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Collection dirigée par Glenn Tavennec - ekladata.comekladata.com/QeLbPcvS1XVYblEhqn7YTq61jLI/EBOOK_Amy_Ewing_-Le_Joyau... · — Il ne nous reste plus que trois filles ici à qui

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CollectiondirigéeparGlennTavennec

L’AUTEUR

Amy Ewing a obtenu sa licence d’écriture créative pour la jeunesse et sa maîtrise à l’université de New York. Elle contribuerégulièrementauxchroniquesdublogTeenWritersBloc.com.LeJoyau était audépartun sujetde thèsepour l’auteur, avantqu’ellenedécided’enfaireunetrilogieromanesque.Amyvitaujourd’huiàNewYork.

LeJoyau,LivreI

LaRoseBlanche,LivreIIHors-sérienumérique:LaMaisondelaPierre

Retrouveztoutl’universduJOYAU

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Titreoriginal:THEBLACKKEY

©AmyEwing,2016

Traductionfrançaise:©ÉditionsRobertLaffont,S.A.,Paris,2016

EnCouverture:Photographofgirl©2016byMichaelFrost,photoillustrationofgirlandstone©2016byColinAnderson,jacketdesignbyElliceM.Lee

EAN978-2-221-19847-6

ISSN2258-2932

(éditionoriginale:978-0-06-223584-8,HarperCollinsChildren’sBooks,adivisionofHarperCollinsPublishersLtd.,NewYork)

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

Suiveztoutel’actualitédesÉditionsRobertLaffontsurwww.laffont.fr

P

1.

artempsdepluie,leMaraisempestevraimentlamort.Je suis blottie contre Raven à l’abri d’un arbre agonisant, à quelques pas des remparts de

Southgate.Lapluiesedéverseàflotssurnostêtes.Degrossesgouttess’amoncellentsurlescapuchesdenoslargescapes,assouplissantletissurêche.Sousnospieds,laterres’estchangéeenboue.Nosbottess’yenlisentcommedansdessablesmouvants.

À vrai dire, la pluie ne me dérange pas. J’aimerais rabattre ma capuche afin de sentir l’eauruisselerlelongdemesjoues.Jevoudraism’uniràelleetmesentirtomberducielenunmilliondeparticules.Maislemomentestmalchoisipourseconnecterauxéléments.Nousavonsunemissionàaccomplir.

C’estlatroisièmefoisquenousnousrendonsàSouthgateenl’espacedequelquesmois.DepuisqueHazel,mapetitesœur,aétéenlevée.

Ladatede laprochaineVenteauxEnchèresayantétéavancéed’octobreàavril, leCerclede laCléNoire–lesforcesrebellesdelaCitésolitairedirigéesparLucien–travailled’arrache-piedpourrallierunmaximumdepersonnesànotrecause,stockerarmesetexplosifs,etinfiltrerlesbastionsdelaroyautédanslescerclesextérieurs.

Toutefois,tousceseffortsserontvainssilaroyautépeutrestercachée,retranchéederrièrelemurd’enceintemassif qui protège le Joyau. C’est là que nous intervenons. Nous, lesmères porteuses.Noussommespluspuissantes lorsquenousunissonsnos forces.Nousdevons rassemblerautantdefilles que possible pour détruire ce mur infranchissable. Pour arracher à la royauté son bouclierprincipal.PourpermettreaupeupledepénétrerdansleJoyau.

Raven et moi sommes allées dans les quatre instituts, accompagnées desmères porteuses queLucienaexfiltréesduJoyau–Sienna,OliveetIndi.Northgatefutdeloinlepire,avecsonsolglacéconstitué d’acier et de pierre, ses uniformes ternes et son règlement draconien interdisant toutepossessiond’effetspersonnels.PasétonnantqueSiennaengardeunsouvenirépouvantable.Elleyestretournéeàreculons,ornousavionsvraimentbesoind’unguide,d’unepersonnequiconnaissenonseulementleslieuxmaisaussilesautrespensionnaires.

Nous lesavonsprisesàpartparpetitsgroupeset leuravonsouvert lesyeux ;nous leuravonsmontré comment se connecter aux éléments, leur révélant ainsi leur véritable nature – au-delà dusimplerôledemèreporteuse.Ravenpossèdeunpouvoiruniqueetintangible–celuid’accéderàunlieu sacré, une falaise qui surplombe l’océan. Elle est notamment capable d’y transporter d’autrespersonnes.C’estunendroitendehorsduréel,magique,où lesfilles tellesquenouspeuvents’unirinstantanémentauxélémentsdelanature.J’ysuismoi-mêmealléeunnombreincalculabledefoisaucoursdesderniersmois.

AvecRaven,jemetiensàprésentdevantmonancieninstitut,quejecontempled’unairsongeur.Nousdevonschoisirprudemmentcellesavecquinouspartageronsnotresecret–uniquementcellesquivontse rendreauxEnchères,quiserontàborddes trainsendirectionduJoyau.Luciennousafournileslistesdenoms.

ContrairementàlaMaisondescompagnons,Southgatenepossèdeaucuneentréesecrète;aucunrégimentaire ne patrouille alentour non plus. Southgate est une forteresse plantée au beau milieud’unemerde taudisdécrépitsauxmursdeboueséchée.LeMaraismeparaîtencoreplus tristequedansmessouvenirs.L’odeurdesoufredelagadoueàmespieds,lesarbreséparsetrachitiques,lesmasuresdélabrées…Lapauvretéestomniprésente,ellesauteauxyeux,vousassailleavecbrutalité.Une réalitédont jen’aivraimentprisconsciencequ’àpartirdumomentoù j’aicommencéàvivredansleJoyau.

Même laFuméeet laFermeme semblentmoins sordides.L’injusticede la situationme frappecommeunegifleenpleinvisage.UnemajeurepartiedelapopulationdelaCitésolitairevitdansunecrasseinouïe,unemisèreindicible,ettoutlemondes’enfiche.CommentleshabitantsduCommerceoudelaFuméesereprésentent-ilsleMarais?Commeuncerclelointainoùviventceuxquiramassentle charbon alimentant leur cheminée, récurent le sol de leur cuisine, ou actionnent leur métier àtisser?Poureux,leMaraisn’estpasréel.C’estunpeuunmythe,unelégendelointaine.C’estcommes’iln’existaitpas.

—Ilnenous resteplusque trois filles ici àquimontrer les éléments,m’informeRaven.Puis,dansquelquesjours,ondevraretourneràWestgate.

J’observesonvisage,enpartiedissimulésoussacapuche.Elles’estcoupélescheveuxtrèscourtetuneflammesombrebrûledanssesyeuxnoirs.Ravenn’estplustoutàfaitcellequiaquittél’institutavecmoienoctobredernierpourlaVenteauxEnchères.Ellen’estpasnonpluscettecoquillevidequ’elle était devenue, torturée par la comtesse de la Pierre, quand je l’ai sauvée du Joyau.Aujourd’hui,Ravenestquelquepartentrecesdeuxétats.Ellefaitsouventdescauchemars.Ellerevitlapériodeoùelleétait enferméedansunecage,dansuncachotdupalaisde laPierre.Elleperçoittoujours lesbribesdepenséesetd’émotionsdepersonnesextérieures–des«murmures»commeellelesappelle–,effetssecondairesdestorturesàrépétitioninfligéesparlemédecindelacomtesse,quiluiacharcutélecerveau.

Cependant, elle a retrouvé sa joie devivre et sonhumourpince-sans-rire – surtout lorsqu’elleparle avecGarnet. En outre, grâce à ses entraînements quotidiens avecAsh, son corps frêle s’estraffermietmusclé.

Ravenporteleregardsurlemurdepierreimmenseetmenaçantquinousdomine.Iln’ajamaisétéquestiondel’escalader.Nousavonstoutdesuitefaitunecroixdessus.Sasurfaceestparfaitementlisse.Pasune seule fissureoucrevassequipuisse servirdepriseoudepointd’appui.Nousavonspassédesheures,assisàlatabledelasalleàmanger,àdiscuteravecSildelameilleuremanièredepénétrerdansl’enceintedesinstituts.C’estfinalementSiennaquiatrouvélasolution:puisqu’onnepeut passer par-dessus les murs, ou même au travers (tout du moins sans attirer sérieusementl’attentionsurnous),nousn’auronsqu’àpasserdessous.

Aucoursdesderniersmois,lepouvoirdesélémentsagrandienmoi.Siennaaaussidéveloppésescapacités,demêmequ’Indi,lamèreporteuseoriginairedeWestgate.SiennaestenmesuredeseconnecteràlaTerreetauFeu,Indiàl’Eauuniquement.Jusque-là,aucunemèreporteuseàl’exceptiondeSiletmoin’aréussiàaccéderauxquatreéléments.Olive,lapetiteauxcheveuxbouclésd’Eastgate,estlaseulequirechigneencoreàutiliserlesélémentsauxquelselleseconnecte,l’Airetl’Eau.Elle

est laseuled’entrenousàemployerencore lesAugures.Et laseuleà laRoseBlancheàcontinuerd’encenserlaroyauté.

En ce moment, Olive, Indi, Sienna et Sil sont toutes dans le cottage en brique rouge que jeconsidère aujourd’hui comme mon foyer. À l’heure qu’il est, elles dorment sûrement à poingsfermés,blottiesdansleurlitdouilletsousunecouverturechaude,ensécuritéaufinfonddelaforêtprofondequiprotègelaRoseBlanche.

—Violet?m’interrogeRaven.Jehochelatête.—Jesuisprête,dis-jeenfermantlesyeux.Ilm’estaussifaciledemeconnecteràlaTerrequedemeglisserdansunbainchaud.Jedeviensla

Terre;jepermetsàl’élémentdem’emplirjusqu’àcequenousneformionsplusqu’une.Jesenslesstratessuccessivessousmespieds,etunpoidsdansmapoitrine.IlmesuffitdedemanderetlaTerremerépondra.

Creuse.La terre dans le Marais est différente de celle de la Ferme – friable, fine et malsaine. Le

martèlement de la pluie étouffe les craquements du sol tandis que celui-ci s’ouvre à nos pieds. Jeplongeauplusprofonddemoietmeconcentredavantageencore,demandantàlaTerredesecreuserjusqu’à ce que je tombe sur une couche molle comme du beurre. De là, je crée un passagefacilement;laTerreestplusqu’heureusedeseplieràmavolonté.Lorsquejeperçoislefrottementdelapierre,jesaisquej’aiatteintlesfondations.Jepousseplusloinmontunnel–lemurestépaisetjedoism’assurerdebiendéboucherau-delà.

C’est une sensation fort étrange de sentir le tunnel tout enme tenant physiquement si loin au-dessus,sur la terreferme.Commesi j’avaisdeuxpairesd’yeux,demains,d’oreillesetdenarines.Comme si je me dédoublais. Je me demande si c’est ce que ressent Raven lorsqu’elle entend lesmurmures–lefaitd’avoirlespenséesd’unautredanssatête.Bientôt,lapierres’effaceetilneresteplusau-dessusdemoiquelalumièreetlaterre.Montunnelremontepeuàpeutandisquejeperceunpassage.Puis,dansunpetitpop,jemeretrouveàl’airlibredanslacour,del’autrecôtédumur.

Unefoisletravailfini,jerelâchemaconnexionàl’élémentetrouvrelespaupières.Ravenm’observed’unairinquiet.—Tonvisageestvraimentbizarrequandtufaisça,tusais.—Ashletrouvebeau.Tourmenté,maisbeau.Ellelèvelesyeuxauciel.—Ashidolâtretoutcequetufais.DetousceuxquenousavonslaissésderrièrenousàlaRoseBlanche,Ashestsansdouteleseulà

nepaspouvoirfermerl’œilencemoment.Mêmesicen’estpaslapremièrefoisquenouseffectuonscegenredemission,ilsefaittoujoursautantdesouci.Jel’imaginedansnotregrenier,leregardrivéauxpoutresdelagrangequinousabrite,sedemandantoùnoussommes,sinousavonsréussi,quandnousallonsrentrer,craignantquenousnenousfassionscapturer.

Maisilnefautpasquejem’éparpille.Jescruteletrouquejeviensdecreuser.—Allons-y.Letunnelestsombre,justeassezlargepourpermettrelepassaged’uneseulepersonne.Laterre

s’effriteetn’offreaucuneprise.Ravenetmoinouslaissonsglisserjusqu’enbasl’uneaprèsl’autre,quelquetroismètresendessousdelasurface.

Le noir nous engloutit subitement. Nous sommes passées de l’autre côté du mur et sommesdésormaisdans l’enceintedeSouthgate.Le tunnel remonte ensuitepourdéboucherdans la cour. Il

paraîts’étendresurdeskilomètres.Nousnoushissonsjusqu’àlasurfaceetémergeonsdanslacourdel’institut,levisagebarbouillé

deboueetlesoufflecourt.C’est icique levraidanger se trouve.Dehors,dans les ruesduMarais,personnenepeutnous

reconnaître,àl’exceptiondenosproches.Personnenenousavuesdepuisnosdouzeans.LafamilledeRavenrésideloindeSouthgate,à l’est.Quantà lamienne,ellevità l’ouest.Enfin,entermesdefamille, il ne resteplusquemamère.Mon frère,Ochre, fait désormaispartieduCerclede laCléNoire;iltravailleàlaFerme.EtmasœurHazelaétéenlevéeparladuchesseduLacpourmeservirdesubstitut.

Non.PasquestiondepenseràHazelmaintenant.Jenepeuxpasmedisperser.C’estpourellequejefaistoutcela.Pourlasauver.Elleettouteslesmèresporteuses.

Mais comment ne pas s’inquiéter ?D’après Lucien, la duchesse aurait conclu un arrangementavecl’Exéteur.Desfiançaillesentresonhéritieretlafuturefilledeladuchesse.Lamèreporteuse–mapetiteHazel–seraitenceinte.

Etsicetteinformationestvraie,alorsHazelestcondamnée.Carlesmèresporteusesnesurviventpasàl’accouchement.

Non.Jesecouelatêteetjetteuncoupd’œilàRaven.Elleétaitenceintelorsquejel’aiexfiltréeduJoyau,endécembre.Etelleesttoujoursvivante.Hazelelleaussisurvivra.Jeferaitoutcequiestenmonpouvoirpourcela.

Pourl’heure,jedoismeconcentrersurmamission.Lebâtimentsedressefaceànous,menaçant.Sasilhouettetristeetdénudéesedécoupecontrele

cielpluvieux.Southgatemeparaîtpluspetitquedu tempsoù j’yvivais.C’estsansdouteparcequedepuisj’aivécudansleJoyauoùlespalaissontmonnaiecourante.Southgateestlemoinsimportantdesquatreinstituts.Northgateesténorme.MêmeEastgateetWestgatesontplusgrandsquecelui-ci.Westgateestentouréd’unimmenseparcetilpossèdeuneserreensoncentre.C’estunendroitplutôtjoli,àvraidire.

—Viens,chuchoteRaven.Nouscontournonslemonticuledebouequej’aiextraitpourcreuserlacavité–jeleremettraien

placeaprèsnotredépartafind’effacertoutetracedenotrepassage–etnousnousdirigeonsverslavéranda,dontlescarreauxreluisentsouslapluie.

À l’intérieur, nous ôtons notre capuche. Raven secoue sa chevelure et parcourt les lieux duregard.

—Noussommesenavance?Jesorsdemapochelamontred’Ash.Unetrentainedesecondesavantqueretentissentlesdouze

coupsdeminuit.—Ilsnevontpastarder,dis-je.Danslavéranda,l’airestlourdetchargédechlorophylle,d’uneodeurdeterreau,d’humusetde

fleurs.Nouspatientonsensilence,bercéesparlecrépitementdelapluiecontrelescarreaux.Quelquessecondesplus tard,dessilhouettesencapuchonnées traversent lacouren trottinant.La

portedelavérandas’ouvreetungroupedefillesfaitsonapparition.—Violet!murmurentcertainesd’entreellesenseprécipitantversnous.AmberLockrings’avanceàgrandspastoutenabaissantsacapuche,lesyeuxpétillants.—Pileàl’heure,déclare-t-ellefièrement.—Enréalité,vousavezcinqsecondesderetard,rectifieRaven.

Bienqu’elleaitvécuànotreétage,Ambern’étaitpasnotreamieàl’époquedeSouthgate.Ravenne laportait pasdans son cœur.Ellem’aun jour avouépourquoi.Apparemment, àmonarrivée àSouthgate,Amberm’avaittraitéedefolle.Furieuse,Ravenluiavaittordulebrasdansledosjusqu’àcequ’elleprésentesesexcuses.Àpartirdecemoment-là,elless’étaienttoujoursregardéesenchiensdefaïence.QuandnousavonsobtenulalistedesfillesinscritesauxEnchères,RavenaimmédiatementjetésondévolusurAmber.Ceseraitàellequenousrévélerionsnotresecretenpremier.Quandjeluiaidemandépourquoi,elleaplissélesyeux:«Ellehaitlaroyautédetoutsoncœur,commemoidutemps de l’institut. Et puis, c’était la seule autre fille de l’établissement à porter un pantalon. » Saremarque m’a arraché un sourire. Si elles ne s’étaient pas autant détestées toutes les deux, ellesauraientpuêtredebonnesamies.

—Tulesasamenées,dis-je,soulagée.D’ungestefier,Amberindiquelessilhouettesencoreregroupéesprèsdelaporte,troisnouvelles

recruesàl’expressionpartagéeentrecrainteetdéfiance.—Tawny,Ginger etHenna.Ce sont les dernières.Après elles, c’est fini.Vous avez rencontré

touteslesfillesinscritesauxEnchères.J’effectueunbrefcalcul.Cetteannée,Southgatenefournitqueneuffillesparmilessoixante-dix-

septenvoyéesàlaVente.Cesneuffuturesmèresporteusessetiennenttoutesdevantmoi.—Onnevousapasaperçues,j’espère?s’inquièteRaven.Amberétouffeunpetitrire.—Lapreuvequenon.Cen’estpasmapremièrefois,tusais.—Tuasfaitdubonboulot,lafélicité-je.—Prête?grommelleRaven,impatiente.Jem’avance.Ilesttempsdemontreràcesfillesquiellessontvraiment.

O

2.

nm’interromptaussitôt.—Vio…Violet?balbutieGingerquimecontempleavecdesyeuxronds.

C’estlaplusâgéedestroisnouvelles,unerouquineauxépaulesdenageuse.—Qu’est-cequ’ellefabriqueici?lance-t-elleàAmberenlafoudroyantduregard.Jet’aiditque

jenevoulaispasd’ennuis.—Arrêtedegeindre,rétorqueAmber.Situesici,c’estpouruneraison.Tun’espascurieusede

laconnaître?Amberestunepestedanssongenre,maisnousavonsbienfaitdelachoisirenpremier.Personne

n’oseluitenirtête;ellesaitprécisémentcommentparleràsescamarades.—Tun’espascenséeêtredansleJoyau?m’interrogeTawny,uneadolescentedequinzeansaux

yeuxdebiche.Là,ellelesécarquilletellementqu’ilsengloutissentlamoitiédesonvisage.—J’yétais.Etmaintenantjesuisici.Jesuisvenuepourvousaider.—Nousaider?répèteHenna,unepetitecréatureàlapeauclaireetàlachevelurenoirebouclée.

Commentça?Hennam’observeaveccuriosité.Cettefillen’apasl’aird’avoirfroidauxyeux.Ellemerappelle

unpeuHazel,unepenséequimedonneunpincementaucœur.—Tuvasvoir,répondScarlet,unejolieroussequidrapesonbrasautourdesesépaules.Tune

vaspasencroiretesyeux.—Ons’estentraînées,nousinformeAmber.Scarletacrééunpetittourbillondanslabaignoire,

l’autresoir.Quantàmoi,j’aifaitnaîtreunemini-tornadeaucreuxdemapaume,commecellequetum’asmontréelapremièrefoisquevousêtesvenues.

—C’estmerveilleux!lafélicité-je.—Scarletacrééquoi?s’étonneHenna.—Faitesgaffedenepasvousfaireprendre,s’inquièteRaven.Amberluidécocheunregardhautain.—Noussommesprudentes.Autantdemagiciennesréuniessouslemêmetoit,jepensaisceladangereux.Enfait,c’esttoutle

contraire.Iln’yaqu’àprendrel’exempled’IndietOlive.Ellesn’ontpaseulesommeilagitéquej’aiconnu lors dema propre transition. C’est parce que Sienna, Sil etmoi étions présentes. Nous lesavonscanalisées.Plusnoussommesetplusilestfacilepournousdedompterleséléments.

Nouspouvonsnousestimerchanceuses.Si l’uned’entreellesavaitdétruitsachambredanssonsommeil,commentaurait-onexpliquélephénomèneauxgardiennesdel’institut?

—Qu’est-cequeçaveutdire?s’impatienteGingerencroisantlesbrassursapoitrine.Commentes-tuentrée?Pourquoiest-cequetun’espasdansleJoyau?Pourquoiest-cequetunousastiréesdenotrelitaubeaumilieudelanuit?

—Jemedoutaisquecelle-lànousdonneraitdufilà retordre,grommelleAmber,arrachantunricanementàRaven.

Jeprendsunegrande inspiration etme lancedansmes explications.C’est unehistoireque j’airacontéeàmaintesreprises;avecletemps,j’airéussiàlapeaufinerdemanièreàenfaireunrécitassezsuccinct.Jeleurdécrislesortdesmèresporteuses–lalaisse,lepistoletstimulant,l’humiliationdedevoir faire labêtedefoire lorsdesdînersorganiséspar lesdifférentesMaisons.Lefaitqu’onnoustraitecommedesobjets,desanimaux.JeleurparledeDahlia,assassinéeparladuchesseduLacsansmobileparticulier.Je leurnarre l’histoiredeRaven, torturéepar lacomtessede laPierre,quis’estamuséeàluitriturerlacervelle.Àcemoment-là,monamiesortdesonmutismeets’avance.

—Onpeutencorelessentir,dit-elleenfaisantsigneàGingerdeluitoucherlecuirchevelu.—Sentirquoi?demandeGinger.—Lescicatrices.Soncrâneenestcouvert.Gingers’écarteauboutdequelquessecondes,dégoûtée.—Violetm’asauvélavie,ditRavend’unevoixblanche.Ellefouilledanslapochedesajupeetensortlesphotographies.C’estlapartiequimedéplaîtle

plus.—Autrement,voilàcommentj’auraisfini,reprend-elle.Etvoilàcequivousarriverasivousêtes

vendueslejourdesEnchères.Je garde les yeux rivés à la boucle rebelle sur la tempe de Henna. Je déteste ces photos. J’ai

ressentiunvifsoulagementquandRavenaproposédelesmontreràmaplace.Jepensequ’ellesavaitàquelpointcelameblessaitdelesregarder.

Cesontquatreportraitspost-mortemdefilles.Toutesontleslèvresbleues,lapeaucireuse.Leurspaupières sont closes et leur poitrine barrée d’une cicatrice profonde en forme deV. Lucienm’aapprisqueparfois, quand lemédecin était très curieux,une autopsie était réalisée sur ladépouille.Non pas pour déterminer la cause du décès – déjà connue –, mais simplement pour examinercommentnoussommesfaites,àl’intérieur.Justeparcequenoussommesdifférentes.

Hennapousseunpetitcrid’épouvante.Tawnydétourneleregard.Gingersepencheenavant.—Est-cequecesont…devraiesphotos?—C’estVerdant,non?souffleHenna.Chacunedesvictimesprovientd’uninstitutdifférent.VerdantavaitétévendueauxEnchèresunan

avantmoi.LaminesombrequeRavenetmoiaffichonsrépondamplementàleurquestion.Gingeresquisseunpasenarrière,levisagehorrifié.—Onnousapromisquelaroyautéprendraitsoindenous,bafouille-t-elle.Patienceadit…—Patienceamenti,dis-je.—C’estlesortdetouteslesmèresporteusesvenduesauxEnchères,préciseRaven.Nousn’avons

aucunechancedesurvivreàl’accouchement.Etencore,sinousvivonsassezlongtempspourtomberenceintesetarriveràterme.Carilsepeutqu’unefamillerivalenousassassineavant.Cependant,pourlapremièrefoisdenotrehistoire,nousavonsl’occasiondechangerlecoursdenotredestin.

J’effleurel’épauledeRaven.—Rangecesphotos.Ellesontcompris.Tawnyluttepourcontenirseslarmes.

—Maispourquoi?Nousleurrendonsservice.Nousleurdonnonsdesbébés.Pourquoiveulent-ilsnous…tuer?

—Notremortn’estqu’uneffetsecondaire,dis-je.Uneconséquencedelagrossessenonnaturelleimposéeànotrecorps.Nousignoronsencorepourquoilefaitdeporterunenfantdesangroyalnousestfatal.Peut-êtrequecesontlesAugures.Peut-êtrequec’estparcequenousnesommespascenséesporter l’enfantd’uneautre.Quoiqu’il en soit, à leursyeux,nousne sommesqu’unmoyenenvued’une fin. Ils ne nous considèrent pas commedes êtres humains.Dans le Joyau, nous n’avons pasd’identité.Notreprénomestremplacéparunnuméro.Notreopinionn’importepas.

«MaisilyadesgensdanscetteCitéquiaspirentàunchangementradical.Desgensquisontprêtsàrisquerleurviepourmettreuntermeàl’emprisequ’exercesurnouslaroyauté.Pourquoiont-ilsdressédesmurspournousséparerlesunsdesautres?Pourquoinousdictent-ilsnotrevie?Pourquoinousimposent-ilsnotrelieudetravail?Etlesalairequenousgagnons?Pourquoin’avons-nouspasnotremotàdire?

—Et lesmèresporteusesnesontpas lesseulesàêtre traitéescommedesobjets,ajouteRaven.C’estlaCitésolitairetoutentièrequiestopprimée.

—Imaginezcequ’onpourraaccomplirenunissantnosforces,dis-je.—Pardonnez-moi,intervientHennaenlevantlamaincommesielleétaitàl’école.D’aprèsvous,

nous avons enfin l’occasion de changer le cours des choses.Mais… nous sommes enfermées ici,souslasurveillancedesgardiennes.Notreseulpouvoir,cesontlesAugures.Jenevoispasenquoichangerlacouleurd’unobjetnousserautile.

—Amenons-lessurlafalaise,suggèreunebruneprénomméeSorrelentirantsurlamanchedeRaven.

Sorrelestlacadettedecegroupe.—Ohoui,lafalaise!s’enthousiasmeScarlet.—Tusavaisettunem’asriendit?luireprocheGinger.Scarletafficheunemouepenaude.—Ellesm’ontfaitpromettre!Unefoissurlafalaise,tucomprendras…Onnepeutpasenparler.

C’esttroprisqué.Sijamaisquelqu’undécouvraitnotresecret…—Trêvedebavardages,dis-je.L’heureestvenuedevousinitier.Amber,Scarletetlesautresfillesauxquellesnousavonsdéjàmontrélesélémentss’empressentde

formeruncercle.ScarletprendlamaindeGingerenluiadressantunregardcontrit.—Nesoispastropfâchée.Tuvasvoir,çavabeaucoupteplaire.Ravenme presse les doigts. Avec un sourire, je ferme les yeux. J’adore me téléporter sur la

falaise.C’est un lieu étrange, un entre-deux situé àmi-chemin entre lemonde réel et la forteressedes

Protectrices.LesProtectricesétaientunpeupledeguerrièresdotéesd’unpouvoir,celuides’unirauxélémentsnaturels.Ellesétaientchargéesdeprotégercette île.Puis,unjour, laroyautéestarrivéeàborddenaviresdeguerre,s’estappropriénotreîleetamassacrénotrepeuple.

Enfin, c’est ce qu’ils ont cru.Mais les Protectrices ont survécu.Nous autres,mères porteuses,sommesleursdescendantes.Certaines(commemoi)peuvents’uniràlanature.D’autres(commemamère)pas.Lucienpensequec’estunehistoiredegénétique.Untraitrécessif,commelefaitd’avoirlesyeuxbleus.Silnepartagepassonavis.Elleconsidèrequesathéorienetientpaslarouteetnes’estpasgênéepourleluidire.Selonelle,c’estsansdoutebeaucouppluscompliquéqueça.

Peuimporte.LesfillesréuniescesoirdevantmoisonttoutesdesProtectrices,etilesttempsdeleurmontrercequecelasignifie.

Lafalaisem’estapparuepourlapremièrefoislejouroùj’aisauvélaviedeRaven,àlasuitedesa fausse couche. J’ignore ce qui m’a amenée là. Le destin, le hasard ou encore l’amourinconditionnel que je porte àmon amie ? Toujours est-il qu’une fois en ce lieu, j’ai ressenti uneconnexion immédiate avec les éléments, avecnos ancêtres.Enun éclair, j’ai comprisqui j’étais etcommentfonctionnaitl’univers.Touts’estéclairéd’unseulcoupsansqu’ilsoitbesoindeparler.

Pourcetteraison,nousyavonsensuiteamenéSienna,IndietOlive.Ainsiquetouteslesfillesdesquatreinstituts.C’estRavenquinoussertdelienaveccelieu.

Je ferme les yeux.Une seconde plus tard,me voilà en chute libre. Tawny pousse un petit cri.Heureusement,danslavéranda,personnenepeutnousentendre.

Surlafalaise,ilfaitnuitetilpleut.Letempsicireflètesouventceluidumonderéel.Maisparfoisaussi,ilestàl’imagedenotreétatd’esprit.Parexemple,quandonyaamenéSienna,ilneigeait–elleadorelaneige.

Lesgouttessontchaudesetruissellentlelongdemesjoues;jelèvemonvisageversleciel.Encontrebas,l’océans’étendàpertedevue.Etbienquejeledistingueàpeinedansl’obscuritédelanuit,j’entendslesvaguessebrisersurl’écueil.Derrièremoi,lesfeuillesdesarbresbruissentauvent.Etaucentredelafalaisesedresselastatue,unmonumentdepierred’ungristirantsurlebleu.Ils’élèveverslesnuagesendessinantuntourbillonfigé.

Cetendroitm’amanqué,murmuré-jedansmatête.Àmoiaussi,merépondensilenceRaven.Etàmoidonc,renchéritmentalementAmber.Cellesquisontdéjàvenuessedispersentsurlafalaisepourvaqueràleursoccupationspréférées.

Azure danse sous la voûte des arbres. Sorrel se place à l’extrémité de la corniche et contemplel’horizonenécoutantleroulementdel’océan.Stupéfaite,Gingerdemeureimmobile;Scarletlatienttoujoursparlamain.Tawnysembletirailléeentrel’angoisseetl’euphorie.

Lesyeuxécarquillés,Hennafaitletourdelastatue.Elletendlamainavecméfianceetl’effleure.Jesaisexactementcequ’elleressent–lapierreestd’unedouceurimpossible,veloutéecommel’eau,solidecommeleroc.

Unsourireluiétireleslèvres.Elletendlesmainsverslecielpourattraperlesgouttesdepluieetunsentimentdejoiem’envahitcarjesaisqu’ellefaitdésormaispartiedesnôtres.Elleadécouvertsavraienature.

SonsourirecontaminebientôtTawny.Ensemble,ellesrejoignentencourantSorrelauborddelafalaise;elless’enapprochenttellementquejecrainsuninstantqu’ellesnetombent.

Maisc’estimpossible.LesProtectricesontcréécelieuetlepréservent.Ici,ellesveillentsurnous.Ledangerestinexistant.

Scarlet joue avec la pluie.Elle la fait tournoyer autour deGinger ; les autres les contemplent,amusées.Chaquefois,jesuisfrappéeparlalibertéquenousexpérimentonsici.Surlafalaise,nouspouvonsêtrenous-mêmes.Chaquefoisquejevoisunenouvellerecrueéprouvercesentiment,cetteconnexionauxautresetàl’univers,l’espoirgranditenmoi.

Ilesttempsd’yaller,songeRaven.Noussommesentraînéesversleciel,aspiréesverslehautjusqu’àcequenoussoyonsderetour

danslavérandadeSouthgate.TawnypleureàchaudeslarmesetGingeraleregardabsent.QuantàHenna,elleestentranse.

—Qu’est-ceque…?Ginger bafouille, ne parvient pas à exprimer clairement ses pensées. Je me rappelle cette

sensation.

—Quelétaitcetendroit?s’exclameHenna.—Regardezparterre,dis-je.Lestroisfilless’exécutentetpoussentuncridesurprise.Desfleursvioletfoncés’épanouissentauxpiedsdeGinger,desfleursrosepâleàceuxdeTawny.

CellesdeHennasontorangevif.Elless’extasientpendantunlongmomenttandisquelapluiecrépitesurlescarreauxdelaserre.

—Parle-leurdesProtectrices,Violet,réclameScarlet.—Parle-leurduCercledelaCléNoire,insisteàsontourAmber.—Tuvasdevoirtoutnousdire,Violet,intervientAzure.Nousvoulonssavoircequisepasseau-

delàdecesmurs.—Chaquechoseensontemps.Jeprendsunegrandeinspirationetentamemonrécit.

—P

3.

rochaine destination, Westgate, dis-je en réprimant un bâillement. (Nous avons passé la nuitentièreàSouthgate,etsommespartiespeuavantl’aube.)Nousnousyrendronsdansdeuxjours.— Vivement ce soir, que je retrouve mon lit, bougonne Raven en frissonnant sous sa cape

trempée.Le wagon est bondé de travailleurs, quoique le soleil se soit levé à peine une heure plus tôt.

Lucien nous a fourni des faux papiers, nous attribuant la fonction d’ouvrières agricoles. « Lameilleurefaçondefranchirlesfrontièresentrelescercles,a-t-ildit,c’estdepassersousleurnez.Enoutre,personneneprêtevraimentattentionàlamain-d’œuvreenprovenanceduMarais.»

Lorsdenotrepremier trajetentrain jusqu’ici, j’étais terrifiéeà l’idéequ’unrégimentairenousrepère,nesoitpasdupedenospapiersfalsifiés,ets’écrie:«Arrêtez-les!»MaisdansleJoyau,toutlemondeestpersuadéqueRavenestmorte,etpersonnenemerecherchepuisquejesuiscenséeêtretoujours au palais du Lac, ma sœur me servant de substitut. Finalement, le militaire chargé descontrôlesnousavaitàpeineaccordéunregard.

Lasituations’estdérouléeàl’identiquelorsdenotrevisiteauxautresinstituts.Personneneprêteattentionàunepoignéedejeunesouvrièresagricoles.

Par la vitre du train, j’observe le soleil apparaître au-dessus desmaisons de brique rouge.Cetrajet est si différentdeceluique j’ai effectuédesmois avant, pour laVente auxEnchères.Àcetteépoque,j’entamaisunevienouvelledansunlieuinconnu;j’étaisemplied’appréhension.

Aujourd’hui,jesaisexactementoùjevais:jerentreàlaRoseBlanche.Etilmetarded’yêtre.Jemedemandecommentcettenouvelle journéevasedéroulerpourGinger,TawnyetHennaà

Southgate.Ellesdoiventsesentirbizarres:tellementvivantes,euphoriques,commesiellesvenaientderenaître;lescouleursleurparaissentsansdouteplusriches,lesodeursentêtantes.Heureusementqu’Amber et les autres filles sont là pour les aider à faire la transition et les guider. Henna s’estconnectéeàl’Air–jerevoissonvisagestupéfaitquandlevents’estmisàtourbillonnerautourd’elle,réagissantàsespensées.ScarletamontréàGingercommentfissurerlesol,etTawnys’estamuséeàinverserlesensdesgouttesdepluie,qu’ellearenvoyéesversleciel.Jenemelasseraijamaisdevoircesfilless’émerveillerdeleursproprescapacités.EtplusRavenetmoienrallionsànotrecause,plusmonespoirgrandit.

Monventregargouille.PourvuqueSilaitfaitdesbiscuitspourlepetitdéjeuner.Unbonbiscuitfeuilletéaccompagnéd’uneconfituredefraises,jenerêvequedeça.Ainsiqued’unbaiserd’Ashetpeut-êtremêmed’uncâlind’Indi.Indiraffoledescâlins.

Ravenmesecoue.Jem’étaisassoupiemalgrémoi.—Noussommesarrivées.

NousdescendonsdutrainàlagaredeBartlett.MoncœurfaitunbondenapercevantSilparmilamultitudedecharrettesetdechariots;sajument,Navet,secouesacrinièreblonde.Commetoujours,Silporteunchemisierenflanelleetuneblouse.Sescheveuxcrépusnoirs,indisciplinés,grisonnantauxtempesflottentautourdesatêtecommeunhalosombre.

Nousgrimponsàl’arrièreduvéhiculeet,d’unclaquementderênes,elleaiguillonneNavetquisemetaupas.

—Alors,commentças’estpassé?— Comme d’habitude. Elles étaient tout d’abord méfiantes, mais une fois qu’elles ont vu les

photosetpuislafalaise,toutachangé,répondRaven.—VoilàunenouvellequivaravirSaMajestédelaClé,rétorqueSil.ElleentretientavecLucienunesorted’amitiéréticente.Enréalité,jelessoupçonnedes’apprécier

plusqu’ilsnevoudrontjamaisl’admettre.—ToutvabienàlaRoseBlanche?—Violet, tune t’es absentéequ’unenuit.Qu’est-ceque tu t’imagines ?QueSienna a réduit la

maisonencendres?—Çanem’étonneraitpasd’elle,marmonneRaven.—Jepensequetonpetitcopainn’apasbeaucoupfermél’œil,maisàpartcela,rienàsignaler.

Comme toujours,Sienna sedonnedegrands airs et Indi cherche sans arrêt àmeprendredans sesbras. Olive a commencé à coudre une nouvelle robe, une robe de bal, apparemment. Elle m’ademandésijepouvaisluifournirdeschutesdetissu.

RavenetSilricanentenentendantça.Quantàmoi,jenetrouvepascelatrèsdrôle.LanostalgiequenourritOliveàl’égardduluxeduJoyaum’inquiète.

Siladoreseplaindredesnouvelles recrues.Àvraidire, jepensequ’elleaime leurcompagnie,quandbienmêmeellemourrait plutôt quede l’admettre, elle qui a vécu tant d’années seule au finfonddesbois,avantl’arrivéed’Azalea,lasœurdeLucien.

Aumoment où nous pénétrons dans la forêt, jem’assoupis de nouveau. La journée s’annoncechaude–lapluieaccumuléedanslesfeuillagespendantlanuitgouttesurnostêtesetRavenremetsacapuche.Pasmoi:j’aimelasensationdel’eaudansmachevelure.

Àmesurequenousnousenfonçonsdanslesbois,ilsdeviennentplusdenses.LaRoseBlancheestbiendissimulée.D’aprèsSil,lelieuseraitprotégéparuntrèsanciensortilègejetéparlesProtectricesdel’île.Ellecroitdurcommeferquecesontellesquil’ontattiréejusqu’ici,uneclairièreaumilieude laquelle ne se dressaient plus que les ruines d’un cottage. Dans cette forêt, les arbres ont desformesétranges,leurtroncetleurbranchagesecontorsionnantbizarrement.

Jeressensdespicotementsdansmonventre,etunesortedetractionsemblableàcelled’unaimantm’indiquequenoussommesproches.

Quelques minutes plus tard, nous débouchons dans la clairière au centre de laquelle nousaccueillelafermeenbriquerouge.Unesilhouettedontlavuemeravitencoredavantagesetientsurlaterrassedelabâtisse.

ÀpeineAshnous a-t-il aperçues qu’il dévale lesmarches du perron et se dirige vers nous encourant. Je sautede la charrette etm’élancevers lui. Ilme soulèvedans sesbras et j’enfouismonvisagedanssoncou.

—Tuesderetour,murmure-t-il.Jeposeunbaisersursonoreille.—J’espèrequetunet’espasfaittropdesouci.Ilmereposeparterre.

—J’aigrappilléuneheureoudeuxdesommeil.C’estunlégermieux.Jeglisselesdoigtsdanssescheveux–ilsontpousséaucoursdesderniersmois–etj’effleureles

pochessoussesyeux.Ilentrelacesamainàlamienneetnousmarchonsensembleverslamaison.SiletRavensontdéjàentréesàl’intérieur.Jeluiparledenostroisdernièresrecrues.

—Àprésent, toutes lesmèresporteusesdeSouthgate inscritesà laVenteauxEnchèressontaucourant.Ellessaventqu’ellesfontpartiedupeupledesProtectrices.Desnouvellesdesautrescercles?

LesconflitssepropagentpeuàpeuàtraverslaCité.AlorsqueleMaraisestencoreépargné,lasituationsegâtedansleCommerceetlaFumée.Etj’aibeausavoirqu’unerévolutionnesefaitpassans grabuge, je déteste lire les rapports de ces échauffourées dans les journaux, les attentats, lesdégâtset lamortquien résultent.Chaque jour,davantaged’arrestations,davantagedeviolence.LeCercleviselesbastionsdelaroyauté:lescasernesderégimentaires,lesbureauxdesmagistratsetlesbanques. Pour mesurer leur temps de réaction et embrouiller la royauté. Les lieux ciblés ne sontjamais lesmêmes.Desclésnoires sontgriffonnées sur les façades.Deplusenplusd’attentatsnonpréméditésparnotreCercleontlieu.Ilssontl’œuvred’individusisolésquis’attaquentàlaroyautédeleurproprechef.

Ashentraîneaucombatungroupedejeunesdelarégion.Maislaportéedesonactionestlimitéevu qu’il est toujours activement recherché. Il ne peut pas sortir de ce périmètre, encoremoins serendredanslesautrescercles,contrairementàmoi.

— C’est plus ou moins pareil, répond Ash en fronçant les sourcils. Je pense sans cesse auxcompagnons.Siseulementjepouvaislescontacter,ilsnousseraientd’unegrandeaide.

—Jesais,dis-jeavecpatience. (Nousavonseucettediscussionàmaintes reprises.)Lucienfaittoutcequiestensonpouvoirpoureux.Maistatêteestmiseàprix,Ash.

— Arrête un peu. Lucien ne fait rien. Il ne peut rien faire pour eux. Ils ne lui feront jamaisconfiance.

Jeneveuxpasqu’onsedisputeencoreàcesujet.Aufildesderniersmois,Ashs’estmontrédeplusenplusagité ; son inquiétudepour lescompagnonsaugmenteàchaquenouvelattentatdans leCommerce.

Jetentedelerassurer.—Tuesdéjàtrèsutileici.RegardecequetuasfaitpourRaven,pourleSiffleuretsonéquipe,

pourtouslesrebellesduquartsud.LeSiffleur,l’undesmeilleursagentsdeLucien,dirigeunsalondetatouageoùleCercleseréunit

en secret.Mon frère,Ochre, travaille désormais avec lui. Ash entraîne les jeunes de la région aucombatafinqu’ilspuissentàleurtourtransmettreleursavoirauxrebellesrésidantendehorsduquartsud.

—Oui. Seulement dans la région, la nuit, parmesure de précaution. Et seulement lorsque Silacceptedem’accompagner.(Ashs’assiedsurlesmarchesduperron;ilsefrottelatempedureversdelamain.)RyeestdansleJoyau,aupalaisdeladuchesse!Sijepouvaisjuste…trouverlemoyend’entrer en contact avec lui. Et ne me parle plus de Lucien – c’est un génie, certes, mais lescompagnonsseméfientdescaméristes.Cesdernierspeuvent temettredansunsacrépétrins’ilsnet’ontpasàlabonne.

CelamesurprendtoujourslorsqueAshmeracontelescoulissesduJoyau:lesdomestiquesquisetirentdanslespattes,lesamoursinterdites,lahiérarchieinstauréeauseindupersonnel.

—Tufaistonpossible,dis-je.Tonnomsuffitàconvaincrelesgensdesejoindreànotrecause.Ashestdevenuune sortede légendevivantedans laCité solitaire.Sonstatutde fugitif joueen

notre faveur. Dans l’imaginaire collectif, il est le compagnon insoumis, accusé à tort, qui s’est

échappé du Joyau et s’est arraché aux griffes de la royauté sans se faire prendre. Aux yeux desrebelles,c’estunvraihéros.

—Tumesuggèresderesterassis,lesbrascroisés,pendantquelescompagnonscontinuentdesefairemaltraiteretdemourir?

L’existencedescompagnonsesttrèspénible.Beaucoupfinissentparsesuicider,semutiler,ousedroguer.Rye,lecamaradedechambred’AshquinousapermisdenouséchapperduCommerce,seshootaitauBleu,del’opiumliquide,quandjel’airencontréquelquesmoisplustôt.

Jeposemamainsursoncouettâchedeledétendreenlemassant.—Jesaisquec’estdur.Maisnousn’avonspaslechoix.C’esttroprisquépourtoid’allerdansle

Commerce.Iln’yaqu’àlaRoseBlanchequetuesensécurité.—Parcontre,toicen’estpasgravesitutemetsendanger?Vousalleztoutesd’instituteninstitut.

Cen’estpasrisquépeut-être?Laporteducottages’ouvreàlavolée.—Violet,tuesrevenue!Indim’attire de force dans ses bras etme serre contre elle. Elle est si grande quemon crâne

arriveàpeineauniveaudesonépaule.—Commentças’estpassé?Est-cequenousavonsdenouvellesalliées?— Oui, dis-je en lui tapotant le dos. Tout s’est bien passé. Je te raconterai tout, mais il faut

d’abordquejemangeunmorceau,autrementjevaistomberraide.—Biensûr.Tudoisêtreaffamée.Jevaistepréparerunen-cas.(EllesetourneensuiteversAshet

sesjouesrosissent.)Tuvoudraismangerquelquechoseaussi?Elleabeaulecôtoyerdepuisdesmois,ellenepeutpass’empêcherderougirensaprésence.En

bongentlemanqu’ilest,Ashfaittoujoursminedenerienremarquer.—Jevousrejoinsdansquelquesinstants,dit-il.Ilfautd’abordquejeramèneNavetàl’écurie.Ilmepressedoucement lamain ; ladiscussionen reste làpour lemoment.Encoreatteléeà la

charrette, la jument broute paisiblement. Il prend les rênes et conduit la bête jusqu’à la grange, àl’extrémitédelaclairière.Jelesuisduregard.Siseulementjepouvaissoulagersaconscience.

MaispasquestiondelelaisserretournerdansleCommerce.Ceseraitsignersonarrêtdemort.—Viens,Violet,ditIndidontlesyeuxsontaussirivésàlasilhouetted’Ash.Dis-moitout.Jeveux

savoircequis’estpassédanslesmoindresdétails.Ravenesttoujourslaconiqueetrâlequandonluiposedesquestions.

—Indi!(LavoixdeSilretentitdepuislacuisine.)Tesfichusmuffinssontentraindebrûler.Indilaisseéchapperunpetitcri,pivotesurelle-mêmeetdisparaîtàl’intérieur.Je m’attarde encore quelques instants sur la terrasse, m’imprégnant du soleil matinal. Il me

réchauffelesjoues,meprocurantunesensationdebien-être.Jetiensàmeraccrocheràcemomentdetoutesmesforcespourfaireensortequ’ils’imprimedansmamémoire.Jeleporteraiensuitedansmonespritcommeuntalisman,untalismanquinousprotégeradetoutescesténèbresdont l’avenirsembleêtrerempli.

Pourl’instant,jesuissaineetsauve,jesuisvivanteetensécurité,etjesuisentouréedesgensquej’aime.

J

4.

edorsquasimentjusqu’ausoir.Commetoujours,ledînersedérouledanslebruitetlesdiscussions.—Olive,tupeuxmepasserlasalade,s’ilteplaît?dis-je.Indi et Olive sont comme le jour et la nuit. La première est une grande tige blonde d’un

optimismepresquedéconcertant.Oliveestunepetitebrune larmoyantequinecessedeparler avecnostalgiedesonexpériencedansleJoyau.

—Mamaîtresseadorait la salade, fait-elle remarquer, le regardhumide,enmepassant leplat.Unefois,aupalaisduFleuve,onnousaserviunesaladeagrémentéedenoixdepécancaramélisées,etdefromagedechèvrefrais.Leplatétaitornéd’unefleurdelotus.Àl’intérieur,ilyavaitunoiseaudoréminiature.

Ellepousseunsoupirsonoreenconsidérantd’unairpiteuxsonassiette,unmélangedelaitue,detomatesetdeconcombre.

Siennarejetteenarrièresestressessoyeuses.—Tamaîtresseaimaitbientetenirenlaisseaussi,ironise-t-elleenallumantlebriquetqueSillui

a offert. (Une minuscule étincelle en jaillit.) Est-ce qu’il va falloir qu’on t’attache dehors la nuitvenue,commeuntoutou?

—Range-moiça,l’avertitSil.Oliveabatsafourchettesurlatableetselèvebrusquement.—Nemeparlepassurceton.—Tusaisquetuseraismorteàl’heurequ’ilestsiVioletnet’avaitpassauvée?poursuitSienna

enfourrantsonbriquetdanssapoche.—Çasuffit,intervientRaven.Lesquelquesbougiesdisposéesaucentrede la tables’allumentsubitement.Oliveseconcentre,

lessourcilsfroncés,etlesflammess’éteignentaussitôt.—Allons,s’impatienteSil.Siennalèvelesmainsenl’aird’unairinnocent.—C’étaitunaccident,jelejure.—Benvoyons,répliqueSil.Tumaîtrisesparfaitementtespouvoirsàprésent.Voilàdesmoisque

tun’aspasdérapé.—Etsinousrévisionsleplan?dis-jepourchangerdesujet.Tout le monde rouspète, à l’exception d’Ash qui est toujours taciturne pendant le dîner. En

général,ils’empressed’engloutirsonassietteavantd’allerseréfugierdanslagrangeaveclespoulesetleschèvres.EtNavet,lajument.

Navetétaitlesurnomqu’ilavaitdonnéàsapetitesœur,Cinder.Elleestdécédéeunmoisplustôtd’anthracose,unemaladiecauséeparl’inhalationducharbon.C’estLucienquiaappris lanouvelleviaundesescontactsdanslaFumée,unjeunegarçonquisefaitappelerleVoleur.Grâceàlui,Ashapufairesesadieuxàsasœurjusteavantqu’onnes’évadedececercle.JesupposequeleVoleuradûsetenirinformédelasantédeCinderparlasuite.

Ashavalesadernièrebouchéedepoulet,enfourneunepatate, semetdeboutetprendcongédenous.

—Mesdames.Ilposeunbaisersurlesommetdemoncrâneetsedirigeversl’évier.Ashconnaîtlachanson.Je

culpabilisedenepasl’incluredansnosprojets,surtoutaprèsnotredisputed’aujourd’hui.Maisjen’ypeuxrien–cesontlesProtectricesquidoiventdétruirelemur,etAshn’enfaitpaspartie.

Jem’approche d’une armoire et récupère quelques parchemins parmi lesquels une carte de lavilleetleplandelaSalledesVentes.

Jedéroulelacarteaucentredelatable.— Bon. Dans quelques jours, nous nous rendrons à Westgate. Sil, vous resterez ici et vous

coordonnerezl’opérationavecleSiffleur.«IlnousresteencoreàrallierquatrefillesdeWestgate,septdeNorthgate,etcinqd’Eastgate.(Je

posel’indexsurlesnombresgriffonnésàcôtédechacundesinstitutsconcernésavantd’effaceràlagommelechiffre3inscritprèsdeSouthgate.)Indi,SiennaetOlive,laveilledelaVente,vousvousrendrezdansvosinstitutsrespectifsetvous…

—…resterezplanquéesjusqu’aulendemain,m’interromptSiennad’untonlas.— Nous pénétrerons dans chaque institut avec l’aide d’une fille capable de se connecter à la

Terre,ajoutevivementIndi.—Ensuitenousnouscacheronsdansleswagonsjusqu’audépartdutrainpourlaVente,achève

Olive,unelueurdanslesyeux.Unefoisenroute,nousneutraliseronslesgardiennesetlemédecin.—Sanslestuer,Olive,dis-je.Onsecontenteradelesassommer.— Je suis certaine qu’ils ne nous poseront aucun problème.Dans notre train, il n’y avait que

CharityetleDrSteele.—Northgateenvoiesystématiquementtroisgardiennesparconvoi,commenteSienna.—Quandbienmême,dis-je.Nousseronsplusnombreusesqu’eux.—Lerisque,c’estquelesrégimentairesvouscueillentàlaSalledesVentes,nousrappelleSil.—Garnetestchargédedétournerleurattentionlepluslongtempspossible,dis-jeenroulantla

cartepourétaleràlaplacelesplansdelaSalle.Dureste,n’oubliezpas,sijamaisilarrivequoiquecesoit dans le train, si l’on vous met la main dessus ou… ou que sais-je encore, rendez-vousdirectementaupieddumur.Notreobjectifpremierestdeledétruire,pouraffaiblirlaroyauté.Maistoutebarrièreabattueseradéjàunevictoirepournotrecause.

Olivefaitlamouesansriendire.LeplandelaSalledesVentessediviseenplusieurspagescarnonseulementlebâtimentcomprenddemultiplessalles,maisilsedéploiesurplusieursniveaux.Jemaintienslesfeuillesétaléesàl’aidedenosassiettesetdenosverres.

LaSalledesVentesestcomposéed’unimmensedômecentralflanquédedômespluspetitsetdetourelles.Elle abrite diverses pièces où la royauté se divertit avant laVente. Sans oublier bien sûrl’amphithéâtreoùlaVentesedéroule.Maiscommenousl’arappeléLucien,auxétagesinférieurssetrouventaussilessallesd’attenteetdepréparation,unegaresouterraine,ainsiquelesantichambresoùsontstationnéslesdomestiquesetlesboudoirsoùlesjeunesfemmespeuventserepoudrerlenez.

Enfin,ilyaleschambresfortes,oùsontcensésseréfugierlesnoblesencasdedanger.Lesportesdecespiècessontblindées.C’estlàqu’onlesenfermeraletempsquelemurs’effondre.

LaVenteauxEnchèresestl’événementsocialleplusprisédel’année.Touslescouplesmariésdelaroyautésontautorisésàyassister,nousaconfiéLucien,autrementdit,pasbesoind’uneinvitationpours’yrendre,contrairementaubaldel’Exéteurouàunsimplegala.Encetteoccasion,lamajeurepartiedelaroyautéseraréunieenunseuletmêmelieu.Uneoccasionenor.

—Nousarriveronslà,dis-jeenindiquantsurleplanlagaresouterrainesituéeauderniersous-sol du bâtiment. Nous devrons nous tenir prêtes. Sil a raison, les régimentaires seront là pourréceptionnerquatretrainsqu’ilscroirontchargésdejeunesfillesinanimées.EtilsepeutqueGarnetnepuissepaslesretenirbienlongtemps.Ilfaudraqu’onseprépareàsebattre.

—D’autantplusquelamajoritédesrégimentairesqu’ilaralliésànotrecausenetravaillentpasdansleJoyau,faitremarquerRaven.D’aprèslui,lesmilitairesduJoyausontlespires.

Enunriendetemps,Garnetestpassédefêtardindisciplinéàcitoyenmodèle.Lesnoblesoccupentsystématiquementlafonctiond’officier,maisils’agitavanttoutd’untitrehonorifique.Aucund’entreeux ne sert dans l’armée. Cependant, lorsque Garnet s’est porté volontaire au moment où l’onrecherchait activement Ash, il s’est rendu compte que régnait parmi les régimentaires un certainmécontentement,surtoutauxéchelonslesplusbas.Etilaréussiàtournercelaànotreavantage.

—Siseulement ilyavaituneautreoption,soupire tristement Indi.Unemanièrequinousévited’avoirrecoursàlaviolence.

—Tuveuxpeut-êtrequ’onsebattecontreeuxàcoupsdecâlins?ironiseSienna.—L’amourestplusfortquelahaine,rétorqueIndi.—Laviolenceestnotreseuleoption.Inutiled’endébattre,dis-jesansdonnerl’occasionàSienna

de contester. Une fois dans la Salle, il faut agir vite et de concert. Nous devrons contenir lesrégimentaires.Causerunmouvementdepaniquegénéralequipousseralesmembresdelaroyautéàallerseréfugierdansleschambresfortes.Ensuite,nousrejoindronslemur.

—Ettouteslesdeux,nousdonneronslesignal,complèteSiennaenrallumantsonbriquet.J’acquiesced’unhochementdetête.—Exactement.—Ceseraalorsledébutdel’embrasement,seréjouit-elle.Laflammedubriquetsereflètedanssesyeuxnoirs.Pour que notre plan fonctionne, le timing est essentiel.Quelques jours avant lesEnchères, des

bombesserontplacéesdanslesdernièresplacesfortesdelaroyauté,leslieuxclésquiontjusque-làéchappé aux attentats. Un maximum de rebelles se rassemblera dans le Commerce. Le jour de laVente, ils sepositionneront aupieddumurqui sépare leCommercedu Joyauenattendantque lesProtectricesl’abattent.Matâcheestdegrimperaussihautquepossibledansl’unedescinqtoursdubâtiment.Sienna invoquera leFeu tandisque je feraiappelà l’Airet,ensemble,nouscréeronsuneflammeassezvivepour êtrevuede toute la ville.Le signal pourdéclencher lesbombes. J’agiraisseulesic’étaitpossible,maisnousnepouvonsmalheureusementmanipulerqu’unseulélémentàlafois.

Ensuite,ceseraledébutdel’embrasement,commel’asibienditSienna.Je passeméticuleusement en revue chacune des feuilles qui constituent le plan de la Salle des

Ventes. Je faisglissermon index le longdesdifférents couloirs, teste lamémoiredes filles en lesquestionnant–oùmènetelcouloir,àquellepièceconduittelescalier,combiend’étagescomprendlebâtiment, quelles pièces se trouvent à chaque niveau, où sont les chambres fortes, les différentessortiesetentrées.Siennafinitparlâcherunsoupirexaspéré.

—Violet, c’est bon, on a compris ! On a répété cet exercice un million de fois. Je pourraisdessinercesplansdansmonsommeil.

Jenesuispasd’accord.—Ilfautqu’onsoitparfaitementpréparées.Lesautresfillesnesaurontrien.Ellesn’aurontpaseu

l’occasiondevisualiseretmémorisercesschémas.Nousseronsleurguide,qu’onleveuilleounon.Etpourcela,ilfautquenoussachionsexactementoùnousallons.Onn’apasdroitàl’erreur.C’estnousquilesavonsembarquéesdanscettehistoire,ànousdenepasleslaissertomber.

Siennaparaîtlégèrementembarrassée.IndifroncelessourcilsetOlivefixesonassiette.Ravenmeprendlamain.—Net’enfaispas,Violet.Onseraàlahauteur.J’enroulelescartesetlesrange.Unsentimentdemalaisegranditaucreuxdemonventre.Toutça,

jelefaispouraiderlesmèresporteuses.Maispendantcetemps,masœurestemprisonnéeaupalaisduLac.J’auraibeauapprendretouslesplansaumonde,celanechangerarienàsasituation.Jemesensterriblementimpuissante.

VoilàdesmoisqueladuchesseaannoncéqueHazelétaitenceinte.A-t-elleaujourd’huiunventrerond comme Raven à l’époque de notre captivité ? Le médecin la torture-t-il avec le pistoletstimulant?JenesaismêmepassiHazelpossèdelegènedelamèreporteuse.Onl’aenlevéeàmamère avantqu’elle ait été testée à la cliniqueduMarais.Mais c’est forcément le cas, sinonelleneseraitd’aucuneutilitéàladuchesse.

Siseulementjetrouvaisunmoyendelavoir,desavoirqu’ellevabien.Siseulementjepouvaislarassurer,luidiredetenirbon!

Unefoisledînerfini,OliveimploreSildesortirleLivre.Le Livre n’en est pas vraiment un. Il s’agit davantage d’une compilation de divers fragments

récupérésdansquantitéd’ouvrages.LucienamisdesannéesàlesréunirpourSil,dérobantdespagesdestextesancestrauxjalousementgardésparladuchesse.Misboutàbout,ilsracontentl’histoiredesProtectrices, de cette île avant qu’elle ne devienne la Cité solitaire. Toutes les filles de la RoseBlancheadorentlelireetlerelire.Ycomprismoi.

«CetteîlesedénommaitExcelsior,leJoyaudelaTerre.»Olive seblottit contremoi tandisquenousparcourons lespages abîméespar le temps. Je suis

surprise qu’elle raffole tant duLivre – d’autant qu’il décrit la violence dans laquelle s’est faite lacolonisation de l’île, la royauté n’ayant pas hésité àmassacrer une grande partie de la populationautochtone pour s’approprier Excelsior.Mais le Livre évoque aussi Bellstar et Ellaria, des terressituéesdel’autrecôtédel’océan;etjepensequel’idéequ’ilexisteunmondeau-delàduGrandMurluiparle…ToutcommeLePuitsauxSouhaitsmeparlait quand j’étaisgamine.Enoutre,Olive seraccrocheàlapartdemystèreetdemagiedécritedanscespages.

A-t-elleconsciencequ’ellefaitpartieintégrantedecettemagie?Lasallebaignedanslesilence.SiennafaitlavaisselleetIndil’essuieenfredonnant.Assisedans

sonfauteuilàbasculeaucoindufeu,Silsiroteunverredewhisky.Ravenestinstalléeparterre,àmespieds,latêteposéesurmesgenoux.

—Comment est-ce que tu t’imaginesBellstar ? demandeOlive. Si seulement nous avions desimages.

—C’étaitsûrementunendroittrèsriche,dis-je.Ilsontconstruitdescentainesdenavirespourselanceràlarecherchedenotreîle.

—Queleurest-ilarrivé?—Auxnavigateurs?

—Auxnavires.Jepassemesdoigtssurlespagesoùl’encres’estestompéeaufildessiècles.—Jenesaispas…L’arcanesemetàvibrerdansmachevelure.ToutlemondeàlaRoseBlancheestaucourantde

sonexistence.C’étaitdevenutropcompliquépourmoidelaleurcacher.J’extirpelepetitdiapasonenargentdemesbouclesetilsemetàflotternonloindemonvisage.

—Allô?Ravenseredresse.Onnepeutjamaissavoirsic’estLucienouGarnetquinouscontacte.— Alors ? s’enquiert Lucien d’une voix pleine d’appréhension. Comment s’est passée votre

excursion?J’esquisseunsourire.—Bien.Commed’habitude.NousenavonsfiniavecSouthgate.Ilnenousresteplusquelestrois

autresinstituts.—Etàpeineunmoisd’icilegrandjour,fait-ilremarquer.Monventreseserreàcetteidée.Denouveau,monespritsetourneversmasœur.Unmois,cela

mesembletellementloin.Tienslecoupencoreunpetitpeu,Hazel.Jenevaispastarderàvenir.—CommentvontleschosesdansleJoyau?Autrementdit,commentvaHazel?Lucienconnaîtlecode.Ducoup,lorsqu’ilsemetàbabiller,je

trouveçalouche.—C’est très agité, comme toujours à l’approchedesEnchères.Évidemment, c’est encore pire

cetteannéevuquelescerclesinférieurssontenproieauxtroubles.Maisc’estcommesilaroyauténelisaitpaslesjournaux.LadydelaPluienecessedesevanterdelasoiréequ’elleorganiselesoirdelaVente.Àl’entendre,elleprévoitunrepasavecunevingtainedeplatssuccessifs.Maisjenesuispasdupe.Elleaenvoyéunecentained’invitationsàl’Électrice.Etmaintenant,ilfautquejeréceptionneunconvoi en provenance de laMaison de la Flamme.Des viandes épicées, du safran, et de la crèmefraîcheissuedelaFerme.Elledoitarriverdemain.Commesijen’avaispasd’autreschatsàfouetterencemoment.Entre-temps,ilyaeutroisnouvellesarrestationsdansleCommerce–ils’enestfalludepeu,j’aieupeurqu’ilsn’aientcapturéundemesacolytes–,etuneautrebombeaexplosédanslaFumée,sansmonavalvousvousendoutez–c’étaituntravaildecochon,unebombepleined’éclatsd’obus… Du coup, ce quart-là est à présent placé sous rationnement de nourriture. Même lesrégimentairesensubissentlesretombées.Sinon…

Jel’interromps.—Commentvamasœur?Ilmarqueunepause.Devantsonsilence,moncœurcessedebattreuninstant.—Quesepasse-t-il?—Rien.Rien.Enfinrienquijustifiequevousvousfassiezdusouci.Raventournelatêteversmoi,sonregardrivéàl’arcane.Silaposésonverredewhisky.—Permettez-moid’enjugerparmoi-même.—J’ai un…mauvais pressentiment. Je n’en ai pas la preuve,mais je crains que l’Électrice ne

préméditeun…accident.Poursedébarrasserdevotresœur.—Pardon?Jemelèved’unbondcommesijepouvaisvolerausecoursdeHazelàlaseconde.Ilfautquejela

protègecoûtequecoûte.—Enfin,Lucien!Vousêtesàsonservice.Découvrezcequ’elletrameetempêchez-lad’agir!

