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COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRES Pierre Caizergues POEMES A PICASSO 101 n sait désormais par les lettres encore inédites de Cocteau à Picasso que le jeune poète a essayé d'entrer en relation avec le peintre dès le mois de juillet 1915 - peut-être même avant - et, en tout cas, qu'à partir de l'automne suivant, il commence à fréquenter assidûment le milieu artiste de Montparnasse. Pourtant de faux-bonds en rendez-vous remis, ce n'est finalement, selon toute vraisemblance, qu'en décembre 1915 que Jean Cocteau, grâce à l'amicale entremise du musicien Edgar Varèse, finit par rencontrer effectivement Pablo Picasso. (( Rencontre inévitable, "inscrite dans les Astres" )), écrira plus tard le poète (1). Déterminante à coup sûr. (( Comment oublierai-je cette visite? ajoute-t-il. A peine un regard jeté sur le désordre d'une pièce où le moindre détail témoignait contre la sottise - tu devins mon guide- et je ne devais plus me rendre coupable d'une entorse à ma morale sans craindre laflèche noire de ton oeil )) 13 REVUE DES DEUX MONDES JUILLET-AOUT 1993

COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRES

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COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRES

Pierre Caizergues

POEMESA

PICASSO

101 n sait désormais par les lettres encore inédites de Cocteauà Picasso que le jeune poète a essayé d'entrer en relationavec le peintre dès le mois de juillet 1915 - peut-être même

avant - et, en tout cas, qu'à partir de l'automne suivant, il commenceà fréquenter assidûment le milieu artiste de Montparnasse. Pourtantde faux-bonds en rendez-vous remis, ce n'est finalement, selon toutevraisemblance, qu'en décembre 1915 que Jean Cocteau, grâce àl'amicale entremise du musicien Edgar Varèse, finit par rencontrereffectivement Pablo Picasso. (( Rencontre inévitable, "inscrite dansles Astres" )), écrira plus tard le poète (1). Déterminante à coup sûr.(( Comment oublierai-je cette visite? ajoute-t-il. A peine un regardjeté sur le désordre d'une pièce où le moindre détail témoignaitcontre la sottise - tu devins mon guide- et je ne devais plus merendre coupable d'une entorse à ma morale sans craindre laflèchenoire de ton œil ))

13REVUE DES DEUX MONDES JUILLET-AOUT 1993

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COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRESPoèmes

àPicasso

Dans ce beau texte d'hommage, écrit par Jean Cocteau, versla fin de sa vie, on relève une faute de grammaire qui en dit longsur la profondeur et sur la permanence d'une amitié, voire du côtéde Cocteau, d'une véritable fascination. Cocteau dit en effet : « Lorsde ma seconde visite, je portais un costume d'Arlequin caché parmon trench-coat », comme s'il n'avait plus revu Picasso au-delà de1915 ou 1916. Comment mieux dire, sans le dire, qu'à partir de cemoment, il n'a plus quitté Picasso?

La première visite - et sans doute également la « seconde » ­

eut lieu au 5 bis, rue Schoelcher dans l'atelier-appartement quidonnait sur le cimetière Montparnasse. Picasso s'y était installé versl'automne de 1913 et, ne réussissant pas à s'habituer à ce nouvelespace ou plutôt à ce quartier, déménage dès le printemps de 1916pour Montrouge. On peut dater cette première rencontre de lapremière quinzaine de décembre 1915 puisqu'elle précède de peule départ de Varèse, le 18 du même mois, pour l'Amérique.

Les preuves de l'admiration de Cocteau pour Picasso sontinnombrables. Articles, témoignages abondent. Le Picasso publiéchez Stock, en 1923, dans la collection « Les contemporains » estune belle preuve d'amitié, mais elle est précédée par l'Ode à Picassodont une première version apparaît dès septembre 1916(2) et parplusieurs poèmes ou ébauches de poèmes présentés ici pour lapremière fois. Nous adjoindrons à ces poèmes, qui couvrent lapériode 1915-1918, un poème peu connu publié en 1958 et qui n'ajamais été repris en volume par la suite, ni même été signalé dansles bibliographies les plus récentes.

