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Les Cahiers de la Revue Défense Nationale 1 ER JUIN 2012 9H - AMPHI FOCH - ÉCOLE MILITAIRE COLLOQUE AGIR DANS L’INCERTITUDE Quelle place pour la vision du décideur et la prise de risque ? COL G A OQUE LL GIR E A R D AN S G A L GIR INC A R D CER AN RTI S TU DE L Q uel INC e p e plac l CER pour la vi RTI ision du TU décideur DE 1 ER JU 9H AMP et la 2 1 0 IN 2 PH prise de risque ?

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Les Cahiers de la

Revue Défense Nationale

1ER JUIN 20129H - AMPHI FOCH - ÉCOLE MILITAIRE

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AGIR DANS L’INCERTITUDEQuelle place pour la vision du décideur et la prise de risque ?

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Agir dans l’incertitude

Quelle place pour la vision du décideur et la place de risque ?

Préparation et mise en pageJérôme Dollé

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Sommaire

Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?STÉPHANE GÉNOT, MAXIME QUENIN-CAHN, LOUIS TILLIER

L’incertitude n’est pas nouvelle, elle a toujours existé. Elle est cependant aujourd’hui amplifiéepar un flux d’informations toujours plus grand et toujours plus rapide et par la science elle-même. Dès lors, le rôle du décideur est d’en tirer parti.

La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner

les incertitudesVITAL DUCHESNE, NICOLAS MEUNIER, MAXIME QUENIN-CAHN, THIERRY VAUTRIN, AYMON WESTPHAL

La maîtrise des risques est développée et pratiquée dans le monde de l’entreprise, dans l’aéro-nautique et dans l’administration. À travers une approche croisée, cet article se propose de tirerquelques conclusions concrètes, efficaces et réalistes en termes d’organisation interne et d’éva-luation du risque.

Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risquesCYRIL DE JAURIAS

Dans l’armée, l’approche du risque est bien souvent intuitive et liée au caractère du chef.Pourtant, le monde anglo-saxon a développé avec succès le Risk Management, décortiquant lesmécanismes de la prise de décision. Adopter une culture du risque, c’est connaître et assumerles risques pris.

Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude

dans les entreprises privéesALAIN BEAUVILLARD, JULIETTE SIMONIN

Appuyé sur une récente étude menée par le cabinet Bain & Company, l’article étudie lespra tiques des entreprises face aux aléas de leur environnement. Trois actions-clés émergent del’étu de : l’anticipation des événements, l’ajustement de la stratégie et la réorganisation desstruc tures.

La culture du risque dans l’action de l’État : approches croiséesJEAN-ROBERT JOUANNY, RÉMI SONGEUR

Comment les décideurs institutionnels, civils et militaires, appréhendent-ils le risque ? Appeléstous deux à servir l'État, les auteurs ont tenté d'y répondre librement, en se référant aux parti-cularités de l'action de la nation tant sur le volet civil que militaire.

Prendre en compte l’incertitude

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L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmesLUDOVIC HOSTAUX, ALEXANDRE LEMAIRE

Les outils d’aide à la décision fournissent une analyse très détaillée propre à orienter fortement lechoix du décideur. L’homme sera-t-il bientôt un rouage inutile dans la boucle décisionnelle ? Posercette question, c’est se demander si les ordinateurs sont capables de choisir.

Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?BENJAMIN DE MAILLARD, OLIVIER SAUNIER

Toute décision repose sur le renseignement et la prospective, au bon dirigeant de prendre la bonnedécision. Mais le renseignement peut être manipulé par l’adversaire. De la valeur donnée auren seignement découle la façon d’appréhender le processus décisionnel.

L’utopie de l’organisation idéaleDAVID KRIEFF, LOUIS TILLIER, AYMON WESTPHAL

Si l’organisation idéale, valable en tous temps et en tous lieux existait, sans doute l’aurait-on déjàtrouvée. En revanche, il existe certains principes généraux qui peuvent guider l’organisation desstructures allant de la start-up à la firme multinationale.

Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques et les ententesADELINE DEROUBAIX, ÉRIC FACOMPREZ

Nos concurrents ou nos voisins sont souvent les premières sources de l’incertitude. Ce simpleconstat pousse beaucoup d’entreprises à s’associer afin de réduire l’incertitude et affronter plussereinement l’avenir. Quels enseignements peut-on en tirer dans le domaine diplomatique ?

La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

RENAUD GRUNENWALD, THOMAS ROSIERConçue pour protéger le fort du faible, la loi doit apporter protection et sécurité. Pourtant,tou jours plus technique et difficile d’accès, elle se révèle parfois facteur d’incertitude et d’insé-cu ri té. La prise en compte du domaine juridique est désormais un élément clé du processusdéci sionnel.

Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?ÉRIC FACOMPREZ, MURIEL SIGNOURET

Dans les temps difficiles, de grandes personnalités ont réussi là ou tant d’autres échouent.Pourtant, en temps habituel, de tels hommes peuvent passer inaperçus. Le bon manager est-ilnécessairement un visionnaire ? Doit-il être doté d’un grand charisme ?

S’organiser pour faire face à l’imprévu

Quels décideurs dans ce monde incertain ?

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Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolutionNICOLAS MEUNIER, PIERRE DE THIEULLOY

Des penseurs de tous horizons ont découvert dans l’homme quatre aspects déterminant sa façonde réagir. Ces quatre aspects sont comme quatre ressorts qui équilibrent ou déséquilibrent notrepsychisme. Le principe de précaution n’est-il pas le fruit d’une vision tronquée de la naturehumaine ?

Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?HÉLÈNE BLASSEL, NICOLAS MEUNIER

Face à la perte de sens qui caractérise nos sociétés, le décideur a une grande responsabilité. Il doitdonner du sens à l’action et expliquer le bien-fondé de l’engagement en expliquant le « pourquoi ».N’est-ce pas aussi en tant qu’individu que le décideur parvient à réduire l’incertitude ?

Et la confiance ?ADELINE DEROUBAIX, PIERRE DE THIEULLOY

L’homme d’action cherche à diminuer l’incertitude. Il se rassure par des outils et des tableauxde bord. Mais n’est-il pas lui-même, par sa méfiance ou son inquiétude, un facteur d’incerti-tu de ? Quelle place faut-il donner à la confiance dans l’action de groupe ?

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L’équipe du colloque souhaite rendre un hommage particulierau professeur Hervé Coutau-Bégarie

décédé avant l’achèvement de ce projet,après en avoir encouragé les premiers pas.

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Ont collaboré à ce volume

Élèves de la promotion « Marie Curie » de l’École nationale d’administration :

Alain BeauvillardAdeline DeroubaixJean-Robert Jouanny

David KrieffBenjamin de MaillardMaxime Quenin-CahnMuriel Signouret

Officiers de la promotion « Maréchal Juin » de l’École de guerre :

Vital DuchesneÉric FacomprezLudovic HostauxMyriam Hy

Cyril de JauriasPascal Larose

Alexandre LemaireLouis-Xavier RenaudGautier Saint-Guilhem

Olivier SaunierRémi Songeur

Pierre de ThieulloyLouis Tillier

Thierry Vautrin

Élèves de l’École des Hautes études commerciales :

Hélène BlasselStéphane Génot

Renaud GrunenwaldSophie Ligneron

Matthieu MarandetNicolas MeunierThomas RosierJuliette SimoninAymon Westphal

Sous la direction du capitaine de vaisseau Paul Massart,de M. Fabrice Larat et du professeur Pascal Chaigneau.

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Le monde est-il plus incertainaujourd’hui ?

Stéphane Génot (HEC)Maxime Quenin-Cahn (ENA)

Louis Tillier (EDG)

Mesurer l’incertitude, c’est la soumettre à la subjectivité de son proprejuge ment. Car même si celle-ci est constante, elle change de forme,d’in tensi té, de caractéristiques. Prenons quelques exemples historiques :

la Fronde, la bataille de Waterloo ou l’hyperinflation de la République de Weimarsont des périodes incertaines dans les domaines politiques, militaires, sociaux etéconomiques à des périodes différentes. D’où peut donc venir cette impressiond’incertitude qui domine aujourd’hui ? Est-elle cyclique ? Quelles sont ses caracté-ristiques ?

L’incertitude est cyclique

Certaines périodes sont plus stables, facilitent notre capacité à nous proje-ter dans l’avenir. Les périodes les plus incertaines sont souvent liées aux crises, à larupture d’un équilibre alors que le nouvel équilibre n’est pas encore trouvé. Dansle Temps des crises, Michel Serres note six événements (1) qu’il appelle nouveautésmillénaires et changent en profondeur notre société dans l’espace et le temps. Noussommes bien dans une période transitoire où il faut décider et agir afin de prendreune nouvelle voie vers un meilleur équilibre susceptible de diminuer l’incertitude.Cet entre-deux incertain peut être défini comme une période de changement deréférentiel alors même que nous sommes nous-mêmes façonnés par notre forma-tion et nos expériences passées ainsi que par les référentiels passés et présents.Diminuer l’incertitude qui nous entoure et se préparer à ce nouveau référentielpasse donc par la compréhension de cette incertitude. Quelles en sont donc lescaractéristiques ?

Cette incertitude nous semble marquée par trois éléments fondamentaux :la contraction du temps, le nouveau rapport entre le temps et l’information formépar les médias, et l’interdépendance croissante des systèmes.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) Ces six nouveautés millénaires concernent l’agriculture, les transports, la santé, la démographie, les connexions et lesconflits ; Michel Serres : Temps des crises ; Éditions Le Pommier, 2009 ; 78 pages.

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Caractéristiques de l’incertitude

Le temps

La contraction du temps a profondément modifié notre société. Elle toucheautant le matériel, c’est-à-dire les hommes et les objets, que l’immatériel constituéd’informations. Les deux sont étroitement liés. Je peux être à Paris le matin, Milan lesoir et New-Delhi le lendemain, tout en obtenant en temps réel le cours de l’indiceNikkei et le résultat du dernier match des Chicago Bulls. L’expression de « village-monde » consacre cette réalité, puisque je peux aussi facilement me déplacer, m’in for-mer ou acquérir un objet en réduisant la notion de distance.

La première conséquence est la primauté des flux sur les stocks. Celademan de un effort d’abstraction d’une réalité sans cesse en mouvement. Il fautcom prendre les flux, le sens de leur évolution. Mon stock est-il en diminution ou encroissance ? Selon quelle vitesse ? Comment agir sur cette vitesse ? Le stock finit parne plus exister puisque seule compte l’information. Nous allons vers une dématéria-lisation trompeuse. La réussite miracle d’Enron, puis sa faillite, en sont symptoma-tiques. Spéculer sur des marchés virtuels énergétiques, déconnectés de la réalité,réser ve des surprises, celui du réveil brutal et du retour à une réalité bien matérielle.Dans ce tourbillon incessant de matières et d’informations, le rôle du dirigeant estbien de ne jamais oublier ce lien entre l’immatériel et le matériel. De savoirrecon naître la valeur réel le, et celle qui est virtuelle, des objets qu’il manipule.

Ensuite, la contraction du temps nous impose un rythme de plus en plusélevé. Ne pas agir à temps, c’est prendre le risque d’être dépassé par son concurrentou son adversaire. Or à la précipitation, il faut savoir opposer le choix du momentopportun. Une célèbre formule de Cervantes résume cette volonté de ne pas se lais-ser imposer un rythme, de « laisser du temps au temps » (2). Le décideur doit doncidentifier le moment opportun pour agir. La complexité se trouve autant dansl’identification du créneau pour agir que dans sa plus courte durée pour agir.Quand il obéit à une stratégie préalablement définie et connue de tous les acteurs,le travail d’identification gagne en réactivité et l’action en pertinence.L’identification du créneau permet à chacun d’identifier les moments opportuns,d’informer de ces moments et d’agir. La guerre sur mer, c’est-à-dire sur des théâtresimportants par leur taille avec peu de moyens de communication, est caractéris-tique de cette capacité à trouver le moment opportun pour attaquer. Les prélimi-naires de la bataille de Trafalgar, la course des flottes britanniques, françaises etespagnoles entre la Méditerranée, les Antilles et la Manche en sont emblématiques.De la réunion des flottes, du moment de leur rencontre et de la connaissance de lastratégie commune dépend l’issue de la bataille décisive.

Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

(2) Miguel de Cervantes : L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche ; 1605-1615.

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Le flux d’information

Le temps se manifeste également dans son rapport avec l’information.L’information, accessible par tous et immédiatement, impose la réactivité. Le déci-deur doit maîtriser l’information qui émane de lui et de ses actions, sous peine delaisser un concurrent, voire un adversaire, l’exploiter, ou bien encore de prêter leflanc à une mauvaise compréhension par des acteurs extérieurs. À la préoccupationdu temps s’ajoute l’impératif de la gestion des médias.

Dans une société renforçant en permanence sa demande de transparence,l’opinion publique exerce une influence significative sur les décisions, qu’ellesrelè vent de la sphère publique ou privée. Les médias en demeurent un vecteur pri vi-légié. S’y ajoute, depuis quelques décennies, un faisceau de moyens techniquesper mettant la diffusion d’informations de manière moins structurée mais de plus enplus influente : Internet et toutes les techniques et méthodes qui s’y rattachent (blogs,réseaux sociaux), mais aussi la diffusion de la téléphonie mobile par exemple.

La rapidité du changement de pied du gouvernement fédéral allemandaprès l’accident de Fukushima concernant l’avenir de l’énergie nucléaire enAllemagne est un exemple marquant de l’influence de l’opinion. Abstraction faitede toute interrogation sur la pertinence des choix arrêtés, force est de constater qu’àun débat qui durait depuis plusieurs mois voire années entre les principaux partispolitiques du pays a succédé une décision qui peut apparaître comme extrêmementrapide eut égard aux enjeux. Il est probable que la prise en compte du choc consti-tué par l’accident sur l’opinion allemande a constitué un élément majeur de l’ac cé-lération du processus décisionnel.

Le temps de la décision était habituellement imposé par la nature de la déci-sion. Le conducteur freine rapidement pour éviter le piéton. La décision est rapidepour parer un danger immédiat. À l’inverse, la décision de construire le tunnel sousla Manche a été longue. Elle s’inscrit dans la durée, et en soi le temps de cette déci-sion correspond à la portée de cette mesure. Or les médias, l’émotion qu’ils véhicu-lent et l’immédiateté qui nous entoure, précipitent les décisions. Urgence et impor-tance sont souvent confondues. Ce n’est pas parce qu’un événement est importantqu’il réclame une décision urgente. Le dirigeant doit cependant prendre acte, rapi-dement, de l’importance de l’événement. Il montre ainsi à l’opinion publique ou àses subordonnés qu’il est conscient du problème posé. Mais il doit avoir suffisam-ment de cran et de recul pour temporiser la décision, sans précipitation, et l’inscriredans un cycle plus long indispensable à la réflexion.

