend au sérieux, mais encore constamment menacée par eux. D'où un second motif d'intolérance inscrit dans la logique même de son entreprise, qu'elle pourra très justement revendiquer au titre de la légitime défense. Il en résulte une éthique d'exclusive, qui caractérise toute pensée non tragique, se recommandât-elle de la tolérance. Exclure l'intolérance, décréter l'intolérance intolérable comme on le fit en certains temps, est déjа être intolérant. De toute façon, lutter en vue de l'établissement d'une tolérance représente une impossibilité philosophique : « lutter » est ici de trop, puisque le mot désigne une lutte contre quelque chose qui n'est pas admis, et que la tolérance consisterait précisément а admettre. Idéologie а la fois répressive et absurde, qui s'appuie sur le principe de tolérance pour exclure de son propre champ du tolérable ce qu'elle n'est pas disposée а tolérer. C'est ainsi qu'une certaine idéologie conservatrice peut prétendre accorder aux citoyens de la République toutes les libertés, « excepté celle d'attenter а la liberté » ; et que les apprentis révolutionnaires du mois de mai 1968 peuvent rétorquer qu' « il est interdit d'interdire ». Même éthique d'exclusive et de répression dans les deux formules (dont l'une essaierait vainement de prendre le contre-pied de l'autre) : de ce qu'on admet au nom de la tolérance, on exclut, au nom de cette même tolérance, tout ce qui contredirait ce qu'on a ainsi admis (soit un certain ordre social, de caractère bourgeois pour la première formule, d'intention rénovatrice pour la seconde). Il est aisé d'en appeler ici а nouveau au mot de Lucrèce, en le paraphrasant : quand tu vois un homme se lamenter de l'intolérance, et affirmer qu'au nom de la tolérance il accordera désormais toutes les libertés, sauf celle de réprimer et de limiter la liberté, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cæur quelque aiguillon secret, malgré son refus affecté de croire qu'aucune oppression puisse subsister dans l'ordre nouveau qu'il annonce. A mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses véritables raisons.

La complicité entre l'affirmation de la tolérance et l'intolérance réelle qui y est inextricablement mêlée apparaît de manière particulièrement visible а une époque qui fit de la défense de la tolérance un de ses principaux chevaux de bataille : le xvine siècle. La tolérance que l'on revendique au xvine siècle a une fonction polémique — donc intolérante : elle vise а interdire certaines formes d'oppression, en particulier religieuses et sociales, qu'elle répute intolérables. Mais il n'a jamais été démontré que le xvme siècle accordât une valeur quelconque а la tôle-

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rance considérée en elle-même. Ce qui est valorisé est alors tout autre chose : la nature, le progrès, l'accession au pouvoir de certaines classes sociales, l'établissement d'un ordre nouveau ; de manière générale, l'établissement d'un humanisme riche de possibilités qu'aurait interdites une perspective chrétienne et « obscurantiste », mais riche aussi de nouveaux interdits qu'avaient ignorés les siècles précédents. Ce qui devient ainsi intolérable, au xvine siècle, est, par exemple, d'être insensible aux thèmes du « progrès » et des « lumières », de manquer de confiance philosophique en l'idée d'homme ou en l'idée de nature. D'où la naissance d'interdits nouveaux, qui se

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manifestent sous une forme renouvelée, mais non moins virulente : en réalité, beaucoup des écrits du xvm e siècle peuvent paraître empreints du plus singulier fanatisme idéologique que littérature philosophique ait jamais produit. Dès la fin du xvne siècle, la Lettre sur la tolérance de J. Locke donnait le ton а cette étrange conception de la largeur d'esprit qui allait prévaloir au xvme siècle et aux siècles suivants : l'auteur n'y réclamait-il pas une tolérance universelle en matière politique et religieuse, а l'exception toutefois des opinions contraires aux intérêts de l'Etat et aux vérités de la religion ? Et les choses ne feront que se gâter lorsque l'exclusive sera, un peu plus tard, reportée sur les seuls ennemis de l'homme et de l'évolution : notions plus vagues donc plus dangereuses, tirant de leur connotation majorée une majoration d'intolérance. On invoquera ici une question ancienne : quis cuslodem custodiet ? Libérés de l'intolérance par les bons soins de la tolérance, qui libérera, а présent, les hommes de la tolérance? Au siècle des « libres penseurs », tout penseur libre est évacué d'office : le ton sur lequel Diderot parle de Marivaux, Voltaire de Pascal ou de Leibniz, est plus intolérant en profondeur que celui dont usent les écrivains chrétiens pour confondre les ennemis de la religion,- tel·'celui adopté par l'abbé de Polignac dans son Anti-Lucrèce. Une certaine distance, une certaine déférence а l'égard de la différence — en quoi se résume le sens du mot politesse — viennent soudain а manquer. Car la politesse est comportement tragique par excellence : elle est attention portée а la différence, accueil а l'égard de ce qui est pourtant inassimilable dans la pensée de celui qui accueille. Au xvine siècle, le sens de la politesse se perd en même temps que le sens du tragique : une fois celui-ci évacué, l'attention а l'autre en tant qu'autre n'est plus de mise parce qu'elle n'a plus de sens. Face а l'intolérance religieuse, le xvine siècle met en effet en place un système (la nature) qui embrasse en son sein tous les êtres : excluant ainsi l'autre, dans la mesure où l'autre n'est admis que

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pour autant qu'il est semblable. D'où une certaine exacerbation — et non une atténuation — de l'intolérance : ce qui n'était guère admis de Vautre est encore moins toléré du semblable. Paradoxe : le xvme siècle réinvestit, dans son programme de tolérance, toutes les puissances intolérantes qu'il se proposait d'exorciser. Mais ce genre de contradiction ne gêne guère, du moins au xvine siècle. Ainsi Sade peut-il, d'une part nier radicalement l'existence de Dieu, d'autre part s'en prendre constamment а lui pour l'injurier. Ainsi le Système de la nature de d'Holbach peut-il а la fois affirmer l'universelle et naturelle nécessité de tout ce qui existe, et s'en prendre а l'action obscurantiste des prêtres et des gouvernements, dont l'influence ne peut cependant être considérée comme intolérable que dans la mesure où elle échappe elle-même а la nécessité, ce que nient, précisément, les prémisses du Système de la nature ; d'où la réplique de Frédéric II : « Après avoir épuisé toutes les preuves montrant que les hommes sont conduits dans toutes leurs actions par une nécessité fatale, l'auteur devrait en tirer la conséquence que nous ne sommes qu'une sorte de machine : des marionnettes mues par Faction d'une force aveugle. Et pourtant il s'échauffe contre les prêtres, contre les gouvernements, contre tout notre système d'éducation : il croit que les hommes qui exercent ces activités sont libres puisqu'il leur démontre qu'ils sont esclaves ? Quelle folie et quelle absurdité ! Si tout est mû par des causes nécessaires, tous les conseils, les enseignements, les peines et les récompenses sont aussi superflus qu'inexplicables : on pourrait tout aussi bien prêcher un chêne et vouloir le persuader de se transformer en oranger » (1). Toutes remarques qui signifient que le xviu e siècle ne tolère que son propre tolérable, de même qu'il ne considère comme nécessaire que son propre nécessaire, et qu'il n'appelle athéisme qu'une hostilité а la religion chrétienne. En dehors de ces objectifs, il ne s'intéresse nullement а l'idée de tolérance : il s'efforce, au contraire, de dire le caractère intolérable de certaines formes d'oppression sociale et intellectuelle qui, les temps venant а changer, ont perdu de leur force et de leur raison d'être. C'est pourquoi la tolérance dont parlent Voltaire et Montesquieu est très différente de la tolérance dont, par exemple, se recommandent implicitement les Essais de Montaigne ; la première se dit au nom de valeurs qui, sitôt reconnues, feront peser leur règne et leurs interdits ; la seconde, au nom de Vimpossibilité а reconnaître des valeurs.

(1) Cité par E. GASSIRER dans La philosophie des lumières, pp. 98-99.

