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COLLECTION: «SI 1900 M'ÉTAIT CONTÉ»

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C O L L E C T I O N : « S I 1900 M ' É T A I T C O N T É . . . »

Nous avons des difficultés à imaginer un monde où les mai- sons ne possédaient pas l'électricité, ni l'eau courante, ni le chauf- fage central, ni le téléphone, ni la télévision. Où les fiacres, les coupés et les cabriolets circulaient dans les rues parfumées au crottin. Où d'humbles objets comme la lampe à pétrole, la chauf- ferette, le soufflet, avaient leur utilité quotidienne et contribuaient à créer un modeste confort.

Cette époque-là, pourtant, c'était hier. Des hommes et des femmes l'ont vécue, et apportent leurs témoignages sur ces temps à la fois si proches et si lointains. Derniers témoins d'un monde disparu, leurs souvenirs ont valeur de document.

Tout le monde ne vivait pas de la même manière en 1900. C'est pourquoi chacun de ces ouvrages s'attachera à refléter les aspects de classes sociales bien déterminées, en France comme à l'étranger. Tel est le propos de « Si 1900 m'était conté », col- lection dirigée par Claude Pasteur et Jean-Claude Pasteur.

D é j à p a r u s :

L A V I E DE CHATEAU.

L E S B O T T I N E S A BOUTONS.

A u T E M P S DES TROÏKA.

I L ÉTAIT UNE FOIS LA M O N T A G N E .

L 'AMÉRIQUE AVANT LES G R A T T E - C I E L .

L A M É D E C I N E A LA B E L L E E P O Q U E .

U N M I N E U R NOMMÉ P A T I E N C E .

L A CORSE DE MON E N F A N C E .

M O N V I L L A G E EN POLOGNE.

GENDARMES A LA B E L L E E P O Q U E .

QUAND LES LABOUREURS « COURTISAIENT » LA T E R R E .

L E S F O L L E S A N N É E S DE CHAMONIX.

LA BELLE ÉPOQUE A 30 A L'HEURE

Victor BREYER

LA BELLE ÉPOQUE A 30 A L'HEURE

Préface de Claude Pasteur

E D I T I O N S F R A N C E - E M P I R E

68, rue Jean-Jacques Rousseau, 75001 Paris

Vous intéresse-t-il d 'être tenu au courant des livres publiés par l 'éditeur de cet ouvrage ?

Envoyez simplement votre carte de visite aux

E D I T I O N S F R A N C E - E M P I R E ,

Service « Vient de paraître »

68, rue J.-J.-Rousseau, 75001 Paris,

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0 Editions France-Empire, 1984

Tous droits de traduction, de reproduction et d 'adaptat ion réservés pour tous les pays.

IMPRIMÉ EN FRANCE

Les Editions France-Empire remercient l' Automobile-Club de

France pour son précieux concours et la Société DUNLOP pour son aimable contribution à réalisa-

tion de cet ouvrage.

PRÉFACE

Il fallait posséder un style de journaliste, un esprit « sportif » et beaucoup d'humour, pour croquer sur le vif avec tant de bonheur ces scènes d'un âge à la fois proche et déjà lointain. Or, Victor Breyer était jour- naliste sportif, et, en son temps, rédacteur à l'Auto, rédacteur en chef de Vélo, et enfin directeur de l'Echo des Sports. La foi dans l'avenir de la mécanique, en même temps qu'un don malicieux d'observation, en firent le spectateur privilégié de ces tentatives audacieu- ses pour conquérir la route.

Ce qui donne tout leur charme aux souvenirs de Victor Breyer, c'est qu'il ne raconte que ce qu'il a vu, précisant que « certains événements importants pourront être passés sous silence, alors que d'autres moins reten- tissants recevront les honneurs de la citation ». Ce côté « témoignage visuel » qui ne doit rien à la compilation, lui ménageait tout naturellement sa place dans la collec- tion « Si 1900 m'était conté ».

Car Victor Breyer vécut intensément les années 1900. Mêlé à l'action, il assista aux débuts de presque tous les grands pionniers de l'automobile, partagea leurs

espoirs, applaudit à leurs succès, et noua avec cer- tains d'entre eux des liens durables, comme avec son ami Marcel Renault mort tragiquement dans la course Paris-Madrid, — sans oublier son long et affectueux commerce avec son confrère journaliste Charles Faroux. Victor Breyer était homme d'amitié.

