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Armand Colin CODE ET DIFFÉRENCE IMPURE Author(s): Daniel Giovannangeli Source: Littérature, No. 12, CODES LITTĒRAIRES ET CODES SOCIAUX (DÉCEMBRE 1973), pp. 93- 106 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704349 . Accessed: 14/06/2014 20:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.37 on Sat, 14 Jun 2014 20:09:56 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

CODE ET DIFFÉRENCE IMPUREAuthor(s): Daniel GiovannangeliSource: Littérature, No. 12, CODES LITTĒRAIRES ET CODES SOCIAUX (DÉCEMBRE 1973), pp. 93-106Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704349 .

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Daniel Giovannangeli, Liège.

CODE ET DIFFÉRENCE IMPURE

à James Sacré

1

Notre étude sera de philosophie, non de psychologie ou de sociologie . Nous ne cherchons pas à l'inscrire, par cette précaution, dans la sécurité d'une distinction établie, ou encore à procéder à la division technique des tâches, etc. Plus adéquatement déjà, on pourrait y voir le rappel d'un acquis : à côté des sciences mathématiques et physiques, d'une part, des sciences du langage, de la vie, de la production et de la distribution des richesses, d'autre part, la réflexion philosophique constitue la troisième dimension de l'espace épistémologique moderne. Nulle place déterminée pour les sciences humaines, sinon dans l'interstice de ces savoirs et des plans communs qu'ils dessinent : psychologisme et sociologisme sont scientifiquement périlleux 1. Que certains aient trouvé là matière à se scandaliser indique à tout le moins leur volonté d'ignorer la tâche immense entreprise par Husserl à partir de la critique des empirismes de toutes sortes. Bien entendu, il ne s'agit aucunement d'adopter purement et simplement le point de vue husserlien : le plus urgent, on le peut dire apodictiquement, serait d'interroger les présupposés onto-théologiques de la phénoménologie qui font échec à l'intention, plusieurs fois formulée par Husserl, de fonder la philosophie comme science rigoureuse. Une brève parenthèse justifiera ici le lieu d'ancrage de notre discours.

On a pu manifester que la temporalité et Yaltérité représentent, au moment méthodologiquement nécessaire de leur essai de thématisation respectif, la tache aveugle, littéralement irréductible , de la phénoméno- logie : « Le temps doit être porteur de toute genèse, sans qu'on puisse jamais lire, dans le champ transcendantal, le mouvement constitutif d'une telle genèse. Autrui doit être constitutif de l'universalité du champ transcendantal lui-même, sans que l'on puisse jamais saisir, dans ce champ, les actes par lesquels, en original, il effectue avec moi cette consti-

1. Cf. M. Foucault, Les Mots et les choses , Paris, Gallimard, « Bibl. des Sciences humaines », 1966, p. 358-359.

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tution 2. » Or, les thèmes du Temps et de Y Autre révèlent une profonde complicité : la hylè , matière temporelle , est aussi le pôle qui rend possible la relation intentionnelle de la conscience à quelque chose d'autre qu'elle- même 3. Peu importe le détail des analyses ainsi mises en cause. Il suffit de pressentir quel changement de terrain entraîne l'élaboration du concept (terme à prendre critiquement) de difjérance, en tant qu'il vise à permettre la conjonction inouïe de la différence comme temporisation et de la différence comme altérité. C'est dire que nos réflexions concerneront surtout la problématique de Jacques Derrida.

On apercevra aisément l'intérêt de ces considérations pour notre propos. Il ne nous paraît pas excessif de mettre en lumière l'équivalence de la question de la littérarité et de la démarche phénoménologique appli- quée à l'objet littéraire. Qu'on entende bien : on ne prétend pas qu'une étude phénoménologique existante (par exemple, celle d'Ingarden) ren- contre effectivement les résultats des formalistes russes, malgré certains renvois élogieux de Jakobson à Husserl. Mais on ne peut nier la portée parallèle d'opérations qui invalident l'une et l'autre les explications d'ordre sociologiste ou psychologiste, et autorisent l'émergence de l'eidos de la littérature, de l'unité de sens qui la définit comme telle. Une inves- tigation tant soit peu attentive ferait sans doute malaisément l'économie de la procédure proprement philosophique qui, guidée par une intuition éidétique, élimine la factualité du fait pour en construire l'exemplarité. Reste qu'elle encourt probablement le même risque qui guette la spéci- fication du littéraire : « mettre à l'abri 4 » une essence non articulée aux autres domaines. Il est vraisemblable qu'on pourra toujours réinsérer le champ ainsi circonscrit dans un contexte plus global. L'écriture litté- raire découperait une sphère plus ou moins étendue, plus ou moins exten- sible, dans la sphère de l'expérience en général. Or, si expérience «a toujours désigné le rapport à une présence 6 », voilà du même coup refermée - en raison de la collusion principielle de l'onto-théologie avec la détermination de l'être comme présence - la voie difficilement ménagée. Admettons un instant que le rôle de la philosophie soit alors de s'égaler, au niveau qui est le sien, à l'expérience irréfléchie, c'est-à-dire, selon la proposition de Husserl qu'affectionnait Merleau-Ponty, qu'elle ait à amener l'expé- rience muette à « l'expérience pure de son propre sens 6 ». On conviendra que ce programme requiert de l'expérience sauvage qu'elle recèle, au moins virtuellement, un contenu sémantique. Or, qui dit sens doit supposer l'itérabilité d'un contenu indifférent au contexte empirique de son énonciation, sa reconnaissance possible par-delà les variations spatio-temporelles, les singularités vocales et graphiques, etc. En consé- quence, l'expérience pure serait passible du même traitement analytique

2. J. T. Desanti, Phénoménologie et praxis , Paris, Éditions sociales, Coll. « Pro- blèmes », 1963, p. 120.

3. Cf. les lignes très denses de J. Derrida, dans L'Écriture et la différence , Paris, Éd. du Seuil, Coll. « Tel Quel », 1967, p. 243-244.