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La valeur des valeurs introduite par l'idéologie maîtresse du xvuie siècle est, on le sait, l'idée de nature. Mot employé auparavant, mais jamais dans le sens quasi métaphysique qui lui sera progressivement reconnu au xvm e

siècle, et parfois en contradiction avec ce sens, comme dans le De rerum nalura de Lucrèce. A partir du xvme

siècle, le mot de nature vient combler un vide laissé par le départ de l'idée religieuse de « substance » ou d' « essence », et hérite de ses caractères métaphysiques : la principale nouveauté étant qu'elle réunit en un tout, en une assise stable, ce qui était précédemment considéré plutôt comme épars (par opposition aux trois centres fixes de l'être qui sont Dieu, l'âme et le monde). Ce qui, par exemple chez Rousseau, est révolutionnaire et idéologique

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n'est donc pas de déclarer que la nature est « bonne », mais d'abord de considérer que la nature « est ». On a somment considéré cette substitution de l'idée naturaliste а l'idée théologique comme un « progrès » idéologique, quelles que soient les réserves que l'on pouvait faire а l'égard de l'idée de nature : comme le passage d'un obscurantisme majeur а un obscurantisme mineur. Perspective qu'il serait pourtant aisé de retourner, en montrant comment cette représentation de la nature а la place de l'idée de Dieu représente une aggravation de l'idéologie. Que le culte d'une nature fondée en raison et constituant une sorte de religion naturelle ne soit en tout cas pas une répudiation, mais une perpétuation de l'esprit religieux, c'est ce que Hume avait dit dès 1751 dans les Dialogues sur la religion naturelle qui affirment l'équivalence entre le christianisme et le déisme, et dénoncent la manière dont prêtres et pasteurs ont déjа su s'accommoder des prétendues lumières de la religion naturelle, réinvestissant dans leur propre doctrine la nouvelle et naturelle « raison » des choses (1). È. Gassirer signale justement la même conjoncture dans La philosophie des lumières : « Que nous parlions des lois de la nature ou des lois de Dieu, ce n'est qu'un changement de langage : les lois universelles de la nature selon lesquelles tout arrive et par lesquelles tout est déterminé ne sont rien d'autre que les décrets éternels de Dieu qui enveloppe toujours une vérité et une nécessité éternelles » (p. 86). Deux siècles après la rédaction des Dialogues sur la religion naturelle, lorsqu'on constate l'actualité superstitieuse et quasi mystique des thèmes que le xvni e siècle avait opposés а la superstition chrétienne, il est permis de supposer que l'apparition de l'idée de nature marquait l'avènement d'une idéologie (et d'une intolérance) plus

(1) Dialogues, I et XI.

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puissante que celle qu'elle supplantait : que l'idée de nature était plus intolérante encore que l'idée de Dieu.

Aggravation par extension : en substituant l'idée de nature а celle de Dieu, l'idéologie qui naît au xvine siècle s'assure en effet le contrôle d'un territoire plus vaste que celui qu'elle arrache а la religion affaiblie. Surface plus grande offerte а l'idéologie en ce que la place du hasard — lieu du non-idéologique — y a été rétrécie : dans la mesure où il y a une « nature » des choses, toutes choses se voient progressivement privées de tout caractère aléatoire et munies d'un « propre » spécifique désignant la place qui leur est attribuée dans la nature, somme de tous les « propres ». Toutes choses : notamment l'homme, puis la société des hommes, puis l'histoire de cette société. La tolérance consistera alors а respecter ce « propre » des êtres et des choses — « propre » exactement créé du limon, en une genèse mystique comparable а toutes les genèses décrites par la religion — et а interdire toutes marques d'irrespect а l'égard de ce propre ; lesquelles, déclarées intolérables, seront réprimées dans la mesure du possible : c'est-а-dire, bien souvent, avec une sauvagerie qui ne le cède pas а celle des bûchers et des autodafés. L'idéologie chrétienne, telle qu'elle est agissante au xvine siècle, a une maîtrise moindre sur le hasard, d'où une moindre surface de contrôle sur les êtres, d'où aussi une moindre intolérance. Elle se représente bien une « nature » de l'homme а laquelle il est criminel de porter atteinte ; c'est son appartenance divine. Mais cette nature divine de l'homme est elle-même une sorte de hasard métaphysique, de miracle par lequel Dieu a fait des hommes а son image. Sans ce hasard providentiel, fruit de la toute-puissance intelligente et miséricordieuse de Dieu — nécessaire peut-être pour Dieu, en raison des attributs divins ; mais pour une perspective strictement humaine, hasardeux — pas de nature de l'homme, pas de « propre » а l'homme. « Ce qui existe », au regard chrétien, est arraché au hasard, constituant alors une « nature », dans la seule mesure où il est issu d'un miracle (l'intervention de Dieu). La pensée du hasard (et la tolérance qui lui est attachée) est ainsi beaucoup plus vaste au sein de la perspective chrétienne : le hasard se pensant de toute chose en dehors de l'hypothèse d'une intervention divine qui permet l'avènement de certaines natures. Il en résulte une éthique certainement intolérante (car elle n'accorde le titre de « nature » qu'а l'homme reconnaissant le Dieu qu'elle reconnaît, opération de reconnaissance par laquelle l'homme-hasard se transcende en nature humaine-divine) ; moins intolérante, pourtant, que l'éthique naturaliste qui, au nom de la

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tolérance, vise а la remplacer. Elle se différencie de l'éthique moderne en ce qu'elle est capable d'admettre que des êtres (« humains ») ne se rangent pas dans son sein, ne participent pas de Dieu, ne constituent pas des natures. Qu'un homme soit incroyant est, au regard de l'éthique chrétienne classique (c'est-а-dire non encore contaminée par l'idéologie des lumières qui a rendu, au xxe siècle, l'idéologie chrétienne aussi intolérante que sa rivale du xvme siècle), un fait assez indifférent. Dieu a voulu par hasard que certains hommes, participant de lui-même, soient dotés d'une nature ; par hasard aussi il a fait que certains autres « hommes » restent, malgré leurs

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caractéristiques extérieurement humaines, abandonnés а l'inertie matérielle, et n'accèdent pas а la nature humaine, qui est connaissance de sa participation а Dieu. Ce manque de participation n'a pas de quoi inquiéter en profondeur l'homme chrétien, а qui il importe plus de connaître Dieu que de reconnaître en autrui des semblables (ce qui signifie : plus de se saisir comme non-hasard que de s'assurer que quelque hasard ne traîne pas chez*telle peuplade ou chez tels individus). Que certains « hommes » soient privés de nature divine ne choque pas le chrétien classique précisément dans la mesure où il n'est pas complètement rebelle а l'idée de hasard. C'est par miracle, pense-t-il, que Dieu m'a accordé une « nature » ; on ne saurait lui demander d'en faire autant pour tout être : personne, pas même Dieu, n'est tenu de faire des miracles toujours. D'où une relative insouciance du chrétien classique а l'égard de ses semblables, ou plutôt а l'égard de ceux qu'il ne peut précisément pas considérer comme ses semblables — insouciance а laquelle pourrait justement en appeler le christianisme au cas où on lui intenterait un procès sur accusation d'intolérance. Le christianisme tolère assez bien que certains « hommes » ne soient pas chrétiens, dès lors qu'il renonce а y voir des semblables.

