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DØcembre 2001 La boîte à jeux Dé, pions & pièces d’échecs D e même que la littérature, la musique ou la danse, festivités et jeux ponctuent, au Moyen Âge, la vie de tous les jours. Ainsi, parallèlement aux spectacles religieux qui accompagnent en particulier les fêtes de Pâques, les loisirs laïcs contribuent à la distraction de chacun. Les objets présentés sont de provenances diverses et leur datation s'étend sur près de cinq siècles. La pièce principale est sans doute la boîte à jeux, une des plus anciennes que l’on connaisse dans les collections publiques françaises. Il s’agit d’un objet de qualité, fabriqué avec soin, mettant en œuvre des bois d'ébène et de noyer teinté, ainsi que de l’ivoire naturel ou coloré en vert. Si, pour de simples raisons pratiques, ce type de boîte existe encore aujourd’hui –l évite d’égarer les pions–, nous ne connaissons plus guère une réalisation associant au total six jeux différents. Dès le XIII e siècle, la forme classique la plus répandue, figurant également dans les traités techniques rédigés à cette époque, comporte trois jeux : les échecs, les mérelles et le tric-trac. Le “duo” tric-trac/échecs nous est d'ailleurs toujours familier. Ici, l’on découvre successivement (de gauche à droite) un tourniquet, un jeu du renard et des poules, un mérellier, un échiquier, au revers des deux plateaux amovibles, un jeu de tric-trac –terme mentionné en français pour la première fois en 1525–, un jeu de glic, enfin, à l’extérieur de la boîte. L’identification du premier, également dénommé roulette à aiguille, semblait problématique dans la mesure où les seuls exemples attestés n’étaient pas antérieurs à 1600. Alors qu’il est impossible de reconstituer avec précision le déroulement de ce jeu –on ignore en particulier la signification des flèches et demi-flèches vertes qui scandent le pourtour du cercle extérieur, tout comme celle des numéros–, l’anneau de laiton destiné à recevoir une aiguille verticale, à présent disparue, permet d’affirmer qu’il s’agit là du premier exemple d’un tourniquet. Le jeu du renard et des poules est également connu sous des noms divers depuis le XVII e siècle. Les règles, clairement définies en 1283, font état de l’opposition entre deux camps inégaux : “l’un n’a qu’un pion, mais des déplacements sans contraintes, l’autre, qui l’assiège, a de 12 à 24 pions, mais des possibilités limitées” (T. Depaulis). Une nouvelle fois, la boîte du musée du Moyen Âge représente l’un des témoignages les plus précoces de ce jeu. Concernant les Boîte à jeux France (?), fin du XV e siècle ; ébène, noyer teinté, ivoire ; H. 39,9 cm. ; l. (fermée) 24,2 cm. Cl.3434 Pions divers et pièces d’échecs Europe du Nord, XI e - XII e , XIV e et fin XV e siècles ; ivoire d’éléphant et de morse, teinté ; bois de cervité ; os de balaine ; H. max. 7,8 cm ; diam. max. 4,8 cm. Cl. 14422-14425 ; Cl. 9223 ; Cl. 11285-11286 ; Cl. 17712-17716 et Cl. 23305 Dé à jouer Europe médiévale (?) ; ivoire de morse ; diam. 3,7 cm. Cl. 22739 6, place Paul PainlevØ, 75005 Paris Service culturel. Tél. 01 53 73 78 16 www.musee-moyenage.fr

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La boîte à jeuxDé, pions & pièces d’échecs

De même que la littérature, la musique ou la danse, festivités et jeux ponctuent, auMoyen Âge, la vie de tous les jours. Ainsi, parallèlement aux spectacles religieux qui accompagnent enparticulier les fêtes de Pâques, les loisirs laïcs contribuent à la distraction de chacun.

Les objets présentés sont de provenances diverses et leur datation s'étend sur près de cinqsiècles.

La pièce principale est sans doute la boîte à jeux, une des plus anciennes que l’on connaissedans les collections publiques françaises. Il s’agit d’un objet de qualité, fabriqué avec soin, mettant enœuvre des bois d'ébène et de noyer teinté, ainsi que de l’ivoire naturel ou coloré en vert. Si, pour desimples raisons pratiques, ce type de boîte existe encore aujourd’hui –l évite d’égarer les pions–, nousne connaissons plus guère une réalisation associant au total six jeux différents.

Dès le XIIIe siècle, la forme classique la plus répandue, figurant également dans les traités techniquesrédigés à cette époque, comporte trois jeux : les échecs, les mérelles et le tric-trac. Le “duo” tric-trac/échecsnous est d'ailleurs toujours familier.

Ici, l’on découvre successivement (de gauche à droite) un tourniquet, un jeu du renard et despoules, un mérellier, un échiquier, au revers des deux plateaux amovibles, un jeu de tric-trac –termementionné en français pour la première fois en 1525–, un jeu de glic, enfin, à l’extérieur de la boîte.

L’identification du premier, également dénommé roulette à aiguille, semblait problématiquedans la mesure où les seuls exemples attestés n’étaient pas antérieurs à 1600. Alors qu’il est impossiblede reconstituer avec précision le déroulement de ce jeu –on ignore en particulier la signification desflèches et demi-flèches vertes qui scandent le pourtour du cercle extérieur, tout comme celle des numéros–,l’anneau de laiton destiné à recevoir une aiguille verticale, à présent disparue, permet d’affirmer qu’ils’agit là du premier exemple d’un tourniquet. Le jeu du renard et des poules est également connu sous desnoms divers depuis le XVIIe siècle. Les règles, clairement définies en 1283, font état de l’opposition entredeux camps inégaux : “l’un n’a qu’un pion, mais des déplacements sans contraintes, l’autre, quil’assiège, a de 12 à 24 pions, mais des possibilités limitées” (T. Depaulis). Une nouvelle fois, la boîtedu musée du Moyen Âge représente l’un des témoignages les plus précoces de ce jeu. Concernant les

Boîte à jeuxFrance (?), fin du XVe siècle ; ébène, noyer teinté, ivoire ; H. 39,9 cm. ; l. (fermée) 24,2 cm. Cl.3434

Pions divers et pièces d’échecsEurope du Nord, XIe - XIIe, XIVe et fin XVe siècles ;

ivoire d’éléphant et de morse, teinté ; bois de cervité ; os de balaine ;H. max. 7,8 cm ; diam. max. 4,8 cm.

Cl. 14422-14425 ; Cl. 9223 ; Cl. 11285-11286 ; Cl. 17712-17716 et Cl. 23305

Dé à jouerEurope médiévale (?) ; ivoire de morse ; diam. 3,7 cm. Cl. 22739

6, place Paul PainlevØ, 75005 Paris

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mérelles, il est possible de les rapprocher d’une forme simplifiée du morpion pratiqué de nos jours. Lejeu d’échecs est certainement le plus célèbre de tous les exercices de réflexion et pourrait faire à lui seull’objet de longues dissertations. Le tric-trac, ancêtre du jacquet et proche de l’actuel backgammon, nenécessite pas de plus amples explications. Tout comme pour le tourniquet, le glic a pu être reconnu grâce àla comparaison avec des jeux plus récents. Toujours d’après T. Depaulis, “les deux parties de la boîteconstituent, quand elle est ouverte, un tableau où alternent des inscriptions, gravées sur plaquettesd’ivoire, et des compartiments rectangulaires qui leur sont accolés”. Le mot “glic”, au centre du panneausupérieur, correspond à un jeu de cartes comprenant généralement trois joueurs et sa mention est fréquentedès les années 1450. Disparu en France, il est encore attesté en Angleterre en 1674 et c’est ainsi que nouspouvons donner quelques principes de ce jeu : “le glic est une combinaison particulière, à savoir troiscartes de même valeur réunies dans une main, qu’en français moderne on appelle un brelan. Il s’agit d’unjeu de pari, comparable à l’actuel poker” (T. Depaulis). Un jeu tout à fait analogue existe à la même époquedans le monde germanique et des plateaux à compartiments proches de celui-ci sont conservés par exempleà Munich (Bayerisches Nationalmuseum).

Si l’on s’intéresse à la provenance de notre objet, il faut retenir d’abord qu’il figure dans l’inventairedes collections comme une oeuvre d’origine française. Acquis en 1862 par Edmond Du Sommerard, premierdirecteur du musée des Thermes et de l’Hôtel de Cluny, auprès d’un antiquaire parisien, il apparaîtensuite dans le guide des collections (1883) sous la rubrique “Tables, portes, miroirs, etc.” avec la mention“ouvrage français”. Bien que la technique de l’incrustation d’ivoire soit au XVe siècle plus fréquente enItalie, et notamment à Venise, il s’avère que des ivoiriers italiens travaillent au même moment en France.

Quant aux pions et pièces d’échecs qui accompagnent cette boîte à jeux, exceptionnelle par sadate, sa provenance comme par la variété des possibilités qu’elle offre, seul les trente et une pièces enivoire de morse tourné lui sont contemporaines. Elles appartenaient toutefois à deux ou trois jeux différents.Des rapprochements stylistiques s’établissent aisément avec certains exemples connus provenantd’Allemagne du Nord et datant d’environ 1500. Quatre autres pièces, en os, de forme abstraite suivant latradition arabe, sont, comme la plupart des pièces isolées, issues d’une découverte archéologique. On ya reconnu un roi, une reine, un cavalier et une tour. Du début du XIVe siècle et sans doute d’origine scandinave,le roi couronné, tenant une épée, et le chasseur soufflant dans un olifant, seraient en os de baleine.

Les six pions de tric-trac, en os ou en bois de cervidé, viendraient également d’Europe duNord. Leur décor géométrique ou figuré est bien représentatif de ce que l'on trouve habituellement surce type d'objet.

Enfin, le dé à jouer (?) surprend par sa forme sphérique. Il est creusé de quatorze petitescuvettes circulaires où sont inscrits les quatorze premiers nombres en chiffres romains. D'autres désconnus, tels ceux découverts lors des fouilles de la Cour carrée au Louvre en 1984, sont cubiquescomme nos dés actuels.

