Collection dirigée par Juliette RAABE et Alain GARSAULT

LES CHARMES DE L'HORREUR

DÉJÀ PARUS DANS LA MÊME COLLECTION

45. Le manoir des tortures R.L. FANTHORPE 46. Le crâne infernal Shaun HUTSON 47. L'effroi surgi des mers Edward JARVIS 48. L'état des plaies CORSÉLIEN 49. La cave aux atrociés Richard LAYMON 50. Hurlements Gary BRANDNER 51. Ombres effroyables Shaun HUTSON 52. Horreur à Maldoror Éric VERTEUIL 53. Horreur mentales Bruce JONES 54. Terminus sanglant Michel HONAKER 55. Terreur rampante Peter TREMAYNE 56. Skin Killer NÉCRORIAN 57. Le lac d'épouvante John LUTZ 58. La galerie des horreurs Patrice LA MARE 59. Aux chiens écrasés Pierre PELOT 60. Musée des horreurs S.K. SHELDON 61. Bruit crissant du rasoir sur les os CORSÉLIEN 62. Grand-Guignol 36-88 Kurt STEINER 63. Inquisition NÉCRORIAN 64. Neige d'enfer Norbert Georges MOUNT 65 Hurlements n° 2 Gary BRANDNER 66. La mort noire Christian VILA 67. Vrilles ! Simon lan CHILDER 68. Grillades au feu de bois Éric VERTEUIL 69. Cauchemar qui tue Lewis MALLORY 70. Immolations n° 2 Th. BATAILLE, S. CORGIAT

et B. LECIGNE 71. Les fouilles de la peur Shaun HUTSON 72. La mort invisible Richard LAYMON 73 Les portes de l'effroi Lewis MALLORY 74. La massacreuse AXELMAN 75. Monstres sur commande Éric VERTEUIL 76 Brasiers humains James BLACKSTONE 77. L'immonde invasion Harry Adam KNIGHT 78. Rêve de chair J. BARBERI et E. JOUANNE 79. Zéro heure John RUSSO 80. À la recherche des corps perdus Éric VERTEUIL 81. La fête du sang Richard LAYMON 82. Retour au bal, à Dalstein CORSÉLIEN 83. Exterminateur André CAROFF 84. Hurlements n° 3 Gary BRANDNER 85. Comme une odeur de mort Jean-Pierre ANDREVON 86 L'éventreur William DOBSON 87. Les horreurs de Sophie Éric VERTEUIL 88 La maison de la bête Richard LAYMON 89. Aux morsures millénaires AXELMAN 90. Sanguinaire engrenage Stephan ANDERSON 91. Blood-Sex n° 2 (Bayou) NÉCRORIAN 92. Sabat n° 1 Guy N. SMITH 93. Décharges Jean VILUBER 94. Cadavres laqués, sévices gratuits Reg SARDANTI 95. Guillotine ! Céline W. BARNEY 96. La mort putride FETIDUS 97. Fantôme de feu Mort HUMANN 98. Les charmes de l'horreur Eric VERTEUIL

É R I C V E R T E U I L

LES CHARMES DE L'HORREUR

Collection Gore

FLEUVE NOIR

6, rue Garancière - Paris VI

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustra- tion, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quel- que procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© 1989. Édi t ions Fleuve Noir , «Par is» .

ISBN 2-265-04183-1 ISSN 0764-602-X

Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts. Charles Baudelaire

CHAPITRE PREMIER

Anne ouvrit les volets et se retourna vers les meubles couverts de poussière, les toiles d'araignées qui tombaient du lustre, le carrelage écaillé.

— On n'a pas fini de nettoyer... Tu parles de vacances!

— Allez! ma petite Anne, ne râle pas! Bientôt ce sera impeccable... enfin presque. Entre nous, je ne pensais pas qu'en un an ça deviendrait aussi sale.

Découragées, elles montèrent au premier étage. Les chambres à coucher étaient dans le même état mais la vue était toujours aussi magnifique: la lande avec ses ajoncs, les rochers aux formes étranges et, dans le loin- tain, la mer.

Au premier abord, les deux sœurs Kerlande ne se ressemblaient pas. Florence, blonde, bouclée, maquillée avec soin, arbo- rait des robes provenant d'une bonne boutique de dégriffés. Anne, l'aînée, les cheveux bruns tombant sur les épaules, ne portait que des jeans délavés et sur son chemisier un vieux pull qu'elle n'enfilait jamais, se contentant de nouer les manches autour du cou. Mais si on les observait, on constatait qu'elles avaient les mêmes yeux gris pailletés, la même bouche bien dessinée découvrant des dents blanches et petites.