L e premier de ces poèmes précède-t-il la rencontre dupeintre et du poète comme on est d'abord enclin à le

croire en lisant la date de 1915 sur le manuscrit? Rien n'est moinssûr. Et ce texte qui fonctionne un peu comme un trompe-l'œilpourrait aussi piéger le temps, c'est-à-dire l'histoire de cetterencontre, capitale, au moins pour le poète! Car, hormis le titre- Une toile de Picasso - surajouté à l'ensemble, le reste du poèmerelève, par un effet évident de transposition, de la technique ditedes « papiers collés» que Picasso utilise dès 1912 et au-delà de 1915.La signature et la date pourraient alors être tout simplement reprises

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àPicasso

de la toile elle-même que le poète tente d'imiter en usant d'un matériauet d'une syntaxe qui rendent hommage au «prestidigitateur », lequelsignerait ainsi en même temps sa toile et le poème auquel elle a donnénaissance. Souvenir d'une toile précise ou montage synthétique àpartir de plusieurs papiers collés - les fragments de journaux, lespaquets de tabac et le papier àfleursapparaissant dans de nombreusestoiles de Picasso? La question reste posée.

L e poème suivant ne peut avoir été écrit avant décembre1915. Il évoque nettement en effet la présence du poète

dans l'appartement du 5 bis, rue Schoelcher, même si un lapsus faitécrire à Cocteau, en guise de titre : 6 bis rue Schoelcher. Ce textefigure dans le dossier d'un recueil projeté par Cocteau vers1919-1920 et resté finalement inabouti. On en connaît deux versions:l'une abrégée, intitulée « Rue Schoelcher » que nous avons publiéedans Embarcadères (3) et celle que nous donnons aujourd'hui,restée inédite et qui se distingue essentiellement de la premièreversion par une disposition typographique et spatiale moinsresserrée. Lemotif de la bouteille de «Bass » (bière anglaise) et celuide la bouteille d'« Anis dei Mono » (anisette espagnole) reviennentà plusieurs reprises dans les toiles de Picasso entre 1912 et 1915.« Torrerieja » fait peut-être allusion à un vin espagnol. Comme lepoème précédent, 6 bis rue Schoelcher est un hommage à lapeinture de Picasso, véritable dieu créateur que le poète faitdescendre de l'empyrée pour se sentir proche de lui et qu'il campeici au repos, le septième jour, « avec sa pipe, son chien et sacasquette ».

L a Dame en bleu de Picasso » est daté par Cocteau«de 1916sur le manuscrit. Lepoème figure également

dans Embarcadères où la place accordée à Picasso ne se serait sansdoute pas limitée aux deux poèmes précédents si l'on veut bienconsidérer que trois autres poèmes, restés à l'état de brouillon,étaient destinés au même livre.

Sur un portrait de moi dessiné par Picasso évoque unsouvenir ponctuel et facile à dater. On connaît en effet le fameux

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àPicasso

dessin de Cocteau au peignoir qui porte la mention: «[ean Cocteauson portrait à Rome 1917/Dimanche de Pâques (4). ))

Nous reproduisons ce brouillon en signalant les passagestotalement indéchiffrables d'un poème dont on réussit néanmoinsà percevoir, à travers remords et incertitudes d'écriture, le mouve­ment d'ensemble et le sentiment d'admiration fascinée qui le soutientde bout en bout.

U n autre brouillon de poème, intitulé Portrait, date dela même période, ou, du moins, évoque l'amitié familière

et complice des deux artistes à Rome où ils sont venus préparerle ballet de Parade avec la troupe de Diaghilev. On y retrouve l'idéede la vengeance des Muses, rebelles à leur dompteur, déjà présentedans la toute première version connue de l'Ode à Picasso(9 septembre 1916)ainsi que l'image du (( petit lionceau » qui figureaussi dans cette même version et qui disparaît ensuite des versionssuccessives :

Le sourire édente un petit mufle de lionFérocement fidèle à son destin.