La complexité de notre environnement

Un nouveau mot est apparu dans le vocabulaire courant en 2007 : systé-mique. La crise est systémique, en cela que la chute d’un acteur individuel, par seseffets néfastes sur son environnement immédiat, risque d’entraîner la

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désta bi li sa tion de l’entièreté du système. La fragilité d’un des acteurs ou d’unpro cessus a des conséquences hier insoupçonnées.

Au « tout est relatif » de 1905 succède aujourd’hui le « tout est lié ». Sansabeilles, plus de vie sur terre. Sans banques, plus de prêts et plus d’État. À moinsque ce ne soit sans État, plus de soutien à l’économie et donc la failli te desbanques ? Les débats deviennent techniques, sans fin, sans solution évidente.Comment agir dans ces conditions ? Deux solutions scientifiques ont jusqu’àpré sent prévalu : l’observation et la modélisation. Observer le fonctionnementd’un système, voir comment il réagit, permet de corriger la trajectoire en tempsréel. Le risque est la tentation de conduire en temps réel, et dans un tempo de plusen plus rapide, comme seule méthode de gouverner. Je peux même, dans ce cas,arriver à un cap inverse sans même m’en rendre comp te, suite à d’infimes coups debarre toujours dans le même sens. Le temps court, de la réaction, finit alors parpréempter le temps long, du choix stratégique. La modélisation n’est en effet pastoujours pos sible, car la réalité est devenue trop complexe. Fixer un cap, une direc-tion à suivre et s’y tenir devient dans ces moments la seule façon d’avancer. Elledeman de cependant de la hauteur. Napoléon disait souvent que, dans l’action, laréussite n’était due qu’à la réminiscence (3). Le savoir du dirigeant, sa culture géné-rale, est indispensable. Alliée à une fine observation de son environnement, elledevient une intuition terriblement efficace.

Cette interdépendance du système-monde constitue un défi pour les orga-nisations chargées de soutenir les décideurs. D’une logique de tuyaux d’orgues, quireposait sur la certitude qu’il était possible de traiter chaque problématique indivi-duellement et ainsi d’isoler les différentes sources d’incertitude des unes des autres,les entreprises ont parfois adopté une organisation matricielle qui matérialise lapluralité des entités qu’affecte une décision spécifique. Pour l’administrationpublique, cette réflexion est cruciale. Chaque ministère (ou, à travers lui, chaquedirection) assume, au plan administratif, la gestion d’un pan de la politiquepublique, alors que son ministre est, selon la formule dédiée, « responsable de sonexécution ». Il demeure que le gouvernement endosse collectivement la responsa-bilité politique des décisions prises. Dans une administration qui reste – pour desraisons parfaitement légitimes tenant à la nécessité de gestion et de contrôle – orga-nisée sur un modèle pyramidal, apparaît ainsi un besoin de structures ou depro cessus dont le rôle est d’assurer la cohérence interministérielle des décisionsprises : administrations ensemblières, choix d’arbitrage entre positions divergentesou, en particulier dans l’administration de l’Union Européenne, consultationsobligatoires des autres acteurs du système de décision. La complexité de l’environ-nement entraîne donc une complexité accrue des organisations : leur maîtrisedevient un défi supplémentaire pour le décideur.

Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

(3) « Sur le champ de bataille, l’inspiration n’est le plus souvent qu’une réminiscence… Ce n’est pas un génie qui merévè le tout à coup, en secret, ce que j’ai à dire ou à faire dans une vie inattendue pour les autres, c’est la réflexion, la médi-tation » ; Commentaires de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, 1867.

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Assumer la persistance du risque et de l’incertitude

Les limites de la réduction de l’incertitude par la science

Enfin, ces trois éléments, contraction du temps, omniprésence des médiaset complexité des systèmes, brisent le rêve nourri par plusieurs générations, depuisLouis Pasteur, les grands progrès de la médecine et de l’ensemble des sciences,d’ac céder à une société où le risque serait enfin maîtrisé. Comme l’écrit Ulrich Beckdans La société du risque (1986), la science a, entre le XIXe et XXe siècle, donnél’es poir de mieux maîtriser son futur et les risques qui lui étaient associés. Mais lacroyance en la possibilité du risque nul a, in fine, affecté la confiance dont la scien cedisposait. Depuis la seconde guerre mondiale, nous avons l’impression que lascien ce n’est plus source de solutions mais qu’elle est elle-même porteuse d’incerti-tude et de risques. De progrès, la science est devenue synonyme de danger.

L’approvisionnement énergétique et alimentaire de l’humanité en estl’exemple emblématique. La croissance de la population mondiale et l’élévation desniveaux de vie accroissent les besoins sur ces deux plans. Certaines technologiespourraient, en renforçant la capacité de production, contribuer à fournir uneréponse à ces défis, mais présentent à terme des risques plus ou moins bien identi-fiés qui les rendent difficilement acceptables par l’opinion. L’énergie nucléaire et lesOGM sont vivement débattus ; les avantages qu’ils sont susceptibles de fournir jus-tifient-ils les dangers qu’ils engendrent ?

Choisir le niveau du risque acceptable

Le rôle du décideur est de définir un équilibre entre le niveau de risque etle bien-être garanti de l’institution qu’il sert. Sauf renoncement définitif à touteaction, le risque nul est une chimère. Notre société moderne, devenue « risquo-phobe », exige cependant que quelqu’un endosse la responsabilité des événementsnéfastes qui pourraient survenir : assumer à l’égard de son institution l’existenced’un risque incompressible est une dimension du rôle du décideur. Son corollaireest la capacité qu’a le décideur de modifier le niveau des risques encourus. Entre lesdifférentes options qui s’offrent au décideur pour remplir un certain objectif,cer taines sont plus risquées que d’autres. Retenir une option risquée peut faire senssi les effets positifs qui en sont attendus sont jugés suffisants pour compenser lerisque. À l’inverse, une option peu risquée remplira l’objectif avec une probabilitéélevée, mais pourra présenter l’inconvénient d’être plus consommatrice enres sources. Le décideur doit assumer les avantages comme les limites de la solutionqu’il a adoptée : accepter le risque pour en tirer, si les choses se déroulent pour lemieux, un grand bénéfice, ou au contraire consentir à une perte de bien-êtrecol lectif afin de ne pas courir un risque jugé excessif. Cette décision est rendueencore plus complexe par l’incertitude qui enveloppe les résultats à attendre d’une

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certaine décision : rares sont les cas où le décideur peut savoir exactement le béné-fice qu’il retirera d’une action donnée.

Dans une société craignant désormais la science, la bonne compréhensionpar le décideur du « principe de précaution » est essentielle. La formulation origi-nelle (4) de celui-ci exprime bien la responsabilité du décideur face à l’incertitudescientifique. Loin d’être un encouragement à l’inaction, auquel il est souvent assi-milé de manière erronée, le principe de précaution exhorte les décideurs à assumerleur entière responsabilité : celle de trancher en état d’information incomplète. Ilest à ce titre particulièrement intéressant que la formulation retenue pour l’inser-tion du principe de précaution dans la Constitution française indique quellesactions prendre afin de réduire l’incertitude (évaluation des risques, mesures pro vi-soires et proportionnées) (5). Le principe de précaution replace le décideur dans sonvrai rôle. Il ne doit plus seulement appliquer les recettes dictées par la science,qu’elle soit économique, physique, biologique ou autre : ce n’est pas un simpleexé cutant. Il doit au contraire tracer la ligne à suivre au milieu du brouillard.L’incertitude est au fond le champ d’action véritable du décideur.

Tirer parti de la complexité

Le concept de société de la connaissance perd de sa pertinence. Certes,l’in formation est prisée ; elle s’accroît et circule à un rythme soutenu. Pourtant,l’information déplace plutôt que remplace l’incertitude. Elle permet certes deréduire la possibilité qu’un événement négatif se matérialise ; autrement dit,l’in formation réduit le risque. À ce titre, sa recherche doit certainement être encou-ragée. Mais l’incertitude augmente à mesure que notre compréhension de lacom plexité du monde s’accroît et que les organisations humaines se complexifientpour y faire face. Aussi, paradoxe de l’état d’avancement de notre société moderne,le champ visible de l’incertitude est mouvant : il continuera de se déplacer et des’étendre (6) avec l’information. C’est pourquoi l’action du décideur s’insère plutôtdans une « société de la méconnaissance », pour reprendre le terme du philosopheespagnol Daniel Innerarity.

L’extension de la connaissance souligne en effet la complexité des phéno-mènes. Elle modifie le cadre dans lequel intervient le décideur :

Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

(4) Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Sommet de Rio), juin 1992 : « En cas derisque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pourremettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ».(5) Charte de l’environnement, Article 5. « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connais-sances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, parapplication du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évalua-tion des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».(6) « Avec l’avancée de la connaissance et précisément en vertu de cette croissance, le non-savoir s’accroît d’une façon plusque proportionnelle » ; Daniel Innerarity : « Le retour de l’incertitude » in El Pais, 7 octobre 2008.

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Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

l Elle fait davantage ou mieux percevoir les zones d’incertitude qui persis-tent. Le décideur peut alors chercher à exploiter les nouvelles informations pourréduire une partie du risque.

l La connaissance étend la perception des risques. Le décideur doitaujour d’hui prendre en compte le risque nucléaire ou le risque systémique bancai redans ses préoccupations de sécurité nationale ou de supply chain, deux exemples derisques au périmètre et à l’ampleur inédits.

l Elle instaure un « clapet de bien-être », c’est-à-dire un niveau minimumde bien-être attendu socialement, que ce soit par les citoyens, les employés ouactionnaires. Cet effet limite la capacité du décideur à choisir délibérémentd’as su mer un risque accru.

Ainsi, si l’incertitude est cyclique et certaines périodes sont plus stables qued’autres, elle demeure une donnée structurelle pour le décideur de demain.

Aussi, on peut bien affirmer que le décideur n’a jamais été autant confron téà l’incertitude. Mais celle-ci ne doit pas provoquer le repli ou la paralysie : aucontraire, le décideur peut et doit en tirer parti. L’incertitude est la conditionsine qua non de l’obtention d’un avantage stratégique. Elle constitue aussi uneopportunité personnelle pour le décideur, lui offrant l’occasion de mobiliser unensemble de compétences et capacités : son discernement, hors de tout tropismesocial ou culturel, sa vision, sa capacité à mobiliser, son aptitude à saisir l’occasion,son intelligence au-delà de la logique, une logique, enfin, qui, seule, s’avère insuf-fisante dans un système complexe (7). Toute la valeur du décideur provient de sagestion de l’incertitude, une incertitude qui rend l’action plus complexe, mais luidonne l’op portunité d’enrichir et de justifier sa décision.

(7) « L’usage de la logique est nécessaire à l’intelligibilité, le dépassement de la logique est nécessaire à l’intelligence. Laréférence à la logique est nécessaire à la vérification. Le dépassement de la logique est nécessaire à la vérité » ; Edgar Morinin La Méthode (tome 4) ; Points n° 303, p. 207.

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Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

Prendre en compte l’incertitude

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La maîtrise des risques, outil du dirigeant

pour mieux cerner les incertitudesVital Duchesne (EDG)Nicolas Meunier (HEC)

Maxime Quenin-Cahn (ENA)Thierry Vautrin (EDG)Aymon Westphal (HEC)

« La cuirasse et le brouillard »

La gestion de l’incertitude est une composante essentielle des activités humainesde tous ordres. Entreprendre, bâtir et conduire des projets, consti tuent desparis sur l’avenir, sur l’état futur du monde. Le succès ou l’échec résultent

sou vent de l’évolution de certains éléments que l’organisation mise en place necontrôle a priori que peu, voire pas du tout. Le goût du risque, le coura ge de plon gerdans l’inconnu, sont alors un trait de caractère essentiel du décideur.

Se résigner à ce que la réussite ne soit que la conséquence d’un heureux coupde dés serait pourtant bien aventureux. L’incertitude qui entoure l’avenir peut êtredomptée par une approche rationnelle visant à identifier les différents risques quimenacent l’entreprise. Certains sont maîtrisables : il faudra s’adapter pour réduireautant que possible leur probabilité d’apparition ou leur conséquence. D’autres ne lesont pas : il importe alors d’assez bien les connaître pour évaluer les possibilités de seprotéger au mieux contre eux. Dans un cas comme dans l’autre, la mise en placed’une gestion efficace des risques est impérative pour permettre au dirigeant deconserver l’initiative, malgré les incertitudes, dans la gestion de son entreprise.

La menace constitue une source de danger distincte en raison de son carac-tère intentionnel. La défense contre ce péril faisant appel à des techniques bienpar ticulières, elle ne sera pas traitée ci-après.

Les trois analyses proposées, issues des domaines de l’entreprise, de l’aéro-nautique et de l’administration, permettent de brosser un large tableau desdémarches concrètes de maîtrise des risques mises en place dans chacun de cessec teurs. Malgré la diversité des risques encourus, s’impose la conclusion qu’unegestion efficace demande une réflexion profonde en matière d’organisation, à tous

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les niveaux de la hiérarchie, et apparaît le besoin d’une évaluation sereine du risqueacceptable.

Inhérente à toute activité entrepreneuriale, l’incertitude est directement liéeà la notion de risque. Aujourd’hui intégré aux instances dirigeantes de l’en treprise,le Risk Management, à travers la fonction émergente du Risk Manager, a pour objec-tif de réduire les risques pouvant toucher l’entreprise, de quelque natu re qu’ilssoient, de réduire leur impact s’ils surviennent, et d’assurer les pertes financières etextra-financières qu’ils pourraient engendrer.

Une entreprise constitue intrinsèquement un pari sur l’évolution futured’une quantité virtuellement infinie de variables – caractéristiques du marché,comportement du consommateur, innovation et bouleversements technologiques,état de la législation ou de l’environnement économique, etc. – qui sont très majo-ritairement exogènes à l’activité de l’entreprise et dont ses décideurs ne maîtrisentsouvent pas les sous-jacents. La gestion des risques, vue ici comme l’anticipationdes évolutions possibles des facteurs considérés comme les plus critiques, permetde mieux appréhender l’incertitude. De cette anticipation doit découler une adap-tation, afin de préserver l’entreprise des effets néfastes des principaux risques iden-tifiés. En d’autres termes, la gestion des risques a pour objectif de réduire au maxi-mum l’exposition des structures humaines et matérielles de l’entreprise à l’incerti-tude liée à son activité.