Avant d'arriver, elles s'étaient arrêtées au supermarché pour acheter, en plus du ravi- taillement, des produits d'entretien, des torchons et des brosses dures. Elles pouvaient donc se mettre au travail sur-le- champ.

Elles enlevèrent la saleté accumulée partout mais, malgré leurs efforts, ne réus- sirent pas à faire briller le sol.

— C'est inefficace et épuisant, dit la plus âgée.

— Si tu veux, arrêtons-nous! — Oui, il vaut mieux en faire un peu tous

les jours. Flo sourit, comprenant que, comme les

années précédentes, c'est elle qui briquerait l'évier, les lavabos et les boiseries ! Comme ce n'était pas une corvée pour elle, elle n'éleva aucune objection.

Grâce à cette décision, elles eurent le temps, avant de dîner, d'aller jusqu'à la falaise, de descendre le chemin à pic qui menait à la plage et de se baigner.

Après avoir profité des derniers rayons du soleil, elles revinrent à la maison en plaisan- tant, préparèrent un repas qui n'avait rien de gastronomique car, ni l'une ni l'autre n'aimait faire la cuisine.

Quand Anne eut terminé l'omelette et la salade, elle prit un air très sérieux.

— Au printemps je ferai réaménager la cuisine et construire deux salles de bains; l'une rose pour toi, l'autre bleue pour moi.

Florence reposa sa fourchette et regarda sa sœur avec des yeux ronds.

— Tu joues au loto ? — Non! — Où prendras-tu l'argent?... Même si

tu trouves un job à la rentrée, ce n'est pas avec un salaire de secrétaire que tu paieras tout cela.

— Mais mon livre ! Florence eut l'air navré ; les illusions dont

sa sœur se berçait lui causeraient des désen- chantements et il était préférable qu'elle revienne à la réalité le plus vite possible.

— Ma chérie, dit Florence, tu as déjà une veine formidable que ton bouquin ait été accepté. En général le premier est toujours refusé. D'accord il va paraître, mais il faut

être lucide, ce n'est pas un tirage de trois mille exemplaires qui fera de toi une millionnaire.

— Je suis persuadée que ça va marcher et qu'il aura des réimpressions. L'histoire est très originale et...

Florence leva les yeux au ciel; elle allait entendre pour la énième fois les aventures de cette romancière qui, afin de stigmatiser les vices de ses contemporains, les faisait tourmenter par un justicier appelé Hermann.

— Ce personnage m'a donné beaucoup de mal mais il est très réussi.

— Et ses supplices font froid dans le dos ! — Le principal c'est la philosophie qui

s'en dégage ; il faut que le monde s'améliore même si c'est au prix de châtiments.

Florence soupira ; sa sœur était une idéa- liste qui se faisait des illusions sur les facili- tés de changement de la société actuelle.

— Et la fin est géniale ! dit Anne dont la modestie n'avait jamais été la qualité domi- nante. Hermann, aveuglé par son rôle, supprime l'auteur car il lui reproche de ne pas être meilleur que ceux auxquels il doit s'attaquer.

— Heureusement que ce n'est pas arrivé au premier chapitre, il n'y aurait pas eu de livre.

— On ne peut pas discuter sérieusement avec toi; je vais t'expliquer le fond de ma

pensée. Sauver les âmes ne peut se faire avec des moyens ordinaires, ce n'est qu'en dramatisant qu'on a des chances d'y réussir et...

Quand Florence put placer un mot, elle lança d'un trait pour ne pas être interrom- pue:

— Je crains cependant que le public ne reste insensible à tes arguments. Que veux-tu, il aime la joie, la gaieté, les fins heureuses.

Pincée, Anne se leva et dit d'une voix tranchante :

— Ne parlons plus jamais de Sauvez vos âmes, cela vaudra mieux !

Florence savait, par expérience, que la conversation reviendrait sur le sujet dès le lendemain, et peut-être même avant !

Elles débarrassèrent la table et portèrent le tout à la cuisine.

— Tiens, on a glissé une enveloppe sous la porte, constata Florence en traversant le couloir.

Elle posa assiettes et saladier sur la pail- lasse et revint sur ses pas.