Reporter, il suivit (en bicyclette, la voiture de Presse n'existant pas encore !) les courses historiques de Paris- Rouen, Paris-Bordeaux, Paris-Madrid (qui se termina tra- giquement). Il décrivit avec humour la « guerre des Car- burants », guerre épique qui mit aux prises les « vapo- ristes » et les « pétroliers », sans oublier quelques tenants de l'électricité. Les anecdotes jalonnent son récit : pneus qui crèvent, roues qu'il faut démonter, pannes intermina- bles, et le Fléau Poussière de sinistre mémoire !

Dans la première partie : « Les Temps héroïques », il évoque la fameuse coupe Gordon-Bennet, la randon- née historique Londres-Brighton à travers une Grande- Bretagne farouchement autophobe, la création de l'Au- tomobile-Club de France, la première coupe de la Presse en 1907, d'autres hauts faits encore.

La seconde partie consacrée aux précurseurs, nous fait connaître ces personnages prestigieux dont les noms sont plus célèbres que les figures : Serpollet, Levassor, Peugeot, Dunlop, Bollée, Renault, Michelin, Delâge, Bugatti, Voisin, Citroën. Le profane découvre que si Albert de Dion était marquis, Henry Ford débuta à treize ans comme apprenti serrurier, que John Boyd Dunlop, le génial inventeur du bandage pneumatique, était vétéri- naire à Dublin, et que « Mercédès » était le nom de la fille du constructeur.

Victor Breyer, fidèle à son propos de ne raconter que ce qu'il a vu et entendu, passe sous silence le nom

d'Edouard Delamare-Deboutteville, qui en 1884, déposa un brevet d'invention d'un moteur « à gaz perfectionné », autrement dit le premier moteur à explosion, mis au point avec son mécanicien Léon Malandin. Ces deux moteurs de 4 chevaux chacun avaient été fixés... sous le coffre d'un antique brack préalablement débarrassé de ses brancards ! Et cela roulait ! Présenté à l'Exposition internationale de Lyon en 1884, l'« objet » eut un succès de curiosité... et on n'en parla plus. D'Edouard Delamare-Deboutteville non plus, qui tomba dans le plus profond oubli. C'est que ce chercheur éclectique, son brevet déposé, s'était tourné vers d'autres inventions qui ne touchaient plus au domaine de l'Automobile. Ni constructeur, ni cou- reur, il ne rencontra probablement jamais Victor Breyer, d'où son absence dans son palmarès.

Victor Breyer ne relatant que du « vécu », il nous appartient donc de compléter son ouvrage dans cette pré- face par quelques brèves évocations historiques ou anecdo- tiques.

C'est en 1770, que le sieur Nicolas Cugnot présen- tait à Louis XV son « fardier à vapeur », monstre de fer- railles qui avait la prétention d'avancer tout seul, sans le secours des chevaux. Cet engin terrifiant qui vomissait des étincelles, terrorisait les braves gens, entre autres le gardien d'un péage auquel Cugnot demandait poliment combien il devait lui payer pour passer :

— Rien pour vous, passez vite, passez vite, mon- sieur le diable !

Louis XV perplexe et Choiseul hésitant demandè- rent à des « experts » d'examiner le curieux véhicule. Lt général marquis de Saint-Auban fut formel :

— La manie des nouveautés a été portée à un point à peine croyable : on a prétendu substituer aux voitures

et aux chevaux qui traînent l'artillerie des machines à feu, mises en mouvement par des pompes et des pistons !

Cette idée saugrenue de remplacer des chevaux par des machines cheminera longtemps. Des voitures sans chevaux ? Allons donc ! Pourquoi pas des charrues sans boeufs ?

Tant que la France, autour des années 1890, ne compta qu'un nombre restreint de ces curieux véhicu- les, l'opinion publique ne s'émut pas. Mais lorsque l'on en vint à dénombrer deux mille voitures, l'inquiétude, puis l'effroi et la réprobation, se firent jour un peu par- tout. Bien que la limitation de vitesse fut fixée dans les villes à douze kilomètres/heure, certaines voitures dépas- saient le trente !...