Julia Fritsch, conservateur

ComparaisonsBoîte à jeux, vers 1500, Nuremberg, Germanisches NationalmuseumBoîte à jeux, vers 1550, Brixen (Bressanone), Musée diocésainTrois pièces d'échecs en ivoire de morse, XIe siècle, Crèvecœur-en-Auge, Musée-château

BibliographieThierry Depaulis, “Une boîte à jeux du musée de Cluny”, Revue du Louvre, 1-1987, p. 26-30.Michel Pastoureau, L’Echiquier de Charlemagne : Un jeu pour ne pas jouer, Paris, 1990Ch. Gendron, “Jetons et jeu de table romans au musée du Pilori de Niort et dans l'Ouest”, Bulletin de laSociété historique et scientifique des Deux-Sèvres, 2° série, t. XII, 1979, n° 1, p. 49-60.

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Vêtementset accessoires liturgiques

Laliturgie, appelée au Moyen Âge officia divina ou officia ecclesiastica, désigne lespratiques cultuelles que l’on rend à Dieu. La messe, l’office, l’administration des sacrements et lesfêtes liturgiques sont les principales formes du culte chrétien. Leur accomplissement nécessite le portde vêtements de célébration par les ministres du culte, prêtres, évêques, diacres et autres clercs. Cevestiaire liturgique s’accompagne de divers accessoires, à la fois symboliques et utilitaires. Lesvêtements et leurs accessoires sont volontiers faits de matériaux précieux, associés au sacré etmanifestation visuelle de la gloire de l’Église. A la fin du Moyen Âge, ils deviennent encore plusluxueux et constituent de véritables ornements.

Le musée de Cluny abrite une riche collection de vêtements et d’accessoires liturgiques. Lamanière dont se sont constituées les collections publiques au XIXe siècle explique la présence denombreux fragments, provenant de tissus que certains collectionneurs, tel le chanoine Bock,découpaient pour les vendre à différents musées européens. Corrélativement, la plupart desvêtements liturgiques entiers conservés dans les musées sont des reconstructions, souvent effectuéesau XIXe siècle. Il est donc rarement possible de déterminer l’origine et le contexte liturgique de leurproduction. Mais le musée de Cluny conserve aussi quelques textiles liturgiques archéologiques,dont la provenance est attestée : dalmatique (Cl. 10721 D) et gant liturgique (Cl. 10720) trouvés dansl’église Saint-Germain-des-Prés, soulier épiscopal (Cl. 12113) découvert dans la cathédrale Saint-Front de Périgueux, galons provenant de la cathédrale de Bayonne.

Le vêtement principal du célébrant est la chasuble (du latin casula, petite maison), enfiléepar la tête et ouverte sur les côtés. Large manteau à l’origine, elle se rétrécit sur les côtés à la fin duMoyen Âge – et encore davantage aux siècles suivants. Le dos est plus orné que le devant car leprêtre dit la messe dos tourné aux fidèles. La chasuble forme volontiers un ensemble, avec deuxornements liturgiques taillés dans le même tissu : l’étole, longue bande d’étoffe portée autour ducou, pour célébrer la messe, administrer les sacrements et pour certaines cérémonies ; le manipule,bande d’étoffe d’abord tenue à la main, puis à cheval sur le poignet gauche, lors des messes (Cl. 21275).La dalmatique (qui serait originaire de Dalmatie) est portée par les diacres pendant les messes oucertaines cérémonies solennelles. Cette tunique ouverte sur les côtés, à manches assez courtes, estsouvent ornée sur le devant de galons appelés clavi. La chape, enfin, est un ample manteau decérémonie de forme semi-circulaire, porté par tous les clercs lors de certains offices solennels. Elle estmunie d’un capuchon, souvent remplacé à la fin du Moyen Âge par un chaperon, applicationd’étoffe en forme d’écusson décoré.

Les couleurs liturgiques, qui rendent visible la signification spirituelle du tempsliturgique, se précisent peu à peu au cours du Moyen Âge, mais la gamme chromatique restefluctuante avant le concile de Trente (1545-1563). Le blanc, le rouge, le vert, le noir et le violet sontles cinq couleurs liturgiques principales. Le musée conserve le dos d’une chasuble de Carême ou de

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deuil (Cl. 23660), en velours de soie noire et une mitre de Carême ou de deuil, la mitre peinte de laSainte-Chapelle (Cl. 12924, encre de Chine sur soie).

Les vêtements liturgiques sont fréquemment ornés de galons ou orfrois, parfois richementbrodés. L’iconographie renvoie souvent à la fonction du vêtement : les Crucifixions sont fréquentessur les chasubles (Cl. 9080, Cl. 23660). Les cartons sont parfois dessinés par des peintres, et surtout,des modèles dérivés de fresques ou de panneaux peints circulent dans les ateliers. Florence estconnue pour ses lampas figurant des scènes religieuses, souvent répétées à l’identique (Cl. 21851 b),Cologne pour ses fins galons ornés d’arbres en fleurs, de rosettes, d’inscriptions et parfois de figuresde saint(e)s et de Vierges, iconographie associée à la Passion et au salut (Cl. 3073, Cl. 3074).

Parmi les accessoires liturgiques, certains sont aussi des insignes de dignité. La mitre estportée principalement par les évêques et les abbés, pendant les cérémonies liturgiques, maiségalement à d’autres occasions. Haute coiffure à deux pointes de forme conique, c’était à l’origine unbonnet attaché sous le cou par des brides et des rubans, qui se divisa en deux cornes, les rubansdevenant les fanons (placés à l’arrière). La mitre peut être ornée de broderies raffinées (Cl. 1211 etCl. 12923, mitre brodée de la Sainte-Chapelle) ou de pierres précieuses. Les gants liturgiques sontportés par les prélats uniquement pour la célébration de la messe, conjointement avec les chaussesliturgiques (Cl. 12113 et son pendant au musée des Tissus de Lyon). Appelés “coffrets à mains”(chirothecae), les gants liturgiques sont des pièces textiles sans couture (inconsutiles), réalisées à l’aidede techniques d’entrelacement des fils en réseaux, différentes du tissage, qui leur donnent del’élasticité : réseau bouclé (Cl. 10720 et son pendant à la bibliothèque municipale d’Amiens), tricot(gants dits “de saint Rémi”), entrelacement vertical.

Les vêtements liturgiques peuvent être enrichis d’accessoires métalliques ou de piècesd’orfèvrerie. Les pans des riches chapes de prélats sont souvent attachés avec un mors de chape,grand fermail volontiers revêtu d’émaux (Cl. 3293) ou de pierres précieuses. Certains objets quientrent en contact avec le corps du célébrant peuvent être considérés comme des accessoiresliturgiques. Le peigne liturgique sert au prêtre à se coiffer avant l’office. Il a habituellement deuxrangées de dents, les plus espacées pour démêler la chevelure, les plus fines pour la nettoyer et lalisser (un peigne du XVe siècle conservé au Louvre, figurant une Annonciation et une Adoration desMages, en serait un exemple tardif). Les gémellions, coupes jumelles peu profondes, permettent àl’officiant de se laver les mains avant l’Eucharistie. L’Œuvre de Limoges en a produit de nombreuxexemplaires. Enfin, le chauffe-mains liturgique, qui contient des braises, est plutôt un objet deconfort, qui permet à l’évêque, selon Villard de Honnecourt (XIIIe siècle), de suivre la grand messetout en se chauffant les mains.

Christine Descatoire, conservatrice

ComparaisonsMitre brodée de la Sainte-Chapelle, Paris, vers 1365-1380, musée de Cluny.Mitre peinte de la Sainte-Chapelle, Paris, vers 1365-1370, musée de Cluny.Gants dits “de saint Rémi”, XIIIe siècle, Trésor de l'église Saint-Sernin de Toulouse.Peigne liturgique : Annonciation, Adoration des Mages, Flandres ou Pays-Bas ?, 2e tiers du XVe siècle, musée duLouvre.

BibliographieDESROSIERS S., Soieries et autres textiles de l’Antiquité au XVIe siècle. Paris, 2004.[Exposition, Carcassonne, musée des Beaux-Arts, 1993], Fils renoués. Trésors textiles du Moyen Âge en Languedoc-Roussillon.JUGIE S., Catalogue des broderies médiévales du musée de Cluny, mémoire sous la direction de Fabienne Joubert,1988.SARTORE D. et TRIACCA A.-M. (dir.), Dictionnaire encyclopédique de la liturgie, Turnhout, Brépols, 1992-2002, 2 vol.WETTER E. (dir.), Iconography of Liturgical Textiles in the Middle Ages, Abegg-Stiftung, Riggisberg, 2010.

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La restaurationdu frigidariumdes thermes de Cluny

Les thermes du nord de Lutèce, dits de Cluny, figurent parmi les vestiges antiquesles plus monumentaux du nord de la France, notamment par la préservation d’une salle voûtée, lefrigidarium. S’ils n’ont jamais cessé d’être connus depuis l’époque de leur création - n’étaient-ils pasle “Palais des Thermes” (Palatium thermarum) au Moyen Âge ? - il fallut attendre le XIXe siècle pourque des études scientifiques leur soient consacrées. Des campagnes d’observations archéologiques etde recherches archivistiques ont eu lieu de 1820 à nos jours et permettent une meilleure connaissancedu monument, sans pourtant lever le voile sur certaines interrogations.Les thermes de Cluny constituaient un vaste ensemble architectural sis dans un trapèze

formé actuellement par les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, l’hôtel de Cluny et la rue desEcoles. Leur superficie totale (environ 6000 m²) en faisait le plus grand des trois établissements debains publics connus de Lutèce, ville dont le développement urbain se déployait sur les deux rivesde la Seine mais dont les bâtiments administratifs et religieux composant l’Urbs s’étageaient entre lacolline Sainte-Geneviève et le fleuve. Les thermes de Cluny étaient ainsi adossés à la colline, près desrives de la Seine non encore endiguée.L’ensemble des murs en élévation conservés se caractérise par sa qualité de parement,

constitué de petits moellons de calcaire que traversent régulièrement des assises de briqueshorizontales (opus vittatum mixtum). Par endroits, on note des intrusions de pans de mur en briques,comme c’est le cas par exemple dans l’arc qui délimite l’ouverture de l’espace rectangulaire de lapiscine, au nord de la salle du frigidarium. Cette pièce constitue de nos jours l’espace le plusspectaculaire de l’édifice dans la mesure où le visiteur peut y découvrir à la fois la technique romainede parement des murs, mais aussi celles du sol (opus caementicium) et de la couverture en voûted’arêtes. Celle-ci culmine à presque 14 mètres et comporte encore, en bien des points, les couchesd’enduit antique dont les superpositions offrent une information capitale sur la méthode deconstruction du monument. Le décor en surface est malheureusement perdu aujourd’hui, àl’exception notable de deux consoles qui comportent encore les reliefs figurant des proues de naviresur lesquels on devine les silhouettes des bateliers. Des traces de pigments bleus dans certainesarêtes de la voûte laissent entrevoir un aspect de la gamme chromatique qui fut choisie pour la partiesommitale de la pièce. Enfin, la grande proximité du lieu de découverte d’un fragment de mosaïque(Musée de Cluny, inv. Cl. 12523) rend séduisante la proposition d’y voir un élément du décor du soldes thermes de Cluny. Tous ces indices réunis laissent deviner un décor qui a pu faire référence authème aquatique, suivant un modèle qu’on connaît dans le monde romain. Sans être illégitime, latradition qui consiste à voir dans le décor des consoles un écho d’un évergétisme de la communautédes nautes de Paris ne peut être prouvée solidement. La chronologie exacte de ce bâtiment thermal