— Qu'est-ce que ça peut bien être? Elle prit le papier et le retourna. — C'est pour toi ! Anne sortit une feuille, la lut, blêmit et la

tendit à sa sœur. Ton idéal est de punir ceux qui sont l'image

des vices de notre société. Hermann est celui

qui apporte, soi-disant, la rédemption par la souffrance à des êtres malfaisants. Mais la littérature c'est du vent. Moi je vais mettre en œuvre tout ce que tu as imaginé dans cette région que tu ridiculises. Pour commencer, ce sera un ivrogne comme le Guillaume de ton livre qui disparaîtra. Tout ce que tu as suggéré lui sera infligé, rien ne lui sera épar- gné. N'oublie pas que tu seras la dernière victime puisque c'est ainsi que tu as terminé ton roman ! A bientôt. Hermann.

— Cette plaisanterie est d'un goût exquis, murmura Florence.

— C'est horrible ! J'en suis malade. — Tu ne vas pas t'affoler pour une lettre

anonyme. Je t'en prie, n'y fais pas attention. Les lèvres d'Anne tremblaient et elle arti-

cula avec peine : — Dans mon livre le premier personnage

qui est puni est un alcoolique qui s'appelle Guillaume, c'est vrai... Il n'y a pas tellement de gens qui sont au courant.

Florence qui avait commencé à faire la vaisselle faillit lâcher l'assiette qu'elle tenait en main tant elle était étonnée de l'inconscience de sa sœur.

— Mais, Anne, se risqua-t-elle à dire, tu as raconté cette histoire à tous nos amis.

Elle fut sur le point d'ajouter: «Et pas qu'une seule fois ! »

Mais elle s'abstint. De toute façon c'était inutile d'essayer de la convaincre, il était préférable de changer de conversation.

— Vous avez lu son livre ? ... Alors vous savez que je vais l'installer sur une plate- forme très étroite et qu'au moindre mouve- ment elle tombera, entraînée par le corps qu'elle tient ... Elle se fracassera sur les rochers en contrebas.

Il revint ensuite à la camionnette et poussa Anne et son compagnon forcé sur le sable. Hermann respira longuement puis entreprit de fignoler son travail. Il amputa les deux jambes de l'homme qui était dans les bras d'Anne puis il le décapita. Il ne restait qu'un tronc que la jeune femme étrei- gnait. Il prit la tête tranchée, lui enleva les yeux et passant un fil de fer d'une orbite à l'autre, il en fit un collier qu'il alla glisser autour du cou de Florence.

Il remit Anne et son fardeau dans le véhi- cule et fit demi-tour pour remonter au sommet de la falaise.

Là, il s'arrêta, prit une corde et tira dessus avec force comme s'il voulait en éprouver la solidité.

Il poussa Anne jusqu'au bord de l'escar- pement puis, ainsi que l'homme qu'elle tenait, elle fut enfermée dans un filet de pêche. Il fixa une extrémité de la corde à un arbre et passa l'autre à travers un anneau du filet. Il fit descendre le tout en rappel jusqu'à un surplomb minuscule ; il n'eut plus qu'à remonter la corde, abandonnant la romancière au destin qu'elle s'était fixé.

Le gendarme de garde fut réveillé en sursaut par le téléphone. C'était un homme avec un fort accent du pays qui appelait.

— Je viens de voir un type qui attachait deux filles à un piquet dans la crique Saint- Antoine ... Il faut aller vite les délivrer, la mer monte.

— Qui êtes-vous? — Je tiens à ma peau et je ne vais pas

vous le dire ... Je n'ai pas envie que le dingue se venge !

— Mais ce sera confidentiel ! — Vous feriez mieux de vous dépêcher

sinon vous aurez leurs morts sur la conscience.

Il raccrocha et le gendarme alerta aussitôt ses supérieurs.

C'était peut-être une plaisanterie de mauvais goût mais il n'était pas question de prendre le moindre risque.

Quand ils arrivèrent à l'endroit indiqué, l'eau atteignait le cou de Florence. Dès qu'elle fut libérée et son bâillon arraché, elle murmura :

— Ma sœur ... là-haut ... vite ! Et elle s'écroula.

Anne n'était plus sur la plate-forme, elle avait glissé mais avait eu la chance de rester

coincée entre deux rochers. Elle était sans connaissance.

Il fallut un temps interminable pour la remonter car il était indispensable d'éviter qu'une fausse manœuvre ne la précipite dans le vide. Tout se passa bien et les sœurs Kerlande furent conduites à l'hôpital pour se remettre du choc qu'elles avaient éprouvé.

Comme elles avaient survécu, il était à craindre que le tueur ne s'attaque de nouveau à elles et une surveillance étroite fut mise en place.