Maigre tolérance, dira-t-on, qui n'a pas empêché un certain nombre de ces « hommes » sans « nature » de périr dans les flammes et la langue arrachée. Sans doute : mais c'est paradoxalement une insouciance, plus qu'une intolérance, а l'égard de ces hommes qui rend possibles de telles pratiques. Tuer un « homme » qui, malgré toutes les bienveillantes sollicitations dont il a été l'objet, refuse de reconnaître en lui une nature divine, c'est attenter а aucune nature, tuer rien ; bien de la bonté, en un sens, qu'on en ait tant fait pour lui. Dans cette barbarie, qu'un des Contes cruels de Villiers de L'Isle-Adam exprime de manière а la fois atroce et burlesque (La torture par

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l'espérance), se manifeste un certain trait de libéralisme par rapport а une éthique fondée sur le postulat de l'appartenance de tous les hommes а une même nature : l'aptitude а reconnaître en certains hommes des êtres entièrement étrangers а ce qu'on est soi-même. Du tribunal ecclésiastique, qui envoie au bûcher celui dont elle a renoncé а faire un homme, au tribunal politique, qui ne punit son accusé qu'après lui avoir imposé, par une confession publique, une réintégration dans la communauté des humains, il y a plutôt une progression qu'une régression de l'intolérance. Simple nuance de toute façon ; mais qui n'est pas sans importance. Le renoncement chrétien а la récupération est indice de liberté spirituelle au sein de l'intolérance : si « nature » il y a, c'est-а-dire un certain « propre » de l'homme qui est son appartenance а Dieu, il est du moins admis qu'а cette nature ne se rattachent pas obligatoirement tous les êtres humains. Le christianisme classique se passe donc de la nécessité d'un assentiment universel, de l'hypothèse d'un sensus communis qui, chez Kant par exemple, réunira bientôt tous les êtres humains au sein d'une même communauté. En revanche, l'idée de nature qui se développe au xviii6 siècle est plus intolérante parce que plus exigeante : s'il est entendu que le « propre » de l'homme n'est pas obligatoirement relié а l'hypothèse d'un Dieu personnel, il est aussi acquis que tous les hommes, qu'ils soient ou non disposés а en convenir, participent de ce « propre » découvert par la philosophie des lumières. Et, en cas de déni trop voyant, la répression sera plus violente (bien que parfois sous des formes moins sanglantes, pour des raisons d'ordre historique) : nécessairement, puisque l'homme qui nie son « propre » contredit l'idée de nature, alors que l'homme qui refusait la croyance en Dieu manifestait certes sa non-appartenance а la Cité de Dieu, mais sans contredire pour autant l'idée de nature divine. Son empire étant plus vaste, l'idéologie humaniste, ou naturaliste, est, а la différence de l'idéologie religieuse, toujours concernée, toujours menacée. D'où une défense plus violente, et aussi plus insidieuse, niant chez celui qu'elle accuse le défaut même qui lui est reproché, d'être privé de ce « propre » de l'homme : en définitive le rebelle est а ses yeux un simulateur, qui feint de n'être pas concerné par une nature а laquelle il appartient cependant. Ce que le chrétien exterminait dans l'autodafé, c'était rien ; ce qu'un idéologue moderne traduit en son tribunal, c'est Vautre — soit un semblable rétif, mais semblable tout de même, en vertu de l'idée de nature.

Il se pourrait ainsi, comme le pressentait Hume, que l'effort

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d'ensemble de ceux qu'au xvme siècle on appela « philosophes » ait abouti, non а une régression, mais а une extension de la religio, au sens lucrétien du terme. Sous le nom de « nature », puis de « liberté », de « droits fondamentaux » — plus tard, avec Hegel, d' « esprit absolu » —, renaissent en pleine et nouvelle vigueur un certain nombre d'options métaphysiques auxquelles le christianisme, affaibli, ne prêtait plus un soutien assez

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efficace. Vue а long terme, la « crise de la conscience européenne » dont parle P. Hazard recouvre peut-être un simple problème de transmission de pouvoir (de transfert d'efficacité) : une affaire d'héritage plutôt que de rupture. Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau apparaîtraient ainsi comme les principaux restaurateurs du sentiment religieux en Europe, contre ce qui, au xvine siècle, était déjа Γ « agonie » du christianisme. Et peut-être un futur historien des idées décrira-t-il un jour l'effervescence intellectuelle du xvuie siècle comme une explosion d'intolérance ; du moins, comme le point de départ des formes d'intolérance qui, au xxe siècle, sont effectivement agissantes.

De manière générale, la pensée tragique voit dans toute forme d'optimisme philosophique une source assurée d'intolérance. Un effet de retour renvoie immanquablement les pensées non tragiques а l'intolérance, celle-ci d'autant plus agressive que celles-lа sont plus généreuses et plus utopiques — comme en témoignerait, s'il en était besoin, un récent opuscule d'H. Marcuse, la Critique de la tolérance pure, dont la thèse, simple mais belle, est d'établir que la tolérance devrait être désormais limitée а ce qui est tolérable. Caricature grossière mais significative, en ce qu'elle procède d'une vision — un peu simplette — de ce que les « philosophes » du xvm e

siècle entendaient par « tolérance ». De fait, il semble que tout effort pour penser la tolérance en dehors de la tragédie soit une entreprise vouée а l'échec, parce que contradictoire. Ce qui caractérise la pensée tragique est sa capacité digestive (comme la pensée du hasard se définit par sa surface d'accueil) ; est non tragique toute pensée présentant des symptômes de rejet, d'intolérance, au sens physiologique du terme, et qui en déduit la nécessité, donc la possibilité, d'un « mieux » par rapport а « ce qui existe ». Sitôt reconnue la possibilité de ce mieux, est prêt le ressort de l'intolérance : l'interdit se portant sur tout ce dont on estimera qu'il fait obstacle а cette amélioration. On dira que, si l'intolérance est ainsi comportement optimiste, la tolérance est en revanche comportement nécessairement désastreux, puisqu'elle affirme le principe de non-modification (ce qui ne signifie pas qu'elle nie le changement).

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Sans doute. Reste qu'entre un tel comportement désastreux et les comportements intolérants la pensée tragique n'imagine pas de tierce voie ; et qu'а ses yeux la tolérance ne se recommandant pas d'une perspective tragique est parole de dupe, qui annonce, sous un apparent libéralisme, des violences aussi intolérantes que celles contre lesquelles elle s'insurge.

3 — LA CRÉATION IMPOSSIBLE (Esthétique du pire I)

A Socrate qui lui demande ce qu'est le beau, Hippias, dans Hippias majeur, répond que c'est une belle fille. Cette réponse, qui fait le bonheur d'un certain nombre de professeurs de philosophie (« Est-il bête, cet Hippias ! »), mérite sans doute examen plus approfondi que celui auquel procède Platon dans le dialogue du même nom. Peut-être même toute la dialectique ici mise en œuvre par Platon vise-t-elle а masquer l'objet véritable du débat, а faire semblant de ne pas comprendre ce que veut dire Hippias. Il est évidemment possible qu'Hippias ait été tel que le décrit Platon : complètement incapable de comprendre le très simple problème qui lui est posé, celui de la généralité — c'est-а-dire un imbécile. Cette hypothèse ne concorde pourtant guère avec ce qu'on sait par ailleurs d'Hippias, philosophe de grand renom en son temps et mathématicien de génie. Il est donc probable que le sens du mot d'Hippias n'est pas dans ce qu'en montre Platon. Ce qu'il veut dire, ou voudrait dire si c'était le véritable Hippias qui parlait, est probablement que le beau n'est qu'une belle fille, telle qu'elle s'offre, а un certain moment, aux regards d'un certain homme. Autrement dit, que ce qu'on appelle « beau » est épars en une infinité de circonstances, de rencontres, d'occasions, qu'aucun principe ne relie entre elles : qu'en conséquence « le » beau est quelque chose qui n'existe pas. Une telle perspective qui refuse, non de comprendre, mais d'admettre l'hypothèse de la généralité est plus conforme а ce qu'on connaît de la pensée sophistique dans son ensemble. Pas plus que les sensations dont naissent la science,,l'habileté et la coutume, celles qui suscitent l'impression de beauté ne sont susceptibles d'une généralisation quelconque. Ce dont l'agrément se manifeste sous forme de « beauté » n'est issu d'aucun principe et qualifie, chaque fois, un « κούρος », une rencontre « heureuse ». Le beau désigne ainsi l'ensemble de toutes les rencontres а « effet de beauté » ; et cet ensemble, dont nulle structure ne saurait donner la loi, ne

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représente que l'addition empirique de tous les « instants » de beauté. Il est donc dans la logique sophistique de dire, comme le fait Hippias, que le beau est une belle fille : « une » comptant ici plus que « fille ».