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reste elle-même discutée. Néanmoins, si l’on se fonde sur les connaissances actuelles dudéveloppement urbain de Lutèce, on peut proposer une construction autour de la fin du Ier siècle denotre ère, pour une mise en fonction qui n’aurait peut-être pas excédé deux siècles.Il est indéniable qu’au-delà des troubles de la fin de l’Antiquité, qui fut sans doute

l’époque d’une grande déperdition des éléments du décor des thermes de Cluny, l’occupationcontinue des volumes architecturaux à partir d’une période ancienne du Moyen Âge estprobablement pour beaucoup dans leur état de conservation actuel. Si l’imposante silhouette desthermes, composée d’une double voûte jusqu’en 1737 (date de l’effondrement de celle du caldarium),ne fut jamais absente du paysage parisien, les thermes furent redécouverts au XIXe siècle dans leurdimension archéologique. L’intégration des vestiges dans le parcours du musée dès l’origine decelui-ci, en 1843, puis leur classement au titre des Monuments Historiques, en 1862, allaientlargement participer à la célébrité auprès du public de la vaste salle voûtée du frigidarium. L’entretiende cet espace fut dès lors ininterrompu, avec notamment des interventions de restauration de 1943 à1953. Au début du XXIe siècle, un acte important de l’histoire de la conservation du monument s’estouvert avec la restauration des enduits et parements de la voûte et des murs de l’espace intérieur dufrigidarium, menée sous la maîtrise d’ouvrage du Service national des travaux et la maîtrise d’œuvrede Bernard Voinchet, architecte en chef des Monuments historiques. Mise en œuvre par une équiped’une vingtaine de restaurateurs animée par Véronique Legoux, cette intervention a cherché à pallierles lacunes de la surface d’enduit qui entraînaient un délitement des matières du parement. Unelarge gamme d’actions de conservation a été réalisée, avec un dépoussiérage approfondi, uneconsolidation des pertes de cohésion et d’adhérence par injection de chaux, un traitement dessurfaces par micro sablage permettant l’élimination des efflorescences salines, une imprégnationd’un produit contenant du silicate d’éthyle destinée à consolider les zones les plus touchées par lesquestions de perte de cohésion. Sur la voûte, des opérations de restauration ont complété ces actesde conservation. Ainsi le choix fut fait de restaurer très ponctuellement des surfaces d’enduits ouencore de dégager et remplacer certaines agrafes corrodées datant de la précédente restauration. Uneharmonisation finale de l’aspect de la surface de la voûte a consisté en un retrait des patines poséesdans les années 1940 et une réalisation de nouvelles patines, élaborées à partir de matériauxsimilaires à ceux des enduits antiques. Ces patines, quoique très harmonieusement fondues dansl’ensemble de la gamme chromatique de la salle, restent identifiables afin de respecter la lisibilité parle visiteur des apports de cette campagne de restauration. L’ampleur de celle-ci a permis d’enrichirla connaissance des matériaux constitutifs du bâtiment et de ses étapes de construction. A ce titre,mais aussi par la splendeur des volumes retrouvés, créant une atmosphère grandiose tout en étantintime, cette opération apparaît donc exceptionnelle dans le champ de l’étude des édifices antiques.

Isabelle Bardiès-Fronty, conservateur en chef

BibliographieADAM Jean-Pierre, DELHUMEAU Herveline, LE POGAM Pierre-Yves, Les Thermes antiques de Cluny, Paris, 1996.BOUET Alain, SARAGOZA Florence, “Amoenitas urbium et évergétisme de l’eau : la fontaine monumentale desthermes de Cluny à Lutèce”, Revue archéologique, 2007, n° 1, p. 3-64.[Exposition, Paris, musée de Cluny, 2009] Le Bain et le miroir, BARDIÈS-FRONTY Isabelle, “Le bain public dansl’Antiquité”, p. 53-58.SARAGOZA Florence, FRITSCH Julia, Thermes et Hôtel de Cluny, Nantes, 2005.

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Pierre de Montreuilà Saint-Germain-des-Prés

Flos plenus morum, vivens doctor lathomorumMusterolo natus iacet hic Petrus tumulatusQuem rex celorum perducat in alta polorumChristi milleno, bis centeno, duodenoCum quinquageno quarto decessit in anno(Fleur pleine de bien, de son vivant docteur ès pierres, né à Montreuil, ici gît enterré Pierre, que le roi des cieux conduira au plus haut des pôles.Il mourut l’an du Christ mille, deux fois cent, douze et cinquante-quatre)Ces quelques mots, portés par la dalle funéraire de Pierre de Montreuil et de son

épouse, dans la chapelle de la Vierge de Saint-Germain-des-Prés qu’il avait construite à la fin desannées 1240, ne témoignent pas seulement du statut social des architectes dans le Paris du XIIIe siècle.Cette tombe est aussi la trace de l’aventure exceptionnelle d’un homme qui, avec quelques autres deses pairs, certains anonymes comme l’architecte de la Sainte-Chapelle, d’autres connus par leur nomtel Jean de Chelles, bouleversa profondément l’architecture gothique.

Parce qu’il était l’un des rares dont on connaisse le nom, en raison aussi de son épitaphe,on a prêté beaucoup de chantiers à Pierre de Montreuil, à vrai dire tous les grands chantiers parisiensantérieurs à sa mort en 1266 ou 1267 pour lesquels on n’avait pas d’autre concepteur potentiel : laSainte-Chapelle, bien entendu, mais aussi, entre autres, le réfectoire de Saint-Martin des Champs oula Sainte-Chapelle du château de Saint-Germain-en-Laye. En réalité, seuls trois chantiers peuvent luiêtre attribués avec certitude : une partie des bâtiments conventuels de Saint-Germain-des-Prés audébut des années 1240, la chapelle de la Vierge de cette même abbaye autour de 1250 et, enfin, le brassud du transept de Notre-Dame de Paris, où il succède à Jean de Chelles en 1257, chantiers auxquelsil faut peut-être ajouter une partie de la nef de l’abbatiale de Saint-Denis selon un document dont lalecture semble cependant contestable.

Éléments provenant du réfectoire (vers 1240) :Trois chapiteaux engagés. H. 24 cm, L. 37 cm, Pr. 16 cm ; Cl. 23664

Deux chapiteaux engagés. H. 26,5 cm, L. 36,5 cm, Pr. 19,5 cm ; Cl. 23665Chapiteau engagé, H. 24,5 cm, L. 37,5 cm, Pr. 16 cm ; Cl. 23666Chapiteau engagé. H. 27,5 cm, L. 21 cm, Pr. 21 cm ; Cl. 23667Chapiteau engagé. H. 26 cm, L. 19 cm, Pr. 16 cm ; Cl. 23668

Fragment de chapiteau engagé. H. 25 cm, L. 26 cm, Pr. 18,5 cm ; Cl. 23669Fragment de chapiteau engagé. H. 22 cm, L. 19 cm, Pr. 15 cm ; Cl. 23670

Portail de la chapelle de la Vierge (vers 1245-1255)H. 5,85 m, L. 5,35 m ; Cl. 18986

Calcaire lutétien sculpté

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Le bras sud de Notre-Dame mutilé à la Révolution, les bâtiments conventuels et la chapellede la Vierge de Saint-Germain-des-Prés détruits dans les premières décennies du XIXe siècle, l’art decet homme tant célébré en son temps nous échapperait largement si de vastes fragments n’ensubsistaient, tout particulièrement au musée de Cluny. Si l’on s’en tient aux seuls chantiers de Saint-Germain-des-Prés, il faut compter, à côté du portail de la chapelle de la Vierge, avec les septchapiteaux récemment offerts par les familles Froissart-Peignot, retrouvés lors de réaménagementsd’un immeuble de la rue de l’Abbaye.

Par-delà la légèreté de l’écriture graphique, ces fragments sont parmi les plus beauxtémoignages de l’une des nouveautés de l’architecture du milieu du XIIIe siècle, l’omniprésence dela nature, d’une nature non plus stylisée comme auparavant mais observée de près sur des espècesendogènes : le chardon côtoie le chêne, le houx, l’érable, le lierre ou l’aubépine. C’est là l’irruptiond’un naturalisme, parfois encore difficilement assumé comme le montre le linteau du portail, où selit encore un décor stylisé dans le goût des premières décennies du siècle. Mais ailleurs, la végétationpousse librement, soulignant ou au contraire niant la structure architecturale sous-jacente.

D’où vient cette volonté soudaine de représenter fidèlement la nature ? Peut-être d’uneinflexion profonde dans l’appréhension théologique et philosophique du monde liée à l’arrivée detraductions latines d’Aristote et, tout particulièrement du De Natura. Déjà sensible chez Albert leGrand ou saint François d’Assise, cette évolution atteint son apogée avec saint Thomas d’Aquin (vers1225-1274), présent à Paris de 1245 à 1259 et de 1269 à 1272. Ce dernier donne une définition de labeauté qui semble parfaitement définir ce que recherchent, dans l’architecture et plus encore dansses rapports avec la sculpture, les architectes du milieu du XIIIe siècle et tout particulièrement Pierrede Montreuil : Ad pulchritudinem tria requiruntur. Primo quidem, integritas sive perfectio, que enimdiminuta sunt, hoc ipso turpia sunt. Et debita proportio sive consonantia. Et iterum claritas, unde quae habentcolorem nitidum, pulchra esse dicuntur (Somme théologique, Ia, Q. 39, art. 8 : « Trois choses sont requisespour parvenir à la beauté. Tout d’abord l’intégrité ou perfection, parce que les choses incomplètes,sont laides de ce fait. Et la juste proportion ou consonance. Et encore la clarté, d’où vient que leschoses qui ont des couleurs vives sont dites belles »).