Cocteau a regardé Picasso certes, mais il l'a égalementbeaucoup écouté. Et il rapporte des anecdotes touchant l'enfancedu malaguène voire, mot pour mot, tel propos entendu : (( Nousvivons comme des chiens. )) Phrase qui conclut le prologue de laLettre à Jacques Maritain en 1926 et qui se trouve éclairée par lui:

Rome, en 1917, aux environs de Pâques.Après quinze jours de travail de Parade qui ne nous alaissés libres de rien voir, nous nous promenons, Picasso etmoi.PICASSO. - Visitons cette église. (L'église est pleine de fidèles,de candélabres, de musiques et de prières. Impossible devisiter.)MOI. - Visitons-en une autre. (Même jeu. Longue marche ensilence.)PICASSO. - Nous vivons comme des chiens.

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àPicasso

U n autre poème, également inachevé, est un peu plusdifficile à situer. Il est, en tout cas, antérieur à novembre

1918puisqu'on retrouvera dans un poème, achevé celui-là,«La Mortde Guillaume Apollinaire (5) », un large extrait du brouillon oùsont déjà bien présentes les idées-forces qui informeront l'essaisur Picasso (Stock, 1923) - idées que Jean Cocteau exposed'ailleurs très clairement dans une lettre adressée à sa mèrele 31 août 1918 : « Le grand apport de Picasso, c'est, outred'avoir emmené les objets jusque dans un domaine qui lui estpropre, d'avoir prouvé le luxe des choses simples, d'une pipe, d'unjournal, d'un verre. Il a dégagé l'âme du chromo qui a tant decharme dans les estaminets et les loges de concierge. Son géniel'autorise à être multiple (du reste son personnage favori estArlequin) [6]. ))

La version définitive de l'Ode à Picasso (éditions Marguerat,1947) reprendra textuellement les deux vers :

Les objets te suivent, Orphée,jusqu'à la forme que tu veux.

Et on ne doit pas s'étonner que le Salut à Picassose soit métamorphosé en un hommage à Guillaume Apollinaire.Orphée habite le peintre génial aussi bien que le poète d'Alcoolset Cocteau a le privilège d'être leur confident et leur ami.Dans un poème très postérieur à la période 1915-1918qu'illustrent surtout les textes publiés ici, Cocteau reprendral'idée qui lui tient à cœur de la puissance orphique dont est dotéPicasso:

Exacte était partout son inexactitudeL'infini terminait la tâche du finiDe la marche d'une œuvre il inversait l'étudeSon œuf restait en l'air sans le support d'un nid.[...]Les objets imitant les animaux d'OrphéeLe suivaient dans un monde où règnent d'autres loisLesformes écoutaient les ordres de sa voixEt sa main les guidait parce qu'elle était fée (7).

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àPicasso

B ien au-delà donc de l'Ode fameuse qui lui est dédiée (etdont on connaît au moins quatre versions) et de ces

quelques poèmes aboutis ou inachevés, Cocteau a continué dechanter « l'ami parfait qui 0'] intimide encore après quarante an­nées d'affection fidèle (8) » et dont il a retenu les leçons.

On relève notamment dans la revue Art et Poésie (no2,septembre-octobre 1960) un poème à Picasso, daté de 1958 quiaurait pu trouver place, selon toute vraisemblance, dans le Requiem(1962) à côté des hommages rendus à Léonard de Vinci, à Dürer,à Botticelli, pour citer les anciens, ou à Nicolas de Staël et à Kleepour parler des modernes, tous convoqués dans ce poème­testament. Reproduit en fac-similé dans cette revue provinciale dediffusion modeste, le poème entoure un dessin qui rappelle par saviolence la veine de Guernica (1937) ou celle de la Guerre (1952).Nous le reproduisons tel qu'il a été publié et en proposonssimultanément une transcription.

Dans un texte écrit en 1961, à l'occasion des quatre-vingts ansde Picasso et reproduit ensuite dans Mes monstres sacrés (Encre,1979), Cocteau écrit: « Picasso estime, à juste titre, que "la peintureest unefaçon de vivre': maxime qui, traduite à l'usagede l'écrivain,m'a toujours servi de guide et enseigne à prendre une routesolitaire qui n'existe pas sur les cartes. »

L'année suivante, les éditions du Rocher publient un magnifi­que ouvrage, Picasso-Cocteau de 1916 à 1961, comportantvingt-quatre lithographies de Picasso et un ensemble de textes deCocteau qui sont autant de jalons d'une amitié. Suprême hommageréciproque, un an avant la mort du poète, de la plume au pinceau,de la peinture à la poésie.