Ce que Socrate appelle « le beau » est ainsi caractérisé par un double hasard. Hasard а deux niveaux : d'une part le beau survient par hasard, а l'occasion d'une rencontre qu'aucune loi ne régente ; d'autre part la qualité de cette rencontre, qui la fait dire belle, est elle-même d'ordre hasardeux, ne renvoyant а aucune généralité que désignerait le terme « beau ». On dira que la rencontre belle est « bonne », en ce qu'elle procure au sujet de la rencontre un certain agrément. Mais on ne distinguera pas en nature cet agrément de toutes les autres possibilités d'agrément : plaisir parmi d'autres, qui ne signifie pas, contrairement а ce que Kant veut établir dans la Critique de la faculté de juger, une exception par rapport aux plaisirs intellectuels, moraux et physiques, mais seulement un certain caractère marginal par rapport aux satisfactions immédiates de l'intelligence et du corps. Effet de décalage, qu'a très clairement mis en évidence la théorie freudienne de la sublimation, en montrant comment le plaisir esthétique, qu'il soit d'ordre créateur ou contemplatif, continue а représenter, quoique sous procuration, les principaux intérêts du corps et de l'esprit. Réduit ainsi а la même surface hasardeuse de « ce qui existe », le beau échappe а l'alternative entre « naturel » et « artificiel », sujet d'interminables controverses philosophiques portant sur la priorité а accorder а l'un ou а l'autre dans la genèse de l'idée de beauté : plaisir parmi les plaisirs, rencontre agréable dans l'infinité des rencontres agréables, il existe au même titre silencieux dans la « nature » et dans Γ « art » des hommes (pour la même raison générale qui fait, aux Sophistes, récuser toute distinction entre artifice et nature). Le beau n'est ni artifice ni nature, étant d'abord hasard. Il en résulte que l'acte humain aboutissant а la création de belles formes n'est pas irrationnel, comme le dit Platon dans /on, mais hasardeux, comme le sont tous les actes ; qu'au surplus il n'est pas exactement créateur, si l'on entend par création une modification apportée au statut de ce qui existe : qu'en ce sens — qui est celui habituellement reconnu а l'expression « création esthétique » — toute création est impossible.

La création esthétique apparaît en effet, dans une perspective sophistique et, de manière générale, dans toute perspective tragique, moins comme l'expression d'une faculté proprement « créatrice » que comme l'expression d'un goût. Ce « goût », par

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quoi la philosophie tragique désigne tout а la fois ce qui est appelé tantôt talent, tantôt génie, tantôt puissance créatrice ou capacité productive, ne signifie pas une aptitude а transcender le hasard en des créations qui échapperaient elles-mêmes au hasard, mais un art (originellement sophistique) de discerner, dans le hasard des rencontres, celles d'entre elles qui sont agréables : art non de « création », mais d'anticipation (prévoir, par expérience et finesse, les bonnes rencontres) et d'arrêt (savoir « arrêter » son œuvre а l'une de ces bonnes rencontres, ce qui signifie qu'on a pu saisir au vol le moment opportun). L'artiste serait ainsi, pour user d'une métaphore assez éloignée de ce qu'elle veut illustrer, comme un homme sous les yeux duquel un mécanisme cinématographique ferait défiler sans cesse des tableaux d'un inégal agrément, et qui disposerait d'un système de commande permettant d'interrompre la projection а tout instant souhaité. On appellera peintre celui qui sait arrêter le mécanisme au bon moment : quand apparaît sur l'écran une toile de maître. Plus généralement, on appellera créateur celui qui sait, а la fois dans les œuvres d'autrui — qui constituent l'une des sources les plus abondantes а qui sait y puiser : « Un auteur est un homme qui prend dans les livres tout ce qui lui passe par la tête » (Maurepas) — et dans toutes les possibilités de rencontres qui traversent le champ de sa visibilité, choisir les rencontres favorables, sélectionner les bonnes images, arrêter au moment opportun le vaste mécanisme de son imagination. Affaire non de création mais de goût, ou de « jugement esthétique », dont naîtra l'œuvre sans qu'il soit besoin d'invoquer, а son origine, l'effet d'une tierce puissance dite « créatrice ». Réduire ainsi la création au goût, а l'habileté, au jugement, ne signifie pas dévalorisation de la faculté créatrice : un caractère exceptionnel étant reconnu а la sélection tout autant qu'а la « création ».

De cette conception de la création esthétique découlent deux principales conséquences :

1) La création est impossible. Si l'artiste est incapable, comme le déplore Platon, de rendre compte du processus de sa création, ce n'est pas qu'il crée en état de « délire », mais d'abord qu'il ne crée pas. Lui demander compte de sa « création », c'est lui demander compte de rien ; c'est lui faire injure parce qu'on lui fait, en un certain sens, trop

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d'honneur. Que croyez-vous, dira-t-il, que j'aie fait de si important, de si grave, que vous veniez m'en demander compte ? Je n'ai, а strictement parler, rien fait : seulement ajouté du hasard а du hasard, donc rien

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changé, rien ajouté, rien ôté а ce qui existe. Mon art ne consiste pas а produire des êtres dont vous pourriez justement me demander la raison, mais seulement, dans l'infinie possibilité des combinaisons de formes visuelles, sonores ou verbales, а fixer certains temps d'arrêt dont le rythme est le fruit de mon propre goût : rien qui porte а conséquence, seulement un peu de hasard en plus. Innocence foncière du coup de dés, lequel, comme l'écrivit Mallarmé, « jamais n'abolira le hasard ». Innocence, mais aussi désespérance, qui fait l'angoisse de Mallarmé devant la page blanche et l'impuissance créatrice dont Valéry tire paradoxalement la matière de ses livres : « Je sentais, certes, qu'il faut bien, et de toute nécessité, que notre esprit compte sur ses hasards. (...) Mais je ne croyais pas а la puissance propre du délire, а la nécessité de l'ignorance, aux éclairs de l'absurde, а l'incohérence créatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de son père ! » (1). C'est la réussite, plus encore peut-être que l'échec, qui inquiète ici l'homme épris de nécessité. Dans la mesure où elle est а la fois hasardeuse et source d'un plaisir subjectivement ressenti comme nécessaire, l'œuvre réussie constitue un paradoxe : elle fait venir а l'existence une nécessité issue du hasard (qui « tient de son père »). D'où le caractère pénible de l'expérience esthétique, puisqu'elle dispense, tant au créateur qu'au consommateur, le spectacle d'une nécessité ne s'appuyant sur aucune nécessité, soulignant ainsi le manque de nécessité dans le nécessaire expérimenté par l'homme dans tout domaine, et faisant paraître sur scène le hasard en personne. Apparition douloureuse, dont témoigne une autre parole de Valéry : « L'art, c'est ce qui désespère. » Le désespoir surgit ici, non devant sa propre incapacité а créer, ni devant l'impossibilité générale de créer, mais devant la reconnaissance du fait que la « création impossible » se manifeste en des œuvres : que l'impossibilité, philosophiquement reconnue, а transcender le hasard en création n'interdit pas а certains de produire des œuvres а allure de nécessité. Ce que voudrait Valéry, ce que voudrait aussi Platon — et ce que Kant tente de poser comme acquis dans la Critique de la faculté déjuger — c'est que le sentiment de nécessité qui naît а toutes les occasions du beau soit lui-même fondé en nécessité : d'une nécessité au second degré, faute de laquelle la nécessité brute et silencieuse de l'œuvre d'art (du premier degré) est expérience philosophiquement douloureuse. Faire allusion а la nécessité sans en montrer jamais est plus cruel encore, а

(1) Introduction а la méthode de Léonard de Vinci.

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l'homme qui répugne au hasard, que l'absence reconnue de nécessité : et c'est а cette tâche que travaillent les artistes sans relâche. La philosophie (non tragique) ne peut aimer ce masochisme : s'il n'est pas de nécessité en ce monde, le mieux serait de n'en plus parler.