Une dernière question se pose à propos de Pierre de Montreuil : n’était-il qu’architecte,comme on le pense généralement, ou l’activité du doctor lathomorum s’étendait-elle au-delà ? En 1999,la découverte, en fouilles, d’une Vierge à l’Enfant aujourd’hui conservée dans l’église Saint-Germain-des-Prés et provenant du portail de la chapelle de la Vierge invite à étudier le problème sous unnouvel angle au vu de ses rapports avec la sculpture monumentale du bras sud de Notre-Dame deParis.

Xavier Dectot, conservateur

Comparaisons Vierge trouvée enfouie place de Furstemberg, église de Saint-Germain-des-Près.Torses du bras sud de Notre-Dame de Paris, musée de Cluny.Adam provenant du revers du bras sud de Notre-Dame de Paris, musée de Cluny.BibliographieLENOIR Alexandre, Statistique monumentale de Paris, Paris, 1867, t. I, pl. X, XXIX, XXX et XXXI.VERLET Hélène, « Les bâtiments monastiques de Saint-Germain-des-Prés », Paris et Île-de-France. Mémoires, 1957-1958.MOULIN Jacques, PONSOT Patrick, « La Chapelle de la Vierge à Saint-Germain-des-Prés », Archeologia, 1980,n° 140, p. 49-55.HUCHARD Viviane, « Chapiteaux de colonnettes engagées », dans Revue du Louvre, la revue des musées de France,2001-4, p. 89.

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Deux restaurationsexceptionnelles

Entre fin 2008 et début 2009, le musée de Cluny a engagé deux opérations de

restauration de sculptures romanes de nature proche qui ont permis à la fois d’améliorer la lisibilité

des œuvres et d’en approfondir la connaissance. En un temps où, dans le cadre de la préparation de

l’exposition Paris, ville rayonnante (10 février-24 mai 2010) se déroule un important chantier de

restauration des sculptures du XIIIe siècle de la collection, il a paru important de revenir sur les

découvertes faites à propos de l’autel dit de Montréjeau et de la vasque de Grandmont.

L’autel tout d’abord. Acheté en 1928 par l’'antiquaire Paul Gouvert au baron de Lassus, ilaurait, selon ce dernier, été trouvé dans le couvent des Augustins de Montréjeau. Ce ne saurait

cependant être son lieu d’origine, pour deux raisons : ce couvent n’a été fondé qu’à la fin du

XIVe siècle, et la bastide de Montréjeau elle-même ne l’a été qu’en 1272 par Eustache de

Beaumarchais. Si le lieu-dit est bien évidemment antérieur, il est cependant difficile de se faire une

idée précise de son état d’urbanisation. Il semble bien improbable, en tout cas, qu’il ait abrité un

établissement religieux susceptible de commander un ouvrage tel que cet autel. Le marbre était

certes abondant dans les Pyrénées, sans être pour autant le principal support de la sculpture romane

de Comminges. Il ne fait pourtant aucun doute que cet autel date du XIIe siècle. Tant le décor des

chapiteaux que le motif iconographique principal, aux sources paléochrétiennes évidentes, le

rattachent à cette époque. La question de l’origine première de cet autel est donc ouverte. Une

hypothèse plausible serait que cet autel provienne de l’abbaye de Bonnefont. Toute proche, fondée

en 1137, celle-ci possédait, à partir de 1215, une partie du territoire sur lequel a été érigée la bastide

de Montréjeau. Elle fut démantelée à la Révolution, et il n’en reste aujourd’hui que le cloître et le

portail. On s’expliquerait ainsi assez facilement la présence de cet autel parmi les débris lapidaires

entreposés dans l’ancien couvent des Augustins de Montréjeau.

Sans nous permettre de lui assigner une provenance exacte, la restauration et les étudesqui ont entouré l’autel ont cependant permis d’améliorer notre connaissance de l’histoire matérielle

AutelComminges, seconde moitié du XIIe siècle

Marbre ; H. 97 cm, L. 117 cm, Pr. 78 cm ; Cl. 22392

Vasque de fontaine provenant du prieuré de Saint-Michel de Grandmont (Hérault)Languedoc, dernier quart du XIIe siècle

Calcaire marbrier ; H. 121 cm ; L. 136 cm ; Pr. 136 cm ; RF 2837

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de l’œuvre. Tout d’abord en révélant que celle-ci si composait de six éléments (et non sept comme

on l’a d’abord cru) : la table, deux éléments pour la base, un pour chacun des deux groupes de

colonnettes latéraux et un seul gros bloc, repercé d’une cavité pour les reliques, au centre. Ensuite,

si cinq de ces éléments étaient taillés dans le même marbre de Saint-Béat, le sixième, la table, l’était

dans un autre marbre, actuellement encore en cours d’analyse. Dès lors, on a pu se demander si

l’autel n’était pas issu d’un remontage d’éléments de provenances diverses comme les affectionnent

tant les collectionneurs du XIXe siècle. Le démontage de l’œuvre à l’occasion de son transport à

l’exposition Retables (musée du Louvre, 2009) a cependant montré qu’il n’en était rien et que la base

de l’autel avait bien été conçue pour la table. Les résultats de l’analyse des marbres, lorsqu’ils seront

connus, permettront peut-être de confirmer l’hypothèse du remploi d’une table antique dans un

monument dont la provenance la plus vraisemblable reste l’abbaye cistercienne de Bonnefont, près

deMontréjeau, fondée en 1137, remploi destiné à souligner encore davantage le caractère antiquisant

de l’œuvre dans son ensemble.

Quant à la vasque de fontaine, elle aussi passée par la collection de Paul Gouvert, l’analyse

du matériau a livré quelques révélations : celui-ci, en effet, n’est pas un marbre comme on le croyait

jusqu’alors, mais un calcaire marbrier. Si, ici aussi, les résultats définitifs de l’étude ne sont pas

encore connus, cette nature de pierre semble confirmer l’origine cévenole de l’œuvre. Par ailleurs, la

restauration en elle-même a profondément bouleversé notre perception de cette vasque qui pouvait,

auparavant, paraître en mauvais état et un peu massive. Les apparentes cassures se sont révélées être

en fait de magnifiques veines d’une pierre aux délicates nuances tirant parfois sur le rose. Reste la

question de l’origine précise de l’œuvre. L’attribution à Saint-Michel-de-Grandmont repose sur une

assertion de Paul Gouvert, mais aucune description connue du cloître au XIXe siècle ne fait mention

de cette vasque, et la nette différence de qualité et de décor entre les chapiteaux de la vasque et ceux

du cloître ne plaide guère en faveur de cette hypothèse.

Il faut cependant reconnaître que l’on voit mal quel autre établissement religieux cévenol,du moins dans un rayon proche, aurait pu accueillir cette vasque de cloître, argument par défaut qui,

pour n’être pas satisfaisant, empêche du moins pour l’instant de retirer définitivement cette vasque

du décor du prieuré grandmontain.

Xavier Dectot, conservateur

Bibliographie

BARRAL I ALTET Xavier, “Une vasque de cloître provenant probablement de Grandmont au muséede Cluny à Paris”, dans L’ordre de Grandmont et son histoire, Montpellier, 1992, p. 209-213.COMMINGES Élie de, “Le cloître des Bahamas”, dans Revue de Comminges-Pyrénées centrales, t. 90,1977, p. 453-375.DECTOT Xavier, Musée national du Moyen Âge – Thermes de Cluny, Catalogue, Sculptures des XIe et XIIesiècles, Roman et premier art gothique, Paris, 2005, n° 182 et 183, p. 178-180.EYDOUX Henri-Paul, “Le cloître des Bahamas”, dans Bulletin monumental, t. 136, 1978, p. 83-84.[Exposition, Paris, Louvre, 10 avril – 6 juillet 2009] Retables, n° 1, p. 30-31.

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Un bestiaireen tissus

C’est au plus loin des racines du Moyen-Orient qu’il faut rechercher l’origine dubestiaire dans l’art oriental. Au IIIe millénaire avant notre ère, les civilisations installées entre Tigreet Euphrate utilisaient un répertoire zoomorphe sur plusieurs types de supports, peints ou sculptés.Si la fragilité des tissus explique que nombre d’exemplaires anciens ont été perdu, l’importancenuméraire et la qualité artistique des œuvres aux motifs animaliers tissées au Moyen Âge en Perse,Syrie, Iraq ou Iran illustrent la survivance de ces décors issus du monde mésopotamien.

En Occident, dès le début du premier millénaire avant notre ère, un phénomèneorientalisant, fondateur à bien des égards de l’art grec, a permis une diffusion de certains motifsanimaliers sur l’ensemble du pourtour méditerranéen. Le syncrétisme mis en œuvre par les artistesgrecs forma ainsi un premier jalon des influences de l’Orient sur l’Occident.

Le bestiaire oriental est constitué d’une multitude d’espèces, animaux domestiques ousauvages et créatures fantastiques. Ils coexistent parfois sur des œuvres dont le programme décoratifconsiste en un remplissage de tout l’espace disponible. Des œuvres témoignent de cette “horreur duvide”, telles ces cruches archaïques orientalisantes comportant un décor à registres horizontauxsuccessifs, remplis de frises animalières. Les scènes de chasse accumulées sur le fragment taqueté delaine alexandrin (Cl. 21844) sont représentatives de ce mode de décoration.

Le motif des animaux affrontés est une autre création très ancienne de l’art oriental qui futlargement diffusée en Occident, notamment grâce à la circulation de sceaux figurant des animaux sefaisant face de part et d’autre d’un arbre de vie. Daté du tournant des VIe et VIIe siècles, le samit desoie aux oiseaux affrontés représente un jalon ancien de ce motif sur un tissu. Il a été façonné dansl’un des foyers de production textile les plus importants du monde méditerranéen, le nord du deltaégyptien. Ce thème des oiseaux autour de l’arbre de vie fut décliné sous de multiples formes duranttoute la période médiévale, comme en témoignent les exemplaires perse (Cl. 2156), iranien (Cl. 21858)et iraqien (Cl. 22048) du musée de Cluny.