Puisqu’elle résulte de la probabilité de survenance d’un événementdom ma geable pour l’entreprise, la notion de risque est intrinsèquement liée à celled’in certitude. Cet événement peut être matériel – par exemple, un accident du tra-vail – ou immatériel – la perte de notoriété – mais il engendre toujours une maté-rialisation financière (perte de chiffre d’affaires, coûts supplémentaires) ou juri-dique (amende, procès). La gestion des risques en entreprise recouvre deux réalités.La première, au sommet, vise la stratégie de l’entreprise : la gestion des risquesdevient alors un instrument d’aide à la décision, directement liée aux plus hautesinstances dirigeantes de l’entreprise. La seconde réalité, qui découle des orienta-tions stratégiques de la première, irrigue, en les encadrant, l’ensemble des strates del’entreprise afin de réduire les risques de ses différentes activités. Elle revêt ici unaspect davantage opérationnel et managérial.

Le Manager des risques en entreprises (MRE) (1), fonction nouvelle apparueil y a une dizaine d’années, dirige, du haut vers le bas dans l’entreprise, l’applica-tion de la politique de gestion des risques définie en Conseil d’administration.

La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

(1) L’Association pour le management des risques et des assurances de l’entreprise (AMRAE), qui regroupe les RisksManagers des principales entreprises françaises, travaille justement à la définition de la fonction de MRE.

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La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

(2) Chez Orange par exemple, les trois fonctions sont rattachées au directeur général délégué qui met en place la gou-vernance nécessaire à l’établissement de synergies entre acteurs, outils et processus. La prise en compte de l’incertitude sefait au som met et permet d’intégrer le risque à la stratégie de l’entreprise.

L’émergence de ce nouvel acteur, dont les contours de l’action et la place peuventencore demeurer flous, a poussé les entreprises à définir son champ d’action et,sur tout, à assurer la complémentarité des approches entre l’audit interne (AI), lecontrôle interne (CI) et la gestion des risques (RM). Si le MRE traite directementde la gestion des risques, l’audit interne met en œuvre l’évaluation du contrôleinterne dit « de 1er niveau » quand ce dernier élabore les processus de contrôle del’entreprise (2).

La première tâche du MRE est d’établir et clarifier les rôles et responsabili-tés dans l’organisation en établissant un langage commun, adossé à la culture d’en-treprise. Les MRE cherchent à développer au sein des entreprises une « RiskManagement Attitude » ayant vocation à établir un dialogue intégré reposant sur desprocédures et des contrôles, une identification des bonnes et mauvaises pra tiques del’entreprise, des recommandations, des plans d’audit, des plans de pré vention descrises permettant d’éviter les « cygnes noirs ». En outre, le management des risquespermet d’optimiser les coûts en faisant supporter à un tiers le poids du risque, quiest alors effectivement transféré hors de l’entreprise. Ce tiers est souvent un assureur(voire un réassureur), ou dans certains cas un partenaire commercial (externalisationd’une activité à un sous-traitant). Ainsi, en assumant une perte cer taine et régulière(le prix de la police d’assurance), une entreprise peut se cou vrir contre une perteponctuelle, incertaine, mais potentiellement bien plus dévastatri ce. Un sous-traitantpeut jouer un rôle similaire à celui d’un fusible : en cas de réalisation du risque, lesous-traitant en essuiera les conséquences, mais protégera son donneur d’ordre.

Les outils du management des risques en entreprise sont nombreux : parmieux, la cartographie des risques permet de déterminer et hiérarchiser les risquesidentifiés pour l’entreprise. Elle est réalisée souvent annuellement au sein de toutesles directions du groupe, des marques, des filiales, des métiers et permet de mettreen avant les risques exogènes et endogènes à l’entreprise ainsi que leur traitement :procédures de veille ou de surveillance régulière, plans d’action, retours d’expé-rience. Ces plans d’action de lutte ou de diminution des risques sont intégrés dansles objectifs des managers, lesquels deviennent « propriétaires de leurs risques »(Risk ownership).

La maîtrise de l’incertitude doit être, pour le décideur, une préoccupationde tous les instants. Intégrée à la stratégie de l’entreprise, elle permet, le cas échéant,de disposer d’une longueur d’avance sur ses concurrents. On parle aujour d’huid’« ap pétence au risque » pour mettre en valeur les « bons » risques : c’est-à-dire lesrisques acceptables pour l’entreprise. En anticipant la survenance des risques inac-ceptables et leur gestion, le Risk Management permet de réduire l’in certitude liée àl’action, à la décision. Révélant ici tout son potentiel, il s’est imposé comme une

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fonction à part entière qui mobilise, de la direction au terrain, des équipestrans verses au sein de tous les secteurs : opérations, vente, marketing, finances, etc.Il évite ainsi d’avoir à subir l’incertitude pour, au contraire, mieux la prendre à soncompte et en tirer le meilleur profit.

Dans un domaine technique de pointe, le monde aéronautique érige lasécurité en préalable à toute activité. L’aviation est une activité complexe et risquéepar nature où le facteur humain et la technologie apportent des garanties maisengendrent également des incertitudes. Afin de limiter ces dernières au niveau leplus bas, dans des logiques économiques et opérationnelles acceptables, despro ces sus de réaction et d’anticipation sont animés par les opérateurs sous lasur veillance d’une autorité étatique indépendante.

Pour l’aviation, civile et militaire, comme dans de nom breux secteursd’ac ti vités, la recherche de la sécurité absolue, communément appelée « risque zéro »n’est pas un but atteignable pour des raisons technologiques (imperfections despro cessus de conception, de fabrication ou de maintenance), de connaissance(notamment certains phénomènes météorologiques), économiques (le prix d’uneheure de vol doit être financièrement acceptable) et au final pour des rai sons bienhumaines (fiabilité assez faible d’un opérateur intervenant dans la boucle d’unsys tè me).

De ce fait, le risque maximum acceptable en aéronautique fait l’objet d’un« accord de société », dont la maîtrise des risques, appelée Système de managementde la qualité et de la sécurité (SMQS), est l’outil permettant de rester dans l’enve-loppe acceptable accordée.

Dans ce cadre, le SMQS repose sur le principe de la séparation stricte entreles opérations aériennes (principalement le contrôle aérien, la maintenance et l’ex-ploitation d’aéronefs) d’un côté, et l’activité de surveillance et d’élaboration desrèglements par l’autorité étatique de l’autre.

Les activités aériennes reposent dans un premier temps sur des normes àcaractère obligatoire. Ces dernières ont su évoluer au cours des décennies au regarddu retour d’expérience, organisé à l’échelle mondiale, notamment parl’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Cette réglementation estde trois natures : technique, organisationnelle et humaine.

Par ailleurs, dans une logique d’humilité constructive, chaque agent al’obligation de relater tout événement ayant mis en jeu la sécurité afin de faireévo luer le système global. Son témoignage est analysé au sein de l’organisme où ilexer ce, dans le but de comprendre les causes du dysfonctionnement.

La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

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La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

Il s’agit dans les faits d’éviter des incidents ou accidents futurs. La plus-valuedu système tient dans les mesures mises en œuvre afin d’éviter qu’un événe mentsimi laire ne se reproduise et donc participe à la réduction de l’incertitude inhérenteà l’exercice de cette activité complexe. Son efficacité vaut également par la validationde l’analyse et des recommandations par des autorités de surveillance indépendanteset publiques (3). Celles-ci synthétisent à leur niveau tous les événements portés à leurconnaissance et émettent des recommandations qui s’imposent à tous.

Ces dysfonctionnements peuvent par ailleurs mener à l’évolution de laréglementation.

Cette chaîne vertueuse repose sur le volume de comptes rendus d’évène-ments traités. Plusieurs principes ont été adoptés. Sous certaines conditions, l’agentde première ligne – le contrôleur, le mécanicien ou le pilote – bénéficie du prin-ci pe d’impunité dès lors qu’il a relaté un incident : il a l’assurance que son témoi-gnage sera systématiquement analysé sans filtre hiérarchique.

Afin de diminuer l’occurrence des incidents, la publicité des conclusions detoutes les études est assurée, à titre d’exemple au sein d’un centre de contrôleaérien, auprès de chaque contrôleur. Dans la même logique toutes les recomman-dations nationales sont prises en compte individuellement.

Cette démarche réactive est complétée par un processus d’anticipation.Lorsqu’un changement est envisagé dans les procédures de travail, le matériel ou laréglementation, une étude est menée en amont de sa mise en œuvre. Elle vise àdiminuer les incertitudes sur le niveau de sécurité final, potentiellement dégradépar les changements d’habitudes et aléas propres à tout système dans lequel desopérations humaines interviennent périodiquement.

Les études sont réalisées par les agents au niveau où s’applique le change-ment pour être ensuite suivies et validées par l’autorité de surveillance.

Tout organisme qui envisage de modifier temporairement ou définitive-ment l’environnement de ses activités aériennes doit étudier les conséquences de cechangement et proposer des mesures en réduction de risque nécessaires au main-tien du niveau de sécurité préalable. L’évaluation des risques est réalisée sous l’anglede l’occurrence et de la gravité. Ainsi les actions visant à rendre ce risque acceptableet permettre la mise en œuvre du changement en ayant évacué les incertitudes,peuvent diminuer la fréquence et/ou les conséquences des événements redoutés.

Plus haut au-dessus de nos têtes, cette même logique est appliquée, notam-ment en France depuis l’adoption, en 2008, de la loi relative aux opérations spa-tiales. Cette loi renforce le rôle du Centre national d’études spatiales (Cnes) en tant

(3) En France, ces autorités sont la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) sous tutelle de l’Agence européennede la sécurité aérienne (AESA) et pour les aéronefs d’État, la Direction de la sécurité aéronautique d’État (DSAE).

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qu’autorité. Comme dans le domaine aérien, le principal objectif de la loi estd’as surer une maîtrise des risques techniques liés aux activités spatiales sans pourautant compromettre la compétitivité des acteurs privés du secteur.

Le rôle premier de l’administration publique est de préparer les normesrégissant la vie en société. La prolifération normative, source d’incertitudejuri dique, génère cependant un risque susceptible de contrebalancer l’effet positifde la règle adoptée. Des mécanismes d’encadrement permettent de garantir la qua-lité des règles de droit édictées.

Le cœur de métier de l’administration de l’État est l’élaboration de normesjuridiques qui définissent le cadre d’action des acteurs de la société, en vue de faci-liter leurs interactions. L’administration est donc par essence une productrice dedroit. Les règles que l’administration édicte ont vocation soit à s’appliquer demanière universelle en précisant définitivement les obligations qui incombent àchacun, soit à constituer un ensemble de normes par défaut, limitant ainsi le risqued’oubli par les acteurs et l’obligation de négocier.

Ainsi, en matière commerciale, l’existence d’un ensemble complet de règlespar défaut signifie que des entreprises peuvent se concentrer sur les éléments essen-tiels de leurs relations (notamment le produit ou le service vendu, son prix) sansavoir à discuter longuement d’éléments qui nécessiteraient une analyse longue etfastidieuse, voire sortiraient complètement de leur champ de compétence (commele choix du tribunal compétent en cas de litige, la procédure qu’il aurait à appliquer,etc.). Dans cet exemple, les règles élaborées par la puissance publique per mettentaux acteurs privés de s’engager plus aisément dans des relations contractuelles. Ellesconstituent donc un facteur important de réduction d’incertitude.

La création de droit présente cependant paradoxalement le risque depou voir générer, par elle-même, l’incertitude : lorsqu’une norme est imprécise, peuclaire, voire plus brutalement incompatible avec une autre norme, apparaît lephé nomène d’insécurité juridique. Celui-ci a pour effet de brouiller la perceptionqu’a le justiciable de ses droits. Il nuit à la possibilité de développer une jurispru-dence cohérente. Il annule donc l’effet positif de la norme en tant qu’élément deréduction de l’incertitude.

Cet effet indésirable de la création du droit a été identifié de longue date, leConseil d’État ayant appelé dès 1991 dans son rapport public annuel, De la sécu ritéjuridique, à la mobilisation des pouvoirs publics. Les décisions des juridictions fran-çaises, européenne (Cour européenne des Droits de l’Homme) et communautaire(Cour de Justice de l’Union européenne) ont souligné l’importance cruciale de cettemaîtrise du risque juridique dans la production de droit, en consacrant la sécuritéjuridique comme une exigence fondamentale de leurs systèmes respectifs.

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À l’échelon législatif, diverses mesures furent progressivement mises en œuvrepour garantir la qualité de la loi, tant du côté du Parlement que de celui duGouvernement, ce dernier proposant la majorité des lois promulguées. En ce quiconcerne l’adoption des normes réglementaires – c’est-à-dire les normes de rang infé-rieur à celui de la loi – relevant du pouvoir exécutif, c’est en grande partie au sein del’administration que les dispositifs de maîtrise du risque juridique doivent être misen place. L’on constate que l’administration française dispose traditionnellementd’une typologie d’actes réglementaires, reposant sur le renforcement des contrôlespréalables en fonction de la portée de la norme adoptée. Cette typologie représentede fait une adaptation des mesures de sécurité à la portée de la norme édictée.

Schématiquement, trois échelons normatifs se succèdent, s’accompagnantd’un renforcement progressif du contrôle grâce à l’implication d’un nombre accrud’administrations dans l’adoption de l’acte. Le premier échelon normatif est l’ar rê té,pris par un ministre sur le fondement d’une délégation (4). La portée de ce type d’actesjustifie, selon le principe d’économie des moyens, que le contrôle de sa qualité juri-dique ne soit en principe opéré que par les services du ministre signataire.

Le décret, voie privilégiée de création de normes générales, constitue unéchelon supplémentaire dans la solennité et l’importance de la décision adminis-trative et appelle donc un renforcement du contrôle. Celui-ci est réalisé tant par lesservices du ministre qui sera chargé de son exécution, que par ceux du Premierministre, signataire au premier chef.

Le décret en Conseil des ministres accroît encore le degré de contrôle, enintégrant une discussion en Conseil des ministres et la signature du président de laRépublique. Apparaît ainsi à ce niveau, outre l’implication d’une nouvelle admi-nistration (les services de la Présidence de la République), un degré de contrôlepolitique d’une nature tout à fait nouvelle, le débat formalisé entre les membres duGouvernement.

L’avis du Conseil d’État constitue enfin une modalité très intéressante derenforcement du contrôle de la qualité de la norme. L’avis peut être demandé d’ini-tiative par l’administration, en vue de renforcer la qualité de son travail. Il peutégalement être imposé par la norme sur le fondement de laquelle le texte régle-mentaire est adop té – l’on parle alors de décret en Conseil d’État. Cette procédu rede réduction du risque juridique consiste à soumettre l’acte à un organe, extérieurà l’administration « active », à qui il revient tant de conseiller l’administration quede la juger. Si ces deux fonctions ne sont bien entendu pas exercées par les mêmespersonnes sur un même dossier, il demeure que l’avis du Conseil d’État constituepour l’administration un outil précieux afin de réduire au maximum l’incertitudeque pourrait générer son action. Combinant analyse en opportunité et évaluation

(4) Le pouvoir réglementaire appartenant au Premier ministre ou au Président de la République.

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de la qualité juridique de la norme, l’avis du Conseil d’État permet à l’administra-tion d’identifier les faiblesses que présente son projet et de les corriger en amont del’édiction.