2) L'activité appelée « création esthétique » est un comportement désastreux, ne pouvant s'interpréter que dans le cadre d'une perspective tragique. Désastreux en ce qu'elle pratique, а l'égard du hasard, une sorte de politique du pire : politique du sourire, qui, compte tenu de l'instance а laquelle ce sourire est adressé, peut faire figure, aux yeux d'une pensée non tragique, de scandaleuse complaisance. Le comportement créateur consiste en effet а aller au-devant du hasard — non seulement а l'accueillir sans réticences, mais encore а surenchérir sur lui. La spécificité de l'acte dit « créateur », par opposition а tous les autres actes de la vie humaine, réside dans cet « au-devant ». Lа où la « nature » conseille de suivre pas а pas le hasard de ce qui existe, Γ « artifice » des hommes consiste а vouloir parfois devancer ce hasard même, en ajoutant а l'inéluctable hasard des choses, caprice de l'être, un hasard plus imprévisible encore, né de son propre caprice : comme si le hasard ambiant ne suffisait pas а la délectation de l'homme qui désire contribuer, par le modeste apport d'arrangements non prévus — quoique en dernière instance prévisible — au jeu sans règles de l'existence. Dans un jeu sans règles, introduire d'imprévus compagnons de jeu : ce surcroît de hasard définit le champ de l'expérimentation esthétique. Il définit aussi son mobile : célébrer l'existence et la vie en les imitant, en doublant l'être par un redoublement de hasard. C'est en ce sens que Platon et Aristote ont pu justement, même dans une perspective nietzschéenne, décrire l'art comme imitation, comme volonté de doubler la vie. La sévérité de Platon а l'égard des artistes, telle que le livre X de la République en fournit les attendus, ne provient pas de la conception d'un art imitateur, mais de la conception du modèle а imiter qui, dans une perspective platonicienne, est proprement inimitable. « La vie », « ce qui existe », sont-ils être ou paraître, nécessité ou hasard ? Si c'est l'être, ou l'essence, qu'il s'agit "d'imiter, toute imitation sera défectueuse, et tout art misérable. Si c'est, en revanche, le hasard et la diversité, la création esthétique sera а

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même d'y parvenir, et de s'y montrer, а l'occasion, rivale. De toute manière, il est demandé а l'art d'imiter et d'approuver : c'est en bonne logique approbatrice que Platon congédie l'art, dès lors que celui-ci est reconnu

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comme incapable d'approbation (ne pouvant copier l'être, dont Platon fait dériver l'existence, il ne peut approuver l'existence). Ce que signifie justement la condamnation platonicienne est que la création esthétique n'est possible que dans une perspective tragique, qui affirme le hasard et abandonne toute conception de l'être : l'art sera tragique ou ne sera pas. Un art — en tant que célébration de « ce qui existe » — n'est en effet possible que si, dans la vie а louer, il n'est rien а imiter, que si Γ « être » de ce qui est approuvé est hasard, dont l'imitation signifiera nécessairement — pour être fidèle — modification et surenchérissement. Auquel seul cas l'activité créatrice aura un caractère approbateur et sera а même de redoubler « ce qui existe ». Approbation de rien, dont procède la création esthétique, supposant ainsi une double condition : acceptation sans réticence du hasard ambiant, et accueil bienveillant а l'égard du hasard de ses propres trouvailles.

Ce bon accueil du hasard, si l'on en croit tant les réserves de Freud dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci que les éloges de Valéry dans Y Introduction а la méthode de Léonard de Vinci, est précisément la vertu qui vint а manquer а Vinci, ralentissant d'abord, puis paralysant complètement la faculté créatrice (le « goût » а créer). Exemple qui illustre bien le lien reliant la faculté créatrice а l'approbation du hasard, а la « volonté » de hasard (« volonté de chance », dit Georges Bataille dans son ouvrage sur Nietzsche). Une des difficultés du livre de Freud provient de ce que Freud y expose la théorie de la sublimation en racontant, avec le cas de Léonard de Vinci, non pas l'histoire d'une réussite esthétique due aux effets d'une sublimation réussie, mais, au contraire, l'histoire d'une « semi-sublimation », d'une sublimation avortée, finalement manquée, et aboutissant а un relatif échec esthétique. L'objet du Souvenir d'enfance est de montrer comment, chez Vinci, l'activité esthétique ne parvint pas а absorber les forces vives de la sexualité ; du moins, pas complètement. La sublimation est transfert : de la joie de vivre attachée aux plaisirs de l'exercice des fonctions vitales, notamment sexuelles, а une même joie de vivre attachée aux plaisirs de la création esthétique (une « capacité d'abandonner son but immédiat en faveur d'autres buts non sexuels et éventuellement plus élevés dans l'estimation des hommes » (1). Transfert qui signifie que le sublimant retrouve, а l'issue de l'opération, l'énergie vitale qu'il a arrachée а ses manifestations immédiates.

(1) Souvenir, éd. Gallimard, p. 53.

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Chez Vinci, l'opération ne s'accomplit pas sans un déficit énergétique : il y a bien transfert de l'énergie vitale en « curiosité intellectuelle » ; mais en celle-ci ne se réinvestit pas l'intégralité des forces vitales et sexuelles. Précisément parce qu'il s'agit d'une curiosité seulement intellectuelle : comme dit Freud, « on peut se demander si la reconversion de la curiosité intellectuelle en joie de vivre (...) est dans la réalité possible » (1). Celle-lа (curiosité intellectuelle) est en effet quête de raisons, alors que celle-ci (joie de vivre) est reconnaissance du hasard. Investir l'énergie sexuelle dans la création artistique signifie qu'on regarde l'art comme un champ autant ouvert au hasard que l'est la vie а sublimer — car « tout est hasard dans la vie des hommes », dit Freud а la dernière page de son étude. Vouloir chercher dans la création une nécessité dont l'expérience de la vie n'a pas fourni de manifestation satisfaisante n'est pas sublimer la vie : seulement répéter dans l'art un échec que la vie a déjа consacré. Il en résulte que Léonard de Vinci est ce qu'on pourrait appeler un « semi-sublimant », se tenant а mi-chemin entre la vie et sa doublure esthétique : incapable, dans la vie, de satisfaire ses tendances homosexuelles ; incapable, dans l'art, de parvenir а une célébration de la vie en y reconnaissant le hasard.

L'Introduction а la méthode de Léonard de Vinci, de Valéry, confirme a contrario cet échec esthétique de Vinci, et le lien qui relie cet échec а un refus du hasard. Ce que loue Valéry en Vinci, tout au long de cet essai qui est lui-même un exemple caractérisé de « semi-sublimation », est précisément son échec esthétique, le fait que Vinci ait refusé que le beau puisse être de nature hasardeuse, préférant ainsi renoncer а la création plutôt que de conserver une attitude complaisante а l'égard de ses propres trouvailles. Créer, dans ces conditions, serait renoncer а la nécessité, affirmer le hasard а la fois de ce qui existe et de ce que l'on crée, accomplir l'acte tragique et contradictoire par excellence : introduire un élément de modification dans un ensemble que son hasard rend, par définition, non modifiable. Paradoxe de l'art : l'acceptation de l'impossibilité, ainsi reconnue, de la création, est la condition nécessaire de la création esthétique. L'acceptation de la création impossible, c'est-а-dire l'affirmation tragique : rien n'a'été créé ni n'est susceptible d'être créé, de main d'homme ou de dieu, qui ferait

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relief de nécessité sur fond de hasard. Créer signifie donc, en définitive, qu'on ne tient pas rigueur, aux plaisirs de la vie, de n'être pas nécessaires ; qu'on

(1) Ibid., p. 46.

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consent, en leur adjoignant une doublure esthétique, а aimer par hasard. Tel est le principe majeur que ni Freud ni Valéry ne développent explicitement, mais qui se dégage de l'ensemble de leurs deux études, et qu'illustrent tant le propre exemple de Valéry que celui de Léonard de Vinci : refuser de créer par hasard, c'est refuser de créer. C'est aussi, probablement, en être incapable.

4 — LE RIRE EXTERMINATEUR (Esthétique du pire II)

On sait que le paquebot Titanic disparut dans les flots de l'Atlantique la nuit du 14 au 15 avril 1912, entraînant dans la mort quelque 1 500 passagers sur les 2 201 qu'il transportait.