4. J. Derrida, Positions , Pans, Ed. de Minuit, Coll. « Critique », 1972, p. 95. 5. J. Derrida, De la Grommatolo g le, Pans, Ed. de Minuit, Coll. « Critique » 1967,

p. 89. 6. Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception , Paris, Gallimard,

« Bibl. des Idées », 1945, p. x.

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que l'événement supposant l'intervention d'un énoncé, ce qui équivau- drait, en définitive, à nier, avec J. Derrida, la possibilité d'une expérience pure 7. Tout énoncé exige, en effet, pour être identifiable, la conformité à un modèle itérable. En d'autres termes, le fonctionnement de l'énoncé est régi par une structure de répétition, ou encore, de citationnalité; de là que Derrida conclut au caractère scriptural de toute marque, linguis- tique ou non linguistique, parlée ou écrite. La citationnalité implique la faculté de rompre en permanence avec un contexte donné; à la contex- tualité traditionnelle, la généralisation de Yécriture entraîne la substitu- tion d'une intertextualité exclusive de la juridiction d'une dernière instance. Enfin - et ceci restera à l'horizon de toutes nos réflexions - la nécessité de la reconnaissance et de la répétition de la marque signifiante dans son identité sont rapportées à la nécessité inéluctable d'une sorte de code par Derrida. Mais il n'est pas indifférent que celui-ci émette aussitôt des réserves quant à la sûreté du concept de code 8, ou qu'il assortisse l'adjectif qui en dérive des guillemets phénoménologiques 9.

2

2.1. On pourrait varier les modes d'approche de la notion de code . Il ne serait sans doute pas inutile d'en mesurer notamment l'efficace strictement linguistique : on évaluerait son identification relative avec la notion de langue, sa solidarité avec le schème informationnel, etc. Sur le terrain qui est le sien, un philosophe comme P. Ricoeur a formulé à son sujet quelques objections fameuses contre C. Lévi-Strauss. Je n'en rappel- lerai qu'une. On sait la place centrale que Lévi-Strauss confère à l'idée d'un « code universel » : le code désigne chez lui une «correspondance formelle entre structures spécifiées » 10, une homologie entre des écarts différentiels appartenant à des niveaux distincts, il est ce niveau formel où devient possible le passage entre les divers aspects échelonnés de la vie sociale. Le point sur lequel bute Ricoeur peut être qualifié de critique au sens plénier de ce terme : il s'agit pour lui d'opposer à l'originarité pré- tendue des homologies de structure les limites qu'impose à la constitution de ces homologies l'intelligence des « analogies sémantiques qui rendent comparables les différents niveaux de réalité dont le " code " assure la convertibilité » n. En d'autres termes, le code reposerait sur une affinité des contenus, comme en témoigne le besoin d'une compréhension préalable de la richesse sémantique du haut et du bas pour élaborer le couple oppo- sitional haut-bas. Il est, croyons-nous, tout à fait légitime de se ranger aux arguments de Ricoeur, serait-ce uniquement par méthode, la réponse de Lévi-Strauss n'apportant rien qu'on juge résolument décisif sur la

7. J. Derrida, Marges de la philosophie , Paris, Éd. de Minuit, Coll. « Critique », 1972, p. 378.

8. Ibid. 9. Ibid., p. 388. 10. P. Ricoeur, Le Conflit des interprétations , Paris, Éd. du Seuil, Coll. « L'Ordre

philosophique », 1969, p. 40. 11. Ibid., p. 59.

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question 12. Resterait alors à apprécier la juste portée d'un pareil dépla- cement. Quel statut attribuer à l'analogie, dans la perspective ici interro- gée? Ou encore : y a-t-il lieu de choisir, ainsi qu'entre deux instances hiérarchisées, entre la correspondance - le chiffre, dit Ricoeur après Jaspers - et le code?

Prévenons une triple critique. Tout d'abord, si le code correspond, suivant les déterminations courantes, à un dictionnaire de préceptes, un recueil de lois ou de conventions, s'il est, à proprement parler, de nature prescriptive, échappant par là au jeu dont il assure la bonne ordon- nance, s'il coïncide en somme avec le concept logocentrique du Livre, il existe par ailleurs chez Lévi-Strauss une dimension rigoureusement irré- ductible au logocentrisme : J. Derrida en a précisément tiré au clair les diverses efflorescences. En second lieu, la définition envisagée plus haut ne recouvre probablement pas les nombreuses occurrences du terme, particulièrement dans l'œuvre du seul Lévi-Strauss. Mais, outre que celle-ci ne nous a pas retenu en tant que telle, il n'est pas évident que les acceptions multiples dont y est investi le terme ne soient, pour partie du moins, en retrait vis-à-vis de la position considérée par Ricœur. Quelle commune mesure entre l'objectivité radicale d'un ordre dont La Pensée sauvage précise qu'il déborde la conscience vécue, et les codes simplement forgés à partir des catégories de la sensibilité 13? En troisième lieu enfin, il n'est pas douteux que Y analogie ne condense de nombreuses puissances de séduction dont la connaissance scientifique doit précisément commencer par pratiquer la catharsis intellectuelle et affective, et qui, partant, semblent vouer à la pseudo-conceptualité toute architectonique qui en procède. Mais en réalité, il ne suffirait pas de dénoncer machinalement un obstacle épistémologique, même notoire, pour faire œuvre de scientificité. La vertu heuristique de l'analogie ne contredit pas à l'instauration réglée d'un système objectif de pensée. Dégager, par exemple, une relation de proportionnalité dont les termes sont manger et épouser, d'un côté, le jeûne et la chasteté de l'autre, n'est pas entraver la reconnaissance d'une homologie entre les règles de mariage et les prohibitions alimentaires, mais rendre à l'explication structurale l'intelligence du champ initial à partir duquel elle s'exerce.