—Jenesuismêmepassûrqu’ellemanigancequoiquecesoit,répliqueLucien.Jesaisjustequeplusl’Exéteursemontreenthousiasteausujetdecesfiançailles,pluselleenrage.Elleafaitquelquesremarquesquim’amènentàpenserque…

—ElleélimineraitHazelparpurecruauté,dis-je.Elleenseraitcapable,rienquepoursevengerdeladuchesse.

—Oui,maisvoyez-vous…—Bon sang !Cesgensn’ont-ils pas consciencequeHazel est un êtrehumain ?Qu’elle est la

sœur,lafille,l’amiedequelqu’un?—Non, répond sèchementLucien.Et ilme semble quevous êtesmieuxplacéequequiconque

pourcomprendrecela.Sesmotsmetranspercentcommeunelame,mais ilsnesontrienencomparaisonde l’idéeque

Hazelrisquedesefaireassassiner.Jepensaisquej’auraisletemps.Letempsdeparvenirjusqu’àelle,delalibérer.Letempsdeluiexpliquer,letempsdem’excuser.

Luciennepeutrienpourelle.Ilnepeutpaslasurveillervingt-quatreheuressurvingt-quatre.Ilad’autrespriorités.Etmalgré toute sonaffectionpourmoi, il sacrifierait sanshésiterHazel afindesauverlaCitésolitaire.

—JemerendsauJoyau.Dèscesoir.—Violet,nesoyezpas…— C’est décidé. Que feriez-vous s’il s’agissait d’Azalea ? C’est ma faute si Hazel se trouve

prisonnière.Laduchesse l’aenlevéepourm’atteindre.Je lesais.Je lesens.Si jenevolepasàsonsecours,elle…

Impossibled’achevermaphrase.—Etcommentavez-vousl’intentiondevousyrendre,Violet?—Jevaisprendreuntrainjusqu’auCommerce.Jepeuxcreuseruntunnelsouslemurd’enceinte

duJoyauaussifacilementquejel’aifaitàSouthgate.Bon,ceneserapeut-êtrepasaussifacile,maisl’idéeestlamême.— Non seulement c’est un plan trop téméraire qui risque de nous compromettre tous, mais

qu’avez-vousprévudefaireunefoisdansleJoyau?Rejoindrelepalaisdeladuchesseetsonneràsaporte?Réfléchissez,Violet.L’enjeudépasselesconsidérationsd’ordrepersonnel.

—Écoutez,sijenetentepasdesauverHazelmaintenant,alorsj’ignorepourquoijemebats.—Onpourraitvousreconnaître,rétorqueLucien.C’esttroprisqué.Je manque alors de m’étrangler : une idée m’est venue – une idée insensée, peut-être même

irréalisable. Mais à ce stade, je suis prête à tout. Sans mot dire, je pivote sur moi-même et meprécipiteàl’étageenignorantlesremarquesdeSiletdeRavenainsiquelavoixmétalliquedeLucienexigeantdesavoircequisepasse.

Ashetmoidormonsdanslagrange,toutefoisnousstockonsnosvêtementsdanslachambredeRaven, où sont rangés d’autres habits amassés par Sil au fil des ans. Il y a une robe dont je mesouviensdistinctementcarellemerappellecellesqueRavenetmoiportions lorsdenotrepassagedans leCommerce.Une robededomestique. Je farfouilledans l’armoire, finisparmettre lamaindessuset l’arracheaucintre.C’estunesimplerobemarron,unpeuserréeauniveaudelapoitrine,maiselleferal’affaire.Jel’enfileetétudiemonrefletdanslemiroir.Lentement,jeportelamainàmatêteetglissemesdoigtsdansmescheveux.

Un:levoirtelqu’ilest.Deux:selereprésentermentalement.Trois:leplieràsavolonté.Mon crâne me picote l’espace de quelques secondes tandis que ma chevelure passe

progressivementdubrunaudoré.J’aiusédumêmesubterfugepourdéguiserAshdansleCommerce.

Commechaquefoisquej’airecoursàunAugure,unedouleurpalpiteàlabasedemoncouetjesuisprised’uneviolentemigraine.Jetournelatêted’uncôtépuisdel’autreenexaminantmesnouvellesmèchesblondes.

Le vrai problème, ce sontmes yeux. Si je ne peux pas en changer la couleur, la duchessemedémasqueraenmoinsdetempsqu’ilnefautpourledire.

Je ferme les paupières. Je pense pouvoir réaliser cette opération sans avoir à appliquer mesdoigts surmes iris. Il suffit que jeme concentre à fond sur ce que je souhaite. L’image se formenettementdansmonesprit.

Un:levoirtelqu’ilest.Deux:selereprésentermentalement.Trois:leplieràsavolonté.Cettefois,l’Auguremefaitsouffrirlemartyre.Jehurleenpressantmesmainscontremesyeux.

Ilsfrémissentdansleursorbitesetmebrûlentcommedepetitesboulesdefeu.Ladouleurdevientviteinsoutenable;jesuissurlepointdecraquerquandellecessebrusquement.Jeresterecroquevilléeuninstant,lesoufflelourd.

Lorsquejerouvrelesyeux,uneinconnuemefixedanslemiroir.Uneblondeauxyeuxvertsquipossède mon nez et mon menton. J’emploie rapidement le deuxième Augure, la Forme, pourremodelerleslignesdemonvisage.Celamefaitpresqueaussimalquepourmesyeux,maisaufinal,jemeretrouveavecunmentonplusarrondi,unfrontpluslargeetunnezlégèrementplusépaté.

—Violet,qu’est-cequetu…?(Ravens’estfigéesurleseuiletmeregardebouchebée.)Qu’est-cequetuasfait?

—JeparspourleJoyau,dis-jeenpassantdevantelleetenredescendantaurez-de-chausséeoùLucienestsansdouteencoreentraindes’énerverdansl’arcane.

Quandjepénètredansleséjour,Olivepousseuncriaigu.Indilâchel’assiettequ’elleestentraind’essuyer. Sienname contemple, les yeux écarquillés. Sil paraît surprise,mais une lueur de fiertébrillebientôtdanssonregard.

—Jeluiavaisbiendit,fait-elleremarquerencoupantlaparoleàLucienquipesteencoredansl’arcane.Tuesunesacréetêtedemule,toi!

—Quesepasse-t-il?s’emporte-t-il.Quiacrié?Sil,répondez-moi!—JeparspourleJoyau,Lucien.JevaismerendreaupalaisduLac.Jevaisveillersurmasœur

jusqu’auxEnchères.Lucienéclatederire.Enfait,ilritsifortqueSiletmoiéchangeonsunregardinquiet.— Navré, Violet. Mais c’est trop, même venant de vous. Vous avez prévu de vous promener

librementdanslepalais?Ilnefaudrapasbeaucoupdetempsàladuchessepourvousdémasquer…Commentferez-vousensuite?Commentavez-vousl’intentiondeprotégervotresœurunefoisqu’onvous aura jetée dans un cachot ?Àmoins que la duchesse ne vous tue pour se divertir un peu, àprésentqu’ellen’aplusbesoindevotrecorpspourproduireunenfant.

—Lucien,l’interromptSil,lementonappuyésursesmains.End’autrescirconstances,jeseraisdevotreavismais…jenepensepasqueladuchessepuisselareconnaître.

—Etcommentcelaserait-ilpossible?—Parcequ’elleaprisl’apparenced’uneautrepersonne.C’est…impressionnant.Siennaaquitté lacuisineet s’estapprochéesansque jem’enaperçoive.Elle tend lamainvers

moietentortilleunedemesmèchesblondesentresesdoigts.—LaCouleuretlaForme?s’enquiert-elle.(J’acquiesced’unhochementdetête.)Est-cequeça

t’afaitmal?Jefaislagrimace.Siennam’adresseunsourireespiègle.

—Ashvafairedanssaculotte…—Commentça,l’apparenced’uneautrepersonne?nousinterromptLucien.—J’aiemployélesAugurespourtransformermonvisage.(Deslarmesjaillissentdemesyeuxet

frémissent surmes joues encore bouillantes.) Je vous en prie, Lucien. Aidez-moi. Il s’agit demasœur!

Jeme rappelle le Jour du Jugement. C’est la dernière fois que j’ai vuma famille tout entièreréunie.Hazelétait furieusecontremoi ;ellecroyaitqueje l’avaisabandonnée.Elle ignoraitquejen’avaispaseuledroitdeluiécrire,queSouthgatenousimposaitunrèglementtrèsstrict.

JeconnaislesrèglesduJoyau.Etiln’estpasquestionquemasœurpenseunefoisencorequejel’aiabandonnée.

U

5.

nsilencepesants’ensuit,scandéparlesbattementsassourdissantsdemoncœur.—Ilfautd’abordquej’enparleàGarnet,répondsèchementLucien.Nefaitesriend’irréfléchi

d’icilà.L’arcanes’éteintetretombeparterre.Jeleramassed’unemaintremblante.—Jenepeuxpaslalaisserlà-bas,dis-jeenm’effondrantsurlecanapé.(Ravens’assiedàcôtéde

moi.)Elleesttouteseule.—Jesais,répliqueSild’unevoixoùperceunecertainedouceur.Nous patientons pendant ce quime semble des heures. L’arcane reste silencieux.Au bout d’un

moment,jefinisparmelever.—Jeferaismieuxd’allertrouverAsh.Ilsedemandeprobablementoùjesuis.Jenepensepasquelanouvelleleravira.Àl’instantoùjememetsdebout,l’arcanes’anime.—Alors,ditGarnet,j’aicruentendrequevousvouslanciezdansunemissionsouscouverture?—Hazelestendanger.Ilfautquejeveillesurelle.Jedoisfairemonpossible.—Eh bien, on peut dire que vous c’est votre jour de chance, rétorqueGarnet. Car il s’avère

justementquejeconnaisuneMaisonroyaleàlarecherched’uneemployée.—Vraiment?—Oui. Lamienne.Mon épouse a besoin de sa propre camériste. (Raven se raidit demanière

presque imperceptible à la mention dumot épouse.) Voilà des mois que Coral tente en vain d’entrouverunemaisMèrerejettetousseschoix.Jusque-là,jenemesuispasmêlédecettehistoirecarilmesembleinutiledemedisputeravecmamèrepourunsujetaussitrivial.Et,franchement,queCoralaitunefemmedechambreest lecadetdemessoucis.Aussi, jemecontenteraid’annoncerà tout lemondedèsdemainquejevousaiembauchée.Çanesurprendrapersonnevenantdemoi–unecertainetouched’arrogance, un soupçond’indifférence à l’égard des désirs demamère. (Jem’imagine lalueurespiègledanssonregard.)Jevousindiqueraiqueltrainprendredemain.Jesuispersuadéqu’unnouveaugroupededomestiquesseprésenteraaupalais–toutlemondes’agitedanstouslessensiciàl’occasiondesEnchères.Jeferaisavoirquenousattendonsvotrearrivée.

—Merci,Garnet!—Cen’estrien.Dites-moi,est-cequeRavenseraitdanslesparages?—J’aibiencruquetuneposeraisjamaislaquestion,réplique-t-elleenesquissantunsourire.—Lesaffairesavantleplaisir,toujours.Tuasletempsdeparlerunpeu?Ravenéclatederire.—Cen’estpasmoiquiaiune femmefolleà lieretunemèreautoritaire. Jesuis librecomme

l’air.

—EnrevanchetuasSil,etcen’estpaslafemmelaplusagréableaumonde.Jevoustaquine,Sil,s’empresse-t-ild’ajouter.

Ravenemportel’arcanesurlaterrasseàl’avantdelamaison.JeprendscongédeSiletdesfillesetmedirigeverslagrangepourannoncerlanouvelleàAsh.

Quandjeleretrouve,ilsetientprèsdel’enclosdeschèvres;l’unedesbêtesluireniflelamainàlarecherched’unefriandise.

Jel’observeensilencependantquelquesinstants,lacarruredesesépaules,l’angledesonbras,ladouceur de ses caresses tandis qu’il gratte l’oreille d’une chèvremouchetée. Je savoure le calmeavantlatempêtequejevaisprovoquer.

—Ash?Ilseretourneetsursauteendécouvrantmonnouveauvisage.—Violet?—C’estbienmoi,dis-jeenfaisantunpasenavant.Il se rapproche de moi, examine mes yeux, mon nez et mes cheveux d’un air légèrement

émerveilléetsurtouttrèsperplexe.—LesAugures?devine-t-il.(Jehochelatête.)Pourquoi?JeluifaispartdecequeLucienm’arapporté,dudangerquiguetteHazel,dufaitqueGarnetest

surlepointdem’embauchercommedomestiqueaupalais.Sonexpressionpassedel’incrédulitéàlafureur.

—Tuessérieuse?s’écrie-t-il.TuvasquitterlaRoseBlanche?LaissertomberleplanquetuasélaborépourterendreàlaplacedansleJoyau,ettejeterdanslagueuleduloup?

Jedéglutisavecpeine.—Oui.—Trèsbien.Il pivote sur lui-même et emprunte l’échelle jusqu’au grenier à foin. Il jette quelques effets

personnelsqu’ilconservelà-haut,unechemisederechange,samontreàgousset,laphotographiedesafamillequ’ilarécupéréechezMmeCurio,puisilredescend.

—Jeviensavectoi.—Quoi?Non,Ash,tunepeuxpas.—Ettoisi?—J’ai changémonvisage ! Jen’aipasunearméede régimentairesàmes troussesayant reçu

pourordredemezigouiller.Garnetveillerasurmoi.Jenerisquerien.—Garnetadéjàsamission,rétorqueAsh.Ilnepeutpastoutmettredecôtépourgarderunœil

surtoi.(Ilsemetàfourrersesaffairesdansunepetitesacoche.)ToutlemondedanscettefichueCitéaunrôleàjouerdanscetterévolution,saufmoi.(Ilpassesonsacenbandoulièreetmejetteunregardfoudroyant.)Quandest-cequ’onpart?

J’attendsquelquesinstants,letempsquesarespirationsecalme.Puisjefaisquelquespasversluietluicaresselajoue.

—Ash,tunepeuxpasvenir.Tun’iraispasplusloinqueleCommerce.—Cessedechercheràmeprotégerenpermanencealorsquetutemetstoi-mêmeconstamment

en danger. (Les poules, nerveuses, commencent à caqueter tandis qu’il arpente la grange.) Tumerépètessanscessed’êtrepatient,denepasprendrederisques.Etsiçanemesuffisaitpas?Etsi jevoulaisprendrevéritablementpartàcetterévolution,entouteconnaissancedecause?Parcontretoi

tu t’envolespour le Joyausuruncoupde tête, et tu t’attendsàceque tout lemondecomprenneetsoutiennetadécision.Ehbien,non,Violet,pasmoi.Jenecomprendspas.

—Hazelestendanger.—Commenoustous!Navethennitensecouantlacrinière.Ilcaressesonencolurepourlacalmeretpoursuit.—Tune terendspascomptede l’hypocrisiede lasituation?Tunevoispasàquelpointc’est

injusteque tu t’autorises tous les risquesquandmoi je suiscloîtré ici?Lescompagnonssontmesfrères, ma famille, et ils souffrent autant que les mères porteuses.Mais comme ils n’ont rien despécial,toutlemondes’enfiche.Qu’est-cequeçapeutbienfairequ’onlesmaltraiteetlesexploite?Après tout, ce sont des jolis cœurs qui ne sont bons qu’à être baisés, n’est-ce pas ? À quoi bonprendreencompteleuropinion?

—Cen’estpaslaquestion…ils’agitdeHazel,Ash.Masœur.TuferaispareilpourCinder.Àpeinecesmotsont-ils jaillidemabouchequeje lesregrette.Jamaisjen’auraisdûdirecela.

Ashredressebrutalementlatêteetmedécocheunregardsinoirquej’aimeraisdisparaîtresousterre.—Tais-toi,dit-ilfroidement.Mesjouesmebrûlent.—Désolée.Jedisseulementquenousavons tousdesêtrescherspourquinousserionsprêtsà

toutsacrifier.—Etquimereste-t-il,Violet?Toi.Jen’aiplusquetoi.(Ilfaitglisserlesacdesonépauleetle

laissetomberparterre.)Maistupensesêtrelaseuleapteàfairedeschoixcompliqués.Tun’aspasl’airdecomprendrequetesdécisionsaffectenttouttonentourage,ycomprismoi.

Ilm’observeensilencependantquelquessecondes.Puisilsecouelatête,pivotesursestalonsetdisparaîtd’unpasfurieuxdanslanuit.

LorsqueRavenpasseparlagrangepourmerendrel’arcane,ellesentimmédiatementquequelquechosenevapas.

Jen’aipasbesoindeluiraconternotredispute.Elleadûentendrelatempêtequifaitragedansmatête.Elle déplace lemannequin de paille sur lequelAsh lui fait pratiquer coups de poing et prisesd’étranglement, m’attire sur un ballot de foin pour m’y asseoir et drape son bras autour de mesépaules.

—Ashapeurpourtoi.Ilestencolère,tente-t-elledemerassurer.Etilnedemandequ’àêtreutile.—Jecomprends,maisj’ail’impressionqu’ilneserendpascomptedudangerqu’ilencourten

quittantlaRoseBlanche!Cen’estpasquejenecroiepasenlui…—Vraiment?Sontonn’estpasceluidujugement,toutefoissaquestionmesurprend.—Qu’est-cequetuveuxquejeluidise?Oui,Ash,superidée,vadansleCommerceetcroisons

lesdoigtspourquepersonnenetereconnaisse?—Ilyacertainespersonnespourquiils’inquièteluiaussi.Malheureusementdanscettemaisonil

n’est question que des mères porteuses. On ne parle jamais des compagnons. Personne n’y faitallusion.NiLucienniGarnet…Nousmenonschacunnotrecombat.Jen’aipasplusenviequeluiquetu retournes dans le Joyau. Seulement, je sais qu’il est inutile de chercher à t’en dissuader. Je teconnaissuffisammentbien.(Ellemedonneunlégercoupd’épaule.)Tuasintérêtàêtreprudente.EtàveillersurGarnetpourmoi.

J’esquisseunsourirebienquemarécentedisputeavecAshmepèseencoresurlecœur.—Oui,madame.

—Jemedemandeàquoiressemblesafemme.—D’aprèslui,elleestplutôtinsipide.Engénéral,Garnetéviteaumaximumd’évoquersonépouseàmoinsd’yêtrecontraint.Surtout

enprésencedeRaven.D’unbond,elleselève.—Tuvasdoncjoueràlasoubrette.Çapeutnousservir.Tuvaspouvoirtâterleterrain,constater

lestensionsauseindelaroyauté,etvoirsinousnepouvonspasentirerprofit.Ravenchercheàresterpositive.J’apprécie.—Oui…Est-cequ’ilestrentréàlamaison?—Non,répond-elle.Jenesaispasoùilest.Jelaprendsdansmesbraspourluidirebonsoiretmeprépareàalleraulit.Jemehissejusqu’au

grenieràfoinaveclasacoched’Ash.Jem’allonge,fermelesyeuxet tâchede trouver lesommeil.Maisdes imagesmehantent. Jeme figure l’Électriceversant dupoisondans leverredeHazel. Jel’imaginepayerquelqu’unpourlapousserdanslesescaliersoul’étoufferpendantqu’elledort…

Non,c’estimpossible.Hazelestconfinéedansunepièce,àl’intérieurdupalais.Personnenepeutluifairedemalàpartirdumomentoùelleestisolée.

Je rouvre les paupières et contemple le plafond de la grange, m’efforçant de chasser mafrustrationetmesdoutes.J’aitoujourscruqu’ilmeseraitfaciledefairelebonchoix.Maisàprésent,jem’apprêteà laisser tombermonpropreplanpourmelancerdansunemissionimprudente.Jenereconnaismêmeplusmonrefletdanslemiroir.

L’échellesemetàgrinceretjemeredressecommeundiablesortdesaboîte.Ashsefaufileàmescôtés.—Jesuisvraimentdésolée,dis-je.Jenevoulaispas…—Chut.Il pose ses lèvres sur les miennes, ce qui me fait frémir de plaisir. Je l’attire contre moi,

réconfortéeparsaprésence,lachaleurdesoncorps,l’odeurdesapeau.—Jeneveuxpasqu’onsedispute,dit-il.—Moinonplus.Ilfaitcourirsesdoigtssurmoncouetmondécolleté.Jeneportequ’unelégèrecombinaisonetsa

caressemeprocurededélicieuxfrissonstandisquesamainglisselelongdemonventre.—Tuasdéjàpenséà…cequisepasseraitensuite?murmure-t-il.—Ensuite?dis-je,déconcentréeparsontoucher.Sesdoigtsdessinentuncercleautourdemonnombrilpuiss’égarentsurmahanchedroite.—Aprèstoutça.(Seslèvressontsurmoncou.)UnefoisHazeltiréed’affaire.Unefoislecombat

terminé et les murs abattus. Après la révolution. Imagine que nous sortions vainqueurs. Que laroyautésoitrenversée.Quevoudras-tufaire?

—Jel’ignore,dis-jetandisqu’ilmepresselacuisse.Jen’yaijamaisvraimentsongé.—Toutecetteénergiedépenséeàéchafauderunplan,ettun’aspaslamoindreidéedecequetu

veuxaprès?—Peut-êtrequejen’arrivepasàimaginerqu’onpuisseremporterlabataille.—Oubienpeut-êtrequetuaspeurdel’avenir.Jeplacemondoigtaucreuxdesoncouetydéposeundouxbaiser.—Ettoi,qu’est-cequetuvoudraisfaireensuite?Samainsefigesurmongenou.—Rien,dit-ilens’éloignantdemoi.

Saréactionmefaittiquer.Jemeredresse.—Ohé,dis-jeenglissantmesdoigtsdanssatignassepourl’empêcherdes’échapper.(Dansses

yeuxsereflèteleclairdelunequis’estfrayéuncheminjusqu’ànotrelit.)Tupeuxmeledire.Illâcheunsoupir.—J’aimeraisêtreagriculteur.J’attendsqu’ilpoursuivemaisiln’ajouterien.—C’esttout?—Tune trouvespasçastupide?Avec toutes lesbelleschosesauxquellesnousavonseuaccès

dansleJoyau–leshabits,lanourriture,larichesse–tunet’étaispasimaginéquej’aspireraisàplus?—Jepensequetoutceluxeauquelnousavonsgoûtéfut trèscherpayé.Jemefichedeneplus

jamaisrevoirdedrapd’ordemavie.Oùvoudrais-tuavoirtaferme?Ils’étendàcôtédemoi,latêteappuyéesursamain.—IlyaunendroitenruineàenvironseptkilomètresduvillageduSiffleur.C’estOchrequime

l’amontré.C’est l’unedenosplanques. Jemevoisbien…retaper lamaison.Peut-êtrequeSilmevendraitunechèvreetquelquespoules. Jemeprocureraisdesgraines. J’aimeraisbien travailler laterre.Etj’aimelesanimaux.Çameplairaitdemangercequipoussedansmonjardin,detoutfairedemespropresmains.D’avoirunvraifoyer.

Leslarmesmemontentauxyeuxlorsquejeprendsconsciencequejenefigurepasdansletableauqu’iladépeint.

—Oh,dis-jed’unevoixéraillée,c’estunchouetteprojet.—Tupleures?demande-t-il,stupéfait.—Non.Jesuisunepiètrementeuse.—Violet,jenet’aipasoubliée.J’aimeraist’incluredansmesprojets.Maisjeneveuxpasteles

imposer,j’ignores’ilssontenaccordaveclestiens.Tuasledroitdechoisircequetuveuxfairedetavie.

—Etsitesprojetsmeplaisent?Etsijevoulaist’aideràretapercettevieilleferme?Jeteparieque je pourrais convaincre Sil de nous donnerNavet.De toute façon, c’est toi que cette jument achoisi comme maître. Et je pourrais planter un jardin de chrysanthèmes qui me rappellerait lesplantesquemamèremettaitsurlereborddelafenêtredenotrecuisine.JepourraisinvoquerlaTerreet l’Eaupour t’aideràfairepousser tesrécoltes, leFeupourquenotrefoyernemanquejamaisdechaleurenhiver,etl’Airpournousteniraufraisl’été.

Jemereprésentecettescèneparfaitement,sibienque j’enaimêmeunpincementaucœur.Uneterrasse entourée d’un jardin parsemé de fleurs des champs. Unemaison blanche avec des voletsbleus.Ashetmoientraindetravailler laterre,éreintés,couvertsdeboueetdesueuràlafindelajournée,maisheureux.Carnousposséderionsnotrepropremaison.

—Çamesemble…parfait,dit-ild’unevoixpleined’émotion.—Ravenhabiteradanslevoisinage,évidemment.—EtGarnetaussi.—SansoublierIndi.—EtSienna?—Oui,maispasOliveparcontre.—Non,acquiesceAshenpouffantderire.PasOlive.Avecunsoupir,jemerallongesurl’épaissecouverturequinoussertdepaillasse.—C’estcetteviequejedésire,Ash.J’enaitellementenviequejem’yvoisdéjà.

—Moiaussi,murmure-t-il.Monesprit s’envoleet jemeprendsà imaginerunmondeoùmasœurn’apasàvivredans la

craintedesonproprecorpsetdupouvoirqu’ilpossède,unmondeoùmonfrèren’estpasobligédepratiquer un métier qui lui est imposé. Je tente de me figurer les murs qui s’effondrent, la Citéréunifiée,sonpeuplenonplusdivisémaisvivantenharmonie.

Jem’endorsaveclegoûtd’Ashsurleslèvres;l’espoird’unmondemeilleuranimemesrêves.Lelendemainmatin,cependant,labonnehumeurd’Ashs’estvolatilisée,toutelatendressedela

nuitpasséeadisparu,remplacéeparlatensionetlacolèresuscitéesparmondépartimminent.Je vois bien qu’il essaie de le cacher, toutefois son regard et sa bouche sont crispés, son ton

cassant.Ashn’estpasleseulàêtretendu.Indiaussiestàcran.UnefoisqueGarnetm’acontactéepourme

donnerleshorairesdutrainquejedoisprendre,plusaucunsourirenes’affichesurlevisagedemesprochespourmedireaurevoir,sicen’estsurceluideRaven,etencores’agit-ild’unsourireforcé.

Avant de monter dans la charrette de Sil, je prends chacune des filles dans mes bras en leurpromettantqu’onsereverratrèsviteetenleurordonnantdecontinueràétudierlesplansdelaSalledesVentes.Ashme serre contre lui de toutes ses forces et chuchote avec ardeur au creuxdemonoreille:

—Jet’enprie,soisprudente.Promets-le-moi.—Tuasmaparole,susurré-je.—SiseulementjepouvaisentrerencommunicationavecRyeetluidemanderdeveillersurtoi…—Tupensesqu’ilmereconnaîtra?Ashcaleunemèchedemanouvellechevelureblondederrièremonoreille.—Non,murmure-t-il.Enoutre, il sera tropoccupé avecCarnelianpourprêter attention àune

nouvelleservante.—Tucroisquejedevraisluirévélermonidentité?—Jenesaispas.C’estrisqué,dit-ilencontractantlamâchoire.Etméfie-toideCarnelian.—Oui.Jen’aifranchementpashâtedevivredenouveausouslemêmetoitqu’elle.—Jesuissérieux,Violet.Elleestplusruséequetunelepenses.—Ehbien,jeserairavied’évitertoutcontactavecelle.Jen’aiplusenviedeparlerdeCarnelian.Nous échangeons un dernier baiser avant que Sil ne s’installe à l’avant de la charrette. Je

m’assiedsàcôtéd’elle.Ravenm’adresseunsignedelamainenguised’adieu.Ashdemeuresurlaterrasseetsuitnotre

véhicule du regard jusqu’à ce que nous atteignions la voûte des arbres et que la Rose Blanchedisparaissedenotrechampdevision.

—Onpeutdirequetuasungoûtprononcépourlesdrames,faitremarquerSil.—Jen’aipasenviedemedisputeravecvous,Sil,dis-jeaveclassitude.Ellehoche la tête et agite sèchement les rênespour stimuler la jument.Oneffectue le trajet en

silence. Certaines questions me tourmentent. Et si j’arrivais trop tard ? Et si Hazel mouraitaujourd’hui ? Et si un malheur lui arrivait en ce moment même ? Navet avance à une lenteurinsupportable.Leschampss’étendentenunvasteocéand’unjaunebrunimmuable.

ArrivéeàlagaredeBartlett,jeressensunedouleurtrèsdésagréabledansledos.C’estlerésultatdetoutecettetension.Silpatienteavecmoijusqu’àcequeletrainentreengare.

—Tuastespapiers?

JeluiprésentelesfauxdocumentsquivontmepermettredemerendrejusquedansleCommerce.Jevaisdevoirprendretroistrainsdifférentsaujourd’huiafinderejoindreleJoyau.Jeportelarobemarron,cellequiressembleàununiformedeservante.

— Tiens, quelques diamants supplémentaires, juste au cas où, déclare Sil en me fourrant lespiècesdanslamain.

J’acquiesced’unsignedetête,lagorgenouée.Letrainfreineetmarquel’arrêtdansuncrissement,puislesportess’ouvrent.—Bon.Ellemeprenddanssesbras.Sonétreinteestbrèvemaispleined’émotion.—Merci,Sil,dis-jedansunmurmure.Pourtout.—Allez,file,m’ordonne-t-elleensefrottantlesyeuxetens’éloignant.Jefaislaqueueetmontedanslewagon.Jechoisisunsiègeprèsdelavitre.NavetetSilontdéjà

reprislechemindelaRoseBlanche.Letrainsemetenbranleetlapremièreétapedemonpériplecommence.Pourparvenirdansle

Commerce, je vais devoir faire escale et prendre une correspondance dans l’une des principalesgaresdelaFerme.

Lesdoutesm’assaillent.Quesuis-jeentraindefaire?LedangerencouruparHazelest-ilassezgrandpourjustifierquejeprenneunsigrosrisque?

Mais àmesure que les champs défilent derrière la vitre, jem’imagine attendre ici pendant unmoisencore,siloind’elle,ignorantsielleestencoreenvie,rongéeparlaculpabilité.Jenepourraispassupporterdevivredanscettetourmente.

Lagareprincipaleestvasteetbruyante,bondée.Jerepèremontrain,unénormemonstregris,etm’installefaceàunouvrierquiestabsorbéparlalecturedelaGazettedelaCitésolitaire.Legrostitreindique:«L’Exéteuretl’ÉlectricepromettentdesfestivitésspectaculairespourlesEnchèresdecetteannée.»Aubasdelapage,jedistingueunautrearticlecomposéd’unseulparagrapheentoutpetitscaractèresd’imprimerie:«Uneexplosionfaitcinqmorts;onsoupçonneleCercledelaCléNoired’êtrederrièrecettenouvelleattaque.»

Monventresetordetrestenouépendanttoutlerestedutrajet.SurtoutdanslaFumée,quandnousdépassons une usine en ruine.Victime d’un attentat.Des clés noires sont peintes sur tous lesmursencoredebout.Danslarue,unhommesefaitbattrepartroisrégimentaires.Letrainpoursuitsaroute,laissantderrièrenouscettescènebouleversante.

Malheureusement,elleresteimpriméedansmonesprittoutdulong.Envérité,jusqu’àcejour,jen’ai pas eu l’occasion de voir la révolution, la vraie, celle qui se déroule dans la Cité. Lucien etGarnetm’ont raconté certains épisodes, j’en ai lu d’autres dans les journaux.En revanche, je n’aijamais rien constaté de mes yeux. C’est très différent de lire un article dans un journal et decontemplerlesmursnoircisd’unbâtimentquiaexplosé.

Quand nous arrivons à la gare duCommerce, on nous donne pour consigne de descendre dutrain.Monventreesttellementnouéquej’ail’impressionqu’ilnesedétendrajamais.Jetranspiredesaissellesetdubasdudos.D’aprèsGarnet,unenouvelle fournéededomestiquesdevrait arriverenmêmetempsquemoi.Maistoutautour,jenevoisquedeshommesenchapeaumelonetdesfemmesarborantdesombrelles.

Àcetinstant,untraindemarchandisesapparaîtauboutduquai.Uneribambelledefillesvêtuesderobesmarronendescend.Certainessontunpeuplusjeunesquemoi,d’autresontl’aird’avoirl’âgedeSil.Lafemmequisuperviselegroupeestpostéesurlequaiprèsdelaportièreduwagonetveilleaubondéroulementdelacorrespondance.

Jemefaufile furtivementà travers la fouleetmerangederrièreunefilleauxcheveuxchâtainsbouclés.Nouspatientonstandisqu’unautretrain,celuiquimèneauJoyau,seprépare.

Onm’attrapeparlebras.—Oùesttonchapeau?Unefille,lavingtainebientassée,mefoudroieduregard,furieuse.—Pardon?Oh…jel’aiperdu.Lemensongeajaillinaturellementdemeslèvres.Ellelâcheunsifflementréprobateur.—Tiens,j’enaiunautre,dit-elleenmetendantunbonnetbordédedentelleidentiqueausien.Fais

attentionànepasleperdre.—Merci.—Tupeuxt’estimerchanceusedenepasavoirdébarquéauJoyaucommeça,fait-elleremarquer

tandisquenousgrimponsdansletrain.Jenotequetouteslesservantess’entassentdansuncompartimentpluspetit,entêtedetrain,séparé

desautresusagersduCommerce.—Lescaméristessonttrèsàchevalsurlatenuevestimentaire.Surtoutchezlesnouvellesrecrues.

EllesseraientcapablesdeterenvoyerdansleCommercepourmoinsqueça,ettupréféreraiséviterça,non?

Jehochelatête.—ÀquelleMaisones-tuassignée?—LaMaisonduLac.—Vraiment?J’ignoraisqu’ilsembauchaient.—C’estGarnetdelaMaisonduLacquim’arecrutée.Poursonépouse.—Ah bon ! Il a enfin réussi à lui trouver une femme de chambre alors ? Je croyais que la

duchessenecéderaitjamais.(Elleplaquesamainsursabouche,l’airpaniquée.)Nelerépètepas!Jenesuispascenséeémettredejugement.

—Net’enfaispas,dis-jeenadoptantuntoncomplice.Jeseraimuettecommeunetombe.Elleafficheunsourirereconnaissant.—Merci.Nouspénétronsdanslecompartimentdépourvudesièges.Lalocomotivesiffleetlesportièresse

fermentdansunbruitsec.Quelquessecondesplustard,letrainsemetenbranle.—C’estlapremièrefoisquetuterendsdansleJoyau,n’est-cepas?s’enquiertlafille.—Oui,dis-jeenprenantunairimpressionné.Monjeudoitêtreconvaincantcarsesmanièreschangent.Elleseradoucit.—Commentt’appelles-tu?—Lily.Ceprénomm’est venu spontanément.Tantmieux. Je suis contente de l’avoir choisi.Une sorte

d’hommageàmonamie,mapetiteblondedeSouthgate.Aujourd’hui,LilyestenceinteetvitdansleCommerce.

—Ehbien,Lily,déclarelafilleenportantleregardsurlesmaisonsbourgeoisesquidéfilentdel’autrecôtédelavitre,prépare-toiàenprendrepleinlavue.

L

6.

eslourdesportesenaciers’ouvrentdansuncrissementdésagréable.MonsoufflesesuspendtandisqueletrainfranchitlentementlemurquisépareleCommercedu

Joyau.LorsquejesuisvenuepourlaVenteauxEnchères, ilyaprèsdeseptmoisdeça, j’avaisétédroguéeetplongéedansunsommeilartificiel.Aussi, jenemerappellepascettepartieduvoyage.Aujourd’hui,jeprendsconsciencedel’épaisseurdumur.IlestpresqueaussiimposantqueleGrandMur,celuiquiencercle l’île.Le trainpénètredansun tunnelet l’obscuriténousavalebrusquement.Quatre-vingt-unemèresporteusesseront-ellesassezfortespourdétruirecesremparts?

Je me reprends. Non. Les mères porteuses sont des esclaves. Nous sommes quatre-vingt-uneProtectrices.

Unelongueminutes’écouleavantquelalumièreregagnelewagon.Leregardrivéàlavitre,jeredécouvreleJoyau.J’avaisoubliéàquelpointc’estbeau.Unebeautéillusoire.

Lesbâtimentssituésdansl’environnementimmédiatdumurnesontpasdespalais,maisilsn’ensontpasmoinséblouissants.Nouspassonsdevantunrestaurantentièrementenverredisposésurtroisétages,oùlesclientsmangent,boiventetrientauxéclats.J’aperçoisbientôtunterraindecroquetoùdeux adolescentes frappent dans des boules colorées avec un maillet, sous le regard de leursdomestiques.Au loin, je distingue un bâtiment rose surmonté d’un dôme et de flèches dorées quipointentendirectionduciel.

LaSalledesVentes.Letrainralentitàl’approchedelagare,quiestdeloinlaplusbellequej’aiejamaisvue.Àcôtése

dresse une maisonnette cosy où les usagers patientent en attendant le départ de leur train. Lesvéhiculesàmoteursontgarésenfileindiennelelongdelachaussée.

Onnousordonnederesterimmobilesetsilencieusesjusqu’àcequelesautresvoyageurssoientdescendus.Puisnousdescendonsuneàuneàlaqueueleuleu.Troisfourgonnettesnousattendent.Laresponsabledenotregroupenous répartit dans lesvéhicules selonnos futuresMaisons.Nerveuse,j’attendsmontourlorsqu’unevoixfamilièreattiremonoreille.

—Pascelle-là.Ilfautqu’ilyaitl’écussondelaMaisondelaFlammedessus.Ladernièrefoisquej’aivuLucien,c’étaitàlaRoseBlanche,lorsquejeluiaidemandéd’exfiltrer

Sienna.C’étaitilyaplusdedeuxmois.Ilsembleirritable,impatient;saboucheestcrispée,sonfrontplissé.Ilportesacoiffurehabituelle,lecrânesurmontéd’unehouppetteparfaitementdisciplinée,etilajuste le col en dentelle de sa robe blanche tandis que deuxhommeshissent une caisse à l’arrièred’une automobile rutilante qui arbore l’écusson de l’Exéteur – une flamme surmontée d’unecouronne.

—Jevousaiditdefaireattention!aboie-t-il.

JesavaisqueLucienétaitlegouvernantduPalaisRoyal,maisc’estlapremièrefoisquejelevoisdanscetétat.Ilmesemblepresque…méchant.

Sonregardseposealorssurnous,etilnouspasseuneàuneenrevueàlarecherched’unvisagefamilier.Sesyeuxglissentsurmoisansqu’ilmereconnaisse.Ilal’airunpeudéçu.

Je devrais me sentir soulagée. C’est une bonne chose. Ça veut dire que mon déguisement estréussi.Pourtantj’éprouveunlégerpincementaucœur.

—C’estladernière,monsieur,déclarel’undesmanutentionnaires.—Trèsbien,répliqueLucienenluitendantunepoignéedediamants.Voilàpourvous.—QuelleMaison?Jesursaute.Laresponsablemetoise.—QuelleMaison?s’impatiente-t-elle.—LaMaisonduLac.—Véhiculenuméro3.Elledésignedudoigtlederniersurladroiteet jem’ydirigeaupasdecharge,latêtebasse.Je

monte à l’arrière. Il est couvert d’une toile marron et contient deux banquettes face à face. Jem’assiedsàcôtéd’unebrunecostaudeauxcheveuxfrisés.

—TuvastravaillerpourquelleMaison?—Euh,laMaisonduLac.— Moi aussi je serai au service d’une Maison Fondatrice ! La Maison de la Rose. C’est la

premièrefoisquetuviensdansleJoyau?J’acquiesce.—Moiaussi.Jem’appelleRabbet,ettoi?Lavoitureseremplitaucompte-gouttes.Certainesfillesrestentvolontairementàl’écart.D’autres

chuchotententreelles.Uneseconded’inattentionetj’aifailliluidonnermonvraiprénom.Heureusement,jemeravise

justeàtemps.—Lily.—C’estjoli,commenteRabbet.Tuviensdequelcercle?—DelaFerme,dis-jealorsquenotrevéhiculesemetenroute.(D’uncôté,j’aimeraisqueRabbet

cessedebavardercarjesuistrèsnerveuse;d’unautre,ellemeprocureunedistractionbienvenue.)Ettoi?

—DelaFumée.J’aicommencéàtravaillerdanslescuisinesduCommerceàl’âgedehuitans.Ensuitej’aiétépromueaurangd’aide-cuisinièrepuis,delà,jesuisdevenuefemmedechambre.Mamaîtresseallaitfairedemoisadamedecompagnie.Maiselleestmorte.

—Jesuisdésolée.Rabbethausselesépaules.—Çamedonne aujourd’hui l’opportunité de travailler dans le Joyau ! Jemedemande à quoi

ressemblelepalaisdelaRose.Jenel’aivuquebrièvement.Noussommespasséesdevantenvoiturelorsquejemesuisrendue

avec la duchesse du Lac aux funérailles de Dahlia. Le bâtiment était constitué de jade et érigé enformedesapinmajestueux.

J’aperçoislepaysageparl’arrièreduvéhicule.Jem’attendsàdécouvrirunesuccessiondepalaisderrière des portails dorés, comme dans mes souvenirs. Toutefois, le chemin que nous avonsemprunté est cahoteux et criblé d’ornières. Rien à voir avec les routes que nous parcourions àl’époqueavecladuchesse.Lecheminestflanquédemursenpierresurmontésdepiquesmenaçantes.

Je comprends alors que nous longeons l’arrière des palais. Une sorte de voie de service.Évidemment,onnemélangepaslestorchonsetlesserviettes.Lesnoblesnetiennentpasàcroisersurleursroutesdesfourgonnettesrempliesdedomestiques.

Mesdoutesseconfirmentvite.—MaisondelaTempête!crielechauffeurquimarquelepremierarrêt.Une blonde et une brune descendent de l’arrière du véhicule.Unportillon en fer équipé d’une

clocheromptlamonotoniedumur.Lablondesecouelaclochetandisquenotrevéhiculeseremetenmarche.Laportes’ouvreetlabrunenousjetteunregardapeuréavantdedisparaîtredenotrechampdevision.

Et dire que je n’ai jamais songé à chercher une porte à l’arrière du palais du Lac. Pourtantj’adoraismepromenerdansleparc.

Jechassecespenséesdemonespritcartousmessouvenirsdecetteépoquesontinexorablementliés àAnnabelle.C’étaitma femmede chambre,mais avant toutmaconfidente.Mapremière amiedansleJoyau.C’étaitunejeunefilledouceetbonne;laduchessel’atuéesousmesyeux.

L’imagedesoncorpsgisantparterredansmachambreraviveenmoiundouloureuxsentimentde culpabilité. Je ferme les yeux pendant quelques instants et presse les paupières pour calmer letorrentd’émotionsquim’assaille.

Troisarrêtsplustard,c’estautourdeRabbetdenousquitter.—MaisondelaRose!annoncelechauffeur.—Souhaite-moibonnechance,medit-elle,nerveuse.—Boncourageetbonnechance.Levéhiculereprendlarouteet,deuxarrêtsplusloin,nousparvenonsaupalaisduLac.Les jambes flageolantes, je saute de la fourgonnette etm’approche du portillon en fer quime

séparedelapropriétédemapireennemie.J’ai lagorgesècheet jepeineàdéglutir.Mesmembresengourdis ne répondent plus àmon cerveau. Le véhicule s’éloigne ; je le suis du regard pendantquelquesinstants, labouleauventre.Monplanestvraimentstupide…Non!DerrièrecetteportesetrouveHazel.D’instinct,mamainagrippelacordeetl’agite.Laclocheenlaitonretentit.

Plusieurssecondess’écoulent.Uneminute.Deux.Rien.Jesonneencore.Etencore.J’insiste.EtsiGarnetavaitoubliéd’annoncermonarrivée?Etsiladuchesseavaitrefuséqu’ilrecrutelui-

mêmeuneemployée?Etsiquelqu’unarrivaitetsemettaitàmeposerdesquestions?Laportefinitpars’ouvrirencouinant.—Jepeuxvousaider?Jeneconnaispasmoninterlocutrice.C’estunefemmegrassouilletted’uncertainâge.Ellea la

peaumateetdespattes-d’oieaucoindesyeux.—Jesuis…jeviensd’êtreembauchée.Jesuiscenséecommenceraujourd’hui.Ellemejauged’unaircirconspect.—Jenesuispasaucourant.Àmaconnaissance,Coran’aemployépersonne.—Non.C’estGarnetquis’enestchargé.Lafemmeplaquelamainsursoncœur.—Ciel ! Je suis terriblementnavrée.Quand ilm’enaparlé, j’ai cruqu’il s’agissait encorede

l’unedesesplaisanteries.Entre,entre.Nousallonstefournirunetenueplusconvenable.Quelesttonprénom?

—Lily.

— Bon… Nous allons te trouver un prénom digne d’une dame de compagnie. Je m’appelleMaude.

JefranchisleportailquiséparelepalaisduLacdumondeextérieuretpénètredanslapropriété.Les souvenirs déferlent avec une telle force qu’ilsmenacent dem’anéantir.Toutes les balades quej’avais faites avec Annabelle. Le jour où elle m’avait montré la serre. Les fois où nous nouscontentions de rester assises sur un banc à écouter le gazouillis des oiseaux et le bruissement desfeuillesagitéesparlevent.L’après-midioùj’avaisdécouvertqueRavenhabitaitdanslepalaisvoisin.Le mur qui nous séparait via lequel je lui faisais parvenir des signaux (un bouton, un ruban,n’importequelobjetquipuisseluiindiquerquej’étaisenvie).Lejouroùj’avaisvuAshembrasserCarnelian dans la salle de réception, la douleur que cela avait suscitée en moi car j’avais alorscomprisqu’ilneseraitjamaisvraimentmien;ilm’avaitensuitesuiviedanslelabyrinthevégétaletm’avaitavouéhaïrsavie;cejour-là,jem’étaisaperçuequenousétionspareils.

—Le passage secret qui conduit aux cuisines se trouve là, ditMaude enm’indiquant la statuedécrépited’unjeunearcheraccompagnéd’unloup.Maisonvapasserparlejardin.

Jefaisminededécouvrir leslieux.Noustraversonsleparcoùlesbourgeonscommencenttoutjusteàs’ouvrirsur lesarbres ; lesoleil filtreà travers lesbranches.Nouspassonsdevant lechêneséculaireoùleDrBlythem’avaitforcéeàpratiquerletroisièmeAugure,laCroissance.L’arbreétaittrèsimposant.Jecroyaisquejen’yarriveraisjamais.Etpourtantsi,j’avaisréussi.Jemerappellelefiletdesangquiavaitcoulédemonneztandisquelemédecinm’applaudissait.

Jeremarquedeschosesnouvellesaussi,deschosesquejen’avaispasétécapablederessentiràl’époque.L’odeurdelaterren’estpaslamêmequedanslaFerme–ellepossèdeunenotechimiquequimepique lesnarines.Quantauxarbresquimeparaissaient libres, ilsmesemblentaujourd’huidomptés – ce parc a beau avoir un aspect sauvage, la nature y est contenue. Les arbres sontprisonniersdeces jardinscomme je l’étaisalors, touspressés lesunscontre lesautres sansaucunespacepourrespirer;ilssuffoquent.LaTerreestl’élémentaveclequelj’établislaconnexionlaplusfluideetlaplusprofonde.Lesarbrestoutautourréagissentàmaprésence,delamêmemanièrequ’unchiendresseraitlesoreillesenpercevantunbruitfamilier.

J’aimeraisentrerencontactaveceux,m’uniràeux.Nousdépassonslepetitétangprèsduquelj’avaisautrefoisannoncéàAshquejenepouvaisplus

levoir.Despoissonsorangeetblancsnagentàtoutevitessedansl’eaupeuprofonde.Nousatteignonsunepartieplusentretenueduparc,auxabordsdulabyrinthevégétalgéant.Maisaulieudepénétrerdans la demeure par la porte située près de la salle de réception – celle que j’avais l’habituded’emprunterlorsquej’allaisfaireuntourdansleparc–,Maudem’entraînesurladroite.Unescalierest dissimulé dans les buissons, au pied duquel une porte donne sur une cuisine en pleineeffervescence.

Unegrandetableenboiss’imposeaucentredelasalle.Descuisinièresentablierblanchurlentdesordresàtout-va,toutenremuantdesplatsouendécoupantdeslégumes.Lacuisineestéquipéedecinqénormespoêles.Surchacunmijoteunemarmite.Desbonnesauvisagecouvertdesuieremuentles braises avec un tison et réapprovisionnent les réserves de bois. Une aide-cuisinière pétrit uneénormebouledepâte.Nous sommesau sous-soldupalais–par les fenêtres enhauteur filtrentdelongsrayonsdelumièrerectangulaires.Casserolesetpoêlesencuivrerutilantsontaccrochéesàdegigantesques crémaillères descendant du plafond. Des parfums délicieux flottent dans la salle –l’odeurdelavianderôtiemêléeàcelledel’ailetdupainchaud.Dansuncoin,unvaletflirteavecune servante. En la reconnaissant, je tressaille. C’est la femme de chambre deCarnelian.Mary, jecrois.

—Quiest-ce?s’écrieunecuisinièreauvisagerubicondenmevoyant.ElleestpresqueaussigrossequelacomtessedelaPierre, l’ex-maîtressedeRaven,unefemme

diabolique.Saufquelacomtesseadepetitsyeuxcruelsalorsquecettefemmeal’airsympathique.—GarnetvientdelarecruterpourCoral,expliqueMaude.—Tantmieux, réplique la cuisinière. Il était temps.Tiens,ma chérie, prendsdoncunepart de

tarte,dit-elleenm’indiquantunplateau.Jemesersetmordsdedansàpleinesdents,reconnaissante.—Tumangerasplustard,protesteMaudeenm’entraînanthorsdelacuisine.—Merci,dis-jeàlacuisinièreenchassantlesmiettesdemabouche.Ellemerépondparungrandsourire.Nous enfilons un large corridor d’où partent plusieurs couloirs et gravissons une volée de

marches pour déboucher dans l’aile du palais réservée aux domestiques. Maude s’arrête bientôtdevantuneporte.

—Nousyvoilà.Nouspénétronsdansunesortededressing.Dansuncoin,unmiroirtriptyqueprèsd’unerangéedeplacards.Àl’opposé,unsofatapisséde

soiecouleurpêcheetunetablebasseenacajouoùsontposésunpichetd’eauetdeuxverres.—Choisis une robe à ta taille – je crois que les uniformesdes caméristes se trouvent… (Elle

ouvreuneporte,lareferme,entireuneseconde.)Ah!Lesvoilà.Unepanopliede robesblanches au col tortue endentellem’apparaît.Uneboule se formedans

monventre.J’ail’impressiondenagerenpleincauchemar–moideretourdanscettedemeureentantquedomestique…

—Allons, Lily, nous n’avons pas toute la journée. (Maude plonge lamain dans le placard etsélectionneunvêtement.)Celle-cidevraitt’aller.

Elles’attendàcequejemechangesur-le-champ.J’ôtemablousemarron,lecœurlourd.C’estleseulsouvenirqu’ilmerestedelaRoseBlanche.Larobedecaméristeestplutôtseyante.Enrevanche,ladentellemedémangelecou.

—Parfait.Ilneresteplusqu’àarrangertescheveux.Maudetendunemainversmonchignon,maisj’esquisseunmouvementderecul.—Jevaislefaire,dis-je.L’arcaneesttoujoursdissimulédansmachevelure.Sijamaisellel’aperçoit,ellecommenceraà

me poser des questions. J’attends qu’elle se soit tournée et noue prestement mes cheveux sur lesommet demon crâne en un chignon haut et sophistiqué, commeAnnabelle avait l’habitude de leporter.J’yplantelediapasondemanièreàcequ’ildisparaissedansl’épaisseurdemachevelure.

—Trèsjoli,apprécieMaude.Elle m’asperge d’un parfum fleuri et me déclare désormais présentable et apte à arpenter les

couloirsdupalais.—MiladyetCorasontactuellementdesortie.JesuisétonnéequeCoranesoitpas restéepour

t’accueillir.Engénéral,ellemetunpointd’honneuràrecevoirenpersonnelesnouvellesdamesdecompagnie.

—Peut-êtrequ’elleaussiapenséqueGarnetplaisantait.Maudepouffederire.—Tuassansdouteraison.Ehbien,jesupposequ’ilestdemondevoirdetefairevisiterunpeula

demeurepourquetutefamiliarisesavecleslieux.

Unsourireétiremeslèvres.Unevisitedupalaisenl’absencedeladuchesseetdeCora?C’estlemomentidéalpourpartiràlarecherchedeHazel.Avecunpeudechance,Maudemeconduirad’elle-mêmejusqu’àmasœur.

—Avecplaisir.Aprèsvous.

J

7.

esuisconvaincuequej’auraivitefaitdemaîtriserl’agencementdupalais;aprèstout,j’yaivécupendanttroismois.Ils’avèrepourtantquejeneconnaispaslademeuresibienqueça.Auboutdel’ailedupersonnel,

noustraversonslecouloirenverrequiconnectel’aileestaucorpsdelogis.MaudeécartealorsunetapisseriereprésentantuneancienneduchesseduLac,suspendueaumurprèsdelasalleàmanger.Latenturedissimuleunescalierenpierrequiconduit,jesuppose,audédaledecouloirsdeservicequej’aiaperçusunpeuplustôt.

Oncommenceàdescendrelesmarches.—Tuconnaisprobablementlerèglementintérieur.Lesrèglesconcernantlesalléesetvenuesdes

serviteursdanslepalais.L’airserafraîchitbrusquement,commedanslepassagesecretquireliaitlesappartementsd’Ashà

labibliothèque.Jemedemandesicetunnelestdanslesparages.—Jepréfèrequevousmelesrépétiez.Garnetetladuchessetiennentsansdouteàcequejesois

opérationnelleauplusvite.MaremarquesembleplaireàMaude.— Tu as oublié d’être bête, toi. Bon, nous ne sommes autorisés à emprunter les couloirs

principauxquependant lesheuresderepasetenl’absencedeladuchesse.Tupeuxtemontrerdanscertaines pièces – je t’en donnerai la liste plus tard – à partir dumoment où c’est pour y faire leménage.L’accèsauxappartementsduduc t’est interdit,demêmequ’àceuxde laduchesseetde samèreporteuse.

Jesaisislaballeaubond.—Lamèreporteuse?Est-cequ’ellevabien?Onracontequelecompagnonl’avaitviolée…Ce mensonge me coûte. C’est la duchesse qui a inventé cette histoire de toutes pièces ; c’est

l’excusequ’elleaservieàtoutlemondeaprèsnotreévasion.EtdirequeMaudepensequelamèreporteusen’apaschangé.Quec’esttoujoursmoi.

Maudesecrispe.—Lamèreporteusevabien.Leresteneteregardepas.—Oui,biensûr,m’empressé-jederépondre.Enbas,Maudesemetàénumérerlespiècesoùmènentlescouloirssuccessifs.—Lasalleàmanger,labibliothèque,lasallederéception,legrandsalon,lepetitsalon…Àl’époqueoùjevivaisaupalais,j’avaisrenommélescouloirsenfonctiondeleurdécorationet

contenu – le couloir fleuri, la galerie des portraits… Mais les couloirs de service sont tousidentiques,delongscorridorsenpierregrise.

Enrevanche,ilsgrouillentdemonde.Femmesdechambreetsoubrettes,marmitonsetvalets…Jecroisemêmelevieuxmajordome(James,d’aprèsmessouvenirs).

UnrégimentairedefortecarrurepassedevantnousensaluantMaude.—Bonjour,Six,lesalue-t-elle.Commentçasepassechezlesjeunesmariés?Legardeesquisseunsouriremoqueur.—Riendeneuf.Àvraidire,jepensequeGarnetauraitencorepréféréépouserunetortue.—JevousprésentelanouvellecaméristedeCoral,dit-elleavecunclind’œil.Lerégimentaireécarquillelesyeux.—Ilsenontenfintrouvéune?—C’estGarnetlui-mêmequis’enestchargé.—Boncourage,meditlesoldat.Puisilpivotesursestalonsets’éloigne.—Commentl’avez-vousappelé?—J’auraisdûfairelesprésentations.Ils’agitdeSix.Laduchessedisposedesixgardespoursa

protection personnelle. (Je fronce les sourcils ; Maude s’étonne.) On ne numérotait pas lesrégimentairesdanstonancienneMaison?

Jerajustemonexpression.—Biensûrquesi.C’estjusteque…ilmerappellequelqu’un.UneétincellebrilledanslesyeuxdeMaude.—Unamoureux?—Non,dis-jed’unevoixferme.—Tantmieux.Laduchessenetolèrepascegenredecomportementauseindesonpalais.—Ellen’aaucunsouciàsefaireencequimeconcerne,dis-je.Mesparoleslarassurent.—Parcontre,méfie-toideWilliam.Unvaletd’unebeautédémoniaque.Laduchessea renvoyé

troisfillesparsafaute.Oh!Et ilyauncompagnonquivitsouscetoit,alorsprendsbiengardeàévitertoutcontactaveclui.Surtoutaprèscequis’estpasséavecledernier.

Jemedemandeunefoisencoresij’aiintérêtàrévélermonidentitéàRye.Avoiruncompagnondansnotrecampnousseraitd’unegrandeaide.

JesongeàAsh,luiquiferaittoutpourrallierlescompagnonsànotrecause.Jesensnaîtreenmoiunepointedeculpabilitéetm’empressedelachasser.C’estmoiquisuisici,c’estàmoidegérerlasituation.

Nous arrivons au bout du couloir etMaude grimpe quelquesmarches tout en continuant àmedonnerdesinstructions.

— Le duc ne se lève jamais avant onze heures et il vaut mieux l’éviter. Il a un caractèreépouvantable.Laduchesseesttrèstatillonnesurlaquestiondesrepas.Ilsdoiventtoujoursêtreservisàlamêmeheuredanslasalleàmanger.Àmoinsqu’ellenesoitinvitéeàdéjeunerouàdînerailleurs.GarnetetCoralsoupentensacompagnietouslessoirs,alorsilfaudraquetuveillesàcequeCoralsoitprêteàvingtheurespile.

Pourvuquejemerappellecomments’yprenaitAnnabellepourmepréparer;ilfautquejesoiscrédibledansmonnouveaurôle.J’auraisdûdemanderconseilàlaRoseBlancheavantmondépart.Enréalité,Ashestleseulàsavoirquelletenueconvientpourunsouper.

J’espèrequ’iln’estplusfâché.Jemel’imagineseuldansnotregrenieràruminer,àsedemanderoùjesuis,sijevaisbien,pourquoijel’aiquitté.Commentaurais-jeréagiàsaplace?Jeluienauraisbeaucoupvoulu.Maisilestunpeutardpouravoirdesscrupules.

Enhautdel’escaliersetrouveuneporteenboisdépourvuedepoignée.Maudelafaitcoulissersur le côté et nous débouchons dans un couloir qui m’est familier. La galerie des portraits. LespersonnagespeintsmecontemplenttandisqueMauderefermelepanneauenbois,camouflantl’entréedupassage.

—Jevaisàprésenttemontrerlasalledeconcert.Ellen’apasétéutiliséedepuislesfiançaillesdeGarnet,maisladuchessedésirequ’onlanettoierégulièrement.

Jejetteuncoupd’œilàl’intérieur.L’airodorantetchaudsusciteenmoiunenouvellevaguedesouvenirs.Cettesallereprésentebeaucouppourmoi.C’esticiquejejouaispourAnnabelle,seulesurscèneavecmonvioloncelle,afindefuirlaréalité.

C’esticiquej’aiembrasséAshpourlapremièrefois.C’estégalementiciquej’aifaitunefaussecouche.Cejour-là,j’aifaillimeviderdemonsang.

C’estLucienquim’aportéejusqu’àlacliniqueoùilm’asauvélavie.Monanciennechambrenesetrouvepasloin.CommeMaudes’estunpeudécontractée,jefaisune

nouvelletentative.—Qu’est-cequ’ilyaparlà?—Lesanciensappartementsdelamèreporteuse.—Ellenes’ytrouveplus?Maudemarqueuntempsd’hésitation.— La duchesse la garde dans la clinique nuit et jour. Par mesure de précaution. Elle a failli

mourirlorsdesfiançaillesdeGarnet.Elleaperdubeaucoupdesangpendantsonconcert.—Oui,je…j’enaientenduparler.C’est très étrange de parler de Hazel comme si elle était moi. L’idée quema petite sœur soit

emprisonnéedanscettesallefroideetstérilemerévulse.Sansmelaisserletempsdeposerdavantagedequestions,Maudem’entraîneàl’estdupalais.Les

quartiersréservésauxhommes.—HeureusementqueLucienétait là. Il lui a sauvé lavie.C’est lemeilleur caméristeque j’aie

jamaisvu.Personneneluiarriveàlacheville.—Oui,onracontequ’ilesttrèsintelligent.—Brillantoui.Maisilestunpeusoupeaulait.J’imaginequec’estnormal.Pluslecerveauest

gros,plusl’egoestdéveloppé,etplusonestirritable.Ah!Nousysommes.Elles’arrêteàl’entréedel’aileest.Lecouloiresttapissédetissubordeauxetlesmurssontornés

deportraitsdesprécédentsducsduLac.Jemedemandelequelestlepèredeladuchesse.D’aprèsSil,ilétaitencorepluscruelquesafille.

Silétaitlamèreporteusedeladuchesse.Leducl’aforcéeàconcentrerlepouvoirdesAuguressurl’unedesdeuxjumellesqu’elleportait.Laduchesseestlafilleenquestion.Silfutassezfortepourvaincre lamortquifrappelesmèresporteuses lorsde l’accouchement ;c’estgrâceà lamagiedesProtectricesqu’elles’enestsortie.

Auboutdececouloir,lequartierdeshommes.Nonloindemoi,unescalierquiconduitàl’étagesupérieur.Lesmarchessontennacre,larampeenor.

— Les appartements de la duchesse, chuchoteMaude. Ne t’avise pas de t’y rendre. Jamais augrandjamais,tum’entends?

Jehochelatêteensigned’acquiescement.Inutiledemelerépéterdeuxfois.—Lesappartementsduducsetrouventparlà,m’indique-t-elleendésignantlecouloirdedroite.

Il a ses propres valets, chargés de l’entretien de ses chambres. (Maude hausse un sourcil avant depoursuivre.)Ilesttrèsproched’eux,situvoiscequejeveuxdire.

J’écarquillelesyeux.Cettedemeurefourmilledécidémentdesecretsetdemensongeshypocrites.Mauderitdemacandeur.Ellemefaitsignedelasuivreetvafrapperàuneporteavantdelapousser.

—Bonjour!MissCoral?Garnet?C’estMaude.Votredamedecompagnieestarrivée.LesappartementsdeCoraletGarnetsontàpeuprèsidentiquesàceuxquej’occupaismoi-mêmeà

l’époque. Ils possèdent un petit salon décoré dans des tons bleu roi et or, ainsi qu’un boudoir aupapierpeintroseetauxmouluresrougeetblanc.CelaneressemblepasdutoutàGarnet.