De la folie ! Panhard et Levassor, dans leur prospectus de 1889,

expliquaient que leurs véhicules possédaient une petite, moyenne et grande vitesse qui pouvait atteindre dix-sept kilomètres à l'heure, voire vingt dans les pays plats et peu accidentés ! Mais, ajoutaient prudement les construc- teurs, « ces grandes vitesses exigent de la part du conduc- teur une grande attention, et ne sont pas toujours à conseiller »...

De son côté, la Locomotion Automobile, organe officiel des premiers chauffeurs, écrivait en 1898 :

— Modérez la vitesse de vos voitures automobi- les, contentez-vous d'une vitesse raisonnable, sans quoi vous allez provoquer des mesures administratives regret- tables.

Un journal inaugura même une nouvelle rubrique intitulée : « Les autos homicides. »

Qu'on ne s'imagine pas que la circulation était plus facile qu'aujourd'hui : elle était au contraire beaucoup

plus périlleuse, en l'absence de tout règlement; les char- retiers obstruaient obstinément les rues, les piétons encom- braient les chaussées; les chevaux se cabraient aisément, — surtout quand ils apercevaient un tacot pétaradant. S'il faut en croire une statistique, les accidents « hippo- mobiles » tuaient en moyenne cinquante personnes par an et en blessaient deux cent cinquante.

Un incident bien caractéristique de la mentalité de l'époque mit le feu aux poudres en 1898 : un certain Hugues Le Roux, publiciste, qui se promenait en lisant son journal sur la chaussée de la rue de Courcelle, avec sa femme et ses enfants, sursauta en entendant un violent coup de corne, et vit arriver un brack-automobile lancé à 12 kilomètres/heure ! La petite famille eut le temps de se garer, mais furieux d'avoir été dérangé dans sa promenade, le publiciste adressa au Préfet une lettre ouverte qui parut dans le « Journal ». Il y déclarait « avoir failli être écrasé avec sa femme et ses enfants par un monsieur monté dans une automobile lancée à la vitesse d'une loco- motive ! « L'agent pris à témoin avait levé les bras au ciel en répondant : « Hélas, monsieur, nous sommes désar- més devant ces gens-là, ils nous échappent par la fuite ! »

Le publiciste en colère insistait sur les périls que faisaient courir au public ces engins meurtriers, particu- lièrement aux environs du Bois, où ils constituaient « un grave danger pour les enfants, et une terreur pour les parents qui ne savent jamais si les bonnes et les nourri- ces ramèneront les petits qui leur ont été confiés ».

— Je suis du nombre de ceux qui considèrent que la sécurité n'existe plus dans les rues de Paris, concluait l'irrascible. Et puisque vos agents se déclarent désarmés, j'ai l'honneur de vous avertir qu'à partir d'aujourd'hui, je me promène avec un revolver dans ma poche, et que

je tirerai sur le premier chien enragé qui, monté sur une automobile ou un tricycle à pétrole, s'enfuira après avoir risqué d'écraser les miens ou moi !

La publication de cette lettre ouverte fit grand bruit, et incita le Préfet de Police à rappeler aux chauffeurs qu'ils ne devaient pas dépasser les douze kilomètres/ heure réglementaire, vitesse estimée d'ailleurs bien suf- fisante par la Locomotion Automobile. Cette revue d'avant- garde, osant prévoir le temps où il n'y aurait peut-être plus de voitures à chevaux, suggérait que l'on pourrait alors réclamer du Préfet une vitesse supérieure, de seize et même vingt kilomètres à l'heure !

Cependant, l'automobile faisait doucement, mais sûre- ment son chemin. L'exemple venait de haut : en 1900, M. Loubet, Président de la République, descendait les Champs-Elysées en teuf-teuf à la vitesse (exagérée) de 30 kilomètres/heure ! « La quatrième vitesse va même jusqu'à quarante, écrivait un journaliste admiratif, mais elle ne peut être risquée que sur route, car les Champs- Elysées ne sont pas assez longs pour se lancer... »

Le successeur de M. Loubet, Armand Fallière, se hasardera, lui, jusqu'à... Versailles. On dut le dépous- siérer à l'arrivée !

Il faudra néanmoins attendre 1928, pour que Gas- ton Doumerque décide de mettre à la retraite les coupés et calèches avec leurs chevaux, et même la lourde dau- mont d'aparat des sorties de galas; désormais, une grande voiture-automobile officielle remplacera dans la cour de l'Elysée les beaux équipages d'antan.