Les faits sont connus. Parti de Southampton а destination de New-York, le Titanic, dont c'était lа le voyage inaugural, était а l'époque le plus grand et le plus luxueux des navires а avoir jamais pris la mer. Le cloisonnement de sa coque en seize compartiments étanches, qui mettait le navire а l'abri de toute voie d'eau, voire de tout torpillage, lui valait, au surplus, la réputation d'être incoulable. Mais il se passa que, le 14 avril vers 23 h 40, le Titanic heurta un iceberg qui, conséquence fâcheuse d'une tentative pour éviter l'obstacle au dernier moment en faisant donner la barre а bâbord toute, vint а déchirer la coque du bâtiment sur toute la longueur de son flanc droit, au lieu de n'en endommager que l'étrave : permettant ainsi а l'eau — la déchirure intervenant au-dessous du niveau de flottaison — de pénétrer dans chacun des seize compartiments étanches. Blessure mortelle, par conséquent, qui ne pouvait manquer de conduire а l'immersion complète du navire : ce qui fut chose faite deux heures et demie plus tard. La panique fut cependant assez longue а s'installer, compte tenu du sentiment de sécurité qui prévalait. Au fur et а mesure que l'eau pénétrait dans la coque, puis dans les cabines, une rumeur s'imposait de plus en plus tenace dans l'esprit des passagers : le Titanic ne coulera pas, le Titanic ne peut couler. Pourquoi cette assurance ? Parce que le Titanic possède seize compartiments étanches qui le rendent invulnérable, parce qu'il a été construit par les chantiers Harland Se Wolfï de Belfast, qui sont les meilleurs du monde. Incoulable aussi parce que c'est un navire anglais, et qu'il y a а bord le Révérend Carter, lequel, quelques heures plus tôt, a donné un petit concert spirituel а l'issue duquel il a invité son auditoire au recueillement et а une courte prière а l'intention de

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tous les voyageurs qui, n'ayant pas la chance de naviguer а bord du Titanic, sont constamment exposés aux périls de la mer. Aussi l'orchestre du bar fut-il requis de ne pas interrompre son programme, et continua-t-il, tandis que le vaisseau sombrait, а égrener gaiement valses, galops et polkas. D'où aussi une désaffection а l'égard des canots de sauvetage qu'en un premier temps on abandonna, plus qu'а moitié vides, aux quelques esprits inquiets que l'incident avait affolés. Canots vers lesquels on se pressa pourtant soudain, très en désordre et beaucoup trop tard, lorsqu'а la forte gîte du vaisseau déjа partiellement englouti sous les flots, il fut devenu évident que, malgré les seize compartiments étanches, quelque chose n'allait pas. Effet de ce brusque revirement de climat, on ordonna aux musiciens, dont les pieds baignaient а présent dans l'eau salée, d'interrompre leur concert pour entonner quelques cantiques : Plus près de Toi, mon Dieu, plus près de Toi.

Pareille mésaventure est certes d'abord regrettable, émouvante et tragique. Mais elle est aussi, considérée sous un certain angle, une histoire dont la puissance comique peut paraître assez violente. Comique qui se manifeste а plusieurs niveaux. Au niveau des responsabilités humaines : celles-ci non négligeables, semble-t-il, pour ne songer qu'а l'ordre étrange donné aux machines d'aller au maximum de vitesse а la rencontre des icebergs dont plusieurs messages alarmistes avaient déjа signalé la présence dans ces parages. Plus singulière encore peut-être, la quiétude morale qui permit а son auteur, le commandant Smith, d'aller, sitôt l'ordre donné, chercher dans sa cabine un repos bien gagné, qu'interrompit seulement, vers 23 h 40, le choc fatal. On remarquera aussi un agréable contraste entre l'ampleur du sinistre et le caractère paisible des circonstances qui l'entourèrent : car la mer était calme, le ciel étoile, la visibilité parfaite, le navire ultra-moderne et muni d'exceptionnels dispositifs de sécurité. On appréciera également le fait que les vigies, chargées en cette nuit de redoubler d'attention et de

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donner l'alerte au premier iceberg, mais privées, а la suite paraît-il d'un retard de livraison, des instruments optiques adéquats, se soient acquittées de leur mission de manière irréprochable en signalant la présence de l'iceberg aussitôt après que celui-ci eut enfoncé le navire : technique de l'avertissement après coup dont l'effet comique est inusable, et qu'un passage de La famille Fenouillard a rendu célèbre. On sera enfin sensible а la tentative de dernière minute pour se hausser а la hauteur dramatique des circonstances en donnant а la catastrophe, par la substitution

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d'hymnes religieux aux airs de danse, un accompagnement musical idoine.

Mais ces circonstances tragi-comiques n'épuisent pas la source profonde du rire qui peut se manifester а l'évocation du naufrage du Titanic. Si ce naufrage fournit l'exemple — parmi une infinité d'autres — de ce que peut être un certain type de comique, une certaine manière de rire appartenant en propre а la perspective tragique, c'est que le fait de l'engloutissement possède en lui-même, selon une telle perspective, une vertu comique. Engloutissement, c'est-а-dire : extermination sans restes, disparition que ne compense aucune apparition, pure et simple cessation d'être. Ainsi en fut-il du Titanic : une heure auparavant un beau bateau, une heure après plus rien. Que reste-t-il, en effet, du navire vers 2 h 20 du matin ? Gomme le dit un des personnages du film Drôle de drame qui interprète le rôle d'un évêque anglican, et comme le pensa alors peut-être le Révérend Carter : « Dieu nous l'avait donné, Dieu nous l'a repris. » Dans ce passage de l'être au non-être que ne motive aucun facteur nécessaire — d'où la nécessaire allusion а Dieu — réside la motivation propre du rire attaché а une perspective tragique. Rire qui naît lorsque quelque chose vient а disparaître sans raison — peut-être parce que l'incongru de la disparition révèle après coup l'insolite de l'apparition qui la précédait : soit le hasard de toute existence. Rire exterminateur et gratuit, qui supprime sans justification, détruit sans inscrire cette destruction dans une perspective explicative, finaliste et compensatrice : il rit, mais ne dit pas pourquoi il rit ni de quoi il y a а rire (si on l'en priait, il serait réduit а dire qu'en l'occurrence, et а la différence des habituelles occasions de rire, il rit ici de rien). Rire qui peut donc apparaître а la fois paradoxal et dénué de toute efficacité véritablement comique, puisqu'il dissout sans affecter ce qu'il dissout d'un coefficient de risible ou de ridicule qui viendrait justifier la dissolution.

Si cependant un tel comique possède existence et efficacité dans l'enceinte d'une certaine disposition d'esprit, on sera amené а distinguer entre deux grandes manières de rire : l'une qui fournit, de son rire, des attendus ; l'autre qui s'en dispense — d'où le caractère honnête de la première, et scandaleux de la seconde. La première, qui trouve dans l'ironie un de ses terrains d'exercice les plus coutumiers, peut être considérée comme un rire qui « va loin ». Rire long, dont l'efficacité n'est pas épuisée par l'effet comique, et qui se prolonge en conséquences implicitement attachées au rire : la destruction est ici compensée par l'approbation a contrario des principes qui ont contribué а la mise en

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place d'une agression comique. Non seulement on a ri, mais on avait raison de rire : en cette raison se découvre une instance stable qui surnage dans le naufrage de ce qu'elle vient d'engloutir. Ainsi l'ironiste, par exemple, peut-il détruire tout ce qu'il lui plaît de détruire, mais а condition de laisser entendre les idées au nom desquelles il agit, les principes sur lesquels il prend appui pour procéder а ses exécutions : il pourra faire apparaître le grotesque, mais au nom du raisonnable ; le scandale, au nom du tolérable ; le non-sens, au nom d'un certain sens. La seconde manière de rire, qui s'exprime plus habituellement sous forme d'humour, peut être considérée, en revanche, comme un rire qui tourne court : une fois l'effet comique passé — si du moins celui-ci a réussi а faire effet — rien ne se donne а penser qui puisse justifier le rire, offrir а la consommation intellectuelle un aperçu quelconque sur la signification et la portée de la destruction. Rire court, par conséquent, qui ne débouche sur aucune perspective, qui ôte sans rien donner en échange, et qui paraîtra souvent frivole et sans portée : d'attaquer indifféremment tout, sans se donner la peine d'organiser ses attaques en systèmes qui permettraient d'y repérer un certain nombre de thèmes attaqués et, par voie de conséquence, un certain nombre de thèmes défendus, il semblera souvent, а ses contemporains plus particulièrement axés sur telle ou telle cible, n'attaquer rien. Aussi faut-il souvent un appréciable recul dans le temps pour être а même de mesurer son efficacité corrosive. Efficacité qui apparaît pourtant, avec le recul du temps, beaucoup plus meurtrière encore que celle du « rire long ». Seul en effet le rire court est, de certaine manière, а longue portée : en un sens а la fois chronologique et philosophique. Chronologique : parce qu'il se passe, pour rire, de référence а des vérités ou des valeurs appelées, avec le temps, а

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disparaître. Philosophique : parce qu'il constitue, а l'égard de tout « sens », une agression plus violente que celle du rire long, en ce qu'il refuse d'emblée toute interprétation de la destruction, c'est-а-dire tout réinvestissement des significations détruites en d'autres terrains moins exposés. Précisément, il ne croit pas а l'existence de terrains sûrs où loger le sens. Aussi engloutit-il le sens en un seul coup et une fois pour toutes, tout comme les flots de l'Atlantique engloutirent le Titanic. Après quoi plus rien n'est а dire, et le rire tourne naturellement court, en raison même de son exceptionnelle capacité d'absorption. Chacun de ses tirs suffit а l'effondrement d'un édifice que l'ironiste ne sait détruire que pierre а pierre. L'engloutissement de l'humour s'oppose ainsi au démantèlement de l'ironie.