Les trois exemples pris montrent qu’une approche concrète, efficace et réa-liste est possible afin d’identifier les risques de toute activité et y apporter uneréponse, source de liberté d’action.

Ainsi, la mise en place résolue d’une démarche « maîtrise des risques »per met de transfigurer l’avenir : la maîtrise du danger étant réalisable, l’incertitudeainsi gérée peut devenir source de plus de sécurité, d’opportunités, d’améliorationsou de croissance.

Même dense, le « brouillard » de l’incertitude est moins menaçant car ledirigeant est protégé par des outils légaux et organisationnels prenant pleinementen compte le facteur humain. Cette « cuirasse » ainsi mise en place, doit toutefoisvoir son poids savamment dosé afin de ne pas générer l’immobilité qu’ellecher chait à déjouer…

Il revient au décideur de mettre en place des dispositifs de gestion des risquesadaptés à l’ampleur des problèmes potentiels : entre l’imprudence d’une méconnais-sance totale des dangers et l’obsession paralysante d’une sécurité absolue qui n’estqu’illusoire, le décideur a pour charge d’animer cette démarche de façon mature.

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Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

Cyril de Jaurias (EDG)

M a droite est enfoncée, ma gauche cède ; tout va bien, j’attaque ! Actioninsen sée ? Baroud d’honneur ? Instinct du chef de guerre ? Cette phra sefameuse pro noncée par Foch lors de la bataille des marais de Saint-Gond

(6-9 septembre 1914) nous plonge directement au cœur de la grandeur et de l’essen-ce même du rôle de chef militaire : celui de prendre des décisions. Le com mandantordonne, dirige, agit… mais pour réaliser tout cela il doit d’abord décider, choisir ets’engager. Avec toutes les conséquences, positives ou négatives, que son choix peutentraîner pour lui-même, pour les hommes qu’il commande et le succès de samis sion. Ainsi prendre une décision, quelle qu’elle soit, c’est toujours prendre un ouplusieurs risques. Celui d’échouer ou de se tromper bien sûr, mais aussi celui deperdre des vies, et d’une manière générale toute sorte de risque qui amène à perdrebien plus que ce que l’on cherche à obtenir. La prise de décision nécessite donc desqualités individuelles fortes parmi lesquelles la capacité de jugement, la clairvoyancemais aussi le courage et même l’audace parfois. Dans le cas du chef militaire une forcemorale toute particu lière est en plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’engager sa vie et cellesdes autres pour le bien supérieur qu’est la défense de la Nation et de ses intérêts.

On comprend bien ainsi que la notion de prise de risque est intimementliée à l’exercice du commandement, essentiellement en raison de la place centralequ’y occupe la décision. Pourtant « prendre des risques » ne procède pas unique-ment d’une démarche intuitive qui serait seulement l’apanage de certains chefs aucaractère bien trempé, comme on le croit trop souvent. Cela peut être le résultatd’un processus méthodique et raisonné qui ne travestit en rien le rôle du com man-dement. Ce type de processus, connu sous le nom de Risk Management, a mislong temps à s’imposer en France, mais son étude et son appropriation par les offi-ciers pourrait permettre de développer une vraie culture du risque propre à aidercertains à exercer de manière pleine et entière leur responsabilité de commande-ment. Pour peu que l’on ne se méprenne pas sur le sens de certains termes.

L’avènement de la société du risque

Il est assez paradoxal de constater que les sociétés développées qui manifes-tent une aversion particulièrement marquée pour le risque, allant même en Francejusqu’à élever le principe de précaution au rang de norme constitutionnelle, sont

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aussi celles qui ont produit ces fameuses méthodes de gestion des risques,par ti cu liè rement abouties dans le domaine des assurances, de la finance ou del’in dustrie. Que nous dit ce paradoxe sur le rapport que notre société entretient avecle risque ? Quelle évolution a pu nous conduire jusque-là ?

Le sociologue allemand Ulrich Beck a montré dès le milieu des années 80 queles sociétés occidentales étaient passées d’un type de développement usuellementqualifié « d’industriel » à un modèle qu’il désigne par le terme de « société du risque ».Il a ainsi exposé dans un ouvrage publié en 1986, traduit en France uniquement en2001, que la technologie et la science, loin de nous avoir apporté la sécurité et la pro-tection qu’elles semblaient nous promettre, avaient fait émerger un monde d’incerti-tude et même d’insécurité tout en entretenant le mythe d’un contrôle total de l’hom-me sur les éléments. La « nouvelle modernité » dans laquel le nous sommes entrés estdevenue celle d’un univers marqué par l’incertitude et le risque. Quand on songe auxgrandes catastrophes industrielles et nucléaires, récentes ou plus anciennes(Fukushima bien sûr, mais également Tchernobyl, Bhopal en Inde ou AZF enFrance), on mesure combien les avancées techniques sont également porteuses deconséquences dramatiques pour l’environnement et l’homme. Les inquiétudes dansle domaine sanitaire, qu’ont révélé les affaires du sang contaminé en France, les inter-rogations sur la consommation des OGM ou la panique planétaire à l’occasion de lavaccination pour la « pandémie » H1N1, ne font que rajouter au tableau d’unesocié té effrayée et paralysée par les risques qu’el le produit elle-même.

Cette perception totalement anxiogène de la modernité et cette aversion pourles dangers qu’elle produit ont créé logiquement un fort besoin de protection. Uneréponse technique a été apportée sous l’impulsion des sociétés d’assurance avec lesméthodes de Risk Management. Les pouvoirs publics se sont orientés de leur côté versune approche plus globale et par nature plus politique, que l’on qualifiera de « pré-cautionniste ». Ils sont partis du constat que les politiques de pré vention réellementefficaces ne s’appliquaient bien que dans des domaines où les risques étaient parfai-tement identifiés. Ils ont alors estimé que pour répondre aux attentes de la société ilfallait mettre en place une politique spécifique capable de traiter toutes les situationspour lesquelles les risques étaient incertains ou incon nus. Le principe rete nu étaitsimple : ne rien entreprendre sans certitude sur la connaissance de toutes les consé-quences d’une activité. Cette politique du « principe de précaution » s’est développéeinitialement en Allemagne (« Vorsorgeprinzip ») à la fin des années 70 avec pourobjectif de prévenir les dommages que l’homme pouvait porter à l’environnement(pollution, déforestation,…). Il s’est rapidement étendu dans les sociétés occidentalescar il est apparu comme le moyen rassurant de maîtriser la part d’incertitu de inhé-rente à la modernité. Il se caractérise aujourd’hui en Europe par un état d’esprit assezprofondément ancré de défiance par rapport à l’inconnu et de manière pratique parla mise en place de normes et de barrières juridiques visant à fournir une sécuri té parla réglementation.

Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

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Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

Reposant sur un principe évident et sain de prudence, le principe de précau-tion n’est pas mauvais en soi. En revanche, en apportant l’illusion de la disparitiondes risques et en introduisant une dimension juridique très forte, il a développé uneforme de paralysie face à l’incertitude et a contribué à entretenir la confusion entredangers, risques et moyens de s’en prémunir. Confusion portée à son extrême enFrance où ce principe a été constitutionnalisé et où les techniques de RiskManagement sont restées cantonnées aux sphères industrielles et financières. Arriverà gérer correctement l’incertitude sans tomber dans un « précautionnisme » paraly-sant nécessite donc de bien comprendre la différence entre dangers et risques.

Dangers et risques : la gestion de l’incertitude

La première notion est souvent bien appréhendée : un chien dangereux sereconnaît assez facilement, de même un haut-fond, une mer déchaînée ou le feusont des dangers perceptibles. On peut ainsi définir un danger comme tout élé-ment, matériel ou non, qui est susceptible de causer un dommage à l’homme. Lanotion de risque est plus difficile à comprendre au premier abord car elle fait appelau concept plus abstrait de probabilité. Le risque, c’est l’éventualité qu’un dangerse manifeste : un chien dangereux ne mord pas systématiquement, toutes lestem pêtes et tous les rochers ne font pas sombrer les navires…

Mais la caractérisation d’un risque n’est pas forcément aussi évidente qu’iln’y paraît : comment évaluer le risque d’habiter à coté d’une centrale nucléaire ?Quels sont les risques de condui re une opération sous-marine discrète au plus prèsd’une côte adverse ? Quels risques doit-on prendre en compte pour une patrouilleen vallée de Kapisa ? C’est bien la probabilité qu’un événement arrive, cette part desubjectivité dans l’appréciation du danger, qui caractérise le risque.

La gestion des risques c’est en fait la gestion de l’incertitude ! Ainsi oncom prend mieux à quel point la façon de se prémunir d’un risque dépend de lamanière dont on l’appréhende. Mais, autant identifier les dangers est relativementaisé (pour peu qu’on se livre à une analyse exhaustive), évaluer leur pro babilitéd’apparition, ainsi que la gravité de leurs conséquences, apparaît comme beau coupplus complexe. C’est tout l’objet des méthodes de gestion des risques.

Le Risk Management ou comment gérer les risques ?

Les assureurs, dont l’activité repose par essence sur l’évaluation du risque,ont développé en premier des techniques permettant d’optimiser leurs contrats. Lemonde industriel et les secteurs réputés « à risques », comme l’aéronautique ou lamédecine, s’y sont également intéressés de près afin de maîtriser les conséquencesde leur activité sur l’environnement ou sur la vie humaine. Quasiment toutes lesentreprises ont aujourd’hui une stratégie de gestion des risques leur permettant de

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maîtriser au mieux leur exposition aux risques économiques et financiers. Enfin,l’armée américaine dispose depuis la fin des années 90 d’une politique de RiskManagement décrite dans plusieurs manuels d’armée ou interarmées et destinée àfournir une méthode d’aide à la décision, en particulier dans le domaine opéra-tionnel. « Le Risk Management n’est pas un dispositif annexe dans le processus dela prise de décision, il doit être une méthode complètement intégrée à la planifica-tion et à la conduite des opérations » (general Dennis J. Reimer, chef d’état-majorde l’Armée de terre américaine cité en introduction du FM100-14, 1995).

Comment fonctionnent ces méthodes ? Elles partent quasiment toutes dela définition du risque comme étant le produit de l’occurrence d’un événementredouté (c’est-à-dire sa fréquence d’apparition) par la gravité des conséquences deson avènement. Ainsi le risque de crash d’un avion sur une centrale nucléairepré sente une occurrence faible mais est un événement à la gravité considérable :c’est un risque critique. À l’opposé, le risque d’arrêt inopiné d’une pompe de refroi-dissement de cette même centrale présente une occurrence plus forte, mais est unévénement aux conséquences assez faibles : c’est un risque plus réduit. Il existe éga-lement des risques à la probabilité et aux conséquences faibles et bien sûr les risquesles plus élevés : ceux qui conjuguent probabilité et conséquences fortes.

L’évaluation de tous les risques identifiés, selon la méthode « occurrence xgravité » ou une autre, a pour objectif de les hiérarchiser du plus au moins critique.Gérer les risques consiste alors à placer une limite : il s’agit de décider quels sontles niveaux de risque acceptables et déterminer une stratégie de réduction pourceux considérés comme inacceptables. En général on met en place deux éléments :

l Des mécanismes de protection pour réduire le facteur « gravité » : il s’agitde limiter les conséquences de l’événement redouté (par exemple la mise en placede coffrages en béton sur les centrales nucléaires vis-à-vis du risque de crash).

l Une stratégie de prévention pour réduire le paramètre « occurrence » : ils’agit de diminuer la fréquence d’ap parition du phénomène (par exemple interdi rele survol des centrales nucléaires). On pourrait reprendre le même type de rai-son nement vis-à-vis du risque d’échouement d’un sous-marin en opérations oupour la conduite d’une mission en zone hostile.

Il est bien évident que la mise en place de ces stratégies de prévention et deprotection a un coût potentiellement élevé dans les domaines matériel, humain, etbien sûr financier. C’est donc la balance entre l’investissement consenti et le béné-fice à en tirer qui déterminera s’il est judicieux d’agir sur le risque ou si on peutl’accepter en l’état. C’est à ce moment précis qu’intervient la « prise de risque » :quand on décide de construire un mur limité à dix mètres de hauteur pour proté-ger une centrale nucléaire soumise au risque de tsunami, on sait que l’on doitaccepter les conséquences d’une vague de taille supérieure…

Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

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Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

Toutes les méthodes de gestion des risques procèdent ainsi d’une démarcheen trois étapes : tout d’abord l’identification des dangers de la manière la plus largepossible, ensuite l’évaluation de leur criticité afin de les hiérarchiser du plus aumoins risqué. La dernière étape consiste en la mise en place d’une stratégie detrai tement après analyse du coût de la prise de risque par rapport au bénéfice à entirer. Ce processus très itératif peut être réalisé de manière exhaustive pour uneana lyse méthodique de grande ampleur : par exemple pour l’évaluation des modesd’action dans le cas d’une planification opérationnelle. Elle peut aussi s’exercer trèsrapidement et sans support, comme pour décider d’un appareillage un jour deforte tempête par exemple. Ces méthodes sont utilisées depuis longtemps auxÉtats-Unis et dans l’Otan sous le terme d’« Operationnal Risk Management » ettrouvent une application fréquente dans le cadre de la préparation et la conduitedes opérations aériennes et aéroportées.

L’essentiel en gestion des risques c’est néanmoins de bien comprendre quel’utilisation d’une méthode n’est pas une fin en soi : la démarche n’a de valeur queparce qu’à la fin du processus le chef décide si le risque est acceptable ou pas. Gérerles risques c’est savoir prendre et savoir faire prendre des décisions au bon niveauen se préparant et en assumant toutes les conséquences potentielles. Tout engar dant à l’esprit qu’il reste une part d’incertitude sur des risques non identifiés oudont la criticité a été mal évaluée. Ce point est essentiel et ne pas l’admettre c’estentretenir l’illusion du risque zéro : l’incertitude peut être réduite au minimum,elle ne doit jamais être niée. En ce sens le terme de « maîtrise » des risques en accep-tion française est impropre à rendre compte de la réalité du Risk Management dansla mesure où il laisse entendre une capacité de l’homme à dominer tous les risques.L’accident de Fukushima nous rappelle bien que le pire est toujours possible.

Quel rapport du militaire au risque de nos jours ?

Le militaire occupe une place singulière dans cet environnement. Il est à lafois plongé dans cette société du risque dont on a vu qu’elle repoussait toute formed’exposition au danger et promouvait un « précautionnisme » paralysant pour ledécideur. Mais il est aussi celui qui sait ce qu’est le danger pour le côtoyer régulière-ment, au point de mettre sa vie en jeu pour la défense de son pays. Certaines unitésont, certes, plus que d’autres, cette connaissance du danger. On pense bien évidem-ment aux pilotes d’avions et d’hélicoptères, aux sous-mariniers ou aux personnels desforces spéciales. La fameuse devise du 1er RPIMA « Qui ose gagne », héritée des SASbritanniques, rappelle cet état d’esprit. Mais tous les militaires savent bien qu’àchaque fois qu’ils sont sur un théâtre d’opérations, ils sont confrontés à de nombreuxrisques. Enfin le chef militaire sait bien lui aussi que l’exercice du commandement seconjugue avec la prise de risque : prendre des décisions engage.