Longtemps auparavant, on s'était interrogé sur l'es- thétique des carrosseries. En effet, les constructeurs conser- vaient autant que possible les carrosseries classiques des anciennes voitures à chevaux : phaétons, charrettes anglai-

ses, breack, coupés, victorias, landeaux, etc. En 1894, le Figaro fut le premier journal à avancer qu'à véhicules nouveaux devaient s'adapter des carrosseries nouvelles, — et d'organiser sur cette lancée un concours... de des- sins ! Mais aussi fertile que fut l'imagination des concur- rents, on avait toujours l'impression qu'il manquait quel- que chose devant le siège du cocher... En quelque sorte, un cheval !

Lors d'un des premiers Salons de l'Automobile en 1898, le Tout-Paris des Lettres et des Arts donnait son avis : Cattules-Mendès et Leconte de Lille penchaient pour la forme d'un char antique, « à l'avancée balcon- nante et incurvée, telle que nous la montrent les bas- reliefs du Panthéon ». Rodenbach opinait pour la forme d'un traîneau. Le plus grand nombre se déclarait hostile « à une aussi laide chose que l'automobile ».

C'était bien l'avis de la duchesse d'Uzès, née Anne de Mortemart, qui jugeait ces engins « horribles » et se jurait bien de n'en jamais avoir. Mais elle était trop intel- ligente pour s'enferrer longtemps dans un préjugé, et bien- tôt, elle commença à entrevoir l'extraordinaire avenir de ces étranges mécaniques.

Quand, en 1894, une automobile franchit la dis- tance Paris-Rouen à l'allure vertigineuse de... vingt et un kilomètres à l'heure, la duchesse enthousiasmée com- mandite un constructeur pour qu'il lui livre une voiture : la première voiture conduite par une femme. Car cette célèbre amazone, la seule à avoir reçu le titre de « lieute- nant de louveterie », et qu'on n'imagine pas autrement que coiffée de son tricorne, fut la première dame à obte- nir son permis de conduire !

— Moi qui ai toujours tant aimé les chevaux, et qui m'étais promis de ne jamais avoir ces horribles machi-

nes, les automobiles ! J'ai, à ma décharge, le précédent de M. Thiers à qui son intelligence même avait masqué l'avenir du chemin de fer ! Et puis, mon ostracisme n'a pas duré longtemps, puisque j'ai eu l'une des premières autos, que j'ai voulu apprendre à conduire, et j'ai eu mon permis dès ma première sortie, en mai 1897, s'il vous plaît ! Ce qui me classe parmi les anciennes du volant. Comme je me suis bien amusée, avec mon petit break qui est maintenant au Musée des Voitures de Compiè- gne, quel honneur pour lui !

Ce ne fut pas un caprice, l'engouement passager d'une grande dame éprise de nouveauté : à quatre-vingt trois ans, la duchesse d'Uzès devenait présidente de l'Au- tomobile-Club féminin, et comme telle, organisait des ral- lyes qui furent de véritables succès.

— J'ai organisé un rallye automobile féminin Paris- Rome qui fut en tous points réussi...

Au point que la duchesse présenta sa petite cara- vane de dames au Pape qui les bénit !

Jusqu'en 1900, les voitures roulaient sans imma- triculation. Ce fut le Conseil municipal de Lyon qui décida d'immatriculer les automobiles. Cette mesure, qui devait bientôt s'étendre à toute la France, fut d'abord très mal accueillie : les chauffeurs faisaient remarquer qu'ils étaient des gens sérieux et conscients de leurs res- ponsabilités; l'idée d'être immatriculés comme des bagnards leur semblait vexatoire. Pour fronder les forces de l'Or- dre, certains imaginèrent de barbouiller d'huile leur pla- que, en sorte que la poussière qui s'y agglutinait, la ren- dait illisible...

On n'arrête pas le progrès : en 1906, on goudronne les routes nationales et départementales. Et pourtant, l'animosité contre les fous du volant ne désarmait pas.