Pierre Caizergues

1. Ce texte, intitulé« Lettre à Picasso )}, écrit à Saint-Jean-Cap-Ferrat le 6 juillet1961,figuredans l'ouvragePicasso-Cocteau de 1916à 1961, éditionsdu Rocher,Monaco,1962.

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àPicasso

2. Cette première version de l'Ode à Picasso est conservée au Centre Harry Ransom,HRC de l'université du Texas à Austin. Elle comporte trois parties, contrairementà la version de l'édition originale qui n'en comprend que deux et elle présente detrès nombreuses variantes par rapport à cette même version.3. Embarcadères, poèmes inédits de Jean Cocteau, publiés par Pierre Caizergues,Montpellier, Fata Morgana, 1986.4. De son côté, à Rome, le même jour, Cocteau fait le portrait de Picasso.5. Publié dans le nv 24 de la revue Vient de paraître, en 1923, le poème « La Mortde Guillaume Apollinaire » avait été récité par Cocteau à la galerie Rosenberg en1919, à l'occasion d'une séance d'hommage au poète d'Alcools. Une versionmanuscrite sur papier à en-tête du ministère de la Guerre, conservée à Milly-la-Forêt,présente quelques variantes peu significatives par rapport à la version de Vient deparaître. Nous donnons ci-après la version du poème publié dans Vient de paraître.

La Mort de Guillaume Apollinaire

Coupe à ta muse les cheveuxPicasso, peintre aux doigts de fée;Les objets te suivent, Orphée,Jusqu'à la forme que tu veux.

Mais il est mort, celui qui changeLes mots de forme de couleurs;Picasso, ta muse est en pleurs.

Guillaume ApollinaireAmateur de tulipes,Vous fumez votre pipeLe petit doigt en l'air.

Vous racontez aux angesPar exemple que les nègres sont d'anciens BretonsOu que Cléopâtre a inventé les oranges.Ils vous écoutent bouche bée.

Vous parlez, vous riez dans votre main d'abbé,Vous n'avez plus mal à la tête.Vous êtes mort un samedi;Rousseau vous attendait devant le paradisAvec des œillets du poète.

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àPicasso

Le Dimanche déjà vous fondiez l'éternisme(Nouvelle école)Dans un article de journal:Etoiles, faux-cols, prismes.Aussi les gens du ciel aiment beaucoupDéjeuner et se promener avec vous.

Jean Cocteau

6. Jean Cocteau, Lettres à sa mère, I, 1898-1918, édition de Pierre Caizergues,Gallimard, 1989.7. « Ecusson de Picasso », in Faire-part, poèmes inédits 1922-1962, publiés parPierre Chanel, Poésie I, 1969.8. Cocteau a oublié (ou pardonné) la brouille de 1926dont on a peu parlé jusqu'icimais qui l'avait en son temps profondément affecté. Elle avait été provoquée parun article espagnol où, selon les propres termes de Cocteau dans une lettre à samère d'octobre 1926, « Picasso s'exprime sur Oui] comme [ses] pires ennemis ».

LIntransigeant du 19 octobre 1926 s'était effectivement fait l'écho de l'article enquestion dans la rubrique littéraire des « Treize » : « L'opinion de Picasso surJean Cocteau. - Interviewé à Barcelone où il est allé pour voir une course detaureaux, le père du cubisme a déclaré: "Cocteau, c'est une machine à penser.Ses dessins sont fort gracieux ; sa littérature très journalistique. Si on faisait desjournaux pour intellectuels, Cocteau servirait chaque jour un nouveau plat, uneélégante pirouette. S'il pouvait vendre son talent, nous pourrions aller toute lavie à la pharmacie acheter un cachet de Cocteau sans arriver à épuiser sontalent." »On peut se demander à ce propos si ces paroles peu amènes ne sont pas une manièrede réplique différée au jugement porté par Cocteau sur Picasso dans le texte suivant,trouvé à l'état de manuscrit dans les archives de Milly et dont on ignore s'il a ounon été publié : « Picasso a des poches comme les enfants. li en tire une vieilleficelle, un bout de journal, une écorce d'orange, un oiseau mort, sa pipe. Toutlui étant motif de rêve. Il voudrait tenir boutique Picassopeintre en tous genres.On le verrait peindre. Il y aurait des toiles de 50 centimes à 50 mille francs. - dela ressemblancegarantie, des enseignes, des natures mortes et s'il lefaut, ajoute-t-il,du 18e siècle, car je fais aussi très bien le [bergère ?].Apollinaire et moi lui composerions des enseignes. Je propose par exemple: Aumaître cube - ou bien Picasso maison française.