Pourtant la notion de prise de risque n’a pas forcément bonne presse dansle monde militaire, elle est en tout cas souvent abordée de manière négative. Tout

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d’abord parce qu’elle est la plupart du temps associée à la notion de « tête brûlée »,c’est-à-dire qu’elle correspond trop souvent à une compréhension du risquecomme la mise en danger individuelle. Mais aussi parce que l’environnement d’unesociété pétrie du principe de précaution a induit, y compris chez les militaires, uneforme de paralysie de la décision en raison notamment de la judiciarisation impor-tante qu’elle a apportée. Enfin les méthodes du Risk Management décritespré cé dem ment, même si elles ont commencé à faire leur apparition, ne sont pasencore bien appréhendées. On les connaît surtout dans les secteurs à risquescomme l’aé ronautique ou le nucléaire ainsi que dans les états-majors en charge desaffaires environnementales. Mais elles restent encore d’une approche très techniqueet se confondent encore trop souvent avec l’idée de « maîtrise » des risques.

Tout cela ne signifie pas pour autant que le militaire ne sait pas prendre desrisques, les opérations récentes l’ont d’ailleurs bien montré. En revanche l’approchedu risque y reste plutôt individualisée et souvent de nature instinctive car liée aucaractère du chef.

Passer de la « maîtrise » des risques à une véritable culture du risque

Aujourd’hui l’enjeu serait d’arriver à passer, en particulier pour les officiers,d’une vision très technique voire techniciste de la gestion des risques à une véri-table culture du risque. Au sens positif du terme. Comme le disait le généralDesportes « l’aptitude à traiter le risque et à exploiter les opportunités nées del’im prévisibilité s’affirme en aval comme une des qualités fondamentales du chefde guerre ». Pour ce faire il ne suffit pas seulement d’une acculturation au danger,que les militaires ont déjà, mais il faut arriver à se défaire des automatismes issusde la société de la précaution pour se familiariser vraiment avec l’esprit desméthodes du Risk Management.

Une culture du risque c’est une connaissance approfondie des mécanismesde la prise de décision. C’est comprendre que la « maîtrise » de tous les risques n’estpas possible. C’est accepter l’incertitude, cher cher à la réduire sans jamais la nier.C’est apprendre à mettre une frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’estpas, c’est assumer les risques de son niveau et adopter un plan qui tolère l’incerti-tude. C’est développer chez ses subordonnés cette culture en leur apprenant às’en gager clairement sur l’acceptabilité des risques de leur niveau. C’est être capablede réaliser, y compris très rapidement, la balance du gain escompté par rapport auxconséquences d’un échec. La culture du risque, c’est une culture de la décision,c’est une culture du commandement.

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Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

Éléments de bibliographie

Ulrich Beck : La société du risque, sur la voie d’une autre modernité ; (publié en allemand en 1986), ÉditionFlammarion, 2003 ; 522 pages.

François Ewald, Christian Gollier, Nicolas de Sadeleer : Le principe de précaution ; Puf, 2009 ; 127 pages.

René Amalberti : La conduite des systèmes à risque ; 2e édition, PUF, 2001 ; 239 pages.

Général Vincent Desportes : Décider dans l’incertitude ; 2e édition, Économica, 2007 ; 219 pages.

US Army Risk Management : Field manual FM 100-14 ; 1998.

US Army Risk Management : MTTP ; 2001.

Paul-Marie Vilbé : « La société du risque et la guerre » in Revue Défense Nationale n° 729, avril 2010.

Group captain S.J. Blake : « Operationnal Risk Management and Deployed Operation » in Defense Aviation Safety cen tre ;2008.

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Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude

dans les entreprises privéesAlain Beauvillard (ENA)Juliette Simonin (HEC)

Dans un contexte économique, technologique et géopolitique de plus enplus complexe et imprévisible, les méthodes de gestion de l’incertitudeainsi que les capacités de résilience et d’adaptation développées au sein des

entreprises privées sont devenues des sources essentielles de création d’avantagescompétitifs et des facteurs déterminants pour assurer leur performance et leursur vie dans la durée. En s’appuyant sur une récente étude (1) menée par le cabinetde conseil en stratégie et en management Bain & Company auprès d’un large éven-tail de dirigeants d’entreprise, il est possible de distinguer certains des principauxfac teurs d’incertitude qui pèsent sur les entreprises privées et de mettre en lumièreplusieurs bonnes pratiques identifiées parmi les plus performantes en termes decroissance et de profitabilité.

La question de la gestion de l’incertitude

au cœur des enjeux pour les entreprises privées

Complexité croissante de leur environnement et influence de facteurs externes peu

contrôlables : sources d’incertitude grandissante pour les dirigeants d’entreprises

La grande majorité des dirigeants considère que le contexte économique àvenir sera plus volatil avec des cycles conjoncturels plus fréquents et plus marqués.Ils soulignent en particulier le manque de visibilité et de prédictibilité de ces cyclesen termes d’occurrence, d’intensité et de durée. Ils s’inquiètent en outre de la

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) L’étude « The Great Repeatable Model Study », menée au cours de l’année 2011 auprès de 377 dirigeants et membresde conseils d’administration d’entreprises, s’attache notamment à identifier les meilleures pratiques dans la gestion del’in certitude et de la complexité. L’échantillon des entreprises interrogées couvre une vaste zone géographique (États-Unis,Europe, Asie), un large éventail de secteurs et d’industries (manufacturier, télécommunications/technologie/médias,ser vices financiers, santé…) avec des volumes d’activité allant de 100 millions à plus de 10 milliards d’euros de chiffresd’affaires. Deux critères principaux ont été retenus pour évaluer le niveau de performance : la croissance du chiffred’af faires et la rentabilité, analysées sur une période longue (>10 ans). Les entreprises les plus performantes correspondentaux deux premiers déciles et les entreprises les moins performantes aux 3 derniers déciles.www.bain.com/about/press/press-releases/the-great-repeatable-model-survey.aspx.

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com plexité croissante liée principalement à la multiplication des interconnectionset des interfaces avec différents acteurs socio-économiques, politiques ou juri-diques aux niveaux local et global. Cet enchevêtrement est potentiellement à lasour ce de réactions en chaîne, voire de risques dits systémiques, difficiles à antici-per et à contrôler avec un questionnement permanent quant aux acteurs les plusvulnérables et aux impacts attendus.

Dans ce contexte, la gestion de l’incertitude est devenue d’autant plus diffi-ci le pour les dirigeants que, face à la réduction des cycles de vie à tous les niveaux dela chaîne de valeur (conception, production, mise sur le marché…), la pression dufacteur temporel est de plus en plus intense tant pour la décision que pour l’action.

Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

Source : Études Bain & Company

Devant ces interrogations multiformes, un besoin de clarification et dedéfinition de la notion d’incertitude s’impose.

L’incertitude peut se définir comme un éventail d’événements possibles maispas encore connus et dont ni le résultat, ni l’impact, ni la probabilité d’oc currence, nile calendrier de réalisation ne peuvent être précisément déterminés a prio ri. Les entre-prises sont principalement confrontées à ce phénomène dans quatre dimensions :

l Au niveau de leurs marchés et de leurs clients (évolutions des profils, despréférences et des attentes).

l Au niveau technologique (innovations disruptives, émergence de pro-duits de substitution).

Comment les éléments suivants vont-ils changer dans les 5 prochaines années versus les 10 dernières années ?

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Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

l Au niveau de leurs écosystèmes (évolution de l’environnement concur-rentiel, relations avec leurs fournisseurs, influence des acteurs étatiques et des auto-rités de régulations).

l Au niveau du contexte global (aspects socio-économiques, géopolitiquesou environnementaux).

Des incertitudes qui affectent les entreprises tant au niveau stratégique (réflexion et

décision) qu’au niveau organisationnel et opérationnel (réalisation et mise en œuvre)

La perception erronée voire l’ignorance de l’incertitude génèrent de nom-breux dysfonctionnements qui entravent la prise de décision et la liberté d’actionau sein de l’entreprise et peuvent rapidement mettre en péril son développementvoire sa survie. Deux types de dysfonctionnement caractéristiques ont été le plussouvent relevés :

l Le manque de confiance, caractérisé par la fébrilité des dirigeants, l’indé-cision menant à l’éparpillement des ressources, l’attachement aux éléments contrô-lables, la minimisation des risques et la préférence pour l’immobilisme dans unenvironnement en évolution rapide.

l L’excès de confiance, caractérisé par la volonté de tout contrôler et des’arc bouter sur une vision rigide, unique et inflexible en omettant d’intégrer deséléments d’anticipation, d’adaptation ou d’évolution.

À l’inverse, les entreprises les plus performantes ont souvent recours à desoutils spécifiques de gestion de l’incertitude et ont su développer leurs capacitésd’adaptation afin de faire face aux aléas de leur environnement.

Source : Études Bain & Company

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Trois capacités essentielles

Parmi les meilleures pratiques observées, on distingue trois capacités essen-tielles : savoir anticiper et caractériser l’incertitude, savoir ajuster ses orientationsstratégiques, et savoir adapter son organisation et ses processus opérationnels. Cestrois capacités sont intimement imbriquées et structurent les différentes phasessuccessives permettant aux entreprises d’évoluer de la cartographie de l’incertitudevers la mise en œuvre de solutions pour tirer profit des opportunités identifiées.Dans un environnement volatile, ce mécanisme doit être itératif afin de pouvoirs’ajuster aux évolutions observées et anticipées, d’une part à travers les études deprospectives stratégiques et les grandes tendances, et d’autre part à tra vers lessignaux captés directement sur le terrain, par exemple auprès des clients, des four-nisseurs ou des concurrents.

Anticiper et caractériser l’incertitude : cerner et comprendre

le « champ des possibles » pour explorer de nouvelles opportunités

Face au constat que l’anticipation et la planification parfaites sont impos-sibles, certaines entreprises ont choisi de mettre en place des outils pour analyserplus finement les facteurs contribuant à l’état d’incertitude afin de définirl’en semble du « champ des possibles » offert par l’incertitude. Les approches le plussouvent observées intègrent :

l Le suivi des grandes tendances, déjà existantes et dont l’évolution estrela tivement prédictible, qui structureront l’avenir à moyen et long termes. Lacom préhension fine de ces tendances (développement des économies émergentes,urbanisation, démographie…) permet de cerner les grandes lignes d’orientation del’avenir et de fixer le cadre général dans lequel s’ancreront par la suite des élémentsd’incertitude.

l L’identification d’éléments d’incertitude susceptibles de venir interférerde façon imprévisible avec l’environnement de l’entreprise. Cette analyse prospec-tive est le plus souvent conduite en utilisant des méthodes de créativité (2) qui asso-cient à la fois des acteurs internes (stratégie, développement produit, marketing…)et externes (fournisseurs, clients, universitaires, régulateurs, acteurs institutionnels,professionnels issus d’autres secteurs économiques…) à l’entreprise.

L’ensemble de ces éléments de prospection est souvent consolidé sous laforme d’une matrice mesurant d’une part l’impact estimé sur l’activité de l’entre-prise, et d’autre part la probabilité d’occurrence de l’événement. Cette représenta-tion permet de faciliter la segmentation et le filtrage des éléments d’incertitude enfaisant ressortir en particulier :

Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

(2) Parmi les techniques de créativité les plus utilisées, le Scenario Planning, le Systematic Inventive Thinking et le CreativeProblem Solving sont le plus souvent évoqués.

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Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

l Les événements à forte probabilité et à fort impact (typiquement lesgrandes tendances structurantes).

l Les événements à faible probabilité mais à fort impact (« black swans » (3))qui s’avèrent particulièrement déstabilisants.

Par cette cartographie, le dirigeant peut prendre conscience des évolutionspossibles de son environnement et définir un cadre de référence pour imaginer denouveaux espaces de jeux, selon son appétence pour le risque et le pari. Ce « champdes possibles » est un véritable échiquier sur lequel le dirigeant peut se projeterpour élaborer des scénarios alternatifs et simuler la réaction de l’entrepri se selondifférentes hypothèses. Cette palette de scénarios peut alors permettre de faireémerger de nouvelles opportunités de développement ou de croissance ainsi quedes zones de risques jusqu’alors mal ou non identifiées. Les scénarios construitspeuvent combiner des facteurs dont les évolutions sont linéaires, modélisables etprévisibles avec des événements disruptifs, imprévisibles, voire chaotiques (catas-trophes, accidents, découvertes technologiques…).

En particulier, les outils de « Scenario Planning » ont été initialement déve-loppés dans les domaines militaires et géostratégiques, principalement sousl’im pulsion de la Rand Corporation aux États-Unis et du Centre d’études prospec-tives en France, avant d’être étendus aux secteurs économiques et industriels. Cesoutils sont désormais régulièrement appliqués dans la planification stratégique demoyen et long termes, en particulier dans les industries pharmaceutiques ou pétro-lières. Le groupe Shell, précurseur dans la diffusion de ces méthodes (4), a parexemple utilisé le « Scenario Planning » pour anticiper la baisse du prix du pétroledans les années 80 et, plus récemment, pour mener une réflexion autour desimpacts du changement climatique.

Sur un segment de marché donné, des formes simplifiées de « ScenarioPlan ning » sont souvent utilisées de façon ciblée pour anticiper les développementsdu marché ou les mouvements des concurrents. Ces approches visent à simuler lesévolutions possibles des parts de marché, des niveaux de prix et de rentabilité desacteurs. Elles permettent d’identifier, parmi le « champ des possibles », le scénariole plus favorable et les options à privilégier pour optimiser son positionnement.

À plus grande échelle, le « Scenario Planning » permet de repenser fonda-mentalement le modèle économique de l’entreprise et de tester ses capacités(robustesse et pertinence de la stratégie, résilience de l’organisation, stabilité des

(3) La théorie du cygne noir (« The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable » ; Penguin, 2008) développée parle philosophe, mathématicien et financier Nassim Nicholas Taleb s’attache à l’étude des événements imprévisibles ayantune très faible probabilité d’occurrence, mais qui, s’ils se réalisent, ont des conséquences d’une portée considérable etexceptionnelle. Cette théorie a été, dans un premier temps, appliquée au monde de la finance pour démontrer que lesévénements rares sont souvent sous-valorisés.(4) P. Cornelius, A. Van de Putte and M. Romani : « Three Decades of Scenario Planning in Shell » in CaliforniaManagement Review ; 2005.