2.2. L'analogie implique différence et identité à la fois. Elle est, en tant que transport du même, effectuation distincte de ce dernier, elle est une trans-position du même dans l'autre. Invoquer le chiffre ou la corres-

12. Cf. C. Lévi - Strauss, « Réponses à quelques questions », dans Esprit, novembre, 1963, p. 639 (réponse à M. Dufrenne et P. Ricœur).

13. Cf. G. Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit , Paris, Pion, 1964. A l'examen de sa relation avec la notion d'armature (ou « ensemble de propriétés qui restent invariantes dans un ou plusieurs mythes »), comment y établir la validité de la notion de code (ou « système des fonctions assignées par chaque mythe à ces propriétés »)? Seraient notamment à concilier les remarques suivantes : Io quand on passe d'un mythe à l'autre, l'armature se maintient, le code se transforme (p. 205); 2° le code consiste en une armature grammaticale invariable et un lexique plus ou moins modifiable (p. 218); 3° la Vérité du mythe n'est pas dans son contenu : vis-à-vis des différences apparentes de contenu entre les mythes, les codes sensibles (gustatif, auditif, olfactif, tactile, visuel) exercent une fonction de réduction (p. 246).

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pondance exige qu'on en pense la structure duelle, et l'usage peut en varier du tout au tout suivant qu'on mettra davantage l'accent sur l'une ou l'autre de ses composantes. Il est probablement fondé de diagnostiquer dans l'analogie le concept par excellence dans lequel la démarche conti- nuiste trouve l'essentiel de ses ressources 14. Il ne l'est pas moins de suggé- rer les propriétés non logocentriques de l'analogie, par le biais d'une reprise de l'interprétation platonicienne de l'alogicité de Yanalogon 15. Mais, quel que soit l'archétype de référence ontologiquement invoqué, ou, d'un point de vue strictement stratégique, quel que soit le pôle momen- tanément privilégié, il reste que la duplicité foncière de l'analogie l'affecte d'un coefficient non négligeable d'incertitude théorique ou pratique. De là, sans doute, la prudence de J. Derrida, qu'atteste le recours répété aux italiques, lorsqu'il invoque dans le pharmakon un analogue de l'ima- gination transcendantale 16, ou lorsqu'il rapproche par analogie le simu- lacre littéraire de l'indécidabilité logique 17.

Ceci posé, et étant admis que le chiffre constitue un révélateur adéquat pour la mise à l'épreuve critique du code, faut-il attendre qu'il en assure également le dépassement rigoureux? Convient-il, encore une fois, d'opter entre l'un et l'autre, ou bien leur arrangement prospectif fait-il signe vers une découpe d'un autre ordre? La reconnaissance d'une écriture générale satisfait peut-être, dans une mesure qu'on appréciera, à cette dernière éventualité. La question qui nous retiendrait plus précisément serait donc celle de la scripturalité de la littérature, c'est-à-dire, selon une adéquation dont nous supposons admise la légitimité, celle du déploiement de la littérature dans l'espace de la dissémination , c'est-à-dire de la différance en tant qu'elle a plus particulièrement rapport à la production du sens. Qu'il y aille en effet du statut du code , l'allusion faite par Derrida à l'infinité et à la supplémentarité du code de la dissémination , qui s'éclai- rera plus tard, invite d'ailleurs à le penser 18. Quelques remarques aideront à mieux poser le problème.

1. C'est à bon droit qu'on pourrait sans doute assimiler la littérature à une écriture en tant qu'« institution durable d'un signe » 19, elle coïncide avec le noyau invariant de l'écriture.

2. Il est probablement fondé, sept ans après Critique et vérité (mais il faudrait parler de Valéry déjà, et dans l'ordre philosophique, de M. Gué- roult, voire de Hegel), de reconnaître l'indépendance de l'objet littéraire vis-à-vis de l'individu de chair et d'os dont l'activité s'est cristallisée dans la positivité d'une œuvre. En conséquence, on conviendra que la littérature correspond à la définition, du reste peu éloignée de la précé- dente, de l'écriture comme signe fonctionnant « malgré l'absence totale du sujet, par-(delà) sa mort » 20.

14. Ainsi chez Condillac. Cf. Marges , op. cit., p. 373. 15. Cf. « La pharmacie de Platon », dans La Dissémination , Paris, Éd. du Seuil,

Coll. « Tel Quel », p. 92, 105, 142, etc. 16. Ibid., p. 144. 17. Ibid., p. 248. 18. Ibid., p. 60. 19. De la Grammatologie, op. cit., p. 65. 20. J. Derrida, La Voix et le phénomene, Paris, P.U.F., Coll. « Epiméthée », 1967,

p. 104.