Les moindres accidents relançaient la campagne anti- automobile. Il y eut des interpellations à la Chambre, le ministère Combes faillit tomber à cause de la course Paris-Madrid. Les magistrats se montraient particulière- ment féroces envers les « chauffards ». En 1902, des avo- cats fondaient une « Société pour la protection de la vie humaine contre les automobiles et autres véhicules méca- niques ». En 1908, un juriste distingué de la Faculté de Droit de Paris, Ambroise Colin, adressait à tous les cons- tructeurs français une lettre-circulaire qui nous semble aujourd'hui ahurissante, où il conseillait de ne plus cons- truire d'automobiles.

— Monsieur, je crois bien faire en appelant votre attention sur l'opportunité qu'il y a de quitter l'industrie de l'automobile... Cette construction pour laquelle on s'était si inconsidérément outillé subit un ralentissement

qui va s'accentuer encore plus. Le Salon du Grand Palais n'a pas donné de bons résultats au point de vue commer- cial; les commandes y ont été rares, et la crise de l'au- tomobile va s'accentuer. Il importe de quitter au plus vite une industrie qui n'a plus d'avenir. Avant peu, des lois nouvelles vont être votées par la Chambre des Dépu- tés et approuvées par le Sénat afin de rendre les automo- biles responsables des accidents nombreux et anonymes qu'ils font chaque jour, et dont les colonnes des grands journaux sont pleines. Dans le public, un sentiment una- nime est qu'il faut arrêter ces accidents. Tandis que des millions de chevaux circulent sans presque causer d'acci- dents, quelques milliers d'automobiles remplissent la France de graves accidents, et on peut dire que leurs roues sont teintes de sang. Aussi, suivez mon conseil : changez d'industrie. Ne construisez plus d'automobiles, ne vendez plus d'automobiles. Vous servirez la cause de l'humanité en

même temps que vos intérêts. L'industrie des automo- biles se meurt. Les acheteurs ne veulent plus de ces engins de mort et d'accidents. Veuillez agréer, etc.

Or, cette même année 1908, le nombre des voitu- res, qui était de quelque deux mille à la fin du siècle, était passé à quarante mille !

« Mais où sont les chevaux d'antan ? » Rassurons- nous, ils sont toujours là, — dans le moteur ! Et j'aime que la puissance de nos véhicules continue à s'apprécier en termes hippiques : quatre chevaux, quinze chevaux... Je me plais à y voir une sorte d'hommage rendu à ces vaillants compagnons qui, pendant tant de siècles, nous voiturèrent sur les routes du monde.

Arrêtons-là ces évocations qui n'ont d'autre préten- tion que celle de mettre le lecteur dans l'ambiance.

Avant de terminer, qu'on me permette d'adresser une pensée affectueuse à celui qui fut notre grand ami : René Le Grain-Eiffel, petit-fils du constructeur de la Tour Eif- fel. René Le Grain-Eiffel était lui aussi un fervent de l'automobile à laquelle il apporta son estimable contri- bution. Il eût été heureux de ce livre.

Claude PASTEUR.

I

LES TEMPS HÉROIQUES

1

LE PARIS-ROUEN DE 1894

Répondant à une de ces enquêtes dont la presse fai- sait, si j'ose ainsi m'exprimer, ses choux gras, Tristan Bernard employa une expression d'apparence quelque peu vulgaire, mais qui disait bien ce qu'elle voulait dire. Choi- sis parmi les sommités du Sport, les « enquêtés » étaient priés de préciser leur rôle dans ce domaine. Et le bon maître barbu répondit : « Je n'ai jamais été en sport autre chose qu'un simple voyeur ! »

J'ai bien peur que la remarque ne vaille également pour moi, au moins en ce qui concerne mon rôle dans l'histoire des développements de l'automobile. Mon seul mérite, si c'en est un, consiste à m'être trouvé là, de par mes fonctions de journaliste, à une époque où notre presse sportive ignorait la spécialisation des rubriques. La remar- que, soit dit en passant, s'appliquerait aussi exactement à l'aviation, dont j'ai également vécu les premiers âges.

En automobile, je m'avoue donc, au point de vue technique, d'une ignorance crasse, étant simplement le

monsieur que les hasards de l'existence transformèrent en témoin de la prodigieuse épopée.

Avant de me mettre à la tâche, il me faut encore ajouter un mot. Ce sera pour légitimer le caractère assez décousu des notes qui vont suivre, bien que mes récits doivent, dans la mesure du possible, respecter l'ordre chronologique. Moins encore s'apparenteront-ils à un his- torique de la locomotion automobile, domaine dans lequel des as tels que Baudry de Saunier, Louis Boneville et H.O. Duncan ont opéré avec une maîtrise à laquelle je ne saurais d'aucune façon prétendre.