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Cette différence entre l'humour et l'ironie n'attente d'ailleurs pas а ce qu'on peut considérer comme Γ « unité » du comique, c'est-а-dire la nature générale du plaisir dispensé par l'expérience du rire. Sur la différence entre l'ironie et l'humour, celle-lа de caractère optimiste et moral, celui-ci de caractère pessimiste et tragique, tout a déjа été dit, notamment par VI. Jankélévitch dans L'ironie. Mais on remarquera qu'en dernière analyse humour et ironie ne diffèrent pas en nature : l'un et l'autre étant investis d'une même fonction comique de destruction qui ne diffère, lorsqu'on passe de l'humour а l'ironie, que par une question de degré. Même jubilation au spectacle de la catastrophe : mais l'ironiste utilise cette jubilation а des fins plus limitées. Détruire ceci, détruire cela, est l'œuvre de l'ironiste, au lieu que détruire en général, sans attention particulière prêtée а ce qui est détruit, est le plaisir habituel de l'humoriste. L'ironie se caractérise ainsi par une certaine timidité dans l'attaque : non seulement l'ironiste n'ose pas tout détruire, encore désamorce-t-il souvent ses destructions par l'allusion implicite а des reconstructions possibles. Timidité qui est l'indice d'un moindre pouvoir destructeur, d'un souci de ménager ses coups en ne décochant que des traits ajustés а telle ou telle cible : il n'envoie pas tous ses boulets а la fois, ses réserves de munitions n'étant pas inépuisables. A la différence de l'ironiste, l'humoriste paraît en possession d'inépuisables forces destructrices, d'où une prodigalité dans la dépense des munitions а côté de laquelle l'art ironiste paraît quelque peu débile. Aussi l'ironie est-elle plutôt intellectuelle, l'humour plutôt artiste : un des caractères marquants des limites inhérentes а toute approche spécifiquement intellectuelle (de la vie, de la littérature, d'autrui) étant, tout autant que l'impuissance créatrice, une certaine inaptitude а la destruction. Si la définition classique de Γ « intellectuel » est de ne pas savoir créer, son malheur est peut-être d'abord de ne pas savoir détruire.

Ce qui permet au rire tragique d'intervenir, manifestant un plaisir destructeur indifférent а la nature de ce qui est détruit, est évidemment l'idée de hasard ; plus précisément : la capacité de reconnaître le hasard comme anti-principe de tout ce qui existe. Seule une telle reconnaissance rend possibles а la fois la vision d'une disparition non compensée (creux qui ne renvoie а aucun plein) et le plaisir au spectacle d'une telle disparition (qui se manifeste précisément dans le rire). Le rire tragique, qui signifie qu'on prend plaisir au hasard et qu'on célèbre, par le rire, son apparition, est donc entièrement étranger а l'univers

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du sens, des significations et des contre-significations qui peuvent s'y jouer : indifférence au sens, mais aussi au non-sens, qui suffit а le différencier en profondeur de toutes les autres formes de rire. La plupart des philosophes décrivent en effet le rire comme la conséquence d'un contraste se jouant entre le sens et ses propres contrariétés : ainsi G. Deleuze dans la Logique du sens, qui assimile l'humour stoïcien а l'humour anglais du nonsense (de même que Lewis Garroll met en présence, sur une même surface signifiante, les expressions de « table de multiplication » et de « table а manger », de même Chrysippe peut enseigner : « Si tu dis quelque chose, cela passe par la bouche ; or tu dis un chariot, donc un chariot passe par ta bouche »). Même conception du rire dans les premières lignes des Mots et les choses, où M. Foucault emprunte а J.-L. Borges un certain catalogue d'objets а l'intitulé contradictoire (l'une des classes d'objets inventoriés, qui est dite renfermer tous les objets présents au catalogue, excluant notamment toutes les autres classes) : d'où, écrit M. Foucault, un rire inextinguible qui secoue le lecteur devant « l'impossibilité nue de penser cela ». Cette conception générale du rire attribue l'effet comique а un contraste entre le sens donné et son incohérence reconnue après coup, а la manière dont l'intelligence peut se laisser surprendre, l'espace d'un instant qui est précisément l'instant comique, en accueillant — а la faveur d'un relâchement d'attention, dirait Bergson — des propositions qui contredisent expressément son attente. Une telle définition du rire se rattache а une très ancienne tradition philosophique, qu'a codifiée Kant une fois pour toutes dans le § 54 de la Critique du jugement : « Dans tout ce qui excite de violents éclats de rire, il faut qu'il y ait quelque absurdité (où l'entendement ne peut trouver pour soi-même aucune satisfaction). » Pour illustrer sa thèse,

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Kant, on le sait, raconte une histoire qui, assure-t-il, a de quoi « faire rire aux éclats une compagnie » : c'est celle « d'un marchand qui revenant des Indes en Europe avec toute sa fortune en marchandises, fut obligé, lors d'une violente tempête, de tout jeter par-dessus bord et s'en affligea au point que la même nuit sa perruque en devint grise » (1). Histoire qui peut sembler misérable mais qui, si elle l'est, ne l'est ni plus ni moins que le catalogue de Borges, le mot de Chrysippe ou la confusion des deux tables chez Lewis Garroll. Que les cheveux d'une perruque aient pu blanchir sous l'effet d'une émotion violente, voilа qui conduit — par des voies un peu frustes, il est vrai, mais compte ici l'in-

(1) Critique du jugement, § 54.