97 LITTÉRATURE N° 12 7

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3. Si les constatations précédentes autorisent la délimitation de la littérature comme une espèce d'écriture, elles n'épuisent cependant pas le problème. Faire de la littérature une espèce de /'écriture, c'est convenir de l'extension de cette dernière à la classe des objets littéraires en totalité. C'est dire que le sens restreint d'écriture n'est pas en cause, l'existence d'une littérature orale impliquant par rapport à celui-ci une exclusion partielle de la sphère de la littérature. En d'autres termes, la question se pose de savoir si la littérature est déterminable comme écriture au sens le plus ouvert de celle-ci, autrement dit si elle est conciliable avec la définition, qui approfondit les précédentes, de l'écriture générale comme « disruption de la présence dans la marque 21 », ou encore comme « jeu 22 ».

2.3. Considérons le chemin à parcourir : manifester, en prenant pour objet le domaine plus restreint de la littérature, que l'écriture générale est le point d'échange entre le code et le chiffre, et, davantage, postuler que la littérature, en tant qu'elle appartient à l'ordre d'une écriture généralisée, est accession à un plan qui excède le plan du code non moins que le plan du chiffre, n'est possible qu'à la condition de modifier l'ex- tension du concept d'écriture, mais sans trahir pour autant ses caractères propres d'entité notionnelle. Dans le cas présent, il importerait donc de faire apparaître que le fonctionnement de la littérature est autonome, comme tel , non seulement vis-à-vis du sujet, dans la mesure où la littérature satisfait aux conditions aprioriques d'un code - c'est-à-dire, dans la mesure où, nous l'avons noté, elle est « institution durable » - , non seulement vis-à-vis du contexte historique de sa production, mais encore que l'objet littéraire fonctionne en dépit de l'absence du réfèrent, qu'on envisage celui-ci comme un objet mondain ou comme un concept (l'être de la Licorne, du Snark ou du Boujoum), c'est-à-dire qu'on le détermine comme un étant-présent saisissable par le regard, ce regard fût-il celui de l'esprit. On conclurait à tort qu'à dissocier l'ordre littéraire d'avec le sujet, le monde ou le concept, on en élimine par la même occasion toute capacité sémantique. Au contraire, indiquer que le ressort de la pratique littéraire n'est spécifiquement ni la véracité, ni la vérité, ni la condition de vérité, autrement dit, constater que la littérature n'a pas proprement une visée de manifestation, de désignation ou de signi- fication, c'est dégager sa dimension noématique ou expressive : car le sens, comme le remarque G. Deleuze, est inséparablement l'exprimé de la proposition et l'attribut de l'état de choses, mais il ne se confond ni avec la proposition qui l'exprime, ni avec l'état de choses désigné par elle. En faire « exactement la frontière des propositions et des choses » 23 doit dissiper toute méprise quant à l'autonomie d'une unité idéelle qui n'a, faut-il le souligner, nulle existence hors de la proposition dans laquelle elle insiste , mais qui subsiste dans l'entrelacs des termes de cette propo-

21. Marges , op. cit., p. 390. 22. Puisque « le jeu est la disruption de la présence » (L'Ecriture et la différence,

op. cit., p. 426). Et son mouvement, « permis par le manque, l'absence de centre ou d'origine, est le mouvement de la supplémentarité » (p. 423).

23. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Ed. de Minuit, Coll. « Critique », 1969, p. 34.

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sition, de l'objet qu'elle désigne, des concepts qu'elle signifie et de l'acti- vité mentale de celui qui l'énonce.

Répétons-le, il n'est pas dans nos intentions d'ignorer ici les apports de la phénoménologie, et, en l'occurrence, de nous évertuer à reconstituer péniblement les enseignements de l'esthétique d'inspiration phénomé- nologique. Nous ne désirons pas non plus ignorer les fondements de celle-ci, et en particulier l'axiologie de la présence qu'elle privilégie expli- citement, pour nous rallier, abstraction faite de ses prémisses, à des conclusions qui nous agréent. Si l'on fait appel, à titre de vérification du pouvoir expressif de l'objet littéraire, à la détermination de l'objet esthétique comme signe index sui, à laquelle aboutit l'inoubliable analyse consacrée par M. Dufrenneà la classe des objets perceptuels24, c'est préci- sément parce qu'elle se dégage sur le fond d'une phénoménologie de la perception et de la présomption qui s'y attache d'une adéquation des pôles sujet et objet à l'intérieur de la structure noético-noématique. Or, Dufrenne, fidèle, en cela à la Nuancierung husserlienne, distingue sans cesser de les rapporter l'une à l'autre, signification conceptuelle et expres- sion esthétique 25, vérité biographique et subjectivité inhérente à l'objet esthétique 26, réalité ou pré-objectivité et constitution esthétique d'un monde 27. Les clartés que cette analyse jette sur la dissension qui tout à la fois unit et partage objet esthétique, d'une part, sujet, référent et concept d'autre part, et sur l'inclusion marginale de ceux-ci dans le champ de l'esthéticité, viennent donc à point pour nous aider à cerner le carac- tère a-régional du site dans lequel la littérature s'inscrit comme phéno- mène sémantique.