—C’estunpeutrop,tunetrouvespas?murmureMaude.Coraladorelerose…Surlestables,desfleursfuchsiadansdesvasesroses, tandisquetouslesfauteuilssonttapissés

dansdesnuancesdemagenta,degrenatetderose.Unpandemurentierestcouvertd’uneétagèreenverreoùsontdisposésdesservicesàthéminiatures.

—Ehbien!Voilà…unequantitéimpressionnantedeporcelaine.—Oui.Coralestassezstricteàcesujet.Elleinterditauxservantesdetoucheràsacollection.L’étagère de verre regorge de minuscules tasses, sauciers et théières de diverses couleurs et

motifs–fleurs,colibri,feràcheval,vignevierge,soleilflamboyantetluneargentée,motifsunisourayésetj’enpasse.Jesuisentraind’étudierunetassebleueornéed’unegrappederaisinlorsqu’uneportes’ouvre.

—Tiens,bonjour,Maude.J’avaisbeletbiencruvousentendre.Je pivote sur moi-même. Maude s’incline au ras du sol. Coral est une créature chétive ; ses

boucles blondes sont fixées d’un côté de sa tête dans une coiffure dernier cri. J’imite Maude eteffectueuneprofonderévérence.

—Pardonnez-moi,madameCoral,s’excuseMaude.Voicivotrenouvellefemmedechambre.Elleétaitentraind’admirervotrecollection.

— Comment cela ? s’écrie Coral dont le visage s’illumine soudain. Mais je croyais que laduchesseavaitrejetéladernièrecandidate.

—C’estGarnetquil’arecrutée.— Quelle charmante surprise ! Garnet est tellement pris, jamais je n’aurais imaginé que…

Commentvousappelez-vous?—Onne luiapasencoreattribuédeprénom,madame, répliqueMaude.Coran’estpasencore

rentrée.— Peu importe. Je n’ai pas besoin de Cora pour lui trouver un prénom. J’ai été entourée de

caméristestoutemavie.Etpuis,elleestàmoi,non?J’avaisoubliéàquelpointilestodieuxdesefairetraitercommeunobjet.Maudecontracteimperceptiblementlesmâchoires.—Biensûr,madame.Coralmeprendlevisageentresesmains,ungestetrèsintimepourdeuxpersonnesquiviennentà

peinedefaireconnaissance.Jeletrouvetrèsdéplacé.Elletournematêted’uncôtépuisdel’autre.—Hum…Jevaisvousbaptiser…Imogen!déclare-t-elleavecallégresse.C’étaitleprénomdela

femmedechambredemagrand-mère.Qu’enpensez-vous,Maude?—Excellentchoix,madame.—Coral,vousn’auriezpasaperçumesboutonsdemanchette?Garnetpénètredanslachambre.Ennousapercevant,ils’interromptnet.Maudes’inclineencore.Illasaluepuism’examinedepiedencappourdéterminersijesuisbien

cellequ’ilcroit.Sanslesavoir,Coralvoleàmonsecours.

—Maproprecamériste,enfin!s’exclame-t-elleensejetantdanssesbraspourluibaiserlajoue.Chéri,commec’estgentildevotrepart!

Garnetmedécocheunsourire.—Ellevousconvient,trèschère?—Elleestparfaite.IlsetourneversMaude.—Veillezàcequ’onluiprépareunechambredansl’ailedesdomestiques.Elleluiadresseunerévérence.—Oui,monsieur.Jem’enoccupetoutdesuite.—Excellent.Celanouslaisseassezdetempspourfaireconnaissanceavantlesouper.Maudedisparaît.—Paroùallons-nouscommencer?s’interrogeCoralenvenantmeprendrelesmains.Parmes

cheveux?Àmoinsquenousnechoisissionsd’abordunerobepourledîner?Oubienvouspourriezmefairelalecture!

—Très chère, jevaisvousdemanderdem’accorderquelques instants. J’aimeraism’entreteniravec…

LaphrasedeGarnetresteensuspens;ilnesaitpascommentm’appeler.—Imogen,l’informeCoral.Jeluiaimoi-mêmetrouvéceprénom.Garnetafficheunsourire.—Charmant. J’ai besoin dem’entretenir brièvement avec Imogen afin dem’assurer qu’elle a

touslesélémentsenmain.Allezfaireunepetitepromenadedansleparc.Jevousl’enverraidèsquenousauronsterminé.Jesaiscombienvousaimezadmirerlesfleurs.

—Trèsbien.Maisnelagardezpastroplongtemps!—Promis.Coralprendunplaisirmanifesteàcequejeluimettesonmanteauetluiépinglesonchapeausur

latête.ElledonneunbrefbaiseràGarnetsurlajoueetsort,nouslaissantenfinseuls.

À

8.

peinelaportes’est-ellereferméequelesouriredeGarnets’évanouit.—Nomd’unepipe!Ravenm’avaitprévenu,mais…quelletransformation!

—Mercidem’avoiraidéeàvenir.Lucienn’étaitpastrèsfavorableàl’idée.—Jesais.Jepensequevousl’agacezplusencorequemoi.—Vousêtesdésormaisuncitoyenmodèle.Officierrégimentaireettoutletralala.—C’estvrai.Dansquelquesjours, jeseraimêmepromuaurangdesergent-chef.Ilyauraune

cérémonie officielle. Comme si j’avais fait quoi que ce soit pourmériter cette promotion.À partrallierunmaximumderégimentairesànotrecause!Entoutcas,grâceàmonnouveaugrade,jevaisavoiraccèsàdavantagederenseignements.C’estunplus.

—Garnet,c’estgénial.Çanousseratrèsutile.Qu’est-cequis’estpasséd’autredansleJoyau?—Onauraitpucroirequelesattentatsauraientjetéunfroid,ralentilesfêtesetlescotillons,mais

soitlesgensicifontsemblantdenerienvoir,soitilssecroientinatteignablesets’imaginentqueçafiniraparsecalmercommeparmagie.(Ils’avachitdansunfauteuilàrayuresroses.)Jevousjure,certainssontd’unearrogance…VousavezentenduparlerdelacasernequiaexplosédanslaFuméeilyadeuxjours?

Jesongeauxgrostitresquej’aiaperçusdansletrain.—Oui.LesjouesdeGarnets’enflamment.—Ilyavaitdesgensdenotrecampdanslebâtiment…Certes,nousdevonsfairedessacrifices,

maisàentendremesamisdelaroyauté,cesrégimentairesl’ontbienmérité.L’und’euxamêmeétéjusqu’àmedire:«Onnelesformatepluscommeavant.»Commentformatait-onlesrégimentaires?Plusjefréquenteleshommesenrouge,plusjeprendsconsciencequelamajoritéd’entreeuxontétéenrôléscontreleurgré.CeuxduJoyausontàpart.Cesontlesplusintransigeants.C’estd’ailleurscequirendlesEnchèressicompliquées–iln’yauraquedesrégimentairesduJoyaupoursurveillerlaVente.Ilfautà toutprixquelesmèresporteusesdétruisentcemur,c’est leseulmoyenpourquelepeupletoutentierpuissevenirsebattreànoscôtés.

Jeravalemesdoutes.—C’estpossible.Beaucoupdefillessontprêtesànousprêtermain-forte.Garnetsembleuninstantperdudanssespensées.—Voussavez, jenepeuxmêmepasentrerencontactavec laplupartdecesgardes.C’est trop

risqué.À laplace, jedoism’en remettre àdes intermédiaires, de simples soldats.Personnene faitconfianceàunnoble.JesuisenquelquesorteleLuciendesrégimentaires.(Ilsemasselestempes.)Jecommenceàcomprendrepourquoiilesttoujoursaussironchon.

Aujourd’hui,j’aidumalàcroirequ’ils’agitdel’hommequiadébarquéàmonpremierdîneraupalaisduLaccomplètementivreetnesesouciantquedesonnombril.

—Pourcequeçavaut,sachezquejesuisfièredevous,dis-jetimidement.LevisagedeGarnetvireaucramoisietilseraclelagorge.— Plus que quelques semaines à tenir, n’est-ce pas ? Après cela, nous n’aurons plus à nous

dissimuler.J’enaimaclaquedejouerlacomédie,dedevoirfaireleprince.—Etmoij’enaidéjàmarred’êtretraitéecommeunobjet.—Oui.Vousm’envoyeznavré.Jenepeuxpasvraiment…Jebrandisunemainenl’air.—Commevousvenezde ledire,d’iciquelquessemaines, toutsera terminé,d’unemanièreou

d’uneautre.Unmalaises’installe tandisquecette idéefaitsonchemin.D’iciunmois,nousseronspeut-être

morts.Jechangedesujet.—C’estvraicequ’onraconte?VotremèreretientHazelprisonnièredanslaclinique?—Mamèrenemeparlejamaisdesamèreporteuse.C’estMaudequivousaditça?—Oui.Garnetsegrattelementon.—Alorsc’estprobablementvrai.Jefaisunpasverslui.—Etvousn’avezrienentenduquivouslaissepenserquesavieestendanger?— Non. Mais je vous le répète, personne n’évoque la mère porteuse en ma présence. (Il se

rembrunit soudain.) Vous devriez être prudente. Évitez de parler devant Mère ou Cora. Ellesrisqueraientdereconnaîtrevotrevoix.Oh!EtfaitesattentionàCarnelian.

Carnelian,laniècedeladuchesse.Jel’avaispresqueoubliée!Ilyaquelquesmoisàpeine,Ashlui servait d’escorte. Lorsqu’elle a découvert notre liaison, elle nous a dénoncés à la duchesse.Àcaused’elle,Ashaétéemprisonnéetafailliêtreexécuté.Lacolèrememonteàlabouche,chaudeetamèrecommedelabile.

— C’est tellement étrange, fait remarquer Garnet. Je sais que c’est vous, mais vous ne vousressemblezpas.Enfin,jeconnaislevisagedeVioletlorsqu’elleestfurieuseetc’estcommesi…jevoyaiscetteexpressionsurlatêted’uneétrangère.

—C’estplutôtbonsigne,non?—Oui. C’est juste… bizarre. (Il se lève et jette un coup d’œil en direction de la porte.)Vous

devriezallerretrouvermonépouse.—Vousavezraison.J’ignorecommentmecomporter.Lafonctiondedamedecompagnieestencoreunmystèrepour

moi.LestraitsdeGarnetseradoucissent.—Exauceztoussesdésirs.Choisissez-luisestenues,etc.Apportez-luisonpetitdéjeunersiellele

souhaite.Votre fonctionse résumeàcela.Jesuissûrquevousvousensouvenez. (Il faitallusionàAnnabelle.) Tenez, mettez cela, autrement vous allez prendre froid, dit-il en s’approchant d’unearmoireoùilchoisitunchâlerose.Désolépourlacouleur.Coraladorelerose.

Jepouffederire.—Vouscroyez?Lesmainstremblantes,jedrapel’étoffeautourdemesépaules.

—Violet?Cequevousavezfaitestcomplètementstupideetimprudent,maispourcequeçavaut,jetrouvequevotresœuradelachancedevousavoir.

—Merci,murmuré-je,lagorgenouée.Maisjem’appellemaintenantImogen.Tâchezdevousensouvenir.Carmoijerisquedel’oublier.

—Bienreçu,madame,répond-ilavecunsouriredeconnivence.Lesjambesflageolantes,jeregagnelerez-de-chausséeetsorsdansleparc.

ServirCoralestunexercicedepatience.J’espèrequejen’aijamaisdonnécesentimentàAnnabelle.Manouvellemaîtressejacassecomme

unepieàproposdetoutetderien–quiportelarobederniercriqu’elleveut,quelleamied’enfancerefusedeluiparleràprésentqu’elleaemménagédansleJoyau,et j’enpasse.Auboutdequelquesminutes, jemeurs d’envie dem’enfoncer les doigts dans les oreilles.Cerise sur le gâteau, je suisforcéedeluicouriraprès.Elles’extasied’abordsurunefleur,puiselleaperçoitunoiseauets’élanceaprèsluietainsidesuitejusqu’àceque,finalement,ellesediseépuiséeetexigequ’onrentre.

Quand vient l’heure du dîner, je suis sur les rotules. Je n’ai pas eu l’occasion deme faufilerjusqu’àlaclinique.Quandj’étaislamèreporteusedeladuchesse,j’empruntaisunascenseurprivéquimenait du premier étage au sous-sol. Le trajet est imprimé dansmon esprit : le couloir fleuri, lagaleriedesportraits,àdroitepuisàgaucheetlecouloirlambrissédechêne,enfinl’ascenseur.MaisCoralnem’apaslâchéedel’après-midi.Enoutre,Maudeabieninsistésurlefaitqu’ilnefallaitpasqu’onmevoiedanslescouloirsdupalais.Peut-êtrelacliniquepossède-t-elleuneentréedeservice?Jefouillemamémoire,tâchantdemerappelerunautreaccèsàlaclinique.Maislesseulssouvenirsquime restentdecette salle sont l’odeurd’antiseptique, la lumièrecrueet leplateaud’instrumentschirurgicaux.

Lesoupermefournitunbrefrépit(aprèsquej’aiproposésepttenuesàCoraletrefaitsacoiffureàdeuxreprises)etj’accueillecettetrêveavecunprofondsoulagement.Annabelleétait-elletoujoursaussifatiguée?Mespiedsetmesmolletsmefontsouffrirlemartyreetunmaldecrânes’épanouitauniveau de ma tempe gauche. Après avoir accompagné Coral dans la salle à manger, je pars à larecherchedelacuisineetmeperdsdansledédaledescouloirsdeservice.Évidemment,jen’osepasdemandermaroute.D’autantquetout lemondeal’air trèsoccupé.Jecroiseunrégimentaireet lesbattements demon cœur se précipitentmalgrémoi. Il s’arrête et se présente sous le titre deTroisavantdem’indiquermoncheminaveccourtoisie.

—Alorscommeça,vousêtesauservicedeCoral?J’acquiesce.DepuislaremarquedeGarnet,jeredoutedeparlerenprésencedesgens.—Dequelcercleêtes-vousoriginaire?C’estunbelhommeélancé,matdepeau,auxgrandsyeuxdebichecouleurnoisette.Jen’aijamais

pris le temps de regarder vraiment les régimentaires. Ils ne formaient jusque-là pourmoi qu’unemasseindistincte.

Jemens.—DelaFerme.—JeviensduCommerce.Jemedemandes’ilestlefilsduCordonnier,l’hommeenvoyéparLucienpourmerécupérerchez

Lily,l’hommeàquilaroyautéaenlevésonfilspourenfaireunsoldat.—Quelprénomvousa-t-onchoisi?—Imogen.

—C’est joli.C’est lapremière foisque je l’entends.Moiparcontre, je suis leénièmeTroisàsillonner ce palais. La duchesse a renvoyé la plupart de ses anciens gardes suite à l’histoire ducompagnon.Çafaitàpeinequelquesmoisquej’aiprismonservice.

Bientôtl’odeurdujambonrôtiaumiel,auromarinetauthymmechatouilledélicieusementlesnarines.Lacuisinen’estplustrèsloin.MonventregargouilleetTroisritdeboncœur.

—Vousallezbientôtmanger.UnefoisqueCoralseseraretiréedanssachambrepourlanuit.(Ilsepencheversmoi.)SoyezgentilleavecZara.C’estlagrossecuisinière.Enfinlaplusgrosse.Siellevousaàlabonne,ellevouslaisseragrignoterentrelesrepas.

La cuisine est en ébullition.On jette lesmarmites sur le feu et on remplit les plats ; les valetstrottinentdanstouslessens,lescuisinièreshurlentdesordresàleurssous-fifres.

—Leplatprincipal!aboieunvalet.—On te ledonneraquandce seraprêt, rétorque lagrossecuisinièrequim’adonné lapartde

tarteunpeuplustôt.J’examine les autres cuisinières. C’est elle Zara. Elle presse un demi-citron sur une énorme

dauradecouchéesurunlitdelégumesverts.Unjeunemarmitonarroselepoissondesauce,puisZaratendleplatenargentauvaletmalaimable.Ellem’aperçoitensuiteetsonvisages’illumine.

—Lanouvellerecrue!Ont’adéjàdonnéunprénom?—Imogen.—Moic’estZara.Tudoisavoirunefaimde loup.Tuvois laplanchelà-bas?Sers-toi.Prends

toutcequitefaitplaisir.Uneaide-cuisinièrelaissetomberunboldecrèmefraîcheparterreetZaraluicriedessus.Jeme

dirigediscrètementdansuncoin,l’estomacdanslestalons.Surlaplanche,ungrosboutdefromage,unedemi-michedepain,unegrappedetomatescerises

à la chair ferme, unpetit ramequind’olives, unedemi-douzainede figues, unepoignéedenoix etquelquestranchesdeviandefumée.J’enfourneunmaximumdechosesdansmaboucheetmanquedem’étoufferenavalantunnoyaud’olive.

Dans mon chignon, l’arcane se met à bourdonner. Il faut que je m’isole au plus vite pourrépondreàl’appel.Jegagnesubrepticementlaportequidonnesurlejardin.Toussonttellementprispar les préparatifs du dîner que personne nem’accorde lamoindre attention. Je sors dans la nuitfroided’avril.

Jerepèreungrosbuissonenformed’ours,prèsducouloirenverrereliantlecorpsdelogisàl’aileest.Jefilemecacherderrière.Jem’accroupisetretireprudemmentl’arcanedemachevelure.

—Lucien?—Garnetm’aapprisquevousétiezarrivéesaineetsauve.Commentallez-vous?Ilm’aditque

votredéguisementétaitsurprenant.Lesondesavoixmeprocureunimmensesentimentdesoulagement.—Toutvabien,murmuré-je.J’occupedésormaislepostededamedecompagniedeCoral.—Vousêtesunevraietêtedemule,voussavez.Votreobstinationestabsolumentinsupportable.

Pourtant,jesuisforcéd’admettrequevotreidéen’estpassimauvaise.Nouspouvonspeut-êtremêmenous arranger pour que vous visitiez la Salle des Ventes avant le jour J. Afin que vous vousfamiliarisiezavecleslieux.

Toutça,c’esttrèsintéressant,maispourl’heure,mapriorité,c’estmapetitesœur.— Il faut que je voie Hazel, Lucien. Elle est enfermée dans la clinique. Je sais où se trouve

l’ascenseur, mais je ne suis pas censée me balader dans les couloirs et Coral est sans cesse endemande…

—Calmez-vous,monsucred’orge.Respirezàfond.Touteslescliniquesroyalespossèdentuneentréesecrète.Jesupposequevousavezdéjàdécouvertlescouloirsdeservice?

—Oui.Unvéritablelabyrinthe.—Ilexisted’autrespassages,plusprivés.Jemarqueunepause.—Commeceluiquej’empruntaispourmerendredanslesappartementsd’Ash?JedevinelesouriredeLucien.—Oui.Vousvoyez,vosrendez-vousgalantsvousaurontserviàquelquechose,metaquine-t-il.—Doncilsepeutquel’undecestunnelsmèneàlaclinique?—C’estsûretcertain.Lesnoblesn’aimentpaspousserdesmèresporteusesenchaiseroulanteà

travers lescouloirsopulentsde leurpalaisquandellessontprêtesàêtreenvoyéesdansdescentresd’accouchement.Ouàlamorgue.Ilspréfèrentdessortiesplusdiscrètes.Laplupartdecesissuessesituentprèsdesgarages.Aussi,jevousconseilledecommencervosrecherchesparlà.

—Merci, Lucien, dis-je avec ferveur. Vous avez appris des choses concernant… le projet del’Électrice?

— Rien du tout. En même temps, si vous vous rappelez bien, avant que vous ne décidiezsoudainementderevenirdansleJoyau,jen’avaisdéjàpasdepreuveconcrètedecequej’avançais.Rienquedesbribesdeconversationquej’aisurprisesentrel’Exéteuretl’Électrice.

—Quedisaient-ils?— Je me souviens parfaitement avoir entendu l’Exéteur mentionner un mariage et l’Électrice

ricanerenrépliquantqu’unlinceulseraitplusappropriéqu’unerobe.—C’esttrèsvague,dis-je.—Eneffet,maisvousnevivezpasavecl’Électrice.Ellemépriseladuchesse.Ellemedemande

constammentdemerenseignersurlamèreporteusedecettedernière,poursavoircommentelleseporte,àquelstadedelagrossesseelleenest.Leproblème,c’estquedepuisl’annonceofficielledesfiançailles, lamoindre tentativedemeurtre sur lapersonnedeHazel serait considérée commeuneatteinteàlafutureÉlectrice.Ceseraitvucommeunactedehautetrahison.

—Etvouscroyezl’Électricecapabledeprendrecerisque?Lucienpousseunsoupir.—Jel’ignore.Ellesecroit inatteignable.Jeneseraispasétonnéqu’ellesecroieau-dessusdes

lois. Mais rappelez-vous qu’elle n’est pas vraiment de sang royal. Beaucoup dans ce cercle luitourneraient le dos en un éclair, réclameraient qu’on la remplace par une femme de lignée pure.(Silence.)Lehic,c’estqu’ellenem’apasdemandéexplicitementdel’aider.S’ilyabienquelqu’uncapabled’assassinerunemèreporteuseentoutediscrétion…

—Jevousenprie,n’achevezpascettephrase.—Jene le ferai jamais, évidemment, préciseLucien.Mais ellem’adéjàdemandécegenrede

serviceparlepassé.Pourquoinevient-ellepasquérirmonaidecettefois?—Peut-êtreparcequevousn’avezjamaisacceptédelefaire,suggéré-je.—Peut-être…Unebrindillecraqueprèsdemacachette;desvoixserapprochent.—Lucien,jevouslaisse.J’entendsdespas.L’arcanetombe,silencieuxetinanimé,aucreuxdemapaume.—…nesaitmêmepasd’oùellevient,raconteunefille.Elleestsortiedenullepart.—J’étaispersuadéeque laduchesseferaitde toi lanouvellecamériste,commenteuneseconde

voix.

Je jette un coup d’œil à travers les branches et distingue Mary, la femme de chambre deCarnelian,accompagnéed’uneautreservante.

—Moiaussi,répliqueMary.Maiscen’estpasladuchessequil’arecrutée.C’estGarnet.—Tusaiscequejepense?ditlasecondefille.—Quoi?—C’estpourluiqu’elleestlàenfait.Unjoujoupourlefilsdeladuchesse.Coralnedoitpasêtre

trèsexcitantedansl’intimitédelachambrenuptiale.Marys’arrêteetpouffederire.—Hahaha!Elizabeth,jecroisquetuasmisledoigtsurquelquechose.Celle-cihausselesépaules.—Ducoupladuchessesechargerad’ellecommeelles’estchargéedelamuette.Les deux filles partent d’un ricanement. Je résiste à l’envie de m’unir à la Terre et de faire

s’ouvrirlesolsousleurspiedspourlesengloutirvivantes.—Rentrons,ditMary.J’attendsunelongueminuteavantderetourneràlacuisine,lecœurlourd,latêtequitourne.

La fin du dîner est signalée parMaude, qui jaillit dans la cuisine en exigeant de savoir où se

trouveImogen.Pendant un quart de seconde, je parcours la pièce du regard à la recherche de ladite personne

avantdemerappelerqu’ils’agitdemoi.—Dépêche-toidemonter,siffle-t-elle.—Désolée,dis-jeenlasuivantàtraversledédaledecouloirsenpierregrise.J’ignoraisqu’ils

avaientfinidedîner.— Il te reste environ troisminutes avant qu’ils n’aient terminé, répliqueMaude. J’ai sonné la

cloche.—J’étaisdansleparc.J’avaisbesoindeprendreunpeul’air.Celanesereproduirapas,dis-jeen

meratatinantsoussonregardnoir.—Je l’espèrepour toi.Tuvasconduire tamaîtresseà l’étageet lapréparerpoursoncoucher.

EnsuitetuteprésenterasdevantCora.C’estellequitesupervisera.—Oui.Bienreçu.Nousgravissonsl’escalierquidébouchesurlatenture,danslecouloirprèsdelasalleàmanger.

Coras’ytrouvedéjà.Savueraviveunautreflotdesouvenirs–uneassiettederaisinetdefromageàpâtemolle,lasensationapaisantedelapommadeglacéequ’elleavaitappliquéesurmajoueaprèsqueladuchessem’eutgiflée.Levoilequ’ellem’avaitposésurlatêtepourlesfunéraillesdeDahlia.Lecliquetisdutrousseauquipendàsaceinture.Sahouppeauburnn’apaschangé,nilespattes-d’oieaucoindesesyeux.Ellemejaugerapidementdelatêteauxpieds.

—Etc’estGarnetquil’arecrutée?demande-t-elleàMaude.—Oui,madame.Jedemeuresilencieuse.—Hum, marmonne Cora en faisant la grimace. Onm’a dit que Coral vous avait attribué un

prénom?Jehochelatête.—Imogen,luiapprendMaude.—Hum, grommelle Cora. Vous viendrez vous présenter dansmes appartements une fois que

Coralvousauradonnécongé.

Laporte s’ouvrebrusquementet jem’incline. Je lève le regardetme trouvenezànezavec laduchesse.

Lapaniquem’étreintetlapeurmesuffoque.Pendantuninstant,cessentimentssontsifortsquej’ai l’impression de ne plus exister. Mon corps a disparu, mon esprit est vide. Seule la terreurm’habite.

J’avais oublié à quel point elle est belle. Sa peau couleur caramel, sa chevelure d’ébène, laperfection avec laquelle sa robe de soie mauve épouse sa mince silhouette, exposant ses épaulesveloutées et son décolleté. Mais ce sont ses yeux dont je me souviens surtout. Leur froideurimpassible lorsqu’elle m’observait. L’étincelle qui les anime, passant sans transition de lavulnérabilitéàlacruauté.Leurexpressionlorsqu’elleatranchélagorged’Annabelle,commesielleavaitenfoncélalamedansunemottedebeurre.

Leducl’accompagne.Ilal’airivre.—Ledînerétaitsucculent,Maude,rugit-il.(Laduchessetressaille.)VouscomplimenterezZarade

mapart.—Trèsbien,Milord,acquiesceMaude.—Qu’est-cequec’estqueça?s’enquiertladuchesseensefigeantnetfaceàmoi.Lesgouttesdesueurdégoulinentsousmesaissellesetmesgenouxmenacentdesedérobersous

moi.Jem’efforcederesterimpassiblecommeànotrepremièreentrevue,avantqu’ellenemegifle.Àl’époque,c’étaitdifficilecarjeneconnaissaisrienduJoyau.J’ignoraisquij’étais,lepouvoir

quejepossédais.Jenesuispluscettefille.—Lanouvellecamériste,répondMaude.Àcetinstant,GarnetetCoralapparaissentderrièreeux.—Mère,avez-vousfaitlaconnaissanced’Imogen?demandeGarnetquisembleluiaussiunpeu

pompette.Jel’aiembauchéepourservirCoral.Illuifautsapropredamedecompagnie,n’est-cepas?La duchesse m’observe longuement. Peut-être est-ce mon imagination qui me joue des tours,

toutefoisj’ail’impressionqu’elles’attardeunmomentsurmesyeux.Ellesetourneensuiteverssonfils,unsourireglacialauxlèvres.

—Ehbien,chéri,c’estmerveilleux.Jenet’auraisjamaiscrucapabledetechargertoi-mêmedecettetâche.

—Elleestparfaite,non?roucouleCoral.Ellemeressembleunpeu,vousnetrouvezpas?J’auraisvraimentaiméqu’ellesepassedecetteremarque.Jen’aipasbesoind’attirerdavantage

l’attentiondeladuchessesurmoi.Ellem’adéjàexaminéed’assezprès.J’ailesentimentqu’ellepeutvoirautraversduvoilefindemondéguisement.

—Dansunsens,oui,répondladuchesseaprèsquelquesinstantsderéflexion.Elleplanteunedernièrefoissonregarddanslemienavantdes’élanceràgrandspasendirection

de l’escalier principal. Mon corps se relâche d’un seul coup. Cora marche dans son sillage. Laduchesseluiglissequelquesmots.

—Tuessûrquetuneveuxpasprendreunpetitcognacavecmoi?demandeleducàsonfils.—Non,Père,pascesoir.Garnetcamoufleàpeinesondédaintandisqueleducsedirigeverssonfumoir.—Allons,Imogen,ditCoral.Ilesttempsdemepréparerpourlanuit.Nous nous retirons dans ses appartements. Entre-temps, Garnet a prétexté un petit tour à la

bibliothèquepourprendrecongédenous.Jefaiscoulerunbainchaudpourmamaîtresseetyajoutedesselsparfumésquej’aidénichéssouslelavabo.Bientôt,unedélicieuseodeurdelilasetdefreesiaflottedanslapièce.Jemeursd’enviedemeglisserdanslabaignoireetdeneplusjamaisensortir.

—C’estprêt?s’impatienteCoral.Debout sur le seuil, elle porte un épais peignoir blanc. Puis elle l’ôte etme le tend comme si

c’étaitlachoselaplusnaturelleaumonde.Elleseretrouvenuecommeunverdevantmoi.Jenesaispasoùposerlesyeux,maisellen’apasl’airgênée.

—Vousvoulezquej’attendedehors,madame?—Oui.Allezcherchermaplusbellenuisetteetdisposez-lasurmonlit.Je m’incline et me précipite hors de la pièce sans demander mon reste. Coral possède trois

placards,unearmoire,deuxcommodesetunecoiffeuse.Jecroismerappelerqu’Annabellerangeaitmesvêtementsdenuitdansuntiroir.J’enouvreunetytrouveungrandchoixdesous-vêtementsettenuesdenuitensoie.Alorsquejefarfouillededansàlarecherchedesaplusbellenuisette,jeprendsconsciencequecesmeublesnecontiennentaucunhabitappartenantàGarnet.

—Imogen!crieCoral.L’eauarefroidi.Apportez-moitoutdesuitemaserviette!Maparole!Commentfaisait-elleavantd’avoiruneservante?J’essuieCoral, lui peigne les cheveux et lui applique de la crème hydratante sur les bras et le

visage,puisjelaborde.Finalement,ellem’autoriseàmeretirerpourlasoirée.—Bonnenuit,Imogen.JeneseraispassurprisequeGarnetn’aitpaspartagésacoucheuneseulefois.—Bonnenuit,dis-jeenrefermantlaportederrièremoi.C’estmaintenantquelavéritableépreuvem’attend.Ilestl’heured’allermeprésenterdevantCora.

L

9.

esappartementsdeCorasetrouventquasimentàl’entréedel’aileest.C’estlapremièreporteàdroite.Maudemel’aindiquéeunpeuplustôt.Jeprendsmoncourageàdeuxmainsetfrappe.—Entrez.Lesalonestbaignéd’undouxhalo;dejoliesappliquesornentlesmurs,diffusantdanslapièce

unelumièrerose.L’endroitestdotéd’unecheminée,d’ungrandcanapéenformedesourireetd’unépaistapisdoré.Despeinturesàl’huilecomplètentladécorationetdesrideauxtissésd’oroccultentlesfenêtres.

Cen’estpassansmerappelerlesappartementsd’Ashetsonsalonoùj’avaisl’habituded’entrerencachettequandCarnelianétaitavecsonprécepteur.

Coraestassisedansunfauteuilàbasculeprèsde la fenêtre.CettescènemefaitsongeràSiletm’emplitdenostalgie.Àmonentrée,elleneprendpaslapeinedeselever.

—Asseyez-vous,m’ordonne-t-elleenindiquantlecanapé.Jem’exécute.—Quandest-cequeGarnetvousarecrutée?Jetâchedeparlerbas,d’unevoixunpeuvoilée,etderépondredemanièresuccincteetfranche.

Inutiled’inventerplusdemensongesquenécessaire.—Hier.Elleplisselesyeux.—Lorsque vous vous adresserez àmoi, vousm’appellerez «madame ». Pour quelleMaison

travailliez-vous?Je réfléchis. C’est comme si, subitement, tous les noms s’étaient volatilisés de ma mémoire.

Aucunenemevientspontanémentàl’esprit.Quandsoudain«LaMaisondelaFlamme»s’échappedemeslèvres.Corahochelentementlatête.Ilfaudraquejepassel’informationàGarnetaucasoùellevérifieraitauprèsdelui.

— Il aurait dû me prévenir de votre arrivée. Le moment est très mal choisi pour former denouvellesrecrues,entrel’agitationquirègnedanslescerclesinférieurs,ladateavancéedelaVente,lesfiançailles,etlapromotiondeGarnet…

Cora laisse sa phrase en suspens.Elle prend un verre d’eau posé sur la table près d’elle et enaspireunegorgée.

—VotreprincipaleresponsabilitédanslessemainesàvenirseradepréparerCoralauxEnchèresetdeveilleràcequ’ellenetraînepasdanslespattesdeladuchesse.C’estlapremièrefoisqu’elleyassisteet elleest excitéecommeunepuceàcette idée.Miladyn’apasde tempsàperdre.Coralne

cessedel’importuneravecdesquestionsfrivoles.Aussi,vousserezchargéedeladivertir.Vousêtesdamedecompagnieet,àcetitre,vousdevriezvousensortirsansaucunproblème.

Elleaccompagnesaremarqued’unsouriredeconnivenceauqueljerépondsdelamêmemanière.—Oùavez-vousétéformée?reprend-elle.—Je…jevousdemandepardon?N’ai-jepasdéjàréponduàcettequestion?—Quivousaformée?répèteCoraenarticulantavecexagération.—Lucien,dis-jespontanément.Ellehausseunsourcil.—Vraiment?J’ignoraisqu’ilétaittoujoursformateur.—J’aiétésadernièreélève.Coraavaleuneautregorgéed’eauavantdereposersonverre.—Garnetestdoncpluscompétentqu’iln’yparaît.—Ilamûri,c’estcertain.Jepincemeslèvres.Quellemouchem’apiquéededireunechosepareille?Imogen,ladamede

compagnie,nepeutpassepermettredeparlerdufilsdeladuchesseavecunteldétachement.Coram’observeunlongmomentavantd’opiner.—Oui.Eneffet.—Je…C’estjustequ’ilaunecertaineréputation,madame,dis-jepourmejustifier.—J’aicompriscequevousavezvouludire.Dequelcerclevenez-vous?—DelaFerme,madame.Ellepianotesurl’accoudoirdesonfauteuil.—Trèsbien.Ceseratoutpourcesoir.Vouspouvezdisposer.Jemehâteverslaporte,soulagée.—Oh!Unedernièrechose,Violet,lanceCora.Jem’arrêteetmeretourne.—Oui,madame?Cen’estquelorsquej’aperçoissonrictusquejeprendsconsciencedemonerreur.Jeplaquemes

mainssurmabouchecommesicelapouvaitchangerquelquechose.Maisjenepeuxpasrevenirenarrière.

Elleselèveavecgrâce.—J’aisuquec’était toià l’instantoù tuasparlédeGarnet.Tavoixachangé.Commesi tu le

connaissais.Parcequec’estlecas,n’est-cepas?Jesuistétanisée.Oùirais-jemeréfugierdetoutefaçon?Coraconnaîtcettedemeurecommesa

poche. Je n’ai nulle part où me cacher. Et un mur massif m’encercle de toutes parts. Je pourraisinvoquer la Terre ou l’Air, mais à quoi bon ? Je serais quandmême coincée dans le Joyau. LesProtectricescomptentsurmoi.EllesattendentlaVenteauxEnchèresavecimpatience,dansl’espoirderecouvrerleurliberté.

JesongeàHazel.Jen’aimêmepaseul’occasionderevoirmasœurunedernièrefois.Leplantoutentiers’esteffondréavantmêmed’avoirétémisenœuvre.

Coras’approchedemoiavectoutel’assuranced’unprédateurquisaitqu’ilapiégésaproie.Elles’arrêtefaceàmoietagrippemonvisagedansungestequimerappelleceluideladuchesse,lanuitdumeurtred’Annabelle.

—Commentas-tu fait ?demande-t-elleenexaminantmes traits sous toutes leurscoutures.Tesyeux,tescheveux,testraits…TuasemployélesAugures?

Jehochelatête.—C’estuntravailremarquable,murmure-t-elle.Commentt’es-tuinfiltréeici?Àmoinsquetune

tesoiscachéedansleJoyautoutdulong?(J’écarquillelesyeuxetelleéclatederire.)Tucroisquejenesaispasqueladuchesset’aremplacéepartasœuretqu’ellelagardeprisonnière?

—Jevousenprie,dis-jed’unevoixétoufféeparsonétreinte.—Jevousenpriequoi?Tuesrevenueicipourvoleràsonsecours,jesuppose.Jenerépondspas.Sesdoigtss’enfoncentdansmapeau.—Jepeuxt’aider.Jepeuxt’aideràsauvertasœur.Sapropositionmeprenddecourt.Coraéclatederireenvoyantmonexpression.—Ceneserapasgratuit,tut’endoutes.—Toutcequevousvoudrez,bafouillé-je.—Pardon?Tupeuxrépéterça?Ellerelâcheunpeusonemprise.—Toutcequevousvoudrez.—C’étaitlaréponsequej’espérais.Ellemelibèreetvas’installersurlecanapé.—Vienst’asseoirprèsdemoi,dit-elleentapotantlesofa.J’obtempère.—Jenerévéleraipastaprésenceici.Ilsepeutmêmequejet’amènejusqu’àtasœur.Maisavant,

tuvasdevoirmerendreunservice.J’attendslasuite.Ellesaitquejen’aipasd’autrechoixqued’accepter.LesouriredeCoraestterrifiant.—Jeveuxquetutuesladuchesse.—Quoi?Mais…pourquoi?Sonvisagesecrispe.—N’est-cepasévident?Elleaassassinémafille.Jemetsquelquesinstantsàm’imprégnerdecettedonnée.—Annabelle?Vousl’aveztoujourstraitéecommeuneservante.—Cen’estpasparcequejenepouvaispasmecomportercommeunemèrequejenel’aimais

pas, rétorque Cora. (Elle détourne la tête et son regard se pose sur un petit portrait ovale sur lacheminée.) Jeme souviensdu jour où la duchesse est venuem’annoncer que j’avais l’autorisationd’avoirunenfant.Jenageaisdanslebonheur.

L’autorisation?Cetermemeflanquelachairdepoule.—Àsanaissance,Annabelleétaitsipetiteetsi…silencieuse.J’aieupeurd’avoiraccouchéd’un

bébémort-né.LeDrBlythem’a toutde suite assuréequ’elle était enexcellente santé.Maisqu’ellene… prononcerait jamais un seul mot. (Cora chasse une larme de sa joue.) Je me suis toujoursdemandé quel son aurait eu sa voix. (Elle se lève et se dirige vers la cheminée, où elle prend leportrait.) Une autre Maison l’aurait peut-être noyée sur-le-champ en raison de son handicap.Toutefoisladuchesseavaitdel’affectionpourmoi.Ellem’apermisdelagarder,delaformer.Tantqu’elleseraitutile.

—Annabelleétaitbienplusqueça.Coraredressebrutalementlementon.—Tucroisquejenelesaispas?J’aiapportéàcecercleunecréaturebonne,pureetinnocente.Et

on l’a éliminée sans que je puisse rien y faire. La duchessem’avait promis.Promis. Et puis tu esarrivéeettuestombéeamoureusedecestupidecompagnonetçaluiacoûtélavie!

—Jesuisvraimentdésolée.Mesparolesmesemblentcreuses,insignifiantes.Cenesontpasmesremordsquivontressusciter

Annabelle.—Jel’aimaisaussi,voussavez.—Jesais,répliqueCoraenreposantlaphotosurlacheminée.C’estpourquoituvasmerendrece

service.Aunomdel’amourquetuluiportaisetpourpayerladettequetuasenversmoi.—Pourquoitenez-vousàcequecesoitmoi?Pourquoinepasdemanderàunautredomestique

dupalais?—Parcequ’unautremedénonceraitcontredel’argentouenéchanged’unepromotion.Ortoitu

n’aspascepouvoir. Jepourrais te fairearrêter sur-le-champsi je levoulais.Laduchesse te feraitdécapiterouellet’emprisonneraitdanslacliniqueavectasœur.Dansunsenscommedansl’autre,tuseraiscondamnée.

Ellen’apastort.—Pourquoinepaslefairevous-même?Sonvisages’empreintdedouleur.—Jenepeuxpas.Jesuisavecladuchessedepuisqu’elleadixans.Jedésiresamortplusquetout,

maisje…jenepeuxpaslatuer.J’aibeauhaïrladuchesseetvouloirvengerlemeurtred’Annabelle,jenemevoispasnonplusla

tuerdesang-froid.Pourtant,jesuiscoincée.Jesuisobligéed’accepterlesconditionsdeCora.Etsij’arriveàlafairepatienterjusqu’aujourdesEnchères…jen’auraipeut-êtrepasàtuerladuchesse.

—D’accord.Jeleferai.—Laquestionneseposaitmêmepas.—LaVenteauxEnchèresseral’occasionparfaite.Elleserenfrogne.—C’estdansunmois.—Réfléchissez-y.Cejour-là,elleseradistraite.Ilyaurabeaucoupd’effervescence,d’essayages

derobes,dedînersmondains…(Jecrainsdenepasêtre trèsconvaincante.)Celafaitdesmoisquevousattendez,undeplusoudemoins…

Coram’observeunlongmoment.—J’aitoujourscruquetun’étaispastrèsfute-fute.Jesuisraviedem’êtretrompée.—Merci,dis-jeenmeragaillardissant.—Ilvasansdirequesitucherchesàmetrahirousituéchoues,tunesurvivraspasauxEnchères,

dit-elleenfaisantunpasversmoi.Jen’aisansdoutepaslecrandetuermamaîtresse,maisjen’auraiaucunscrupuleàt’éliminertoi.

—Bienreçu.—Filetecoucher.Tuasbesoindesommeil.Ilyauneclochetteprèsdetonlit.Coralsonneraà

sonréveil.Ilyenauneautredanslacuisine.Tudevrastoujoursêtredeboutetprêteavantelle.Elleprendsonpetitdéjeuneraulit.Ensuite,tudevrasluichoisirunetenuepourlajournée.Faisensortequ’ellesoitélégante.

— J’ai retenu certaines choses. Grâce à Annabelle. Elle sélectionnait toujours les vêtementsadéquats.

UnmuscletressaillesurlevisagedeCora.—Oui.Elleétaittrèsdouéepourlagarde-robe.Elle se rassoit dans le fauteuil à basculemais sa posture est tendue, son dos raide comme un

piquet.

— Tu peux te retirer. Tâche de ne pas parler en présence de Milady. Ta voix est tropreconnaissable.

—Entendu.(Jem’arrêtesurleseuil.)Cora?—Oui?—Est-cequevousavezune…préférencesurlamanièredontvousvoulezquejelatue?Sesyeuxsontdeuxpierresnoiresetfroides.—Jeveuxquetuluitrancheslagorge,articule-t-elledistinctement.Jequittelapièce,lecœurbattantàtoutrompre.

—Tuvasdevoirfairequoi?—Assassinerladuchesse,dis-jeàmi-voix.L’égorger,pourêtreplusprécise.Ravenmanques’étrangler.L’arcaneatténuesoncri.—Net’inquiètepas.Je luiaiditque jem’enoccuperais le jourde laVente,cequi–si toutse

passecommeprévu–devraitm’éviterd’avoiràlefaire.Ilestminuitpassé.Jedevraisêtreentraindedormir,maisj’aiveillédansl’espoirqueRavenme

contacte.SilpossèdeunarcanesimilaireàceluideLucien–àsavoirqu’ilpeutcommuniqueravectous les autres arcanes. Lemien a juste une fonction de récepteur. Quant à celui deGarnet, il estprogrammépourn’avoiraccèsqu’aumienetàceluideLucien.

— Alors comme ça, la servante est tout aussi cruelle que sa maîtresse, remarque Sil. Ça nem’étonnepas.

—Àquoiressemble-t-elle?s’enquiertRaven.MonamiefaitréférenceàCoral.—Elleestétrange.Unpeucommeunefemme-enfant.Elleestcapricieusecommeunemômetrop

gâtée.JenepensepasqueGarnetlaporteparticulièrementdanssoncœur.—Oh,répondsimplementRaven.Jeperçoisunepointedesoulagementdanssavoix.—Etvous,lesfilles?Commentçasepasse?Vousêtesfinprêtespourvotredernièreviréedans

leMarais?Unejournéeàpeines’estécouléedepuismonarrivéeaupalaisduLac,maisj’ail’impressionque

celafaitunesemainequej’ysuis.—Noussommesplusqueprêtes,répliqueSiennad’untonenhardi.—Silvanousaccompagner,m’informeRaven.—Commentça?!Jemeredressebrusquement.—Jen’aipas l’intentionderester iciàmetourner lespouces,rétorqueSil.LeSiffleurpeutse

charger de superviser le Cercle dans la région en mon absence. Ma place est auprès des mèresporteuses.

Jepartagesonavis.—Vousavezraison.Çamerassuredevoussavoiravecelles.—Tunedevraispas,mecontreditSil.Ceplanestunchâteaudecartes.Noussommesentièrement

tributairesdesmèresporteusesauseindesinstituts.Ilnousfautprierpourqu’ellesnenoustrahissentpas. Pour que la royauté n’y voie que du feu.Nous devons nous en remettre à des inconnus pourposerlesexplosifslaveilledesEnchères.Etàtoipourlancerlesignalquidéclencheracesbombes.Ensuite,ilnenousresteraplusqu’àcroiserlesdoigtsenespérantquequatre-vingtsmèresporteuses

serontcapablesdedétruirelemuretquenosagentssetiendrontprêtsàenvahirleJoyau.Nousallonspeut-êtretoutdroitànotreperte.

Detoutefaçon,àpartirdumomentoùnousavonsétévenduesauxEnchères,Ravenetmoiétionscondamnées.Aussicetteperspectivenem’effraie-t-ellepasoutremesure.

—Pour reprendre lesproposd’Ash,dis-je, jepréfèreencoremourir encombattant la royautéqu’enlaservant.

Sillâcheunpetitriresansjoie.—Cenesontquedesmots…Nousenreparleronsquandlesballesfuseronttoutautourdenouset

quelesgenstomberontcommedesmouches.—Est-cequ’Ashestdanslesparages?Jen’aipaseulecouragedeposerlaquestionplustôt,maisj’aitropbesoind’entendresavoix.De

savoirqu’iln’estplusfâchécontremoi.Unsilencesurprenants’ensuit.Moncœurs’emballe.—Quoi?Illuiestarrivéquelquechose?—Ashestparti,finitparm’annoncerRaven.—Commentçaparti?Oùest-ilallé?—DansleCommerce,répondSienna.—L’imbécile,marmonneSilaumêmeinstant.L’airmemanque;jesuffoque.AshestpartidansleCommerce.—Non…Raven…Dis-moiquecen’estpasvrai. Je t’en supplie.S’il se fait prendre… il sera

exécuté.—Ilt’alaisséunmot.J’entendslefroissementdupapier.Ravenlitàvoixhaute.—«Violet.Jesuisdésolémaisilfallaitquejetenteletoutpourletout.J’espèrequetutrouveras

laforcedemepardonner.Jenepouvaispaslaissertombermesamis.J’aibesoindemesentirdignedecenouveaumondepour lequelnousnousbattons. Je t’aimeplusque tout.Plusque lavie.Nousnousreverrons.JeserailàlejourJ.Soisprudente.Ash.»

—Que je luipardonne?! Ilaperdu la tête?Jen’enauraipas l’opportunité !Àpeineaura-t-ilposélepieddansleCommercequ’ilseferaabattre…

—Violet,m’interromptRavend’unevoixcalme.Ilestparti;tuaurasbeauhurlertonchagrinàpleinspoumons,çan’ychangerarien.

—Maisil…il…—…n’enafaitqu’àsatête?Eneffet,ilnet’apasécoutée.Franchement,vousêtestouslesdeux

trèsbornés.Onpeutdirequevousvousêtesbientrouvés.Jecroiselesbrassurmapoitrine.—Moij’avaisunplan.Etdesalliés.Maislui,commentva-t-ilsedébrouiller?Ilcomptefrapper

auxportesendemandantauxhabitantss’ilsfontpartiedelaCléNoire?SerendrechezMmeCurioetfairesonnerlacloche?

—Nous savons qu’il peut pénétrer chez les compagnons en secret, réplique Raven. Quant aureste…ehbien,iln’estpasstupide.Pourquoies-tuconvaincuequ’ilvasefairecapturer?

Mesépauless’avachissent.Ellearaison.Jerefusedecroirequ’Ashpuissesurvivreseul.—C’estjusteque…sijeleperdsmaintenant…— Je sais, répond-elle doucement avant de soupirer. Tu devrais tâcher de dormir un peu.

Apparemment,tuasunegrossejournéequit’attenddemain.—Oui.

Monespritestdéjàloin,avecAsh,oùqu’ilsoit.ToujoursdanslaFerme?Dansuntrain?DéjàdanslaFumée?

—Noustereparleronstrèsbientôt,ditIndiquis’estfinalementjointeàlaconversation.—SijamaistucroiseslacomtessedelaRose,plante-luiunefourchettedanslamaindemapart,

ditSiennaenfaisantréférenceàsonanciennemaîtresse.—SituvoisLadyduFleuve…—Bonsoir,dis-jefermement,interrompantOlive.—Bonnenuit,répondSil.L’arcanetombesurlecouvre-litetjesongeàlaténuitédulienqu’ilmeresteavecmesamis,ce

petitdiapasonenargentquinousrelieencorelesunsauxautres.—Soyezprudentes.Puisjeposelatêtesurmonoreilleretlesommeils’emparerapidementdemoi,lafatigueprenant

ledessussurmacolèreetmescraintes.

U

10.

neclocheretentitnonloindemonvisage.Je donne un coup dedans d’un geste assoupi. Pourquoi le harnais de Navet fait-il autant de

bruit?Mamainseheurteaumétalavantderetombersurunduvetmolletonné.Lelit.Lepalais.LeJoyau.Jeme redressebrutalement.LaclochettedeCoral sonneavec frénésie. Jemehissehorsdu lit,

enfilemarobedeserviceetnoueàlahâtemescheveuxenunchignon.J’ydissimulel’arcane,puisjedévalel’ailedesdomestiquesenmegrattantledécolleté–ladentellemedémangetoujours.Parvenueàl’extrémitéducouloirenverre,jeralentislepas.Lecorpsdelogisestdésert.Jemeglissederrièrelatentureetdescendslesmarchesenpierreàtouteallure.Depuishier,j’aimémoriséletrajetjusqu’àlacuisine.Coraensortàl’instantoùj’yentre;elleporteunplateauchargéd’unetasseetd’unplatcouvertd’unecloche.

—Tuesenretard,mereproche-t-elle.—Navrée,madame.Elle vérifie brièvement mon accoutrement avant de s’en aller porter son petit déjeuner à la

duchesse.—Onafaitlagrassematinée?metaquinegentimentZara,levisagesaupoudrédefarine,lesbras

plongésjusqu’auxcoudesdansuneénormebouledepâteàpain.—Jenesavaisplusoùj’étais,dis-jeavecsincérité.Lacuisinièreritdeboncœur.Plusieursplateauxdepetitdéjeunersontdisposéssuruncomptoir,dontunavecune tasserose.

C’estsansdouteceluideCoral.Trois,lerégimentairesympathique,setientdevantlaportequimèneauparcavecunvalet;tousdeuxlisentlequotidiendumatin,levisagepareillementrenfrogné.Uneboufféedepaniquemesaisit.Asha-t-ilétérepéré?Capturé?

Troislèvelatêtequandjepassedevantlui.—Bonjour,Imogen.—Lesnouvellessontmauvaises?demandé-jed’untonfaussementdétaché.— Les rebelles de la Clé Noire ont tué un magistrat cette nuit. L’un des plus importants du

Commerce,quiplusest.L’Exéteurvadevoirleremplacersansattendre.— Oh, dis-je en prenant le plateau, remerciant en silence le ciel qu’Ash ait survécu à cette

premièrenuit.Deretourdanslecouloirdeservice,jem’égare.Deuxsecondesplustard,Marymedépasseen

mebousculant,munieduplateaudeCarnelian.—Parlà,m’indique-t-elled’untonsec.

Nous remontons l’escalier qui donne sur la tapisserie mais au lieu de nous arrêter là, nousempruntonsunedeuxièmevoléedemarchesquiconduitaupremierétagedupalais.

Nousdébouchonsderrièreungrandpiédestalqui soutient lebusted’undesprécédentsducsduLac.Jereconnaislecouloirquimèneauquartierdeshommes.

Unefoisdevantlaporte,jemarqueunepause.Faut-ilquejefrappeavantd’entrer?Annabellelefaisait-elle?Jeprendsuneprofondeinspiration,porteleplateaud’uneseulemainetouvrelaporte.

Leboudoir tapisséde tissu rayébleuestdésert ; en revanche, je trouveGarnet installédans lecoinpetitdéjeuner.Unvaletséduisantplaceuneserviettesursesgenoux.

Garnetm’accordeàpeineunregard.—Entrez,elleestencoredanssonlit.Enm’apercevant,levisagedeCorals’illumine.—Oùdésirez-vousprendrevotrepetitdéjeuner,madame?Leplateaucommenceàmebrûlerlespoignets.—Posez-lesurcettetable.Etsortez-moiunerobe.Aujourd’hui,jerendsvisiteàmamère.Jedéposeleplateauetmedirigeverslesplacardspourpasserenrevuelesdifférentestenues.Je

pariequ’Ashsauraitexactementlaquellechoisir.Jedistingueunerobecouleurpêchequimerappelleunedesmiennesàl’époque.JelaretiredesoncintreetladisposesurlelitdeCoral.

—Alors,dit-elleensirotantsoncafé,lesjambescroisées,quelssontlesdernierspotins?Jeclignedesyeux.—Jevousdemandepardon,madame?Elleposesatasseetsaupoudredeselsesœufsbrouillés.—Enbas.Racontez-moicequisepasseparmi lesdomestiques.Desrendez-vousgalants?Des

chagrins d’amour ? Des disputes entre régimentaires ? Dites-moi tout ! Je veux tout savoir. (Ellepousseunsoupir.)Parfois,monanciennedemeurememanque.Mesfemmesdechambreavaientpourhabitudedemefaireuncompterenduaumomentdupetitdéjeuner.

J’ouvre les rideaux et les attache de part et d’autre des fenêtres. Quel genre de ragots suis-jecenséeconnaître?

—UnmagistrataétéassassinéhierdanslaFumée.— Imogen !C’est tellement déprimant.Mère neme permettait jamais de lire les informations

concernantlescerclesinférieurs.D’aprèselle,cesontdeszonesmornesettristescommelapluie,desrégionsinintéressantesaupossible.

Mornesettristes?Mesdoigtssecrispentautourdurideauenveloursetjeserrelenœudàfond.—Oh!J’aioubliédedemanderàGarnets’ilm’accompagnaitchezMèreaujourd’hui,s’exclame-

t-elleenprenantunebouchéed’œufsbrouillés.Pourriez-vous…?—Jevaisluidemanderdecepas,madame.Ouf!J’aitrouvéunprétextepourm’éclipser.JequittelachambreetvaisrejoindreGarnetdansla

pièceattenante.—Combiendetempsa-t-ellesonnélacloche?—Unpetitboutdetemps,dis-je.—Elleestplutôtdugenreobstiné.—Ellevoulaitvousdemandersivousl’accompagniezchezsamèreaujourd’hui.Garnets’essuielaboucheetposesaserviette.—Ahnon.Jepassemontour.Pasdedéjeuneravecbelle-maman.J’aideschosesàréglerpourle

Cercle. Mais vous me direz comment était le repas. La Maison de la Plume est réputée pour savolaille.Jemedemandesicettefoisilsservirontducanard.

Ilmedécocheunclind’œil.— Je n’y vais pas, dis-je en prenant un toast dans son assiette. Il faut que je trouveHazel. Je

pourraipeut-êtremefaufilerdanslacliniquependantqueladuchesseprendrasondéjeuner.ÀmoinsquejeneparteàlarecherchedupassagesecretdontLucienm’aparlé.

Garnetm’adresseunregardéloquent.—Violet,siCoralyva,vousyallez.Laquestionneseposemêmepas.Quecroyez-vousqu’une

damedecompagniefasse?Oùqu’elleaille,vouslasuivez.—MaisjamaisAnnabellenem’asuivienullepartquandjequittaislepalais.—Vousétiezmèreporteuse.Coralestmembredelaroyauté.(Ilselève,sortl’arcanedesapoche

etlefrotted’ungesteaffectueux.)Ellesnesontpasencoreparties,n’est-cepas?Jecomprendsqu’ilfaitallusionàRaven.—Non,dis-je,distraite.Demainsoir.EllevousaracontépourAsh?ajouté-jeavecaigreur.Ilpartd’unpetitricanement.—Oui.(Enapercevantmonexpression,illèveunemainenl’air.)Hé,àmonavis,ilfaitcequ’il

veut,etvoussavez,jepensequ’ilaraison.—RaisonderetournerdansleCommerceaurisqued’yperdrelavie?— Raison de rallier les compagnons à notre cause. Ce n’est pas comme les ouvriers ou les

régimentairesdescerclesinférieurs.Lescompagnonssontrusés.Ilsontreçuuneinstructionsolideetsonttrèsbienplacés–imaginezqu’onpuisseavoirtoutuntasdecompagnonsenplusdesrebelles,del’autrecôtédumur,lorsqu’ils’effondrera?Enoutre,ilsn’écouterontquel’undesleurs:leurvieesttellementpleined’intriguesetdemensongesqu’ilsn’iraientjamaissefieràquelqu’und’extérieur.

Si seulement ils arrêtaient tous de prendre le parti d’Ash. À croire qu’il a pris une décisionhéroïque. Ils ne peuvent pas comprendremon point de vue ; ils ne sont pas amoureux de lui. S’ilmeurt,cen’estpasleurcœurquivoleraenunmilliond’éclats.

—Imogen!m’appelleCoraldepuissachambre.—Nelafaitespasattendre.Jelèvelesyeuxauciel,mecomposeunsourirefacticeetretournedanslachambrepouraider

Coralàs’habiller.

LedéjeuneraupalaisdelaPlumeestd’unennuimortel.Ondiraitquecesfemmesignorentqu’ilexisteuneville,unmondemême,endehorsdeleurfichu

palais.Pasuneseule foisellesn’évoquent lesattentats, leséchauffourées, laCléNoire.Coralet samèrebavassentausujetdeladuchesseetdeGarnet;lajeuneépousedécritsonquotidienauseindelafamille fondatrice.Coralest impatiented’assisteràsapremièreVente.Lucienavaitvu juste–c’estréellementl’événementdel’année;touteslesfemmesmariéesdelaroyautéserontprésentes.

Àunmomentdonné,ellesfontbrièvementallusionàHazel.—Tu sais que l’Électrice n’a pas vu lamère porteuse portant sa future bru depuis qu’elle est

tombée enceinte ? fait remarquer Lady de la Plume. Son propre médecin n’a pas pu l’examiner.Jusque-là,laduchessearefusé.

—Oh!Mère,jen’encroispasuntraîtremot.Commentauraient-ilspuconclurel’arrangementautrement?

—Apparemment, l’Exéteurarencontré lamèreporteuse,mais l’Électricen’a…pasencoreétéconviée. Si quelqu’un pouvait arranger une rencontre, je suis certaine que cela serait vu d’unœilfavorable.Partouslespartisconcernés.

Elleadresseunregardappuyéàsafille.

Coralhochevivementlatête.—J’entoucheraiunmotàladuchesse.Coral est très probablement la dernière personne aumonde à pouvoir influencer la duchesse.

Mêmelaniècedeladuchesseaplusdechancesd’yparvenir.ÀnotreretouraupalaisduLac,Carneliansortdelademeureetsedirigeversunvéhicule,Ryeà

sonbras. Je ne l’avais pas revue depuis la fameuse nuit où elle avait aidéAsh à s’évader.Elle estencoreplusaustèrequed’habitude.QuantàRye,ilestbeaucommeundieuavecsapeaud’ébèneetsesbouclesbrunes.Sonregardglissesurmoi.Ilnem’apasreconnue.Sonexpressionestpoliesansplus.

—Bonjour,Carnelian,lasalueCoral.Oùallez-vous?—Àune satanée fête,marmonneCarnelian. (Ses yeux se posent surmoi et je frissonne.)Elle

vousenaenfintrouvéune?—C’estGarnet,répondCoral,rayonnante.Jel’aiappeléeImogen.—Charmant,répliqueCarnelianavecsarcasme.Coralnerelèvepasl’ironiedesaremarque.Sonattentionsetourneversladuchessequidescend

lesmarchesaveclagrâced’unfélin,suiviedeCoraetduduc.Àsavue,moncœursemetàbattrelachamadeetmesjambessefigent.C’estplusfortquemoi.—Allons,Carnelian,nousnevoudrionspasêtreenretard,siffleladuchesse.Commentvoulez-

vousque je vous trouveun époux et que jemedébarrassedevous si vous êtes incapabledevousprésenteràundîneràl’heure?

—Mère,je…,balbutieCoral.Laduchessel’interrompt.—Combiendefoisvousai-jerépétédenepasm’appelerainsi?!Sonchauffeurluiouvrelaportièredelavoitureetlarefermederrièreelle.Coraln’apaspuen

placerune.Lamort dans l’âme, Carnelian grimpe à son tour à l’arrière de l’automobile. Puis le moteur

démarreetlevéhicules’éloignedansl’allée.Corallesuitduregard,laminedépitée.Jejubileintérieurement.Laduchesseestdesortiepourlasoirée.C’estl’occasionoujamaisdepartiràlarecherchedema

sœur.

À

11.

l’heuredusouper,Coralserenddanslasalleàmanger,cequimelaisselechamplibrepourallerexplorerlepalaisàlarecherchedemapetitesœur.

Je sorsdans leparc ; l’air fraisdusoirm’assaille,unebrise légèremechatouille lanuque. Jecontourne le couloir enverre etmedirigevers le garage.D’aprèsLucien, c’est là que le passagesecretdelacliniqueestcensédéboucher.Leproblèmeaveccegenredepassages,c’estqu’àmoinsdeconnaître leurs coordonnées précises, ils sont quasiment impossibles à situer.La preuve, j’ai vécupendanttroismoisdanscepalaissanssoupçonnerl’existencedescouloirsdeservice.

Jepasseleslieuxaupeignefin.Envain.Auboutd’unevingtainedeminutes,jejettel’épongeetdécided’emprunterl’ascenseur.La demeure est déserte. Jeme risque à prendre les couloirs principaux. Je rejoins le premier

étage au pas de course, dévale le couloir fleuri, traverse la galerie des portraits… mais lorsquej’atteinsenfinlecouloirlambrissédechêne,jeprendsunvilaincoupaumoral.

L’ascenseur à lagrilledoréearboreunenouvelleporte,uneporteblindéeconnectéeàunpetitclavierencastrédans lemuràcôté.Jem’enapprocheetappuiemapaumecontre lasurfacefroidemétallique.Hazelestjusteendessousdemoi.Soudain,unbruitmeparvientdel’extrémitéducouloiretjesursaute.Jem’éloigneencourantetmeréfugiedanslepremierpassagesecret.Jeredescendsaurez-de-chausséeetjaillisprèsdelasallederéception.

Il neme reste plus qu’une seule option – le tunnel dans la bibliothèque, celui qui conduit auxappartementsducompagnon.

Lecheminestimprimédansmamémoire;ilm’estaussifamilierquelamaisondanslaquellej’aigrandi.Jesillonnelesrayonsdelivresjusqu’àmettrelamainsurceluiquim’intéresse–lesEssaissurlapollinisationcroiséedeCadmiumBlake.Jetiredessusetlaportesecrètes’ouvre.Lepassagequis’offreàmavuefaitressurgirunenouvellevaguedesouvenirs.Lamaind’Ashdanslamienne.Mesincursionsnocturnes…Cepassagesecretaététémoindenotrerelationdepuissesbalbutiements.

Siçasetrouve,jenelereverraiplusjamais…Non. Je chasse Ash de mon esprit et referme l’étagère derrière moi. Deux précautions valent

mieuxqu’une. Jepréfèrem’assurerque je suis seuledansce tunnel.C’estSil quim’a enseigné cetour,unmoisplus tôt. Jemeconnecteà l’Air,créeuncourant, leprojette loindevantet le ramènebrusquementàmoi.Ilnetransportequelesilenceetuneodeurdepierreetdepoussière.Aucunetracedeprésenceennemie.