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processus…) à traverser des secousses majeures et à survivre sur le long terme.Cette réflexion peut potentiellement mener à une révision fondamentale dumodè le économique et à la réorientation stratégique de l’entreprise (exempled’IBM migrant des produits vers les services), tout en sensibilisant en amont lescollaborateurs aux différents scénarios possibles.

Ajuster ses orientations stratégiques : innover pour modeler l’incertitude,

fixer le cap et conserver des marges de manœuvre

Le jeu autour du « champ des possibles » et la redéfinition du modèle éco-nomique permettent d’ouvrir de nouveaux espaces de positionnement stratégique.Plutôt que de subir l’incertitude, l’entreprise peut alors contribuer activement àmodeler son environnement futur en façonnant sa propre vision de l’avenir, eninsufflant de nouvelles orientations à son marché et en imposant un nouveauryth me à ses concurrents.

Au cœur de ce processus, les mécanismes d’innovation disruptive (en oppo-sition aux stratégies d’imitation) constituent l’arme de prédilection pour réaliser unrepositionnement stratégique sur les territoires d’avenir. Traditionnellement per-çues sous l’angle technologique, les innovations disruptives (5) peuvent mener nonseulement à l’émergence de nouveaux segments mais également à la disparition desanciens marchés ainsi que des entreprises qui n’auront pas su ou pu anticiper cetteévolution de leur environnement (machine à vapeur, plastique, informatisation,télécommunications et réseaux…).

Le processus d’innovation a désormais dépassé le cadre purement techno-logique pour s’inscrire dans un contexte beaucoup plus large de réinvention dumodèle économique (« Business Model Reinvention » (5)) et de création de nouveauxespaces stratégiques. À titre d’exemple, les « stratégies océan bleu » (6) visent à créeret à pénétrer de nouveaux marchés inexplorés par la concurrence. Les premiersdécouvreurs de ces espaces bénéficient alors d’une croissance rapide et peuventdéfinir les règles du jeu sur les nouveaux segments (voir les exemples de SouthwestAirlines, Cirque du Soleil ou Starbucks Coffee Company).

De telles réorientations stratégiques nécessitent un effort particulier de lisibi-lité et de communication afin de rassembler l’organisation autour d’une visioncom mune, de focaliser ses ressources sur les objectifs prioritaires, de structurer la prisede décision et de convaincre les actionnaires et les partenaires. Parmi les entreprisesles plus performantes, l’étude menée indique que 74 % d’entre elles disposent d’unfort consensus dans leurs équipes de direction autour d’une stratégie simple et clai re ;

Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

(5) Voir les études menées par Clayton M. Christensen : The Innovator’s Dilemma (Harvard Business School Press, 1997 ;320 pages) et The Innovator’s Solution (Harvard Business School Press, 2003 ; 288 pages).(6) Kim W. Chan, Renee Mauborgne : Blue Ocean Strategy: How To Create Uncontested Market Space And Make TheCompetition Irrelevant ; Harvard Business School Press, 2005 ; 272 pages.

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61 % considèrent que leurs équipes opérationnelles adhèrent à cette stratégie ; 65 %affirment que leur stratégie se reflète dans un nombre limité (5-10) de principes quidéterminent de manière cohérente les actions et décisions à tous les échelons del’en treprise. À l’inverse, concernant les entreprises les moins performantes, cepour centage tombe respectivement à 37 %, 35 % et 43 % sur ces 3 notions.

Une fois la vision commune définie, il convient de conserver une certaineflexibilité et une capacité d’ajustement des orientations stratégiques. Ainsi, cer-taines entreprises parmi les plus performantes tendent à différencier leur niveaud’engagement stratégique en combinant trois types de paris :

l Les paris « sans regret » qui ont des bénéfices positifs quel que soit lescé na rio.

l Les « options et couvertures » consistant en des investissements de taillemodérée, pilotes ou expériences qui peuvent être accélérés ou ralentis selon l’évo-lution de l’environnement. Ce principe de voilure à géométrie variable permet auxentreprises d’investir dans un premier temps de façon ciblée et à l’échelle qui luiparaît la plus adaptée. Elle peut par la suite organiser un déploiement à grandeéchelle, par vagues successives, avec un fin suivi de la mise en œuvre et de la ges tiondu changement.

l Les « gros paris » qui engagent fortement l’entreprise, avec peu de margede retrait.

L’entreprise Amazon a, par exemple, bien articulé ces trois types de parisdans un environnement turbulent en combinant dans sa stratégie des paris « sansregret » (élargissement de l’offre et augmentation de l’accès aux services), des« options » lancées par le web laboratoire d’Amazon (expérimentations ciblées dedifférentes interfaces) et des « gros paris » (vente de la liseuse Kindle à bas prix afind’augmenter la part de marché du contenu digital).

L’évaluation et la comparaison des différents paris nécessitent une combi-naison d’outils traditionnels (retour sur investissement, part de marché, positionde coûts relative…) et d’outils spécifiques à la gestion de l’incertitude (simulationde Monte Carlo…).

Adapter son organisation et ses processus opérationnels pour favoriser la flexibilité

et la réactivité de l’entreprise face aux évolutions permanentes de son environnement

Les entreprises interrogées soulignent que la déclinaison de la gestion del’incertitude au niveau organisationnel et opérationnel repose sur leur capacité àconserver de la flexibilité tactique dans la mise en œuvre des orientations straté-giques afin de pouvoir intégrer rapidement des ajustements tout au long de lachaî ne de valeur. Il s’agit avant tout d’instaurer au sein de l’entreprise une culture

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de flexibilité, de réactivité, d’adaptabilité et de gestion de l’incertitude qui doit êtreportée de la direction générale jusqu’au management de terrain.

La flexibilisation des processus fait depuis plusieurs décennies l’objetd’études et d’optimisations (méthodes de recherche opérationnelle, gestion de lachaîne logistique, outils de planification de la production…) qui ont été largementdiffusées et appliquées avec succès dans le monde de l’entreprise (à l’exemple deZara dans la mode) pour gagner en réactivité face aux concurrents et aux attentesdu marché. Dans cette quête de réactivité, l’interaction directe avec l’environne-ment extérieur constitue également une source d’information de premier ordrepour l’entreprise. Ainsi, certaines entreprises utilisent avec succès des outils poursuivre le pouls de leur environnement et mener des actions d’amélioration conti-nue. Apple se sert par exemple d’un système de mesure de la satisfaction (NetPromoter ® Score) qui lui permet d’intégrer les commentaires de ses clients dans sagestion au quotidien afin d’anticiper les ajustements nécessaires et de réagir enamont de la concurrence.

Par ailleurs, de nombreuses entreprises ont expérimenté de nouvellesformes d’organisation pour favoriser la flexibilité. À titre d’exemple, Google aintroduit le concept de « Mobile Office » qui incite les employés à changer debureau chaque jour pour rencontrer de nouveaux collègues, échanger des idées etdévelopper des concepts. Cette volonté de flexibilisation de l’organisation seretrouve également dans des secteurs traditionnellement plus capitalistiques, néces-sitant des investissements lourds en infrastructures ou en recherche et développe-ment (R&D). Le secteur automobile a ainsi externalisé au cours des dernièresdécennies une grande part de sa chaîne de valeur, tant pour la conception que pourla production, en se recentrant principalement sur des métiers de coordination etd’intégration. Dans le secteur pharmaceutique, des groupes à l’instar de Pfizer ouRoche, poursuivent, parallèlement à leur activité de R&D, des politiques trèsactives d’acquisitions ciblées de sociétés de biotechnologie dès la validation des pre-miers essais cliniques afin de compléter leur portefeuille de futurs médicaments.Cette approche permet d’externaliser partiellement l’incertitude des premierstâtonnements des phases de recherche et de se focaliser plus rapidement sur lestechnologies les plus prometteuses.

La mise en place de ces nouveaux modèles d’organisation se traduit trèsconcrètement par l’émergence et l’essor de nouveaux types de métiers et de com pé-tences pour gérer les interfaces organisationnelles (« Supply Chain Manager »), pouranticiper et planifier les étapes de changement (« Change Manager ») et pourfor maliser l’analyse des risques et des opportunités (« Risk Manager »).

La gestion de l’incertitude affecte non seulement la réflexion stratégique maisaussi l’ensemble de la structure, de l’organisation et des processus opérationnels de

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Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

l’entreprise. Les meilleures pratiques observées indiquent que, pour garder l’initia-tive dans ces périodes d’incertitude, le décideur doit disposer d’outils pour navi-guer dans le « champ des possibles » et construire les scénarios les plus favorables.Il doit par ailleurs veiller à conserver en permanence de la flexibilité et de laréactivité dans son organisation. Il s’agit donc de développer et de combiner lescompétences-clés suivantes :

l Perception et détection afin de capter, d’interpréter et de comprendre dèsles premiers signaux les tendances de changement et d’anticiper les comportementsdes autres acteurs.

l Intelligence et orientation afin de tirer profit de l’incertitude pour réin-venter son modèle économique, réorienter son positionnement stratégique et défi-nir les nouvelles règles du jeu dans les différents scénarios à venir.

l Résilience et versatilité afin de s’adapter aux niveaux stratégiques, orga-nisationnels et opérationnels sur les différents horizons de temps pour anticiper leschocs du changement et apprivoiser l’incertitude.

Au-delà des nombreux outils et méthodes utilisés pour améliorer la gestionde l’incertitude dans les entreprises, la personnalité du décideur, sa capacité à fairepreuve d’audace, de vision et de volontarisme pour motiver, entraîner et guider seséquipes, constitue également l’un des facteurs de succès les plus déterminants.

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La culture du risque dans l’action de l’État :

approches croiséesJean-Robert Jouanny (ENA)Rémi Songeur (EDG)

Comment les décideurs institutionnels, civils et militaires, appréhendent-ilsle risque ? Comment s’exprime la culture du risque dans l’action de l’État ?Existe-t-elle seulement encore ? Avec des moyens de plus en plus comptés,

ont-ils les capacités d’y faire face ? Avant de réfléchir à ces questions, quelquespré cisions sémantiques s’imposent.

Que faut-il entendre par risque ? Les définitions sont nombreuses et seconfondent parfois avec des notions proches comme l’aléa, l’incertitude, lamena ce, le danger, la surprise, le pari... La Cour de cassation a rendu public en2011 un rapport sur le risque et ses implications en matière juridique, étude diri-gée par le professeur Jacques Moury. On y apprend qu’étymologiquement, le termenous vient du latin médiéval resicum qui alors se définit comme « une entreprise aurésultat incertain », notion essentiellement juridique, puisque se rapportant à undroit maritime naissant. C’est plus tard que le terme prendra un champ pluséten du, mais également moins précis. Pour le Littré, le risque est un péril danslequel entre l’idée de hasard, alors que pour le Petit Robert, c’est un danger éven-tuel plus ou moins prévisible. Sur un plan conceptuel, on peut définir deux formesde risque. Le risque exogène, c’est celui qui s’impose de l’extérieur et qu’on ne maî-trise pas, et le risque endogène, c’est celui qui est lié à un choix, à une décision quiprivilégie une solution par rapport à une autre, alors que chacune présente desavantages et des inconvénients.

Que serait alors une « culture du risque » ? Le sociologue britanniqueAnthony Giddens, connu pour ses travaux sur les conséquences de la modernité (1),l’a définie comme « un aspect culturel fondamental de la modernité, par lequel laconscience des risques encourus devient un moyen de coloniser le futur ». Lacul tu re du risque serait alors non seulement connaissance du risque, mais aussicapacité à l’anticiper et aptitude à agir pour y faire face. Elle revêt alors deuxdimensions : une dimension individuelle, correspondant aux aptitudes du décideur

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) Anthony Giddens : Les Conséquences de la modernité ; traduit de l’anglais par Olivier Meyer, L’Harmattan, 2000 ;192 pages.

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dans l’adversité et une dimension institutionnelle, correspondant aux capacités desorganisations à faire face au risque.

À suivre les titres de l’actualité, le risque semble partout, dans la société,dans les relations internationales, dans l’économie : « Fukushima et le risque decontamination radioactive », « L’Iran et le risque nucléaire », « Les subprimes et les‘‘prêts à risque’’ », « La dette et le risque de dégradation du triple A ». Plus quejamais, les citoyens attendent des autorités publiques des réponses à ces risques.

Tout décideur rationnel est hanté par le risque qu’il prend lorsqu’il estamené à faire un choix. Choisir, c’est renoncer, a-t-on coutume d’entendre. Lasolu tion que va choisir le décideur – les militaires parleraient de moded’ac tion (MA) face à un ennemi – s’impose rarement d’elle-même. Elle comporteune prise de risques qui doit être assumée. Le décideur institutionnel engage lares ponsabili té de l’État, voire la sécurité et la défense de ses propres concitoyens ;on mesure alors l’importance de ses décisions. Dès lors, on comprend que lacul tu re du risque qui entoure, plutôt « dans laquelle baigne » le décideur, devientessentielle, car c’est elle qui le conduira à prendre les décisions qui garantirontl’intérêt public.

La culture du risque dans l’administration

Le risque, en tant que « danger bien identifié, associé à l’occurrence d’unévénement ou d’une série d’événements, parfaitement descriptibles, dont on ne saitpas s’ils se produiront mais dont on sait qu’ils sont susceptibles de se produire » (2)est inhérent à l’action de l’administration. L’action publique s’opère nécessairementdans un univers marqué par l’asymétrie de l’information où les effets d’une déci-sion ou du déploiement d’une politique publique ne sont tout au plus que proba-bilisables ex ante, sans certitude.

Dans la culture administrative, la présence du risque a évolué. Si laques tion de la « prise de risque » par les décideurs publics est désormais encadréepar le droit administratif qui a échafaudé un régime permettant à l’administrationd’être à « la fois courageuse, efficace et responsable » (3), l’État tend à devenirdésor mais un assureur multirisque dans la « société du risque » tandis que la consé-cration du risque, exogène et non maîtrisable, en contrainte dans l’environnementdu décideur public implique désormais un repositionnement de son action,façon né par l’obligation de prudence et de précaution.

La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

(2) Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick : Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique ;Éditions du Seuil, 2001 ; p. 37.(3) Responsabilité et socialisation du risque ; Rapport public du Conseil d’État, 2005 ; p. 338.

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La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

La prise de risque dans l’action administrative

Dans un premier temps, le risque est administratif et découle de l’actionmême de l’administration. Il s’est donc agi, tant pour l’administration que pour sonjuge, d’édicter les principes permettant une prise de risque responsable et équitable,singulièrement en cas de dommages causés à des particuliers dans l’intérêt général.