Cette dernière clause n'est pas sans importance. Elle conduit, non seulement à modifier l'approche du phénomène littéraire, mais elle permet en outre de projeter le phénomène linguistique dans son entièreté sur le plan d'une écriture généralisée. Bref, elle est lourde d'une possibilité de rompre avec la fonction de secondarité assignée par le système logocen- trique au signifiant et, a fortiori, à ce signifiant du signifiant qu'est traditionnellement l'écriture. D'un autre côté, elle commande de s'inter- roger sur la valeur d'une détermination transcendantale du langage, qu'on aurait d'ailleurs tort d'enfermer dans les seules limites dela démarche phénoménologique. On peut certes souscrire à la remarque pénétrante d'A. de Murait, suivant laquelle l'examen du langage pour lui-même va de pair avec l'attitude de la réduction phénoménologique 28. Mais à l'envisager dans le cadre de la stricte problématique phénoménologique,

24. M. Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique , Paris, P.U.F., Coll. « Épiméthée », 1967. L'auteur rejoint clairement (p. 249) la proposition de Focillon selon laquelle « le signe signifie, alors que la forme se signifie ».

25. Ibid., p. 171. 26. Ibid., p. 255. 27. Ibid., p. 650. 28. Cf. A. de Murait, L'Idée de la phénoménologie , Paris, P.U.F., « Bibl. de Philo,

contemp. », 1958, p. 124. En prenant ici « réduction » dans son sens générique de puri- fication du contingent, etc., nous pouvons probablement laisser de côté les difficultés soulevées par J. Derrida, dans l'admirable commentaire qu'il donne de l'analyse de Murait (Cf. Introduction à E. Husserl, L'Origine de la géométrie, Paris, P.U.F.), Coll. « Épiméthée », p. 58-59.

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c'est-à-dire, à en faire un problème de combinatoire particularisée, on manquerait la portée topique de cette réduction linguistique. Il n'est que de se reporter à la description du signe saussurien. En distinguant l'image acoustique ou le signifiant de son objectif, Saussure se donne les moyens de « réduire, au sens phénoménologique du mot, les sciences de l'acoustique et de la physiologie » 2Ö. Que, maintenant, le signifié reçoive chez lui l'appellation de concept relève sans doute d'une maladresse technique. Plus justement, on parlerait avec J. Derrida d'une « idéalité du sens », puisque la théorisation du signifié repose sur sa distinction d'avec la composante réelle de la chose, laquelle, précisément, « est réduite par l'acte et l'idéalité même du langage » 30.

Si l'on se souvient de tout ce dont la différance derridienne est rede- vable à la conception saussurienne de la langue comme système de diffé- rences, on peut avancer que les reproches adressés par Derrida au signe saussurien s'appliquent également à la conception phénoménologique du langage. Nous ne pouvons consacrer à celle-ci le développement attentif qu'elle mérite, mais la lecture la plus superficielle de La Voix et le phénomène confirmerait ici une convergence au moins ponctuelle, compte tenu de la correction qu'apporte à la position husserlienne la réciprocité des deux faces du signe. Or, l'objection adressée par Derrida à Saussure porte sur la radicalité imparfaite de cette correction. Aux yeux de Derrida, le signe saussurien, quoiqu'il émousse la dualité hié- rarchisée des relata , demeure pris dans le schème logocentrique. Sa faiblesse réside dans le recours au couple signifié /signifiant, c'est-à-dire dans sa nature même de signe : « Qu'on ne distingue le signifié du signifiant, avec Saussure, que comme les deux faces d'une même feuille, cela n'y change rien. L'écriture originaire, s'il en est une, doit produire l'espace et le corps de la feuille elle-même » 31. A interpréter l'échec du concept de signe, nous serons donc amené à examiner l'écriture originaire ou différance , et nous tenterons ainsi de franchir le seuil qui en sépare le code non moins que le chiffre.

3

3.1. Le développement suivant s'inscrira donc dans l'angle ouvert par les notions de chiffre ou analogie et de code ou homologie.

1. Nul n'ignore que le principe du signe linguistique consiste, d'après Saussure, dans l'arbitraire du lien unissant le signifiant et le signifié. Il n'est pas indispensable, du point de vue qui est le nôtre, de confronter cette thèse avec les multiples commentaires qu'elle a suscités chez Bally, Benveniste, Engler, etc. Nous pouvons nous borner à isoler, dans l'étude consacrée par Derrida à la sémiologie de Hegel, la définition de l'arbi- traire du signe comme « l'absence de tout rapport naturel de ressem- blance, de participation ou d'analogie entre le signifié et le signifiant » 32.

29. J. Derrida, De la Grammatologie , op. cit., p. 92. 30. Ibid. 31. L'Écriture et la différence , op. cit., p. 311. 32. Marges , op. cit., p. 97.

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2. A l'opposé, Derrida remarque que la possibilité de la traduction est suspendue à la subsistance d'un signifié dont la présence reste inal- térée en l'absence de tel ou tel signifiant déterminé. Le débat institué par Ricœur entre chiffre et code garde ici sa pertinence, puisque Derrida indique l'action régulatrice et limitative exercée par le code à l'égard du procès substitutif de traduction : « Il n'y a de traduction, de système de traduction, que si un code permanent permet de substituer ou de transformer les signifiants en gardant le même signifié » 33. Or, le problème de la traduction évoque irrésistiblement une difficulté qu'affronte l'œuvre de J. Derrida. Nous l'envisagerons succinctement.