PRATIQUE DU PIRE 177

tention plus que la manière — а une contrariété intellectuelle comparable а toutes les contrariétés du même ordre : c'est-а-dire, tout comme le catalogue dont s'inspirent Les mots et les choses, а « l'impossibilité nue de penser cela ». Ce qui est certain, c'est que tout rire issu, immédiatement comme chez Kant ou médiate-ment comme chez Borges, de semblables contrariétés demeure entièrement étranger а une perspective tragique : l'effet de surprise et de contradiction ne pouvant se jouer sur la surface spécifique qui est la sienne, et que définit l'idée de hasard. Le hasard qualifie une surface d'accueil universel, où tout apport contradictoire serait précisément contradictoire lui-même (ce qui signifie ici impossible, c'est-а-dire n'arrivant jamais) : le hasard étant, par définition, ce а quoi rien ne peut contrevenir. Aussi le rire tragique ne signifie-t-il jamais qu'en la pensée une certaine attente a été trompée : pour qu'une telle contrariété soit possible, il faut qu'une certaine attente préexiste а l'administration du démenti ; or, celui qui pense par hasard n'attend ni ne demande rien qui puisse ainsi s'offrir а la contradiction. Le rire exterminateur dont se recommande la vision tragique entretient donc avec le sens des rapports très particuliers : non de contradiction, mais d'ignorance. Si le rire salue, en certaines occasions, l'irruption du hasard, ce n'est pas qu'il exclue le sens, c'est qu'il l'ignore. Il n'est pas contre-signifiant, mais insignifiant. En revanche, le rire classique, décrit par Kant, n'a de sens qu'а partir du moment où il y a demande d'ordre, quand même l'effet du rire serait-il d'en établir l'inanité. Ici apparaît la grande faiblesse de l'humour stoïcien et de l'humour cynique, comme de l'humour du nonsense et de l'humour du Zen, tels que les loue G. Deleuze tout au long de sa Logique du sens : d'être conditionnés par une demande d'ordre considérée, chez celui qu'on se dispose а confondre par le mot comique, comme évidente et nécessaire. C'est-а-dire : de n'être efficaces que par voie de riposte, d'avoir besoin du questionnement d'un tiers, d'une intervention extérieure, pour « montrer » la matière de leur rire. Si l'on ne questionne jamais Diogène le Cynique ou Chrysippe le Stoïcien, jamais ceux-ci ne pourront faire montre d'humour. De manière générale, la faiblesse de tels humours, comme celle du rire décrit par Kant, provient de ce qu'ils sont fonction d'une attente : le rôle du tiers-questionneur, chez les Cyniques et les Stoïciens, étant le symbole d'une nécessité plus fondamentale qui est, chez l'humoriste lui-même, la présence d'une demande préalable de sens, indispensable а l'apparition du dérisoire. Le risible sera ici toujours second par rapport а l'intuition première d'un certain ordre, ou d'un certain sens ; de plus, il devra tabler sur une certaine complicité de la part d'autrui, sur l'hypothèse d'un sensus communis qui rejoint, en définitive, l'idée d'une « nature » humaine. Risible dont la faiblesse se manifeste ainsi а deux niveaux. En premier lieu, un tel rire est incapable d'accéder а la pensée du hasard, et démontre de la manière la plus évidente les raisons pour lesquelles il en est incapable : puisqu'il déclare rire а la pensée que l'ordre puisse faire problème, ce qui signifie que l'ordre est ce а partir de quoi seulement il peut y avoir, par voie de contrariété, possibilité de bizarre. Autrement dit : celui qui, au moment d'imaginer le désordre, ne peut se figurer que le contraire de l'ordre, avoue par lа qu'il ignore, et ignorera toujours, les notions de hasard et de chaos. En second lieu, rire des contrariétés du sens ne signifie pas tant ruiner le sens que l'affirmer in extremis et a contrario : comme il se voit dans beaucoup des manifestations du nonsense anglo-saxon, modèle de tenue et de respectabilité morale, qui aboutit souvent а célébrer implicitement un ordre établi, par le fait même que son contraire — le non-sens — est réputé hilarant et impensable. D'où une remarquable innocuité de ce rire, qui ne se divertit du non-sens que dans la mesure où il met celui-ci hors circuit, c'est-а-dire hors sens, et finalement hors sérieux : dès lors qu'il s'oppose а un sens et а un sérieux, le rire ne peut fournir que du désordre de seconde main, qui sera d'ailleurs souvent un alibi (seul fournit du désordre, seul est « sérieux », c'est-а-dire d'une efficacité nocive, le rire qui ne s'oppose а aucun sens, а aucun sérieux). Kant avait déjа dit cette innocence du comique, au sens où il l'entendait, en remarquant que le plaisir attaché au rire intervient « sans dommage aucun pour le sentiment spirituel du respect pour les idées morales » 7. La même remarque vaudrait pour le chariot de Ghrysippe, la table а manger de Lewis Garroll et l'impensable catalogue de Borges.

7 Critique du jugement, § 54.

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S'il est étranger а ces jeux du sens et du non-sens, le rire exterminateur, tel que le conçoit et le pratique la pensée tragique, est en revanche très conforme au schéma du comique proposé par Bergson dans Le rire : « du mécanique plaqué sur du vivant ». La profondeur des analyses bergsoniennes consiste а avoir constamment décrit le rire comme effet de naufrage, en montrant que le rire naissait chaque fois que le « sens » (la liberté, la vie) venait а disparaître au profit de l'inertie matérielle et « mécanique ». Toutefois, une perspective tragique n'accepte la vérité de ce schéma bergsonien qu'а la condition d'en inverser les termes : en disant qu'а l'occasion du rire l'illusoire série du « vivant » vient justement coïncider avec la véridique série du « mécanique » — l'instant comique représentant ainsi un instant de vérité, а la faveur duquel se révèle le fait que du vivant s'était indûment surajouté au mécanique dans l'imagination des hommes. Le « vivant » invoqué par Bergson pour rendre compte du rire implique en effet des présupposés téléologiques (fînalisme biologique) que le comique a précisément pour conséquence d'éliminer. En sorte qu'au regard de la pensée tragique la formule du rire exterminateur est : du vivant plaqué sur du mécanique — ou du final surimposé au hasard — et, а la faveur d'une coïncidence rendue possible par le rire, se volatilisant а son contact. Un des exemples invoqués par Bergson а l'appui de sa thèse vient confirmer le bien-fondé — du moins la possibilité — de ce retournement des termes : « Pourquoi rit-on d'un orateur qui éternue au moment le plus pathétique de son discours ? »8 II est évident qu'ici Bergson propose, sans y prendre garde, un renversement de sa formule : le « mécanique » se trouvant plutôt du côté du sermon, le « vivant » plutôt du côté de l'éternuement.

Le rire exterminateur signifie donc, en dernière analyse, la victoire du chaos sur l'apparence de l'ordre : la reconnaissance du hasard comme « vérité » de « ce qui existe ». Reconnaissance qui est aussi une approbation, puisque le rire s'accompagne d'un plaisir, lequel signifie nécessairement acquiescement et assomp-tion, comme l'a établi Freud dans Le mot d'esprit et ses rapports avec Γ inconscient. Cependant, on distinguera cette instance approbatrice de l'approbation elle-même, qui est le moteur premier du terrorisme intellectuel et de la philosophie tragique. De la seconde, la première n'est que Y indice : offrant le témoignage de la possibilité d'une telle approbation — puisque le hasard est ici source de rire, donc de plaisir — mais non le témoignage de l'approbation en personne. En réalité, une distance incommensurable sépare le rire approbateur de l'approbation elle-même. Dans une perspective plotinienne, on dirait volontiers que le rire exterminateur n'est que l'hypostase de l'approbation, qui tire son être de l'approbation, mais ne se confond pas avec elle. L'approbation elle-même n'est pas rire de la mort, mais fête devant la mort. La philosophie tragique ne commença pas lorsque les hommes eurent appris а rire de leurs cadavres, mais plutôt le jour mystérieux, tardivement reconnu par Nietzsche dans L'origine de la tragédie, où les Grecs confondirent en une seule fête le culte des morts, dont était née la tragédie, et le culte du dieu symbolisant le vin et l'ivresse : les Grandes Dionysies, qui le même jour célébraient tout а la fois les jeux de la vie, de la mort et du hasard.

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE ............................................... 7

CHAPITRE PREMIER. — Du terrorisme en philosophie ....... 9

1 — Possibilité d'une « philosophie » tragique ? ........ 9

2 — L'intention terroriste : sa nature ................. 14

3 — Digression. Critique d'un certain usage des philosophies

de Nietzsche, Marx et Freud : caractère idéologique des théories anti-idéologiques. Savoir tragique et sens

commun. Définition de la philosophie tragique ..... 27

4 — But de l'intention terroriste : une expérience philo-

sophique de l'approbation ........................ 42

CHAPITRE II. — Tragique et silence........................ 53

8 Le rire, p. 39.

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1 — Des trois manières de philosopher................. 53

2 — Tragique et silence. Des Tragiques grecs а la psycha-

nalyse.......................................... 56

3 — Le tragique de répétition......................... 62

4 — Conclusion ...................................... 70

CHAPITRE III. — Tragique et hasard ...................... 71

1 — Le château de « Hasard »......................... 71

2 — Hasard, principe d'épouvanté : l'état de mort. Définition

du concept de « tragique » ....................... 78

3 — Hasard, principe de fête : l'état d'exception ....... 107

4 — Hasard et philosophie ........................... 117

Appendices :

I. — Lucrèce et la nature des choses ................ 123

II. — Pascal et la nature du savoir ................. 144

CHAPITRE IV. — Pratique du pire......................... 153

1 — Les conduites selon le pire ....................... 153

2 — Tragique et tolérance (Morale du pire)............ 153

3 — La création impossible (Esthétique du pire I) ...... 164

4 — Le rire exterminateur (Esthétique du pire II)...... 171

1971. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France) ËDIT. N° 31 471 IMPRIMÉ EN FRANCE IMP. N° 22 212