Jemefaufileverslesanciensappartementsd’Ash.D’autrestunnelssontreliésàcelui-ci,maisjenelesaijamaisempruntés.Lepremiermeconduitjusqu’àunescalierquidéboucheaupremierétagesuruneétudequejeneconnaissaispas.C’estunepièceconfortablecontenantunevastebibliothèque,

uncanapérembourréetunpetitbureau.Unephotodansuncadreattiremonregard–unhomme,unefemmeetdeuxpetitesfillessetenantsurlesmarchesdupalaisduLac.L’unedesdeuxfillettesn’estautrequeladuchesse, jelareconnaisimmédiatement.L’autredoitêtresasœur.Fillette, laduchessedégageaitdéjàtoutel’arrogancequilacaractériseaujourd’hui:surlecliché,elleobservel’objectifavecmépris.

Cette pièceme semble soudain trop intime, presque dangereuse. Je repose le cadre à l’endroitexactoùjel’aiprisetsors.

Jerevienssurmespasettenteletunnelsuivant.C’estuncul-de-sac.Letroisièmes’avèreplusintéressant.Lesolenpentem’entraînelentementverslebas; l’airse

refroidit et charrie une odeur de renfermé.Mes paumesme picotent etmon souffle s’accélère. Jeparviensàunevoléedemarches,quejedescends;mespasrésonnentfort.Aupieddel’escalier,uneportenoire.

JesaisqueHazelsetrouvejustederrière.Jelesens.Jelasens.Lesfrissonsmegagnentlesbras.Iln’yanipoignéeniverrou.J’ignoredequelmatériauestconstituéelaportemaisaucontactde

mapaume,laparoimesembled’unfroidpresquesurnaturel.Jeglissemesmainssursescontoursetperçois bientôt une fente sur le côté gauche. J’y enfonce les doigts et je tire. La porte s’ouvre encoulissant.

Uneboufféed’airchargéed’antiseptiquemebalaie.Lacliniqueestexactementcommedansmessouvenirs.Lalumièrecrue,lesmursd’unblancimmaculé,leplateaud’instrumentschirurgicauxenargent.Lemédecinn’estpaslàbienquesonbureausoitjonchédepapiers.

Cependant, je n’ai d’yeux que pour le lit au centre de la salle. Une silhouette y est étendue,recouverted’undrapblanc.

—Hazel?Jem’élanceverslelit,maislorsquelaformeallongéeseprécise,jemefigenetetpousseuncri

destupéfaction.Elleestdifférente.Onl’atransformée.Sonmentonestpluspointu,sonnezplusfin.Sescheveux

sontlongsetbouclés,commelesmiens.Elledort.Soncorpstoutentierestdissimuléparledrap.Jele rabats et un sanglotm’échappe. Des sangles lamaintiennent attachée au niveau des épaules, dutorse,deshanchesetdespoignets.

Toutefoissapoitrinemonteetdescend.Ellerespire.Etsurtout,sonventreestplat.—Oh !Hazel,murmuré-je enplaçantmamain sur son front et enchassantunemèchede son

visage.Elleremue,clignedespaupièresetouvrelesyeux.Etmonestomacsevrille.Sesyeux.Sesmagnifiquesyeuxnoisette.Ilssontmaintenantviolets.—Quet’ont-ilsfait?Hazelécarquillesesétrangesyeuxvioletsetpousseuncriquimeglacelessangs.Jeplaquemamainsursabouche.—Chut.Elleplantesesdentsdansmachair.—Assez!hurle-t-elle.Assez,assez,assez!—Hazel,c’estmoi!Violet.Hazel se débat de toutes ses forces contre les sangles. Je serre sa tête entre mes mains pour

l’immobiliser.

—Regarde-moi!Mescheveuxetmesyeuxsontdifférentsmaisc’estbeletbienmoi.Écoutelesondemavoix.C’estViolet.

Hazelmefixe,lesoufflecourt.—Écoutemavoix.—Violet?!Unegrosselarmedégringoledemonœilets’écrasesursajoue.—Oui.C’estbienmoi.Etmasœur,monadorablesœur,forcedelanature,fondenlarmes.—Jenerêvepas,sanglote-t-elle.Tuesréelle.—Jesuislà,dis-jeencoreetencoretandisquesapoitrinesesoulèvecontrelessangles.— Je t’en prie, dit-elle. Sors-moi d’ici. Ils me font tellement mal, Violet. Le Dr Blythe et la

duchesse,ils…Audébut,ilsm’enfonçaientquelquechosedanslecorpstouslesjours,etjesaignaisàchaquefois.Ilsontarrêtémaisilssesontensuitemisàmetaillerlevisage.Ilsrefusentdemelaissersortirdecettepièceetilfaitsifroid…

—Ducalme,dis-jeenluicaressantlescheveux.—Ilsm’ontemmenéedeforceiciparcequetut’essauvée.C’estcequ’elleadit.Elleaditque

j’étaistonchâtiment.Laculpabilitémepincelecœur.—Oh!Situsavaiscommejesuisdésolée,dis-jedansunmurmure.—Jeveuxrentreràlamaison,gémitHazel.—Moiaussi,dis-jed’unevoixquisebrise.Jechercheunmoyendeluiôtersesliens,maisilssontencastrésdanslelit.—Ilyaunboutonsurlemur,surlagauche.(Jemeruesurlemuretaperçoisunclavieràsix

boutons.)C’estlebleu.J’aivufairelemédecin.Sitôtlessanglesdétachées,jemeprécipitedenouveauàsonchevet.Ellenouesesbrasautourde

moncou.Soncorpstremblecommeunefeuille.—Jesuislà,dis-je.Siseulementjepouvaisl’emmenerloind’icisansattendre,laramenerdansleMaraisauprèsde

notremère,ouàlaRoseBlanche,quelquepartoùladuchessenepourraitpasluifairedemal.—Ilfautquejeteposeunequestion,dis-jed’unevoixétoufféeparsachevelure.Tuesenceinte?LesbrasdeHazelsecrispent.Elles’écartedemoi,leregardsombre.—Non.Ilsnepensentpasque…çanemarchepas.Ilsontessayé.Ilsontessayépendant…pendant

unmois,jecrois?Peut-êtreplus?Jenesaispas.Jeperdslanotiondutempsici,c’estétrange…Leslarmesm’emplissentlesyeux.J’enessuieuneavecmonpouce.—Prendstontemps.Hazelinspire.— Ils sont venusme chercher pendant la nuit.Mère était… (Elle ferme les yeux et presse les

paupières.)Mèrecriaitetpleurait,maisilyavaittellementderégimentaires.Lemédecinm’atestéedurant le trajet en train jusqu’ici. Il en a conclu… il en a conclu que j’étais mère porteuse et ditqu’avecdelachance,jeseraiscommetoi.Ilm’aparlédesAugures.Ilm’aapprisqu’ilfaudraitquejemetteaumondel’enfantdeladuchesse,maisvite,beaucoupplusvitequeprévu.

Hazelplacesesmainsaubasdesondosetunsentimentd’horreurmesaisit.—D’aprèslui,jen’avaispasletempsd’apprendrelesAugures,chuchote-t-elle.Lentement, je soulève l’ourlet de sa chemise de nuit. À la base de sa colonne vertébrale, je

remarque une zébrure de la taille d’une noix. Un réseau de veines mauves semblable à une toile

d’araignéeirradietoutautour.Lepistoletstimulant.LeDrBlytheadûl’employersurelleàtire-larigot,d’autantplusqueHazel

n’ajamaiseul’occasiondepratiquerlesAuguresavantsonarrivéeaupalais.—Laduchesseétaitfurieuse,poursuitHazelencontemplantsesmainsd’unregardabsent.Ellea

hurléetlancédesobjetsàtraverslasallelorsquelemédecinluiaannoncéquejenepouvaispas…—Tantmieux,dis-je.Lesmèresporteusesnesurviventpasàl’accouchement.—Quoi?—J’aitellementdechosesàt’expliquer.Maispourl’heure,dis-moicequ’elleattenddetoi,vu

qu’ellenechercheplusàteféconder.Hazelsecouelatête.—Je l’ignore.La foisd’après, lorsque je l’ai revue,elleétait calmeetm’aapprisqu’il fallait

qu’onme…transforme.C’estlàquelemédecinacommencéàmeremodelerlevisage.(Elleindiquesuccessivementsonmentonetsonnez.)Dequoiai-jel’air?s’enquiert-elleavecappréhension.

Jetâched’afficherunsourirerassurant.—Tuestrèsbien.Tu…Enfait,tumeressembles.Ellehausselessourcils.—Vraiment?—ToutlemondedansleJoyaupensequetuesmoi.—Alors…tuesrevenueprendremaplace?Elleestsuspendueàmeslèvres,presséequejeluirépondeoui.Unenouvellevaguedeculpabilité,

àlaquellejenem’étaispaspréparée,m’envahit.—Crois-moi,dis-jeenlaforçantàmeregarder.Siprendretaplacesuffisaitàterenvoyerauprès

deMère, je le feraissanshésiter.Mais…(Lesmotsmebrûlent la languecommede l’acide.) Jenepeuxpast’emmener,Hazel.Pasencore.

—Quoi?Tuasl’intentionde…melaisserici?!—Jevisdanslepalais.Jeveilleraisurtoinuitetjour,jetelepromets.Maissijet’aideàt’enfuir

maintenant, ils finiront par te rattraper et sauront que quelqu’un t’a aidée à t’évader. Alors, nousserons toutes lesdeuxfichues. Ilyabeaucoupdechosesquisepassentencemomentdans laCité.J’aimeraispouvoirtoutteracontermaisletempsnousestcompté.

Hazelserecroquevillesurelle-mêmeetseprendlatêteentrelesmains.Lessecondess’écoulentdansunsilenceoppressant.

—Tu…seraismortesituétaisrestéeici?murmure-t-elle.—Oui.—Est-cequemoijevaismouririci?demande-t-ellealorsd’unevoixéteinte.Jelaserrefortdansmesbras.—Non, dis-je d’un ton ferme.Moi vivante, rienne t’arrivera. (Jememords la lèvre jusqu’au

sang;leslarmess’accumulentdansmesyeux.)TuterappelleslessemainesquiontsuiviledécèsdePère?

Ellehochelatêtecontremapoitrine.—Tutesouvienscommetuavaispeur,parcequeMères’étaitmuréedanslesilenceetqu’Ochre

passaitsontempsàsebagarreràl’école?Elleacquiescedenouveau.C’estuneépoquequenousn’évoquionsquetrèsraremententrenous.

Jen’yavaispasrepensédepuisdesannéescarlesouvenirestbientropdouloureux.Maisilfautquejefassecomprendreàmasœurqu’elleestmafamille,monsang,etquejamaisaugrandjamaisjenel’abandonnerai.

—Quefaisions-noustouteslesdeux,tuterappelles?—Nousallumionsunebougietouslessoirs,répondHazel.TumeracontaisquePèrenousvoyait

àtraverslaflamme.Quetul’entendais.Iltedisaitquelafamille,c’estunlienéternel,etqu’ilnenousquittaitjamais,qu’ilm’observaitetqu’ilétaitfierdemoi,qu’ilauraitaimémedirequ’ilm’aimaitetque je luimanquais et…Mais,Violet, je sais aujourd’hui que tu avais inventé tout cela. Je n’étaisqu’unefilletteàl’époque.Jegobaistout.

—Qui a dit que jementais ? Père nous contemplait à travers la flamme de la bougie. Tu luimanquesetilt’aime.Ilveillesurtoiencemomentmême.Moiaussi.Lafamilleestéternelle.Tantquejeseraià tescôtés,riennet’arrivera.Et je t’arracheraiàcetendroit, tuasmaparole.(Unnœudseformedansmagorge.)Tuasdéjàcruparlepasséquejet’avaisabandonnée.Jemesuisjurédenejamaisplustedonnercetteimpression.

—J’aipeur.—Moiaussi.—Mèresefaitprobablementunsangd’encre.Elledoitêtretrèstriste.Noussommestouspartis.Laboulegrossitdansmonlarynx.—Pèreveillesurelleégalement.Jeprendsconsciencequ’ilesttempsdeprendrecongé.Jemesuistropattardée.—Ilfautquejem’enaille.Maisjereviendrai,jetelepromets.—Tupourrasm’apporteràmanger?m’implore-t-elle.Ilsmenourrissentparperfusion.Legoût

duchocolatmemanque.—Monpetitbecsucré,dis-jeenluipinçantgentimentlenez.Hazelsourit.C’estlesurnomqueluidonnaitPèrelorsqu’ellefouillaitsespochesàlarecherche

d’unesucrerie.Je l’aide à se rallonger afin de remettre les sangles en place. Je remonte le drap jusqu’à son

mentonetdéposeunbaisersursonfront.—Tusaisquechaquesoir,quandjevivaisdanscettedemeure,jetesouhaitaisbonnenuit?Çame

mettaitunpeudebaumeaucœur.—Vraiment?—Oui.Etmaintenant,jepeuxteledireenpersonne.Bonnenuit,Hazel.Ellemerépondparunsourirefragile.—Bonnenuit,Violet.Jepivotealorssurmestalonsetmeprécipitehorsdelacliniqueaussivitequepossibledepeurde

craqueretdedéciderdeneplusquitter sonchevet. Je referme laportecoulissantederrièremoietm’effondresurlesmarches,levisageravagéparleslarmes.

Qu’ont-ilsfaitàsonvisage?Àsesyeux?Etpourquoi?LaduchessesaitqueHazelnepeutpasêtrefécondée,c’estévident.Aussi,pourquoilagarderprisonnière?Pourquoilagarderenvie,toutsimplement?EtpourquoiannonceràlaCitétoutentièrelagrossessedesamèreporteuse?

Jemelèveetreprendslechemindemachambre.Commentva-t-ellesedépêtrerdecemensonge?Etsurtout,quel rôleHazel joue-t-elledansce

planmachiavélique?

L

12.

asemainesuivante,jemefamiliariseaveclafonctiondecamériste.Chaque nuit, je gagne furtivement la clinique pour rendre visite àHazel. Je lui apporte de la

nourritureaussisouventquepossibleetl’informedecequisepassedanslaCité,endehorsduJoyau.J’évoquelaRoseBlanche,lesAugures,quinesontqu’undétournementdenotrepouvoir,puisjeluidévoilel’existencedelaconfrériedelaCléNoire.

— Ochre m’en parlait, dit Hazel en mastiquant un feuilleté. Je pensais qu’il mentait. Il meracontaitqu’ildessinaitdesclésnoiressurlesmursdanslaFermeavecSableTersing.

—C’estcommeçaquelaconfrériel’arepéré.—Ilvabien?—Oui.IlvitdanslaFerme.Ilyestheureux.Hazelesquisseunsourire.—Tantmieux.(Ellepousseunsoupir.)Mèrenelecroyaitpasnonplus.Elleluiauraitinterditde

sortirsielles’étaitdoutéequ’ilseraitentraînédansuneorganisationsecrète.Elleluirabâchaitsanscessedefaireprofilbas. (Hazel renifle.)Elleavait tellementbesoindesonsalaire,surtoutaprès tavente,lorsqu’onacessédepercevoirl’indemnitéreverséeauxfamillesdesmèresporteuses.

L’inquiétude s’insinue dansmon ventre.Commentmamère arrive-t-elle à survivremaintenantquetoussesenfantssontpartis?

—Mèreestforte,dis-jedavantagepourmeconvaincremoi-mêmequepourrassurermasœur.Etintelligente.Jesuissûrequ’elletrouveraunesolution.

—Oui,acquiesceHazelsansréelenthousiasme.Tupensesquequandtoutçaserafinietderrièrenous,nouspourronsvivreavecOchreettoidanslaFerme?Jepensequecetendroitmeplairait.ÀMèreaussi.

Jeluidonneungentilcoupd’épaule.—Vousadoreriez,touteslesdeux.SurtoutlaRoseBlanche.Jeluiparleégalementd’Ash.Nousn’avonstoujoursaucunenouvelledelui.Jesuistirailléeentre

lacrainteetlacolère.Chaquefoisquejetombesurunjournal,jeparcourslespagesd’unœilfébrileàlarecherchedesonvisage.JemerappelleencorelesaffichesplacardéespartoutdanslaCitéjusteaprèssonévasion.

Une nuit,Ravenme contacte pourm’annoncer que tout se passe bien, sauf avec Sil. Les fillesviennentderendrevisiteauxpensionnairesdeWestgate.

—Nous allons devoir demander à Sil de nous attendre dehors pendant que nous visitons lesautresinstituts.Tuesbeaucoupplusdouéequ’ellepourmotiverlestroupes.

Unsourirem’échappe.

—Oui,j’imagine.Quandserez-vousàNorthgate?—D’iciquelquesjours.Noussommesencoreentraindetâterleterrain.(Ellemarqueunepause.)

Etnousessayonsd’aider.Enfaisantdepetiteschoses.Ons’introduitdanslesjardinslanuitvenueetonfaitpousserlespotagers.Onremplitleurréserved’eaudepluieetonnettoieunpeulesrues.S’ilfaitfroid,ons’assurequeleshabitationsaientunbonfeuquibrûledansl’âtre.

Mon cœur se gonfle de fierté. Cette révolution n’est pas seulement synonyme de mort et dedestruction.C’estaussiunmomentdepartage,decharitéetd’amour.

Laplupartdesnuits,avantderejoindreHazel,jediscuteavecLucienvial’arcane.Parfois,ilesttropoccupépourparler.Jemedemandes’illuiarrivededormir.

—J’aiunebonnenouvellepourvous,m’annonce-t-ilunsoir.Les Enchères approchent à toute vitesse. Je suis assise sur mon lit, en train de me peigner.

L’arcaneplanenonloindemoi.—J’adoreentendrecettephrase.—AshestparvenuàlaFumée.Jemeredressebrusquementetlaissetombermonpeigne.—Quoi?Quandça?Commentlesavez-vous?—Vousvoussouvenezdemonacolyte,leVoleur,jesuppose.Mon cœur se réchauffe au souvenir de ce jeune pickpocket au visage barbouillé de suie et à

l’attitudecavalière.C’estluiquinousavaitaidésànouséchapperdelaFumée.EtquiavaitpermisàAshdefairesesadieuxàCinder.

—IlestentréencontactavecAshlanuitdernière,poursuitLucien.Prèsdesonanciennemaison.—Quoi ?! (Je suis à la fois soulagée de savoir qu’il va bien et furieuse d’apprendre qu’il a

rejointcetendroitépouvantable.)Qu’est-cequiclochechezlui?Qu’est-cequiluiaprisderetournerlà-bas?

—Oui,jevouscomprends.C’estassezfrustrantdevoirdesgensàquivousêtesattaché,desgenspourlesquelsvousaveztantsacrifiéagirsanslamoindreprudenceoulamoindreconsidérationpourl’aidequevous leur avez apportée, n’est-cepas ? (Jedevine le sourire sarcastique sur ses lèvres.)Maiscen’estpastout.Apparemment,votrefrèreestaveclui.

—Ochre?!Que…quefait-ilaveclui?—Apparemment, il est tombé sur Ash au moment où il quittait la Ferme et il a insisté pour

l’accompagner.Detouteévidence,l’imprudenceestuntraitcommunàtoutevotrefamille.Jeglissemamaindansmescheveuxet,frustrée,jem’arrachequelquesmèches.—Maisqu’est-cequ’iladanslecrâne?—Lamêmechosequevousetmoiettouslesmembresdelaconfrérie:ilrevendiquesaliberté.

Etlefaitdepouvoirprendresespropresdécisions.—Vousallezlesaider,n’est-cepas?Vousn’allezquandmêmepaslesabandonner!— Vous vous attendez peut-être à ce que j’apparaisse dans la Fumée comme par miracle et

propose à vos deux compagnons un refuge ? J’ai d’autres chats à fouetter en ce moment. (Jem’apprêteàrépliquermaisilreprend.)Biensûrqu’onvalesaider,Violet,cesontdesagentsdelaCléNoire.Nevousfaitespastropdemouronpoureux.Vousavezvotrepropremission,aupalaisduLac:veillersurvotresœuret,lemomentvenu,détruirelemur.

—Dansvotrebouche,celasemblesisimple,sifacile.Cependant, labonnenouvelles’insinuedansmapoitrineetdissout lenœudquis’yétait formé.

Ashestsainetsauf.D’uncôté,jesuisfâchéequemonfrèresesoitmisdanslepétrinluiaussi,mais

d’unautre,jesuissoulagéequ’Ashnesoitpasseul.Cettenuit-là,jem’endorspluslégèrequejenem’étaissentiedepuismonarrivéedansleJoyau.

La cuisine est en général agitée mais ce matin, c’est carrément le branle-bas de combat. Lesbonnes qui trottinent dans tous les sens, la vapeur qui s’échappe des marmites, les poêles quifrémissent,lapâtequ’étalentdesdizainesdepetitesmains.Zaracriedesordresàdroiteetàgauchecommeunsergentinstructeur.

—C’estàcausedelafêtedeGarnet?demandé-jeàMaryquiestlaseuleàavoirl’airdegardersoncalme.

Lesautressontdépassés.Jesaisqu’aujourd’huisedéroulelacélébrationdelapromotiondeGarnet.— Oui. La duchesse vient d’annoncer à Maude que la cérémonie sera probablement plus

importantequeprévue.Probablement, répète-t-elle.MaudeetZara ignorentcequecelasignifie.Laduchesse a toujours donné le nombre précis d’invités par le passé. Elle ymet un point d’honneurd’habitude.

Jemédite cette remarque tout enmontant les escaliers. Je croise Trois etUn, un régimentairecostaudaucrânerasé,enpleineconversation.J’ensurprendsdesbribes:«…postésàchaqueissue,doncçafaitaumoinsdouzehommessupplémentaires»puisilsdisparaissentàl’angleducouloir.

—C’est lechaosencuisine,dis-jeàCoralenentrantdanssachambre,carelleaimequeje luirapportelespotinschaquematin.Laduchesseaprévuunesacréefêtepourvotreépoux.

— Je sais, elle s’attend à recevoir plus demonde, d’autant plusmaintenant, réplique-t-elle enbuvantunegorgéedejusd’orange.Est-cequ’ElizabethatoujourslebéguinpourWilliam?

Saremarquemefaittiquer.—Pourquoiattend-onplusdemondeencore?Coralm’adresseunsouriredeconnivence.Jemepencheversellepourqu’elleseconfieàmoi.

Ellefrétilledejoie.—J’aiparléàladuchesselanuitdernièreavantlesouperetjeluiaidit:«Neserait-cepasgénial

que le Joyau puisse admirer de nouveau votre mère porteuse ? » Après tout, elle porte la futureÉlectricedelaCité.Celaremonterait lemoraldesgenset lesdistrairaitdecequisepassedanslescercles inférieurs. La duchesse a répondu que c’était une suggestion très fine de ma part et que,évidemment,ilparaissaitcrueldeprivernotreCitédel’occasiondecélébrerlafuturegénérationdedirigeants.Aussi,lamèreporteusesejoindraauxconvivesaprèslacérémonie!C’estexcitant,non?(Ellem’adresse son regard le plus grave.) Je n’étais pas censée en parler,mais vous garderez lesecret,n’est-cepas,Imogen?Promettez-le-moi.

L’airmemanque.Mespenséess’enchaînentconfusément.Pourquoi?Pourquoimaintenant,aprèsavoirgardéHazelenfermée,isoléetoutcetemps?Ellen’estmêmepasenceinte!Lesgensnevont-ilspas s’en rendre compte ? Coral n’a rien à voir avec la décision de la duchesse, c’est certain. Laduchesseasoudaindécidéd’exhibermasœurenpublic.Ilyaanguillesousroche,maismalgrémonaffreuxpressentiment,jen’arrivepasàmettreledoigtdessus.

Mamaîtressemedévisaged’unairardent.—Biensûr,madame.Vousavezmaparole.

L

13.

acérémoniesedérouledevantlescasernesdesrégimentairesduJoyau.Il fait étrangement chaud pour la saison, et les dames de compagnie sont tenues de patienter

debout,àl’arrière.Ducoupjemanquelegrosduspectacle.Monespritestenébullition.Pourquoiladuchesseveut-elleprésenterHazelaugrandjouraprèsl’avoirgardéeconfinéependantdesmois,àl’abridesregards?

Àlafindelacérémonie,unepetiteréceptiona lieu,mais laduchesses’approchedeCorad’unpasfélin,safamilledanssonsillage.

—Nouspartons.Maintenant.J’effectueletrajetduretourdanslesilenceleplustotalavecCoral,Garnet,CarnelianetRye.De

retouraupalais,laported’entréeestgrandeouverteetlescouloirsgrouillentdedomestiques.Coralm’attiredanslasallederéceptionetpousseunpetitcrideravissement.

Leparcaététransformé.De petits lampions de couleur sont accrochés dans les arbres. Sur un buffet sont disposés une

fontaine de chocolat flanquée de plusieurs pyramides de fraises juteuses, des canapés prêts à êtreservis, et des bouteilles de champagne dans des seaux à glace. Un quatuor à cordes accorde sesinstruments dans un coin de la salle. Mon cœur se serre à la vue de la violoncelliste. Desrégimentaires dépêchés au palais exprès pour la soirée sont postés un peu partout, quadrillant leslieux.Lemurde lasalledebalquidonnesur les jardinsestentièrementconstituédebaiesvitrées,lesquellespermettentdetransiterlibremententrel’intérieuretl’extérieur.

Aprèsavoircouruauxquatrecoinsdelapiècepouradmirerchaquedécoration,Coralm’entraînedanssachambrepourquejel’aideàsechanger.Jeluisélectionneunerobevertmarinscintillanteàmancherons.Elleatouteslespeinesdumondeàsetenirtranquilletandisquejelacesoncorset.

—Leparcestmagnifique,s’épancheCoral.Commentladuchessefait-ellepourgérertoutcela,eten un claquement de doigts ? Elle a un goût impeccable. Et mes cheveux sont magnifiquesaujourd’hui,vousêtes lameilleure.Jevousaidéjàditquevousétiez lameilleure, Imogen?Parcequejelepensevraimentdufondducœur!

Jeréprimeunsourire.—Merci,madame.Ellecontinuedebabillerjusqu’àcequejedécrètequ’elleestfinprête;puisnousregagnonsla

sallederéception.JefouilleleslieuxàlarecherchedeHazel,maisseulsGarnetetsonpèresetrouventdanslasalle.

Lesconvivesnesontpasencorearrivés.Leducabienentamésonverredewhisky,etGarnetsemblesoulagédenousvoir.

—Coral,vousêtesépoustouflante.Ellerayonne.—Oùestladuchesse?—VousconnaissezMère.Elleaimebienfaireuneentréeremarquée.—C’estvousquiditescela,semoqueCarnelianquinousrejoint,accompagnéedeRye.Ilestàcouperlesouffledanssoncostumetroispièces.IlmerappelletellementAsh.—Chèrecousine,voussavezbienquejenemesuispasdonnéenspectacledepuisaumoinscinq

jours,rétorqueGarnetavecunclind’œil.Ryeéclatederire.—Quelexploit!—Jesuiscurieusedevoirlamèreporteuse,faitremarquerCarnelian.Jeprendsalorsconscienced’unechose.Carnelianétaitprésentequandjemesuisenfuiedupalais.

Ellesaitquelamèreporteuse,cen’estpasmoi.Soupçonne-t-elleladuchessedem’avoirremplacéepar la première venue ? Ou bien sait-elle que Hazel est ma sœur ? Non. Comment serait-elle aucourant?ÀmoinsqueGarnetneluienaitparlé.Etpourquoil’aurait-ilfait?

Àcet instant,quelquescouplesfont leurapparition; ilssontconduitsdanslasallederéceptionparl’undesvalets.GarnetoffresonbrasàCoralet,ensemble,ilsvontlesaccueillir.

—Venez,Rye,ditCarnelian.J’aigrandbesoind’unverre.Ilssedirigentversunbarquioffrechampagne,vinetwhisky.Jeresteseuleetm’adosseàunmur.Lesinvitésarriventaucompte-gouttesetd’autresdamesdecompagniesejoignentàmoi.Ellesse

livrententreellesàdesmessesbassestandisqueleursmaîtressesbavardentensirotantduchampagne.Le quatuor à cordes joue doucement dans un coin. Les baies vitrées ouvertes sur le parc laissententrerladoucebrised’avrilchargéeduparfumdujasminetduchèvrefeuille.

Uncaméristeàpeineplusâgéquemoim’accoste.Sesyeuxbleuscontrastentavecsonteinthâlé.Ilm’adresseunsourirechaleureux.

—Bonjour.Onneseconnaîtpasencore.Jem’appelleEmile.Emile!LesuivantdeRaven,cethommeadorablequiaprissoind’elle.Ill’aaidéeàtenirlecoup.

Cequiveutdire…que lacomtessede laPierreestarrivée.Sasilhouetteobèsese fraieunpassageparmilesconvivesendirectiondeGarnetetdeCoral.Uneboufféedehaineenfledansmonventre.Cemonstreatorturémonamie.

—OùestFrederic?demandé-jesanspréambule.Fredericestlecaméristedelacomtesse,unhommeencoreplussadiquequesamaîtresse.Dansle

cachot où Raven était retenue prisonnière, Frederic suspendait ses instruments de torture. Il lesconfectionnaittousdesespropresmains.

Emilepouffederire.— Je vois que la réputation de ma Maison me précède. Frederic est malade. Il a le rhume

des foinsapparemment.Lacomtesseayanthorreurdesgermes,elle l’amisenquarantainedans lacliniquejusqu’àsaguérison.Ducoupiln’yaquemoi.

Ilm’adresseunebrèverévérence.Siseulementjepouvaisluidireàquelpointjeluisuisreconnaissanted’avoirsoutenuRaven.Lui

fairesavoird’unequelconquemanièrequ’elleestencoreenvie.—Enchantée,dis-je.Jem’appelleImogen.JesuislanouvelledamedecompagniedeCoral.Sonregardbleus’éclaire.—Oh!Génial.Elleal’airsidouce.Sifacileàvivre.—Ellel’est,dis-jeenportantleregardverslabaievitréeoùellesetientauxcôtésdeGarnet.

LacomtessedelaPierrelatoise,unsourireforcéauxlèvres.—Jen’aipasl’impressionquevotremaîtresseappréciebeaucouplasoirée,fais-jeremarquer.— La comtesse a des goûts excentriques, réplique-t-il. Je ne pense pas que grand monde

comprendraitsesvéritableshobbies…Jesaisprécisémentàquoiilfaitallusion,toutefoisjemecontentedesourirepoliment.—Sielleestvenue,c’estuniquementpourvoirlamèreporteuse,poursuitEmileensepenchantà

monoreille.Commelaplupartdesinvités.—Jem’endoute.—L’avez-vousvuerécemment?—Non,mens-je.Laduchessenelaissepersonnel’approcher.Debrusqueséclatsderirenousinterrompent.Leducs’esclaffeenassénantunetapeaffectueuseà

sonbeau-frère,leducduVerre.Cedernierritsifortqu’ilenrenversesaboisson.Unvaletaccourtavec un autre verre tandis qu’un serviteur nettoie le sol.L’undes régimentaires en faction dans lasalleobserveleducd’unairexaspéré.

Emilepousseunsoupir.—Ilsaitsedonnerenspectacle.C’estsûrementdeluiqueGarnettient.—Aumoins,Garnetestdrôle,dis-je.Emilepouffederire.Àcetinstant,lesvagissementsd’unbébénousparviennentetl’onannoncel’arrivéedel’Exéteur

etde l’Électrice.Unenourrice lesaccompagne;elleportedanssesbras lepetitLarimarvêtud’uncostumepourenfant.Ilagrandidepuisladernièrefoisquejel’aivu,aubaldel’Exéteur;sonvisagejouffluestauréolédebouclesbrunes.Ilesttoutàfaitadorable.Ilgigotedanslesbrasdesanounouensefrottantlesyeuxavecsapetitemainpotelée.Lucienlessuitcommeleurombre,uneombrevêtuedeblanc.

IlspassentdevanttoutlemondepourallerféliciterGarnet.Lavoixaiguëdel’Électricerésonneàtraverslasalle.

—Ehbien, jen’avaispas remis lespieds icidepuisvos fiançailles !Est-ceque laviemaritalevousplaît?

—C’estmerveilleux,VotreMajesté,s’enthousiasmeCoral.J’adoreêtremariée.—Moiaussi,gazouillel’Électrice.Larimarbaveabondammentetlanourrices’empressedeluiessuyerlementonavecuntissu.—N’est-ilpasadorable?roucouleCoral.—Oui,machérie,ditGarnet.—J’aihâtedevoirlajeunefillequiportesafutureépouse,commentel’Électriceenparcourant

lasalleduregard.Lasubtilitén’estpassonfort.—Celanevapastarder,j’ensuissûr,machère,répliquel’Exéteur.(Contrairementàsafemme,il

ne semble pas particulièrement pressé de voirHazel.)Où est votremère,Garnet ?Celam’étonnequ’ellenesoitpasaucœurdelaréceptioncommeàsonhabitude.

—Elleestsansdoutedanslacuisineentraindesedéfoulersurlechef,répondGarnetd’untonnonchalant.C’estsondeuxièmepasse-tempspréféré.Outremecrierdessus,évidemment.

Ilconclutsesparolesparunsourire.L’ÉlectriceetCoralgloussentàsaplaisanterie.—VousallezassisterauxEnchèrescetteannée,faitremarquerl’Électrice.Vousattendezcelaavec

impatience?

— J’ai vraiment très hâte, Votre Majesté ! s’exclame Coral. Je fais confectionner une robespécialementpourl’occasion.

—Oùl’avez-vouscommandée?—Àl’atelierdeMissMayfield.—C’estl’unedesmeilleures.—C’estcequetoutlemondes’accordeàdire.—Chéri,ditl’Électriceensecollantcontrel’Exéteur,nousdevonsabsolumentrecevoirGarnetet

Coralàdîner.C’estuncoupleàpartentièreàprésent.IlmesembledebontonquenousdînionsaveclesfutursducetduchesseduLac,vousnecroyezpas?

Coralestauxanges.—Oui,biensûr,répondl’Exéteurd’untontotalementdétaché.Ilbalaielasalledesyeux.Jemedemandecequ’ilcherche.—C’esttropaimabledevotrepart,ditGarnet.Nousenserionsravis.Des trompettes retentissent dans le parc. La duchesse pénètre dans la salle de réception vêtue

d’unemagnifique robeargentéedont lecorsageet la jupesontornésdediamants,desortequ’ellebrilledemillefeuxaugrédesesmouvements.Elles’arrêteuninstantsurleseuil.Ceuxquisesontaventurés dans le jardin commencent à revenir vers le palais pour s’attrouper près des portes-fenêtres,lecoutendu.Toussontimpatientsdevoirapparaîtrelamèreporteuse.

C’estécœurant.Jemerappellelamanièredontonmefixaitaubaldel’Exéteurlorsqu’onm’avaitforcée à jouer du violoncelle. Celame révolte queHazel soit à son tour contrainte de subir cettehumiliation.

—Meschersamis,ditladuchesseendéployantlesbras.(Jeremarqueunbraceletargentéàsonpoignet etmoncœur se serredouloureusement.) J’ai l’extrême joiedevousprésenter ce soir, unefois de plus, après la fâcheusemésaventure qui est arrivée il y a quelquesmois de cela,mamèreporteuse.

Elleagitesèchementlepoignetquiportelebracelet,etHazelapparaîtentitubant.Elleestreliéeàladuchesseparunefinechaîne.Unsentimentd’horreurmesubmerge.C’estinsupportable.Hazelesttenueenlaisse.

Soussarobepointesonventre,unventreronddefemmeenceinte.Pourtantellene l’estpas.C’est impossible. Je l’aivue ilyadeux joursàpeine.Etpuis ilsont

cessélestentativesdefécondation.Je suis perplexe.À l’autreboutde la salle,ma sœurpose son regard surmoi etm’adresseun

signe de tête presque imperceptible. Pour me rassurer. Quoi qu’il y ait sous sa robe, c’est unsubterfuge.Cen’estpasréel.

Enrevanche,c’esttoutàfaitdéconcertantdevoiràquelpointilluiestaisédesefairepasserpourmoi.Laduchesseajouétrèsfinement.Hazeldoitporterdestalonspourêtreaussigrandequemoi.Ilsontrembourrésoncorsageafinquesapoitrineparaisseaussigénéreusequelamienne.Elleportelarobeque j’avais pourmonpremier dîner aupalais duLac–une tenuemauvepâle avecune tailleEmpire.Onluiabouclélescheveuxetonlesarelevésavecdesépingles,unecoiffurequ’Annabelleavaitl’habitudedemefaire.

Un voile scintillant lui couvre le visage depuis l’arête du nez jusqu’au menton. Le tissu esttranslucide, aussi ses traits sont-ils en partie visibles. Deux précautions valent mieux qu’une. Laduchesse apréféré luimasquer enpartie les traits pourqu’onnepuisse se rendre comptequ’il nes’agitpasdemoi.Àmoinsquecenesoitladernièremodechezlesmèresporteuses.

Hazel écarquille les yeux. J’y lis un mélange de peur et d’émerveillement face à la scène. Jem’aperçois que c’est la première fois qu’elle visite le palais. Son regard parcourt les tissuschamarrés,lesinstrumentsàcordesrutilantsetatterritsurlesbuffetsdenourrituredisposésdansleparcavantderevenirseposersurmoi.

Les convives l’observent avec curiosité. Les yeux naviguent de la duchesse au ventre rond deHazel.

—Elleasubiuneépreuvetrèspénible,expliqueladuchesse.C’estpourquoi jevousprieraidegardervosdistances.Nousnevoudrionspaslaperturber.

Entre-temps, l’Électricea traversé la salleet a rejointHazel.Leduc s’approchede laduchessed’unpastitubantet,ensemble,ilssaluentd’unerévérenceobséquieusel’Exéteurquis’approche,suivide lanourrice.Lasalle toutentière, lesoufflesuspendu,a lesyeuxrivéssur l’Électrice,quiétudieHazelsoustouteslescoutures.

—Elleal’air…plusmince,fait-elleremarquer.—Elle est en excellente santé, je vous l’assure,VotreMajesté. Lemédecin l’examine tous les

jours.L’Électrices’apprêteàrépondrequandl’Exéteurposeunemainsursonépauleetlatournefaceà

lafouleenhaleine.IlindiqueàlanourricedepasserlepetitLarimaràsamèredemanièreàcequelegroupesoitréuni.Leduc,laduchesse,Hazel,Larimar,l’Électriceetl’Exéteur,ensemble,constituentunétrangeportraitdefamille.

—Mesdamesetmessieurs,déclare-t-il,jevousprésentel’avenirdelaCitésolitaire!L’assistance laisse échapper des cris de joie. La comtesse de la Pierre applaudit sans grand

enthousiasme.Lesouriredel’Électriceesttoutsaufsincère.Larimarsemetàpleurerentendantlesbrasvers sanourrice.Parmi la foule, je repère à ses cheveuxgrisonnants la comtessede laRose,l’anciennemaîtressedeSienna.Elleobservelascèned’unairsuffisant.

—Celaméritebienuntoast!s’écrieGarnet.Les acclamations semuent en éclats de rire et le quatuor à cordes se remet à jouer.Hazel est

aussitôtassaillieparlesfemmesquimeurentd’enviedel’approcher,toutenprenantsoindenepasirriterladuchesse.

Ce charivari me hérisse. Hazel a l’air terrorisée face à toutes ces étrangères qui la regardentbêtementetparlentd’elleàladuchessecommesiellen’étaitpaslà.

Luciens’approchedenousd’unpasgracieux.—Emile,dit-il,Fredericest-iltoujoursmalade?—Oui.—Jevousenprie,souhaitez-luiunrétablissementrapidedemapart.—Jen’ymanqueraipas.Lucienm’ignorecomplètement.—L’Électricedoitêtreraviedevoirlamèreporteuse,commenteEmile.—Eneffet,répond-il.Àmonavis,ellenevapaslaquitterdetoutelasoirée.On dirait effectivement que l’Électrice a l’intention de la suivre comme son ombre.Elle ne la

lâchepasd’unpouce.Sonzèlen’apaséchappéàladuchesse.Corarôdenonloind’elle.Lorsquejecroisesonregard,ellem’adresseunbrefsignedetête.

JesuissoulagéedesavoirquejenesuispaslaseuleàveillersurHazelcesoir.Lafêtesedéplaceprogressivementdansleparctandisquelesoleils’abîmeàl’horizon,zébrant

le ciel de rais rose orangé. Les dames de compagnie restent à l’écart, enmarge des invités, et jem’aperçoisquejem’amuseplusqu’auxsoiréesauxquellesj’aiassistéentantquemèreporteuse.Sans

doute parce que personne neme fixe ni ne parle demoi comme si je n’existais pas. Rye offre àCarnelianunefraisenappéedechocolatetmoncœurseserre.JesongeàAsh.EtàOchre.Pourvuqu’ilsaillentbien,oùqu’ilssoient.Jetâchedemeraisonner:sijamaisAshs’étaitfaitattraper,j’enauraisentenduparler…etladuchesseseraitsurunpetitnuage.

JepasseunbonmomentavecEmile,qui s’avèredecompagnie trèsagréable.C’estunhommegentiletintelligent,àl’espritvif.Celamedésolequ’ildoivevivredanscetteatrocedemeure.J’aihâtededireàRavenquejel’airencontré.

Leducs’enivre.Ilnecessedeporterdestoastsquepersonnen’aenvied’entendre.Laduchessegardesesdistancesautantquefairesepeut,prenantsoindenejamaiss’éloignerdeHazel.Masœuretmoiavonséchangéquelquesregards,maisilestimpossibledeluiparlerdanscecontexte.L’Électriceluitapotelesommetducrânecommeoncaresseunchien.

—Mesdames etmessieurs, dit le duc à la cantonade en levant son verre pour la énième fois,j’aimeraisporterunt…

Soudain,unevoixtonitruantes’élèveparmilesconvives,couvrantpartiellementlamusique.—LaMaisonduLacestunpoisonpournotreCité!s’écrieunrégimentairequisetientaumilieu

delafoule.Il estpluspetitque lamoyenneetafficheunvisage tourmenté.Lesconversations se figent.Un

silencechoqués’abatsurl’assemblée.—Seshéritiersnes’installerontpassurletrône!hurle-t-il.AlorsilbranditunpistoletetlepointeendirectiondeHazel.Unedétonationretentit.

H

14.

azel.Toutlerestecessed’exister.

IlfautquejeprotègeHazel.Le coup de feu suscite un tumulte indescriptible. D’autres détonations retentissent bientôt, en

réponseàlapremière.Quelqu’unmebousculeetmeplaqueausol.C’estLucien.—Restezallongée,chuchote-t-ilàmonoreilleavantdes’élancerdanslamêlée.À peine s’est-il éloigné que je me relève. Rye passe en courant, le bras enroulé de manière

protectriceautourdeCarnelian,quipresselajouecontresontorse.Hazel.IlfautquejetrouveHazel.Lesoldatl’avaitdanssalignedemire.Jemefraieuncheminàtraverslafouleaffoléequiserueverslasortie,quandjetrébuchecontre

uncorpsettombeàplatsurlespaumes.J’ai buté contre le duc. Étendu sur le dos, ilm’observe avec de grands yeux vides.Une tache

rouges’épanouitsursoncœur.Jejetteuncoupd’œilpar-dessusmonépauleetaperçoisdeuxgardespenchéssurlesdépouillesdutireuretd’unautrehomme,sansdoutesoncomplice.

—Fouillez-les,ordonneUn.Etemportezlescorps.Leparcsevide.L’Exéteuretl’Électriceontdisparu–probablementévacuésenpremierquandla

fusilladeaéclaté.J’aperçoisunefinechaîneenordansl’herbe;l’extrémitéquiétaitreliéeaupoignetdeladuchesseestbrisée.Jerampeensuivantlachaîne.Jetombesurdeuxpetitspiedsappartenantàuncorpsvêtudeblanc.

Coraestétendueàplatventreau-dessusdeHazel.Jeluisaisislebrasetlafaisroulersurleflancpourlibérermasœur.Lacaméristeémetungémissement.

Sarobeestimbibéedesangàl’épaule.Hazeltousseetredresselebuste.—Elle…ellem’aplaquéeausol,m’apprend-elleenregardantavecdesyeuxrondsCoraquia

perduconnaissance.—Protégezmamèreporteuse,espècesd’imbéciles!s’écrieladuchessequisurgitenrampantde

derrièreunetable.Troisjaillitdenullepart,recueilleHazeldanssesbrasetdisparaîtavecelle.J’aitouteslespeinesdumondeànepashurlersonprénom.—Cora!s’exclameladuchesseenlavoyantrecroquevilléedansmesbras.Elle se précipite vers nous et s’effondre à genoux, sa robe formant unnuagedediamants tout

autourd’elle.—Lâchez-la,siffle-t-elleenm’arrachantdesbraslecorpssansénergiedeCora.Oh!Cora,Cora,

quevousont-ilsfait?…

Ellelapressecontresoncœur.Jen’ai jamaisvu laduchessedansun telétat.Les larmesruissellent le longdeses joues tandis

qu’ellebercesadamedecompagniecontreelle,lesmainsmaculéesdusangdesaservante.—Aidez-moi!hurle-t-elle.D’autres régimentaires affluent. Je me relève en titubant. Les militaires soulèvent Cora et

l’emportent–àlaclinique, jesuppose.JemeretrouvesoudainnezànezavecGarnet.Ila lesyeuxrivéssurlecadavredesonpère.

—Garnet,ques’est-ilpassé?—Je…Il…(Il sembleconfus,commesi la scènequi sedéroulait soussesyeuxn’avaitaucun

sens.)Pouvez-vousm’aideràleporteràl’intérieur?La salle de réception est déserte. Des éclats de verre, des flaques de vin et des plateaux de

nourriture renversés jonchent le sol. Nous étendons le duc près des baies vitrées, à l’entrée de lapièce.Jeprendsunenappeetenrecouvresoncorps.

—Merci,ditGarnetd’unevoixdésincarnée.Jecroisqu’ilyaaussiunvaletquiaperdulavie.Nousdécouvrons la dépouille du serviteur avachie sur unbuisson.Un jeunehommeà la peau

cuivrée et au nez camus. Je suis presque sûre qu’il se prénommait George. Ensemble, nous letransportonsàl’intérieuret l’étendonsprèsduduc.Peuàpeu, lesdomestiquessehasardentdanslasallederéception.

—Nettoyez-moicedésordre,leurordonneGarnet.C’est la première fois que je l’entends parler au personnel d’un ton si autoritaire. J’ai

l’impressionquecesoir,ilaprisunedizained’annéesd’unseulcoup.J’aimeraisleconsoler.—Garnet…Des cris retentissent dans le hall d’entrée sansque j’aie le tempsde finirmaphrase.Unevoix

nousparvient.—Pourl’amourdel’Exéteur,Cinq,c’estmoi,laissez-moipasser!Quelquessecondesplustard,leDrBlythesurgitencourantdanslasallederéception.Ils’arrête

netsurleseuiletpousseuncriétoufféendécouvrantlecarnage.Iln’apaschangéd’uniota–hormisles quelques mèches grisonnantes qui se sont ajoutées à ses épais cheveux noirs. Ses yeux vertss’emplissentdechagrinlorsqu’ilsoulèvelanappequirecouvreleduc.

—Oùestvotremère?demande-t-ilàGarnet,quiindiqueleparcd’ungestedelamain.Lemédecins’yélanceetjeperçoisbientôtuncri.Laduchessesortdesesgonds.—AllezvousoccuperdeCora,tripleimbécile!Un instant plus tard, il retraverse la salle et disparaît. Je prends conscience qu’il manque

quelqu’un.—Garnet,oùestpasséeCoral?dis-jeàmi-voix.Surpris,ilparcourtlesalentoursduregard.—Jel’ignore.(Ilfixelejardind’unairabsentpendantquelquessecondes.)Je…jereviens.Surcesmots,ils’éloignecommeunhommeentranse.JesillonnelescouloirsàlarecherchedeCoral.Auboutdequelquesminutes,jelaretrouve.Elle

estentraindepleurercommeuneMadeleine,recroquevilléedanslacaged’unescalierdeservice.Jem’assiedsàcôtéd’elleetpassemonbrasautourdesesépaules.Elles’effondrecontremonbuste.

—Oh!Imogen,sanglote-t-elle.—Ducalme,dis-je instinctivementen laserrant fortautantpour luiprocurerduréconfortque

pourenrecevoir.

Hazelafaillimourircesoir.Sousmesyeux.Etj’étais là,ensimplespectatrice, impuissante.Jesuisvenuedanscepalaispourveillersurelleetj’aiéchoué.SiCoran’avaitpasfaitbouclierdesoncorps…Jefermelesyeux;cettepenséem’estinsupportable.

Au bout d’un moment, je réussis à ramener Coral dans sa chambre et je la couche. Puis jeredescendscommeunautomateetlongelescouloirssansprendrelapeined’emprunterlespassagesdeservice.Jedépasselasallederéceptionoùlesbonness’affairentànettoyerleparquetpendantqueles valets ramassent les débris de verre et de meubles. Je devrais les aider. Cependant mes piedscontinuentd’avancer.

Enpassantdevantlefumoirduduc,jeperçoisunelégèreplaintesemblableàunsanglot.Laporteestentrebâillée;j’aventuremonregardàl’intérieuretaperçoisGarnet,assisdansunfauteuil,latêteenfouiedanssesmains.

Je ne sais pas quoi faire. Je m’apprête à tourner les talons pour m’éclipser lorsqu’il lève lementon.

—Oh!Violet,dit-ilenséchantseslarmes.— Est-ce que ça va ? demandé-je en me glissant dans la pièce et en refermant la porte. (Ma

questionest stupide :biensûrquenon,çanevapas.)Vous…voussavezcequi s’estpassé?Vouscroyezquec’étaitprémédité?Unactedelaconfrérie?

—Non,répondsombrementGarnet.Absolumentpas.—Alors…— Je ne sais pas, Violet, rétorque-t-il d’un ton tranchant. (Il se ravise et pousse un soupir en

basculantcontreledossierdesonsiège.)J’aitoujourseuhorreurdecettepièce.Çaempesteletabacfroid.Jen’aijamaispucomprendrecommentmonpèrepouvaitautantaimerfumerlecigare.

Savoixsebriselégèrementlorsqu’ilévoqueledéfunt.Jemepercheaubordd’uneottomaneencuir.—Jesuisnavrée,murmuré-je.Garnetdevientcramoisietdétourneleregard.—Jene l’appréciaismêmepas,dit-il. Il était tellement embarrassant, ennuyeux.Toujours ivre.

Maisjenevoulaispas…jenesouhaitaispassamort…Ilsefrottedenouveaulesyeux.— Lorsquemon père est décédé, j’ai éprouvé une immense culpabilité, dis-je calmement, les

yeux rivés à un cendrier en cristal. Je me reprochais de n’avoir rien fait pour empêcher cela, jepensaisque…(Jem’éclaircislavoix.ÉvoquercesouvenirdouloureuxdevantHazelestunechose,lepartageravecquelqu’und’autreenestuneautre.MaisGarnetabesoind’entendrecela.)Etpuis, lacolèrem’aenvahie.Cequim’afaitculpabiliserdeplusbelle.

—Jeneculpabilisepas,répliqueGarnet.Jemarqueunepause.—Vraiment?Une veine à son cou palpite. Il s’effondre alors, la poitrine secouée par les sanglots. Je

m’agenouilleprèsdeluietluiprendslamain.—Cen’estpasvotrefaute,murmuré-je.Garnet appuie sa têtecontremonépauleet ses larmesne tardentpasà imbiber le cotondema

robe.Toutàcoup,desvoixrésonnentdanslecouloir.Onentendbientôtdesmartèlementsdebottes.Cesont les régimentairesquipassentdevant le fumoir.Garnet se redresse instantanément et essuiesonnezsursamanche.

—Vousdevriezfiler.Ilnefautpasqu’onnoussurprenneensembleici.

Jemelèveetdéposeunbaisersursonfront.Ilm’adresseunsouriretristeetjesorsdiscrètementdelapièce.Jesuiséreintée.J’aimeraistellementretrouvermonlit.

J’ai quasiment atteint le couloir en verre lorsque je tombe sur le Dr Blythe. Une onded’adrénalinedissipesubitementmafatigue.Lemédecinsembleépuisé;ils’épongelefrontavecunmouchoirentissu.

—Bonsoir,dit-ilavantdefroncerlessourcils.Navré,jenepensepasavoireul’occasiondefairevotreconnaissance.

J’ailecœurauborddeslèvres.Ilrisquedereconnaîtremavoix.—Jem’appelleImogen,dis-je,sitroubléequelesmotsjaillissentdemeslèvrespâteuxetconfus.

LanouvelledamedecompagniedeCoral.—Ah, soupire-t-il en fourrant sonmouchoir dans sa poche.Vous n’avez pas été blessée ? Je

seraisravidevousexaminer.Très mauvaise idée. Mon corps n’a pas changé et il le connaît par cœur. Je secoue

vigoureusementlatête.—Commentvalamèreporteuse?Maquestionl’étonne.Ilarqueunsourcil.—Ellevabien.J’auraiscruquevousvousseriezsurtoutinquiétéepourCora.—Oui,je…CommentvaCora?Jesensmesjouesrougirettâchedemereprendre.Lemédecinm’observequelquesinstantsensilence.—Elle se porte bien. La balle n’a fait qu’effleurer son épaule. Elle a sauvé la vie de lamère

porteuse, fait-il remarquer en se frottant la tempe. Pardonnez-moi, mais nous nous sommes déjàrencontrés?Vousmeparaissezétrangementfamilière.

—Jenecroispas,dis-je enbaissant lesyeux.Veuillezm’excuser, je suis très fatiguée. Je suissoulagéed’apprendrequelesjoursdeCoranesontpasendanger.Bonnenuit,docteur.

Tais-toi, Violet,me grondé-je intérieurement. Sans attendre de réponse, je longe le couloir enverreaupasdecourse, têtebaissée. Jene relève lementonqu’une foisdansmachambre, laporteverrouillée. Je m’affale sur le lit et le poids de tous les événements survenus dans l’après-midim’écrased’uncoup.

Unelarmes’échappeducoindemonœilet laisseune traînéechaudele longdemajoue.Quelgâchis.

Jemesenscomplètementstupide.JenepeuxpasprotégerHazelici.Ashavaitraison.Notregrenieràfoinmemanqueatrocement.Commej’aimeraism’asseoirsurnotrecouverture

enlaineetsentirlesbrasdemonamantautourdemoi,sonsoufflecaressermescheveuxpendantqueje lui confierais toutes mes craintes et toutes mes frustrations. J’ai envie de me sentir aimée etsoutenue.

Carmoijel’aimedemanièreinconditionnelle.Monarcanesemetàvibrer.Jel’extirpeentoutehâtedemonchignonquisedénoue;lesboucles

blondestombentencascadesurmesépaules.—Ques’est-ilpassé?m’écrié-je.—Je l’ignore, répondLuciend’unevoixque jene luiconnaispas,unevoixperplexe,presque

tremblante.Jerefusedecroirequel’Électriceaitpuorchestreruneactiondecetteenverguredesonproprechef,mais…sitelestlecas,c’esttrèsmauvaissigne.

—Commentcela?

—Celavoudraitdirequ’ellenemefaitplusconfiance,etc’estunechosequenousnepouvonspasnouspermettre.

—Vouspensezquec’estellequiestderrièreça?—Ellen’apasquittéHazeld’unesemelle.Jusqu’àceque,justeavantlafusillade,elleinsistepour

rentrer parce qu’elle avait soi-disant froid – et la température était encore très douce. Elle et sonépouxsesontfaitévacuerquasimentsur-le-champetelleainsistépourquejelesaccompagnemêmesi elle savait que jepouvais aider lesblessés.Après tout, jevous aidéjà sauvé lavie.Peut-êtrenevoulait-ellepasquejeréitèrecetexploit.

—Ilfautquenousl’empêchionsd’approcherHazel.—Jen’enaipaslepouvoir,machérie.—Danscecas,quelestlebutdetoutça?Pourquoisuis-jevenue?Jenepeuxrienfaire…Unsilences’ensuit.Lucienrassemblesespensées.—Vousvous rappelezquandvousm’avezquestionnéau sujetdeRaven?Quandvousvouliez

savoiroùellevivait?J’ail’impressionquec’étaitilyadeslustres.—Oui.—Jetrouvaiscelastupidedevotrepart.Unepertedetemps.J’aiététrèsfâchéd’apprendreque

vous étiez voisines. Je la considérais comme une distraction. Je craignais qu’elle ne vous fassecommettreuneerreur,vousaffaiblisse,soupire-t-il.Maisjemesuistrompé.Elleestl’unedevosplusgrandesforces.Demêmequ’Ash.EtHazel.Lesgensquevousaimezvousrendentforte,Violet.Ilsvousrendentcourageuse.

—Non.Jenelesuispas.Pasautantquevous.Lucienpartd’unrireléger.—Non.Vousl’êtesinfinimentplus.Siseulementjepouvaism’enconvaincre.Ilfautquej’essaie.Carsicettesoiréem’abienprouvé

unechose,c’estqueLuciennepeutpasrésoudretouslesproblèmesàmaplace.Sesmotss’insinuentenmoietformentunecarapaceautourdemoncœur.Ilfautquejesoisforte.

Pourmesamis,pourmasœur,pournotreville.LaseulemanièredesauverHazelpourdebonestd’éradiquerlaroyauté.

Jenesuispasunesimplemèreporteusequ’onaachetée,tenueenlaisseetexhibéedanstouslessalonsduJoyau.Etilserabientôttempsdemontreràlaroyautécequej’aidansleventre.

Alors,tousmeredouteront.Àjustetitre.

L

15.

educestenterrédeuxjoursaprèslafusillade.L’après-midides funérailles, jedescendsencuisine.L’enterrementest réservéà la famille,du

coupjesuislibrepourlerestedelajournée.Tout en grignotant un scone à la framboise, je ramasse un journal qui traîne sur la table.

«NouveaudramedanslaMaisonmaudite!»indiquelegrostitre.Etjusteendessous,laquestionquibrûle toutes les lèvres :«Lamèreporteusede laduchesseétait-elle lavéritablecible?»L’articlen’accuse pas explicitement l’Électrice pour les événements survenus lors de la soirée, mais lesrumeurs vont bon train et le journaliste est manifestement au courant des bruits qui courent. Ilsuggère fortement que quelqu’un « d’influent et qui a une raison de souhaiter lamort de lamèreporteuse»seraitàl’originedelafusillade.CequetoutlemondeauseinduJoyausemblepenser.

J’aimeraisallerrendrevisiteàHazel,toutefoislemédecinestrevenuvivreaupalais,commeill’avaitfaitjusteaprèsmafaussecouche.Cequirendlacliniqueinaccessible.J’ignorequandjeseraienmesurederevoirmasœur.

Je tourne la page et le titre suivant me fait sursauter, ainsi que la photo familière quil’accompagne.Lesolsedérobesousmespieds.

«AshLockwoodrepéré?»Endessous,unportraitd’Ash, lemêmeque sur lesaffichesplacardées sur tous lesmursde la

ville en janvier dernier. Ilme fixe, un sourire au coindes lèvres, ses cheveux lissés en arrière. Jem’empressedelirel’article.

«AshLockwood,naguèrelecompagnonlepluspriséduJoyau,àprésentfugitifnotoire,auraitétéaperçunonloindesonancienneMaisondecompagnonstarddanslasoirée,lanuitdernière.Unpeuaprèsminuit,unhommecorrespondantàladescriptiondeLockwoodauraitétévurôdantprèsduparcvoisindelamaisondeMmeCurio.LeTémoin,undénomméJ.R.Rush,prétendavoiraperçuLockwood alors qu’il promenait son chien. Les régimentaires vont creuser la piste. On suspecteLockwoodd’être l’undes leadersde la tristementcélèbreconfrériede laCléNoire,ungroupederebellesresponsablesd’uneséried’actesdevandalismeetdedestruction,etliésàplusieursattentatsquionteu lieudans leCommerceet laFuméeet,plus récemment,à l’assassinatduMagistratAwl.Lockwoods’estenfuiduJoyauaprèsavoirviolélamèreporteusedeladuchesseduLac.Quiconquedétiendraitlamoindreinformationconcernantcethommeetsalocalisationesttenudecontactersansattendrelebureaudepolicelocal.Cetindividuestconsidérécommeextrêmementdangereux.»

AsharéussiàatteindreleCommerce!Cettenouvellem’emplitdejoie.Peut-êtrea-t-ilpuentrerencontactaveccertainscompagnons.Enrevanche,l’articlenefaitaucuneallusionàOchre.Ont-ilsdû se séparer ? Il n’est pas impossible qu’Ash lui ait demandé de rester à l’abri pendant qu’il se

rendaitchezMmeCurio.Ilnemettraitjamaisenpérillaviedemonfrère.MaisjeconnaisOchre.Engénéral,iln’enfaitqu’àsatête.Jesuistirailléeentrefiertéetcrainte.

— Imogen, passe-moi le bouquet de romarin, me demande Zara, interrompant le fil de mespensées.

Il règneaupalaisuneambiancemorose.Lacuisine,d’ordinaireagitéeetpleinedevie,baignedans un silence inhabituel. L’endroit est quasiment désert. Une aide-cuisinière prénommée Clararécuredesmarmitesdansl’évieretWilliamserouleunecigaretteprèsd’unfour.

—C’estépouvantable,marmonneZaratandisquejeluitendslesherbes.(Ellebroieleromarinaucreuxdesonpoingetensaupoudrelerôti.)C’étaitunhommebon.

—Jenesavaispasquevousconnaissiezsibienleduc,dis-je.—Pasleduc,rétorque-t-ellesèchement.JeparledeGeorge,levalet.Maistoutlemondesefiche

qu’ilsoitmort,hein?Nan,lesgenspréfèrentselamentersurladisparitiond’univrogneoiseux.—Iln’étaitpassimauvais,Zara, intervientWilliam.Entoutcas, ilétaitmieuxqu’elle,çac’est

sûr.—Oh!Laferme,William!Ilt’atoujoursaccordéuntraitementdefaveur,c’estpourçaquetu

l’aimaisbien,répliqueZaraens’essuyantlenezsursamanche.—Ilssaventquiétaientceshommes?dis-je.Etpourquiilstravaillaient?Williamlâcheunsoupirlas,commesimaquestiontombaitsouslesens.—L’Électrice,c’estévident,non?Elleatoujoursdétestéladuchesse.Etsisonfilsépouselafille

deladuchesse,ellesserontobligéesdesesupporterl’unel’autrepourlerestantdeleursjours.Ceneseraitpaslapremièrefoisquel’Électriceliquidel’unedesesrivales.J’aientendudirequelamortdelasœurdel’Exéteurn’étaitpasunaccident.

— Elle a fait une mauvaise chute de cheval, dis-je. Comment fait-on passer cela pour unaccident?C’enétaitun.

—Ahbon?Williamhausselesépaules.—Ah, les rumeurs de complot ! s’agaceZara.Tun’as pas intérêt à allumer ta saleté dansma

cuisine,menace-t-elleWilliamenfoudroyantlevaletduregard.La cigarette aux lèvres, il commence à se diriger vers la porte du jardin lorsqu’une silhouette

frêlesurgitdanslapièceenhurlant:—Ausecours!Aidez-moi,jevousensupplie!Le visage de Hazel est ravagé par les larmes ; ses poignets et ses bras sont couverts

d’égratignures. Elle porte toujours son faux ventre de femme enceinte sous une chemise de nuitblancheenlambeaux.Sanssestalonsetsoncorsagerembourré,ellefaittellementplusjeunequ’àlasoirée.

Zarapousseuncridesurprise.Jesuisbouchebée.J’aienviedemeprécipiterauprèsd’elleetdelaprendredansmesbras,mais je suis commeparalysée.Comment est-elle arrivée ici ?Comments’est-elleéchappée?