3.2. On pourrait prendre pour pierre de touche une suggestion de Derrida relative à l'un ou l'autre point de traduction. On lui doit d'ailleurs quelques solutions ingénieuses en passe de devenir classiques : qu'on pense à la traduction du très complexe Aufhebung par relève , « au sens où l'on peut être à la fois élevé et relevé de ses fonctions, remplacé dans une sorte de promotion par ce qui succède et prend la relève 34 ». Nous partirons d'un problème en quelque sorte inverse, sans discuter ici le bien-fondé de la lecture qu'il met en œuvre : l'impossibilité de proposer un homologue de la Bedeutung husserlienne. Le français, déplore Derrida, ne dispose pas de ces heureux équivalents de bedeuten et Bedeutung que sont to mean et meaning : en traduisant par signifier et signification , on voile le volontarisme - assimilé chez Heidegger à la métaphysique - dont est grevée la philosophie husserlienne du langage. De là que Derrida se refuse à traduire et se borne à définir, « sans forcer l'intention de Husserl » 35, pense-til, bedeuten comme le vouloir-dire dont la Bedeutung est le contenu. Nous traverserons le problème, sans l'explorer, en vue d'apercevoir les modalités du dépassement projeté. Nous le ferons en deux temps, envisageant successivement, pour des raisons de facilité d'exposition, le contenu expresse puis les présuppositions philosophiques mises en jeu.

3.2.1. Il est permis de s'interroger, à l'intérieur de la problématique derridienne, sur le statut de l'intention de l'auteur ici alléguée. Il ne suffit pas d'en rappeler la pertinence proprement volontariste : la démarche derridienne est rebelle aux descriptions unilatérales et ne peut, dans ce cas précis, se satisfaire d'une affirmation monolithique de la mort du sujet. Qu'il y a, toujours sur le point de se reformer, une concrétion de subjectivité, qu'elle est l'effet d'une nécessité qui lui assigne la place d'une illusion transcendantale : tel est le noyau contraignant auquel la lecture derridienne fait droit 36. Faut-il conclure de cette résistance d'un résidu égologique qu'il fasse basculer le champ hétérogène du code

33. L'Écriture et la différence, op. cit., p. 311. 34. Marges , op. cit., p. 102. 35. Cf. La Voix et le phénomène, op. cit., p. 7 et 18. 36. Cf. La Dissémination, op. cit., p. 330. Et particulièrement pour s'instituer

contre lui : Derrida lira ainsi dans La Voix et le Phénomène, Husserl contre ses intentions (p. 32), dans L'Écriture et la différence, Hegel contre Hegel (p. 382), et même Bataille contre Bataille (p. 404). Ce principe, qu'on peut dire bachelardien, nous paraît aussi heideggerien (cf. Sein und Zeit, p. 222).

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anonyme à l'arrière-plan? Ou encore, faut-il accorder à Ricœur la pri- mauté, à l'intérieur de la fonction symbolique en général, de « l'instance du discours » qui « m'engage comme sujet « sur » le principe anonyme qui transcende les sujets »37 et que le discours actualise? Le phénomé- nologue, s'il trouve un appui dans les recherches linguistiques sur le pronom personnel, révoque la délimitation rigoureusement linguistique du je : il objectera, écrit Ricœur, « que la capacité du locuteur à se poser comme sujet [...] est la présupposition extra-linguistique du pronom personnel »38.

Or, Jacques Derrida a donné de la théorie husserlienne des expres- sions occasionnelles (à laquelle appartient le pronom je) un commentaire que l'insistance de Ricœur à situer son objection dans l'horizon de la phénoménologie invite à considérer 39. La question du sujet, qu'on sait, ces dernières années, bruissante de discussions pas toujours sereines, n'est impliquée que médiatement dans notre développement, auquel elle servira de transition vers la catégorie englobante de l'écriture générale.

Est essentiellement occasionnelle, d'après Husserl, une expression à laquelle on ne peut substituer une représentation conceptuelle perma- nente sans que cette objectivation l'affecte d'une déformation confinant à l'absurde. L'expression occasionnelle n'est donc rien hors de sonremplis- sement circonstanciel, et sa référence à la situation du sujet n'est pas réductible : il s'ensuit que le contenu sémantique varie, dans le cas du pronom personnel je, en fonction de l'identité de la personne qui y insère son intention signifiante.

Un accord, même partiel, avec la théorie des expressions essentielle- ment occasionnelles contredirait à l'analyse proposée plus haut du niveau de l'articulation sémantique : l'affirmation de l'idéalité des contenus de sens, de leur capacité d'invariance au regard des modifications - dont la série inclut l'éventualité d'un effacement complet - que destinateur et destinataire subissent dans l'ordre de leur empiricité, est antinomique par rapport à la vacuité objective et à l'enchaînement indicatif d'un signe dépourvu de stabilité, à l'instar de l'objet de la certitude sensible hégélienne. Si, par contre, on veille à distinguer du sujet empirique l'idéalité sémantique du je, il devient aisé d'expliquer que nous compre- nions le mot je quand celui qui le profère nous est inconnu, quand il est rigoureusement fictif, ou même quand il est mort. Un énoncé comme « je suis vivant » s'accompagne paradoxalement de ce que Derrida appelle « mon être-mort » : entendons que « sa possibilité requiert la possibilité que je sois mort 40 ». Telle est la normalité de la Bedeutung du je : la possibilité d'une non-intuition de son objet, c'est-à-dire, en l'occurrence, du sujet vivant. Le problème trouve en somme sa résolution dans la mise au jour de cette nécessité structurelle de l'absence. Or, de tout ce qui précède, nous pouvons aisément conclure qu'un radical changement de terrain s'est opéré; la démonstration derridienne pointe vers la nécessité de l'écriture dans l'acception audacieuse d'une disruption de la présence

37. Le Conflit des interprétations , op. cit., p. 257. 38. Ibid., p. 252. 39. Cf. La Voix et le phénomène, op. cit., p. 104-108. 40. Ibid., p. 108.