Dès le IVe siècle, l’art du tissage de la soie (venu d’Extrême-Orient par l’intermédiaire desPerses) fut maîtrisé par les Grecs. Au VIe siècle, la dynastie justinienne de Constantinople développala sériciculture dans l’Empire byzantin et encouragea la création d’ateliers de soieries au sein de lacour. La position géographique de Constantinople aux portes de l’Orient d’une part, son origineromaine d’autre part, lui ont conféré un rôle essentiel dans le rapport entre Orient et Occident, ce queconfirment les œuvres d’art. Les textiles byzantins portent ainsi le souvenir de nombre de motifsantiques peints ou tissés aujourd’hui perdus. Un fragment de samit de soie (Cl. 22818), montre undécor de médaillons peuplés d’animaux fantastiques ou exotiques tels le cheval ailé du musée deCluny mais aussi des griffons et des éléphants sur d’autres parties du même tissu.

Par ses liens privilégiés avec Byzance et le Proche-Orient, l’Italie, avec des centres commePalerme, Venise et Lucques, a été en Europe le foyer principal de réception des influences orientales.Après avoir acclimaté les samits fabriqués en Orient dès l’Antiquité, les villes italiennes se sont

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approprié les lampas, nés en Orient au tournant des XIe et XIIe siècles, dont elles ont créé denombreuses variantes (comme les diapres). Au XVe siècle, les velours, produits surtout à Florence,Gênes et Venise, supplantent les lampas. Entre-temps, la technique de la broderie a connu un granddéveloppement en Europe, surtout dans les régions septentrionales.

Les tissus occidentaux puisent largement au répertoire du bestiaire oriental, mêlantétroitement animaux réels, familiers ou exotiques, et animaux fantastiques. Ils reprennent souvent laformule des paires d’animaux affrontés ou adossés (gazelles, perroquets, aigles, lions, lièvres,phénix, griffons), autour d’un élément séparateur (fontaine, arbre de vie, palmette ogivale). Cescouples d’animaux peuvent s’organiser en rangées alternées ou être placés au cœur de médaillons,souvent polylobés, ou de rinceaux de feuillages. Au XIVe siècle, les motifs d’origine chinoise gagnentles tissus occidentaux par l’entremise des soieries importées de la Chine mongole : le tissu italien auxperroquets (Cl. 12103) est également orné de couples de khilin (animal mythique d’origine chinoise).

Au-delà de ces emprunts au bestiaire oriental, une double évolution se produit au MoyenÂge. Le bestiaire s’enrichit de nouveaux venus (la sirène-poisson, la licorne), et surtout, l’animalmédiéval est d’abord perçu dans sa dimension symbolique et allégorique. Cette symbolique peut êtreprofane : le Moyen Âge voit la promotion de l’animal héraldique, comme les trois léopards passants,armes d’Angleterre, brodés sur une housse de cheval. Mais le bestiaire médiéval est avant tout unbestiaire chrétien, où l’animal, réel ou imaginaire, est signe du bien ou du mal, figure du Christ(l’Agneau du mors de chape brodé, Cl. 20367d) ou du diable, symbole de vertu ou de vice (le sirèneemblème de la luxure), avec une certaine ambivalence (le lion peut représenter le Christ ou le diable,le bien ou le mal). Une aumônière du musée, pendant de celle au griffon (Cl. 11788), est ornée d’êtreshybrides, mi-hommes mi-animaux, symbolisant les vices.

Néanmoins, la moralisation du bestiaire apparaît peu sur les tissus, où l’animal revêt unefonction avant tout décorative. Les modes de représentation sont variés. Les motifs peuvent saturerl’espace (lampas aux phénix, Cl. 21858) ou être parsemés sur le fond (lampas aux chiens et félins,Cl. 21861a). Le souci de naturalisme (lampas aux lions et aigles, Cl. 22537) contraste avec la recherchede stylisation et de géométrisation (aumônière aux cygnes, Cl. 11992, proche d’une aumônière audécor héraldique du trésor de Tongres).

Le tissu aux scènes de chasse (XVIe siècle, Cl. 22064) qui clôt la présentation, bien loin de laconception médiévale de la chasse comme symbole de la lutte contre le mal, manifeste une intentiondécorative qui rappelle les scènes de chasse antiques et orientales.

Isabelle Bardiès-Fronty et Christine Descatoire, conservatrices au musée

ComparaisonsChèvre appuyée à l’arbre de vie d’Ur, vers 2600-2400 avant notre ère, Londres, British Museum.Oenochoe Levy, Ionie, vers 640-630 avant notre ère, Paris, musée du Louvre.Fragment de samit, Constantinople, XIe-XIIe siècle, New York, Cooper Hewitt Museum.Fragment de lampas, Syrie (Antioche ?), XIIIe siècle, soie. Dessin dans Willemin, 1825, pl. 78.Aumônière brodée, France (Paris), milieu du XIVe siècle, Paris, musée de Cluny.Aumônière, Europe de l’Ouest, vers 1290, Tongres, trésor de la basilique Notre-Dame.

Bibliographie REBOLD BENTON J., Bestiaire médiéval. Les animaux dans l’art du Moyen Âge, New York – Londres – Paris –Abbeville, 1992.PASTOUREAU M., DUCHET-SUCHAUX G., Le Bestiaire médiéval : dictionnaire historique et bibliographique, Paris, 2002.DELACAMPAGNE A., Animaux étranges et fabuleux : un bestiaire fantastique dans l’art, Paris, 2003.DESROSIERS S., Soieries et autres textiles de l’Antiquité au XVIe siècle, Paris, 2004 (catalogue des collections dumusée).

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Les principales acquisitionsdu musée en 2009

Le musée de Cluny conserve une collection de parures offrant un panorama des formes etdes techniques de l’orfévrerie en Gaule aux VIe et VIIe siècles. Découverte en 1884 au pied des montsdu Forez (Loire), cette “bague à édicule” vient compléter l’ensemble des bijoux de la salle dite “dutrésor” du musée de Cluny.

Elle présente un jonc plat, filigrané, supportant une base carrée sur chaque côté de laquelleest monté en filigrane un édicule à deux arcatures. Une bâte sommitale vide devait sertir une pierre,peut-être un grenat. D’une typologie rare, cette bague, comme les épingles à édicules, illustre lacomplexité des influences qui ont marqué la création du haut Moyen Âge. Elle est en effet unprécieux témoignage d’un art mérovingien de l’orfévrerie rompant avec la tradition antique maisn’étant pas fermé à l’influence des ateliers de Constantinople. L’absence de tout symbole chrétien surce type de bijoux, découverts en contexte de parures de défuntes, incite en revanche à la prudencepour toute comparaison avec des représentations d’édifices religieux offrant une correspondanceformelle avec le petit édicule.

Isabelle Bardiès-Fronty, conservateur en chef

Les acquisitions de l’année 2009 ont enrichi les collections dans deux des domaines qui font lacélébrité du musée : l’art du vitrail et celui du bijou.

Quelques têtes du XIIIe siècle acquises en vente publique pour la qualité de leur peinture à lagrisaille sur verre blanc se révèlent provenir de monuments célèbres. Une bague à édicule rehausse lepetit ensemble illustrant la parure de l’époque mérovingienne ; une autre porte un médaillon d’émailcloisonné du XIe siècle qui comble une lacune dans notre panorama de l’art de l’émail médiéval. Grâceà la générosité de Michel David-Weill, président du Conseil artistique des musées de France, unfermail du XIVe siècle enrichit les collections tant dans le domaine de l’art du bijou que dans celui del’émaillerie gothique, comblant en l’espèce une autre lacune, celle de la production parisienne de lapremière moitié du XIVe siècle.

Elisabeth Taburet-Delahaye, conservateur général, directrice du musée

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Bague à édicule mérovingienneGaule, VIe siècle ; Or ; H. 2,1 cm, diam. 1,86 cm ; Cl. 23853Acquisition 2009, commerce d’art - Présentation en salle 16

Bague ottonienneEmpire germanique, fin du Xe- première moitié du XIe siècle (et adjonctions tardives ?)

Or, émail bleu, rouge, vert, blanc ; H. 2,2 cm, diam. 2,15 cm ; Cl. 23854Acquisition 2009, commerce d’art - Présentation en salle 16

L’autre bague acquise par le musée, également en or, est enrichie d’un disque en émailcloisonné. Cette bague est probablement un remontage d’éléments anciens, hormis les amas de petitessphères, sans doute modernes. Le boîtier et l’anneau ornés de granulations sont proches de bijouxexécutés dans l’Empire à la fin du Xe ou au début du XIe siècle.

Le disque émaillé, d’une grande finesse, relève d’un type d’émail aux motifs floraux etgéométriques qui se rencontre fréquemment dans l’orfèvrerie ottonienne (“Townley brooch”),influencée plus ou moins directement par l’art byzantin. Inhabituelles sur des bagues, de tellesplaquettes, de formes variées, rehaussent de nombreuses œuvres d’orfèvrerie religieuse des empires

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Collectionneur et marchand, le peintre-verrier Michel Acézat avait réuni un importantensemble de vitraux. Dina Vierny (1919-2009) en avait acquis plusieurs lots, lots qui ont été remis envente en 2009, à Chartres. Cinq têtes ont été préemptées par le musée de Cluny.

Les traits effacés de la tête féminine, dont la particularité est son absence de menton,empêchent une interprétation assurée. Le tracé épais, la chevelure en casque, renvoient à un vitraildu XIIe ou du début du XIIIe siècle.

De profil, dessinée à traits sûrs, la tête imberbe se caractérise par son œil immense et unnez droit. Un lavis passé à l’aide d’un pinceau large se charge de rendre un peu de volume au niveaude l’arcade sourcilière et du départ du cou. Le style efficace mais archaïque appartient au Maître desaint Martin de la cathédrale d’Angers (vers 1190-1210), qui a également eu une influence à Poitiers.Cette tête (de bourreau ?) provient de l’une ou l’autre cathédrale.

Deux têtes ont été retirées d’un même panneau de la baie de Saint-Vincent, autrefois dansla chapelle de la Vierge aujourd’hui détruite, de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, à Paris (1245-1247). L’une représente le diacre tonsuré, l’autre le garde qui le mène en prison, reconnaissable à sonprofil hérissé et à son front écourté par le bâton qu’il brandit. Les visages sont expressifs, leur facturelinéaire est pleine d’autorité.

Aucune proposition précise ne pourra être faite pour la dernière tête, barbue et vue detrois-quarts. D’une beauté classique - qu’elle montrera avec plus d’évidence après le retrait desplombs de casse qui lui lacèrent le visage -, avec ses sourcils horizontaux, ses yeux en amande effiléedont la paupière inférieure horizontale est doublée d’un fin trait parallèle, avec sa barbe bouclée, elleest datable du milieu du XIIIe siècle.