—Arrêtez-la!crieunevoix.Corajaillitàsontourdanslacuisine,lebrasenécharpe,flanquéededeuxrégimentaires.Hazel

s’élancedansmadirectionetjetendsinstinctivementlesbrasverselle.Àcetinstant,Williamlasaisitparlebuste.

—Lâchez-moi!hurleHazel,lesyeuxrivésauxmiens.Ilsessaientdemetuer!Elleveutmetuer!—Cinq,Trois,ramenez-laimmédiatementàlaclinique,ordonneCora.HazelsedébatdanslesbrasdeWilliam.

Je resteplantée là, lesyeuxécarquillés, tétaniséeet impuissante.Que faire ?Quiveut la tuer ?Fait-elleallusionàl’Électrice?

Lesdeuxsoldatss’emparentdemasœur.EllemordCinq,quipousseunjuron.—Calme-toi,ditCora.Personnenevatefairedemal.Hazelluicracheàlafiguretandisqu’ilsl’emmènentdeforce.Elletournelatêteversmoipour

melancerundernierregard.—Elleessaiedemetuer,répète-t-elleenreportantlesyeuxsurCora.Je l’entends crier une fois encore ; sa voix résonne à travers le couloir en pierre avant de

s’estomper.Puisplusrien.Aprèssondépart,nousdemeuronssilencieuxtouslesquatredanslacuisine,stupéfiés.Zaraseraclelagorge.—Jevousproposeàtousd’oubliercequ’onvientdevoir.ClaraseremetàrécurersescasserolesenredoublantdevigueuretWilliamsehâteverslasortie

pourallerfumer.Jeresteimmobilecommeunestatue.Hazelétaitdevantmoietjen’airienfait.Jenemesuisjamaissentieaussiinutile.

Elleessaiedemetuer.C’estCoraqu’ellearegardéequandelleaprononcécesmots.Coraveut-ellefairedumalàmasœur?Danscecas,pourquoiluiavoirsauvélavielorsdelasoirée?

—Imogen?Jesursaute.Unvaletsetientsurleseuildelacuisine.Ilparaîtagité.—Oui?Ilmetenduneenveloppe.—OnvientderecevoircettelettreduPalaisRoyal.ElleestadresséeàCoral.Je lui prends le papier des mains. Le nom de Coral est imprimé à l’encre dorée, dans des

caractèrestrèsélégants.Jevaisdéposer lamissivedanssesappartements, remontant lescouloirscommeunrobot.Mes

pasmeportentautomatiquementmaismatêteestailleurs.L’imagedemasœurmehante.Sonvisagerougiparleslarmes.Sesderniersmotsrésonnentencoreàmesoreilles.

LorsqueCoralrevientquelquesheuresplustard,aprèsl’enterrement,jeluiremetslalettreetelledéchirel’enveloppeavecferveur,impatiented’endécouvrirlecontenu.

—«TrèschèreCoral,lit-elleàvoixhaute.Nousseronsravisdevousrecevoiràdéjeunervousetvotre époux dans trois jours, à quatorze heures. Je vous exprime une fois encore toutes mescondoléancespourledécèsdevotrebeau-père.Nousdevonstousresterfortsparcestempsdifficiles.Veuillez, jevousprie, nous répondredès réceptionde cette lettre.Bienàvous.L’Électrice. » (Elleportelepapieràsoncœuretl’ypresse.)Commec’estmerveilleux!Nousdevonsyrépondretoutdesuite!C’estlapremièrefoisquejereçoisuneinvitationpersonnelleduPalaisRoyal!

Coral s’empresse de rédiger une réponse et me charge de poster la lettre. Une seule penséemeréconfortedanscettehistoire:undéjeunerauPalaisRoyalmepermettradevoirLucien.J’aiplusquejamaisbesoindesesconseils.

L

16.

esjourssuivants,Corasemblem’éviter.Elleestenpermanenceavecladuchesse,quiparaîtfatiguée,presquedéfaitedepuisl’esclandre

deHazel.Coran’estjamaisdanssachambrequandjevaisyfrapperavantl’heureducoucher.Àforcedemonterlagardedevantsesappartements,j’arriveenfinàlacoincerunmatin,avantledéjeunerdeCoraletGarnetauPalaisRoyal.

—Quesepasse-t-il?dis-jed’unevoixferme.Ellesursauteenm’apercevant.— Tout va bien, répond-elle en s’assurant que le couloir est désert. Il a suffi d’une seconde

d’inattentionde lapartdumédecinetelleenaprofitépour s’échapper.Elleestensécuritédans lacliniqueàl’heurequ’ilest.

—Ensécurité?!Elleprétendquevousavezvoululatuer!—Pourquoiest-cequejeferaisça?réplique-t-elleenfaisantunpasenavant,desortequejeme

retrouve plaquée contre lemur. Lemédecin lui a donné un tranquillisant pour la calmer après lafusillade.Sonsystèmenel’avaitpasencoreéliminé.Elleétaitperdue.Désorientée.Personnedanscepalaisneluiveutlemoindremal.

—Mais…—Écoutez,j’aifaitunepromesseetj’ail’intentiondelatenir,grommelleCora,lesdentsserrées.

Devotrecôté,n’oubliezpasderespectervotrepartdumarché.Surcesmots,ellepivotesursestalonsets’éloigned’unpasfurieux.Jerenverselatêtecontrele

muretfermelesyeux.J’aimeraislacroire.J’aimeraiscroirequeHazelnecraintrien.Maisc’estfaux.Aucund’entrenousn’estensécurité.JeretourneauxappartementsdeCoralafindelapréparerpourledéjeuner.Peut-êtrequeLucienpourram’aideràyvoirclair.

LePalaisRoyalestaussimajestueuxquedansmessouvenirs.Levéhiculeremontelaroutesinueuseàtraverslaforêtetpassedevantlejardintopiaireoùdes

buissonsdeplusdetroismètresdehautsontsculptésenformed’oiseauxetdebêtes.Nousparvenonssurunvasteparvis.Aumilieu trôneune fontaine.Quatre chérubinsy soufflentdansune trompetted’oùjaillitunmincefiletd’eau.

Lademeure est constituéed’unmétal cuivréqui reluit commede l’or en fusion.Ses tourelles,toursetpiquess’élèventvers leciel ; sa façadeéblouissanteoùse reflète lesoleilàsonzénithmeforceàplisserlesyeux.

—Jen’arrivepasàcroireque laduchesseaitvoulunousdissuaderdevenir,commenteCoraltandisquelechauffeurluiouvrelaportière.CommentrefuseruneinvitationduPalaisRoyal?

Laduchessen’étaitpasravied’apprendrequel’Électricelesavaitinvitésàdéjeuner.—Vousconnaissezlesrumeurs,machère,faitremarquerGarnetenmecoulantunregard.Mère

anotresécuritéàcœur.Elleessaieseulementdenousprotéger.—Nous ne craignons rien, réplique Coral en gonflant le buste. A-t-elle déjà oublié quemon

épouxestsergent-chef?s’exclame-t-elleavecorgueil.L’expression de Garnet se radoucit et une bouffée de tendresse m’envahit : Coral a beau

apparteniràlaroyauté,c’estunefillequiaducœur.Nousgravissons lesmarchesqui nousmènentdevant l’entrée ; desvalets vêtusd’ununiforme

bleuetrougeornédeboutonsdecuivreétincelantsnousouvrentlaporte.Luciennousaccueilledansl’immensehallcirculaire.—Garnet,Coral, soyez les bienvenus, déclare-t-il chaleureusement.LeursGrâces royales sont

impatientesdevousvoir.LedéjeunerseraservidansleJardindesLotus.Jevouspriedebienvouloirmesuivre,jevaisvousyconduire.

GarnetetCoralluiemboîtentlepas,brasdessusbrasdessous,etjefermelamarche.Jesuisvenuedeux fois au Palais Royal. La première à l’occasion du bal de l’Exéteur et la seconde pour lacélébrationdelaNuitlaplusLongue.Pourtant,jesuisloind’enavoirfaitletour.Envérité,jen’enaivisité qu’une infime partie. Lucien nous entraîne le long de vastes couloirs ornés d’immensespeinturesàl’huile,d’autresdécorésdefresquesauxdétailsd’unerichesseincroyable.Lesold’undescorridorsestpavédediamantsbruts.Les lumièreschangent soudaindecouleur surnotrepassage,passantduvioletaumauvepuisauvertpâle.

Nousparvenonsdevantuneporteàdoublebattantenverre.Lucienlapousseets’incline,invitantCoraletGarnetàsortir.Jem’arrêtesurleseuil,lesoufflecoupé.

Le Jardin des Lotus ne possède pas demurs visibles. C’est un vaste cercle de végétation.Nulparterredefleursoupelousebienentretenue.Ici,noussommescernésparl’eau.Uneeaucristallinetapissée d’unemyriade de fleurs de lotus et de nénuphars. Parmi ces fleurs blanches délicates quiflottentavecnonchalance,nagentgrenouillesetpoissons.Unchemindalléconduitàunegrandeîlerocailleuseaucentredujardin,oùunetableetdeschaisessontdisposéessousunlargeparasol.Lecouvertestmisetunebouteilledevinblancattenddansunseauàglaceenargent.

Lecoupleroyalestdéjàinstallé.L’Électriceagitelamain.—Garnet,Coral,vousvoilà!Merveilleux.Aumenu,deshomardsThermidor.J’espèrequecela

vousconvient.Lucien,vouspouvezdisposer.ConduisezlacaméristedeCoraldanslachambreverte;ellen’auraqu’àypatienterjusqu’àcequenousayonsterminé.

—Oui,VotreMajesté,répondLucienavecunerévérence.Nousretournonsdanslepalais.Àpeinesommes-nousseulsqueLucienseretourneetmeserredanssesbras.—Ilyatantdechoses…Jesuissurlepointdeluiraconterlatentatived’évasiondeHazelquandilm’interrompt.—J’aimeraisvousmontrerquelquechose.Etnousn’avonspasbeaucoupdetemps.Suivez-moi.Ilremontelecouloird’unpasgracieuxettourneàgauchepours’arrêterdevantungrandmiroir

doré de plain-pied. Il glisse samain sur le côté droit de la glace et enclenche unmécanisme. Lemiroirs’ouvredansundéclic,révélantunescalier.Nouspénétronsdanslepassageetgravissonslesmarchesjusqu’àatteindreuncorridor.Nousprenonsàgauche,puisàdroite,montonsunenouvellevoléedemarches, tournons encore à gauche, empruntons encore un escalier… Je perds bientôt le

sens de l’orientation. Tout ce que je sais, c’est que nous montons. Les couloirs pullulent dedomestiques;touss’inclinentsurnotrepassageenapercevantLucien.

Nous atteignons une porte en bois.Elle est fermée à clé,maisLucien tire son trousseau de sapoche.Elledonnesurunescalierencolimaçon.Enhaut,uneautreporteenbois.

Lucien l’ouvre et je découvre une chambre. Elle est simple, épurée, presque austère ; ellemerappellemachambreàSouthgate.Unlitbienfait,unecoiffeuse,unpetitfauteuilprèsdelafenêtre.Uneaquarelleaccrochéeaumur,unchampdefleursbleues.Laportedel’armoireestentrouverte.

—Noussommesdans…—…machambre,ditLuciensansmeregarder.Jesuismalàl’aise.C’esttrèsintime.PourquoiLucienm’a-t-ilamenéeici?Iltraverselapiècepourrejoindreleplacardetécartelescintresoùsontsuspenduesdesrobesde

camériste.Uneportesecrèteapparaît.Uneporte enmétal sans poignée apparente.Lucienôte son arcanede son trousseau et l’insère

dansuntrouaucentredelaporte.Lediapasonsemetàvibrerpuislaportes’ouvredansunbruitsec.Lucien tend la main et l’arcane retombe au creux de sa paume. Après l’avoir raccroché à sontrousseau,ilpousselaporte.

—VotrearcaneetceluideGarnetfontaussiofficedeclé,m’apprend-il.Je pénètre dans la pièce secrète. La porte se referme derrière nous, nous plongeant dans

l’obscurité.Quelquessecondesplustard,deslampess’allumentuneàune.—Oùsommes-nous?—Dansmonatelier.Desétagèresdelivresflanquentlemurdansmondosetceluiquimefaitface.Deslivrespartout,

empilés,entassés,fourrésdanslesmoindrescoinsetrecoins.Deslivresparterreaussi,ainsiquesurles tables et sous les chaises. Lemur surma gauche disparaît sous des cartes, des schémas et desmorceauxdepapieroùsontgriffonnéesdesnotes.Unegrandetableàdessinestdisposéesuruncôté.Au-dessusplanent troisglobes lumineux semblables àdes soleilsminiatures.Unchevalet estplacédans un coin, et une collection de tubes de peinture rougemagenta, lavande et jaune entamés sontétalés surune tablevoisine.Ungrandécranquasiment identiqueàceluiqu’employait leDrBlythepourtesterlesAuguresestsuspenduaumuraumilieudespapiers.Unefaiblelueurenémane.

Lecentredelapièceestoccupéparunelonguetableenboisjonchéed’ustensilesbizarres.Desbéchers enverrede toutes les formeset toutes les tailles, certains remplisde liquidebouillonnant,d’autres d’où montent des vapeurs grises et dorées, d’autres encore qui frémissent sur le feu. Jedistingueunmortierpleindefeuilleshachéesd’oùémaneuneodeurmentholéeetunautreoùsontpilésdesgrainsnoirspareilsàdupoivre.Definesvolutescuivréess’échappentd’unbécher.

Lemursurmadroiteestcouvertd’horloges.Petitesetgrandes,fantaisieetclassiques,épuréesouélaborées,métalliquesouenbois.

Jerepèreunobjetfamilier,àmoitiéenfouisousunepiledepapiers,surlatableàdessin.Jesaisisl’ardoised’unemaintremblante.

—Oui, acquiesce doucement Lucien,me faisant sursauter. C’estmoi qui ai inventé la tabletted’Annabelle.Voustenezentrevosmainsleprototype.

Mesdoigtssecrispentdessus.Jereposel’objet.—Pourquoim’avez-vousamenéeici?—J’aipenséqu’ilétaittemps.LesEnchèresserapprochentàgrandspas.Jen’aijamaismontré

cettepièceàpersonneavantvous.Etl’occasions’estprésentée.Çaauraitétédommagedenepasenprofiter.

Luciendéplaceunepiledelivresposéesurunfauteuiletm’inviteàm’asseoir.Iltireletabouretplacédevantlechevalet.Jeremarqueunetoileoùapparaîtuncroquis–lescontoursduvisaged’unejeunefilleàlalonguechevelure.Azalea,jesuppose.

—Cetendroiteststupéfiant.LespommettesdeLucienrosissent.—Merci.—Jenecomprendraisansdoutejamaiscequevousfabriquezici,fais-jeremarquerenjetantun

coupd’œilàunbécherremplideliquideémeraude.—Jesuiscertainquevousavezunepetiteidée,dit-ilenmedécochantunclind’œil.(Ilparcourt

lasalledesyeux.)Cetendroitestmonrefugedepuissilongtemps.Ilm’esttrèsprécieux.—L’Électriceignoresonexistence?Ilglousse.—Évidemment.Niellenisonépouxnesontaucourant.Cepalaisrecèledenombreuxsecrets,

voussavez.Ilyabeaucoupdechosesqu’ilsignorent.Voilàcequiarrivequandonnecherchepasàvoirau-delàdesapparences,quandonnevoitpasplusloinqueleboutdesonnez.

Ilramasseunressortencuivreetl’entortilleautourdesamain.—Pourquoiautantd’horloges?—Jevousaiparléunpeudemonenfance.Un frissonme parcourt au souvenir du récit atroce que Lucienm’a fait de son émasculation.

Castrédeforceparsonproprepèreàuntrèsjeuneâge,souslesyeuxdesamèreetdesasœur.—J’adoraisdémonterlaseulehorlogequenousavionsàlamaisonpourlaremonterensuite.Eh

bien, les habitudes ont la vie dure, comme on dit. (Il observe le mur de cadrans derrière lui.)Certainesdeceshorlogessontcommedetrèsvieillesamies.

Finalement,jenesaispasgrand-chosedesavie.—Çafaitlongtempsquevousenfaitescollection?Ildéroulelentementleressortentresesmains.—Depuisquej’aidouzeans.C’estlaseptièmeversiondemon«murdutemps»–c’estainsique

jel’ainommé.J’enaigardécertainesdepuisledébut,maislaplupartsontnouvelles.Leshorlogersdu Commerce m’adorent. Heureusement, ni l’Exéteur ni l’Électrice ne semblent trouver étrangequ’onencommandeautantchaqueannée.(Ilpousseunsoupir.)S’ilfallaitquejeleurexplique,ilsnecomprendraient pas. Ces horloges me procurent un véritable réconfort. Elles me rappellent lapersonnequej’étaisautrefois.Mesmaîtrestrouveraientcelastupide.

—Pasmoi.—Jesais,monsucred’orge.Leressortestentièrementdéroulé.Ilformeàprésentunlongfildecuivre.Lucienleplieendeux

etlejetteàl’écartsurlatable.—Jemerappelle lapremièrefoisquejevousaientenduejouerduvioloncelle, reprend-il.Au

baldel’Exéteur.L’intensitédevotrejeu,lasimplicitédelamélodie,l’expressiondevotrevisage…Jemesouviensavoirsongé:Jeconnaiscesentiment.

—J’ail’impressionqu’uneéternités’estécouléedepuis.—Oui,j’imaginequec’estcequevousdevezressentir.—Pasvous?Lucienhausselesépaules.—Celafaitdenombreusesannéesquejevisdanscecercle.Jemesuishabituéàlamanièredont

letempspasseici,j’imagine.Ilvousvieillit.Ilvouschange.

Lesilenceretombe.Onn’entendplusquelebouillonnementdesbéchersetletic-tacdeshorlogessurlemur.

—Hazels’estéchappée,dis-je.Ellearéussiparjenesaisquelbiaisàs’enfuirdelacliniqueetàrejoindrelacuisine.Elleadit…qu’onvoulait latuer.Jepensequ’ellefaisaitallusionàCora.Maisc’estimpossible,n’est-cepas?Coraaniélesaccusationsenbloc.D’aprèselle,Hazeln’étaitpasdanssonétatnormal.Àcausedestranquillisants.

—Elles’estéchappéedelaclinique?s’étonneLucien.Curieux.J’insistecarj’ail’impressionqu’ilnesaisitpaslagravitédelasituation.—Elleestpersuadéequequelqu’unessaiedelatuer.Ellel’arépétéàplusieursreprises.—Nous savons déjà que quelqu’un souhaite samort,Violet, dit-il avec patience. Raison pour

laquellevousêtesrevenueauJoyau.—Quesuis-jecenséefairealors?dis-jeenabattantmonpoingsurl’accoudoirdemonfauteuil.

Elleétaitdevantmoi,Lucien,àportéedemain;elleimploraitmonaide.Et…jen’aipaslevélepetitdoigt.

Ilpinceleslèvres.—Jecrainsquenousnepuissionspasfairegrand-chosesicen’estattendredevoircommentcela

sedénoue.J’imaginequeladuchessearenforcélasécuritéautourd’elleàlasuitedelafusillade.LejourdelaVenteauxEnchères,notreplanseréaliseraounon.Seulletempsnousledira.

—Vouspensezquel’Électriceestàl’originedelafusillade?—C’estsansaucundoutel’hypothèselapluspopulaire.(Jeluidécocheunregardéloquent.)Oui,

avoue-t-il.Jelecrois.Jefrémis.—C’esttellementétrange.LepalaisduLac…areprissapetiteroutine.Commesileducn’avait

jamaisexisté.—Iln’étaitpastrèsaimé,j’enaipeur.(Ilfrappesapaumecontresontorse.)J’oubliais!Ashest

entréencontactavecd’ancienscompagnons. Ilsétaientplusqueravisdedevenirnosalliés.Quellebénédiction !Ungroupe de jeunes hommes initiés à l’art de la guerre, pouvant entrer et sortir duJoyauàleurguise.Jen’auraispastrouvémieux.

—Ilvabien?dis-jeenmedressantd’unbond.Qu’a-t-ilditd’autre?EtOchre,commentva-t-il?Quandluiavez-vousparlé?

—Ilvabien,votrefrèreaussi.Jen’aipascommuniquédirectementaveceux.Ilssontpassésparl’intermédiaire d’une demes sources, il y a deux jours – ilme semble que vous l’avez rencontréd’ailleurs,lorsdevotrepassagedansleCommerce.Onl’appelleleCordonnier.

—Oui.Jemesouviensdelui.Jemerassiedsdanslefauteuil, lecœurbattantà toutrompre.Ouf!OchreetAshsont toujours

ensemble.Ilsvontbien.—Iltentederéunirleplusdecompagnonspossible,àlafoisdansleJoyauetendehors.Lejour

J,ilvaprendrelatêtedescompagnonsquiontleursquartiersdansleCommerce.Ilsrejoindrontlesrebellesprèsdumur,nonloindelaSalledesVentes.

Comme il me l’a assuré dans sonmot d’adieu, Ash sera là le jour de la Vente. Il va tenir sapromesse.

Lucienpoursuit.—Tousceuxquisontdansnotrecampporterontunbrassardblancaubrasgauche.(Ilmetapote

legenou.)C’estAshquiasuggérécela,etc’estunebonne idée.Jevais fairepasser lemessageaurestedesmembres.Voilàquinouspermettradedistinguerfacilementnosalliés.

—Maislesrégimentairesnousrepérerontplusfacilementaussi?—Jenepensepasquelesmilitairesdel’autrecampsesoucierontdefaireladistinctionentreun

rebelle et un vendeur. Ils tireront à vue. Et pour les régimentaires qui sont avec nous, cela leurpermettradefaireletri.

—Celam’étonnequ’iln’aitpasplutôtchoisilacouleurnoire.PourlaCléNoire.—JepensequeleblancestcensésymboliserlaRoseBlanche,répondLucien.C’estunlieuquia

jouéunrôlepharedanslamiseaupointdenotreplan.—Oui,dis-jedansunmurmure.Jecomprends.C’estunebonneidée.Lesilences’installedenouveauentrenous,unsilenceapaisécettefois.Jerepenseàmadernière

conversation avec Ash dans la grange. Nous y avons évoqué notre avenir ensemble. L’espace dequelquesinstants,jem’autoriseàcroireencetavenirpossible.

—Qu’est-cequevoussouhaitezpournotreCité,Lucien?Ilesquisseunsourire.—Pasdemurs.Pasdeséparations.Unevilleunie.Desinstancesdirigeanteschoisiesenfonction

de leurs qualités spirituelles et de la profondeur de leur compassion, et non pas selon leurappartenanceàuneMaison.Desreprésentantsdechaquecercle.JeveuxqueleshabitantsdecetteCitéaientleurmotàdiresurlamanièredontilsentendentmenerleurexistence.

—Oui,acquiescé-je.Plusdemurs.Jeveuxquechacunseconsidèrecommeunepersonneàpartentière et cesse d’être classé selon des catégories prédéfinies – compagnon, mère porteuse oudomestique.(Jeprendsuneprofondeinspiration,humantl’odeurdelatérébenthine,dupapieretdelapeinture.)Cetendroitadetrèsbonnesondes.

Lucienparaîttouché;sesyeuxbrillent.—Merci.Vousne savezpas àquelpoint c’est importantpourmoi.Et combien ilmecoûtede

vousdemanderlafaveurquisuit.—Toutcequevousvoudrez.—Sid’aventurelejourJ…nousperdons…—N’ypensonspas…Illèvelamain.—Sid’aventurenousperdons,jeveuxquevousdétruisiezcettepièceettoutcequ’ellecontient.Jepousseuncridesurprise.—Comment?Maispourquoi?Lucienobservelesbéchers,leshorloges,leportraitinachevéd’Azalea.—Ilesthorsdequestionqu’ons’emparedetoutcela.Etvousêteslaseuleàpouvoirfairetable

rasedemonpassé.Je sens l’air se charger tout autour de moi. Ma peau me picote. Aidée de l’Air, je pourrais

aisémentréduirecettepièceenuntasdedécombres.Quandbienmêmecelamebriseraitlecœur.Ilm’adresseunregarddésemparé.—Jevousensupplie,Violet.Neleslaissezpasm’arrachercettedernièrepartdemonêtre.Jen’aipasd’autrechoixqued’accepter.—D’accord.Maisuniquementendernierrecours.(Jeposemamainsurlasienne.)Azaleaserait

trèsfièredevous.Lucienréprimeunsanglot.—Jel’espèredufondducœur.(Ilprendmamainentrelessiennesetdéposeuntendrebaisersur

mesdoigts.)Jenemedoutaispasquevousmechangeriez.Jen’avaispasconsciencedemespropres

préjugés,demonétroitessed’esprit.Jepensaistoutsavoir;jecroyaisavoirunplanquitenaitlarouteetdontlaréalisationseraitsimple.J’avaistort.

—Nous nous sommes tous trompés à unmoment donné, non ? C’est de cettemanière qu’onprogresse.Noustironsdesleçonsdenoserreurs.

—Vousêtesunepersonnebien,VioletLasting.Jevoussouhaitedelerester.—Vousêtesunhommebien,CobaltRosling.(Luciensursauteenm’entendantprononcersonvrai

nom.) J’espère que nous nous en tirerons tous les deux vivants. Cette ville a besoin de vous.(L’ambiance est devenue trop sombre. Je tente d’alléger la discussion.) Et j’en ai ras le bol qu’onm’appelleImogen.Commentfaites-vouspoursupporterça?

Luciencroiselesjambesetbasculeenarrière.—Voussavez,çanemefaitplusrien.Depuisletemps,jemesuisréappropriécenomd’emprunt,

je suppose. Je suis le premier Lucien depuis plus d’un siècle. Vous savez que c’est l’Exéteur enpersonnequiachoisimonprénom?Caràl’époqueoùlePalaisRoyalm’aacheté, iln’yavaitpasd’Électrice. (Son regardseperddans lepassé.) J’avais tellementpeurque je tremblaiscommeunefeuille.C’estunevieillefemmedénomméeGemmaquim’aformé.L’Exéteurestunjourentrédanslasalleàmangertandisquej’apprenaislesrèglesdebienséanceduservicedudîner.C’estunchasseurpassionnéetj’enavaiseuvent.Ilm’ademandélenomdesdifférentstypesdeproiesquisontélevéespour être ensuite lâchées dans laForêtRoyale, et lameilleuremanière de traquer chacuned’entreelles.Ilm’aposédesquestionssurleslignéesroyales.Ilm’adonnéunpistoletdémontéetj’aidûlereconstituersoussesyeux,toutenétantchronométréparunvalet.Ilm’aremisunelistedesimpôtsperçus par certainesMaisons royales dans laFerme etm’a demandé de prédire le pourcentage dehaussepourlesdixannéesàvenir.J’avaistoutjusteonzeans.Àlafindutest, j’étaisennage.JelerevoisféliciterGemmapoursontravail:«Trèsimpressionnant.Ils’appelleraLucien.»Etvoilà.Enunquartdeseconde,Cobaltavaitcesséd’exister.

—VousêtestoujoursCobalt,insisté-je.—Peut-être,réplique-t-ilensegrattant lesourcil.Voussavez, ilsontbeausedonnerdegrands

airs,lesnoblessontdeshommescommelesautres.L’Exéteurétaittrèsseul.C’estpourcetteraison,jecrois,qu’ilaépousél’Électrice.Envérité,jel’aitoujourssoupçonnéd’êtreencoreamoureuxdeladuchesse.

—Alorspourquoiont-ilsrompuleursfiançailles?— Je n’en sais pas plus que vous.Venez, dit-il en se levant.Nous nous sommes suffisamment

attardésici.Nous quittons sa chambre, descendons l’escalier en colimaçon et reprenons les couloirs de

service qui fourmillent de domestiques. J’ai l’impression d’émerger d’un rêve et de retomberbrutalementsurterre.L’atelierdeLucienesthorsdumonde.C’esttouteunepartiedesonêtrequ’ilaréussiàpréserver.

Pourvuquejen’aiepasàladétruire.

U

17.

nesemaine.Lecompteàreboursestlancé.Ilnenousresteplusqueseptjoursavantquelemondechange,

pourlemeilleuroupourlepire.Demain,RavenetSilsontcenséespartirpourSouthgate.Delà,ellesprendrontuntrainpourlaSalledesVentes.

Perduedansmespensées,jedescendsunpanierdelingesaleappartenantàCoralàlalaverie.Jesongeauxmèresporteuses,auxEnchères,àl’échéancequiserapprocheaufildesheures.

L’atelierdeLucienapparaîttrèsfréquemmentdansmonespritaussi–lesbéchersbouillonnants,leportraitinachevé,lemurdutempsquisymbolisesonenfance.Jedétestelapromessequejeluiaifaite,maisjesaisquejelatiendrai.Lucienaraison.Ilesthorsdequestionquecettepiècetombeentrelesmainsdelaroyauté.

Distraite, jemelaisseporterparmespasquandsoudain,à l’angled’uncouloir, je tombenezànezavecleDrBlythe.Surprise,jelâchemonpanieretdesvêtementsdeCoralserépandentparterre,surlemarbre.

—Oh!Jemebaisseentoutehâtepourlesramasser.—Jesuisextrêmementnavré,s’écrielemédecinens’accroupissantàsontourpourmedonner

uncoupdemain.Jerefusesonaide.—Non,non,cen’estrien.C’estmafaute,jeneregardaispasdevantmoi.Jeprendsmontemps,fourreunchemisierensoiedanslepanier,enpriantpourquelemédecin

reprennesonchemin.—C’était justementvousque jecherchais, fait remarquer leDrBlythe,visiblement ravideme

voir. (Cesentimentn’estpaspartagé.)RappelezàCoralqu’elledoitprendrerendez-vousavecmoiavantlesEnchères.Afinquenouspuissionssuivreleprotocole,créerunembryon,trouverunemèreporteusecompatible,etc.

—Ou…oui,bafouillé-jeenmeredressant.Biensûr.—Disonsdix-huitheures,cesoir?Jegardelesyeuxrivésàmonpanier.— Ça devrait convenir. Elle doit se rendre dans le Commerce pour une dernière séance

d’essayageavantlaVentemaisjevaisfaireensortequ’ellesoitderetouràdix-huitheures.—Excellent!s’exclamelemédecinenfrappantdanssesmainsetenm’adressantunsignedetête.

Bonaprès-midi.

J’esquisse une brève révérence et descends le couloir. Je confie le linge à une bonne, puis jeregagnelepremierétageenpassantparl’aileest.Àl’instantoùjesurgisdupassagederrièrelastatueduvieuxduc,jetombesurunautrevisagefamilier.

Commetoujours,Ryeesttiréàquatreépingles.IlestrarequejelecroisesansCarnelian,pourtantaujourd’huiilestseul.Etilmeregardecurieusement.Jem’inclinedenouveau,malàl’aise.Iljetteuncoupd’œilpar-dessussonépaule.Lecouloirestdésert.Puisilsetourneversmoi.

—Violet?s’enquiert-ilàvoixbasse.J’ouvredesyeuxgrandscommedessoucoupes.—Comment…?Sansme laisser le tempsde finirmaphrase, ilm’attiredansunepetitepiècede l’autrecôtédu

corridor.Despapillonssousverreornentlesmurs.Ryemesaisitparlepoignet;monpoulsbatlachamade.—Vousavezlebonjourd’Ash.—Ilvabien?Oùest-il?Vousluiavezparlé?—Pasendirect,non,c’estunamicommunquim’atransmislemessage.J’imaginequ’ilfaitréférenceàunautrecompagnon.—Quicela?Quand?Il part d’un rirenonchalant et jemedemande s’il est dans son état normalou sous l’influence

d’unesubstance.—Vousneleconnaissezpas.C’étaithier.—Est-cequ’ilaparlédemonfrère?—Pardon?Non,réplique-t-ilenmejaugeantdelatêteauxpiedsensifflant.Ilm’aprévenuque

vousétiezdifférente,mais…Ditesdonc!Ah,lesmèresporteuses!Vousn’enfinirezjamaisdenoussurprendre.

—Jenesuisplusmèreporteuse.—Oui…Bref,quoiqu’ilensoit,jevoulaisvouspasserlemessageplustôtmaisj’aieubiendu

malàmedébarrasserdeCarnelian.—Vousm’étonnez,marmonné-je.Ilsourit.—Oui.ElleestcomplètementobsédéeparAsh.Ellen’arrêtepasdemeposerdesquestionssur

lui. La duchesse aussi. Au début, tout dumoins. Elle a cessé au bout de quelque temps.Mais pasCarnelian.

—Génial,dis-jesèchement.(Jepréfèrechangerdesujet.)S’est-ilconfiéàd’autrescompagnons?Sont-ilsenclinsànousaider?

—ÀaiderlaCléNoire,vousvoulezdire?Évidemment,rétorque-t-ilenhaussantlesépaules.Cen’estpascommesinotresituationpouvaitêtrepirequ’ellenel’estdéjà.

Jememordslalèvre.—Onm’aattribuélesanciensappartementsd’Ash.Jesuissûrquevousvoussouvenezde leur

localisation,dit-ilavecunclind’œil.Venezmeretrouvercesoiretnousparlerons.Aprèssondépart,jepatientequelquessecondespuisregagnelachambredeCoralenpressantle

pasafindelapréparerpoursavisitedansleCommerce.Cetterencontremeperturbetellementquelorsquevientlemomentdeluipassersesescarpins,jeluimetslachaussuregaucheaupieddroit.

—Quelquechosenevapas?s’enquiert-elle.—Non,madame.Jesuisnavrée,marmonné-jeenrectifiantmonerreur.

LaboutiquedeMmeMayfieldestlamaisondecouturelaplusréputéedelaCitésolitaire.Salisted’attenteestlonguecommelebras.Coralnetaritpasd’élogessurlarobequ’onluiaconfectionnée.

—J’aioptépourunrose,vousvousendoutez,dit-elletandisquej’appliquedukhôlsursesyeux.Mamère a toujours porté dubleuoude l’argenté pour assister auxEnchères.Mais le rosemevamieuxauteint.

—Eneffet,madame.Oups!J’aiomisdeluitransmettrelemessagedumédecin.— J’oubliais,madame. LeDrBlythe aimerait vous voir en fin de journée, après votre séance

d’essayage.Iladit…— Mon tout premier rendez-vous dans le but de me trouver une mère porteuse ! s’écrie

joyeusementCoral en étudiant son reflet dans lemiroir pendantque je finis de lamaquiller.Nousseronslargementàl’heure,n’est-cepas?

Au fil des semaines, j’ai appris une chose. «Notre » emploi du temps dépend entièrement deCoral.Ellefaitstrictementcequ’elleveut.Pourtantelleinsistetoujourspourmedemandermonavis.

—Oui,madame,dis-je.Garnetnousaccompagne-t-ilcetaprès-midi?Jenel’aipascroisétrèssouventdepuisledécèsdesonpère.Ilprendsonrôlederégimentaire

trèsausérieux,effectuantdesvoyagesdeplusenplusfréquentsdanslescerclesinférieurs.Coralpouffederire.—Leshommesn’assistentpasauxessayages.Enrevanche,Carnelianseralà,dit-elleenfaisantla

grimace.Elleesttoujourssimorose.—Carnelianserend-elleaussiauxEnchèrescetteannée?—Biensûrquenon,Imogen.Ellen’estpasmariée.MaislaVenteserasuiviedeplusieursjours

defestivités,dînersetautressoirées.Ilfautqu’elleaitdestenuesadaptées,mêmesiellenepeutpasvenir à l’événement en soi. (Elle semet à triturer une boucle à son oreille gauche.)Mamèremeraconte des anecdotes sur la Vente aux Enchères depuisma plus tendre enfance. Je ne réalise pasencorequejevaisenfinyassister.Çaal’airtellementmerveilleux.Certainessallessontconsacréesaudivertissement, les pelouses sont réservées aux jeux aussi.LaVente débute dans l’après-midi etduretoutelajournée!Toutessortesdedistractionssontprévuespourfairepatienterlesclientesavantetaprèsl’achatdelamèreporteuse.Jenesuisjamaisalléedansl’amphithéâtre,maisj’aientendudirequec’étaitcharmant.(Enrevanche,moij’ysuisalléeet«charmant»n’estcertainementpasletermequej’auraisemployépourdécrirecetendroit.)Ilyauradesmetsdélicieux,desboissonsetdesjeux,desmusiciens,desjongleursettoutuntasd’autreschoses!

Elleestexcitéecommeunepuce.Elleoublieunechose:laVente,c’estavanttoutungroupedejeunes filles transportées à leur insu dans un lieu étrange ; des jeunes filles qu’on droguemalgréelles,qu’onhabilleetqu’onapprêtecommedespoupéesetqu’onexhibedeforcesurunescène.Laroyautén’apasconsciencedelapeuretdel’inquiétuderessentiesparcesfilles,nidel’humiliationqu’onleurinflige.Pourlesnobles,lesEnchèresnesontguèreplusqu’unpasse-temps.

MaiscetteVenteneseracommeaucuneautre.J’yveilleraipersonnellement.

D

18.

anslavoiture,CoraletCarnelianprennentplacesurunebanquetteetjem’installefaceàelles.Lechauffeurnousconduità lagaredunord.LaboutiquedeMissMayfieldestsituéedans le

quartnordduCommerce.—C’estgrotesque,marmonneCarnelian.Après tous lesattentatset toutes lesémeutesqu’ilya

eu,jen’arrivepasàcroirequ’ellenousenvoielà-bas.—Neditespasn’importequoi,répliqueCoral.Iln’yapaseud’attentatdepuisunesemaine.—Peut-êtrepasdansleCommerce,répondCarnelian.Maisildevientdangereuxdetraînerdans

laFuméeetlaFerme.Vousnelisezpaslesjournaux?Celam’étonne queCarnelian se tienne informée des activités de la CléNoire. Cela dit, jeme

souviensdelacomtesse,lorsd’undînerilyadesmoisdecela,raillantsanièceparcequ’elleavaittravailléà l’imprimeriedesonpère.Peut-êtrequ’elle lit les journauxdepuis toujoursetque jen’yavaisjustepasprêtéattention.

Envérité, jepartagesonavis.LesEnchèresse tiennentdansmoinsd’unesemaine. Ilest risquépourlesmembresdelaroyautédesebaladerdanslescerclesinférieurs.Enmêmetemps,commentlesauraient-ils?

—LaFuméea toujoursétéplutôtmalfamée, fait remarquerCoral.LeCommerceestuncerclecharmant.Celanousferaleplusgrandbiendechangerd’air.

— Je ne comprends toujours pas pourquoiRye ne pouvait pas nous accompagner, grommelleCarnelian.

— Oui, il est très drôle, n’est-ce pas ? dit Coral. Je me rappelle l’époque où il était moncompagnon.Unvraipitre.Ilimitaitlesdomestiquesàlaperfection.C’étaitàmourirderire.

J’avaisoubliéqueRyeavaitaussi travaillépour laMaisonde laPlume.Je trouvecelamalsain,voireétrangequeCoraletCarnelianpartagentlemêmecompagnon.Maisjesupposequec’estassezfréquentdansleJoyau.

—Nem’enparlezpas,marmonneCarnelian.—EtilestbeaucoupplusagréablequecethorribleAshLockwood,poursuitCoralquinesemble

passerendrecompteduregardassassinqueluijettealorsCarnelian.J’étaistellementjalousequandladuchessel’avaitacquispourvous.Mamèremouraitd’enviedeluimettrelegrappindessus.Maisenfindecompte,nouspouvonsnousestimerheureusesd’yavoiréchappé.Delamauvaisegraine.

—Jenevouspermetspasdeparlerdeluicommesivousleconnaissiez,protesteCarnelian.Vousnesavezriendelui.

—Apparemment,vousneleconnaissiezpasnonplus.Carneliandétourneleregardverslecarreauetruminependanttoutlerestedutrajet.

Levéhicules’arrêteàunepetitegaredépourvued’abri.Lequaiestnichéaucœurd’unpetitbois.Sur les arbres, les bourgeons commencent à s’ouvrir. Le train consiste en un seul wagon noirétincelant. À notre arrivée, le conducteur s’anime d’un coup, ôte son chapeau et nous ouvre laportière.

L’intérieurduwagonressembleàs’yméprendreàunpetitsalon.Deuxcanapés, l’un tapissédetissuargentéagrémentédemotifsenformedefloconsdeneige,l’autredoréetparsemédefeuilles,ainsi que deux fauteuils. Des lampes à l’éclairage tamisé ornent les quelques tables. Un lustreminiatureest suspenduauplafond.La statueenmarbred’une femmeattiremonœil.Elle estvêtued’une longue robe ; un oiseau est perché sur samain tendue.Une vitrine remplie de bouteilles despiritueuxsedresseprèsd’unimmenseportraittrèsréalistedel’Exéteur.

CarnelianetCorals’installentchacunesuruncanapédifférent.Depuis le temps, j’aiapprisquemonmétierconsistaitàmefairetoutepetiteetàmerendreinvisible.LequotidienduJoyauestposésurunepetitetable.Carnelianleprendetlefeuillettetandisqueletrainsemetenbranle.

—Voussavez,moiaussijelislesjournaux,ditCoral.Jepeuxvousparlerdel’éditorialdeLadyduVallonsurl’injusticedesfiançaillesprénatales.

Carnelianlâcheunpetitriredédaigneux.— Voyons, c’était une tentative à peine camouflée de la part de l’Électrice de discréditer la

duchesse.Tout lemondesaitqu’elleneveutpasque lafilledematanteépousesonfils.C’estsansdoutepourcetteraisonqu’elleaenvoyéseshommesassassinerlamèreporteuseàlafêtedeGarnet.

—L’Électriceneferaitjamaisça,répliqueCoral.Ceseraitconsidérécommeunactedetrahison.Lesgensquiracontentcelasontjaloux,c’esttout.

—Vousnepensezpasvraimentcequevousdites,j’espère?Coralprendbiensoind’ignorerlaquestion.Carnelianrouspète.—Vousparlezsanssavoir.Pourtantvousavezvécudanscecercletoutevotrevie.Voussavezà

quelpointleJoyauestimpitoyable.—Non,c’estlemondetoutentierquiestcruel,répliqueCoralenajustantsonchapeau.Lesgens

ontjustedesidéestrèsarrêtéessurcequisepassecheznous.Carnelian part d’un rire sans joie et je lui en suis reconnaissante car j’auraismoi-même aimé

réagirmaisjenelepeuxpas.—Coral,vousêtesridicule.—Aumoins,moijesuisjolieetheureusedevivre,rétorque-t-elleenhaussantlesépaules.Peut-

êtrequesivoussouriiezdavantage,unhommedececercleaccepteraitdevousépouser.— Je ne pense pas que ce soit à cause demonmanque d’enthousiasme qu’aucuneMaison ne

désire marier son fils avec moi, ironise Carnelian. En outre, il y a des choses autrement plusimportantesquedesefianceretd’acheterunemèreporteuse.

C’estautourdeCoraldeglousser.—Commequoi?Carnelianbranditlejournalfaceàelle.—LaCitéestentraindes’effondrer.Àcet instant, laporteenferquisépare leCommerceduJoyaus’ouvredansungrincement.Le

trainavancelentementensifflantdansl’obscuritéjusqu’àcequenousressortionsdel’autrecôtédutunnel,cequimerappelleunefoisencoreàquelpointlemurestépais.

Mais jene seraipas seule. Jene seraipas seule à ledétruire. Je songeà Indi,SiennaetOlive,tapiesdansleMarais,prêtesàsecacherdansletrainquiconduiralesmèresporteusesàlaSalledes

Ventes. Je pense à Raven et Sil, en planque non loin de Southgate. Jeme demande comment vontGinger,Tawny etHenna. Pourvu qu’elles soient prêtes, pourvu qu’Amber, Scarlet et les autres lesaientaidéesàpratiquerleurconnexionauxéléments.Pourvuqu’ellesapprennentlesunesdesautresetqu’ellesseserrentlescoudes.

Lalumièredujourbaigneànouveaulewagon;Coralafficheunsouriresuffisant.—Personnenepourra jamais franchir cemur,Carnelian.Nous sommes tout à fait en sécurité

dansleJoyau.Etjesuissûrequetoutecetteaffairevabientôtsecalmer.Cesvoyousserontarrêtésetchâtiéscommeilsedoit.(Ellereniflediscrètementetlissesajupeduplatdelamain.)Nepeuvent-ilspassimplementnousremercierdeleurdonnerdutravail?Grâceànous,ilsontdequoisevêtiretsenourrir!Maisaulieudesemontrerreconnaissants,ilsfontdescaprices,lesingrats!

Unefoisencore,Carneliandittouthautcequejepensetoutbas:— Quel tissu d’absurdités, Coral ! Vous parlez vraiment sans savoir. Votre connaissance des

cerclesinférieurspourraittenirdansl’unedevosridiculestassesminiatures.Letrainralentitets’arrête,cequimetuntermeàladispute.LagareduCommerceestencorepluspetitequecelleduJoyau.Camoufléedansunbosquet,elle

estdélimitéepardesmursenbrique.Unvéhiculenousattendjusteàcôtéd’unportaildoréquidonneaccèsauresteducercle.

Jene connais duCommerceque le quart sud, poury avoir brièvement séjourné, d’abord chezLily puis dans un entrepôt. Les bâtiments étaient en granit rose et les jardins impeccablemententretenus. Le quart nord est plus sauvage et planté uniquement de conifères. Les demeures sontconstruites dans desmatériaux gris argenté et bleu pâle ; elles scintillent parmi la végétation vertfoncé.Denombreusesbâtissessontdotéesdetuilesblanches,donnantl’impressionquelestoitssontrecouvertsd’unefinecouchedeneige.

Nousrejoignonsunelargerueflanquéedemagasinsdetoutessortes.Lechauffeursegaresurlebas-côtéetnousdescendons.Nouspassonsdevantuneboutiqueauxfenêtresbarricadéesetauxmursnoirsdesuie.Unpanneausurlaporteindique:«Fermépourtravauxderénovation.»Uneclénoireestbarbouilléesurl’écriteau.

—Banded’ingrats,marmonneCoral.Carnelianlèvelesyeuxaucieletpoursuitsaroute,maisjelasurprendsàregarderfurtivementle

bâtimentàplusieursreprisesavantqu’ilnedisparaissedenotrechampdevision.Elles’aperçoitquejel’observeetaccélèrelepas.Jedétourneaussilesyeux:inutilequeCarnelianailles’interrogeràmonsujet.D’autresmagasinssontenpiteuxétat.Lesfenêtressontcassées.Surleurfaçadebarioléedeclés

noires,lesigne«Fermé».Les boutiques épargnées par les actes de vandalisme arborent de grandes enseignes richement

décorées, semblables à celles du quart sud. Dans une vitrine, une affiche annonce fièrement :«Meilleurchapelierduquartnord!»au-dessusd’unecollectiondechapeauxdetouteslescouleursde l’arc-en-ciel. Dans la boutique suivante, un panneau proclame : « Tissus fins : donnez à votremaisonuneapparencedepalaisroyal!»

Nous nous arrêtons devant un bâtiment rouge vif.À notre gauche, une filiale imposante de laBanqueRoyale.Ànotredroite,unmagasindemeubles.L’enseigneaccrochéeau-dessusdubâtimentrougeindique:«MmeMayfield,grandmagasindevêtementspourfemmes:fournisseurdetenuesdesoiréed’exception.»Une jeune filleàpeineplusâgéequemoivêtued’une jupecrayonnoire trèséléganteetd’unblazernousaccueilleàl’entrée.

—CoraldelaMaisonduLac!Nousvousattendions.AinsiqueMlleCarnelian.Entrez,jevousenprie.

Coralestraviedel’attentionqu’onluiporte.Àpeineavons-nousfranchileseuildelaboutiquequedeuxautresvendeusesportantunetenuesimilaireàlapremièrenousassaillent.Onoffreducaféetdes fruits àcesdameseton les inviteà s’asseoir suruncanapéenvelours.Une foisdeplus, jem’efface après avoir débarrassé Coral de son chapeau. Partout des robes, exhibées sur desmannequinsenboisoususpenduesàdescintresetrangéesparcouleur.Leplafondestélevé,aupointqu’une échelle coulissante semblable à celle de la bibliothèque de la duchesse est nécessaire pouratteindre les étagères supérieures.Au sol, unemoquette couleur lie-de-vin.Le lustre en cuivre quinoussurplombecopielesboisd’uncerfdontlestrèsnombreusesramificationsseterminentchacuneenunesphèrelumineuse,baignantlasalled’unelumièrechaude.

—MmeMayfield sera làdansquelques instants, assure l’assistanteenchefàCoral.Vousallezadorerlarobe.Elleestabsolumentépoustouflante.MmeMayfieldapassélanuitàtravaillerdessuspourqu’ellesoitprêteàtemps.

Coralfrétilled’impatience.—Etmarobe?bougonneCarnelian,assisesurunpetitpouf,unetassedecaféàlamain.—Oh!Lavôtreestcharmanteaussi!gazouillel’assistanteenchef.—Vousdevezêtreraviequevotretantevousaitcommandéunerobepareille,ajouteladeuxième

vendeuse,quiestpresqueaussigrandequ’Indi.—Jesuisfolledejoie,ironiseCarnelian.—Nous sommes toutes lesdeuxenchantées, commenteCoralqui afficheun sourire jusqu’aux

oreilles.—Avez-vousprisconnaissancedelalistedesEnchères?demandel’assistanteenchef.—Non,pasencore.Onnepeutl’obtenirquequelquesjoursavantlaVente,mesemble-t-il.J’ai

hâtedevoirqueltypedemèresporteusesonnousproposecetteannée.—Ellessontmoinsnombreusesqueladernièrefois,non?faitremarquerlatroisièmevendeuse,

unejeunefilleauxcheveuxfrisésetauvisagecouvertdetachesdeson.—Eneffet,répliqueCoral.Maisc’estlaqualitéquicompteetnonlaquantité,n’est-cepas?—Enplus,lepetitLarimarestdéjàpromisàunehéritière.Ceneseraplusunsujetdediscorde,

souligneCarnelian.—Nousétionsnavréesd’apprendrel’atrocefusilladequis’estproduiteaupalaisduLac,déplore

l’assistanteenchef,quines’adressequ’àCoral.Onracontequ’ilsenavaientaprèslamèreporteuse.C’estvrai?

—Oui,répondCoralàmi-voix.—Tout lemonde pense que c’est l’Électrice qui amanigancé le coup, intervient la rouquine,

commesielleespéraitqueCoralluiconfirmecetteversion.D’unregard,sasupérieureluiintimelesilence.—Les gens parlent sans savoir, dit-elle sèchement. La duchesse doit être très inquiète pour la

sécuritédesamèreporteuse.Monventresenoue.Lesappelsàl’aidedemasœurrésonnentàmesoreilles.—Elleestàl’abriaupalais,ditCoral.—Etd’icilanaissancedupetitrayondesoleil,finilesfêtes,ajouteCarnelian,sarcastique.Lavendeusequi semblemontéesurdeséchassesgloussenerveusement,ne sachantvisiblement

passiCarnelianestironiqueounon,etsielledoitrireàsaremarque.—Ellecommenceàavoirunpetitventre,non?s’enquiertl’assistanteenchef.

—Ungrosventre,enréalité,rétorqueCoralenposantsatasse.—C’estremarquablequeladuchesseaitpuorchestrerlesfiançaillesavantmêmelanaissancede

lapetite,faitremarquerlagrandeens’approchantdugroupepourprendrepartauxpotins.Commenta-t-elleréussicetexploit?

—Vousconnaissezladuchesse,répondCoralaveclégèreté.Quandelleauneidéeentête,riennel’arrête.Ellemevoulaitpoursonfilsetvoyezcequiestarrivé!

Lesvendeusespouffentderire.—Allons,lesfilles,laissezcesdamestranquilles,ditunevoixvenantdufonddelasalle.Lafemmequisortdel’arrière-boutiqueestlestyleincarné.Elleporteunerobelongueprunequi

épousesesformesàlaperfection,accentuantseshanchesetsapoitrine.Lesdétailsdelatenuesontàcouperlesouffle–unerivièredeperlesestcousuedanslecorsetetlajuped’uncôtédelarobe.Unesimpleétoleestdrapéeautourdesesépaules,qui luidonneunaspectbohème.Sachevelurerousseflamboyantecontrastevivementavecsapeaunoirecommelanuit.Commeladuchesse,cettefemmeenimpose.

Lestroisvendeusessetaisentimmédiatementets’écartentpourluifaireplace.—Coral,quelplaisirdevousrevoir!s’exclameMmeMayfieldensebaissantpourl’embrasser

surlesdeuxjoues.Carnelian,vousêtesravissante.(Sonregardseposesurmoi.)Ah!Vousavezenfinobtenuunedamedecompagnie?

—C’estlamienne,protesteCoralavantqueCarneliannepuisserépondre.Garnetmel’aachetée.MmeMayfieldluiadresseunsourirefélin.—Votreépouxestunhommeattentionné.Mêmesij’aimeraisbienqu’ilnousaideàréglerlepetit

souci que nous rencontrons en ce moment dans le Commerce avec la Clé Noire. J’ai déjà dûrepeindredeuxfoislafaçadedemonmagasin.

—Lesvandales!acquiescel’assistanteenchef.—Ilfaitsonpossible,répliqueCoral.Je réprime à grand-peine un sourire. Heureusement, personne à l’exception de Carnelian ne

surprendmon expression. Ellem’observe d’un air songeur. J’efface immédiatement le sourire demeslèvres.

MmeMayfieldhochelatête.—Parlonsdechosesplusréjouissantes.Nousavonsdesrobesàvoir!Ellefrappedanssesmainsetsesassistantess’éloignententrottinantcommedessouris.Laplus

grandeouvreuneporteàdoublebattant, la rouquineavanceunmannequinsurroulettesvêtud’unerobebleuetandisquel’assistanteenchefapportelaroberose.

—C’estmagnifique!s’exclameCoralencaressantletissusoyeux.—Jem’attendaisàuneroberougeetnoir,grogneCarnelianenexaminantd’unairdédaigneuxla

mousselinedesoiebleuequ’onluiprésente.—Oui, trèschère.Malheureusement,c’est laduchessequirèglelafactureetelletrouvaitvotre

choixdecouleuruntantinettrop…intense.(MmeMayfieldtapotel’épauledeCarnelian.)Nevousenfaitespas,ajoute-t-elleàvoixbasse.Ellevavousallercommeungant.

C’est exactement l’expression qu’avait employée Lucien lorsqu’il m’avait autorisée à choisirmoi-mêmemarobe,lejourdelaVente.JemeretrouvesoudaindanslaSalledePréparationetjemerevoisfixantmonrefletdansunmiroirpourlapremièrefoisenquatreans.

Une clochette retentit et la porte de la boutique s’ouvre. Une femme du Commerce entre,accompagnéede son enfant, une fillette de cinqou six ans avecdeuxnattes brunes et coifféed’unadorablepetitchapeauàrubanjaune.

—Jesuisterriblementnavrée,MmeLinten,s’excuseMmeMayfield.Laboutiqueestferméecetaprès-midi.

Mme Linten paraît contrariée. Puis elle aperçoit Coral et Carnelian et esquisse une courterévérence,faisantsigneàsafilledel’imiter.

—Miladys.Jen’avaispas…Navrée.Aucunproblème,MmeMayfield.Nousrepasseronsdemain.Etsurcesmots,ellesortenentraînantsafilleavecelle.JesupposequeCarnelianestconsidérée

commeunedamed’uncertainrangdansleCommerce,bienquecenesoitpaslecasdansleJoyau.MmeMayfielddécocheunregardacéréàsonassistanteenchefqui,àsontour,fusilleduregardlarouquine.Cettedernières’empressed’allerretournerlapancartesurlaporteindiquantàlaclientèlequelemagasinestfermé.Elleabaisseensuitelestore.

—Oùenétions-nous?ditlapropriétaire.Les trois assistantes se dépêchent de déshabiller les deux clientes qui se retrouvent en petite

culotte.MmeMayfieldaideCoralàenfilersasublimeroberoseaudécolletéenformedecœuretaujupon rehaussé d’un voile de tulle. De minuscules fleurs dessinées par des diamants et des rubisornentlataille,lasoulignantavecsubtilité.

—Qu’enpensez-vous,Imogen?demande-t-elleensetournantfaceàmoi.—C’estparfait,madame.Et c’est vrai. Elle est tout à fait adorable. Les trois assistantes se dispersent de nouveau pour

rapporterchacuneunmiroirdeplain-pied.EllessemettentensuiteàtournerautourdeCoralpourluipermettredes’observersoustouslesangles.

—J’adore,déclare-t-elle,augrandplaisirdeMmeMayfield.C’estautourdeCarnelian.Unefoisqu’elleaenfilélarobe,lapatronneenpersonnesechargede

luilacersoncorsetetdeluiajustersatenue.—Oh!s’écrieCoral.Carnelian,vousêtes…trèsbelle.Elleaditcelad’untonpresquejalouxetjenepeuxpasluienvouloir.LarobequeMmeMayfield

a confectionnée pour Carnelian est unique, incomparable. Le jupon est constitué d’un nuage demousseline.Quantaucorset,ilestforméparunenchevêtrementderubansdesatinbleumarinesurunebaseendentellebleuciel.Ondevinesapeaudiaphaneautraversdutissu.Sansmanches,larobeàhautcoltortuerévèlesesbras.

Dans cette tenue,Carnelian ressemblevéritablement à une femme,une femmecapablede fairetournerdestêtesàunbal.

—Ellevousplaît?s’enquiertMmeMayfield.—C’estmagnifique,murmureCarnelian.Ellepivotesur ses talonset serre lacouturièredanssesbras.Lesassistantesdétournent la tête,

malàl’aise.—Bon.Dernièrevérification.Lapatronneclaquedanssesdoigtsetlesmiroirsdisparaissent.Ellesortunepairedelorgnonsde

sapocheainsiqu’unmètreetsemetàexaminerlesourletsetlescoutures.—Unfil lâcheici,marmonne-t-elleenindiquantl’épaulegauchedelarobedeCarnelian.(Son

apprentieenprendnote.)Etilnefaudrapasoublierde…Soudain,lemurfaceàmoiexplosedansunbruitassourdissantetunevaguedechaleur,deplâtre

etdepoussièrenoussubmerge.

J

19.

esuisprojetéeenarrièrecontreunportantderobes.Instinctivement,jemeconnecteàl’Airetdévielesgravatsquifusentdansmadirection.Lorsque

mondospercute lemur, lesvêtements atténuent le choc. Il est toutefois suffisammentviolentpourrompremaconnexionàl’Air.Desétincellesjaillissentdevantmesyeux,brouillantmavision;mesoreillessifflent.Pendantquelquessecondes,quelquesminutespeut-être,jeresteétendueparterre,àmoitié ensevelie sous les couches de satin, de laine et de brocart. Ma poitrine se soulèvedouloureusement tandis que je cherche à respirer. J’ai l’impression qu’onm’a bourré le crâne decoton.Toutautourdemoi,ledécorestterne,lessonsétouffés.Peuàpeu,lesbruitsrefontsurface.

Lapremièrechosequej’entends,c’estuncri.Unelongueplaintesoutenue.Jeredresselentementlebusteenmefrottant l’oreillegaucheet j’aperçois l’assistanteenchefdeboutaumilieudecequirestedumagasin,lesyeuxrivésàsonbras.Unobjetblancettranchantluitranspercelapeau;lesangs’écoulelelongdesonavant-bras.Alors,jecomprends:lachoseblancheestsonosànu.Jeravalelabilequimemonteàlabouche.

La robedeMmeMayfield est enpartiedéchiquetée.Elle est accroupiepar terre auprèsde sonassistante, la plus grande, et presse unbout de tissu endentelle verte sur le front de la jeune fille.Quantàlarouquine,j’ignoreoùelleest.

Toutautourdenous,lesolestjonchédediamants,lamonnaieduJoyau.Ilsscintillentparmilesdécombrescommedesétoiles.Moncerveauseremetlentementenmarche,matêtebourdonne.D’oùvienttoutcetargent?

OùsontCoraletCarnelian?Le tableau se formedansmonesprit commeunpuzzledont ilmanquerait certainespièces.Un

trou béant mange le mur face à moi. Au travers, je distingue des carreaux en miettes et de grosmorceauxdecuivre,desdébrisdeboisetunénormeblocdebéton.Unechaussured’homme.Unelampebrisée.Etdesflammes.Desflammespartout.

Labanque.LaboutiquedelacouturièreestattenanteàlaBanqueRoyale.L’unedesciblesdelaconfrérie.Jemeredressetantbienquemal.Lafilleaubrasencharpiehurledeplusenplusfort.Lefeuquia

prisdanslabanques’estpropagéjusqu’àlaboutique,gagnantlamoquette.Sachaleurdélicieusemecaresse les joues à travers la pièce. Mais le brasier se dirige tout droit sur MmeMayfield et saprotégée,consumantsoieetdentellesursonpassage.

Auloin,jeperçoislehurlementdessirènes.Lessecoursneserontjamaislààtemps.Jeme connecte auFeu – une bouffée de chaleur insoutenable accompagne l’élément.Ma peau

brûle,ladouleurestàlafoisinsupportableetengageante.LeFeumeprocuretoujoursunesensation

double,unecraintemêléed’euphorie.Lesflammesgrossissentbrusquement.Maisjecontrôledésormaisl’incendie,etjel’apaisepeuà

peu,lentementmaissûrement.Concentréesurlesbattementsdemoncœur,jedomptelesflammes,lesforçant à perdre en intensité.Elles réduisent demoitié, puis encored’unquart, jusqu’à cequ’il neresteplusquequelquesvolutesdefuméeémanantdesrestesdelamoquettecalcinée.Lachaleurdufeurésonneunedernièrefoisenmoietparcourtmapeaulorsquejerompsmaconnexionàl’élément.

Jereviensàmoietmemetsimmédiatementenquêtedesdeuxjeunesfemmesmanquantes.Quandj’aperçoisunescarpin,moncœurpassedufeuauplomb.Lepiedestmou,inerte,àl’intérieur:Coralestcoincéesousunénormeblocdeciment.Unemaredesangs’estforméeautourd’elle.

—Coral!Jetentedesouleverlebétonmaisilesttroplourd.Lessirènesserapprochent.—Coral,non,non…Je la secoue par les épaules. Sa tête basculemollement sur le côté. Ses paupières sont closes,

commelesoirquandelleestallongéedanssonlitetquejeluidisbonnenuitavantdequitterlapièce.Sauf que ce n’est pas sous sa couverture qu’elle reposemais sous un énormebloc de ciment…etqu’elle ne rouvrira jamais les yeux.Accroupie, je pressemes paumes surmes yeux comme poureffacercettevisionhorribledemonesprit.

Àcet instant,uneplainteétoufféeattiremonattention.Elleprovientd’undescanapés, retournéparlesouffledel’explosion.Jemeforceàbouger,melèveetabandonnelecadavredemamaîtressepourmerendreauprèsdeCarnelian,prisonnièredusofa,maisvivante.

—Jen’arrivepas…à…respirer.—Tenezbon,dis-je.Jevaissouleverlemeuble.Jem’unisencoreà l’Air–levertigequiaccompagned’ordinairemaconnexionàl’élémentne

me procure pas la sensation d’euphorie habituelle. Autour de moi, l’Air se tient prêt, attend mesconsignes.Jeglisselesdoigtssouslerebordducanapéetéprouveaussitôtsonpoids,passeulementceluiducadreenacajouquejetouche.J’aiconsciencedesonintégralité.Jesuisl’Airendessousetautour,nichéaucreuxdesescoussins.Jesuispartout.

Élève-toi.Quand jeme redresse, l’Air suit lemouvementdemoncorpset le sofaestpropulsécontreunmannequin,avecunetelleforcequ’ildécapitelemodèleenbois.Carnelianroulesurledos,àboutdesouffle.