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dans la marque : « L'anonyme du je écrit, l'impropriété du j'écris est, contrairement à ce que dit Husserl, la ť situation normale '. L'autonomie du vouloir-dire au regard de la connaissance intuitive, celle-là même que démontre Husserl [...] a sa norme dans l'écriture et le rapport à la mort. Cette écriture ne peut venir s'ajouter à la parole parce qu'elle l'a doublée en l'animant dès son éveil 41 ». De façon plus lapidaire : « Tout commence alors - loi de la dissémination - par une doublure 42. »

3.2.2. En recourant au terme allemand, Derrida n'entend pas désé- quilibrer le système linguistique du français, mais combler une lacune. Sa démarche relève sur ce point d'un projet orienté vers un telos d'uni- vocité, puisqu'elle vise à cribler une intention signifiante déterminée. Le transfert d'un noyau de sens, en l'absence d'un terme approprié à le recevoir, est rendu possible par l'idéalité et la permanence du sens, qu'atteste l'existence d'un équivalent périphrastique français. Le pro- blème rejoint le paradoxe des essences géométriques, dont l'omni-tempora- lité requiert une fixation linguistique, singulièrement une fixation écrite, permettant leur réactivation sémantique intersubjective 43. L'idéalité n'est rien hors d'une réalisation linguistique de fait. Cette nécessité n'est d'ailleurs pas limitée au seul contenu intentionnel : l'expérience de G. Bataille est notamment prise en considération par Derrida en tant qu'elle affronte la difficulté-limite de « trouver une parole qui garde le silence 44 ».

Une confrontation entre le projet d'univocité et le projet d'équivocité, tels que l'essence en est respectivement lisible dans l'exemple husserlien, d'une part, joycien, d'autre part, aidera à mieux dégager le sol général de l'opération concernée. La métaphoricité du chiffre, son équivocité constitutive, seront donc à l'arrière-plan de ce développement, non moins que la limitation résultant de leur ordonnancement dans un champ sémantique précis, c'est-à-dire, résultant de l'action d'un code restric- tif 45.

Jacques Derrida a fortement souligné la relativité que rencontrent toutes deux les entreprises de Husserl et de Joyce. Alors que Husserl est conduit par sa problématique de l'univocité à une réduction métho- dique de la langue empirique, destinée à en isoler « la transparence actuelle de ses éléments univoques et traductibles 46 », à l'opposé, Joyce s'installe résolument dans l'empiricité de la culture facto-historique, « dans l'équi- voque généralisée d'une écriture qui ne traduit plus une langue dans

41. Ibid. 42. La Dissémination , op. cit., p. 14. 43. Cf. E. Husserl, L'Origine de la géométrie , op. cit., p. 186-187. Sur la traduction

et sur les degrés de l'objectivité idéale, cf. l'introduction de J. Derrida, p. 62 et sv. 44. L'Écriture et la différence , op. cit., p. 385. Derrida cite Bataille : « Ces jugements devraient conduire au silence et j'écris. Ce n'est nullement paradoxal. » 45. On a invoqué, à côté du code d'une langue déterminée qui en fixe les contenus

dénotés, l'existence de sous-codes spécifiques à différents groupes sociaux fixant les contenus connotés. La voie est ouverte là à une théorie symbolique de la société échap- pant aux reproches dont est l'objet une théorie sociologique du symbolisme. Le contenu précis des codes résulterait là d'une construction : en tant que forme transcendantale, vide, le code est donc passible d'interprétations multiples. 4b. J. Derrida, Introduction à l'Origine de la géométrie, op. cit., p. 105.

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l'autre à partir de noyaux de sens communs, mais circule à travers toutes les langues à la fois... » 47. Pourtant, quoique condamnées à une impossi- bilité théorique qui les force à admettre, selon le cas, une intrusion de l'équivocité ou de l'univocité récusée au départ, ces entreprises, l'une et l'autre soumises à une relativité parallèle, ne le sont pas dans une mesure égale. A faire de l'univocité le sens a priori de toute historicité, Husserl place celle-ci en position transcendantale par rapport aux équi- voques de l'histoire empirique, et il érige l'univocité en horizon de l'équi- vocité. Une problématique de l'équivocité trouve son sens et sa condition dans l'absolu de l'univocité, que Husserl détermine comme Idée au sens kantien, idée infinie sous-tendant la possibilité de droit d'une intuition purement formelle et offrant à la conscience finie les moyens d'unifier tout à la fois son propre flux temporel, l'objet et le monde. Cette subsomp- tion de l'empiricité et de l'équivocité pures par l'idéalité et l'univocité pures est riche d'enseignements pour une pensée de la différence. Déjà Hegel indiquait, dans une critique que Derrida dit parfaitement « incontour- nable 48 », les difficultés de s'en tenir à cette différence pure. A la différence immédiate que constate la pensée empirique, « différence indifférente 49 », dont les termes sont distincts chacun pour soi, c'est-à-dire indifférents à leur rapport à l'autre, et qui s'établit véritablement sur le terrain de l'identité, le devenir hégélien tend alors à substituer, Y opposition : réduc- tion évidemment inacceptable pour celui qui, comme Derrida, dénonce d'entrée de jeu la construction de la philosophie sur la base de couples oppositionnels. Le renversement de la différence pure en non-différence et présence pleine est peut-être la croix de toute déconstruction philoso- phique. Mais Derrida aperçoit, dans la fulguration d'une note, une solu- tion tierce au regard de l'alternative hégélienne : « On n'y échappe, semble- t-il, qu'en pensant la différence hors de la détermination de l'être comme présence, hors de l'alternative de la présence et de l'absence et de tout ce qu'elles commandent, qu'en pensant la différence comme impureté d'origine, c'est-à-dire comme différence dans l'économie finie du même 50 ».