Sophie Lagabrielle, conservateur en chef

ottonien et salien, entre la fin du Xe et le milieu du XIe siècle (pied reliquaire de saint André, croix del’abbesse Théophano…). L’émail du chaton est peut-être un remploi d’une telle plaquette émaillée.

Les émaux cloisonnés de cette époque, qui sont aujourd’hui d’une extrême rareté, entrentavec cette bague dans les collections du musée.

Christine Descatoire, conservatrice

FermailParis, vers 1330-1340 ; H. 2,4 cm, L. 2,4 cm ; Cl. 23852

Don de Michel David-Weill, 2009 - Présentation en salle 16

L’objet donné par Michel David-Weill est un rare exemple de broche destinée à être piquéesur l’encolure d’une robe. Les montures des pierres précieuses, faites de deux coques symétriques deforme pyramidale, sont d’un type répandu dans les années 1330-1360 environ, par exemple sur lesajouts à la Pala d’Oro de Saint-Marc de Venise (1342-1345) mais aussi sur l’étrier de la couronneimpériale de Bohême conservée au trésor de la cathédrale de Prague, qui réutilise une ceintureenvoyée en 1324 par le roi de France – ce qui laisse supposer une origine française à cette modeeuropéenne.

L’émail translucide de basse-taille placé au centre représente une scène d’hommage courtois,sujet particulièrement adapté pour un bijou : le jeune homme joint les mains, la jeune femme lève lasienne en signe d’acceptation. Le type des visages permet, notamment, le rapprochement avec ceux del’aiguière émaillée du musée de Copenhague, qui porte le poinçon de Paris.

Elisabeth Taburet-Delahaye, conservateur général, directrice du musée

Tête féminine de trois-quartsFrance, XIIe ou début du XIIIe siècle

H. 6,5cm, L. 6 cm ; Cl. 23850

Profil d’homme imberbeAngers, cathédrale, ou Poitiers, cathédrale,

vers 1190-1210H. 11,5 cm, L. 10 cm ; Cl. 23848

Tête d’un garde / Tête de saint VincentParis, Abbaye Saint-Germain-des-Prés, vers 1245-1247

H. 6,5 cm, L. 6 cm ; Cl. 23849 H. 9 cm, L. 8 cm ; Cl. 23851

Tête barbue vue de trois-quartsFrance, milieu du XIIIe siècleH. 11 cm, L. 8 cm ; Cl. 23847

Cinq éléments de vitrauxVerre blanc, peint à la grisaille, plomb ; Achat en vente publique - Présentation en salle 16 (janvier 2010)

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Adrien Isenbrant (et Gérard David)

Triptyque de l’Assomption

Déclaré Trésor national en 2004, le triptyque de l’Assomption acquis par le musée

de Cluny est à bien des égards une œuvre exceptionnelle. Mentionné par Henri Chabeuf, en 1895,

dans le château de Grancey-le-Château, en Bourgogne (où il serait arrivé par mariage au cours du

XIXe siècle), il s’inscrit dans la grande tradition artistique des peintres de Bruges, représentés par Jan

Van Eyck (actif vers 1422-1441), Hans Memling (actif vers 1465-1494), et Gérard David (actif vers

1484-1523). Or, à l’examen, la peinture s’avère plus complexe qu’elle n’y paraît : l’iconographie,

l’exécution, l’attribution ne sont pas sans soulever quelques questions.

L’œuvre, peinte sur des panneaux de chêne, a gardé ses dimensions originales. En position

fermée, elle rend hommage à saint André (avec sa croix) et sainte Catherine (roue, épée). Ouverte,

elle déploie une monumentale Assomption de la Vierge surplombant un paysage portuaire aux

confins escarpés. Le récit commence sur le volet gauche avec les Funérailles de la Vierge sous forme

d’une minuscule procession au pied de la ville de Jérusalem, que conduit saint Jean muni d’une croix.

Pour avoir voulu attaquer le convoi, le chef des Juifs a laissé ses mains desséchées sur le cercueil.

L’épisode est relaté par la Légende dorée de Jacques de Voragine (fin du XIIIe siècle) et apprécié des

prédicateurs du Moyen Âge. Au centre du triptyque, est placé le tombeau de la Vierge autour duquel

se sont rassemblés les apôtres. La Vierge, enlevée par les anges, dans un halo d’or composé d’une

foule de séraphins musiciens, est accueillie par le Père et le Fils qui lui remettent le diadème de la

gloire céleste. Sur la terre, les douze apôtres, dotés des instruments du culte (goupillon, seau à eau

bénite, encensoir, navette à encens), mêlent leurs voix aux cantiques angéliques. Pierre (?), en aube

blanche, prononce alors les paroles de l’officiant : “Ceci est mon corps..., ceci est mon sang” afin de

suggérer que, par sa mort et sa résurrection, Marie participe à l’œuvre de Rédemption. Cette idée est

défendue par le franciscain Bernardin de Bustis dans son Mariale, publié à Milan en 1492. Traité de

mariologie plusieurs fois réédité en Europe, ce recueil de sermons est devenu le livre de chevet des

prédicateurs. En plus de la propagation de la croyance en l’Immaculée Conception, Bernardin a

contribué à faire reconnaître Marie dans son rôle de co-rédemptrice.

Adrien Isenbrant (et Gérard David)Triptyque de l’Assomption

Bruges, vers 1520 ; huile sur bois de chêneDéclaré Trésor national en 2004 ; acquis avec le Fonds du patrimoine en 2004

H. 115 cm ; L. 86 cm (panneau central) ; L. 37 cm (volets) ; Cl. 23758

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Dès 1495-1500, à Louvain, Albrecht Bouts met en image cette nouvelle vision de

l’Assomption : en présence des apôtres vêtus d’habits liturgiques, la Vierge, accompagnée par des

anges musiciens, est emportée par le Père et le Fils, laissant sur terre son tombeau vide. Bouts a-t-il

alors bénéficié de la collaboration des théologiens informés de la ville de Louvain, comme son père,

Dirk Bouts, lors de la commande du retable de La Cène (Louvain, église Saint-Pierre, 1467-1468) ?

Sans doute, car cette version précoce devance les interprétations magistrales de l’Assomption que

livreront Raphaël (1502) et Dürer (1510). L’artiste du triptyque de Cluny a connu la version de Bouts,

et sans doute celle de Dürer. Il n’a pas laissé d’indications sur le nom des commanditaires, ni sur la

destination de la peinture, sans doute une chapelle privée ou l’autel secondaire d’une église. Il n’a

pas signé non plus.

Dans un premier temps attribué à Gérard David (James, 1896), puis au Maître des Sept

Douleurs (Hulin de Loo, 1902), le tableau a par la suite été rapproché de l’œuvre d’Adrien Isenbrant,

actif à Bruges vers 1510-1551, et auteur du diptyque de la Vierge des Sept Douleurs (Bodenhausen,

1905). Plus récemment, Philippe Lorentz a proposé une possible contribution de David au tableau

d’Isenbrant (2006). De Gérard David, on reconnaît le caractère typé de certaines physionomies

(l’artiste se serait lui-même représenté dans l’apôtre qui tend le goupillon), l’art du modelé subtil et

le goût pour la miniature. Le souci de dépeindre au plus vrai la nature, de dresser de vastes paysages

et de colorer de bleu les horizons appartiennent à l’univers davidien. Mais, de son côté aussi, Adrien

Isenbrant a manié la ligne et le modelé avec une réelle douceur ; il a joué avec une palette subtile et

puissante. Ses paysages se distinguent par des lignes d’horizon haut placées, le goût des formations

rocheuses “cactiformes” et la maîtrise du sfumato léonardesque. Les deux artistes ont contribué à

l’introduction de la Renaissance à Bruges. Ils y ont dirigé de très grands ateliers et ont commercialisé

leurs œuvres vers le florissant marché d’Anvers. L’un comme l’autre symbolisent le passage vers un

monde nouveau. Les analyses de laboratoire (C2RMF, 2003) ont confirmé la qualité d’exécution du

triptyque et ont révélé la contribution de plusieurs mains. Qu’en conclure ? Soit le triptyque est

l’œuvre de Gérard David (que Bouts a durablement influencé) et de son atelier, par la suite, achevé

par Isenbrant, soit il représente l’œuvre du très productif atelier d’Isenbrant (pas moins de cinq cents

œuvres lui sont attribuées) ; l’artiste a été très dépendant, sinon imitateur des compositions de David.

Peinture de transition, ce triptyque représente, vers 1520, l’art abouti de l’un des derniers grands

“primitifs” de Bruges dont les méthodes de travail et les références artistiques ouvrent déjà vers la

Renaissance.

Sophie Lagabrielle, conservateur en chef

ComparaisonsAlbrecht Bouts, L’Assomption, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-ArtsGérard David, Vierge parmi les vierges, Rouen, musée des Beaux-Arts Gérard David, Le Baptême du Christ, Bruges, Musée GroeningeAdrien Isenbrant, Marie-Madeleine pénitente, Londres, National Gallery Suiveur de Memling (Gérard David ?), Sainte Claire, Barcelone, Musée-monastère de Pedralbes

BibliographieBruges et la Renaissance. De Memling à Pourbus, sous la dir. de Maximiliaan Martens, Bruges, 1998.[Exposition, New York - The Metropolitan Museum of Art, 1998] From Van Eyck to Bruegel.LORENTZ PHILIPPE, “Adrien Isenbrant (et Gérard David ?) : le triptyque de l’Assomption de la Vierge”,La Revue des musées de France. Revue du Louvre, 2004, p. 16-18.