—Çava?Vouspouvezbouger?Vousavezmal?Mesmains,inutiles,s’agitentautourd’elle.Jecrainsdelatoucher.—Mes…côtes.Ellesesaisitleflanc.—Restezimmobile.Lessecoursarrivent.Lessirèneshurlentetserapprochent.J’attrapeunerobeindigoenlambeaux,lametsenbouleet

soulèvedélicatementlatêtedeCarnelianpourplacerletissusoussanuque,commeunoreiller.—Çavaaller,dis-jedavantagepourmerassurermoi.Sarespirationestrapideetsaccadéeetsonépauleestprofondémententaillée.J’appuieuneautre

robesurlaplaiepourcontenirl’hémorragie.—Est-cequ’elleest…est-cequ’elleest…?Carneliandirigesonregardderrièremoi,oùgîtlecorpssansviedeCoral.—Oui,dis-jed’unevoixéteinte.La culpabilitéme transperce telle une lame brûlante, un coup de poing dans l’estomac quime

coupelesouffle.

Touscesattentats!J’étaisaucourantdeleurviolence.Biensûr.Maisça…Carnelianfondensanglots;leslarmesroulentsursesjoues.—Ducalme,dis-jeenluiprenantlamain.Çava,toutvabien…—Jeneveuxpasmourir,gémit-elle.Elle a l’air si effrayée, si jeune. J’ai beau ne pas la porter dansmon cœur, à cet instant nous

sommespareilles.Deuxjeunesfillesterrorisées.Jeluipresselamain.—Vousn’allezpasmourir.Lessecoursarrivent.Toutvabiensepasser.Jesuislà.Etjenecompte

pasvousabandonner.Elleposesurmoidesyeuxflous,perdus.—Votrevoix…jelaconnais,dit-elleenfronçantlessourcils.(Sesyeuxs’écarquillent.)Vous!Uncriétrangléjaillitdesabouche.Jehochelatête.L’idéedeluimentirencetinstantnemetraversemêmepasl’esprit.Carnelian entrouvre les lèvres et un râle lui échappe ; ses yeux se révulsent et elle perd

connaissance.Quelquesminutesplustard,lesrégimentairessurgissententrombedanslemagasinenruine.L’un

d’entre eux se dirige aussitôt vers l’assistante blessée tandis que deux autres se chargent deMmeMayfieldetdesonapprentie.

—Aidezcesdames,s’écrielapatronne.Ellessontdesangroyal,dit-elleendésignantlecoinoùCarnelianestallongée,moiàsonchevet.

Unjeunemilitaireseprécipitedansnotredirection.—Vousêtesblessée,mademoiselle?—Non.Maiselleoui.Sescôtes,jepense,etsonépaule.—Lemédecin!appelle-t-il.Unhommeenblousegrisemunid’unesacochenoires’élanceversnous;ilexamineCarnelian.

L’assistante en chef est emmenée ; elle s’éloigne en tenant son bras en écharpe. Quatremilitairesparviennent à soulever le bloc de béton qui recouvre Coral. Ses membres inférieurs sontcomplètementécrabouillés.

Jefermelesyeuxetmereprocheaussitôtmalâcheté.Jedevraisavoirlecouragederegarder.Ilest légitimequejevoiecequefait laconfrérie.Jeprendsmoncourageàdeuxmainsetrouvrelespaupières.LesautoritéssontentraindemettreladépouilledeCoraldansunsacnoiridentiqueàceluidans lequel était Raven en arrivant à la morgue. Deux régimentaires la transportent hors de laboutique.

OnétendCarneliansurunecivière.—ElleappartientàlaMaisonduLac,c’estbiença?Jehochelatête.—Sesblessuressontsuperficielles,merassurelemédecin.Quelquescôtescasséesetuneplaie

ouverteàl’épaulequinécessiteraquelquespointsdesuture.MieuxvautlaramenerdansleJoyau.Elleyseraplusensécurité.(Iljetteuncoupd’œilaucanapéenpiècesaupieddumur.)Elleétaitcoincéelà-dessous?(J’acquiesceunefoisencore.)Etvousl’avezsoulevévous-mêmepourladégager?

Je ledévisage sans sourciller.Bien sûrqueoui. Il a l’air impressionné,pourtant jene suispasfranchementfièredemoi.Jemesensvide.

—Venez,mademoiselle,nousinterromptlerégimentaireenposantunemainrassurantesurmonépaule.Inutiledetraînerici.

Ilmeconduitàuneambulancegaréedevant lemagasin.Carnelianestchargéedans levéhiculeunefoisquej’ysuismontéeaveclemédecinetunautregarde.

Cederniersemetaussitôtendevoirdemequestionner.Ai-jeaperçuuneouplusieurspersonneslouchesauxalentoursdelabanqueàmonarrivée?Ai-jeeuunmauvaispressentiment?Pensé-jequeMmeMayfieldestimpliquéedansl’affaire?L’unedesesapprentiespeut-être?

Jerépondsnonàtouttandisquel’ambulancefileàtraverslesrues.—OùestCoral?—Elleestentredebonnesmains,nevousenfaitespas.Lesoldatmetapotegentimentlegenou.Lorsquel’ambulances’arrêteàlagare,leconducteurestsouslechoc.—Démarrezcetrainsur-le-champ!luiordonnelemédecin.EtinformezleJoyauqueCarnelian

delaMaisonduLacaétéblesséelorsd’uneattaqueperpétréeparlaCléNoire.—EtMmeCoral?Oùest-elle?demandeleconducteur.Les soldats passent devant lui avec la civière deCarnelian ; l’employé devient pâle comme la

mortenapercevantlemenucorpsinconscientdelaniècedeladuchesse.Ilsehisseauxcommandessansattendreet jem’empressedemonteràbordduwagonà lasuitedesautres.Le trainsemetenmarche et jeme heurte à la statue de la femme à l’oiseau.Les régimentaires ont déplacé l’un descanapéspourplacerlacivièreparterre.

Àpeineuneheureplustôt,CoraletCarnelianétaientdanscemêmewagonàsecrêperlechignon.J’ail’impressiondenagerenpleincauchemar.

À notre arrivée dans le Joyau, une fourgonnette luxueuse nous attend. Le chauffeur ouvre lecoffreetlessoldatschargentlacivièredeCarneliansurlalargebanquettearrière.

—Il…iln’yaqu’elle?s’étonnelechauffeur.Lemédecinhochelatêteetinformel’employédel’étatdelajeunefemme.Je m’installe à l’avant, du côté passager. Le véhicule finit par atteindre le palais du Lac. Les

gravierscrissentsouslespneus.LeDrBlytheattendprèsdugarageavecUnetSix.—Parici,parici,dit-il.LessoldatssehâtentdesortirCarneliandelavoiture.Lemédecin tire sur la branche d’un buisson que je croyais réel. La plante artificielle coulisse

pour laisser place à un tunnel sombre donnant accès à un escalier. Le passage secretmenant à laclinique!Ilsdisparaissentdansl’obscuritéetl’arbusteretrouvesaplaceinitiale.Lechauffeurrangeensuitelavoituredanslegarageetjemeretrouveseule.

Jenesaispasoùaller,jenesaispasquoifaire.J’ail’impressiondefaireunmauvaisrêve.Jemelaisse porter parmes pas et ilsmemènent jusqu’à la cuisine.Les domestiques sont rassemblés enpetitsgroupes.Ilsdiscutentavecinquiétude.Ryeaussiestprésent.

Unsilencesubits’abatsurlasalleàmonarrivée.Maudeestlapremièreàréagir.—Imogen!s’exclame-t-elleens’approchantdemoi.Tuvasbien?Tuesblessée?Ques’est-il

passé?—Elleestencoresouslechoc,remarqueRye.Enunéclair,Zaramerejoint,unboldebouillondansunemain,unedemi-baguettedansl’autre.—Assieds-toi,m’ordonne-t-elledoucement.Jemerendscomptequ’ilyauntabouretprèsdemoi.Jemedemandes’ilétaitlàdepuisledébut

ousil’onvientdel’avancerpourmoi.—Clara,apporteungantdetoilettemouillé,crieZara.

Mary et Elizabeth me contemplent d’un air méfiant, à croire qu’elles me prennent pour unecréaturesurnaturelledangereuse.Jesaisislabaguettecommesimavieendépendait.Elleestencoretièdeetsonodeurmerappellemamère.Deslarmeschaudesemplissentmesyeux.

—Toutvabien,mapetite,ditZaraenessuyantmonvisageaveclegant.Calme-toimaintenant.Tunerisquesplusrien.

Cen’estqu’àprésentquejeprendsconsciencequejetremblecommeunefeuille.—Écartez-vous,ditMaude.Laissezcettepauvrefillerespirer.Jecrainsquetoutl’espacedumondenesuffisepasàfacilitermarespiration.Jebaisselesyeuxet,

pourlapremièrefoisdepuisl’explosion,jeprendsconsciencedemonapparence.Ma robeblanche aviré augris-marron ; elle est couvertedepoussière et dedébris.L’unedes

manchesestdéchirée,l’autretachéederouge.Mesmainssontmaculéesdeterreetdesang.J’ailesangdeCoralsurlesmains.Quandmonsouffleestàpeuprès revenuà lanormale,Zaramedonne lebouillonà lacuiller.

Trèsvite,leliquidemerequinqueetm’éclaircitlesidées.Larapiditédesonactionsurmoncorpsetmonespritmesurprend.

—Maintenantraconte-nouscequis’estpassé,dit-elleenmeprenantlesmains.Toutcequ’onsait,c’estqu’ilyaeuuneexplosiondansleCommerce.(J’acquiesced’unsignedetête.)EtqueCoraletCarneliansontblessées.

Jefermelesyeux.—Mortes?s’étrangleRye.—Coraloui,dis-jed’unevoixéraillée.Lescrisd’effroietlesmurmuresfusentàtraverslapièce.—C’estlaCléNoire?—Oui,dis-je.Laboutiqueétaitattenanteà laBanqueRoyale.Jenecroispasqu’ilsaientvoulu

fairedumal…Àvrai dire, je ne sais plus quoi penser. LaCléNoire avait bel et bien l’intention de faire des

victimes,nuldoutelà-dessus.Maisjen’auraisjamaisimaginéqu’unjour,desgensdemonentourageseraienttouchés.

—PauvreGarnet,déploreMaude.D’abordsonpère,àprésentsafemme…Je n’avaismême pas songé à Garnet. Jeme demande comment il va accueillir la nouvelle. Il

réagirasansdoutecommemoi.Peut-êtren’était-ilpasamoureuxdeCoral,maisilnelahaïssaitpaspourautant.

Soudain,uneclochetteretentitdanslacuisine,uneminusculeclochettedoréequejen’ai jamaisvuesonner.Touslesdomestiqueslafixentd’unairahuri.Coraapparaîtsurleseuil.

—Laduchessesouhaitequetoutlemondeseréunissedanslasallederéception.Immédiatement.Sonregards’attardeuninstantsurmoi.Puisellepivotesursestalonsettouslasuiventd’unpas

réticent.MaryetElizabethfontdesmessesbasses,Maudesembletracassée,Williamplustroubléquejamais.

Nouspénétronsdanslasalleenfileindienne.Laduchessenousyattend,resplendissantedanssalonguerobedesatinnoireetsesgantscouvrantsesavant-bras.

—Commevousdevezdéjàlesavoir,notreMaisonadenouveauétélacibled’unattentatperfide.Cettefois-ci,lecrimefutperpétréparuneorganisationsecrètequisefaitappelerlaCléNoire.Cesbandits ont tué ma très chère bru, Coral, et gravement blessé ma nièce. Ce crime ne restera pasimpuni.Lesrégimentairesfonttoutleurpossiblepourstoppercesrebelles.Toutefois,ilesthorsdequestionquenousleslaissionsnousdémoraliser.Nousresteronsfortsetunisfaceànosagresseurs.

J’aidemandéàobtenirexpressémentuneaudiencedevant l’Exéteur.J’aibonespoirqu’ilprenne letempsdemerendrevisitedemain.Aussi, jeveuxquecepalaissoit impeccable.J’exigedesvisagessouriants, une attitude confiante. Soyez fiers de servir cette Maison qui est l’une des pierresangulairesdenotregrandeetbelleCité!Mesuis-jebienfaitcomprendre?

L’ensembledesdomestiquesacquiesceensilence.Laduchessepointesonindexsurmoi.—Vous.Suivez-moi.Quantauxautres,vouspouvezdisposer.

J

20.

esuiscalmementladuchesse.Commesi jen’étaispluscapablederessentir lamoindreémotion.Commesi j’étaisanesthésiée.

Pourtant,jedevraisêtremortedepeur.Terrifiéeàl’idéequeladuchessenereconnaissemavoixetnedécouvremavéritableidentité.Qu’ellenemetue.

Mais lorsqu’elleouvre laported’unepetite étude,une sombredétermination s’installe enmoi.Hazel est toujours en danger, Ash et Ochre aussi. Raven, Sil, Sienna, Indi, Olive et toutes lespensionnairesdesinstitutscomptentsurmoi.Jeleuraipromisquecetteannée,laVenteauxEnchèresnesedérouleraitpascommed’habitudeetqu’ellesneseraientpasvenduescommeesclaves.EllesseproclamerontalorslibrescitoyennesdelaCitésolitaire.LamortdeCoralestunetragédie,toutefoisce n’est pas la première personne sacrifiée au nom de la cause. Et ce ne sera certainement pas ladernière.

Laduchesses’assieddansunfauteuilclubencuiretm’étudie,lesmainsjointes.—VousavezserviCoraldemanièreconvenable.Jem’incline.—Etj’apprécielefaitquevousnebavassiezpascontrairementàlamajoritédesbonnesdecette

maison. Je vais vous garder à mon service. Vous serez dorénavant la dame de compagnie deCarnelian. Je pense que cette nouvelle lui fera plaisir, cela fait longtemps qu’elle en réclame une.(Elleesquisseunsourirenarquois.)Etdecettemanière,vousnepourrezpasallervendrevotrerécitàunjournalouàuneautreMaison.Jevousferaiarracherlalanguelecaséchéant.

Jenem’étaismêmepasposélaquestiondudevenirdemonposte.CelafaitàpeinedeuxheuresqueCoralestdécédée!

—Oui,Milady,dis-jed’unevoixfeutrée.Merci,Milady.Laduchessepousseunsoupiretsegrattelefront.Ellejetteuncoupd’œilàl’horlogequitrône

sur lacheminéeet jem’aperçoisalorsque j’étaisdéjàvenue ici.Lapremière foisque j’avaiserréseuleàtraverslepalais.Lejouroùj’avaisrencontréAsh.Ilyavaitunportraitdeladuchessesurlebureau antique, uneminiature très réaliste.Dans un élan demutinerie, j’avais employé le premierAugure,laCouleur,pourchangersapeaucarameletluidonnerleteintverdâtre.

Enreprésailles,elleavaitbienfaillimebriserlamain.—Vouspouvezvousretirer,dit-ellesèchement.J’esquisseunerévérenceetmeprécipitedanslecouloirsansdemandermonreste.Coram’attenddevantlasalleàmanger.Lescouloirssontdéserts.—Ellet’aplacéeauservicedeCarnelian?s’enquiert-elle.—Oui.

— Bien. Elle allait te congédier. J’ai tout fait pour l’en dissuader. Sans révéler mon jeu,évidemment, dit-elle en tripotant le trousseau à sa ceinture. J’espère que tu as un plan pour lesEnchères.

Sontonestmenaçant.—Oui.Cequin’estpasunmensongeàproprementparler.—Carnelianestencoreentrelesmainsdumédecin.Tut’occuperasd’ellecesoir.—Oui,madame.Ellemejauge.—Etpuis,tuferaismieuxdetelaver.Etdetechanger.Jeregardemarobed’unairdépité.—Oui.—Tupeuxteservirdemasalledebainspersonnellesituveux.Oh,Violet…(Elleapprocheson

visagedumiendesortequejedistinguetrèsnettementlespattes-d’oieaucoindesesyeux.)Sijamaistuneremplispastapartdumarché,jetepromets…quelaviedetasœurseraréellementendanger.Etpasseulementàcausedel’Électrice.

Unfrissonmeparcourtl’échine.Ellepivotesursestalonsets’éloigneendisant:—L’Exéteurestattendudemainaupalaisàonzeheures.Présente-toidanslehalld’entréeàdix

heuresquarante-cinq.Tapantes.

Cesoir-là,aprèsmonbain,jerendsvisiteàGarnetavantd’allerprendremonserviceauprèsdeCarnelian.

JeletrouveoccupéàemballerlacollectionenporcelainedeCoraldansdescartons.—Bonsoir,dis-je.Çava?Ilexamineunesoucoupeaurebordornédevolutesdoréesetargentées.—Jenesavaispastropquoifairedetoutecettevaisselle…Maiselleaimaittantcettecollection.

Je voudrais éviter queMèremette lamain dessus. Elle prendrait sans doute unmalin plaisir à laréduireenmiettes.

—C’esttrèsgentildevotrepart.Coralapprécieraitlegeste,j’ensuissûre.Garnetenveloppelasoucoupeetlaplacedanslecarton.—Vousallezbien?Vousn’avezpasétéblessée,n’est-cepas?—Non,dis-je enme rappelant lamanièredontmon instinctde survieapris ledessus. Jevais

bien.—Ellen’apas…Enfin…(Ils’éclaircitlavoix.)A-t-ellesouffert?—Non,dis-jeàvoixbasse.Elleest…mortesurlecoup.Ilhochelentementlatête.—Jesuisvraimentdésolée,Garnet.D’abordvotrepère,puis…—C’est…çavaaller,réplique-t-ild’unevoixconfuse.Toutprendsoudainuntoursiréel,n’est-

cepas?Ilnes’agitplussimplementd’unvagueplanélaboréetrépétéàlaRoseBlanche.—Jepartagevotresentiment.—Ashdoitêtredanstoussesétats.Jemerembrunis.—Pourquoidites-vouscela?Garnetestétonnéparmaquestion.

—Violet,ilsaitquevousêtes…étiezladamedecompagniede…Coral.Ilyafortàparierquetout le Commerce est au courant de l’attentat qui a coûté la vie àmon épouse.Ash sait commentfonctionneleJoyau–ilsedoutequevousl’avezaccompagnéeàsaséanced’essayage.

—Ohnon…Jeplaquelesmainssurmabouche.—Lucienvatrouverunmoyend’entrerencontactavecluipourlerassurer.—OubienRye.—Rye?—Oui.Ilsaittout.JeraconteàGarnetmarencontreimprévueaveclecompagnon,unpeuplustôt.—C’estuneexcellentenouvelle,dit-il.IlpourraitjouerunrôleprimordialàlaSalledesVentes.Jesaisqu’illepensedufondducœurmêmes’ils’exprimeavecunenthousiasmetrèsmesuré.Je

comprendssonsentiment.Jesuismoi-mêmetellementépuiséequejen’aiqu’undésir:meroulerenboulesousmacouetteetyrestertouteunejournée.

PourtantjevaisdevoiraffronterCarnelianetretrouverRyedanslesanciensappartementsd’Ash.Je presse gentiment le bras de Garnet, qui me répond par un faible sourire. Je le laisse à sesoccupationsetrejoinslachambredeCarnelian.

C’est la première fois que j’ymets les pieds.Maude s’était contentéedem’indiquer où elle setrouvaitlorsdenotrebrèvevisitedupalais,lejourdemonarrivée.

Jefrappeàlaporte.—Entrez.Carneliannepossèdequ’uneseulepièce.Spacieuseetaérée,elledonnesurlejardin.Ellecontient

un lit àbaldaquin,une table rondeenacajou flanquéededeuxchaises,unecoiffeuseetun fauteuilplacéprèsdelafenêtre.L’undesmursestoccupéparunebibliothèque.Surunautresontaccrochésdestableauxdecottagesquim’évoquentlaRoseBlanche.

Elleest alitée ; sonbandageà l’épaule ressort sous sachemisedenuit.Sesbras sontallongés,inertes,departetd’autredesoncorps.Enrevanche,sonvisageestalerte.Àsonregard,jecomprendsqu’ellen’apasoublié.Elleserappellem’avoirreconnue.

Jefermelaportederrièremoi.—Alorscommecela,vousêtesrevenue.Jedéglutisavecpeine.—Commevouspouvezleconstater.Moncœurbatlachamade.Maintenantquenoussommesentêteàtêteetquenotrevien’estplusen

danger,j’ignorecommentellevaréagir.Ellen’aqu’ungesteàfaire,qu’unmotàprononcer.Sielleledésire,ellepeutappelerlesrégimentaires.

—Pourquoi?Ashnecraintplusrien.(Sesyeuxs’écarquillent.)Ilestàl’abri,n’est-cepas?J’ailudanslesjournauxqu’onl’avaitrepérédansleCommerce,maisjen’yaipascru.

—Ilestàl’abri,dis-je.Etc’estlavéritéqu’ilestdansleCommerce.—Comment avez-vous pu le laisser faire ça ?! Si jamais il se fait prendre…Elle le cherche

toujours,ellesouhaitesamort!—Jen’aipaseulechoix.Ilestpartisansrienmedire.—Parcequ’iln’apasconfianceenvous?demande-t-elled’unevoixpleined’espoir.—Parcequejen’étaispaslà,dis-je.Parceque…jel’aiabandonnépourvenirici.Carneliansemordlalèvre.—Pourquoi?Pourvousvengerdeladuchesse?

Jeserrelesdents.Elleafficheunsourireméprisant.—Tantmieux.J’espèrequevousaurezsapeauavantquelaCléNoirenemettelaCitéàfeuetà

sang. (Elle incline la tête.) Ce n’est pas tout, n’est-ce pas ? Ce n’est pas seulement un désir devengeance qui vous anime… (Ellemarque une pause pour observermon expression.) Je sais !Lamèreporteuse.Celleque laduchesseaenlevéepourvous remplacer.C’estpourellequevousêtesvenue,hein?C’estuneamieàvous?

—Quelquechosecommeça,dis-jeavantdeposer laquestionquimebrûle les lèvres.Sivoussaviezquelamèreporteusen’étaitpasmoi,pourquoinel’avez-vousditàpersonne?

—Oh!N’allezpascroirequejen’aipasessayé.C’étaitleparfaitatoutàbrandirpourprendrel’ascendantsurmatante.Maiscettefemmeestsournoise.Ellem’amenacéedemefaireinternerdansunasilesijamaisj’ouvraislabouche.(Ellepinceleslèvres.)J’ignorelesortquevousluiréservez,maisj’espèrequevouslaferezsouffrir.Elleneméritequeça.

—Vousn’avezpaspeur?Vousavezfaillimouriraujourd’hui.Carnelianpartd’unriredésincarné.—Quandbienmêmejeseraismorte,personnenem’auraitpleurée.Laduchesseauraitsansdoute

donnéunefête.Elledétourne lesyeuxvers la fenêtre.Lemasqued’amertumequ’elleported’ordinaire tombe,

remplacéparuneexpressiondedésespoirtotal.—Toutlemondesefichequejeviveouquejemeure,ajoute-t-elle.Je me rappelle ce qu’Ash m’avait dit lorsque nous attendions cachés à la morgue. Il m’avait

confiéqueCarnelianétaitdépriméeetquesonchagrins’étaitmuéenaigreuretencolère.Àl’époqueoù je vivais ici, je la considérais uniquement comme un désagrément, une épine dans le pied. Jevoyaissamorosité,maispaslapeineetladouleurquecelacamouflait.

Carnelianaraison.Sielleétaitmorteaujourd’hui,personnedanscepalaisnel’auraitregrettée.Toutelahaineetleressentimentquejeluiaiportéss’estompentetsevolatilisent.Jevoisàprésent

unejeunefillequ’onarabaisséeetmaltraitéependanttroplongtemps.Jelavoisaveclesyeuxd’Ash,jevoiscequejerefusaisdevoiravant,aveugléequej’étaisparlajalousie.Unejeunefilleàquisamèremanque.Unejeunefillequinedemandequ’àêtreaimée.

Jedécidesubitementdesurmontermescraintesetmatimidité.D’êtremeilleure.Jem’avanceverselleetm’assiedssursonlit.Ellelèvelesyeuxauciel.—Quoi?Vousvoulezqu’ondeviennelesmeilleuresamiesdumondemaintenant?—Non,dis-je.Enrevanchenoussommesdanslemêmecamp.—Etquelest-il?—Noushaïssonstoutesdeuxlaroyauté,non?Elleplisselesyeuxetattendlasuite.—Etnousaimons toutes lesdeux lemêmegarçon,poursuis-je (je tends lesmains,paumesen

l’airengagederéconciliation).Sivousvoulezmedénoncer,allez-y.Sonnez lacloche.Alertez lesrégimentaires.Mavieestentrevosmains.Vousavezlapossibilitéd’ymettreuntermedèsàprésent.

Carnelian hésite. Je sens en elle le désir de hurler, deme faire arrêter et exécuter pour hautetrahison.Jesaiscequejerisque.Toutefois,jesondesesyeuxmarronetdiscernelatempêtequifaitrageenelle.Quihait-elleleplus?Moiouladuchesse?Lessecondespassent,puislesminutes.

—VousvousappelezbienViolet?finit-ellepardemander.—Oui.— Bon. Je suppose que je devrais vous remercier de m’avoir sauvé la vie. (Son expression

change du tout au tout.) Est-ce que cela lui arrive parfois… de parler de moi ? demande-t-elle,

désemparée.Jeprendsuneprofondeinspirationetluirépondsavecsincérité.—Justeavantmondépart,ilm’aditdememéfierdevous.Ilm’aditquevousétiezplusfineque

jenelepensais.Unlégersourireéclairesestraits.—Iladitcela?J’acquiesce.Elleappuiesatêtecontrel’oreilleretcontempleleplafond.—Vousdésirezquelquechoseenparticulier?—Non,laissez-moi;j’aimeraisêtreseule.Jem’arrêtedevantlaporteetmeretourneunedernièrefois.—Ilvousapprécie,voussavez.Çanemeplaîtpasdutout,maisc’estlavérité.Ilprendtoujours

votredéfensedepuisnotreévasion–etmêmeavant.Jesaisquecen’estpascequevousrecherchezmais…(Jesoupire.)Ilvousapprécie.

Carneliannem’accordepasunregard.Ellefermedélibérémentlesyeux.—Sortez,murmure-t-elle.Justeavantderefermerlaporte,jevoisunelarmeroulersursajoue.

Moncorpsestperclusdecourbatures.Mesyeuxsontsecsetmonespritengourdi.LajournéeaététrèslonguemaisilfautencorequejevoieRye.

J’emprunteunescalierdeservicejusqu’aurez-de-chausséeetm’arrêtesurleseuilducouloirquimène à la bibliothèque. Je m’unis à l’Air et crée un courant que je projette en avant puis que jeramèneàmoi.

Je sens l’odeurducirageetdistingue lepas régulierd’un régimentaire. Je retournemecacherdanslepassagesecret,derrièreunpanneaucoulissant,etjepatiente.Lespasserapprochent.Puisilss’éloignent. Je compte jusqu’à trente, sors discrètement dans le couloir et m’élance à pas feutrésjusqu’àlabibliothèque.

Àpeineai-jepénétrédanslepassagesecretquimèneauxappartementsducompagnonquemonarcanesemetàvibrer.Jelesorsdemachevelureetrépondsenmarchant.

—Vousallezbien?s’enquiertLucien,bouleversé.Vousn’avezriendecassé?—Non,dis-jed’unevoixmorne.MaisCoralestmorte.—Jesais.Jesuisdésoléquevousayezdûassisteràcela.— Pourquoi ? dis-je sèchement. C’est ça la révolution, non ? Il était temps que j’en prenne

pleinement conscience.C’est vous quim’avez entraînée dans cette histoire. Il est un peu tard pourvousexcuser.

Unsilencepesantme répond. Je sensque je l’aiblessé. Jem’arrêteetpresse le frontcontre lapierrefroide.

—Excusez-moi,Lucien.Jenevoulaispasvous…—Mequoi?Medirefranchementleschoses?Nevousexcusezjamaisdecela,Violet.Vousavez

raison.C’estlatristeréalitédelarévolution.—Queva-t-onfaired’eux,Lucien?Lesnobles.Est-cequenousallonstousles…tuer?—Ilyabeaucoupderebellesquinedemandentquecela.Œilpourœil,dentpourdent.—Qu’enpensez-vous?—Àmon sens, le sang a déjà trop coulé. Je pense que nous devrions leur imposer le travail

forcé.Leurfairefaireexpérimenterlesconditionsdeviedupeuple.LeurfairedémolirleGrandMur,

pierreàpierre,àlasueurdeleurfront.(Ilpousseunsoupir.)CetteCitéestisoléedurestedumondedepuistroplongtemps.J’aimeraisbiensavoircequisetrouveau-delà.

L’océan.Moiaussij’aimeraislevoir.—JesuissurlepointderetrouverRye,dis-je.Ashluiatransmisunmessage.Ilsaitquijesuis.—C’estuneexcellentenouvelle!Enplus,ilseraprésentauxEnchères.Faites-enpartàGarnet.Je

suissûrqu’illuiconfieraunrôle.—Jeleluiaidéjàdit.Oh!Etonm’aattribuéunenouvellefonction.Jesuisdésormaisladamede

compagniedeCarnelian.Elleadécouvertmavéritableidentité.Elleareconnumavoix.(Lucienémetuncriétouffé.)Nevousenfaitespas,ellenedirarien.Elleavaitl’occasiondemedénoncer.Jel’aimêmeencouragéeàlefaire.Maiselleaplusd’aversionpourlaroyautéquepourmoi.

—Ehbien,cettejournéeauraétéextrêmementricheensurprises.—Nousnepouvonsplusfairemarchearrière,n’est-cepas?—Non,monsucred’orge.—Ilfautquejevouslaisse.J’aihâtequecettejournées’achève.J’aienviededormir,desombrerdanslesommeil.—Entendu.Jetendslapaumepourrécupérerl’arcanemaisilcontinuedeplaner.—Violet?ajouteLuciend’unevoixtimide.—Oui?—Jesuistrèsfierdevous.L’arcane tombe dansmamain et je le serre au creux demon poing avant deme remettre en

marchedansletunnelfroidetsilencieux.

Ç

21.

amefaittrèsbizarrederemettrelespiedsdanscettepièce.Je pousse la porte dissimulée par le tableau d’un chasseur accompagné de son chien.Debout

près de la fenêtre,Ryem’attend.Àpeine éclairée par la lunequi filtre par le carreau, la pièce estplongéedanslapénombre.

— Je n’étais pas sûr que vous viendriez, fait-il remarquer tandis que je referme le panneauderrièremoi.Étantdonnécequis’estpasséaujourd’hui.

—Jen’aiqu’uneparole.Etpuisletempsnousestcompté.—Eneffet.Ilnenousresteplusquequelquesjours.Unsilencegênants’étireentrenouspendantquelquesinstants.Jeredoutepresquededemanderdesnouvellesd’Ash,mêmes’ilestlaraisondemaprésenceici

cesoir.Ryevas’asseoirsurlecanapé.Jem’installedanslefauteuilprèsdelafenêtre.—Asharéussiàentrerencontactavecl’undenosamiscommunsquiestdereposencemoment.

UndénomméTrac.Ill’atrouvédanslesBas-Fonds.VousconnaissezlesBas-Fonds,non?Je hoche la tête, me remémorant la rue sordide dans le Commerce où pullulent les tavernes

miteusesetlesbordels.—ÇafaitunmomentqueTracfileunmauvaiscoton.Ilboitcommeuntrouetsemutile.Àmon

avis,ilétaitàdeuxdoigtsdesefairemarquer.JesaiscequesignifieleMarquagecarAshmel’aexpliqué:sid’aventureuncompagnonmanque

àsondevoir,semontrenégligent,oubienselaissealler,onluiimprimeunecroixnoiresurlajouedroite et on le jette à la rue. Il ne lui reste alors que ses yeux pour pleurer. Ses économies sontreverséesàsapatronne.

Ryepoursuit.—Ash luiaparlédevous,de laconfrérie,de la rébellion,etduchangement radicalquenous

pourrionsapporteràlasociété…duchangementquiestd’oresetdéjàencours.IlafaitcomprendreàTracqu’ilpouvaitprendreunnouveaudépart,luiadépeintletableaudecequiétaitpossible.Illuiadonné…

—…del’espoir,dis-jeàmi-voix.Ilaredonnédel’espoiràTrac.Commentn’ai-jepaspuprendreencomptecetélémentàlaRoseBlanche,lorsquej’airejetéd’un

blocsondésird’aiderlescompagnonsparcequejetrouvaiscelatroprisqué?— Oui, et son discours s’est répandu comme une traînée de poudre. Il y a des tonnes de

compagnonsquidétestentleurvie,Ashadûvousenparler.Etj’enfaispartie.(Ryeentortilleunedesesbouclesàsonindex.)Jemedétruisaisàpetitfeuenconsommantdel’opium.Aujourd’hui,si je

doismourir,mamortauraunsens.Jeneseraipasseulementuncompagnondeplusquiasuccombéàuneoverdose.

Jesuiscontentedesavoirqu’ilnesedrogueplus.—TractravailledepuispourlaMaisondelaLumière.Jel’aicroiséàl’unedesmilliersdefêtes

auxquellesjemesuisrenduavecCarnelian.(Ryeesquisseunsourire;sesdentsblanchesbrillentdanslenoir.)Ashluiaditdemetransmettreunmessage.Illuiaditqu’ilfallaitquej’entreencontactavecladamedecompagniedeCoral.Jen’aipastoutdesuitecomprispourquoi.Jusqu’àcequejevousentendeparleravecZara.Cen’étaitpastantlesondevotrevoixquevotreélocution.(Ilétendsesbrassur le dossier du canapé.) Vous ne m’avez pas laissé indifférent lors de votre petite visite chezMmeCurio.

—Vousm’envoyezflattée.—Nousavonsétablilecontactavecd’autrescompagnonsduJoyau.Ashestdevenuunecélébrité.—Jesais,dis-jeensouriant.—Lecoupd’envoiauralieulejourdesEnchères,sij’aibiencompris.—Oui.Vousdevriez endiscuter avecGarnet. Il sera enmesuredevous attribuer unemission

pourlejourJ.—Garnet?GarnetdelaMaisonduLac?C’estàceGarnetquevousfaitesréférence?J’acquiesced’unhochementdetête.Ilémetunsifflement.—Bonsang,cettehistoireaencoreplusd’envergurequejenelesoupçonnais.—Celamesurprendqu’Ashnevousenaitpasparlé.—Etmoijenesuispasétonné.Ilnem’apasparlédirectement.—C’estvrai,j’oubliais.(Jeportemonregardàtraverslafenêtre.Leclairdelunescintilleàla

surfacedulac,devantlepalais.)C’estdanscettepiècequ’ilm’adécritsaprofession,lescoulissesdumétier.C’esticiquenoussommestombésamoureux.

Jeregretteaussitôtdem’êtreconfiée.Cesontdessentimentsintimes,inavoués.—Désolée,dis-jeenrougissant.Vousn’avezsansdoutepasenvied’entendrecela.Le silence s’installe de nouveau entre nous. Je reporte les yeux sur Rye etm’aperçois que sa

postureachangé.Ilestpenchéenavantetfixesesmains.—Aucontraire,réplique-t-il.Çamefaitdubien…Nousautrescompagnonssommesdélaissés,

malaimésvoirenonaimables,ausenspremier.C’estcequ’ilss’acharnentàvouloirnousfairecroire.Noussommesdesobjetssexuels,desbiensmarchands.Quipourraitnousaimer,nouslesrebutsdecettesociété?Oncultivenotreapparence,maisàl’intérieurnoussommespourrisjusqu’àlamoelle.Jenepensepasquevousayezconsciencedel’importancequevousavezàsesyeux.Delavaleurdevotreamourpourlui.Parcequepermettez-moidevousledire…(Ilplongesonregarddanslemien.)Çan’apasdeprix.

Jesuissurlepointderépondre:«Jesais»,maisjemerendscomptequenon,cen’estpasvrai.Le fait d’être mère porteuse ne m’a jamais donné le sentiment d’être inapte à l’amour. J’avaisl’impressiondenerienvaloir.Onutilisaitmoncorpsetcelamerendaitfurieuse.Maisjen’étaispasseule.J’avaisRavenetLily,mamère,HazeletOchre.AshavaitCinder,etàsamort,ils’estretrouvéseul.Etencore,mêmesapetitesœurnesuffisaitpasàluiredonnerdel’estimepourlui-même.Ilsehaïssait.

Jemerappellesesparoleslanuitdenotredispute,lanuitquiaprécédémonretourauJoyau.Etquimereste-t-il,Violet?Toi,jen’aiplusquetoi.

Sur le coup, j’ai pensé qu’il exagérait. L’idée nem’avait jamais traversée qu’Ash peinait nonseulementàaimermaisaussiàêtreaimé.

—Etcetespoirquevousluiavezinsufflé,ilnousletransmetaujourd’hui,reprendRye.L’espoird’êtreun jourcapablesdemener l’existencedenotrechoix, avecunepersonnequinousdésireenretouretnonpasuneclientequiaurapayépournotrecorps.Lescompagnonssontintelligents.Noussommes instruits et très disciplinés. Donnez-nous un but, un objectif unique, une cause qui nousunisse…(J’aperçoisdenouveausesdentsblanchestandisqu’ilm’offresonplusbeausourire.)Noussommesuneforceànepassous-estimer.

—Eneffet.—Etvotrerôleàvousdanstoutcela,quelest-il?— Je vais détruire le mur qui nous sépare du Commerce. Afin de permettre aux rebelles de

pénétrerdansleJoyau.Lesmotsontjaillidemaboucheavecfluidité,fortsd’uneassurancenouvelle.Ryem’observe,hébété.—Touteseule?—Non.Jeseraiaidée.—Qui…?Jelèveunemain.—Jevousexpliqueraitoutcelauneprochainefois.Cesoir,jenemesenspaslaforcedeluiparlerdesmèresporteusesetdesProtectricesdel’île.—Aucunproblème.Ilesttard.Vousdevezêtreexténuée.JemelèveetRyem’imite,enbongentlemanqu’ilest.Jem’approchedeluietleserredansmes

bras.Réticenttoutd’abord,ilmerendbientôtmonétreinte.—Vousméritezqu’onvousaime,dis-je.Tousautantquevousêtes.Ilnerépondpasmaisilmepressedeplusbellecontreluiavantquenousnousséparions.Deretourdansmachambre,àpeineai-jeretirémarobequejem’effondresurmonlitetsombre

dansunsommeilsansrêves.

Àmonréveil,lelendemainmatin,j’aiuntorticolispouravoirdormidansunemauvaiseposition.Avecungrognement,jeroulesurledos.Lesrayonsdusoleilpénètrentparlesfenêtres.Jemeredresseensursaut.L’horlogeaumurindiqueneufheuresquarante-cinq.—Zut!m’écrié-jeenenfilantentoutehâtemarobedefonctionetenmefaisantunchignonàla

va-vite.C’estaujourd’huiquel’Exéteurestattendu.IlfautqueCarneliansoitprêtedansuneheureauplustard.

Je saute l’étape du petit déjeuner. Je lui apporterai un truc à grignoter une fois qu’elle serahabillée.

Je me glisse derrière la tapisserie de la duchesse, près de la salle à manger, et je gravis lesmarchesquatreàquatre.Jeneralentisquelorsquej’airejointlepremierétage.JefrappetroiscoupsàlaportedeCarnelian.

—Vousêtesenretard!Jeprends celapourune invitation à entrer.Elle est assisedans son lit, unplateaudegaufres à

moitiéentaméposéprèsd’elle.—Marym’aapportémonpetitdéjeuner.Maclochen’estpasconnectéeàvotrechambre. (Elle

afficheunsourirenarquois.)Aufait,Maryvousdéteste.

Jetressaille.—Ellevousdétesteaussi.Carnelianpiqueunfardpuishausselesépaules.—Toutlemondemedéteste.Jen’aipasletempsdem’apitoyersursonsortnidemedisputeravecelle.—Debout.Vousallezpouvoirmedonnerdesordrestoutelajournée.Çadevraitvousremonterle

moral.Elleafficheunsourireravi.Jedois l’aideràse levercarsonbusteestbandé.Lemédecinluia

prescritdesantalgiquespoursoulagerladouleurdesonépauleetsescôtes.Àcausedesesblessures,jedoislamanipuleravecprécautiontandisquejeluifaisrevêtirsarobe.L’opérationmeprendplusdetempsqueprévu.

Parmiracle,nousréussissonsànousprésenterdanslehallàdixheuresquarante-deux.Ryenousretrouve au sommet de l’escalier principal. Il porte une tenuede deuil. Sansmêmem’accorder unregard,iladressesonsourireleplusradieuxàCarneliantoutenluioffrantsonbras.

—Commentçavacematin?s’enquiert-ilalorsqu’ilsdescendentlesmarches.Carnelianprendappuisurlui.—Çava.Jenesaispascequelemédecinm’adonné,maisc’estefficace.Enrevanche,jen’aipas

vraimentlatêteàsortircesoir.—D’après votre emploi du temps, nous n’avons rien de prévu.Nous ferons tout ce que vous

voulez.Aupiedde l’escalier, jemerangeviteparmi lesdomestiques,àcôtédeCora.RyeetCarnelian

vont se joindre à Garnet et la duchesse, qui patientent déjà devant la porte d’entrée. La fontainescintille joyeusement, cernée par une nuée d’employés de noir vêtus.MêmeZara estmontée pourl’occasion.Sanssontablier,j’aifaillinepaslareconnaître.LesvestesrougesdesrégimentairesetlarobeblanchedeCoraainsiquelamiennesontlesseulestachesdecouleur.

Lesminutespassent.Àonzeheurespile,unvéhiculede luxesegaredevant lepalais.Depetitsdrapeaux flottent au vent au-dessus des phares, décorés du blason royal qui est reproduit sur lesportières.

L’Exéteursortdelavoitureetgravit lesmarchesdupalais,suividedeuxmembresdesagardepersonnelle.Lehalltoutentiers’inclineàsonapparition.

—Pearl, dit-il d’un ton péremptoire. Toutesmes condoléances.Comme vous l’avez justementindiquédansvotrelettre,c’estuneépoquefortdurepourlaMaisonduLac.

—Merci,VotreMajesté, répond la duchesse.C’est un honneur pourmoi de vous recevoir. Jevousremercied’avoirprisletempsd’effectuercettevisite.

L’Exéteur sourit. Un sourire étonnamment sincère. Sa barbe taillée de près et striée de poilsgrisonnantslaissedevinerdesmâchoirespuissantes.

—Vousdésiriezvousentreteniravecmoi?—C’estexact,répondladuchesse.Sivousvoulezbienm’accompagnerdansmoncabinet,nousy

seronsplustranquilles.Coranousapporteraunrafraîchissement.—Ceneserapasnécessaire,réplique-t-ilenarrêtantCoradanssonélan.— Comme il vous plaira, répond la duchesse en esquissant une nouvelle révérence. (C’est la

premièrefoisquejelavoisafficherunetelledéférence.)Jevousenprie,suivez-moi.Ilscommencentàmonterl’escalier.Lesgardesdel’Exéteurs’apprêtentàluiemboîterlepasmais

illesstopped’ungestedelamain.—Attendez-moiici.

Aupremierétage,ilstournentetdisparaissent.C’estcommesinousavionstousretenunotresouffleenleurprésence.Àpeinesesont-ilsretirés

quelesrangsdesrégimentairessedispersent.UnetDeuxvontseplacerprèsdel’escalier;QuatreetCinq vont saluer les gardes de l’Exéteur ; Zara frappe dans ses mains et les aides-cuisinièresretournentavecelleencuisine.GarnetpivotefaceàRyeetCarnelian.

— Je vais faire un tour dans la bibliothèque. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il faudrarevenirlesaluerquandilprendracongédeMère.

—Jeviensavecvous,ditCarnelian.Ilmefautunnouveaulivre.Venez,Imogen,dit-elleenmedécochantunsourireironique.

J’inclinelatêteetm’efforcedeparaîtreobéissante.—VousêtestristepourCoral?demandeCarnelianàGarnettandisquenousenfilonslescouloirs.—Évidemment.—Maisvousnel’aimiezpas.—Çaneveutpasdirequejesouhaitaissamort.(Nousdépassonslasalleàmangeretprenonsà

droite.)Jesuiscontentquevousn’ayezrieneudegrave,ajoute-t-il.—Merci.Nousformonsunquatuorfortétrange.Jesuisaucourantdetoutcequisetrameparminous.Je

sais qui sait quoi et dans quel camp chacun se trouve. Garnet est au courant pour Rye mais pasCarnelianetviceversa.CarnelianestaucourantpourmoimaispaspourGarnetetRye.Lasituationfriselecomique.

—Dequoipensez-vousqu’ilss’entretiennent?questionneCarnelian.Garnethausselesépaules.—Jen’enaipaslamoindreidée.Mèrecherchesansdouteàutiliserla…lamortdeCoralàson

avantage.Danslabibliothèque,Garnets’allongesurl’undescanapésencuiretsecouvrelesyeuxdeson

bras.Carnelianparcourtuneétagèredelivres,accompagnéedeRye.—Imogen,ilfaitunechaleursuffocanteicietj’aioubliémonéventaildansmachambre,gémit-

elle.Allezdoncmelechercher.Ellesavourelepouvoirqu’elleexercesurmoi.—Oui,mademoiselle,dis-jeavecunerévérenceforcée.Jepivotesurmes talonsetpassedevant la tableoùsont incrustés lesemblèmes,puisdevantun

portraitdeGarnetencompagniedesesparents.Uneidéemevientsoudainàl’esprit.Laduchesse s’est renduedans soncabinet.Lorsque jecherchaisà rejoindre laclinique, j’avais

découvert un escalier secret qui m’avait conduite dans une étude où était accroché un portrait defamilledeladuchesse.Unendroitquim’avaitparutrèsintime.Etsic’étaitlàqu’elleavaitemmenél’Exéteur?

Je faismine de quitter la bibliothèque, pique à gauche etme déplace à pas de loup parmi lesrayons. Je me dirige jusqu’à l’étagère où sont rangés les Essais sur la pollinisation croisée deCadmium Blake et m’engouffre dans le passage. J’atteins l’escalier et gravis les marches à toutevitesse.Desvoixétoufféesmeparviennentbientôt.Monhypothèseétaitlabonne.

Parvenueàlaporte,jemefigenet,surpriseparunsoudainéclatderire.—Oh!Onyx,s’exclameladuchesse.Unsilences’ensuit,puislesonfacilementreconnaissabled’unbaiser.Laduchesse.Fricote.Avecl’Exéteur.Jesavaisqu’ilsavaientautrefoisétéfiancés,maisj’étaisloin

demedouterdeça.

—Jesuislassedecettemascarade,selamente-t-elle.—Jesais,répondl’Exéteur.Moiaussi.—Tul’asapporté?Unfroissementsuividubruitmétalliqued’unobjetqu’onposesurunetable.—Enprovenancedirectedesacollectionprivée,commente-t-il.—Personnenet’avu?— Pas âme qui vive. Pas même Lucien. Je crois qu’il la soupçonne d’avoir commandité la

fusillade.Entoutcas,ilestàmillelieuesdenoussuspecter.—C’estuneexcellentenouvelle.Je tâche de trouver un sens à ces paroles. Ce sont la duchesse et l’Exéteur qui ont prémédité

l’attaquecontreHazel?Maispourquoi?—C’estvraimentuntrèsbelobjet,soupireladuchesse.—Jeleluiaioffertàl’occasiondelaNuitlaplusLongue,ilyadeuxansdeça.Enprésencede

touteuneassemblée.(Unepause.)Jenecroispasqu’elleaitapprécié.—Elleesttropvulgairepourcela.L’Exéteuréclatederire.—Ellenepartagepastapassionpourl’histoire.Nitonamourdesbellesarmes.Desarmes?Moncœurseserredavantage.Àquoirimecetteconversation?—Elleappartenaitàtongrand-père,n’est-cepas?demandeladuchesse.—Tuasuneexcellentemémoire,répliquel’Exéteurd’unevoixattendrie.— Je me rappelle tous les moments que nous avons partagés, dit-elle d’un ton extrêmement

vulnérable.Tous.Chaquesecondedechaqueminute.J’aidécouvertcettedagueàl’âgedetreizeansquandj’aiforcéunvieuxcoffrequetonpèreconservaitdansl’undesescabinets.

—Onareçuunesacréevoléedeboisvertàlasuitedecettehistoire.Laduchessepartd’unpetitrirenostalgique.—C’estvrai!Monpèrem’acloîtréedansmachambrependanttouteunesemaine.—Etmoij’aidébarquéauboutdedeuxjoursenexigeantdeluiqu’iltelibère.—Oui.Jesuissûrequetuétaistrèsintimidant.—Celam’étonnequ’ilnem’aitpastirélesoreilles.—Moiaussi!—Ilenmouraitd’envie,c’estcertain,ditl’Exéteurenriant.Maisjenepensepasquemonpère

aurait vu cela d’un très bon œil. Il n’aurait pas apprécié qu’un de ses sujets se permette deréprimandersonfils.

—Àtonavis,qu’est-cequenospèrespenseraientdenousaujourd’hui?s’enquiertladuchesse.Unlongsilencepasseavantqu’ilneréponde.—Pournerientecacher,çam’estégal.Aprèscequ’ilsnousontfait…c’étaitnotrevie,Pearl,

notrevie,etils…—Jesais,dit-elled’unevoixdouce.Unbouchonsauteetl’onverseunliquidedansdesverres.— Je suis inquiète, Onyx. Et si nous échouons ? Imagine que les gens ne la croient pas

coupable?Ilfautquelesmembresdelaroyautéapprouventcesfiançaillesetlessoutiennentdetoutleurcœur.Ilfautqu’ilssoientvraimentenfaveurdel’uniondenosdeuxMaisonsdesortequequandlamèreporteuseseraassassinée,celacauseunmouvementd’indignation.

Elleveutmetuer.LemessagededétressedeHazelmerevientbrutalementàl’esprit.Quelqu’undanscepalaisdésiresamort.Jem’étaisjustetrompéedepersonne.

—Oui,j’yaipasmalréfléchi,rétorquel’Exéteur.TaMaisonasuscitébeaucoupdecompassioncesdernierstemps.Etsinoustirionsprofitdetoutecettebienveillance?

—Parquelmoyen?—ProfitonsdesEnchèrespourcélébrerlesfiançaillesdeLarimar.Uneimmensecélébration,pas

comme la petite cérémonie donnée pour la promotion deGarnet. Nous en ferons l’événement dusiècle.Etnousétendronsl’invitationàtouslesmembresdelaroyauté.

—Oui,acquiesceladuchesse.Ilsvontadorer,surtoutlescélibatairesquin’étaientpasconviésàlabase.Deuxfêtesenune.

—Nousferonsfrontuni.Personnenedouteradelavaliditédecesfiançailles.Puis,quandlamèreporteuseseraassassinéeavecladaguedel’Électrice,lapopulationduJoyauseretourneracontreellecommeunemeutedeloupsenragés.

—Oh!Monchéri!s’exclameladuchesse.Elleluisusurredesmotsindiscernables.—J’auraispuêtremeilleur,ditl’Exéteur,lavoixchargéed’émotion.J’auraisdû.Avectoiàmes

côtés.—Onnepeutpaschangerlepassé.—Jen’auraisjamaisdûlaisser…— Chut. (Quelques bruits étouffés.) Bientôt. Une fois que l’Électrice aura été pendue pour

trahison.D’iciunanoudeux,toutseseracalmé.—Celameparaîtsiloin.—Celafaitvingt-huitansquenouspatientons,faitremarquerladuchesse.Ilmesemblequenous

pouvonsencoreattendreunoudeuxans.Jenecomprendspas.S’ilss’aimenttant,pourquoiont-ilsrompuleursfiançaillesàl’époque?Quelquessecondess’écoulentdanslesilencepuisilluichuchoteunequestion.—Jenesaispas,répond-elled’unevoixchagrine.Jen’aijamaissu.Ilétaittroptôtpourlesavoir.Troptôtpoursavoirquoi?ai-jeenviedehurler.—Jesuisvraimentnavré,dit-il.—Jesais,monamour,murmure-t-elle.Jesaisquetul’es.Ilss’embrassentunedernièrefois.—Jeferaismieuxderetourneraupalais,ditl’Exéteur.Ilfautprocéderàl’annonce.—Oui,biensûr,pouffeladuchesse.VoilàquivacauserunesacréeagitationdanstoutleJoyau.J’entendsdesbruitsdepasetuneportequiseferme.Jemelaisseglisserlelongdumuretmeperchesurunemarche.Moncœurbatàtoutrompre.Toute cettehistoire est envérité unplan finement élaborépar l’Exéteur et la duchessepour se

retrouver.Coûtequecoûte.Etmasœurrisqued’enpayerleprixfort.

L

22.

’annonce de la double célébration le même jour provoque l’euphorie générale à travers leJoyau,commeladuchesseetl’Exéteurl’avaientprédit.Les invitations aux cocktails, dîners et dégustations de vin affluent. Tout le monde se dispute

l’attentionde laduchesse.LesdécèsduducetdeCoralauxquels s’ajoute lapromessed’uneunionentrelePalaisRoyaletlaMaisonduLacfontdeladuchesselafemmelapluspriséeduJoyau.ÀlaveilledesEnchères,lepalaisesteneffervescence.

Jen’aipasreparléàLuciendepuislavisitedel’Exéteur.Maiscesoirsedérouleledînerannueld’ouverture des Enchères, donné en l’honneur des Maisons Fondatrices et du Palais Royal.Heureusementpourmoi,Lucienestsurlalistedesinvités.Autrementdit,jevaisavoirl’occasiondelevoirunedernièrefoisavantlagranderévolution.

Grâce à la simultanéité des deux célébrations, Carnelian pourra finalement se rendre auxEnchères,unénormesoulagementpourmoicaraprèslamortdeCoral,jen’avaisplusaucuneraisond’yassister.

Le mécontentement augmente dans les cercles inférieurs où bouillonne la colère. Incendies,pillagesetattentatssemultiplient…LestroublesontaussigagnélaFerme.LesouvriersdelaFuméesontengrève. Jen’aipaspuparlerenprivéàRyedepuisnotredernièreentrevue.En revanche, jetrouve un moment en tête à tête avec Garnet avant d’aller préparer Carnelian pour le dîner. Ilm’apprendqueRyeestentréencontactavec lui. Il est ravique lescompagnonssoientpassésdansnotrecamp.

—Cesontdetrèsfinsstratèges,m’explique-t-ilenajustantsonnœudpapillon.Etilssaventdéjàsebattre.Lorsquevousaurezdétruit lemur,nousnous tiendronsprêts.Laroyautéa formésans lesavoirlesarmesquimanquaientànotrearsenal!

Jeluirésumelaconversationquej’aisurpriseentresamèreetl’Exéteur.Ilémetunsifflement.— Je ne peux pas dire que celame surprenne vraiment. Elle est amoureuse de lui depuis des

années.Vousnesauriezpasparhasardpourquoiilsontrompuleursfiançailles?—Non,maiscen’estpaslaquestion.Hazelestdevenueleurcible.— Oui, mais ils comptent perpétrer le crime pendant la Vente. Or Mère n’en aura pas

l’opportunité.Toutlemondeseratropoccupéàrepousserl’assautduCercledelaCléNoire.Pourvuqu’ilaitraison.

Àl’occasiondelaVentequisetientlelendemain,lePalaisRoyalbrilledemillefeux.

C’estunmiracle:j’aiaperçuHazelpourlapremièrefoisdepuissatentatived’évasion,alorsqueladuchesselatraînaitenlaissejusqu’àlavoiture.Cettecourtevisionm’adonnéunregaind’espoir.J’aiencoreunpeudetemps.Elleestenvieetjevaisveilleràcequ’ellelereste.

NousarrivonsenmêmetempsquelacomtessedelaRose.Sachevelureestnouéeenformedepyramide sur sa tête et piquée de roses naturelles.À côté d’elle, le comte s’aide de sa cannepourmonterlesmarches.Sadamedecompagnieestunefemmed’uncertainâgearborantunehouppettegrise.

— Pearl, on ne parle que de vous dans l’ensemble du Joyau ! s’exclame celle-ci d’un tonadmiratif.

J’écouteattentivementleuréchangesansquittermasœurduregard.Ellejetteuncoupd’œildansmadirectionetjeluiadresseunsignedetêteimperceptible.Elleyrépondd’untrèslégermouvementdumenton.

—C’estcequevousaveztoujoursdésiré,remarquelacomtessedelaRose.—Vousvoustrompez,trèschèreAmetrine,répliqueladuchesse,leregardrivéaupalais.Iln’ya

qu’une seule chose que je désire ardemment depuis toujours. Et ce n’est certainement pas être lapersonnelapluspopulaireduJoyau.

Àpeineavons-nousfranchileseuilquelesvaletsdébarrassentlesinvitésdeleurmanteauetdeleur chapeau et les escortent jusqu’à la salle à manger. Je suis Hazel des yeux le plus longtempspossible.Justeavantdetournerà l’angleducouloir,ellemejetteundernierregardpar-dessussonépaule.Puiselledisparaît.

—Venez,Imogen,ditCora.Jemeretournefaceàl’entréeetaperçoislacomtessedelaPierre.Ellegravitd’unpaslourdles

marches du palais accompagnée d’un petit homme frêle. Le comte, je suppose. Jeme demande siEmileseraprésentcesoir.

J’emboîtelepasàCoraetàladamedecompagniedelaMaisondelaRose(toutesdeuxsemblentconnaître parfaitement le chemin). Ellesm’amènent dans une salle remplie de sofas colorés et deplusieurstablesgarniesd’unsomptueuxbuffet.Unevariétédemetsainsiquedespichetsd’eausontmis à notre disposition.Un camériste est déjà présent dans la pièce – il doit être au service de laduchessedelaBalance.C’estlaseuleMaisonFondatricequejen’aipasencorecroisée.

— Bonjour, Olivier, dit Cora en s’approchant de lui. C’est un plaisir de vous revoir. VousconnaissezImogen?

Olivierestunhommegrassouilletetenjoué;sescheveuxsontréunisenunehouppettecarotte.—VousétiezauservicedeCoral,n’est-cepas?s’enquiert-ilenmeserrantlamain.Sapeauestd’unedouceurpresquesurnaturelle.—Oui,dis-je.MaisjesersdésormaisCarnelian.—C’esttellementnavrant,soupire-t-ilens’adressantàCora.VotreMaisonn’apasétéépargnée

ces dernières semaines. L’Exéteur a eu une idée de génie. Profiter des Enchères pour célébrer lesfiançailles de son héritier. Il fait d’une pierre deux coups. La ville avait grand besoin d’un bondivertissementpourretrouverlemoral.

Lacaméristeauxcheveuxgrisonnantsnousrejoint,uneassiettedefromagesetdefruitsàlamain.—Jesuisétonnéequeladuchesseaitamenésamèreporteuse,commente-t-elle.Necraint-ellepas

quel’Électriceluifassedumal?—Allons, Eloise, rétorqueOlivier. L’Électrice ne tenterait jamais de s’en prendre à cette fille

soussonpropretoit.—Àvotreplace,jenelasous-estimeraispas,protesteunevoixsècheetnasillardedepuisleseuil.

Jesaisimmédiatementdequiils’agit,mêmesijenel’aijamaisvu.Ravenm’alonguementdécritFrederic–savoix,sesgencivesrougesang,sespetitsyeuxperçants,sonnezaquilin.Ilpénètredanslapièced’unpasfélin,s’arrêtedevantunbuffetetprendduraisindansunsaladierenargent.

—Eloise,Olivier,lessalue-t-il.—Raviedevousrevoirsurpied,répondsèchementCora.Vousavezbrilléparvotreabsenceaux

fiançaillesdeGarnet.—J’étaisnavrédenepaspouvoiryassister,déclareFredericd’un ton totalementdépourvude

sincérité.Mêmesijepréfèrelessoiréesuntantinetmoinsviolentes.—Vraiment?rétorqueCora.J’avaispourtantl’impressionquec’étaittoutl’inverse.EloiseetOlivierparaissentmalà l’aise.FredericadresseunsourirecarnassieràCoraet je les

vois,cesgencivesrougescommelesangdontRavenm’aparlé.C’estunsourirehideux,unsouriremauvais.Fredericdétacheungrainderaisindelagrappeetlemetdanssabouche.Puisilmastiquelentement.

—Lacomtessecompte-t-elleacheteruneautremèreporteusecetteannée?s’enquiertOlivierquiessaievisiblementdedissoudrelatension.

—Évidemment, répondFrederic.C’est vraiment dommagepour la dernière.C’était une choseréellement…unique.

Ravenm’avait rapportéqu’onparlaitd’ellecommed’unobjet. J’enaiaujourd’hui lapreuve…Lespoingscrispés,jemeursd’enviedem’uniràl’Airpourenvoyerceserpentvaldingueràl’autreboutdelapièce.

— Ah ! C’est bien, vous êtes tous là. (Je me retourne et vois Lucien.) Bienvenue, mes amis.Demain se dérouleront les Enchères. Cette année, il semble toutefois que la Vente s’annoncedifférentedesprécédentes.

Debiendesmanières,songé-je.Sonregardseposebrièvementsurmoi,unlapsdetempsquimesuffitàcomprendrequ’ilpartagemonavis.

—Eneffet,acquiesceOlivierensebalançantsursespieds.DesfiançaillesetuneVenteenmêmetemps?LeJoyautoutentierquiyassiste?

—La duchesse va adorer. Elle qui adore se retrouver au centre de l’attention, fait remarquerFrederic.

—Parcequelacomtesseestréputéepoursonhumilité?rétorqueCora.—Nousdevronsêtreenpleineforme, les interromptLucien.Nequittezpasvosmaîtressesdes

yeux.Avectoutelacohuequisévitdanslescerclesinférieurs,ilnousfautêtresurlequi-vive.Sijeneleconnaissaispasmieux,jepenseraisqu’ilsefaitréellementdusoucipourlebien-être

decesfemmes.Ilpointesonindexsurmoi.—Vous.Carnelianvousdemande.Suivez-moi.Unebouledanslagorge, jelesuisdanslecouloir.Jem’attendsàcequ’ilmeconduiseloinde

cette pièce où sont réunis tous les caméristes, peut-êtremême dans son atelier.Au lieu de quoi ilm’amènedansunesallesituéedeuxportesplusloin.

—Voussavezcommentveniricidepuisl’entréeprincipale?—Oui,dis-je,surprise.Jelongelecouloirettourneàgauche?—C’estexact.Noussommesdansuneantichambrequinecontientrienàl’exceptiond’untapisbleurondetdu

tableaud’unpetit chienblancassis surun tabouret.Lucienécarte la toilepourexposerunpassagesecret,untrouassezlargepourquejepuissem’yfaufiler.Del’autrecôté,jedistinguedesmarchesenpierre.

—Cetescaliervousconduirajusqu’àmachambre.J’aibalisélechemin.Vousn’aurezqu’àsuivrelessignes.Jetenaisàm’assurerquevouspourriezletrouver.Si…sibesoinest.

Mapoitrineseserre.Lucienremetletableauenplace.—Nousysommes,dis-je.—Nousysommes,répète-t-il.(Ilmeprendparlesépaules.)Quoiqu’ilarrivedemain,quelleque

soitl’issuedelajournée…aumoins,nousauronsessayé.Nousauronsentreprisuneactionnobleetcourageuse.

—Nousauronstentédechangerlafacedumonde.Ilesquisseunsourire.—Dechangernotrepetitcoindemonde,toutdumoins.Jeluirendssonsourire.Ilreprésentebeaucouppourmoietjenesaispascommentleremercier

pour tout cequ’il a fait. Il devinemes sentiments etm’enlace.Sonparfumde freesiam’enveloppeaussitôt.