(au Liseron [ ? ) de Louis 16)

ou bienPablo Picasso

Vit de son pinceau.*

Et nulle part de l'isme. »

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Portrait de Picasso par Jean Cocteau (collection Carole Weisweiller)signé en bas à droite :

Jean dimanche de Pâques 1917.

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làune toile on ne peut niermais tout sy passe au-delà

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Une toile de Picasso

La bouteille est au versoplace neuve

neuve blancheplace Blanche

métro

article fait divers fantômesur ce fragmentde journal jaune ,

les paquets de tabac et la robe des bichesn'ont pas d'automne pareilque je sache

sourire charmant un lobed'oreille

une moustache une barbiche

Ce panier de chambre à fleurscomme je l'aimecomme je l'aime

Ce panier de chambre à fleursj'avais le même un calendrier

ou presque à l'hôtel d'HonfleurFêtes d'Avignon

pochoir mauveBois Colombes

et ce mystère d'alcôve

les noces de Canale vin en eaul'eau en vin

le prestidigitateur avale des Colombeset il sort des drapeaux de sa main

la mercière de provinceétait née à Barcelone

Picasso1915

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POEMES INEDITS

6 bis rue Schoelcher

Picasso ne demeure pas sur un jardinil voit d'en hautle cimetière Montparnassemais il a une très bonne lumièreINGRES BASS

Le guitariste Espagnol jouesa guitare contre sa joueLes lunettes de Chardin

Voici du raisin qu'aucun oiseau ne mangeTu te rappellesCette absurde histoire d'Appelles?Un bel oiseau cubiste a mangé ton raisin

ANIS DEL MONO

TORRERIEJAJe te dérange mon vieux Pablo?

Votre Arlequin portait déjàle cubisme dans ses losanges

Sort de sa nuitun monde à luiet le sept il se reposeavec sa pipe son chien sa casquette

Un tour dehors

de la suie du vieux journalet des points roses

Avignon

Toréador.

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COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRES

Sur [mon dessinl"un portrait de moi dessiné par Picasso

Quand je ne jouerai plus à vivre ou à mourir[Quand tout le paquebot} Quand toute marchandise aura

coulé à picEt que Colomb, colon de la mort Amériqueje porterai ailleurs mes [angoissés orageux} fous rires

scandaleuxinsolents

[Quand le vent qui mettait mes cheveux en désordreQuand ce vent inconnu dont je suis tourmentéQd ce vent inconnu des mers, des carrefoursQd ce vent qui}

Quand ce sera fini d'accumuler mon œuvreSilencieuse, dignement de sous presseEt voir le matin s'étaler dans la presseLe monde plus cruel et plus noir qu'une pieuvre

Alors encore mort moi jadis un jeune homme[Neuf vers à la suite impossibles à déchiffrer}

[Cette robe ô Byron est un vrai peignoir blancEt le livre un joanne au fait peu importe jeune hommeC'est surtout l'amitié illustre, Pâques, Rometa lutte, tout cela qui est si ressemblant}

Cette toge ô Byron est un vrai peignoir blancLe joanne a bien l'air ô Shelley d'être un livreMais qu'importe surtout c'est le drame de vivreEt Rome et l'amitié sur mes traits ressemblants

Regardera l'image où Pablo Picasso[à Rome}[à l'hôtel de Russie à}me montre de profil à Rome un jour de Pâques

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POEMES INEDITS

[suivent dix vers ou ébauches de vers raturés et illisibles]

Pâques / c'est bien autour sur le papier les clochesle sirocco chargé de cloches les narcisseset nous deux pour que le miracle réussisse[des cheveux dans lesquels on veut)[suivent trois vers barrés indéchiffrables]

[plusieurs mots illisibles] jusqu'aux galoches

[Un feuillet porte le texte suivant qui paraît correspondre à la fin dupoème]

[De rossignol ayant avalé de travers)[de rossignol dans l'arbre anesthésié}[3 vers barrés]

de clownDe licorne, [à l'œil) hagard

de rossignoldans l'arbre immense anesthésié par la lune

[de mousse)[de marin)[qu'il faut interpréter ainsi ce noir regard)

qu'il faut interpréter de cette façon unecertaine fixité fatiguée du regard.