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M a r s2 0 1 0

Olifant de l’abbayeSaint-Arnoul de Metz

Objet revêtant la forme de son matériau, une défense d’éléphant, l’olifant est enpremier lieu un cor, utilisé notamment à la chasse. Au Moyen Âge, cet instrument fut souventassocié à de hauts faits légendaires, comme l’épisode de la mort de Roland auquel est rattaché unolifant toulousain. Le caractère précieux des olifants leur valut d’entrer dans les trésors d’églises oùils étaient dévolus à leur usage d’instruments de musique notamment durant la Semaine sainte. Ilsétaient également employés comme reliquaires, ou encore considérés comme reliques ; ce fut le casde l’olifant du musée de Cluny surnommé “cor de Charlemagne” en raison de son établissementd’origine, l’abbaye Saint-Arnoul de Metz. L’attestation de cette provenance n’est pas apportée parles inventaires anciens de l’abbaye mais par le témoignage de l’historien C. Abel rapportant que lepropriétaire du cor jusqu’en 1867, Philippe-Antoine Paguet, “tenaist d’un vieillard messin que sonoliphant était, avant la Révolution, suspendu comme un “ex-voto” à la voûte de la chapelle de Louis LeDébonnaire, dans l’église de l’abbaye Saint-Arnoul, et qu’il passait pour être le cor de chasse de Charlemagne”.L’abbaye Saint-Arnoul de Metz, édifiée hors les murs de la cité, fut fondée au VIe siècle

sous l’invocation des Saints-Apôtres avant de changer de vocable au début du VIIIe siècle après avoirreçu, vers 640, la dépouille de saint Arnoul. Puis, les sépultures royales d’Hildegarde (femme deCharlemagne morte à Thionville en 783), de Louis le Pieux (mort en 843) mais aussi de Drogon(évêque de Metz de 824 à 855) vinrent rejoindre la tombe de l’ancêtre de la dynastie carolingienne.Cette première abbaye fut détruite en 1552, lors du siège de la ville par Charles-Quint, et transféréeen les murs, dans le couvent des Frères-Prêcheurs où elle subsista jusqu’à la Révolution. Les tombescarolingiennes avaient été relevées en grande pompe en 1552 et regroupées dans un nouveaumausolée érigé aux frais d’Henri II. Une inscription en latin sur une table de marbre relataitl’existence de Louis et la translation de son corps vers l’abbaye Saint-Arnoul, ordonnée par Drogon.Autour de cette nécropole, de nombreux objets du trésor abbatial furent associés à la mémoirecarolingienne du lieu, comme en témoignent des inventaires dressés aux XIe et XVIIIe siècles.Après la suppression de l’abbaye en 1791, la collection arnulfienne fut dispersée et on en

retrouva certains éléments chez un ancien boulanger, Paguet : fragments du sarcophage (musée deMetz, inv. 12335), corne d’élan sculptée (collections Paguet et Basilewski puis Musée de l’Ermitage,aujourd’hui non localisée) et olifant. Devenue propriété de son neveu Victor Colchen, la collectionPaguet fut vendue à Paris en 1867 et l’olifant intégra la collection de Frédéric Spitzer. Lors de ladispersion de celle-ci, en 1893, l’olifant fut acquis par le musée de Cluny.

Italie du sud (Salerne ? Amalfi ?), dernier tiers du XIe siècleIvoire d’éléphant ; L. 64 cm, Diam. du pavillon 12,2 cm

Metz, abbaye Saint-Arnoul ; collections Paguet, Colchen et Spitzer ; acquis en 1893 ; Cl. 13065

6 p l ace Pau l -Pa in l evé , 75005 Pa r i sServ i ce cu l t u re l . Té l . 01 53 73 78 16w w w . m u s e e - m o y e n a g e . f r

Page 18: Cluny Fiches Mois

L’olifant de Saint-Arnoul est couvert de sculptures en bas-reliefs, réparties sur lesextrémités en bandeaux horizontaux, interrompus par les emplacements réservés à des cerclagesmétalliques disparus. Les sculpteurs ont puisé pour ces bandeaux dans un répertoire décoratifprincipalement constitué de rinceaux, rosettes, torsades, oves et frises d’animaux sauvages. Aucentre, la majeure partie sculptée de la défense montre une iconographie chrétienne, ce qui confèreun caractère exceptionnel à cet olifant. Sur la face concave est figurée une Ascension. Encadré par desmédaillons représentant le soleil et la lune, le Christ bénissant trône dans une mandorle portée pardes anges ; en dessous, la Vierge orante est debout sous une arcature flanquée par deux anges portantdes pancartes. Sur la face convexe, des personnages sont sculptés en bustes dans des fenêtres carréesà bordures décoratives : deux rangées de six saints, tenant le Livre, entourent la main de Dieu, lessymboles zoocéphales des évangélistes, et un animal assis sur ses pattes de derrière doté d’une queuede castor.D. Gaborit-Chopin a montré que ces reliefs chrétiens présentent des influences byzantine

(composition de l’Ascension, anges tenant des pancartes, présentation des saints en bustes dans desespaces carrés), islamique (animaux portant une palmette sur la cuisse) mais aussi d’Italie du sud(torsades et rinceaux “vermiculés”). A la suite des études de D. Ebitz, les chercheurs ont reconnu quecette œuvre avait été réalisée par deux sculpteurs. Pour Ebitz, l’olifant aurait subi deux interventions :l’une au XIe siècle en Campanie, l’autre au début du XIIe siècle en Vénétie. Cette hypothèse a été miseen doute par D. Gaborit-Chopin et plus récemment par une exposition à Salerne (2008) réunissantdes œuvres provenant des ateliers d’ivoiriers de Salerne et Amalfi. Des rapprochements formels ontainsi pu être établis entre le style de l’auteur des scènes chrétiennes de l’olifant et celui d’œuvres deSalerne, datées de la fin du XIe siècle, comme le coffret de l’abbaye de Farfa. E. Kühnel et l’expositionde 2008 ont par ailleurs mis en évidence que les motifs formant une synthèse des courants byzantin,islamique et campanien sont plutôt l’œuvre d’ateliers amalfitains employant des artistes d’origineorientale ou imitant les modèles byzantins et fatimides.Loin de soupçonner un anachronisme, les Bénédictins de Saint-Arnoul devaient considérer

que cet olifant exotique, placé aux côtés d’autres insignes reliques, incarnait idéalement la mémoiredes Carolingiens, acteurs de la splendeur révolue de la cité messine.

Isabelle Bardiès-Fronty, conservateur en chef

ComparaisonsOlifant dit “Cor de Roland”, Italie du sud, dernier tiers du XIe siècle, ivoire, Toulouse, musée Paul Dupuy.Coffret, Italie du sud, avant 1072, ivoire, Farfa (Italie), trésor de l’abbaye.Olifant, Italie du sud, dernier tiers du XIe siècle, ivoire, Paris, musée du Louvre.BibliographieABEL C., “Essai sur d’anciens ivoires sculptés de la cathédrale de Metz”, Mémoires de la Société d’archéologie etd’histoire de la Moselle, 1868, p. 247-248.DARCEL A. ET AL., La collection Spitzer. 1. Antiques ; Ivoires ; Orfèvrerie religieuse ; Tapisseries ; Objets du Moyen Âgeet de la Renaissance, Paris, 1890, p. 37.KÜHNEL E., “Die Sarazenische Olifanthörner”, Jahrbuch des Berliner Museen, 1959, p. 49-50.EBITZ D., “Secular to Sacred : the Transformation of an Oliphant in the Musée de Cluny”, Gesta, 1986, XXV, 1,p. 31-38.[Exposition, Metz, musée, 2000], Le Chemin des reliques, témoignages précieux et ordinaires de la vie religieuse à Metzau Moyen Âge, n° 9, p. 26-28.[Exposition, Salerne, musée diocésain, 2008], L’Enigma degli avori medievali da Amalfi a Salerno, n° 86, p. 470-473.

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M a i2 0 1 0

“Sainte Marguerite”de retour au museé

Le 10 septembre 2009, a été restituée à l’État français une tapisserie rhénane de la

fin du Moyen Âge, représentant une scène de la légende de sainte Marguerite d’Antioche, volée dans

les salles du musée de Cluny en 1910. Le retour de l’œuvre, presque cent ans après son vol, est

exceptionnel car celle-ci, très peu connue et documentée, n’avait été exposée que peu de temps au

musée : il s’agit donc aujourd’hui d’une véritable redécouverte de cette tapisserie au style simple et

coloré, typique des régions du Rhin supérieur.

La tapisserie était entrée au musée à la fin de l’année 1903, avec le legs consenti par

Charles-Antoine-Benoît Rochard. Le 12 juillet 1910, peu avant la fermeture du musée de Cluny,

l’œuvre qui était alors exposée au rez-de-chaussée dans la salle dite “du Saint-Esprit” (actuelle salle 11),

fut découpée au rasoir ou au couteau dans son cadre en bois, et dérobée alors que le gardien

effectuait sa tournée dans les salles voisines. Aucune trace de l’œuvre n’a pu être retrouvée dans les

mois et les années suivants et l’affaire a été peu à peu oubliée, peut-être en raison de l’absence de

photographie et de documentation relatives à cette pièce. En 2009, la tapisserie a été identifiée dans

une collection privée aux États-Unis, grâce à l’intermédiaire d’un spécialiste des tapisseries et aux

recherches du service de documentation du musée. Le possesseur a accepté de restituer l’œuvre à

l’État français afin qu’elle puisse retrouver sa place au musée de Cluny. Les recherches n’ont

toutefois pas permis de reconstituer son parcours entre le vol et la fin des années 1980, époque où

celle-ci se trouvait en Allemagne.

L’œuvre restituée complète de manière pertinente le petit groupe, conservé au musée, de

tapisseries de la fin du Moyen Âge réalisées dans les régions du Rhin supérieur et issues des ateliers,

florissants au XVe siècle, de Bâle (Couples d’amoureux, v. 1480, Cl. 2323) et de Strasbourg (Couples

d'hommes et de femmes sauvages dans un jardin, v. 1440, OA 10297 a et b ; Deux scènes de l’histoire du

Busant, v. 1480-1490, RF 7351). Contrairement à ces tapisseries aux thèmes profanes et galants qui

ornaient sans doute les maisons patriciennes de la haute vallée du Rhin, l’œuvre restituée, plus

tardive, représente une scène religieuse. Elle figure un épisode de la légende de sainte Marguerite

d’Antioche, telle qu’elle est relatée dans la Légende dorée de Jacques de Voragine : au premier plan,

Scène de la légende de sainte Marguerite d’AntiocheVallée du Rhin supérieur ; première moitié du XVIe siècle

Laine, soie, lin, fils d’or et d’argent ; H. 51,5 cm, L. 62 cm ; Cl. 14267

6 p l a c e P a u l - P a i n l e v é , 7 5 0 0 5 P a r i s

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Page 20: Cluny Fiches Mois

la jeune sainte garde un troupeau de moutons près de sa nourrice et au second plan, à droite, le préfet

romain Olibrius s’apprête à l’aborder ; la sainte repoussera les propositions du préfet, ce qui la

conduira au martyre ; aux pieds de la sainte, le dragon évoque l’épisode de la prison où, peu avant

son exécution, elle a vaincu le diable apparu sous cette forme. En partie inférieure et supérieure de

la tapisserie, les inscriptions sur les phylactères, un peu abîmées par le découpage de l’œuvre lors du

vol, reprennent en langue alémanique le texte de la huitième béatitude : “Heureux ceux qui sont

persécutés par la justice de ce temps, le royaume des Cieux est à eux. Matthieu, V”.