Bientôt ces précautions furent suspen- dues; en effet, dans une cabane abandon- née, on découvrit le corps de Michel Vigot près de divers accessoires qui avaient été utilisés pour les meurtres.

Il s'était suicidé d'une balle dans la tempe.

CHAPITRE XVIII

Florence regagna Paris aussitôt mais Anne préféra se reposer encore un peu au bord de la mer maintenant que tout danger était écarté.

Peu à peu elle retrouva la paix et put sortir sans être montrée du doigt. Les ventes de Sauvez vos âmes ne cessaient d'augmen- ter et le succès semblait ne devoir jamais s'arrêter.

L'éditeur attendait avec impatience le deuxième livre, mais Anne lui demanda un délai, arguant du fait que, nerveusement, elle avait été très secouée et avait besoin de se remettre.

Un après-midi, elle prit sa voiture et alla à une cinquantaine de kilomètres en emprun- tant des petites routes et en se retournant

souvent pour s'assurer qu'elle n'était pas filée.

Brusquement elle entra dans le jardin d'une maison dont le portail était ouvert. Elle le referma soigneusement, se retourna et tomba dans les bras du garçon qui courait vers elle.

— Rodolphe! — Mon amour ! Après quelques instants, il lui demanda si

elle était vraiment sûre que personne ne l'avait suivie et vue pénétrer dans la propriété.

— J'ai toujours peur que l'on ne découvre la vérité, murmura-t-il.

— Ne t'inquiète pas, pour tout le monde le coupable est Michel, ce qui ne m'empêche pas de prendre d'énormes précautions. Le seul vrai danger maintenant c'est Florence.

— Il va falloir la liquider ! Il ne faudrait pas qu'elle puisse un jour reconnaître dans son futur beau-frère l'homme portant cagoule qui lui avait fait subir quelques misères. Ce qui est triste c'est que l'on ne puisse pas s'amuser à la torturer, il faudra que ça ait l'air d'un accident.

— Dommage que ce paysan ait téléphoné à la police. Aujourd'hui nous serions débar- rassés de ma sœur.

— Ce n'est rien comparé aux autres obstacles que nous avons eus à surmonter.

Ils eurent, en même temps, un sourire de fierté. Anne avait voulu éviter que Florence ne rentre à Paris et elle avait su manœuvrer pour qu'elle reste à ses côtés jusqu'au dénouement ; de plus elle avait craint que sa cadette ne réalise qu'elle était l'avant- dernière victime, mais cette idée n'avait pas effleuré Florence. En effet, celle qui, dans le livre, précédait la romancière dans la mort, était une admiratrice inconditionnelle, ce qu'elle refusait d'être !

Rodolphe ne put s'empêcher de se vanter : — J'ai rencontré bien des difficultés,

mais j'ai souvent éprouvé du plaisir. Anne l'interrompit en riant : — Quand tu as violé la vieille paysanne

édentée ? — Il y a eu mieux !.. . Et puis tu te rends

compte combien il a fallu que je cherche pour trouver un endroit de la falaise où tu ne risquerais rien.

— Et qui serait spectaculaire ! — Exactement! Anne prit l'air boudeur. — En définitive, tu as plus de beaux

souvenirs que moi ! Rodolphe éclata de rire car il se souvenait

de la jouissance non exprimée que la jeune femme avait ressentie lorsqu'il l'avait acco- lée au cadavre de Paul Deharles.

— Avoue que tu as regretté qu'il soit châtré.

— Évidemment! Mais voir la tête de Florence à son réveil m'a fait passer cette désillusion.

— En ce qui la concerne, quel genre d'accident vois-tu?

— Plutôt un suicide comme pour Michel ! — À propos, tu sais que le plus dur a été

de le garder prisonnier ici jusqu'au dernier jour.

— Je m'en doute ... Pour en revenir à Florence, on sait, fort heureusement, que les événements des dernières semaines l'ont terriblement éprouvée ... Alors, qu'elle mette fin à ses jours ne surprendra personne.

— Assez parlé d'elle ! Il l'entraîna à l'intérieur de la maison.

Elle le déshabilla, s'agenouilla devant lui. En proie à une véritable crise d'hystérie, ils firent l'amour dans l'escalier, sur le dallage, enfin dans le jardin que des hauts murs protégeaient des regards indiscrets.

— Quand je pense, Rodolphe, que tu as pu faire la même chose avec des cadavres !