Quandnousretournonsdanslecouloir,unvaletseprécipiteversnous.—Ah,Lucien!Jevouscherchais.ArabelleabrûlélatourteauchevreuiletRobertetDuncansont

encoreentraindesechamailler.C’estlecauchemarencuisine.Luciensepincel’arêtedunez.—Ilfallaitqueçaarrivecesoir,marmonne-t-il.Ensemble,ilss’élancentlelongducouloirets’engouffrentderrièreunetenture.Jem’apprêteàretournerdanslapièceoùsontréunislescaméristesquandunelueurattiremon

regard.Faceàmoi,jerepèreuneporteavecunepoignéedorée;elleestlégèremententrouverte.Rongée

parlacuriosité,jelapousseetmeglisseàl’intérieur.Lasalleestplusgrandequejenelepensais.Etpleinede…moi.Desmiroirssontsuspendusàtouslesmurs,reflétantmonvisagestupéfait.Saufquecen’estpas

monvisage,pasvraiment.C’estceluid’uneblondeaugrandfrontetauxlargesyeuxverts.C’estlevisaged’uneinconnue.

Jefaisletourdelapièce.Monvisageétrangerapparaîtdansunmiroirovaleincrustédenacre,puis dans une glace de forme carrée ornée aux quatre coins de roses dorées, enfin dans un longmiroirrectangulairedontlecadreestpiquédeperles.

Jem’arrêtedevantunmiroiret lesbattementsdemoncœurs’accélèrent.C’estunmiroircarréavecuncadreenargent.Ensoncentreestgravéunarbrequiressembleentoutpointaucitronnierquipoussedanslejardinetdemamaison,dansleMarais.Unarbrequin’avaitjamaisproduitunseulfruitjusqu’aujouroùj’aiemployésurluiletroisièmeAugure,laCroissance,pourmadernièrevisiteàmafamilleàl’occasionduJourduJugement.Enguisedecadeaud’adieu,j’aifaitpousseruncitronpourHazel.

Etaujourd’hui,ellesetrouvedansunesalleàmangerclinquante,tenueenlaisseparunefemmequial’intentiondel’assassinerdemain.

Jefaisunpasenarrière.Puisunautreetencoreunautre,jusqu’àcequejemetienneaumilieudelapièce.Unecentainedepairesd’yeuxsontbraquéessurmoi.Monrefletmedévisage.

Cette personne, cette blonde vêtue d’un uniformede soubrette, ce n’est pasmoi. Je suisVioletLasting.JefaispartiedesProtectricesdecetteîleet,sijelevoulais,jepourraisdétruirecettepièce.

D’ailleurs,jeleveux.J’encrèved’envie.Jemeconnectesanseffortàl’Airetformeuntourbillontoutautourdemoi.

Brise.Maconcentrationestàsonapogée.L’imagedecequejedésireestforteetprécise,commelorsquej’invoquelesAugures.Maislesélémentssontpluspuissantsquen’importequelAugure.Jeprojettel’Airquivafrapperchaquemiroirensoncentre.J’ailasensationdevolerdansunecentainededirectionsdifférentes,commesijedécoupaisdemespropresmainslemotifdésirésurchacundesmiroirsdecettesalle.

Surtousàl’exceptiond’un.Je relâchemon emprise sur l’élément.Deminuscules éclats de glace tombent par terre enune

pluiescintillante.Lemiroiraucitronnierestintact,sasurfaceparfaitementlisse.Enrevanche,aumilieudechaqueglace,leverreportedésormaisunegravure.Celled’uneforme

bienparticulière,désormaisbienconnuedanstoutelaCitésolitaire.Ledessind’uneclé.Jefaisletourdelasalle.Lesclésmecernent,fragmentantmonvisagedemanièregrotesque.Je

n’aijamaisétéaussifièredemoi,jen’aijamaiseuautantconfianceenmonpouvoir.J’aimarquécettepiècedusceaudelaCléNoire.Etdemain,laroyautéseratémoindelapuissance

denotrefureur.

L

23.

ejourdelaVenteauxEnchèresestarrivé.C’estunematinéefraîcheetclaire.Le ciel est bleu turquoise et le parc plus luxuriant que jamais. Je lace le corset deCarnelian

d’unemaintremblante,prenantsoind’épargnersonépauleetsescôtes.Jesuisnerveuseettâcheenvaindecalmermarespiration.

—Est-cequetoutvabien?demande-t-elletandisquejem’emmêlelesdoigtsdansleslacetsdelarobepourlatroisièmefois.

—Oui…c’estjusteque…jen’aimepaslaVenteauxEnchères.—Ah,répliqueCarnelianenfaisantlagrimace.Jefinisdel’habillerensilenceetnousquittonslapièce.Ryepatientedevantsachambre.Illuioffresonbrasenaffichantunsourirecrispé.—Qu’est-cequinevapas?s’étonne-t-elle.—Lesdomestiqueschuchotaiententreeuxdanslacuisine,dit-ilenmedécochantuncoupd’œil.

(Unfrissonmeparcourtlanuque.)Ilestarrivéquelquechose,j’ignorequoi.Toutlemondes’esttuquandjesuisentré.

—Ilestarrivéquelquechoseàmatante?s’enquiertCarnelian.Jepanique.Ets’ilétaitarrivéquelquechoseàmasœur?Ryehausselesépaules.— Je ne sais pas. (Ses manières changent brusquement, comme si l’on venait de presser un

bouton.)Alors,vousêtesimpatiented’assisterauxEnchères?Ilspapotenttandisquenouscommençonsànousdirigerverslehall.Jemarchedansleursillage,

lecœurbattantlachamade.Enapercevantlevisageravideladuchesse,monpoulss’accélèreencore.Sonbonheurn’augureriendebon.

MaisHazelestsaineetsauve–pourl’instant.Laduchessela tientenlaisse.Masœurporteunerobeextravaganteensoiebleuetargentornéedeperlesetdesaphirs.Levisagevoiléetlatêtecoifféed’unedélicatecouronneenorparseméedediamants,elleposesurmoisesyeuxvioletsetj’ylisdeladétermination. Elle sait que le grand jour est venu. En revanche, elle n’est pas au courant qu’oncomplotesonassassinat.

PournousrendreàlaSalledesVentes,onserépartitdansdeuxvéhicules.Danslenôtrerègneunetensionpalpable.Garnetportesonuniformemilitaire;sesjambesnecessentdes’agiter.Ryesetientdansuneposturepeunaturelle.Jeregardelespalaisdéfilerparlavitre.Maboucheestsisèchequejepeineàdéglutir.Siseulementjesavaispourquoilesdomestiquessontinquiets,pourquoiladuchesseal’airsiravie.Maisjedoisresterconcentrée.Ilfautquejerejoignelagaresouterraine.J’aiattendu

toute la nuit que l’arcane vibre, dans l’espoir d’entendre la voix de Raven, de Sil ou de Lucien.Toutefois,l’appareilestdemeurérésolumentmuet.

NousparvenonsàlaSalledesVentes.Uneestradeestdresséesurlapelousedevantlebâtiment.Ensoncentre,unblocdemarbreincrustéd’oretderubis.J’ignorelebutdecettemiseenscène.RyeetCarneliansemblentégalementperplexes.Garnetaussi.Perplexeset…inquiets?

Lafouleesttendue,quasimentsilencieuse.Jesuissurprisedeconstaterlamorositéambiante.Lesgensnerientpas,pasplusqu’ilsnebabillent joyeusement.Regroupéssurlapelousequientourelebâtiment rose, ils marmonnent entre eux avec prudence. Lorsque je descends du véhicule, jesurprendsdesbribesdeconversations.

—…jamaisimaginécela.—Jevaisinterrogermadamedecompagnieàlasecondeoùjerentreàlamaison.—Etdirequel’annéedernière,c’est luiquim’aobtenuuneinvitationaubaldelaNuit laplus

Longue!Mon cœur bat de plus belle et remonte dans ma gorge. Je suffoque. Un sentiment d’horreur

parcourtmacolonnevertébrale.Ilestarrivéundrame,jelesens.Nousnousfrayonsuncheminàtravers lafoule.Ànotrearrivée, lesconversationscessent.Les

convivesadressentune révérenceà laduchessesur sonpassage.Quandnousnesommesplusqu’àquelquesmètresdel’estrade,lacomtessedelaRosefondsurnous.

—Vousavezentendu?dit-elle enagitantunéventail rosedevant sonvisage. Ils luiontmis lamaindessus.LeleaderdecetépouvantableCercledelaCléNoire.

Une seconde de silence s’ensuit avant qu’elle ne prononce le prénom de celui qui s’est faitcapturer.Jerestepétrifiée,incapabledeclignerdesyeuxouderespirer.Moncorpsestengourdiparlaterreur.

—C’estLucien,révèlelacomtessedelaRose.Lesolsedérobesousmespieds.Jeperdsl’équilibreetmesenstomber.Unemainpuissanteme

rattrapeetmesoutient.C’estGarnet.Ilcamoufleàpeinesespropressentimentsetjemerendscomptequ’ilnousfautêtreplusdiscrets.

Monmondeasansaucundoutecesséde tourneràcet instant,maisaujourd’huise joue l’avenirdebiend’autrespersonnes.Nousdevonsêtreforts.Nousdevonsêtrecourageux.

Jeréussispresqueàmeconvaincrequej’ensuiscapable.Jusqu’àcequelebourreaugravisselesmarchesde l’échafaud, unmasquenoir sur la tête, unehache en argent à la ceinture.Mesyeux sefixentdessus.Lesrayonsdusoleilsereflètentdanslalametranchante.Jen’aipasencorepleinementconsciencedecequecettehachesignifie.

—Lucien?répèteladuchessed’untonincrédule.J’aientendudirequ’ilsavaientarrêtéleleadermais…Lucien?Ilavaittoujoursl’airsi…

— … obéissant ? dit la comtesse de la Pierre en toisant la duchesse, son énorme poitrinedébordantdesarobecouleurbronze.C’esttoujoursceuxenquionaleplusconfiance,n’est-cepas?

—Commentont-ilssu?s’enquiertladuchesse.—Apparemment, ilavoululaisserunemarquedesonpassagedanslePalaisRoyal.Ilagravé

uneclésurtouslesmiroirsdelaSalledesReflets.Lesclés.Lesclésdontjesuisl’auteure.Lucienadûs’accuserducrime.C’estparmafautequ’ils’estfaitarrêter.Lebâtimentsemetàtanguerdevantmoi.Mespoumons

rétrécissent.Jen’arriveplusàrespirer.Mafaute,mafaute,mafaute…

Lesfemmescontinuentdeparler,maistouslessonsrésonnentdésormaisàmesoreillescommedevagues bourdonnements étouffés.Qu’avais-je dans la tête ?C’était imprudent et stupide.Lucienn’estnil’unnil’autre.C’estunhommeprudentetprécautionneux.Gentiletgénéreux.Ilm’asauvélavie,ilm’amontréquij’étaisvraimentetcedontj’étaiscapable.Ilaveillésurmoicommeunfrère,commeunpère.

Etjel’aitrahi.Monarroganceauratoutgâché.Enquelquesminutes,j’aidétruitcequ’ilavaitmistantd’annéesàconstruire.

Lestrompettessonnent,meramenantbrutalementàlaréalité.L’Exéteuretl’Électricemontentsurl’estrade,vêtusd’habitspourpre,noiretorassortisaublasonagraféàleurpoitrine.L’Électriceparaîtcomplètementchoquée.L’Exéteurfaitgrisemine.Sonregardseposeuninstantsurladuchesse.Puisillèveunemainetlesderniersmurmuressedissipent.

—Meschersamis,déclare-t-ildesavoixdeténor.Nousavonsdécouvertuntraîtreparminous.(Iltournelatêtesurlecôté.)Qu’onl’amène!

Garnetplacesamainsursonarmemaisenvérité,noussommestotalementdémunis.J’aitouteslespeinesdumondeàreteniruncritandisqu’ontraîneLuciensurl’estrade.

Sonœilesttuméfié,sonfrontentaillé.Ilsedéplaceenboitant.Ilporteuneblouseentoiledejutenouéeàlatailleparuncordon.Iln’apasdesouliersetsespiedssontsales.Sespoignetssontliésetilestflanquédedeuxrégimentaires.L’und’euxlefrappedansledosetiltrébuche.Lafoulericaneetlehue.

Onluiarasélatête;samagnifiquehouppettechâtainn’estplus,cequiluidonnel’airinfinimentplusjeune.Lesmilitaireslemènentjusqu’aublocenmarbreetl’Exéteurreprendlaparole.

—Cet homme, anciennement connu sous le nom de Lucien du Palais Royal, a été inculpé detrahison et sédition. Nous avons découvert qu’il était le chef de l’organisation secrète qui se faitappeler la Clé Noire. Il est responsable de tous les actes de violence commis dans les cerclesinférieurs,lesattentatsvisantlesavant-postesroyaux,cequiéquivautàuneattaquedirectecontreleJoyau.Ilaétéreconnucoupabledetouscescrimes.Pourcela,ilestcondamnéàlapeinecapitale.

Jesuissaisiedeviolentesnausées.Monventresenouetandisqu’onforceLucienàs’agenouiller.Moncœurcognecontremescôtes.Chaquebattementscandelemêmemotdansmatête.

Non,non,non,non…L’Exéteursetournefaceàsonancienserviteur,levisageempreintdedégoût.—Souhaitez-vousvousexprimerunedernièrefoisavantquevotresentencenesoitappliquée?Lucienparcourt la foulede sesyeuxd’unbleuprofond. Ils s’éclairentun instantenapercevant

Garnet.Puisilmevoit.Unevaguedesoulagementpassesursonvisage,commes’ilétaitheureuxdemesavoirlà.

—Cen’estlafautedepersonnesinonlamienne,dit-il,pesantsesmots.J’assumepleinementlaresponsabilitédemesactes.Jenem’excuseraipaspourmescrimes.Ilsontétémotivésparl’amourque jeporteàmaville, et à tous seshabitants.Lescercles inférieurs sontvictimesdemaltraitancedepuistroplongtemps.Laroyauténousaenlevénosfilsetnosfilles,lesaasservis,adétruitl’espoir,lesrêvesetlesviesdesessujetspoursatisfairesapropreavidité.Ilétaittempsqu’elleenpayeleprix.Jen’aipashontedeceque j’ai fait. (Sonregardseposedenouveausurmoi.)Cen’est la fautedepersonnesinonlamienne.

Jesecouelatête.Non,c’estfaux.C’estmafauteetlaculpabilitéfrémitenmoi,enfle,m’envahit,medévore.Elles’agrippeàmespoumons,metmoncœurencharpie.C’estmoiquidevraisêtresurl’échafaud.Paslui.Lavilleabesoindelui.J’aibesoindelui.

Ilm’adresseunsourired’unedouceurinfinie.Jedevinelepardondanssonregardetjemehaisdetoutmonêtre.Jemehaisplusquejenehaisladuchesse,lesEnchèresetl’ensembledecemauditcercle.

QuandLucienreprend laparole,c’estcommesinousétionsseulsen têteà tête,commes’ilneparlaitqu’àmoi,commeànotrepremièrerencontre,danslaSalledePréparation,lejouroùmavieabasculé.

—Cen’estqueledébut,dit-ilenéchoauxparolesdesasœur,desmoisplustôt,àl’extérieurdeSouthgate.(Unsourireapparaîtaucoindeseslèvres.)Jen’aipaspeur.

Puisilposedélicatementsatêtesurlebillotcommesic’étaitunoreiller.Mesyeuxs’emplissentdelarmes.Deslarmeschaudesethonteuses.Jeneméritepasdelesverser.

Lahacheétincelanteproduitunsifflementenfendantl’air.Lesangrougegiclesurlapierred’unblancimmaculéetdégoulinesurlerubisetl’or.

Moncorpsestpétrifié.Lafouleautourdemoiseremetàremueretparlermaisjesuisincapablede prendre lamesure de ce qui vient de se passer. Sousmes yeux, les régimentaires emportent lecorpsdeLucien.Unautresoldatlessuitavecunseauàlamain.Lebillotestenlevéetl’Exéteurfrappedanssesmains. Ilannoncequelquechosemais jen’entendsrien.L’assemblées’avanceen troupeauvers le bâtiment,m’entraînant dans cette directionmalgrémoi.Mes jambes sont engourdies. Je nesaispascommentmarcherdansunmondeoùLucienn’existeplus.

J’éprouveune légèrepression surmonbras et lève la tête.Garnet.Sesyeux sont embués et jem’aperçoisalorsquejepleureaussi.Devantnous,laduchessetraîneHazelàsasuiteentirantsurlalaisse.JustederrièreellessuiventCarnelianetRye.Ilsontl’airchoqués,maisleuruniversnevientpasdes’écroulercontrairementaumien.

Garnetdésignedumentonlesportesd’entréedelaSalledesVentesetm’adresseunregardardent.—Pourlui,chuchote-t-il.Jepensaisavoirperdulaparole,maismabouchefonctionneindépendammentdemoncerveau.—Pourlui,dis-jeàmontour.Garnetsefrottelesyeux.Illâchemoncoude.Jem’essuielevisagedudosdelamain.Letemps

viendra pourmoi de pleurerLucien et deme punir pour le rôle que j’ai joué dans samort.Maisaujourd’hui, jenele laisseraipastomber.Caraujourd’huinouspouvonschangerlecoursdenotrehistoire.

Lehall d’entrée est immense.Ledômeenverre laisse filtrer les rayonsdu soleil qui inondentl’espaceetfontressortirlamosaïqueausol.Aucentre,unegrandefontaineoùsedresselastatuedeDiamante laGrande, l’Électricequi a lancé la premièreVente auxEnchères.L’eau s’écoulede sesbrasgrandsouverts.Desserveurssepromènentparmi les invitéspour leurproposerdescocktails.Les gens se mélangent pour discuter de l’exécution comme d’une pièce de théâtre à laquelle ilsviendraientd’assister.

Jerepenseàmapropreexpérience.VoilàcequisepassaitpendantqueLucienmepréparaitetquejepatientaisdanslasalled’attenteavecDahlia.

Laduchesseestinstalléesurlecôtéd’undais,l’Exéteuraumilieuetl’Électriceàsadroite.Hazelsetientderrièreladuchesse,lesyeuxrivésàmonvisage.Àsoncou,soncollierscintilleavecironiecommeune rivièredediamants. Je suis soulagéede constaterqueLarimarn’apas été invité à sespropresfiançailles.Peut-êtrequel’Exéteurasongéquesonfilsl’encombrerait.

Unorchestrejouegaiementtandisquedesjongleursetdesacrobatesparcourentl’assembléepourdivertirlesinvités.

—Lesrégimentairesnedescendrontquedansdixminutespourréceptionnerlesmèresporteuses,meglisseGarnet,enmetournantledos.J’aichargéquelqu’undereculerlesaiguillesdeshorlogespour gagner du temps. Les trains vont arriver d’uneminute à l’autre. Vous feriezmieux de vousdépêcher.

Jedirigemonregardversmasœur.—Hazel…Jedoism’enaller,maisjen’ainulleenviedelalaisserici.Etsiellesefaisaitassassineravantle

débutdeshostilités?—Jeveilleraisurelleaussilongtempsquepossible,m’assureGarnet.Allez-y.Lapeursesubstitueauchagrin.Nousysommesvraiment.Carnelian est en pleine conversation avec Rye et la comtesse de la Rose. J’en profite pour

m’éclipser.Lagareest situéeauniveau leplusbasde laSalledesVentes. Je repère laportequ’ilme faut

prendre, celle qui est indiquée sur les plans.Au sud, troisièmeporte à gauche.Elle donne sur uneantichambre.Jelatraversepourrejoindreuneautreportequidébouchesurunescalier.Jedescendslesmarches, dépasse les deux niveaux où se trouvent les Salles de Préparation, puis celui où l’ondroguelesmèresporteusesavantdelesconduiredansleurnouvellemaison.Aupieddel’escalier,uncouloirfroidenbéton.Jemeremémorerapidementlesplans.

Àdroite.Jetourneetmemetsàcourir.Ilfautquejetrouveunegrandeporteenbois.Ellemèneàlagare,

oùjeretrouveraiRavenet lesautres.Jedépasseunmonte-chargequ’onutilisepourtransporterlesmèresporteusesinaniméesdepuislagarejusqu’auxSallesdePréparation.

C’estalorsquej’aperçoislaporteenbois.Jemeruedessusetlapousse.Lederniertrainentreengare.Leslocomotivesn’ontpasdeconducteurs–ellessontautomatisées.Pourvuquelesfillesaientréussiàmaîtriserlesmédecinsetlesgardiennes.Lesrégimentairesnesontpasencorearrivés.Garnetaremplisapartducontrat.

Letrains’arrêtedansuncrissement.Lavapeurs’échappedesacheminée,emplissantl’aird’unebrumefine.Lestunnelsparlesquelssontarrivéslestrainsserefermentlesunsaprèslesautresdansunbruit sourd.Leplafond formeunevoûte.Un immense lustre en fer y est suspendu.Les lampessphériquesdiffusentunelumièrevive.

Jen’aipasletempsdeprendredespincettes.—Protectrices!hurlé-je.—Violet?LavoixdeRavenmeprocureunprofondsoulagement.Satêtesehasardeendehorsdutrainde

Southgate.—Violet!s’écrie-t-elleensautantaubasduwagon.Un cri jaillit demes lèvres. Je m’élance à travers la gare tandis qu’elle se précipite dansma

directionetnousnousjetonsdanslesbrasl’unedel’autre.—Tuvasbien,susurre-t-elleàmonoreilleenmetâtantledospours’assurerquejesuisenun

seulmorceau.—Lucienestmort,dis-je.Ledireàvoixhautemefaitl’effetd’uncoupdepoingauventre.Laréalitémerattrape.Lucienest

mort.—Quoi?!s’exclameRavend’unevoixétranglée.

Maisjen’aipasletempsdeluiexpliquercardesvisagesétonnésapparaissentendehorsdutrain.Lesfillesdécouvrentpeuàpeuleslieux.

—Violet,ditl’uned’elles.Onrépètemonnomàtraverslagare.—Violet!Violetestlà!Violet!Les larmesmemontent aux yeux. J’ai envie de les réunir toutes et de les enlacer. Je voudrais

changerlesconsignes,leurdonnerl’ordred’oublierlemur,des’empareràlaplacedecettemauditeSalle desVentes sur-le-champ. J’aimerais leur enjoindre de punir la royauté, qui vient de tuer unhomme qui était commemon père.Un homme qui valait unmillion de foismieux que n’importelequeld’entrecesnobles.

—Violet,tuessaineetsauve!seréjouitIndienmeprenantdanssesbras.J’avaisoubliéquetuavaisunnouveauvisage.Jenet’auraisjamaisreconnue!

SiennaetOlivenousrejoignent.Silfermelamarche.—NousavonsapprispourCoral,ditSienna.Aumêmemoment,Olivedemande:—Tuasvumamaîtresse?—Lucienestmort,répété-je.Cettefois,laphrasem’estvenueplusfacilement.Moncorpssefaitpeuàpeuàlatristeréalité.LevisagedeSilsedécompose.Elleestsouslechoc.IndilâcheuncridedésespoiretSiennase

couvrelabouchedesdeuxmains.Oliveaussial’airbouleversée.—C’estmafaute,dis-jed’unevoixbrisée.Toutestmafaute,insisté-je,lesyeuxrivésàSil.J’ai…

j’ai faitquelquechosedestupideet il s’estaccuséàmaplace,pourmecouvrir. Jen’aurais jamaisdû…jenevoulaispas…

Degrosseslarmesruissellentlelongdemesjoues.Sils’approchedemoiàgrandspasetrecueillemonmentonaucreuxdesesmains.—Cessedepleurer,m’ordonne-t-ellesèchement.Regarde-moi,dit-elle,sonregardargentévrillé

aumien.Cethommet’aimaitplusquetout.Riendecequetuferasnepourraleramenerparminous.Enrevanche,tupeuxhonorerlapersonnequ’ilétait,honorersonactionmaintenant, icimême.Cesfillesontbesoindetoi,Violet.

Elledésigned’ungesteamplelessoixante-dix-septfillesquiétaientcenséesarriverinconscientes.Soixante-dix-septpairesd’yeuxmedévisagent,attendantmesinstructions.Desfillesdetreizeàdix-neufans,comptantsurmoipourlesguider.

Silaraison.Jeprendsuneprofondeinspiration.— Il faut qu’on se répartisse, dis-je. Raven, Sil, Indi, Olive, vous serez chacune responsables

d’uneéquipe.Assurez-vousd’avoirtousleséléments.Sienna,tuviensavecmoi.Siennaallumesonbriquet;uneflammeviveapparaît.Jemetournefaceaugroupeet,pourlapremièrefois,jelesvoisvraiment.Amberestlà;elleme

contempled’unairrésolu.Tawny,GingeretHennasontàsescôtés.J’aperçoisSloe,unebellefilleauburnauxsourcilsnoirs.Ellerejettesacheveluresursesépaulesd’unairhautainquiluiestpropre.LapetiteRosieKelting,uneadolescentedequatorzeansprovenantd’Eastgate,semâchouillelalèvrenerveusementenattendantmesconsignes.Tellementdevisages,tellementdenoms.

Debellesjeunesfillesfortes.LesProtectrices.—SouthgateavecRaven!NorthgateavecSil!EastgateavecOlive!Westgate…Unbruitsecm’interrompt.Unecloisons’ouvredanslemurencoulissant.Unrégimentairesurgit

dans la gare et la paniqueme saisit.Mais en apercevant ses cheveux blonds sous sa casquette, je

pousseunsoupirdesoulagement.—Qu’est-cequevousfaitesici?dis-jeenm’approchantdeGarnet.Vousétiezcensé…Parvenue à quelques pas de lui, je sens la panique revenir de plus belle et m’accabler. Son

visage…Cen’estpasceluideGarnet.Tout autourdenous, desportes secrètes s’ouvrent dansundéclic.Les régimentaires jaillissent

dansunocéanderouge.Noussommescernées.

L

24.

’élémentdesurpriseestnotreseulavantagesurnosennemis.Le blondinet me dévisage d’un air hébété, comme si c’était la première fois de sa vie qu’il

voyaitunefille.Lagareestunepoudrière sur lepointdesauter.Aumoindregested’uncampoude l’autre, le

charmeserarompu.Jeplielégèrementlesgenoux,prêteàmettrelefeuauxpoudres.Lesquatreélémentssontnosalliés.Noussommesaucœurd’unegrotte–dansl’antredelaTerre.

Une rivière souterraine coule sous nos pieds – l’Eau. L’Air circule partout. Sienna a apporté sonbriquet–leFeu.

—Aunomdel’Exéteur,déclinezvotreidentité!exigelerégimentaire.— Je m’appelle Violet Lasting, réponds-je calmement. (Je prends une profonde inspiration.)

Protectrices!Jem’unisd’instinctàl’Air,rassemblanttouteslesmoléculesd’airdelasalleetlesattirantàmoi

en lescondensantet lescompressantcommeunepierre.Jeprojettecettemassesur le régimentaireblond quime fixe toujours bouche bée.La force de l’impact est telle qu’il s’écrase contre lemuropposéets’affaleparterre,inconscient.

Jem’empressededonnerdesconsignesàmesacolytes.—Sil,laTerre!Indi,l’Eau!Ungrondementsouterrainseproduit;lesolsemetàtrembler.Silfaitappelauxfillesquisavent

seconnecterà laTerre,maisdéjà lesgardes leur foncentdessus,etcemalgré le sol instable. J’enneutralisedeuxmaisuntroisièmeadégainésonarmeetlapointesurmoncrâne.

Nousysommes.Peut-êtrevais-jerevoirLucien.Etmonpère.Soudain, le militaire est cerné par les flammes. Tous se figent net, glacés par ses hurlements

d’épouvante.JemeretourneetvoisSienna,sonbriquetàlamain,lestraitsteintésd’uneexpressionassassine.Onéchangeunsignedetêteetungouffres’ouvresousnospieds.Sil,AmberetcinqautresfillesseconcentrentsurlaTerre.Deuxrégimentairestombentdanslacrevassequisecreuseetrejointlarivièreenfouie.SiennaprojetteuneflammesurungardequitientSloeenjoue.

—Nelestuezpas!commandeunsoldat.Laroyautélesveutvivantes!—Tuasperdulatête?s’exclameunautre.—Qu’est-cequisepasse?s’affoleuntroisième.Lecratèreaatteintlasourcesouterraine–jelesens;jesenssaforcefluideetagitée.—C’estpastroptôt,soupireIndi.Aidée de sept autres filles, elle condense l’Eau comme j’ai concentré l’Air, et forme un jet

puissantqu’elledirigesurnosennemis.Ilfrappeunrégimentaireenpleinvisage;soncouserompt

surlecoup.Lejetsediviseenseptetlesgardessecouvrentlesyeuxetglissentparterre.Toujours connectée à l’Air, j’entends le sifflement d’une balle. J’ignore si c’est moi qui en

modifie la trajectoire oubien si c’est l’élément qui s’en charge àmaplace.Toujours est-il que leprojectileme rase levisageetm’entaille le lobe.Puis il changebrusquementdedirectionetva selogerdansl’épauled’unrégimentairequis’apprêtaitàmefondredessus.Unedouleurpareilleàunemorsuremedévorel’oreille.Unfiletdesangs’écoulelelongdemoncou.Jeresteconcentrée.

Monregardseportesurlelustre.Silcroisemonregard.Jeluiindiquelelustred’ungestedelatête.SloeetAmberjoignentleur

forceàlanôtre.Desfissureslézardentlesmursetgagnentleplafond.—Reculez,reculez!crié-je.LesProtectricessedispersentverslesissuestandisquelelustresebalancedangereusementau-

dessusdesrégimentairesquisontregroupésengrandnombreendessous.Uncraquementsonoreretentitetlastructureenaciertombedansuntourbillondelumièreetde

métal.JesaisisSilparlamainetplongesurlecôté.Cefaisant,jepercuteSloeetnousentraînetoutestroisdansunrecoin,àl’abri.Aumêmeinstant,lelustreexploseparterre.

Lebruitestassourdissant.Ilserépercutecontrelesmurs,amplifié.Ilmepercelestympans.Deséclatsderocheetdeferfusentdanstouslessens.Siletmoiemployonsl’Airpourdévierlesgravatsquimenacentd’écrasernostroupes.JesuisétenduesurSloe,quitremblecommeunefeuille.

—Toutvabien,luidis-jepourlarassurer.Mesoreillesbourdonnent.Commeaprèsl’explosiondelabanque,dansleCommerce.Jelèvelatêteetmesurel’étenduedesdégâts.Apparemment,lamajoritédesfillesontrejointlaporteàtemps.Cependant,descorpsjonchentle

solautourdesdécombresetdessous.Unefilleauxcheveuxbouclésgîtàquelquespasdemoi,lecoutordu,uneballeenpleincœur.Jenelareconnaispas.Ellefaitsansdoutepartiedesdernièresàavoirintégrénotregroupe,alorsquej’étaisdéjàdansleJoyau.Partout,descadavresderégimentaires.

Jemeredresseetappellemonamied’unevoixenrouée.— Raven ! (Le nuage de poussière retombe, tapissant mes cheveux et mes cils d’une couche

grise.)Raven!—Çava!Elleselèveetépoussettelesdébrisdesachevelure.Jecherchelerestedemonéquipe.—Sienna?Indi?Olive?!Destoussotementsrésonnent,etlatêtetresséedeSiennaapparaîtderrièreunblocdebéton.—Toutvabien.Nousn’avonsriendecassé.Indisurgitàcôtéd’elle,sapeaudiaphanebarbouilléedegris.Estourbie,Olivesefrottelesyeux.—Excellenteinitiative,melanceIndid’untonapprobateur.— Ce n’était que le début, dis-je. Ces régimentaires n’étaient qu’une fraction de ceux qui

surveillentlaSalledesVentes.Tout en parcourant la gare des yeux, je songe toutefois : Peut-être que nous sommes peu

nombreuses,maisilnefautpasnoussous-estimer…Lucien,oùquevoussoyez,j’espèrequevousneperdezpasunemietteduspectacle.

—Sil,Raven,Indi,Olive,réunisseztoutlemondeprèsdumur.Vousvoussouvenezduchemin,hein?(Elleshochentlatêteàl’unisson.)LeFeuneservirapasàgrand-chosemaisvouspouvezsansdoutetirerprofitdel’Eau.LaTerreetl’Airserontdesalliéscruciaux.Cemurestmassif,nel’oubliezpas.

—Çanerisquepas,répliqueSloe.Onl’avudenosyeux.—Oùvas-tu,Violet?demandeAmber.J’échangeunregardavecSienna.—Nousallonsdonner lesignalaurestede laville.L’heureasonné.Montronsà la royautéde

quelboisonsechauffe.Uneclameurparcourtlegroupe.—Silence!s’emporteSil.—Lacomtesse?m’imploreRaven.—Elleestici,luipromets-je.AvecFrederic.Net’enfaispas.Tuaurasl’opportunitédetevenger.

Maispourl’instant,cesfillesontbesoindetoi.Ellest’écouteront.(Jem’adresseàSienna.)Allons-y.J’entraînetoutlemondehorsdelagarepuisjusqu’àl’escalierquej’aiempruntépourdescendre.

L’adrénalines’instilledansmoncorpsàchacundemespas.Jemedemandesilesinvitésdel’Exéteuront senti le sol trembler quand le lustre a explosé ou bien si personne n’a encore conscience dudangerquiseprofile.

Au rez-de-chaussée, notre groupe se sépare en deux. À cet étage, où se situent des Salles dePréparation, une porte donne sur l’extérieur. Les couloirs sont déserts. Ces pièces ne servent quelorsquelenombredemèresporteusesestélevé,cequin’estpaslecascetteannée.

—Soisprudente,dis-jeàRaven.Elle fait signe à Indi de l’accompagner et s’élance en tête. Les filles la suivent en silence.

Résolues,elleslongentlecouloirenfileindienne.Silfermelamarche.—Àtoutàl’heure.Jeluipressel’épaulepuiselles’éloigne.Siennaetmoigagnons leniveausupérieur,oùse trouvent lesautresSallesdePréparation.Des

régimentairesyserontpostés,c’estcertain.Jem’arrêtederrièrelaporteettendsl’oreille.Jeperçoistroisvoixdistinctes.Desgardes.

Je saisis la poignée et donne le feu vert à Sienna, qui allume son briquet. Il nous faut fairediversion.Laflammegrandit.J’ouvrelaporteetmacomplicepropagelefeuàtraverslescouloirs.Descris s’élèvent ; les régimentaires fuient.Nousattendonsquelquessecondesavantdepousser laporte.Les flammesdévorent lamoquetteet lèchent lesmursmais lecouloirestàprésentvide.Ons’empressed’étoufferl’incendie.

Je repère laportequinous intéresseet l’ouvreenm’unissantà l’Aircar lapoignéeestencorebrûlante. Elle donne sur un étroit escalier en colimaçon. Les parois sont percées de fentes. Oncommencenotreascension.Unefoisenhaut,jejetteuncoupd’œilparunefenêtreettendslecou.Jedistinguelemur.Unpetitcorridornousconduitaupiedd’uneéchelle.

Jepasseenpremieraprèsavoirnouémesjuponspournepasmeprendrelespiedsdedans.Siennaporteunpantalon;ellegravitlesbarreauxsansproblème.

Àmi-chemin,mesbrascommencentà tireret l’airmemanque.Quelquesbarreauxendessous,Siennarespirefortmaisniellenimoinenousplaignons,pasplusquenousneralentissonslerythme.J’entendsbientôtleventsiffleravecvirulence.Nousysommes.Nousémergeonssuruneplate-formecirculairedorée,aucentredelaquellesedresseuneimmenseflèchequipointeversleciel.

Jeparcourslepaysageduregard.Heureusementquejen’aipaslevertige!Laflècheestcreuse.Demincesbarreauxdorésformentunecagetoutautourdenouset, tendus

vers les nuages, ils se finissent en flèche. Nous surplombons le mur qui sépare le Joyau duCommerce.Pourlapremièrefois,onprendconsciencedesonétendue.

—Ouah!s’exclameSienna.

En effet, lemur est immense ; il se dresse àmoins d’une cinquantaine demètres de nous. Encontrebas,lessilhouettesdesProtectricesapparaissentsurlabandedeterrainquiséparelaSalledesVentesdesremparts.Lacrinièreblonded’Indiestfacilementidentifiable.Ravenordonneauxfillesdesemettreenrang.

—Ilesténorme,commenteSienna.—Oui.—Nousallonsvraimentledétruire?Jeserrelesdents.Ashm’apromisqu’ilattendraitderrièrecemur,prêtàmonteràl’assautavec

Ochreettouteunearmée.Luciencomptaitsurmoi.Jenepeuxpasleslaissertombermaintenant.Pasquestion.

—Oui.Vas-y,dis-jeendésignantsonbriquet.Chaquechoseensontemps.L’heureestvenuededonnerlesignalauxrebellesdedéclencherlesbombes.Uneétincelleapparaît.—Plusvive,dis-je.Laflammechangedecouleur;ellenouséblouitbientôt;ondétourneleregard.Leventagitenos

cheveux;lesnattesdeSiennavolettentautourdesonvisage.Desmèchess’échappentdemonchignonetmefouettentlesyeux.

Jemeconnecteàl’Airetrécupèrelebriquet.Jeletendsàtraverslesbarreauxdorésetlebrandishautendirectionducieloùilrayonnetelunminusculesoleil.Soudain,lebriquetexplose,produisantunelumièreaveuglante.

Monsoufflesesuspend.Dixsecondess’écoulent.Vingt.Ladernièrelueursemeurt,emportéeparlevent.Lebriquetenmorceauxserépanddanslesairs.

Vingtsecondessupplémentairespassent.Rien.Jem’étaisattendueàuneréactionimmédiate.Monventresenoue.Lapeurs’instilleenmoi.Siennaexprimemescraintesàvoixhaute.

—Tupensesqu’ilsn’ontpas…Soudain,uneexplosionassourdissanteretentit,etunebouledefeus’épanouitauloin,aucentredu

Commerce.Puis lesbombeséclatentuneàune, commeun feud’artifice enplein cœurde laville.Trentesecondesplustard,unevolutenoires’élèveàl’horizon,danslaFumée.MaisjenedistinguepaslaFerme,tropéloignée.

JesaisisSiennaparlamain.—Prête?luidemandé-jepourlasecondefois.Elle me serre fort ; l’heure n’est plus à l’ironie. Sur son visage, je lis un mélange de

déterminationetdepeur.Jem’unisdenouveauàl’Airethurle:«MAINTENANT!»endirigeantleventencontrebasafin

de transmettre la consigne au reste de mon équipe. Puis je relâche mon emprise sur l’Air et meconnecteàlaTerre.

LamainchaudedeSienname réconforte.Encontraste, lemurpèse lourdsurmapoitrine.Lespierres qui le constituent sont très anciennes ; elles résistent depuis des siècles. Toutes les fillescapables de s’unir à la Terre nous rejoignent, je perçois leur présence. Je crois entendre les crisd’encouragementdeRaven,maispeut-êtreest-cesimplementlefruitdemonimagination.Lemurestlourd, très lourd. J’essaie de fissurer les pierres. Je sens Sienna lutter àmes côtés, ainsi que Sil,AmberettouteslesautresfillesenconnexionaveclaTerre.Maisl’exerciceesttrèséprouvant.Lesminutespassentetjecommenceàdouter.Etsilemurétaitimpénétrable?Mesépaulesploientpeuàpeusousl’effort.

Lucienavaittort.Monplanétaitvouéàl’échec.Jenesuispaslameneusequ’ilvoyaitenmoi.Jen’enaipaslatrempe.PeuimportelenombredeProtectricesquej’airéunies.Jelesaimenéesdroitàleurperte.

Ne baissez pas les bras, mon sucre d’orge, chuchote dans ma tête la voix de Lucien, aussidistinctementques’il se tenaitàcôtédemoi.Jesaisquevousenêtescapable.Je l’ai sudèsnotrepremièrerencontre.

Jecrois…jecroisquejet’aime.Lesparolesd’Ashrésonnentàmesoreilles,semêlantàcellesdeLucien.

Tum’asretrouvée,murmureRaven.Leparfumiodédel’océanm’emplitlesnarines.J’espèrequetunet’espastrompéeàsonsujet,marmonneSil.Autrementnousvivronscommedes

cafardsplanquéssousunrocherpourlerestantdenotrefichuevie.Monpoulsseprécipiteetmoncœurenfle,senourrissantdesvoixquimeparlent.Mesproches

sontl’airquejerespireetlesangquejeverse.Ilsmedonnentlecouragequimemanque.Jenevaispasleslaissertomber.

Jesaisquevousenêtescapable.Luciencroyaitenmoi.Jemeraccrocheàcettepenséeet,pourlapremièrefois,jetâchedem’en

convaincreaussi.J’ensuiscapable.Jesuisplusfortequejenel’imagine.Mesjambesetmesbraspèsentplusieurstonnes,alourdisparlepoidsdelarocheàlaquellejeme

suisconnectée.Monbusteestconstituédepierre,mesyeuxsontdesgaletsquifrottentàl’intérieurdemoncrâne.Moncœurbatà toutrompreetn’enfinitpasdegrandiràchaquebattement.Jeserre lamaindeSiennadetoutesmesforces.

Maintenantquejecroisenluietl’accepte,lepouvoirquicouledansmesveinesestaussiancestralque cemur. Je le transmets àSienna, nous emplissant toutes deuxd’une chaleur semblable au feu,d’unevolontéindomptablecommeunfleuve,d’unepuissanceirrésistiblecommeunetempête.JesuistouslesélémentsàlafoisetsuisconnectéeàtouteslesProtectrices.Chacuned’entreellesm’apparaîtcommeunelueur,leurmagierougeoyantcommeautantdebraisesdanslanuit.Jeleurcommuniquemonpouvoir,commelanuitoùj’aisauvéRaven.J’épanchemonamour,monespoir,celuid’uneviemeilleure, d’unmondemeilleur. Je leur insuffle la confiance et le sentiment de toute-puissance. Jesuislaplusfortedetoutesetj’irradiemonpouvoirdansleurdirection.

Nous sommes les Protectrices.Nous sommes plus puissantes que la pierre et la roche. J’en aidésormaislacertitude.

NoussommeslesGardiennesdecetteîle.Je chasse de mon esprit les derniers reliquats de peur et focalise toute mon énergie sur ces

rempartsimmenses.Siennaressentmadéterminationetm’imite.Suiviedetouteslesfillesprésentesaupieddumur.

Lespremièresfissuresseforment.Ellesnesontpasvisiblesmaisjelessensseproduireenmoi.Siennaémetunpetitcri,acceptantmonpouvoirbrutaletpalpitant.Jenemesuisjamaissentiesiforteet si vivante. Je comprendsmaintenant que le plan de départ deLucien n’aurait jamais fonctionné.Seule,jen’auraispaspudétruirecemur.C’estnotreunionquifaitnotreforce.UneProtectriceisoléeneparviendraitàrien.

Dansungrondementsonore,unepartiedumurs’effondrelentementdansunnuagedepoussièreetdegravats. Je relâchemaconnexionà l’élémentetm’agrippeàunbarreaudoré.L’avalanchedepierrescouvrelebruitdemarespirationpantelante.Siennas’accroupitprèsdemoietsebouchelesoreilles.

Maiscen’estpasfini.Jem’unisàl’Airethurle:—AIR!Mavoixdéferlealorssurlesfillesencontrebas,portéeparunepuissantebourrasque.L’Airnedemandequ’àm’aider.SouslesyeuxstupéfaitsdeSienna, jesoulèvementalementdes

blocsdepierreetlesabatscontrelestronçonsencoreintactsdumur.J’ouvrelavoieauxrebellesqui,dansleCommerce,setiennentprêtsàenvahirleJoyau.Indilèvelamainetunpuissantjetd’eaujaillitdusoletsedéverseparl’ouverturepratiquée,balayantlesprincipalesdéfensesdelaroyauté.

Le vent transporte une clameur joyeuse qui provient de l’autre côté dumur. J’interrompsmaconnexion à l’Air et les cris redoublent.Des groupes d’hommes surgissent dans le Joyau, bravantl’eau,dontlefluxsecalmepeuàpeu.Tousportentdesbrassardsblancs.

JechercheAshdesyeux.Envain.Ilssonttropnombreuxetjesuistroploinpourdistinguerlesvisages.

En revanche, j’aperçois Sil. Elle se tourne en hurlant. Je suis son regard – une centaine derégimentaires au bas mot ont jailli de la Salle des Ventes et fondent sur les rebelles dans unedéflagrationdecoupsdefeu.Hommesetfemmess’affalentparterre,ilsneserelèventpas.

—Ilfautqu’onaillelesaider!Onredescendl’échellepuisl’escalierencolimaçonjusqu’aurez-de-chaussée.Lesrégimentaires

sont partout ; ils dévalent les couloirs pour rejoindre le champ de bataille. On se tapit dansl’encadrementdelaporteenattendantqueleflotdiminue.Nousn’avonsplusdebriquet,iln’estdoncplusquestiond’employerleFeupourfairediversion.

MaisjesuisuneProtectrice,etjen’aipaspeur.Jeprendsuneprofonde inspirationetm’unisà l’Air, l’attirantàmoipour leprojeterde toutes

mes forces sur les gardes, qui tombent commedes dominos. Sienna se connecte à laTerre et faittrembler le sol. Le plafond finit par céder. Nous bondissons dans le couloir, enjambant lesrégimentairesàterretandisqueleplafonds’écroulesureux.LepouvoirdeSiennas’estdécupléd’uncoup.Commesilefaitd’avoirdétruitlemuravaitaccrunoscapacités.

Lesportesquidonnentsurl’extérieurontétéarrachées.Nouslesfranchissonsd’unbondetnousjetonsdanslamêlée.LafaçaderosedelaSalledesVentesestcribléed’impacts.Uneballemeraseensifflant et, encore connectée à l’Air, je la dévie pour qu’elle aille se ficher dans la jambe d’unrégimentaireprèsdemoi.

Gardes, rebelles, Protectrices… Les cadavres jonchent le sol, imbibant l’herbe verdoyante desang.J’aperçois lecorpsde la jeuneRosieKelting, le regardfigédans lamort. Indiprojette l’Eaudans diverses directions pour neutraliser l’ennemi tandis que Sil catapulte d’immenses blocs depierre,s’aidantdel’Air.Garnetanouéunbrassardblancautourdesonbiceps.Ilaprislatêted’ungroupe de régimentaires rebelles. Raven se bat à ses côtés. Je fouille les environs du regard à larecherched’Ash,maisc’estlechaosabsolu.

En revanche, j’aperçois Rye. Il se déplace à la vitesse de l’éclair. D’autres compagnons sontprésents sur le champdebataille, vêtus euxaussi d’uncostume troispièces ; ils sontd’unebeautéterrifiante.L’und’eux,munid’uneépée,tranchelagorged’unmilitaire.Sachemiseestaspergéedesang.

DavantagederebellesjaillissentduCommerce,forçantlessoldatsdelagarderoyaleàsereplierverslaSalle.

L’und’euxbraquesonarmesurSil.Indilefrapped’unjetsipuissantqu’ils’écrasecontrelemurdubâtiment.

Soudain, une détonation retentit, une parmi des centaines d’autres. Étrangement, malgré levacarme, le bruit attiremonattention. Je sens la balle fuser endirectiond’Indi.Vite, je tentede ladévierencréantunebourrasque,maisilestdéjàtroptard.

Satêtebasculeenarrièreetunarcrougejaillitinexplicablementdesabellechevelureblonde.Elle tombe avec une certaine grâce. Son corps élancé se contorsionne, agité de spasmes. Elle

atterritdansunbruitsourdetneserelèvepas.—Indi!Jefonceauprèsd’elle.Lescoupsdefeunouspleuventdessus,maismacolèremultipliemaforce ;etd’ungestede la

main,jedévieleurtrajectoire.L’Airmeprotègecommeunbouclier.Ilrenvoielesballesdanslemuretdécimelesrégimentairesquisontderrièremoi.

Indialesyeuxouverts.Ellefixelecielbleud’unairlégèrementsurpris,leslèvresentrouvertes.Unemaredesangcommenceàseformersoussatête,teintantd’écarlatesesmèchesdorées.

Unevingtainederégimentairesayantsurgide laSalleserapprochentdemoi.Je lescontempleavecunefureurfroide,uneragequigonfleaveclesbattementsdemoncœur.

—ENSEVELIS-LES!Macolèreestunfeuincandescent.JefusionneaveclaTerre;unesensationincroyablem’envahit.

Jesuis lesfondationsdupalais, l’herbeenracinéedans la terre,et la terreelle-même.Jeplongeaucœurdel’île,àl’endroitoùellerejointl’océan.Jevaistouslesdétruire.

Sienna s’unit aussi à la Terre, je le sens. Une à une, les filles nous imitent. Notre pouvoiraugmenteàmesurequenotrenombres’accroît,sefocalisesurlemêmeobjectif.LaSalledesVentesémetunétrangegrognement.Les régimentairesobservent lebâtiment, confus.L’und’euxabatuneProtectriced’uneballeenpleincœur.Lorsqu’ellemeurt,j’éprouvesaperte,salumières’éteint.

Ensevelis-les.La façade sudde laSalle s’effondre sur lesmilitaires, qui n’ont pas le tempsdes’enfuir.Lesvitresexplosent.Toutecettepartiedubâtimentalaisséplaceàungouffrebéantdonnantsurl’amphithéâtreoùonm’avaitvendue.L’immensepièceestcoupéeendeux.Lesfauteuilsdeluxeetleschaiseslonguessontréduitsenmiettes.Ilneresteriensinondelapoussièreetdescorps.

Etlesforcesrebellescontinuentd’affluerparlacolossalebrèchedanslemur.Siennaseprécipiteversmoi.Elles’agenouilleàsontourauprèsducorpsd’Indi.—Non…,murmure-t-elle.Ellecaresselajouedenotrecamaradeavecunetendresseinfinie.D’autresfillesserassemblent

auprèsdesdépouillesdeleursamies;certainespleurent,d’autresbercentlatêtedesmortescommepourlesapaiser,commesiunetellechoseétaitpossible.J’observelascène,anesthésiée.Àcetinstant,une escouade de jeunes hommesmagnifiques jaillit des ruines dumur. Ensemble, ils traversent larivièrecrééeparIndiàpeineunedemi-heureplustôt.

Unevoixmeparvientalors.Unevoixdouloureusementfamilière,laseulequipuissem’atteindredanslepuitsdecolèreetdedésespoiroùjesuisplongée.

—Violet!—Ash?!Jemerelèved’unbondetm’élanceendirectiondesavoix,bousculantlesgenssurmonpassage.Jel’aperçoissoudain.Sescheveuxontpoussé,unebarbedeplusieursjourscouvresonvisage.Il

porteunechemisenoirequicontrasteaveclebrassardblancattachéautourdesamanche,etilbrandituneépéeémoussée.Ashnem’apasencorevue.Ilcontinuedem’appeler,fouillantdesyeuxlafoule.

Unbref instant, je redoutequ’ilneme reconnaissepas.Sesouvient-ilque j’ai transformémonvisage?Ilpivotefaceàmoietsesyeuxseposentsurmoi.Illâchesonépée.

—Violet,articule-t-il.Jelismonprénomsurseslèvres.Ilmarcheversmoi,lentementpourcommencer,puisilsemetà

courir.Jem’élanceversluietmejettedanssesbrasensanglotant.Ashsentunmélangedesang,detranspirationetdepoudre.Sabarbemepiquemaisçam’estbien

égal. Je frottema jouecontre la sienneen leserrantdeplusbelle.Son torsesegonfleet s’abaissecontrelemien.Jem’imprègnedelui,ivredejoie.

—Tuesenvie,chuchote-t-ilaucreuxdemonoreille,exaltéluiaussi.—Jesuisdésolée.Vraimentdésolée,Ash.J’auraisdûcroireentoi.—Cen’estpasgrave,murmure-t-il.Tuesenvie…Iléclatederireetsajoiemecontaminebientôt.—Ochre,dis-jesoudainenm’écartantdelui.Est-il…?— Il va bien. Il s’est chargé d’attirer les régimentaires dans leCommerce près dumur où les

attendaitungroupederebellesenembuscade.Unevaguedesoulagementmesubmerge:monfrèreestsainetsauf.Àprésent,ilfautquejeportesecoursàmasœur.—Lockwood ! s’écrieuncompagnonencostumequi s’approchedenousenmême tempsque

Garnet.Lesrégimentairesontfui,àpeineenreste-t-ilunepoignéedanslaSalle.Oncraintsurtoutqueles autres soient en train de boucler le reste du Joyau.Beaucoup de nobles sontmorts ou se sontréfugiésdans les chambres fortesmaison ignore combien sont allés se terrer chez eux,dans leurpalais.

—Fouillez lebâtimentde fondencomble,ordonneAsh.Capturez-enunmaximum,mais s’ilsrésistent,abattez-les…Nousallonsavoirbesoinderenforts.

—VousavezlesProtectrices,dis-jeenmetournantpourappelermescamarades.Sil,réunisseztoutes les fillesqui seconnectentà l’Airetà laTerre. Il faut faire tomber le restedumur.Sienna,rassembletonéquipe.AllezexplorerleJoyauaveclesrégimentairesquinousontrejoints.Débusquezles nobles, faites-les prisonniers. Olive, avec ton groupe, suis les compagnons dans la Salle desVentesafindefaireleménage.

SiennapartaussitôtàlarecherchedeSloeetdequelquesautrescamarades.Olivefrappedanssesmains.

—Mamaîtresseestpeut-êtreàl’intérieur,seréjouit-elleavantdeformersapropreéquipe.—Ash,nousallonsaussifouillerlebâtiment,dis-je.JecroisqueHazelesttoujoursàl’intérieur.Ashmedévisaged’unairadmiratif.—Quoi?Ilmedécochemonsourirefavori.—Tuesincroyable.—Tun’espasmalnonplus,dis-jeendésignant lescompagnonsréunisautourdenous.Tume

raconterastoutplustard.—Plustard,acquiesce-t-il.Allonscherchertasœur.Ilpivotefaceauxcompagnons,régimentairesalliésetrebellesquiattendentnosconsignesetse

metàdistribuerdesordres.Impatiente,jemedirigeverslebâtiment.—OùestRaven?demandesoudainGarnet.Je parcours les lieux du regard mais au milieu de cette agitation, ma meilleure amie est

introuvable.Partout,descorpsinanimés.Jelèvebrusquementlatête.En réalité, je sais exactement où Raven se rend. Nous avons étudié les plans de ce bâtiment

pendantdesmois.Uneseulepiècel’obsédait.Àtelpointqu’elleenaapprisletrajetabsolumentpar

cœur:lachambrefortedelacomtessedelaPierre.—Là-bas,dis-jeenindiquantlatouroùsontsituéslesrefugesdesMaisonsFondatrices.C’estlà

qu’elleestallée.Garnetjuredanssabarbe.—Elleesttombéesurlatête?Mesyeuxseposentsurlui,puissurAsh.Jen’aipasl’intentiond’abandonnermasœurdanscetatrocebâtiment.Etilesthorsdequestion

quemameilleureamieaffronteseulelacomtesse.—Allons-y.

L

25.

aported’entréeaétéenfoncée.Olivenoussuitàl’intérieuravecsonéquipeetquelquescompagnons.Asharamassésonépéeet

Garnetestsurlepieddeguerre,pistoletàlamain.Lehallesttotalementdétruit,jonchédegravatsetdemorts.Lafontaineestcasséeendeuxetl’eau

coule sur le carrelage en mosaïque ; elle emporte le sang des nobles, des régimentaires et desdomestiques en formant de petits tourbillons rouges.En traversant le hall, on aperçoit le corps del’Électrice, qui fait partie desvictimes.Elle n’apasquitté sondais et paraît si jeune, figéedans lamort.Uneplaiebéanteluibarrelapoitrine.

Enrevanche,aucunetracedeladuchessenidemasœur.Subitement,uncrirésonneàtraverslehall.—Maîtresse!s’écrieOlive.Lady du Fleuve est recroquevillée derrière l’estrade de l’orchestre avec quelques autres

personnes,visiblementterrorisées.—Maîtresse,c’estmoi!Oh!Jevousaienfinretrouvée.—Fichezlecamp!Nevousavisezpasdem’approcher.Àl’instantoùOlivelarejoint,lesbrasgrandsouverts,LadyduFleuveattrapeuncornetàpiston

abandonnéprèsde lascèneetassèneuncoupbrutalàmonamie.L’instrumentpercutesoncrâneetOlive tombe comme unemasse.Des cris s’élèvent. Ses amies ripostent. L’Eau se dresse en un jetpuissantqu’ellesprojettentsurlesnobles.Lescompagnonss’avancentensuitepourfinirletravail.Levisaged’Oliveafficheunsouriredejoie,unsourirefigéàjamais.Lajoied’avoirrevusamaîtresseunedernièrefois.

Tantdemorts.Tantdeviesfauchéesaujourd’hui.JepivotefaceàGarnetetAsh.—Ravenvatenterdetrouverlacomtesse.EtHazelestsansdouteavecladuchessedanssapropre

chambreforte.Jefermelesyeuxpourmereprésenterlesplansdubâtimentquej’aieutantdemalàmémoriser.—Parici.Nousquittonslascèneducarnage.Aprèsavoirenfoncéuneporteenboisnoircie,nouslongeonsuncouloirornédejoliesappliques

ettapisséd’unpapieroretblanc…ettombonssurRavenauxprisesavecunrégimentaire.Garnetlâcheuncriétrangléetseruesureux,lesplaquanttousdeuxausol.Ravenroulesurle

côté.ElleserelèvependantqueGarnetabatlacrossedesonarmesurlatempedusoldat.—Qu’est-cequetufabriques?s’emporteGarnetenseredressant.

Ravenledéfieduregard.—Illefaut,insiste-t-elle.—Jesais.Cequejenecomprendspas,c’estpourquoitunenousaspasattendus.Raven s’apprête à répondre quand un garde dévale le couloir. J’invoque l’Air et l’homme va

s’écrasercontreunmur.—Lesabrissetrouventparlà,dis-jeenouvrantuneportequidonnesurunecaged’escalier.Deux soldats montent la garde ; toujours connectée à l’Air, je détourne leurs tirs et Ash les

neutraliseavecsonépée.Àmesurequenousmontons,nousdépassonslespiècescenséesservirderefugeauxfamillesles

moinshuppéesdelaroyauté.LeschambresdesMaisonsFondatricessesituentausommetdelatour.Touteslespiècessontverrouillées.

Audernierétagese trouventcinqportes,chacuneornéed’unemblème :Balance,PalaisRoyal,Rose,Lac,Pierre.

JemeconcentreenpremiersurlaMaisonduLac.RécupérerHazeld’abord.EnsuiteaiderRaven.—Écartez-vous!J’attirel’Airavantdel’expulsercontrelaportepourl’enfoncer.Elles’ouvreàlavolée,révélant

unepetitepiècecoquettementmeublée…maisvide.Jesuisdépitée.—Ellen’estpaslà.Ellen’estpas…Ravenm’interrompt.—Violet,ilfautquejetrouvelacomtesse.Jet’ensupplie.JemeconcentresurlaportequiarboreleblasondelaMaisondelaPierre,uncarrégrisbarréde

deuxmarteauxenbronze.Laportesortbrutalementdesesgonds.Jel’envoievaldingueràtraverslapièce,sipuissammentqu’ellepasseàtraverslafenêtredumuropposédansuneexplosiondeverre.

Commentsefait-ilqu’ilsaientinstallédesfenêtresdanscesabris?!Àl’intérieur,lesoccupantsserecroquevillentsureux-mêmes.Desbrisdeverreparsèmentlesol

delapiècedécoréeelleaussiavecgoût.On pénètre à l’intérieur. Le comte, cet homme frêle que j’ai aperçu au dîner royal, se tapit

derrièrelaporte.—P…pitié,bégaie-t-il.N…nemefaitespasdemal.—Quevoulez-vous?exigelacomtessedelaPierreenécarquillantlesyeux.Garnet?!—Àvotreservice,répondcedernierenportantlamainàsonchapeau.—Quesepasse-t-il ici?intervientFredericenseredressantderrièrelecanapé.Commentêtes-

vous…?Enquelquesenjambées,Ravens’estapprochéedelui.Ellelefrappeauvisage.J’entendsuncracsonore, indiquantqu’elle luiacassé lenez.Lesangruisselleentresesdoigts

tandisqu’ilsecouvrelevisageentitubantàreculonsetenbraillant.Ravensetournealorsfaceàlacomtesse.—Bonjour,Ebony.J’aimemonamie.Jeluiaisauvélavieunefoisparlepasséetsic’étaitàrefaire,jen’hésiterais

pas une seule seconde. Mais l’expression de son visage tandis qu’elle soutient le regard de lacomtesseestterrifiante.Unfrissonmeremontelelongdelacolonnevertébrale;j’enailachairdepoule.Unhématomes’épanouit sur lapommettegauchedeRavenetdeségratignures lui strient lecou,cequiluiconfèreuneapparencelégèrementsauvage.

Ondiraitquelacomtessevientdevoirunfantôme–cequiesttoutàfaitappropriéétantdonnélescirconstances.

—Vousêtesmorte,lance-t-elled’unevoixétranglée.Ravenportelamainàsapoitrine.—Non.Vousvoyezbienquenon.Lacomtesseseressaisitvite.—Quandtoutecettepetitemascaradeseraterminée,jevousferaidémembrer,lot192.— Je m’appelle Raven Sterling, articule-t-elle distinctement. Et c’en est fini de tout ça. Vos

méthodesdetorture,votrecruauté.Du coin de l’œil, je vois Frederic remuer et m’apprête à avertir Raven. Garnet brandit son

pistolet.Cependant,Ravennousdevance,àcroirequ’elleaanticipélegesteducamériste.Elleplongederrièreluietseplacedanssondos.

Elleattrapesatêteentresesmains.—Oh,Frederic.Celafaitbienlongtempsquejesongeànospetitesretrouvailles.Sur cesmots, d’un coup sec, elle lui tord le cou. Il s’avachit par terre comme une poupée de

chiffon,satêteformantunangleimpossibleavecsoncorps.—Non!hurlelacomtesse.Ravenenjambelecorpssansmêmeyaccorderunregard.Lacomtesselafoudroiedesyeux.—Vousnepenseztoutdemêmepasquevousallezremportercetteguérilla,hein?Surquirepose

votrerévolution?Surunepoignéededomestiquesmécontents,descompagnonsendisgrâceetdespaysansencolère?Oh,etunmembrepathétiquedelaroyauté?

Ravenmonteaucréneau.—Vousavezjetéuncoupd’œildehors?Vosmilitairesbattentenretraite.Votreprécieuxmurest

enmiettes.Lescerclesserontbientôtréunis.Leshabitantsdecetteîlevontalorsreprendreauxtyransquevousêteslepouvoirquevousvousétiezaccaparé.

—Sans la royauté, lapopulationdecetteville seraitperdue,proteste lacomtesse.Votre surviedépenddenous.

—Non.Nousn’avonspasbesoindevous.(Ellesetouchelecuirchevelu,retraçantsescicatricesuneàune.)Vousm’avezdonnéundonincroyable,Ebony.Sansmêmeenavoirconscience.

—Jevousinterdisdem’appelerparmonprénom!rugitlacomtesse.Ravenignoresaremarque.— À présent, j’entends des choses, voyez-vous. Je sais que vous avez peur. Plus encore que

lorsque votremère vous avait affamée pour vous fairemaigrir. Elle vous avait enfermée dans uncachotpendantunesemaineetavaitrefusédevouslibérer.Touslessoirs,vousvousendormiezenpleurant.

Lacomtesseestterrifiée.DanslesyeuxdeRavenbrilleuneétincellecruelle.—Ohoui,poursuit-elle,j’aientenduvospetitssecrets.Jelisdansvospensées.Vousnepouvez

pas vous amuser à trifouiller le cerveau de quelqu’un sans vous attendre à ce qu’il y ait desretombées.Surtouts’ils’agitducerveaud’uneProtectrice.