Bien qu’il soit difficile d’attribuer cette œuvre à un atelier précis, elle se rattache clairement à

l’art de la tapisserie des régions du Rhin supérieur de la première moitié du XVIe siècle, simple,

modeste, coloré et fidèle à la tradition médiévale alors que la Renaissance est en plein essor. Heinrich

Göbel, auteur d’une somme consacrée aux tapisseries publiée en 1933 et qui avait donc pu voir l’œuvre

au musée de Cluny entre 1903 et le vol en 1910, la pensait produite en Alsace. Il l’avait comparée à une

tapisserie de format et de style semblables représentant les Saintes Femmes au tombeau, autrefois

conservée au Schlossmuseum de Berlin ; il évoquait une datation vers 1540 pour les deux œuvres, à

l’instar des tapisseries de l’abbatiale Saint-Jean-Baptiste à Saint-Jean-Saverne (Bas-Rhin).

L’œuvre peut également être rapprochée d’une petite tapisserie représentant la même

scène de la légende de sainte Marguerite d’Antioche, manifestement dérivée d’un modèle commun

mais dans une composition inversée. D’un style un peu différent, cette tapisserie était attribuée aux

ateliers de Franconie et datée de 1560 environ par H. Göbel ; elle était à l’époque sur le marché de

l’art new-yorkais et n’a pu à ce jour être localisée. Enfin, des analogies stylistiques peuvent être

notées avec diverses œuvres contemporaines produites dans les régions de la Suisse septentrionale

et centrale, telles les Huit scènes de la vie de la Vierge provenant du monastère Saint-Urbain de

Lucerne et conservées à l’Historisches Museum de Bâle. En tout état de cause, il est aujourd’hui

délicat d’attribuer la tapisserie à un foyer de production précis au sein des régions du Rhin

supérieur, où sujets et motifs circulaient abondamment grâce aux livres et gravures de la première

moitié du XVIe siècle.

Valérie Carpentier, conservateur stagiaire (Institut national du patrimoine)

et Aurélie Vertu, secrétaire de documentation au musée

ComparaisonsLes Saintes Femmes au tombeau, Alsace, v. 1540 ? (autrefois au Schlossmuseum de Berlin, aujourd'hui nonlocalisée).Sainte Marguerite, Franconie, v. 1560 ? (repérée sur le marché de l’art new-yorkais, aujourd'hui non localisée).Huit scènes de la vie de la Vierge, milieu du XVIe siècle, Bâle, Historisches Museum.

BibliographieSCHMITZ Hermann, “Ein Elsässischer Bildteppich der Spätgotik”, Berliner Museen, Berlin, 1921, p. 126-127.Göbel Heinrich, Wandteppiche. III. Teil. Die Germanischen und Slawischen Länder, Berlin, 1933.Lanz Hans, Die alten Bildteppiche im Historischen Museum Basel, Bâle, 1985.JOUBERT Fabienne, La Tapisserie médiévale : musée national du Moyen Âge - Thermes de Cluny, Paris, 2002.

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J u i n2 0 1 0

Honorer la Vierge et le roi :Le Puy d’Amiens de 1502

Dès le XIIIe siècle, en Normandie, Picardie, Artois, Hainaut et Flandre, lesconfréries poétiques sous l’invocation de la Vierge sont florissantes et attirent les poètesrhétoriqueurs enclins à faire valoir leur virtuosité littéraire. Chaque année, le jour de la Purification,c’est-à-dire à la Chandeleur, la confrérie du Puy d’Amiens organise ainsi un concours poétique.Chaque membre monte sur un podium (d’où proviendrait le terme de “puy”) et déclame un poèmede sa composition. L’élu de l’année offre pour la cathédrale un tableau, illustration de son refrain“palinodial”. Le plus ancien “puy” conservé remonte à 1438 et se trouve de nos jours au musée duLouvre.

Le 2 février 1502, c’est Jean Le Caron († 1545) qui remporte l’épreuve. Il est seigneur deBouillancourt-sur-Miannay, Sélincourt et autre lieux, receveur des aides de la ville d’Amiens,échevin et gendre du maire. Ses études de droit à l’université d’Orléans peuvent expliquer l’intérêtqu’il a porté au vers “Sacrée Ampoule à l'unction royalle”. Selon la coutume, entre la Chandeleur etNoël 1502, il confie son refrain à un peintre. Du triptyque livré, il ne subsiste que les deux voletslatéraux acquis par Alexandre Du Sommerard avant 1842. Le panneau central a disparu. Il n’estconnu que par sa reproduction approximative dans les Chants royaux (BnF, ms Fr. 145), copie desdifférents Puys d’Amiens réalisée pour la reine mère Louise de Savoie en 1517.

Le panneau central reprenait la composition étagée traditionnelle des Puys. Le registreinférieur était occupé par le donateur en prière énonçant son refrain, entouré de ses proches. Leregistre médian réunissait prélats, souverains et grands personnages. Plus haut et au centre, laVierge présentait une ampoule, tandis qu’à ses pieds, l’Enfant était couronné par deux anges, le toutdominé par la figure du Père et d’“angles innumerable”. Les deux volets subsistants portent desscènes de sacre. À leur revers, figurent une Vierge de Pitié et, devenu illisible, le portrait du donateuravec ses armoiries. À l’onction de David par Samuel (premier volet) fait face le sacre de Louis XII quis’est déroulé le 27 mai 1498 à Reims (deuxième volet). Vêtu de la robe fleurdelisée, le roi agenouilléest entouré des douze pairs ecclésiastiques et laïques du royaume, porteurs des insignes royaux (ouregalia). Ainsi, à la droite du roi, se trouve l’archevêque de Reims, placé le plus près de l’autel et munide la croix primatiale. Suivent l’évêque de Laon présentant l’ampoule de sa main voilée, l’évêque de

Amiens (?), 1502 ; peinture sur boisSacre de Louis XII. Volet gauche : H. 195 cm, l. 60 cm ; Cl. 822a

Sacre de David – Vierge de Pitié (revers). Volet droit : H. 195 cm, l. 50 cm ; Cl. 822b

6 p l ace Pau l -Pa in l evé , 75005 Pa r i sServ i ce cu l t u re l . Té l . 01 53 73 78 16w w w . m u s e e - m o y e n a g e . f r

Page 22: Cluny Fiches Mois

Langres portant le sceptre, puis, l’évêque de Beauvais, porteur du manteau, l’évêque de Noyon avecle baudrier et l’évêque de Châlons avec l’anneau. De même, à la gauche du roi, sous leurs écusarmoriés, sont disposés, d’après la tradition, le duc de Bourgogne qui tient la couronne, puis le ducde Normandie et – à peine visible - le duc de Guyenne, tous deux brandissant les étendards. À lasuite des dégradations subies par le panneau, le comte de Champagne manque. De fait, toute labande verticale la plus extérieure a été restituée. Viennent enfin, le comte de Flandre avec l’épée, etle comte de Toulouse tenant les éperons. Or, établie sur une succession de rituels, la cérémonie dusacre royal ne donne à aucun moment l’occasion aux pairs de se présenter ainsi autour du roiagenouillé. L’image se veut synthétique. Elle plaide pour l’équilibre entre les forces - ecclésiastiqueset laïques – dont les représentants participent au processus de sacralisation de la royauté et quipeuvent témoigner de l’engagement du roi, vis-à-vis de Dieu et du peuple. Si Louis XII hérite dupouvoir sacré de David, il est également présenté comme un roi preux et chevalier, affichant, parl’emblème agressif du porc-épic, ses “justes” prétentions sur l’Italie. Au-delà des flatteuses allusions,transparaît la thématique du bon gouvernement alors au cœur des débats. Après “ung dieu.unroi.une foi”, selon la maxime inscrite sur le dais, devrait logiquement suivre “une loi”, en uneévocation implicite du contrat qui unit le roi à son peuple. À la fois exalter et limiter l’autoritéroyale...

À quel artiste Jean Le Caron s’est-il adressé ? De toute évidence, comme le prouve la Viergede Pitié, il a passé commande auprès d’un Maître très influencé par Rogier van der Weyden, et c’estlogiquement ce peintre talentueux qui aura également peint le panneau central. La Pietà, parl’audace du cadrage, sa monumentalité, sa grande qualité graphique, et l’ampleur de son drapé,trouve quelques subtiles résonances dans les peintures murales de l’abbaye de Saint-Riquier (Scènesde la Passion, 1500-1530) et, à la cathédrale d’Amiens (Les Sibylles, commande d’Adrien deHénencourt, doyen du chapitre, en 1506), mais également dans un Missel à l’usage d’Amiens, vers 1490(Amiens, Bibl. mun. 163). Il semble que le Maître ait confié les scènes de sacre à un assistant. Cedernier, de formation picarde, très influencé par le Maître d’Antoine Clabaut, peint des personnagescourtauds au visage carré, vêtus de draperies aux plissés réduits, tels qu’ils apparaîtront à Abbeville(La Vierge au froment, 1500-1515 ; Cl. 823). L’œuvre est donc représentative d’un intéressant climatlittéraire, politique et artistique, au tournant de la Renaissance.

Sophie Lagabrielle, conservateur en chef

ComparaisonsPuy d’Amiens : Vierge à l’ampoule sacrée, copie du panneau central par Jacques Platel et Jean Pichore, Les Chantsroyaux, 1517, Paris, BnF, ms Fr. 145, n° 23.Le Bon larron, détail de la Crucifixion, 1500-1530, Saint-Riquier (Somme), abbatiale : chapelle axiale, enfeu duSaint-Sépulcre, mur central.Sibylle Europe, Amiens, cathédrale Notre-Dame, chapelle Saint-Eloi, 1506.Missel à l’usage d’Amiens provenant de Saint-Firmin-du-Val, Amiens, Bibliothèque municipale, vers 1490, Bibl. Mun. 163.BibliographieVALET Paul, Au Musée de Cluny. Recherches sur le tableau catalogué sous le n° 1682, Paris, 1902.REYNAUD Nicole, dans Les Manuscrits à peintures, Paris, 1993, p. 390-391.HOCHNER Nicole, Louis XII, les dérèglements de l’image royale, Paris, 2006.GIL Marc, dans Saint-Riquier, une grande abbaye bénédictine, Paris, 2009, p. 253-258.