Initialement, l’irresponsabilité de l’administration était la règle : dans un arrêtdu 6 décembre 1855, le juge refusait ainsi d’appliquer la notion de faute consacréepar le droit civil aux actes de puissance publique. Cette solution devait être ébranléequelques années plus tard par l’arrêt Blanco du Tribunal des Conflits du8 février 1873, fondateur du droit administratif français, qui vit le commissai re dugouvernement David conclure que « la responsabilité de l’administration n’est nigénérale, ni absolue » pour autant qu’elle découle – comme Laferrière le com plèteraquelques années plus tard – d’une faute de service, désincarnée, impersonnel le, étran-gère à « l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences » (4). Avec ce revi-rement de jurisprudence, le juge administratif, juge de l’ad ministration, devient doncjuge des risques pris par celle-ci dans la conduite des politiques publiques.

Dans la prise de risque qu’induit nécessairement l’action publique, le droitadministratif a retenu une acception élargie de la responsabilité de l’administra-tion, qui peut être engagée même sans faute, dans le cadre d’un régime de respon-sabilité dit « pour risque ». Cette approche, dégagée dans l’arrêt Cames du Conseild’État du 21 juin 1895, a vocation à garantir le principe d’égalité devant les chargespubliques, permettant la réparation des conséquences d’une charge imposée à unparticulier par l’administration dans l’intérêt général. Initialement dégagée dans lecontentieux des travaux publics, la solution de la responsabilité pour risque anotamment trouvé à s’appliquer pour les activités et méthodes dangereuses del’ad ministration. Les méthodes libérales mises en œuvre par l’administration danssa politique carcérale, non dénuée de risque ex ante, font ainsi l’objet d’une miseen cause sans faute de l’administration. L’affaire Thouzellier (1956) a ainsi vul’ad ministration condamnée à réparer les dommages d’un cambriolage causés parun groupe de délinquants laissés en situation de semi-liberté suite à une réformelibérale des méthodes de rééducation. Le juge administratif a ainsi cherché àpré server la capacité d’innovation de l’administration tout en garantissant une justeréparation aux justiciables lésés.

L’État, assureur multirisque

La pénétration du risque dans nos sociétés, à la faveur de l’« assurantialisa-tion » (5) des sociétés, développée au XXe siècle, a fait évoluer la culture du risque

(4) Conclusions de Laferrière sur TC 5 mai 1877 Laumonnier-Carriol.(5) Peretti-Watel Patrick : La Société du risque ; La Découverte, 2010 ; 128 pages.

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dans l’administration. Comme le note le Conseil d’État dans les considérationsgénérales accompagnant son rapport public de 2005, « notre société refuse la fata-lité. Elle se caractérise par une exigence croissante de sécurité. Cette exigenceengendre la conviction que tout risque doit être couvert, que la réparation de toutdommage doit être rapide et intégrale et que la société doit, à cet effet, pourvoir,non seulement à une indemnisation des dommages qu’elle a elle-même provoqués,mais encore de ceux qu’elle n’a pas été en mesure d’empêcher, ou dont elle n’a passu prévoir l’occurrence » (6).

Dans ce contexte, le risque n’est plus seulement « prise de risque », ildevient « couverture du risque » et l’administration devient assurantielle. Déjà en1946, au sortir de la guerre, le constituant affirmait que « la nation proclame lasolidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des cala-mités nationales ». C’est à cette lumière que l’on peut comprendre l’in troductionpar le législateur de mécanismes de solidarité nationale ou de « socialisation desrisques » permettant l’indemnisation par la puissance publique de dommages pourlesquels elle n’est pourtant pas directement responsable : « il y a alors déconnexionentre l’auteur du dommage et le débiteur de l’indemnisation » (7). Cette évolutionassurantielle de la responsabilité s’est ainsi traduite par la mise en place de fondsd’indemnisation pour les victimes d’attentats terroristes (loi du 9 septembre 1986),pour les hémophiles contaminés par le virus du sida (loi du 31 décembre 1991),pour les victimes de l’amiante (loi du 23 décembre 2000) et pour les victimesd’aléas thérapeutiques (loi du 4 mars 2002). Comme l’observe le Conseil d’Étatdans son rapport précité, si le recours à la solidarité nationale apparaît légitimelorsque la responsabilité ne peut clairement être identifiée, lorsqu’elle est insolvableou lorsque les mécanismes classiques d’assurance sont défaillants, il comportenéanmoins le risque d’une déresponsabilisation de l’administration et d’une trans-formation de l’État en « assureur multirisque ».

Prévenir le risque : le principe de précaution et ses limites

La négligence face au risque peut entraîner la mise en cause pénale desagents de l’administration au titre des « délits non intentionnels ». La loi du10 juillet 2010 prévoit en effet que la responsabilité pénale des personnes phy-siques, auteurs indirects d’un dommage, peut être engagée s’il est établi, « soit laviolation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou desécurité prévue par la loi ou le règlement, soit une faute caractérisée qui exposeautrui à un risque d’une particulière gravité que l’intéressé ne pouvait ignorer ».Restrictive, cette loi répondait partiellement aux inquiétudes de certains décideurspublics dont le rapport du député René Rosière du 29 juin 2000 fournit une

La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

(6) Responsabilité et socialisation du risque, op.cit., p. 205.(7) Ibid., p. 246.

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bonne illustration : « l’extension sans limite de la responsabilité des décideurspublics et du champ des délits non intentionnels, bien que liée, pour partie, auren forcement de l’État de droit dans notre pays, est désormais excessive : il n’est pasnormal que dès qu’une tribune s’effondre, qu’une rivière déborde, qu’un panneaude basket tombe, que l’ornement d’un monument aux morts se descelle, qu’unefalaise s’avère dangereuse ou qu’un lampadaire devient défectueux, le maire, lepré fet, le proviseur, l’instituteur ou le fonctionnaire territorial soient poursuivisdevant les tribunaux répressifs comme des criminels et, parfois, condamnés, pourhomicide ou blessures involontaires » (8).

Le risque, « c’est un danger dont on considère qu’il est aléatoire, sans cause.C’est un danger dont il s’agit moins d’imputer les occurrences passées à des fautifsque de prévoir les occurrences futures » (9). Depuis plusieurs années, cette acceptiondu risque orientée vers le futur guide l’administration dans tous les domaines de lavie publique. Suite à la catastrophe d’AZF, la loi du 30 juillet 2003 a notammentmotivé l’élaboration dans toutes les préfectures de France de plans de préventiondes risques technologiques pour les installations « à risque », rejoignant une biblio-thèque de plans de prévention particulièrement riche : mouvements de terrains,inondations, feux de forêt, etc. Il est toutefois légitime de s’interroger sur cet exer-cice systématique de prévention des risques, à la suite d’Ulrich Beck, pour qui, « lesrisques ont (…) quelque chose d’irréel. Ils sont fondamentalement réels et irréels àla fois » (10). La prévention du risque revêt, dès lors, une acception plus moralequ’opérationnelle : à défaut de pouvoir effectivement prévenir la survenance d’unrisque dont les conséquences sont nécessairement ignorées ex ante, l’administrationdéploie une volonté de prévention.

Au-delà, dans le contexte de « l’ère spéculative » (11) de la « société du risque »,l’administration se voit astreinte de manière croissante à un devoir d’in formation desadministrés, consacré dans la Charte de l’environnement comme corollaire du prin-cipe de précaution : « toute personne a le droit, dans les conditions et les limites défi-nies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues parles autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayantune incidence sur l’environnement ». Toutefois, la communication sur le risque parl’administration placée en position d’experte est un exercice particulièrement délicatdans la mesure où « la perception du risque est liée à l’information disponible. Ellepeut augmenter avec l’accès à l’information. L’impact des cas d’ESB(Encéphalopathie spongiforme bovine) ou de Sras (syn dro me respiratoire aigusévè re), fortement médiatisés, en est un exemple. L’absence de compréhension et demaîtrise des sources du risque est de nature à susciter des peurs démesurées par

(8) Rapport du député René Dosière, 29 juin 2000, cité dans le rapport public du Conseil d’État, op.cit., p. 225.(9) Peretti-Watel Patrick : La Société du risque, op.cit., p. 19.(10) Beck Ulrich : La Société du risque ; Champs Flammarion, 2001 ; p. 61.(11) Ibid., p. 132.

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rap port à la réalité du risque. Inversement, une telle ignorance et des informationscontradictoires peuvent entraîner une attitude d’indifférence, elle-même dangereuse ;il en va ainsi des dommages causés à la couche d’ozone. De même, un défautd’in formation incite à minimiser les risques (cas des zones inondables) » (12).

Par ailleurs, la « société du risque » érode le lien démocratique existant entrele décideur et le citoyen, dépendant d’une expertise dont il est dépossédé : « lors qu’ilveut résoudre les problèmes que n’ont su ni prévoir ni éviter les spécialistes, (il) setrouve à nouveau entre leurs mains ! Il n’a donc d’autre solution que de maintenir ladélégation, mais en multipliant les dispositifs pour les contrôler et les surveiller » (13).Par voie de conséquence, l’administration devient l’objet d’une « défiance générali-sée » que la consécration constitutionnelle en 2005 du « principe de précaution »n’atténue qu’imparfaitement. Si celui-ci insuffle dans la culture de l’administrationune nouvelle approche du risque et de la prise de risque, il porte également en lui unbiais inhibant contre lequel le Conseil d’État met en garde (14) : « le principe depré caution, pour être viable, doit être compris et appliqué de façon raisonnable etréaliste, et conçu comme un principe d’action plus que d’abstention ou d’inaction ».Le principe de précaution peut en effet « [inciter] les décideurs à une prudence exces-sive : ils vont surtout chercher à éviter d’être pris au dépourvu a posteriori par uneimprobable découverte scientifique prouvant les conséquences néfastes de leurs actes,plutôt que de se fier aux connaissances pour l’instant solidement établies » (15).

En définitive, comme le note Patrick Peretti-Watel (16), la consécration durisque en contrainte dans l’environnement du décideur est de nature à pousser l’ad mi-nistration vers deux écueils : entretenir les craintes irrationnelles du public, « lequelpousserait ensuite des politiques sous pression à prendre des mesures réglementairesou législatives excessives » et ne pas se concentrer sur les vrais risques. À l’appui de sonargumentation, M. Peretti-Watel cite notamment les observations de MauriceTubiana sur « la focalisation excessive du public sur les possibles effets secondaires duvaccin contre l’hépatite B [qui] a conduit à interrompre la cam pagne de vaccination :pour une classe d’âge on a ainsi renoncé à prévenir 10 000 hépatites, dont unecen taine mortelles, pour éviter peut-être une ou deux scléroses en plaque ».

La culture du risque dans les armées

« Dans ces temps de précaution (...), le goût du risque peut apparaître commeune anomalie ; le revendiquer ou s’en prévaloir, comme une provocation ». Le géné ral

La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

(12) Responsabilité et socialisation du risque, op.cit., p. 221.(13) Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick : Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique ;Éditions du Seuil, 2001 ; p. 311.(14) Responsabilité et socialisation du risque, op.cit., p. 338.(15) Peretti-Watel Patrick : La Société du risque, op.cit., p. 51.(16) La Société du risque, op.cit., p. 51

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La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

Éric de la Maisonneuve dans son analyse contemporaine du métier militaire (17),sou ligne avec lucidité l’incongruité du métier militaire dans une société dans laquel leon doit se prémunir de tout et dans laquelle le « risque zéro » doit être la norme. Etpourtant, ce qui donne au soldat un statut particulier dans la société, c’est bien lerisque qu’il doit accepter de prendre, et par opposition de faire courir à son adver-sai re, pour remplir la mission pour laquelle la nation lui a confié ses armes.

Si le décideur militaire ne décide pas du risque qui lui est opposé, enrevanche, il convient de se demander : comment y est-il préparé et comment legère-t-il ? Dans une société toujours plus précautionneuse, n’y a-t-il pas un risqued’inhiber la prise d’initiative qui est pourtant un fondement de l’action militaire ?

Le risque est consubstantiel à la stratégie militaire.

La notion même de stratégie n’a de sens que par rapport à l’existence d’unrisque ou d’une menace avérée. C’est d’ailleurs sur ce constat de bon sens que leLivre blanc de la Défense et de la Sécurité nationale établit la définition de la straté-gie de sécurité nationale de la France :

« La stratégie nationale a pour objectif de parer aux risques ou menacessus ceptibles de porter atteinte à la vie de la nation » (18). L’action du stratège se défi-nit donc par rapport à la probabilité d’un risque inacceptable.

Doit-on faire un distinguo entre une menace et un risque ? Il s’avère que lesens des mots a évolué avec le temps. C’est le constat que fait Pierre Hassner dansLa Terreur et l’Empire. Dans le monde bipolaire, la menace faisait référence à unadversaire parfaitement identifié. En revanche, « avec la fin de la Guerre froide, onlui a substitué la notion de risque, beaucoup plus indéfinie et diffuse ». L’auteurnote cependant que « aujourd’hui, on retrouve la notion de menace, mais avectoute l’ambiguïté et le caractère multiple et insaisissable de celle de risque » (19). Cen’est certes pas un fait nouveau puisque Clausewitz avait déjà conceptualisé l’in cer-titude en parlant de « brouillard de la guerre ». Pour Hervé Coutau-Bégarie, ce quicaractérise le stratège, c’est qu’il « agit dans l’instant, sur la base d’informationsinsuffisantes et incertaines » (20). Cependant, compte tenu de la mondialisation etde l’interdépendance généralisée, force est de constater que la complexité et l’in cer-titude encadrent plus que jamais aujourd’hui l’action militaire.

Dans ce cadre, comment élaborer une stratégie si la menace n’est pas claire-ment identifiée ? Comment se prémunir d’une surprise stratégique, et y faire face lecas échéant ? Le Livre blanc de 2008 apporte une réponse à ce problème. « La prise

(17) Éric de la Maisonneuve : Le métier de soldat ; Économica, 2002 ; p. 31.(18) Défense et Sécurité nationale, Le Livre blanc ; Odile Jacob, 2008, p. 62.(19) Pierre Hassner : La Terreur et l’Empire ; Seuil, 2003 ; p. 390.(20) Hervé Coutau-Bégarie : Traité de Stratégie ; 7e édition, Économica, 2011 ; 1 000 pages.

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en compte de ce risque impose de développer d’une part des capacités d’an ticipationet de connaissance, d’autre part des capacités d’adaptation et de réactions rapides ».C’est tout l’objet des cinq grandes fonctions stratégiques – Connaissance etAnticipation, Prévention, Dissuasion, Protection et Intervention – dont le Livre blancdétaille les particularités et les capacités à détenir pour pouvoir les mettre en œuvre.

Le décideur militaire face au risque

Si le risque est pris en compte par notre stratégie nationale et donc par le fonc-tionnement de l’institution, comment le décideur militaire, en tant qu’indivi du, sepositionne-t-il et interagit-il dans ce cadre ?