Portrait

La bêtise m'intimidejusqu'à [m'évanouir} me perdre. Ma coteen [eux} vous me rend modeste. Une humilité sans limite et tousmes mots desossés tombent morts sur ce tapis d'écarlate. Ainsi setrouble un espion découvert.

[Et cependant avec toi j'ai ressenti une gêne} Celui-làPourquoi donc ressentisje la gêne - dans la ruche aux centmille abeilles noires, cher [Espagnol} grand seigneur, cher {enfant}

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COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRES

galopin au bord de la grimace des larmes et louchant sournoise­ment dix jours après ce refus d'un cheval mécanique - [Ta mèret'appelle par ton nom, jusqu'au soir elle remplira de ses plaintesle parc de ses plaintes - et toi - tu te caches derrière une brouetteétalant avec ta salivé une tache de peinture qui a perdu toncostume neuf Et tu ronges tes ongles sales avec ton mufle de petitlionceau} jadis ils poussèrent la porte d'une sorte de grenier àMontmartre. Un adolescent était couché mi nu dans la chaleurd'août et il avait tapissé les murs [nus} de dessins obscènes.

Depuis tu as appris à être hypocrite et lâche et tu redoutesles gendarmes mais comment se fait-il que la moindre de [tesnatures mortes} œuvres ressemble à une madone [célèbre?}

En passant devant une église tu me dis: nous vivons commedes chiens. [et tu cherches dans les ruelles de Rome à découvrirsur les graffiti du sexe le mystère d'une civilisation si longue àdémêler sur les figures} Il vous incube et vous empicassage. Je neconnais pas de pire, de pire, de pire si fidèle.

Il [organise instantanément et désorganise} aime à changerd'habitudes. MonsieurMadamelabonne, lapipe etlechien - C'estsonvice. Mais [faites donc attention} regardez donc Elvire! C'est cettelampe defamille son viceavecparmid'autres un repasarroséd'urineimmonde.

Alors il met lefeu aux poudres de l'arche, car il met toujoursle feu à quelque chose avec sa pipe et chaque fois qu'il l'allume,une forêt flambe. Drame. Splendeur. Tâche d'Hercule et bûcherdes biches innocentes. Ses victimes, daims au bord des golfesd'asphalte - ses [Arianes - ses otaries}... [il redoute les gendarmes}Il a ses poches pleines de ficelles, d'oiseaux morts, de cailloux, degommes, de boutons, de maléfices - [et il torture} il accroche unecasseroleau caniche des muses et voyez tout le troupeau se vengermais il cajole Erato niaise et s'esbigne.]

Ah ! il torture mon absence comme une mouche.[Ainsi en décida une fée Espagnole austère et folle près du

berceau}

[Mais ton œil d'encre} Même Dieu le redoute [comme un}autant que s'il était poète.

[Mais il sait toréar avec Dieu}

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POEMES INEDITS

Ode à Picasso[première version manuscrite inédite]

1 L'homme assis

L'accident qui aurait pu arriverS'achève en fugueBach Chardin Mallarmé Hugo Davidet là il se déplie.

Une ode aux paroissuperpose les forces brutesQuittons l'EspagnePar cet escalier d'hôtel borgneOù les cloisons s'entrebaisent

L'arbre orateur exceptele chaos du laitier qui démantibule un accordéon

d'étages

Les boîtes imitant le quartzse hissent tant bien que malASUTle double six

Tambour Règle Palestrina

Là-haut le fils du gazDénonce la famille roseConstruite en bicepsJusqu là la fenêtre du salonOù le coffre-fort remplace des trapèzes

Déménageur jouant aux cartesSur la banquiseQui ferme à clef

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POEMES INEDITS

Mais aussitôt l'œil du maîtrela réenrôleAu matricule nv9Et son pouce éploie un autre aspect du groupeMême en ce croître la petite Erato trépigneD'être complètement chauve.Un solfège d'épaisseursDrape EuterpeElles battirent jadis la mesureAu socle de l'usine à notesL'orgue mécaniqueOù l'escalier de cartonl'un sur l'autre basculeUn sanscrit orchestral.