Simplement, pour me servir d'une locution qui fit autrefois fortune, je voudrais tenter de retracer ici ce que mes yeux ont vu. C'est dire que certains événements importants pourront être passés sous silence, alors que d'autres, moins retentissants, recevront les honneurs de la citation. Cela en raison de ce que je me trouvai, de plus ou moins près, mêlé à l'action.

Nous voici bien d'accord. Au rideau !

Ce que mes yeux ont vu

Il se lève sur une manifestation qu'on peut consi- dérer comme une de celles qui servirent le plus efficace- ment chez nous au « lancement » de la locomotion nou- velle : le Paris-Rouen du 2 juillet 1894.

Les gens qui ne sont pas de l'époque, comme on dit, apprendront avec surprise que Paris-Rouen ne fut pas la première épreuve en date organisée à l'intention des véhicules mécaniques. J'ai souvenance d'avoir, aux envi- rons de l'an 1887, assisté à une course de « voitures

sans chevaux » sur la route de Saint-James, entre Neuilly et Suresnes. Elle était due à l'initiative de Paul Faussier, un pionnier à qui les générations suivantes n'ont guère rendu hommage. Aussi bien, le terme « course » peut-il sembler excessif, car l'épreuve se réduisit à un walk-over, celui-ci exécuté par un quadricycle à vapeur, piloté par M. Georges Bouton, qui venait de s'associer avec M. Albert de Dion pour la fabrication de ce genre d'engins. Soit dit en passant, M. Bouton mourut, alors qu'il allait atteindre allègrement ses quatre-vingt-dix printemps.

Reconnaissons que Paris-Rouen, venant sept ans plus tard, revêtit une toute autre envergure. Son auteur res- ponsable fut Pierre Giffard, journaliste incomparable et précurseur génial, dont j'ai eu souvent l'occasion de dire que si la justice était de ce monde, la plus belle place de notre capitale porterait sa statue.

Concours, et non course

Circonstance que les contemporains de Paris-Rouen eux-mêmes peuvent avoir oubliée : dans l'idée de son promoteur, chez qui les tendances utilitaires dominaient l'esprit purement sportif, il ne s'agissait pas d'une course, mais bien d'un concours, dont le classement serait basé sur un ensemble de constatations et d'appréciations, la vitesse n'étant qu'un des éléments du problème. C'est tellement vrai que le premier prix ne fut pas attribué à la voiture de Dion-Bouton, arrivée en tête au but, mais partagé entre Peugeot et Panhard, dont les véhicules avaient terminé respectivement 2e et 4

Un coup d'œil sur les notes que j'ai conservées sur

l'événement, dont le retentissement fut énorme à l'époque, établit que Paris-Rouen n'avait pas réuni moins de 102 engagements, mais que 21 concurrents seulement se présentèrent au départ, un certain nombre d'inscrits ayant été déclarés inaptes par le jury d'examen. Ainsi qu'il est indiqué plus haut, le marquis (alors comte) de Dion, pilotant un tracteur à vapeur attelé à une victo- ria, arriva à Rouen le premier. Il avait franchi les 130 kilo- mètres du parcours en 5 h 40 ce qui, déduction faite des arrêts obligatoires stipulés au règlement, représentait une vitesse (!) moyenne horaire de 22 kilomètres. A noter que quinze voitures accomplirent le trajet, parmi lesquel- les figuraient, outre le vainqueur effectif, cinq Peugeot, quatre Panhard, une Lebrun, une de Bourmont, une Vacheron, une Le Blant et une Roger Benz, ces cinq dernières marques ayant depuis longtemps disparu, alors que les autres ont accompli la plus glorieuse des car- rières.

Les voilà ! Les voilà !

Et pour en terminer avec ce sensationnel événe- ment, un souvenir personnel de nature à appuyer ces observations.