LacomtessefroncelessourcilsetRaveninclinelatêtedecôté.—C’estcequenoussommes,continue-t-elle.Pasdesmèresporteuses,non.Pasdesesclavesnon

plus.Maisjenevousapprendsrien,n’est-cepas?Voussaviezdéjàquenousétionsdifférentes.Vousaviezraisondenouscraindre.Évidemment,vouspréféreriezmourirplutôtquedel’admettre.Vousn’appelleriezpascelade la crainte…de la curiositépeut-être ?De la curiosité scientifique?Maisdans le fond, vous saviez que nous avions un don particulier, que les Augures n’étaient rien en

comparaison du pouvoir que nous possédons et dont nous n’avions pas idée. Un pouvoir quireprésenteraitunemenacesivousneparveniezpasàlemaîtriser.

Ellefaitunpasverslacomtesse.Celle-cireculeverslafenêtrebrisée.—Jen’aipaspeurdevous.—Vousmentez.Vousêtesterrifiée,répliqueRavend’unevoiximpassible.Etvousavezraisonde

l’être.UnnouveaupasenavantpourRaven.Unnouveaupasenarrièrepourlacomtesse.En un éclair, mon amie couvre la distance qui les sépare. La comtesse écarquille les yeux de

surprise.D’un geste, Raven la pousse par la fenêtre. La grosse bouche de son anciennemaîtresses’entrouvre tandis qu’elle bascule dans un cri glaçant. Elle va s’écraser au pied de la tour, à desdizainesdemètresencontrebas.

Unsilencedemorts’abatsur lapièce.Lecomtegémitdanssoncoin.Ravense tientprèsde lafenêtre,lesyeuxrivésausol,oùlacomtesseaatterri.

—Elleestmorte,murmure-t-ellecommepours’assurerqu’ellenerêvepas.Ses jambes se dérobent sous elle et elle chancelle.Enunbattement de cils,Garnet la recueille

danssesbras.—Elleestmorte,sanglote-t-ellecontresonbuste.—Oui,chuchote-t-ildanssachevelure.Ellenepeutplustefaireaucunmal.Ellenepourraplus

jamaisfairedemalàquiquecesoit.Raven prend une profonde inspiration et plonge son regard dans celui de Garnet. Ils se

contemplentlonguement.Garneteffleurelescontoursdubleuquiestapparusursapommette.C’estunmoment très intime.Gênée, je détourne la tête vers le couloir.Laporte sur laquelle est affichél’emblèmedelaMaisonduLacmerappellequelajournéeestloind’êtreterminée.

—LaduchesseretienttoujoursHazelprisonnière.Ashacquiesced’unsignedetête.—Oùs’est-elleréfugiéeàvotreavis?AupalaisduLac?Dansl’undespalaisvoisins?—Non,répliqueGarnetavecunerésignationsombre.Jesaisexactementoùelleestallée.Suivez-

moi.Nousdévalonslesmarches,traversonslehalld’entréeensanglantéetsortonsdansleparc.— Par ici, dit Garnet en indiquant la file de voitures censées récupérer les nobles, qui ne

quitterontdésormaisjamaislaSalledesVentes.Ons’élanceversuneautomobile;GarnetetRavens’installentàl’avant,Ashetmoiàl’arrière.

Garnetmetlecontactetjoueaveclesfilsjusqu’àcequelemoteurvrombisse.OnfileàtraverslesruesquasidésertesduJoyau,oùl’onaperçoiticietlàdesdomestiquesvisiblementdésorientésetdessoldatsauxprisesavecdesrebelles.Laplupartdesdemeuressontentraind’êtremisesàsac, leursgrillesdémantibulées,leursfenêtresbrisées.

—Tunousemmènesoù?demandeRaven.Soudain, la terre semet à trembler et le véhicule dérape sur la chaussée.Au loin, une épaisse

fumées’élèvedansleciel;desgravatsvoltigentdanslesairs.—Sil,dis-jeavecsatisfaction.Ashentrelacesesdoigtsauxmiens.—Tupeuxabattretouslesmurs,dit-il.Lucienseratrèsfierdetoi.Magorgesenoue.—Lucienestmort.

Ashtressailleetparaîtconfus,commesicesmotsn’avaientpasdesens.Puissabouchesecrispeetilclignevivementdespaupières,retenantseslarmes.

—Oh…,secontente-t-ildedire.—Garnet,oùnousemmènes-tu?insisteRaven.—AuPalaisRoyal,répond-il,lesdentsserrées.Lademeurequeladuchesseatoujoursbriguéemaisqu’ellen’ajamaispuobtenir.Lepalaisqui

auraitdûêtrelesien.—Évidemment,dis-jedansunmurmure.

P

26.

iedauplancher,GarnetnousconduitàtraversleJoyau.Lespalaisdéfilentlesunsaprèslesautres.Noustraversonslaforêt,masseconfuse,puislejardin

topiaire.L’automobiles’arrêtebrutalementdevantlafontaineauxchérubins.LesportesduPalaisRoyalsontgrandesouvertes.Àl’intérieur,lescouloirssontdéserts.— Je parieraismon héritage tout entier qu’on va la trouver dans la salle du trône, commente

Garnet.—Dequelcôté?dis-je.Il nous guide le long du couloir principal, d’un luxe écœurant. Nous dépassons la salle de

réceptionoù j’avais jouéduvioloncelle, lorsdubalde l’Exéteur. J’aperçois le jardinoù, lamêmenuit,j’avaislonguementparléàAsh,àl’abridubelvédère.Nousprenonsensuiteàgauche.

Desvoixnousparviennentsoudain.Onsefigenet.Garnetnousfaitsigned’approcherlentementet,ensemble,nousgagnonsl’extrémitéducouloir,l’épaistapisétouffantlebruitdenospas.Iljetteunbrefregardàl’angle.

—Septrégimentaires,articule-t-ilensilence.AshdégainesonépéeetGarnetsonpistolet.Ravensemetenposturedecombat.Jem’unisàl’Air

et,l’espaced’uneseconde,jesavourelasensationdelibertéquemeprocurel’élément.Puisjeplongeenmoi,invoquantl’Airquibalaielescentainesdecouloirsdupalais.Ilmerejoint

ensifflantetenhurlant.Garnet,AshetRavens’écartentetjeprojetteviolemmentlesoufflecontrelesgardes.

Lasuiteestconfuse.Descraquements,descrisetdesbruitssourds, l’épéed’Ashquifendl’air,desdétonationsquiretentissent.Toutdulong,j’emplisl’espaced’unventsidéchaînéqu’ilm’enbrûlelesyeux.

—Stop!s’écrieAsh.Àcet instant, j’interrompsmaconnexionàl’élémentet toutsecalme.Lesgardesgisentàterre.

Certainsmorts,d’autresinconscients.Nous pénétrons dans la salle d’apparat au somptueux plafond voûté, orné d’une fresque

représentantlesquatresaisons.Lesimmensesfenêtressontdécoréesdevitraux;lalumièrefiltreautraversetserépandsurlemarbre,undamierblancetnoir,dansunarc-en-cieldecouleurs.Aucentre,undaissous lequelsedressentdeux trônesmassifs.Lesaccoudoirsécaillésse terminenten têtedeserpentdontlesyeuxsontdesrubis.D’immensesailesdoréess’étendentdepartetd’autredechaquefauteuil.L’assiseestcouverted’uncoussinenvelourspourpre.

Laduchesseestassisesurl’undestrônes;letourdesévénementslalaissevisiblementperplexe.Quandelleaperçoitsonfils,sesdoigtss’agrippentauxserpentstellesdesgriffes.

—Garnet?!s’étrangle-t-elle.Hazelestàsespieds,auboutdesalaisse.Àmonentrée,sonvisages’illumine.CoraetCarnelian

sont postées derrière le trône. Cora observe Garnet d’un air hébété ; quant à Carnelian, elle n’ad’yeuxquepourAsh.

—Bonjour,Mère,déclareGarnetcommes’ilsallaientjusteprendrelepetitdéjeunerensemble.Cen’estpaslaVenteauxEnchèresàlaquellevousêteshabituée,n’est-cepas?

—Tu…tuesaveceux?s’exclameladuchesse.(SonregardseposetouràtoursurRaven,Ashetmoi.)Tutebatsauxcôtésdegigolosetdeserviteurs?

—Vousvoulezdireauxcôtésd’êtreshumains?rectifieGarnet.Oui,Mère.C’estexact.Laduchessepartd’unriredésincarné.—Celanedevraitpasmesurprendre.Tuastoujourstenudavantagedetonpèrequedemoi.Garnetfaitminedeconsidérersaremarquependantquelquessecondes.—Jevaisprendrecelacommeuncompliment.—Tuesheureuxqu’ontecompareàunemauviette?—Ilvautmieuxêtreunemauviettequ’unmeurtrier,dis-jeenm’avançant.Laduchesseselèveetjem’aperçoisqu’elletientunedague,sansdoutecellequel’Exéteurluia

offerte lors de leur dernière entrevue. Le manche est incrusté de pierres précieuses ; des volutesargentéessontgravéessurlalame.

— Je ne souffrirai pas qu’une simple dame de compagnie s’adresse àmoi de la sorte.Quandvotrerébellionridiculeseramatée,jevousferaicouperlalangue,mécréante.Etjeferaimettrevotretêteenhautd’unepique.Je…

—Vousneferezriendutout,dis-jeenm’approchantlentementd’elle.Vousn’avezaucunpouvoirdanscetteville.Et,pourvotregouverne,jenesuispasunesimpledamedecompagnie.

Jen’aipluspeurd’elle.Ellenem’intimideraplus.D’ailleurs,ilesttempsdeluimontrermonvraivisage.Un:voirl’objettelqu’ilest.Deux:selereprésentermentalement.Trois:leplieràsavolonté.Des picotements parcourent mon cuir chevelu et mes cheveux virent du blond au brun. Une

douleurmevrille levisage tandisqu’il retrouvesa formenormale ;mon front rétrécit. Je réservemes yeux pour la fin. Ils me pressent le crâne comme des braises incandescentes. Je m’efforcepourtantdelesgarderouvertstandisqu’ilsrepassentdumarronauviolet.Jeveuxvoirl’expressiondeladuchessequandelleprendraconsciencequ’ils’agitdemoi.

Etjenesuispasdéçue.Sesyeuxs’écarquillentetellemecontemple,bouchebée.Ellelâcheladaguequitombeparterre

dansun tintementmétallique, justehorsdeportéedeHazel ;masœur tentede la ramassermais lalaisse la retient. La duchesse récupère prestement le poignard et saisit Hazel par la chevelure, laforçantàserelever.Elleappuielalamecontresagorge.

—N’approchezpas.—Violet…,gémitHazeld’unevoixrauque.—Vousn’avezpasintérêtàluifairelemoindremal.J’envisaged’invoquerl’Airetdecatapulterladuchesseàl’autreboutdelasalle,maisjeneveux

prendreaucunrisque.EllepourraittrancherlagorgedeHazelenuntournemain.—Alors,ditladuchessequireprendconfiance.Commeça,vousêtesrevenue.Jemedemandais

sivousalliezsuccomberàlatentation.C’estenpartielaraisonpourlaquellej’aienlevévotresœuraudépart.Jepensaisque,peut-être,vousvousferiezprendreententantdevoleràsonsecours.(Ellehausseunsourcil.)Votredéguisementétaittrèsréussi,jevousl’accorde.

Ash,Raven etGarnet se sont placés en demi-cercle autour demoi.Cora scrutemesmoindresgestes,impatientedemevoirassouvirsavengeance.

—Etlesautresraisons?dis-je.Laduchessehausselesépaules.—Ehbien,j’espéraisévidemmentqu’elleauraitlesmêmescapacitésquevous.Maisj’aitrèsvite

compris qu’elle ferait une piètre mère porteuse, contrairement à vous. Un enfant n’était pasenvisageable.

Unelueurpassedanssonregard–desregrets?ElletireHazelparlescheveux,faisantbasculersatêteenarrière.— Quand vous vous êtes échappée avec le gigolo, j’ai bien cru que j’étais fichue. Que je

n’obtiendraisjamaiscequej’aitoujoursvoulu,mafillerégnantsurlaCitésolitaire–unrôlequim’aétéarrachédelamanièrelaplusinjuste.Mais…quelleestcetteétrangeexpressionquevousrabâchezsanscessedanslescerclesinférieurs?«Sivousn’avezquedescitrons,faitesdelacitronnade.»Jenepouvais pas avoir de fille ? J’y ai vuuneopportunité. Pourquoi donner à une enfant la vie quiauraitdûêtre lamienne?L’Électrice est si sotte, simanipulable.Pourquoinepas en tirerprofit ?Après tout, elle s’était tellement appliquée à crier sur tous les toits qu’elleme haïssait, qu’elle nedésiraitpass’uniràmaMaison.Elleétaitjalouse.Lajalousieestunvilaindéfaut.Uneémotionvilequipolluel’esprit.Quirendimprudent.Carcettefemmeavaittout.Maisellen’apassul’apprécier.Pireencore,ellenel’ajamaismérité.

—Ducoupvousavezkidnappémasœuretvousavezconcluunarrangementavecl’Exéteurdansledosdel’Électrice.

— Bonne déduction, réplique la duchesse avec un ricanement. Et une fois qu’Onyx a prisconsciencequenouspouvionsdenouveauêtreensemble…Voussavez,noussommesfusionnels.Ilétaitprêtàtoutpourmoi,mêmeàtuercedéchetduCommercequ’estsonépouse.C’estvousdirelaprofondeurdenotreamour.

— Où est-il alors ? dis-je en désignant la pièce d’un geste ample. On dirait qu’il vous aabandonnée.

—Ohnon!Ilnem’abandonneraplusjamais.Sontonnemeditrienquivaille.Coraparaîtméfianteaussi.Ellejettedescoupsd’œilfurtifsdans

lasallemaishormisnoushuit,iln’yapersonne.—Pourtantill’adéjàfaitunefois,dis-je,cherchantàladéstabiliser.(Ellepressetoujourslalame

contrelagorgedemasœur.)Ilvousaquittée.Ilenaépouséuneautre.—Neparlezpassanssavoir.Vousneconnaissezriendelui,rétorqueladuchesse.Iln’ajamais

choisiderompreavecmoi.Onnousaséparésdeforce.(Ellelèvelementonfièrement.)Nousnousaimons.Commejamaispersonnenes’estaiméauparavant.Ensemble,nousavonscrééquelquechosede beau et on nous l’a enlevé, on me l’a arraché malgré mes supplications. On l’a qualifiée demonstre,cetteviequigrandissaitenmoi.(Sonregardestfiévreux.)Cen’estpasjuste!hurle-t-elle.Vous,pauvre,stupidemèreporteusequevousêtes,pouvezporterunenfantetmoinon.

Je n’en crois pas mes oreilles. La duchesse a donc été enceinte ? Les femmes nobles sontstérilisées au moment du mariage. Apparemment, la duchesse et l’Exéteur se sont connuscharnellement avant cela.Garnet lâche un cri de stupéfaction.Cora ne cache pas sa surprise. Si lanouvelles’étaitébruitée,laréputationdelaMaisonduLacauraitétéruinéeàjamais.

Laduchesseesthorsd’elle.Sesyeuxsontmouillésetsesmainstremblentdecolère.Uneépaissegouttedesangapparaîtsurlapointedelalameetdégoulinesurlecoudemasœur.

—Quellepetitegamineignorantej’étais,murmureladuchesse.Croirequ’onmepermettraitdelegarder!

Pendantuninstant,jemereprésenteladuchesse,jeuneetamoureuse.Commentaurait-elleévoluésileschosess’étaientpasséesdifféremment?

—Jesuisnavréedecequivousestarrivé.Carnelian détache les yeux d’Ash à contrecœur. Elle me décoche un regard ébahi qui reflète

exactement la réactionde laduchesse.Etpour lapremière foisdepuisque je lesconnais toutes lesdeux,jedécèleunairdefamille.

L’étonnementdeladuchessesemuerapidementenmépris.—Jen’aipasbesoindevotrepitié.Jen’enveuxpasd’ailleurs.—C’estcequifaitladifférenceentrevousetmoi,dis-je.Vousvoyezdelapitié.Delafaiblesse.

Je vois de la compassion. De la force. Lorsque vous souffrez, vous vous sentez obligée de fairesouffrirlesautres.Cedrameafaitdevousunêtrecrueletfroid.VousavezassassinéDahlia,unefillequevousneconnaissiezmêmepas,quinevousavaitrienfait.Vousl’avezempoisonnéepournuireàl’Électrice.VousaveztuéAnnabellepourmepunir.Suruncaprice,vousavezfauchéunevie,pourmedonnerune leçon.Vousauriezpudevenirquelqu’undebien,Pearl,dis-je,prenantexemplesurRavenetm’adressantàladuchesseenégale.Aulieudequoivousn’êtesqu’unearistocratemesquineetsournoise.

—Elleestinfinimentplusquecela,m’interromptunevoixgrave.L’Exéteur sort de l’ombre tandis que ses gardes envahissent la salle d’un pas militaire

synchronisé.Leurvestepourpreestassortieauxcoussinsdutrône.—Onyx!s’exclameladuchesseavecsoulagement.Jecommençaisàmedemanderoùvousétiez

passé.Unevingtainederégimentairesarmésdefusilsnouscernent.Noussommesprisaupiège.

L

27.

’Exéteurrejointladuchessed’unpasnonchalantetdéposeunbaisersursajoue,ignorantHazelquisedébatentreeux.

—Jem’apprêtais à envoyerceshommesà travers laville,puis j’ai entendudesvoix. J’aipréférém’assurerdevotresécuritéaupréalable.

—Vousavezeulebonréflexe,monchéri.Vousvoussouvenezdemonanciennemèreporteuse,lelot197?Elleestrevenuepourportersecoursàsasœur.

—Exactementcommevousl’aviezprévu,répliquel’ExéteurdontleregardseposesurGarnet.Quefait-ilici?

— Il est avec eux, répond la duchesse avec lassitude. Ce garçon-là n’en finira jamais de medécevoir.

L’Exéteureffleuredudoigtlementondeladuchesse.—Vousméritiezmieux.Ilsnenousregardentpas.Ilsfontcommesinousn’étionspaslà.Avecsonpistolet,Garnetnefait

paslepoidscontrelesfusilsdessoldats.Etjeneparlemêmepasd’Ashetdesonépée.—Dites-moi,reprendladuchesseensetournantversmoi.Depuisquandtravailliez-vousdepair

avecl’eunuque?Moncerveaucarbureàtouteallure,tâchantdetrouverunmoyendenoussortird’ici.Lemieux

pourl’instant,c’estdelafaireparler,letempsquej’élaboreunplan.—Ilavaitunnom,dis-je.—JeconnaisleprénomdeLucien,maisjen’aipasenvie…—Ilavaitunnometcen’étaitpasLucien.Avez-vous seulementconsciencedecequi sepasse

ici?(J’indiqueunefenêtre.)Avez-vouslamoindreidéedecequevousavezfaitsubirauxhabitantsdecetteville?Àcetteîle?

Laduchesseafficheunsourireglacial.—Vousn’êtesqu’unepetitesotte.Cetteîleneseraitriensansnous.C’estànousqu’elledoitsa

grandeurprésente.Nousavonscrééquelquechosedesupérieuràpartirderien.—C’estfaux.Àl’origine,cetteîleétaitpeuplée.Etvosancêtres,ceuxdontvousêtessifière,ont

massacrétoutlemonde.Dumoinsl’ont-ilscru.Laduchessesecrispe;l’Exéteurparaîtincrédule.—Queraconte-t-elle?demande-t-il.—Jen’ensaisstrictementrien,rétorque-t-elle.C’estàmontourdesourire.

—Quepensiez-vousqueLucienfabriquaitdansvotrebibliothèque?Qu’ilrévisaitl’histoiredelaroyauté?Maparole,vouslesnobles,vousn’avezpaschangé!Vousprenez,vousprenez,vousvousservezsansvergogne.VouscroyiezvraimentavoirtuétouteslesProtectrices?

—Touteslesquoi?demandeCarnelian.Personneneprêteattentionàsaquestion.—Commentêtes-vousaucourantdecela?siffleladuchesse.—Jesuisl’uned’entreelles.Quiadétruitcemuràvotreavis?Vousn’avezpasidéedecedontje

suiscapable.—Prouvez-le-moialors,medéfieladuchesseentirantbrutalementmasœurparlachevelure,lui

arrachant un cri de douleur. Jusque-là, tout ce que je vous ai vue faire, c’est joujou avec le vent.Montrez-moicequevousavezdansleventre.Tuez-moisur-le-champsivousenêtescapable.

J’yréfléchis.Jepourraisfaires’effondrerleplafondsursatête, luibriserlecouenemployantl’Air,lanoyerdansl’Eauquejesenscoulerdansleparc.

Toutefoisjenesuispasladuchesse.Jenerésouspaslesproblèmesàsamanière,parlaviolenceetlesang.

—Jelepourrais,dis-jeenpesantmesmots.Maisjeneleferaipas.Laduchessepartd’unpuissantricanement.—Jelepourraismaisjeneleferaipas,répète-t-elleenimitantmavoix.Oh,c’esttrop!L’Exéteurintervient.Coraestlivide.Ellefaitunpasenavant.—Tum’aspromisquetulatuerais!s’écrie-t-elle.—Jesuisdésolée,Cora.Laduchessetombedesnues.—Jevousdemandepardon?—Vousavezassassinémafille,crieCoraenpivotantfaceàsamaîtresse.Vouspensiezqueçame

seraitégal?Vouscroyiezvraimentquejen’avaispasdesentimentspourelle?Laduchessedécocheunregardnoiràsadamedecompagnie.Celle-citressaille.—J’auraisdûnoyercetavortonquandelleestnée,pesteladuchesse.Vousavezeudelachance

quejeluipermettedevivre.—Nonmaisvousvousentendez,Mère?!s’exclameGarnet.Annabelleétait…c’étaitlameilleure

personnedetoutlepalais.Lapluscandide.C’étaitunêtreprofondémentbon.—Personnen’est totalement innocent, réplique laduchesse.Si tucroiscela,alors tuesencore

plusstupidequejelepensais.(Sonregardseportesoudainderrièremoietunelueurapparaîtdanssesyeux.)Etsinouscommencionsparlecompagnon?

Nousétionstoustellementconcentréssurcequisepassaitdevantnousquepersonnen’asongéàsurveillernosarrières.Jepivotesurmoi-mêmeà lasecondeoù troisgardesse ruent surAsh.Lesdeuxpremierslesaisissentparlesbrasetledépouillentdesonépée;letroisièmebraquesonarmesursatempe.

Carnelianetmoiréagissonsdeconcert.—Non!LerégimentairequitientAshenjoueestunmastodonted’unelaideurindicible.Ilnousoffreun

souriremauvaisoùétincelleunedentenor.Ilal’aird’unebrutequiprendplaisiràtorturerlesgens.Ashsoutientmonregardetarticuleunmot.—Hazel.Jesaiscequ’ilmesuggère,maisc’estimpossible.Jenepeuxpaschoisirentreeux.Ilmeboitdes

yeuxcommesic’étaitladernièrefoisqu’illesposaitsurmoi.Commes’iln’allaitjamaismerevoir.

—Prenez-moi!s’écriealorsCarnelian.Tuez-moiàsaplace.Jevousensupplie!Neluifaitespasdemal.

C’est tellement courageux de sa part. Je détache mes yeux de Ash à contrecœur pour lacontempler.Ses traits sontparalyséspar lapeurmais sincères.Elle seraitprête à se sacrifierpourAsh.Etdirequejelatrouvaisagaçanteetmesquine.Jeladétestaispourlesmauvaisesraisons.

—Carnelian, cessez. Vous vous donnez en spectacle, c’est embarrassant, rétorque la duchessesansmêmeaccorderunregardàsanièce.

Letourdesévénementssemblemettreladuchesseenjoie.Lalames’enfonceunpeuplusdanslagorgedemasœur,desgouttelettesdesangs’écoulentdelacoupure.

—Enquoivotresacrificeprofiterait-ilàquiconque?poursuitladuchesse.Morteouvive,vousn’êtes rien pour moi. Ce compagnon a risqué sa vie par amour pour une mère porteuse. Vouscomprenez ? Il ne vousaimepas.Votre propremère a préféré lamort à votre compagnie.Quelleautrepreuvevousfaut-ilencorepouraccepterl’idéequepersonneneveutdevous?

Sesmots sont cruels, extrêmement blessants. Ils touchent Carnelian en plein cœur, remuent lecouteaudansuneplaiequines’estjamaisreferméeetn’acesséd’êtretrituréeaufildesans.

Vivecommel’éclair,jemeconnecteàl’Air.C’estcommes’iln’attendaitquecela.Laduchessemelanceunultimeregardchargédedédain.—Tuez-lestous,ordonne-t-elled’untonlas.Maisjesuisprêteetjeneleslaisseraipasfairedemalàmesamis.Lessoldatsfontfeuenmêmetemps.Ladéflagrationretentitàtraverslasalle.Vousenêtescapable,chuchoteLucienàmonoreille.Jecroisenvous.Jeperçoisclairementdansmonesprittouteslesballesquifendentl’airdansnotredirectionetje

lesdévieversleplafond.Jelesfaistournoyerlà-hautcommeunenuéedemouches.Hazelenprofitepourécraserdutalonlepieddeladuchesse,quilalâcheaussitôtdansuncride

douleur.Ladaguetombeparterreetdégringoledudais.Jelèvelesdeuxbras.Lesrégimentaires,perplexes,contemplentlanuéedeprojectilesquivolent

au-dessusdenous.D’ungestesec,jelesrenvoieàleursexpéditeurs.Touchésquiàlatête,quiàunmembre, lesgardestombentunàun.Puis jeprojetteuneballesur lachaînequireliemasœurà laduchesse–lalaissesebriseendeux.

Lemastodontemetiredessus–jesenslecouppartirplusquejenelevois.Ashpousseuncrietunfracasretentitderrièremoi.Jedévielatrajectoiredelaballesansmesoucierdel’endroitoùelleiraseficher.Hazeltombedansmesbrasetfondenlarmes,levisageenfouiaucreuxdemonépaule.

—Tun’asplusrienàcraindre.Jesuislàpourteprotéger.—NON!hurleladuchesse.Soncriestsemblableaurâled’unanimalagonisant.Je comprends vite pourquoi. La dernière balle que j’ai déviée s’est logée dans la poitrine de

l’Exéteur.Ellelerecueilledanssesbras,lesjouesravagéesparleslarmes.—Onyx,non,non,pitié…Unfiletdesangs’échappedelabouchedesonamant.—Pearl,dit-ilenluicaressantlajoue.Samainretombemollementetsatêteroulesurlecôté.Laduchesses’écroulesurluiets’agrippe

àsoncorps.Puisellerelèvebrusquementlementon.—Vousallezmelepayer.Jevaisvoustueràpetitfeu.

Elledéposel’Exéteuravecdélicatessesurlemarbreetselèvepourm’affronter.JepousseHazelderrièremoietmeprépareàm’uniràlaTerreafind’ouvrirlesolsoussespieds.

—Vousm’avezbienentendue?ajoute-t-elle.Jevaisvoustu…Elle s’interrompt brutalement et son dos se cambre.Un cri atroce s’échappe de sa gorge.Une

tache foncée imprègne peu à peu sa robe, dont la couleur vire au rouge comme sous l’effet d’unAugure.

Carneliansetientderrièreelle.D’unmouvementpreste,elleretireladaguedudosdesatanteetlabranditd’unairtriomphant.Elleadûlaramasserlorsqueladuchessel’alâchée.

—Vous êtes si décevante, Carnelian, siffle la jeune femme, imitant la voix de la duchesse etplongeantànouveaulalamedanssoncorps.Toutlemondesefichedevotreopinion,Carnelian.(Ladagues’enfonceunetroisièmefoisdanslachairdeladuchesse.)Personnenevousaime,personnenevousaime,personnenevousaime…

Lepoignards’enfonceencoreetencoresousmonregardhorrifiéetimpuissant.Laduchesses’avachitparterreprèsdel’Exéteur.CarnelianauraitcontinuéàlapoignardersiAsh

nes’étaitpasprécipitésurellepourl’arrêter.Illuiimmobilisedoucementlepoignet.—C’estfini,murmure-t-il.Vouspouvezlâcherçaàprésent.Elleestpartie.Carnelianclignedesyeuxetleregarded’unairahuri.—Elle…elleétait…Ilfallaitquejelefasse.—Jesais.La dague tombe sur le carrelage dans un bruit métallique. Carnelian se blottit contre le torse

d’Ashen sanglotantet il la serre fort. Il croisemon regard.Autrefois, cette scènem’aurait renduejalouse.Plusmaintenant.

Hazels’accrocheàmonbras.Jemeretourneverselle.—Onvatedébarrasserdeça,dis-jeentouchantlecollieràsoncou.Raven se charge de la laisse etmoi du voile, que je lui arrache du visage.Garnet s’est rendu

auprès de Cora pour l’aider. Hazel déchausse ses talons hauts, retrouvant ainsi sa taille normale.Ensemble, nousdétachons les sangles quimaintiennent son fauxventre de femmeenceinte.Elle lechassed’uncoupdepied.

—C’estfini,pourdebon?demande-t-elle.—Oui.Elles’effondredansmesbrasetm’enlace.—Toutesceschosesque tuas faites,dit-elleenécartantsonvisagepourmeregarder.Avec le

vent et les balles et… (Émerveillée, elle parcourt la salle des yeux.) Tu m’avais dit que tu avaiscertainescapacités,maisj’étaisloind’imaginer…

—Toiaussitupourrasfairetoutça.Hazelclignedespaupières.—Ahbon?Unsourireétiremeslèvres.—JeteprésenteRaven.C’estmameilleureamie.Ellepourratemontrer,situlesouhaites.—Tuveuxquejelatransportesurlafalaisemaintenant?demandeRaven.—Oùça?s’étonneHazel.—Peut-êtrepasdanslaseconde,dis-je.Ilestsansdoutetroptôt.Hazelabesoinderepos.Elle…— Je suis restée allongée sur un lit pendant desmois, protestema sœur en faisant un pas en

arrièreetencroisantlesbrassursapoitrine.Montre-moi.Jen’aipeurderien.Unsentimentdefiertéenfledansmapoitrine.

—Jesaisbien.Venez.Nous quittons la salle du trône et sortons dans une roseraie où volettent des centaines de

papillons. Le soleil brille comme de l’or en fusion dans le ciel bleu azuré. J’éprouve soudain unenthousiasmedébordant.Nousavonsréussi.

RavenglissesamaindanslamienneetjeprendscelledeHazel.—Etmaintenantqu’est-cequ’onfait?demandemapetitesœur.—Nousallonstemontrerquituesvraiment.Cettephrase,jel’airépétéetantdefoisavant,àSouthgate,àWestgateetdanslesautresinstituts.

J’airedonnélafoiàtoutescesfillesenleurmontrantdequoiellesétaientcapables.Pourtant,çan’ajamaisétéaussiimportantqu’àprésent.Lafalaiseestparfaiteànotrearrivée.Lecielestàl’imagedeceluidumonderéel,sansnuagesetd’unbleuvif.L’airestchaudetdes

abeillesvolettentavecnonchalanceautourdumonument.Lesarbressontfeuillusetverdoyantsetleclapotisdesvaguesencontrebasapaisant.Commejesuisimpatientedevoirl’océanpourdevrai!

Jemetourneversmasœur.Ellecontemplelepaysageavecravissement,captivéeparlabeautédel’endroit.Sesirisvioletsluisentd’admiration.

Un soupir m’échappe. Redonnez-lui sa véritable apparence, chuchoté-je à ces lieux, à mesancêtresquidemeurentjusteau-delàdenotreperception,àmi-cheminentrelesvivantsetlesmorts.Jevousenprie.

Redonnez-luisavéritableapparence,murmureRavenprèsdemoi.Notrerequêteestemportéeparleventetvoltigeentournoyantautourdumonumentd’unbleuargenté.D’autresvoixs’ajoutentàlanôtreet,bientôt,notreappelestreprisparunecentainedemurmures.

Redonnez-luisavéritableapparence…Hazels’estprécipitéeversleborddelafalaise,d’oùellecontemplel’océaninfini.Soudain,elle

s’agrippe le visage et s’écroule à genoux. Je m’élance dans sa direction mais Raven me retientfermement par lamain.Hazel se balance d’avant en arrière pendant quelques instants, puis elle sefige.

Quandelle se retourne faceàmoi,moncœur faitunbond,et si jepouvaism’exprimeràvoixhauteenceslieux,jepousseraisuncridejoie.

Lamagiedelafalaiseaopéré.LesProtectricesluiontredonnésonaspectvéritable.Lebistouridumédecinn’estrienencomparaisondupouvoirquirègneici.

LevisagedeHazelestexactementcommedansmessouvenirs.Sesyeuxontretrouvéleurcouleuroriginelle. Son nez, sa bouche et ses joues sont redevenus comme avant. Elle affiche l’expressionémerveilléequej’aiconstatéesurlevisagedetantdefillesaufildesderniersmois.Ravenetmoilarejoignonsauborddelafalaise.Nouscontemplonsl’océan,lesnarinespleinesdel’odeursaléedelamer, et j’éprouve une sensation d’éblouissement et de curiosité. J’ai le sentiment d’être une partieinsignifianted’untoutinfinimentplusgrandquemoi,plusgrandquecetteville,quecetteîle.

Jemedemandecequisetrouveàl’horizon.Moiaussi,songeRaven.Tuveuxlesavoir?Oui,pensé-jeàmontour.Maisavant,ilmeresteunedernièrechoseàfaire.

À

28.

notreretourdelafalaise,ondécouvrequelesfleursdeHazelsontblanches,commel’étaientlesmiennes.

Masœursebaisseet leur tigepousseverselle ; lespétaleseffleurentsesdoigts justeavantquelesfleursnefanentpuisnemeurent,remplacéespardenouvelles.

—Qu’est-cequeturessens?dis-je,curieusedesavoiràquelélémentelleseconnecte.—Tout,murmure-t-elle. Je sens l’herbepousser, j’entends leventchuchoteret je sensquelque

chosed’étincelantetdefluidecomme…commedel’eau.Jelaprendsparlesépaules.—Savourecette sensationquelquesmoments.Tout seradifférentdorénavant.Saisiscet instant.

C’estlecommencementdetanouvellevie.Detantdemanières,songé-je.C’estunenouvelleville.C’estunnouveaumonde.C’est à contrecœur que je me sépare de ma sœur, mais il me reste encore une mission à

accomplir.Jedoismerendrequelquepart.JemetourneversRaven,maiselleadevancémaquestion–c’estl’avantaged’avoiruneamiequi

peutparfoisliredansvospensées.—Garnetetmoi,nousallonsresteravecelle.Vas-y.Jemedemandesiellesaitoùj’aiprévud’aller.Quoiqu’ilensoit,jeluirépondsparunsourireet

laprendsdansmesbrasenlaserranttrèsfort.—Onaréussi.—Oui,murmure-t-elle.Hazels’estlaisséeglisserparterreetobserveunrosieravecadmiration.Unbourgeons’épanouit

soudain, un tourbillon de couleurs se déploie à mesure que ses pétales s’allongent. Je la laisses’émerveillersurlaperfectiondelanatureetretourneàl’intérieurdupalais.

Garnet et Cora ont mis les dépouilles de l’Exéteur et de la duchesse de côté et sont en traind’empiler lesfusilsaucentrede lasalle.Carnelianestassiseauborddudais,Ashàsescôtés.Elleparaîttoujourssouslechoc.

Enm’apercevant,Ashselève.Jechancelleunpeu,soudainrattrapéeparlafatigue.Maislajournéen’estpasterminée.—Hazel?s’enquiert-ilens’approchantdemoietenmesoutenantparlecoude.—Ellevabien.(Jegardemesyeuxvrillésauxsienspournepasvoirlescorpsgisantausol.)Il

fautqueje…ilfautquej’aillequelquepart.Danscepalais.Unlieusecret.Ilfautqueje…J’ignoreceque jedois faire.Toutceque jesais,c’estque j’aienvied’allermerecueillirdans

l’atelierdeLucien.Jen’aiplus ledevoirde ledétruire,maintenantque laCléNoirea remporté la

bataille.Enrevanche,j’aibesoindesavoirqu’ilresteencoreencemondequelquechosedelui.Ashm’enlaceparlatailleetposeseslèvressurmatempe.—Oùquetuailles,jetesuis.Nousquittonslasalledutrôneetlongeonslescouloirsdésertsjusqu’auhalld’entrée,maindans

lamain.Jeprendsàdroiteetm’apprêteàleconduiredansl’antichambrequandjem’arrête.—Jeveuxquetuvoies,luidis-je,prised’uneboufféederemords.Jeveuxquetuvoieslachose

atrocequej’aifaite.J’ouvre la porte de la salle desmiroirs. Ash lâche un cri de surprise et franchit le seuil. Son

visageétonnésereflètedanslesglacesbrisées.Certainesontétéretiréesmaispastoutes,commesilesdomestiquesavaientétéinterrompusenpleinnettoyage.Maisdenombreusesclésfigurentencoresurlesmurs.

—C’esttoiquiasfaitça?—LaveilledelaVenteauxEnchères.Hier.LePalaisRoyalorganisaitundîner,j’accompagnais

Carnelian.J’étais…j’étaisencolère, frustrée, j’avaishâted’enfiniravec toutça.Jenepensaispasqu’ons’enapercevrait.Ilyadescentainesdepiècesdanscepalais.J’aivoulufairemamaligne.

Magorgeseserreet jemetais.Non,jen’aipasététrèsmaligne.J’aiétéstupideet,àcausedemoi,Lucienaperdulavie.

Ashm’observecommes’illisaitdansmespensées;monexpressiontrahitmaculpabilité.—Queldevrait-êtretonchâtimentalors?—Jenesaispas,dis-jeàmi-voixenobservantmonrefletdansunmiroirovale.L’undemesyeuxestmorcelé,mabouchedéformée.Ashcaleunemèchedemescheveuxderrièremonoreilleetprendmonvisageentresesmains.—TupensesvraimentqueLucienvoudraitque tu soispuniepourcela?Tunecroispasqu’il

seraitfier?Tuasinscritlesymboledesonorganisationsecrètedanslademeureoùilaétéesclavependantlaplusgrandepartiedesavie.

—Jel’aitué,dis-jed’unevoixrauque.—Non,protesteAshd’unevoixferme.Cesontlesmembresdelaroyautéquil’onttué.(Ilvoit

quejenelecroispas.)Tuasprisunedécision,Violet.Unedécisionlourdedeconséquences.Commecelledemesauverlavie.EtlaviedeRaven.Onnepeutjamaisprévoirl’issuedenoschoix.Maiscequetuasfait,cequeLucienafait,cequeRaven,Garnet,moiettouslesmembresdelaCléNoireetdelaRoseBlancheavonstentédefaire,c’estdedonneràchacun,quelquesoitsonstatutsocialousaprofession, lapossibilité de faire sespropres choix.Certaines causesnousdépassent. (Ilmeprenddanssesbrasetsusurreàmonoreille.)Maisçaneveutpasdirequeçan’estpasdouloureux.Deleperdre.Tusouffres,Violet.Etc’estnormal.Seulement…neteflagellepas.

Unegrosselarmeroulelelongdemajoueetvients’échouersurletissudesachemise.—Viens,dis-jedansunmurmure.J’écarte le tableau du chien dans l’antichambre et me faufile dans l’ouverture pour rejoindre

l’escalier.Ashmesuitsansposerdequestions.Fidèleàsaparole,Lucienm’alaissédesindices,descroixblanchesquim’indiquentoùtourneretquelcouloiremprunter.Auboutdecequimeparaîtuneéternité,nousparvenonsdevantlaportedesonbureau.

Jetournelapoignéed’unemaintremblante.LachambredeLucienestsensdessusdessous.C’esticiqu’iladûsefairearrêter.Couverturesetvêtementssontéparpillésunpeupartoutdanslapièceetlacommodeestrenversée.Enrevanche,l’armoirequidissimulel’entréedel’atelierestintacte.

Jen’aiquequelquesmètresàfairepourlarejoindremaiscesontlespaslespluspéniblesdemonexistence.

Mesjambessesontchangéesenpierreetsemblentenracinéesdanslesol.Jenepeuxpasbouger.J’arriveàpeineàrespirer.

Ash ignoreoùnous sommes, cequecet endroit représentepourmoi.Pourtant, il entrelace sesdoigts auxmiens et se tient àmes côtés.À cet instant, je prends conscience d’une chose.Oui, j’aiperduLucien,cependant l’impactqu’il aeusurmoi, surmavie, surmesprochesdureraà jamais.Sanslui,riendecequenousavonsaccomplin’auraitétépossible.

Je serre lamaind’Ashet faisunpas enavant.Etunautre.Puis jem’élancevers l’armoire. Jel’ouvreentoutehâte,écartelesrobessuspendues,jesorsl’arcanedemachevelureetleplacedansl’encocheaucentredelaporte.

Elles’ouvredansundéclic.Jemetienssurleseuildel’atelier,lapeauparcouruedepicotements.Àl’intérieur,leslampess’allumentprogressivement.

—Attends-moiici.S’ilteplaît.J’ouvregrandlaporteetabandonneAshderrièremoi,sachantqu’ilferacequejeluiaidemandé

sansposerdequestions.Jepénètredans l’atelierdeLucienet lessouvenirsmefrappentdepleinfouet.Leshorlogesau

murégrènent leur tic-tacavecnonchalance, indifférentesau faitque leurpropriétairene reviendrajamais. Les livres, les papiers, les béchers…Rien n’a bougé depuis le jour oùLucienm’a révélél’existencedecetendroit,quandj’étaisImogenetqueCoralétaitencoreenvie.

Mesyeuxseposent sur lechevaletdansuncoinde l’atelier.Uncrim’échappe.Leportraitquepeignait Lucien, celui où apparaissaient les contours d’un visage… J’avais cru qu’il représentaitAzalea.

Enfait,ils’agitdemoi.Lucienapeintmonvisagedanssesmoindresdétails,dusommetdemoncrâneàlapointedemon

menton. Mon portrait regarde légèrement sur la gauche et esquisse un sourire à la fois doux etespiègle,commesi j’étaissurlepointdefairequelquechosedetéméraire.Macheveluretombeencascadesurmesépaulesetmesyeux…ilasureproduireleurcouleuràlaperfection.J’aperçoisdestubesdedifférentesnuancesdevioletsurlatable.

Jecontempleleportrait,tirailléeentrelaculpabilité,lechagrinetl’amour.Leslarmesruissellentsurmesjoueset jenecherchemêmepasà leschasser.Matête tourneetmesjambesfléchissent, jesuisprisedevertigeetmesaissurlepointdem’évanouir.

Des bras puissants me saisissent alors et m’aident à me redresser. Le parfum familier d’Ashm’enveloppeetmessanglotsredoublent.Lepoidsdelajournées’écrasesurmesépaulesetjeversetoutesleslarmesdemoncorps.Ashdemeuresilencieux.Ilmelaisseévacuermespeines.

Auboutd’unmoment,jemeredresseetprendsunegrandegouléed’air.Jeluiadresseunsouriremélancoliqueetilm’essuielevisage.

—Cetendroitest…incroyable,fait-ilremarquer.C’esttellementlui.Jedéglutisavecpeine.Mesmainsglissentlelongdesesbrasetjel’agrippeparlespoignets.Je

parcoursunedernièrefoisl’atelierdesyeux.—Ilm’ademandédeledétruire.Sijamaisnousperdionslabataille.Jeluiaidonnémaparole.—Ehbien,heureusement,tun’auraspasàlatenir.Unenouvellevaguedefatiguem’accableetsoudain,jen’aiqu’undésir,retournerauprèsdema

sœur.—Allons-y,dis-je.Maisaumomentoùnousallons sortir,mon regard sepose surunobjetbrillant.Le ressort en

cuivre avec lequel Lucien jouait pendant qu’il me parlait de sonmur du temps, le ressort qu’il a

dérouléetjetésurlatable.Jeleprendsetlefourredansmapoche.Puisj’ôtel’arcanedelaporteetnousallonsrejoindrelerestedugroupe.

L

29.

ejoursuivant,nousenterronsnosmorts.LePalaisRoyalestdevenulenouveauQGduCercledelaCléNoire.Lesgenssontarrivésau

compte-goutteshieraucoucherdusoleil–domestiques,rebelles,régimentairesalliés,Protectrices.Silestapparueavecsonéquipeaprèsavoir«rayécefichumurdelacarte».Siennanousarejointsunpeuplustard;j’étaistellementsoulagéedelarevoirquejel’aiserréetrèsfortdansmesbras.Etpourlapremièrefois,ellem’arendumonétreinte.

Aupetitmatin,Ochre surgit accompagnéd’unebandedegarçonsde sonâge.Hazeletmoi luisautonsaucouetleplaquonsausolaumilieudeslarmesetdeséclatsderire.

—Pourquoitunem’asjamaisparlédelaCléNoire?luireprocheHazelenluiassénantuncoupdanslebras.

—Jet’enaiparlé!protesteOchreenbrandissantlamainpourlastopper.Maistunevoulaispasmecroire.

—Attendsdevoircedontjesuiscapable,sevanteHazel.—Est-cequeçaressembleàcequeVioletfaitavecl’eauetlevent?—Commentest-cequetusaisça?—ÇafaitunboutdetempsquejesuismembredelaCléNoire,Hazel,déclare-t-ilensedonnant

degrandsairs.—Arrêtez,touslesdeux,dis-jeavecunsourired’uneoreilleàl’autre,lesprenanttouslesdeux

dansmesbras.Jesuistellementheureusequenoussoyonsdenouveauréunis.Ce soir-là sedérouleune réunion au coursde laquellenousdiscutonsdu sort quenous allons

réserverauxmembresdelaroyautéfaitsprisonniers.Beaucoupd’entrenous,commeLucienl’avaitprédit, sont en faveur de la peine demort. D’autres, comme Sil, pensent que les nobles devraientpayerleurdetteenfaisantdestravauxforcés.

Finalement,nousparvenonsàunaccord.Unprocèsauralieu,oùchaquecercleserareprésenté.Laroyautéseraalorsjugéepoursescrimes.

Jesuisassiseàl’écartdelafoule,avecAsh,Raven,Garnet,OchreetHazel.Uneidéemetaraude.JemelèveetfaissigneàSildemesuivre.Elles’exécutesansposerdequestions,etjelaconduis

àl’atelierdeLucien.—Ehbien!s’exclame-t-elleensecouantlatêteaprèsunlongmomentderecueillement.Dansle

fond,çanem’étonnepasdelui.— Jeme suis dit que peut-être des choses ici pourraient être utiles auCercle.Ou au nouveau

gouvernement,quelquesoitlenomquiluiseradonné.

Jeglisselesdoigtssurleprototypedelatabletted’Annabelle.Quandjerelèvelesyeux,Silmedévisagecurieusement.

—Tusais,dit-elleens’approchantdesétagèresdelivresetenpassantenrevuelesexemplaires.ÇafaitenvironcinqansquejeconnaisLucien.Lapremièrefoisquejel’aivu,jel’aiexpulsédemonporcheenmejoignantàl’Air.

—Vraiment?—Queferais-tusiuncaméristesepointaitàtaporte?Dansunlieuisoléoùtutecroyaisàl’abri

detout?ditSild’untongentimentmoqueur.Àlasuitedeça,ilseméfiaitdemoi.Nousn’étionspaspartisdubonpied.Maisbiensûr,ilnousfallaittrouverunterraind’entente,dansl’intérêtd’Azalea.

—Jesais.—MaisAzaleanenousajamaisrapprochéscommetoi tuassulefaire.(Jel’observed’unair

étonné,mais elle fuitmon regard et feuilletteunvieux livre relié.) J’aiperçuunchangement chezLucien avant même de t’avoir moi-même rencontrée. La manière dont il parlait de toi… Je n’enpouvaisplus,ilmecassaitlesoreilles,Violetpar-ci,Violetpar-là…soitilétaitinquietpourtoi,soitilme vantait tes derniers exploits ou se plaignait de toi via ce fichu arcane… (Elle part d’un rireléger.J’aidumalàrespirer.)IlavaitvécudansleJoyaupendantsilongtemps.Àmonavis,ilneserendaitpascompteàquelpointcelal’avaitaffecté,malgrélui.Maistoi,tul’asaidéàyvoirclair.Tuluiasrappeléqu’ilméritaitluiaussiuneviemeilleure,aumêmetitrequelesmèresporteuses.

—Biensûrqu’ilméritaitmieux,dis-jedansunmurmure.—Tudisçacommesiçatombaitsouslesens,réplique-t-elleavecdédain.Etpuisvoilàqu’ilse

présentedenouveauàmaporteavecnonpasune,maisdeuxmèresporteuses,uncompagnon,etunaristo.(Silpousseunsoupirexaspéré.)J’étaisfollederage.Enfin,tulesais,tuétaislà.Çan’étaitpascequiétaitprévu.Sauvercesgens,unemèreporteuseenceinte,etuncompagnon,c’étaittrèsrisqué.Lucien etmoi, nous étions si impliquésdans ce combat quenousn’avionsplus aucun recul.Nousavions oublié pourquoi nous nous battions. Je ne pensais qu’àme venger au début et lui aussi, jepense.VengerAzalea.Œil pourœil, dent pour dent. (Elle croise enfinmon regard. Ses yeux sontrougesetvitreux.)Nousavionstort,poursuit-elle.Tunousasouvertlesyeux.Tunousasmontrécequiimportaitvraiment.Tunousastransforméstouslesdeux.J’aimeraispouvoirt’enfaireprendrelamesure,Violet.(Elledétournelevisageets’essuie lenezsursamanche.)C’étaitunimbécile,poursûr.Maisonnepeutpasdirequ’ilnet’aimaitpas.

Jem’effondre dans le fauteuil. Sil s’affaire aussitôt à examiner les papiers, les récipients.Ellemarmonnedes paroles quimeparaissent nébuleuses : «Voilà qui va intéresser l’Apothicaire » ouencore:«IlfautabsolumentquejemontreçaauFerronnier.»

Lucien s’en est allé. La révolution est finie. Il est temps pour moi d’exercer la liberté pourlaquelleons’estbattusbecetongles.

—Sil?dis-jed’unevoixhésitante.—Hum?grommelle-t-ellesansdétacherleregardd’unbécherremplideliquidebleufrémissant.—Je…jevoudraism’enaller.Ilyaunechosequejevoudraisaccomplir.Jesaisqu’ilyaencore

beaucoupàfaireici,beaucoupdechosesàmettreenplace,mais…Ellem’adresseunregardpénétrant.—Crachelemorceau.—J’aimeraisvoirl’océan…Celafaitdesmoisqueçamedévoredel’intérieur.Ledésirdevoirau-delàduGrandMurpour

découvrircequiexistedel’autrecôté.Franchirlafrontièredel’infimepartiedumondeoùonnousa

confinés,allerau-delàdesrempartsérigésparlaroyauté.Contemplercequinousaétécachédepuisdessiècles.

LeregarddeSilseradoucit.Ellemecomprend.—Faiscequetuasàfaire,dit-elleenmetapotantl’épauleavantdesetournerfaceàlatablede

travaildeLucien.*

Nous inhumons les morts sur le terrain qui entoure la Salle des Ventes ; les Protectricesensevelissentlesleursséparément,àl’abrid’unbosquet.

Vingt-cinqentout.Indi,Olive,lapetiteRosieKelting…Gingerestmorteelleaussi.Commenousrecouvronsleursdépouillesdeterre,unemyriadedefleurspousse;chaquefillevoits’épanouirlasienne sur sa tombe, une dernière fois. Les petites fleurs jaunes d’Indi s’entrelacent à celles auxpétalesvertfoncéd’Olive.

—Jeveuxvoirl’océan,dis-jeàRaven.Ellemedécocheunsourireespiègle.—Moiaussi.Ont’accompagne.—On?Elle jetteuncoupd’œilpar-dessussonépaule,endirectiondeGarnetetAshquise tiennentun

peuàl’écart,assistantàlacérémonie,trèsintime,àdistancerespectable.Ravenpousseunsoupirthéâtral.—Detoutefaçon,sionpartaitsanseux,ilsnoussuivraient.(Ellemeprendparl’épaule.)Quand

veux-tupartir?

Nousprenonslaroutelesurlendemain,letempsdepréparernotrepériple.JepensaisqueHazeletOchrevoudraientm’accompagneretseraient impatientsderentrerchez

nousdansleMarais.Maisàmagrandesurprise,ilsrejettenttouslesdeuxrésolumentmaproposition.—Jenepeuxpasyretourner,ditHazel.Toutestdifférentàprésent.J’aitrouvéunsensàmavie.

Ici,jesersàquelquechose.Commentpourrais-jeretournerdansleMaraisetfairecommesiderienn’étaitalorsquetoutaradicalementchangé?

—Oui,acquiesceOchre.Enplus,leCercledelaCléNoireabesoindemoi.Devraiestêtesdemule,chuchotelavoixdeLucienàmonoreille.Commemoi,pensé-je.—Commevousvoudrez.Jen’aipasenviedemedisputeraveceux.Ilssontlibres.—Soisprudente,merecommandeSienna.— Ne prends pas de risques inutiles, ajoute Sil. C’est encore dangereux là-bas. Les combats

continuentdanslescerclesinférieurs.—Nevousenfaitespaspournous,Sil, répliqueallègrementGarneten luiassénantunebonne

tapedans ledos.Vousoubliezquenousavonspourguide laProtectrice lapluspuissantedenotretemps?!

—Ladeuxièmepluspuissante,maugréeSil,déclenchantunfourirecollectif.NousmettonslecapverslesudetfranchissonslesruinesdumurprèsdelaSalledesVentes.Il

nous faut quasiment une journée entière pour traverser leCommerce.Quoique les habitants de cecerclesesoientrendusassezviteaprèslachutedelaroyauté,nousconstatonspasmaldedégâtstoutautourdenous.Bonnombredeboutiquesontétépilléesoubrûlées.

NousparvenonsaumurquisépareleCommercedelaFumée.

—Tupensespouvoirnousouvrirlechemin?s’enquiertGarnet.—Biensûrqu’ellelepeut,répliqueAsh.JemeconnecteàlaTerreetsavourelasensationpuissantequim’envahit.Celled’êtreenracinée

dansquelquechosedeprofondetdetrèsancien.Jesenslespierresquiconstituentlemur,jelessaluecomme de vieilles amies. Et lorsqu’elles commencent à s’écarter, je m’emplis d’un pouvoirbienveillant. Ce mur-là n’est pas aussi massif que celui du Joyau. Je me contente de former unpassageassezlargepourquenousnousyfaufilions.

Une scène de dévastation totale s’offre à nous. La Fumée a manifestement subi le gros descombats.Lesusinesontétérasées.Lescadavresjonchentlesruesetlescombatscontinuentdefairerageàtraverslecercletoutentier.

J’atteins lemurquinousséparede laFermeavecunprofondsoulagement.Àpremièrevue,cecercle-là sembleavoirétéépargnépar laviolence.Maisnouspassonsbientôtdevantune fermeenruine.Lechampquil’entoureestentièrementcalciné.Commetantd’autresàtraverslecercle,ainsiquenousledécouvronsaufildenotrechemin.IlnousfautquelquesjourspourtraverserlaFerme.

Nousparvenonsaumurquinous isoleduMaraisà lanuit tombée.Mespiedssontendolorisetmondoscourbaturé,maisilmesuffitdem’unirà laTerrepourquemesforcesmereviennent.Lemur se découpe telle une silhouette noire sur le ciel étoilé. Je n’ai pas besoin de le voir pour ledétruire.Enrevanche,ilfaittropsombrepourcontinuernotrechemin,aussipréférons-nouscamperàl’ombredesrempartsjusqu’aupetitmatin.

Jeme réveille à l’aube.L’air estmordant ; des gouttelettes de rosée semblables à des cristauxparsèmentma chevelure. J’observe l’horizon opalescent qui s’illumine au fil des secondes. Alorsapparaissentlespremièreslueurs.Desrayonsorangésagrémentésdetouchesderoseetoraspergentle ciel. Lentement, une symphonie de couleurs s’y joue, la nature saluant le commencement d’unenouvellejournée.

J’aitoujoursaimél’aurore.Elleincarneàmesyeuxl’espoir.Aprèsunpetitdéjeunerfrugal,nousreprenonslaroute.Ravenetmoinousmettonsd’accordpour

aller rendre visite à notre famille sur le chemin du retour – je crains de ne plus jamais vouloirrepartirsijevoismamèreavantd’avoirrejointleGrandMur.

Au début, le Marais nous semble déserté. Je prends alors conscience que la plupart destravailleurs devaient se trouver dans les autres cercles aumoment où la révolution a éclaté.Nouscroisons des vieillards et des enfants seuls ou avec de jeunes mères. Le GrandMur se profile àl’horizon. Nous avons beau marcher, j’ai l’impression qu’il s’éloigne au fil de nos pas et qu’ildemeureinatteignable,toujourshorsdenotreportée.

Maissoudain,voilàquenousparvenonsàlalimitedelaville.Faceànous,unevasteétenduedeterresècheetcraquelée.DevantnousleGrandMursedresse,majestueuxetmenaçant.Ilestencoreplus impressionnant que dansmon imagination ; il dépasse de loin les autres remparts de la Citésolitaire.Jesaisqueseule,jeneseraijamaiscapabled’enveniràbout.

Plus nous nous en approchons, plus il en impose.Un vent cinglant souffle à travers la plainedéserte,soulevantpoussièreetterretoutautourdenous.Nousmarchonslongtemps;lemursembledeplusenplushaut.Quandnousarrivonsenfinaupieddesremparts,jelèvelatêtepourtenterd’endistinguerlesommetetmoncoumelancetantjebasculelatêteenarrière.

Jemetournefaceàmescompagnons.—Jenepeuxpasdétruirecemur.Garnetécarquillelesyeux.Ashsemblelégèrementdésarçonné.

—Parcequ’ilest…trop…—…gros,achèveRaven.«Gros»,c’estuneuphémisme.Lemur,constituédepierresgrisesetmarronfoncé,estenpartie

couvertdemousseetdelichen.Raventendlebrasetfaitglissersapaumesurlasurfacerugueuse.Unpetitcriluiéchappesoudain.

—Suivez-moi,dit-elle.Elles’éloigneencourant.Garnetlarattrapeaussitôt;Ashetmoileuremboîtonslepas.J’ignore ce que Raven cherche, toujours est-il qu’il lui faut une bonne demi-heure pour le

trouver.—Là!s’exclame-t-elleenpointantundoigttriomphantsurlemur.Toutd’abord,jenevoisrien.Puis,peuàpeu,lesmarchessedétachent,encontrasteaveclemur,

sculptéesdanslapierre.Jesuisl’escalierduregard;ils’élèvesihautqu’ilseperddanslesnuages.Audépart, lesmarchessont largeset lisses,maisaufildenotreascension,ellesrétrécissent.À

mi-chemin,mescuissessontàl’agonieetunvilainpointdecôtémevrilleleventre.Jen’osemêmepasregarderdanslevide;lahauteurestabsolumentterrifiante.C’estsanscommunemesureaveclatour de la Salle desVentes d’où Sienna etmoi avons lancé le signal.Aux trois quarts dumur, lepaysageencontrebasnousapparaît enminiature– lesmaisons sontminuscules, lesarbresàpeinevisibles.J’aperçoisl’ensembleduMaraisetlaFerme.

— À ton avis, combien de temps… a-t-on mis… pour construire ce mur ? demande Ash,pantelant.

—Vingt-cinqans,répondGarnetdutacautac.Ravenluiadresseunregardsurpris.—Ehbienquoi?Commentpourrais-jeignorercedétailaveclamèrequej’aieue?Elleadore…

(Ils’interromptets’éclaircitlavoix.)Elleadoraitracontercommentnotrefamilleavait«construit»leGrandMur.Subventionné,certes,maisqu’onn’aillepasmefairecroirequ’unseulmembredelaMaisonduLacajamaistouchéunebriqueouunepierre.

—Maintenantc’estpourtantlecas,souligneRaven.Garnetcontemplesesmainscommes’illesdécouvraitpourlapremièrefois.—Oui.Jesupposeque tuasraison. (Ilhausse lesépaules.)De toutefaçon, laMaisonduLaca

cesséd’exister.Donc,àvraidire,jenesuispluspersonne.— Que je ne t’entende plus jamais dire une chose pareille, s’emporte Raven. Après tous les

sacrificesquetuasconsentis!—Est-cequ’onpeutcontinuer,s’ilvousplaît?s’impatienteAsh.Adosséaumur,sonvisagegrimaçantafficheuneteinteverdâtre.—Tun’étaispasobligédenoussuivre,dis-jealorsquenousreprenonsd’unpaslourd.Chaquemarcheestuneépreuve.Lesmusclesdemesjambesmebrûlent.—Biensûrquesi,réplique-t-il,lesdentsserrées.Moiaussijesuiscurieuxdevoircequ’ilyade

l’autrecôté.—Jenesavaispasquetuavaisautantlevertige.Ilpartd’unrireessoufflé.— Je l’ignorais aussi, figure-toi. Ce n’est pas juste un peu haut… j’ai l’impression que nous

montonsjusqu’auciel.

Une fois au sommet, c’est comme si nous étions passés dans une autre dimension. L’arête duGrandMurfaitenvironsixmètresdelarge.Lapierreestcribléedetrous.Ici,leventestmauvais;ilme pique, me mordille et me pince comme s’il cherchait à savoir qui je suis. Frémissanted’appréhension,jemedirigelentementversl’autreextrémité.

Leborddumurn’estplusqu’àquelquespasdemoi.Soudain,ilm’apparaît.L’océan.Identiqueàceluiquenouscontemplonsdepuislafalaise.Ravenpousseuncridesurpriseetglissesamaindanslamienne.

Ilestàlafoisgrisetbleuetinfini.Descentainesdemètresencontrebas,lesvaguessebrisentsurunelongueplagedesable.L’espaced’uninstant,jesuistentéedecroirequ’iln’existeriend’autreàl’horizon,hormiscetteîleetl’eauquilacerne.

C’est alors que j’aperçois les bateaux. Leur coque est pourrie, leursmâts fendus, leurs voilesuséesparlevent,l’eauetlesannées.Maisilssontbeletbienlà.Unedouzaineaubasmot,réunisdansunecriquenonloindumur.Peut-êtrelaroyautélesa-t-elleconservéspourdesraisonssentimentales.Àmoinsqu’ilsn’aientétéoubliés.Peuimporte,cequicompte,c’estleurprésence.Carcelasignifiequelaroyautéestvenued’uneautreterre,commeleraconteleLivredeSil.

—Desbateauxcommeceux-là,jen’enaivuquedansdeslivres,commenteGarnet,admiratif.Ashs’estécrouléparterre;ilcontemplel’océand’unregardavide.Jem’assiedsprèsdelui.—Jamaisjen’auraiscruquejeverraisl’océandemesyeux,dit-il.—Moinonplus.—Maistul’asdéjàvu.—Cen’estpaspareil.—C’est incroyable, s’extasieRaven en enroulant son bras autour de la taille deGarnet tandis

qu’ildéposeunbaisersursatempe.Leparfumiodédelameremplitmesnarines,àlafoispiquantetdoux.Lefracasdesvaguesse

mêleauhurlementduvent.Àcesbruitssejointunesortedechant,dansunelangueétrangequejenepeuxappréhender.Unelitaniequimeréchauffelecœurtoutenmerendantmélancolique.

Noussommesentraindenousréappropriercetteîle,pensé-jeenmedemandantsi lesfantômesdesProtectricesentendentetcomprennentmespensées.Pourvous.Pournous.

Les chants augmentent autourdemoi avantde s’estomper, emportéspar levent, échomourantd’uneracequiafaillis’éteindre.

Maisquiasurvécu.NousdemeuronsassissurleGrandMuretcontemplonslecoucherdusoleilàl’horizon.Lamain

d’Ashenveloppelamienne;ellemeréchauffe.Ici,jemesensentière.Larébellion,laroyauté,laCitésolitairesemblentbienlointaines.Ici,seulssubsistentlebleuduciel,ladoucemorsureduvent,etlegrondementlégerdel’océan.Monregardseposesurmesamiset jesongeàceuxquenousétionsnaguère,etàtoutlecheminquenousavonsparcouru.

JesuisredevenueVioletLasting.Jesuisenfinchezmoi.

avecd’autresromansdelacollection

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