Terpsichoreattentiveà soutenir la grappe des sœursEn équilibreAvec un appareil de velours et d'or.Le fauteuil chante La Paloma.Toutes les dimensions s'approchentUne ménagerie autour d'Orphée.

Dame de carreau Bass losange rougeClio du zincCalliope téléphone les faits diversEt Uraniedissémine les becs de gazQui fardent les marronniers par-dessousBengale vertComme la rampe du bastringueEmbrase un peloton d'apothéose.Le rideau de GuignolGuillotineMelpomène et ThalieEntre les deux tiges du cadreEt les tambours cobaltCouvrent leurs explications prolixes.Le solitaire mange la ville

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COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRES

Son distributeur vous débiteComplètement di.fférentesIl partage le soleil l'ombreEt comme il a cassé une guitareSur la tête énorme de ClioElle titubeEt oublie l'ordre des dates

Il vous séquestreIl se promèneSur l'asphaltesi douce à 7 heures 0i de Septembre

Au bord des grands cafés à l'ancreOù les anges écrivent leurs lettresAutour des arbres de NoëlAprès il vous délivreEt consulte le degré d'obéissanceLa batte ouvre un œil d'équerre

Danseur vêtu de ripolinsLe grand calcul se rangeDu haut en bas de la maison.Touche ThomasL'omnibusoù la poésieest assise

Un silence d'espadrillePrécède le marlouQue Mnémosyne paye neuffoisCar elle tient un compte exact de ses filles.

Rien dans les manchesRien dans les pochesUn monsieur voudrait-il prêter son chapeauA l'arlequin de Port-Royal.

9 septembre 1916

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POEMES INEDITS

Salut à Picasso

[Espagne est fée]Loin de la muse dégraphéeQui se voile avec ses cheveux,Les objets te suivent OrphéeJusqu'à la forme que tu veux

[Et les mystères de l'Egypte][Cézanne et vous profonde EgypteIl vous ouvre avec un seul motDécouvrant un trésor de pipesEn l'âme exquise du chromo]

[Et solitaire du langageQue Cézanne ouvre avecDont Cézanne cache le motLe Prince Espagnol te dégageAme française du chromo]

Il arrive[Solitaire de ton langageTu prononces tout bas le mot]qui poétiquement dégageL'âme [captive] française du chromo

[Et les mystères de l'Egypteressuscitent dans ton banalTon royalEt royalEt ton royal trésor de pipesEt grammairien du langageDont Cézanne cache le motTa main

De guitare et de journal]

Mystères de la vieille EgypteRessuscitez en ce banalEt fabuleux trésor de pipesDe guitares et de journal

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COCTEAU OU LE PAGANINI DU VIOLON D'INGRES

Hommage à Picasso(fragment) 1958

Sinon vers un profil en marche vers le givrePâle d'une sagesse infirme par le cuivreDoux aux lèvres de l'ange exquisement jouffluSémiramis soufflez sur ma vitre j'ai luCe que saurait un souffle écrire sur les vitresEt cette poudre d'astre au feutre amer des pitresj'ai lu (mais saisje lire encore le matin)Le palimpseste obscur de mon double destinVague - s'il est possible aux vagues d'être vagues ­Et la sirène assise en se léchant les baguesL'œil stupide la chair glorieuse d'un froidFunèbre - chair promise à la couche du roi -... Lire et d'être lecteur chaque inculte se vanteAfin de son rival retarder l'épouvante.

Jean Cocteau

• Le texte qui apparaît entre crochets correspond à des passages biffés ou raturéssur le manuscrit.

Nous disons notre bien vive gratitude à MM. Edouard Dermit, Carlton Lake, directeurdu HRC d'Austin et à Mme Carole Weisweiller qui ont facilité et autorisé lapublication de ces textes inédits.

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POEMES INEDITS

3.3REVUE DES DEUX MONDES JUILLET-AOUT 1993