A penser la différence comme le même heideggerien - qui n'est pas l'identique - on fait droit à l'unité en dehors de laquelle, comme Kant l'objectait déjà à Hume, tout n'est que poussière d'impressions. A la penser, du même coup, comme différence impure, on échappe à la hié- rarchisation des opposés, non pour effacer leur différence, mais pour empêcher de subordonner à un terme son autre 51. La difjérance comme différence impure excède ainsi l'opposition, elle est cette nécessité qui fait d'un terme de l'opposition son autre temporellement différé. Origine de toute répétition et donc, origine de l'idéalité, elle n'est pas plus intelli- gible que sensible, pas plus idéale que réelle. Husserl, parce qu'il continue à penser dans l'onto-théologie, applique au langage la séparation de la réalité et de la représentation. Ainsi réserve-t-il la caractéristique repré-

47. Ibid., p. 104. 48. L'Écriture et la différence , op. cit., p. 227. 49. G. W. F. Hegel, Science de la logique, t. II, trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier^

Montaigne, 1949, p. 40. 50. L'Écriture et la différence, op. cit., p. 366. 51. Cf. Marges, op. cit., p. 18.

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sentative à l'expression linguistique, dont le soliloque isole la pureté : dans le monologue intérieur, on met l'existence empirique du mot entre parenthèses et l'on se représente soi-même comme sujet parlant et commu- niquant. Or, il paraît douteux, s'agissant du langage, que représentation et réalité puissent s'ajouter ou se soustraire l'une à l'autre à quelque moment que ce soit. Si, en effet, comme nous l'avons vu, un signe linguis- tique n'a pas de fonctionnement en dehors d'une structure de répétition, si son identité est nécessairement idéale et implique donc une représen- tation, il s'ensuit que la pratique effective du langage est inextricablement enchevêtrée de représentation 52. La distinction d'essence entre la pra- tique effective et la représentation et, corrélativement, la distinction entre la présence simple et la re-présentation répétitive, sont inopérantes dans l'ordre du langage. L'origine est répétition, tout commence par la représentation, ou encore par l'intermédiaire. C'est à ce supplément ďorigine , à cette différence impure , que convient aujourd'hui l'appellation stratégique et provisoire d'écriture générale.

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4.1. Arrivé à cet endroit, il resterait à rapporter à la littérature les conclusions qui précèdent, ou mieux, à interroger l'écriture littéraire sur sa capacité de suppléance. C. Lévi-Strauss, à qui nous avions commencé par emprunter la définition du code, a par ailleurs insisté sur la surabon- dance de signifiant, la ration supplémentaire de signification indispensable à l'exercice de la pensée symbolique. On se souvient certainement, qu'invo- quant la valeur symbolique zéro du mana, le signifiant flottant, ou encore « le signe marquant la nécessité d'un contenu symbolique supplémentaire», il y découvrait « le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique 53 ». Nous pourrons donc nous borner, pour finir, à en tirer quelques déductions relatives plus particulièrement au double mouvement d'intériorisation et d'extériorisation du langage littéraire.

1. Le supplément de signification entraîne un épaississement du signe littéraire. En tant que suppléant et /ou additif à l'égard du monde (de quelque manière qu'on détermine celui-ci), il autorise le redoublement auto-référentiel de la littérature et sa constitution en monde auto- suffisant. La métaphoricité du chiffre ne peut être invoquée en toute rigueur pour rendre compte de cette valeur supplémentaire qui ne s'ajoute pas simplement aux contenus dénotés à la manière d'un sens figuré, mais appartient à un niveau qui n'est proprement ni conceptuel ni théma- tique.

52. Dans sa note 209 des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl (Paris, Gallimard, 1950, p. 209), P. Ricœur précise la division de la représentation, ou Vorstellung , en présentation originaire dans la perception, ou Gegenwärtigung, et présentification en portrait, souvenir, signe, ou Vergegenwärtigung. La solution derri- dienne, évoquée ci-dessus, consiste à faire dépendre les deux premières de la possibilité de la re-présentation comme Vergegenwärtigung. Cf. La Voix et le phénomène , op. cit., p. 58.

53. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de M. Mauss », dans Sociologie et Anthropologie , Paris, P.U.F., 1966, p. 49-50.

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2. L'auto-référence du signe littéraire et son extériorité à l'égard de l'étant-présent en totalité ne sont pourtant pas exclusives d'un mouvement d'extériorisation, et, à la limite, de conformation à un dehors itérable, condition nécessaire de son identification à tous les degrés (mot, phrase, volume). Sauf à en nier la nature prescriptive et finie, l'idée de code n'est à son tour pas rigoureusement utilisable pour désigner ce dehors itérable. Un sémiologue venu de l'esthétique comme U. Eco a souligné l'intérêt d'une reconsidération sémiologique des notions esthétiques, particulièrement à la lumière de l'idée de code Notre analyse converge vers la même exigence. Qu'il suffise de noter, qu'en nous aidant à rencontrer le concept d'une représentation originaire, la notion de code nous ramène ici au diagnostic kantien d'une vocation de l'homme à la beauté adhérente et, inséparablement, à la nécessité d'affranchir l'esthétique de la puissance normative du modèle platoni- cien.

54. U. Eco, La Struttura assente , Milan, Bompiani, 1968, p. 407-409.

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