— J'étais sûr que ça t'excitait. — Oui... Presque plus que de savoir que

tu torturais des innocents. Anne le regarda en riant et il enchaîna : — Nous avons fait tout cela pour que le

livre marche et que nous soyons riches, et nous avons réussi au-delà de toute espé-

rance. Mais, en plus, nous avons éprouvé des jouissances si fortes que peu de gens au monde doivent en connaître de pareilles ... Bientôt nous pourrons recommencer avec des clochards ou des individus sans attaches.

— Cette maison si éloignée de tout est idéale, mais ta marraine ne risque-t-elle pas d'y revenir ?

— Non, elle est complètement gâteuse et ne peut plus sortir de son asile. De plus je suis son seul héritier.

Elle le regarda d'un air malicieux. — As-tu pensé à l'essentiel? — Quoi? — Le champagne pour célébrer notre

réussite. — Il est au frais, je vais le chercher. Ils burent plusieurs coupes puis elle se

frotta de nouveau contre lui en faisant remarquer qu'ils avaient beaucoup de temps à rattraper puisque, les trop rares fois où ils s'étaient rencontrés durant les semaines précédentes, ils n'avaient pas eu la possibi- lité de faire l'amour.

— Je t'adore, tu es insatiable, dit-il. — Pas plus que toi ! Tout à coup il porta la main à son front, de

grosses gouttes perlaient sur son visage. — Je ne me sens pas bien, murmura-t-il

d'une voix faible. — Les activités sexuelles ne te réussissent

pas, tu vieillis, mon chéri.

— Je ne plaisante pas, ça ne va pas. Elle le prit par le bras et l'entraîna à

l'extérieur afin que le grand air lui fasse du bien. Elle le fit asseoir près du puits.

— La plus grande partie du chemin est faite !

— Que ... que veux-tu dire? — Mon pauvre Rodolphe, tu n'espérais

tout de même pas épouser la riche roman- cière? Je ne suis pas naïve, je n'allais pas côtoyer tous les jours un maniaque tortion- naire qui pourrait s'en prendre à moi. Je t'imagine en manque de cadavres, et moi endormie !

— Je te jure que je ne ferais jamais cela ... Sauve-moi ... Il y a un antidote ?

— Mais je ne cherche pas à t'empoison- ner ... Simplement je veux te paralyser pendant que je vais m'occuper de toi.

— Ne me fais pas crever! D'ailleurs tu as intérêt à ce que je vive, j'ai tout écrit.

— Tu mens, car tu savais très bien que cela pourrait se retourner contre toi !

Il essaya alors une autre tactique : — Tu as besoin de moi pour que je te

ramène du ravitaillement. — Humain? Aujourd'hui j'en ai sous la

main : toi ! Et par la suite je pourrai très bien me débrouiller seule.

Elle était radieuse. Rodolphe n'avait plus assez de voix pour ameuter d'improbables

passants. Et s'il éprouvait d'immenses diffi- cultés à se remuer, il pouvait encore ressen- tir de la souffrance.

Elle alla chercher dans sa voiture un sac qu'elle avait rempli avec un soin tout parti- culier.

Elle en sortit un flacon de vitriol et versa quelques gouttes sur les narines et les joues de Rodolphe. La douleur était insuppor- table! Anne qui le toisait en souriant était l'image du triomphe.

— Maintenant je vais supprimer un petit morceau de ce qui me plaisait le plus chez toi ... Pourtant, je ne suis pas masochiste.

Elle prit un bistouri très fin et, avec précaution, trancha le prépuce de Rodolphe.

— N'aie pas peur, je ne vais pas toucher davantage à cette chose dont tu étais si fier ... A juste titre, du reste ... J'ai pensé que, pour un violeur dans ton genre, le supplice du pal était le plus approprié.

— Non ... non. — Ce ne sera qu'un mauvais moment à

passer ... A moins que tu n'y prennes goût. Elle le retourna et lui enfonça lentement

mais inexorablement un bout de bois dont elle s'était bien gardée d'enlever l'écorce.

Lorsqu'elle réalisa qu'aller plus avant risquerait de mettre les jours de sa victime en danger, elle s'arrêta et entreprit de scier ce qui dépassait.

— Excuse-moi! J'ai fait un faux mouve- ment et je t'ai entaillé une fesse.

Elle n'avait jamais réalisé à quel point elle le haïssait; pourtant il avait fait tout ce qu'elle lui avait demandé, allant même au-delà de ses souhaits les plus fous. Ce qu'elle ne pouvait pas supporter c'est qu'une personne — même lui — puisse savoir à quoi elle devait ses succès littéraires. Elle avait fini par se persuader qu'ils n'étaient dus qu'à son seul talent.