Alors rédacteur au défunt mais glorieux Vélo, je me trouvai délégué par ses directeurs Pierre Giffard et Paul Rousseau pour assurer le compte rendu de ce que nous considérions comme une course, plus exactement de son passage à Gaillon, avec description de la montée fameuse. Il faut avoir vécu les premiers balbutiements de la locomotion nouvelle pour imaginer le spectacle auquel j'assistai sur la terrible butte. Aucun des concur-

rents ne parvint à l'escalader sans stopper afin de sou- lager ou « rafraîchir » le moteur, ni sans caler la voi- ture à l'aide la béquille, alors indispensable pour éviter une fâcheusement involontaire marche arrière. La plu- part durent se délester de leurs passagers, dont certains subirent de terribles suées en courant à côté du véhicule pour le pousser !

Une anecdote, absolument authentique, me servira de mot de la fin. Alors que j'étais au contrôle, situé à l'entrée de la ville, et dans l'attente des concurrents de tête, savez-vous comment nous fut annoncée l'imminente arrivée de De Dion ? Pas par téléphone, ni par T.S.F., bien entendu. Mais par un brave cycliste local, arrivant à toutes pédales, à peine essouflé, de Vernon, et qui déclara tranquillement en mettant pied à terre : « Les voilà, ils seront ici dans quelques minutes, je les ai lais- sés à trois kilomètres ! »

2

PARIS-BORDEAUX-PARIS (1895)

On ne saurait oublier que dans le domaine de l'au- tomobile, le carburant-roi est — et, jusqu'à nouvel ordre, restera — l'essence de pétrole : King Petrol, pour em- ployer le langage imagé des Américains.

Ceux des « jeunes » qui se targuent peu de rétros- pection auraient tort de croire qu'il en fut ainsi dès les premiers âges de la locomotion nouvelle. Au contraire, la décade 1890-1900 qui vit naître et se développer la voiture mécanique, fut marquée par une bataille dont l'enjeu était la suprématie dans la spécialité qui nous intéresse. Fameux match mettant aux prises trois concur- rents qui alignaient des tenants de valeur : électricité, pétrole, vapeur.

Une compétition de pareille envergure mérite sa place parmi ces souvenirs, et je ne manquerai pas de la lui consacrer en temps utile. Aujourd'hui, l'ordre chrono- logique que j'entends observer le mieux possible me commande de donner la préséance à une manifestation d'importance en quelque sorte historique, mais à laquelle,

seuls deux des protagonistes du duel triangulaire pri- rent part: la course Paris-Bordeaux-Paris de juin 1895.

Une vraie course

Retraçant un jour l'histoire du cyclisme, mon regretté ami Maurice Martin a pu écrire que le Bordeaux-Paris de mai 1891 avait été le coup de clairon qui sonna la charge victorieuse de Paris-Brest quelques mois plus tard. Figure expressive qui s'applique admirablement aux deux pre- mières grandes épreuves automobiles organisées chez nous.

Si Paris-Rouen révéla les possibilités latentes de la voiture sans chevaux, Paris-Bordeaux-Paris apporta aux masses la plus éclatante des confirmations. De ce jour, il fut établi que l'engin qu'on avait, un peu partout, même en haut lieu, considéré comme un jouet, était en réalité le levier d'une véritable révolution dans l'art de se dépla- cer, et qu'il allait sonner le glas des antiques moyens de locomotion. D'autant qu'il s'agissait cette fois d'une for- mule, simple et directe entre toutes, celle de la course, la vraie course, dont le lauréat devait franchir le plus rapidement les 1 200 kilomètres du parcours.

Le chiffre suffit à faire comprendre et apprécier les raisons de l'abstention quasi totale des champions de la voiture électrique, déjà aux prises avec le problème de l'accumulateur léger ou de la recharge pratique en route. De fait, une seule « électrique », celle de Jeantaud, figura parmi les engagés, et si elle prit le départ, son nom n'apparaît même pas sur la liste des concurrents passés au premier contrôle !

S'affrontèrent seuls les tenants de l'essence et de la vapeur, ceux-ci frais émoulus de leur « victoire morale »

de Paris-Rouen l'année précédente, ceux-là encouragés par les progrès qu'avait marqué au cours de cette période, le moteur à explosions. En résumé, le tableau des cin- quante inscrits comprenait, outre le véhicule Jeantaud, une proportion d'engins à essence nettement supérieure à celle des vaporistes. Le contingent devait d'ailleurs se réduire à vingt et un partants, se décomposant comme suit : quatorze pétroliers, six vapeurs, un électrique.

Le signal fut donné à la sortie de Versailles, le matin du 11 juin 1895, par intervalles de deux minutes.