En plus, Rodolphe aurait constitué pour elle un danger permanent.

— En somme, lança-t-elle d'un ton convaincu, je n'avais aucune raison de te conserver. A l'origine j'avais décidé de te tuer sans que tu t'en aperçoives, mais je ne t'ai pas pardonné d'en avoir fait plus avec grand-mère que ce que tu devais. Si tu as cru me faire plaisir, tu t'aperçois aujourd'hui que tu as commis une grossière erreur d'appréciation! Entre nous, pourquoi lui as-tu dit que j'étais l'instigatrice de ce qui lui arrivait ? ... Ne le nie pas! Tu me l'as déjà avoué !

Elle le retourna et le visage de Rodolphe se crispa sous la douleur.

— Il y a deux supplices que je ne t'inflige- rai pas ... Je ne te crèverai ni les tympans, ni les yeux ... Je tiens trop à ce que tu voies et entendes tout.

Il parvint à articuler: — Salope! — Je croyais que tu m'adorais ... J'ai bien

fait de ne pas avoir confiance en toi ! Elle consulta sa montre et lui annonça

qu'il vivrait encore un bon moment. Elle précisa :

— Bon moment ne signifie pas agréable moment ... En l'occurrence, ce serait plutôt le contraire ... Tu as dû parfois te demander ce que ressentaient tes victimes? Eh bien, sois heureux, tu vas le découvrir.

Elle prit une planche et y appliqua la main droite de Rodolphe et la transperça avec un clou ... Une seule suffisait pour la démons- tration.

Avec une aiguille à tricoter de fort diamètre, elle lui perfora la cuisse et y intro- duisit un ver de terre. Le jeune homme la regardait faire avec des yeux hallucinés.

Elle remplit un seau d'eau et, après lui avoir enfoncé un entonnoir dans la gorge, versa le contenu tantôt vite, tantôt lente- ment, pour imiter le rythme des vagues.

— Tu vois ce qui serait arrivé à Florence si elle n'avait pas été délivrée à temps ... Tu n'aurais pas dû te faire surprendre !

Il avait l'impression d'éclater et elle comprit qu'il était temps d'arrêter.

— Changeons de genre ! Estimant qu'une seule oreille et un seul

œil étaient suffisants pour qu'il ne perde rien

de ce qui lui arrivait, elle versa du vitriol sur le globe oculaire gauche et dans le conduit auditif droit.

Elle lui présenta alors un miroir afin de lui montrer ce qu'il était devenu, lui naguère si fier de son physique de play-boy.

Elle approcha ensuite un énorme couteau de boucher du ventre de Rodolphe et lente- ment, très lentement, elle commença à le faire pénétrer.

Brusquement, apparemment sans raison, elle retira la lame qu'elle enfonça dans la gorge de son ancien amant.

Elle eut un instant d'émotion. — Après tout, murmura-t-elle en guise

d'oraison funèbre, c'était un esclave dévoué.

Mais elle ne s'attendrit pas plus long- temps.

Elle le prit sous les épaules, le souleva contre la margelle du puits et, le saisissant par les pieds, le fit basculer.

Elle nettoya tout, rangea ses affaires, effaça les traces de son passage.

À la nuit tombée, elle gara sa voiture près de la falaise, alla à pied jusque chez Rodolphe et revint avec la camionnette. Après avoir pris soin de laisser ouverte la portière gauche, elle poussa la véhicule qui bascula et tomba dans l'eau après avoir rebondi sur des rochers.

La mort de Rodolphe passa presque inaperçue; c'était un accident de plus dans un endroit réputé dangereux !

CHAPITRE XIX

Florence eut une crise nerveuse quand on lui annonça, avec précaution, qu'Anne s'était suicidée en se jetant d'une des fenêtres du nouvel appartement qu'elle venait d'acquérir au dixième étage d'un immeuble de grand luxe. Bouleversée, elle confirma à la police que sa sœur n'avait jamais supporté que son livre soit la cause de tant de morts atroces.

L'éditeur d'Anne attendit quand même vingt-quatre heures avant de proposer à Florence d'écrire un ouvrage sur son aînée.

— On pourra le rewriter si cela est néces- saire.

— Pas du tout ! Je suis écrivain moi aussi, d'ailleurs j'ai beaucoup aidé Anne pour Sauvez vos âmes.