Déroute des vaporistes

J'allais omettre de signaler que Pierre Giffard ayant, au nom du Petit Journal, dont il était le principal dirigeant refusé d'organiser la manifestation, en raison des risques d'accidents, elle avait été mise sur pied par une Commission spécialement constituée. La présidence en était dévolue à de Dion, dont la dévorante activité fit à la fois un organisateur et un coureur. Mais la chance qui l'avait accompagné dans Paris-Rouen lui retira cette fois ses faveurs. A Blois, une panne irrémédiable le contrai- gnit à l'abandon, tandis qu'un peu plus loin, la même mésaventure mettait hors de combat, son associé et cama- rade d'équipe Georges Bouton, qui avait joué le rôle du leader au début du parcours. Enfin, Léon Serpollet, autre grand champion de la vapeur, se vit arrêter au retour de Bordeaux, où il avait viré huitième. En résumé, Léon Bollée, conduisant sa fameuse Obéissante, fut le seul vaporiste à accomplir le trajet, et termina neuvième sur dix arrivants.

Le triomphe des voitures à pétrole se révélait donc

écrasant. Réalisant une remarquable performance, Emile Levassor se classa bon premier. Le co-directeur de la grande firme de l'avenue d'Ivry avait couvert les 1 200 kilomètres du parcours en 48 heures 27 minutes, soit une moyenne horaire dépassant légèrement 24 kilo- mètres. A noter que Levassor ne prit aucun repos en cours de route. En effet, arrivant à Bordeaux, fort en avance sur ses prévisions, il ne trouva pas au contrôle le mécanicien qui devait le relayer, et que l'usine avait envoyé de Paris tout exprès, ceci suivant un article du règlement qui autorisait les changements de conducteur durant l'épreuve. Conséquemment, Levassor conserva le volant, ou plus exactement la barre, et prenant à peine le temps d'une légère collation, remit le cap sur la capitale, parvenant à la Porte Maillot, où se faisait l'arrivée, moins de vingt-quatre heures plus tard.

T echnique

Circonstance que je m'en voudrais de ne pas souli- gner tout spécialement, Paris-Bordeaux-Paris servit de débuts aux bandages pneumatiques en course automobile. Non que la voiture victorieuse et ses suivants immédiats en fussent munis. Même, il est amusant de rappeler que Levassor, à qui on les offrait, avait décliné la proposition en haussant les épaules. Un seul des véhicules concurrents était monté sur les boudins remplis d'air, et André Michelin en personne le pilotait.

C'était une voiture Peugeot, qui termina en queue du lot des classés, dixième sur dix, près de quarante-huit heu- res après le vainqueur. Il sied d'ajouter que le « Père Michelin » comme les jeunes gens de mon espèce appe-

laient déjà assez irrévérencieusement le génial industriel, avait subi un nombre incalculable de crevaisons, et ne dut de terminer le parcours qu'à la précaution prise de poster des équipes d'ouvriers et du matériel de réparation et rechange un peu partout sur le trajet. Car le pneu était alors fragile et il n'existait pas de roues amovibles.

Moins d'une demi-douzaine d'années plus tard, l'ad- juvant tant décrié à ses débuts devait régner en triom- phateur...

A l'usage des amateurs de technique, indiquons que la Panhard-Levassor gagnante comportait un moteur 2 cylindres 80 X 120, d'une puissance nominale de 4 chevaux, avec une direction à barre franche, dite « queue de vache » et des bandages en caoutchouc plein. Disons aussi, en toute équité, que les trois voitures pla- cées derrière Levassor étaient des Peugeot, et qu'une autre de même marque, qui avait également accompli le par- cours, se vit déclassée pour avoir changé de roue.

Un journaliste nègre

En vue de compenser l'aridité de ces détails, au surplus nécessaires, je terminerai sur une anecdote non dépourvue de saveur.

De même qu'à l'occasion de Paris-Rouen l'année précédente, la direction du Vélo m'avait donné mission d'assurer une partie du compte-rendu de la grande course. Mes instructions étaient de prendre le train pour Orléans (nul ne songeait alors, et pour cause, aux reportages en automobile) et de circuler ensuite à bicyclette jusqu'à Blois, de façon à faire un récit quelque peu vivant de cette section de l'itinéraire.