L’incertitude peut conduire à deux effets sur l’individu, l’un inhibantl’ac tion, l’autre au contraire portant l’action. L’incertitude peut en effet amener ledécideur à repousser ses décisions. Non pas qu’il soit forcément préjudiciable deprendre du temps pour lever l’indétermination, mais à trop vouloir dissiper lebrouillard de la guerre, le risque est grand de conduire à l’inaction par procrasti-nation. Si la prise de risque ne garantit pas le succès, en revanche l’absence de prisede risque peut être fatale. Pour Machiavel, « à la guerre, la capacité à saisir seschances est plus utile que tout le reste ». C’est bien au décideur que reviendra cetteresponsabilité à « saisir ses chances » et à exploiter les opportunités.

Cette faculté ne doit cependant rien au hasard. Elle est la combinaison d’unnombre de facteurs importants. Nous en développerons deux : l’initiative etl’in tuition.

La complexité de la guerre rend illusoire la capacité de centraliser la décisionde l’ensemble des actions de la guerre. L’histoire des batailles a souvent démontré quele succès reposait sur la capacité d’une prise d’initiative à tous les niveaux. La fulgu-rance de la percée de Sedan en 1940 par les troupes allemandes de Guderian quiappliquaient alors les préceptes de l’Auftragstaktik (21) de Moltke, montre à quel pointle principe de subsidiarité est essentiel. La liberté d’action lais sée au subordonné peutsembler un risque car elle donne le sentiment de perdre le contrôle de l’action.Toutefois, elle permettra une meilleure réactivité face aux événements et permettra lasaisie des opportunités qui conduisent au succès. Parce qu’elle est inventivité et adap-tation face à une menace, l’initiative reste un des outils primordiaux de la culture durisque. Une centralisation excessive vers laquel le nous mènent d’ailleurs progressive-ment les nouveaux systèmes d’information risque fort de remettre en cause cettecapacité d’initiative des niveaux subordonnés.

L’intuition est une notion plus difficile à appréhender. Il ne s’agit pas là defaire appel à la grâce d’un quelconque génie qui viendrait en aide au décideur.

La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

(21) L’Auftragstaktik est le principe du commandement par objectif qui a été développé dans l’armée prussienne puis alle-mande. Il repose sur une grande liberté d’action laissée aux subordonnés et s’oppose en cela à un système centralisateur.

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La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

(22) Commentaires de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, 1867.(23) Vincent Desportes : Décider dans l’incertitude ; Économica, 2007 ; p. 145.

L’intuition résulte de l’agrégation de l’expérience et de la connaissance. Ce sontbien là deux notions indispensables pour conduire le décideur militaire vers unebonne décision malgré des informations insuffisantes ou imprécises. « Le génien’est jamais que de la réminiscence » a dit Napoléon (22).

La culture du risque dans les Armées, c’est finalement l’aptitude à prendredes risques sans en faire courir inconsidérément. Elle repose à la fois sur une orga-nisation capable d’anticipation, capable aussi de résilience, et sur les capacités desdécideurs à avoir de l’audace, à voir dans l’incertitude motif à agir.

Pour accompagner la conclusion de cette réflexion sur la culture du risquedans les Armées, référons-nous à l’auteur de Décider dans l’incertitude, le généralVincent Desportes : « le modèle de l’efficacité, c’est celui de la conception centra-lisée et de l’exécution décentralisée, celui de la cohérence centralisée et de l’initia-tive décentralisée » (23).

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Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

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L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes

Ludovic Hostaux (EDG)Alexandre Lemaire (EDG)

Lorsqu’il s’agit de décider, l’homme est seul pour prononcer son choix. Lechef militaire aussi bien que le dirigeant d’une entreprise se trouve à plu-sieurs reprises au cours de sa carrière face à des choix qui seront déterminants

pour l’avenir. Ils pourront dans le premier cas avoir des conséquences sur le coursd’une bataille et remettre en cause la puissance d’un État ; et dans le second, déve-lopper ou mettre en péril la société en acquérant ou se privant d’une technologieindispensable pour les années futures.

Si la décision est l’apanage du chef, cela ne signifie pas pour autant qu’ildoit être seul pour analyser le problème et élaborer les différentes options parmilesquelles il trouvera la plus adéquate. De plus, le temps parfois contraint pourtrouver une solution ou la complexité générale d’une situation le conduit à recher-cher de l’aide par ailleurs. C’est pour cette raison qu’il s’est rapidement entouréd’outils d’aide à la décision aux formes très variées et qui ont été perfectionnés aufil du temps. Par ailleurs, avec les progrès technologiques et l’avènement de l’in for-matique, la quantité de données analysées est toujours plus importante et l’on peutse demander si la machine ne va pas devenir plus efficace que l’homme pour ana-lyser une situation et prendre la meilleure décision en conséquence.

Pourtant, la décision reste et restera entre les mains de l’homme malgré lesévolutions technologiques à venir. L’homme est au cœur de la décision et lessys tèmes d’aide ne restent que des outils. En effet, l’acte décisionnel est lié à la fois,à l’analyse de la situation réalisée par le décideur mais aussi à sa conception del’ave nir. Et ces deux éléments sont indissociables pour la prise de décision.

Par la suite, nous verrons comment au fil du temps, nous avons tenté dedonner un rôle prédominant aux outils d’aide à la décision grâce aux évolutionstechnologiques. Mais aussi, nous constaterons les limites de ces aides à la fois parleur nature et par leur fonction. En outre, cet article orientera sensiblement sonétude au domaine militai re mais nous verrons qu’il peut être appliqué sans réservedans tous les milieux et à tous les niveaux, que ce soit dans les grandes entreprisesou dans les administrations.

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Par le passé, l’aide à la décision reposait principalement sur l’accumulationdu savoir couplée à la réflexion et même à la superstition. Il y avait bien sûrtou jours cette volonté pour le chef militaire de savoir si la bataille à venir allait luiêtre favorable et pour cela il tenait à bénéficier d’un maximum d’aides factuelles oud’indicateurs qui le conforteraient dans son choix : les espions qu’il avait envoyéspour estimer les forces et les déplacements de l’ennemi, tout comme l’état de sespropres troupes. Il tentait aussi de s’appuyer sur la mémoire des anciens qui avaientune connaissance détaillée des us et coutumes dans le combat de l’adversaire : saténacité, sa loyauté, etc., pour décider s’il fallait engager la bataille. Il s’appuyaitégalement sur les auspices interprétés par les devins ou cherchait à obtenir la faveurdes dieux par l’intermédiaire de sacrifices et autres rituels.

La décision de mener ses troupes à la bataille comptait à cette époque surune grande part d’éléments irrationnels. Progressivement, la technologie a modifiésensiblement le poids respectif accordé aux éléments objectifs et subjectifs d’aide àla décision. Elle a d’abord permis de disposer de plus de renseignements tangibles :la création de moyens d’observation de plus en plus évolués, de la longue-vuejus qu’au satellite ont permis d’avoir une meilleure connaissance du dispositif enne-mi sans se faire repérer. La collecte du renseignement a ainsi pris une part primor-diale en tant qu’aide à la décision pour le chef militaire. De la même manière laconnaissance historique des peuples est passée de la tradition orale à la transcrip-tion, puis à l’impression, il a alors été possible de connaître l’histoire et les tactiquesde l’ennemi de manière détaillée.

Ces progrès technologiques ont progressivement évacué la superstition, puisont tenté d’éradiquer toute part de subjectivité dans les outils d’aide à la décision.L’aspect subjectif a alors été considéré comme une source d’erreur car ne s’appuyantpas sur des éléments concrets. C’est ainsi qu’à la fin du XVIe siècle, le penseur poli-tique italien Giovanni Botero indique dans ses écrits que l’homme politique doit bienconnaître l’état de son pays pour bien gouverner. Le premier, il prône la prise de déci-sion à l’aide d’un savoir statistique, au sens originel du mot (statistique : science del’État). Selon lui, l’art de gouverner repose sur une connaissance concrète desdon nées économiques, sociales, stratégiques, historiques et géographiques. Depuis,les statistiques ont pris de plus en plus d’ampleur et il est devenu rare de trouver undomaine où elles ne constituent pas un outil essentiel d’aide à la décision.

Plus récemment, au moment de l’apparition de l’arme nucléaire et desrisques associés, des penseurs comme le général Lucien Poirier ont tenté de créerdes formules qui étaient censées déterminer la probabilité de riposte nucléaire d’unpays en fonction d’un certain nombre d’éléments. Il s’agissait alors, à l’aide decourbes et de formules « empiriques » de connaître à l’avance les situations qui

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auraient pu dégénérer en conflit nucléaire et ainsi éviter de franchir la ligne rougequi aurait conduit à un point de non-retour et à l’utilisation du feu atomique.

Aujourd’hui, l’augmentation monstrueuse de la puissance de calcul des ordi-nateurs modernes continue à inciter les décideurs militaires à tenter de trouver lameilleure option grâce à des outils d’aide à la décision informatisés qui diminuentau maximum la part de subjectivité dans l’analyse d’un problème. Par exemple, deslogiciels tentent de modéliser des pays entiers. L’un d’entre eux nommé Simulia ADSmodélise un pays au travers de multiples matrices liées entre elles par des coefficientsde pondération afin de déterminer quelle sera l’évolution de ce pays en réaction à telou tel événement. L’objectif de ce type d’outil est ainsi d’être enfin en mesure de dis-poser de la meilleure aide possible au moment voulu sur une situation complexe quinécessiterait par ailleurs de nombreuses heures de travail.

Pourtant ces outils, aussi prometteurs qu’ils peuvent paraître, ne sont pasparfaits. Ils ont par leur nature et leur fonction de nombreuses limites qu’il ne fautpas éluder.

D’abord, l’objectivité tant recherchée dans les systèmes d’aide à décision estrelative. Si on reprend le dernier exemple du logiciel Simulia ADS, avant de four nirune première aide, il doit être « alimenté » en données de base, qui sont renseignéespar des humains. Ces données sont objectives mais l’interprétation de leurs rela-tions réciproques est beaucoup plus complexe et par conséquent plus subjective.Ainsi, l’attribution des coefficients de pondération donne une part de subjectivitéà la simulation. En outre, ces données doivent être mises à jour continuellementpour être en mesure de fournir une aide pertinente le moment voulu. Par ailleurs,l’élaboration du logiciel nécessite des choix de la part de son concepteur, ce qui luidonne naturellement un certain degré de subjectivité. De plus, grâce à ce type delogiciel, on se rend compte du puits sans fond dans lequel on peut s’engouffrer ententant de décrire un pays de manière analytique. Chaque domaine d’étudecom porte des sous-domaines, qui comprennent chacun des rubriques puis dessous-rubriques, qui auront toutes une influence sur le résultat final de l’étude.Cette méthode d’analyse peut être comparée à une fractale dans laquelle il estpos sible de descendre et zoomer continuellement à l’infini. Au final, on constatequ’il reste toujours une part d’incertitude car il n’est pas possible d’étudier tous lesdomaines de manière exhaustive sur une situation complexe.

L’incertitude : elle constitue un premier obstacle de taille pour les outilsd’aide à la décision informatisés qui procèdent par méthode analytique. Certes, ilpeut sembler plus rassurant pour le chef d’essayer de l’ignorer et de prendre unedécision en s’appuyant sur des éléments concrets plutôt que sur des impressions.Malheureusement cela ne suffit pas pour la faire disparaître, et même, au contrai re,cela la rend encore plus présente.

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Dans le domaine militaire, cette incertitude a pris une représentation méta-phorique dans les écrits de Clausewitz : elle est présente sous deux termes : le« brouillard de la guerre » ainsi que les « frictions ».

Le brouillard de la guerre caractérise la part d’incertitude qui empêche deplanifier une opération de bout en bout. Dans la bataille, il faut sans cesse adapterle plan en fonction des événements qui viennent de se réaliser, on avance donccomme dans un brouillard dans lequel il n’est possible de voir qu’à quelques mètresdevant soi. De même, les frictions illustrent parfaitement le fait que rien n’estsimple dans une bataille. Chaque action peut être entravée et ralentie par l’ennemiou par des contingences diverses : même les missions qui paraissent les plus simplesinitialement peuvent s’avérer les plus ardues dans la réalisation. Cela montre la partd’incertitude qui doit être considérée lors de la prise de décision mais aussi qu’enaucun cas elle ne pourra être occultée.

Pourtant, récemment, de nouveaux outils d’aides à la décision tentent deprendre en compte cette part d’incertitude en tant que telle. L’exemple de la frac-tale l’illustre bien. En effet, les fractales sont issues de calculs purement mathéma-tiques et pourtant elles présentent une part d’incertitude dans leur forme : il estsimple de les visualiser dans l’ensemble mais il est impossible d’en connaître tousles détails. Les fractales, tout comme la théorie du chaos, sont des développementsmajeurs des mathématiques modernes. Ces études permettront sans doute la créa-tion d’outils d’aide à la décision encore plus performants. En effet, elles essaientd’appréhender un système comme une entité propre et non plus comme la sommed’une infinité de petits éléments.

Cependant, même si ces progrès des mathématiques tendent à « maîtriser »l’incertitude faute de pouvoir l’annihiler, il ne faut pas oublier la vision ou l’orienta-tion que le décideur militaire ou le chef d’entreprise veut inclure dans sa décision etqui est quasiment impossible à faire apparaître dans les systèmes d’aide à la décision.

La vision stratégique est l’élément qui incarne la part de subjectivité inamo-vible dans le processus décisionnel car elle représente l’objectif à long terme du déci-deur. Pourtant, on a cru un moment qu’il était possible de s’affranchir de cette vision.

On se souvient tous que, dans les années 1990, la confiance absolue dansla puissance de calcul des ordinateurs avait fait miroiter l’idée que les ordinateurspouvaient dépasser l’esprit humain par leur capacité calculatoire. Pour le prouver,un superordinateur nommé Deep Blue avait été créé exclusivement pour battre lechampion du monde d’échecs Gary Kasparov. Le premier match en 1996 avaitconsacré la victoire du grand maître, et même si l’année d’après la machine avaitsemblé avoir pris le dessus sur l’homme (une grande partie des matchs joués par lechampion du monde avaient été programmés dans l’ordinateur), il n’y eu pas devictoire flagrante du superordinateur. Cela a même mis en évidence, le manquegénéral de hauteur de vue de la machine qui se contentait d’enchaîner les coups

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sans objectif final. C’est sans doute la raison pour laquelle, 15 ans plus tard, cetteexpérience qui paraissait si prometteuse est restée orpheline. Il est clairementappa ru qu’une vision sur le long terme était un élément indispensable et intrinsè-quement lié au décideur ; et donc elle ne pourrait pas être réalisée à partir desys tèmes d’aide à la décision aussi perfectionnés qu’ils puissent être.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier la fonction de ce type d’outils, ils neconstituent qu’une aide et n’ont pas vocation à se substituer au décideur.

Leur fonction principale est d’apporter un nouvel éclairage au décideur surune situation donnée. Leurs résultats sont pris en compte dans la phase d’évaluation,mais la phase de décision reste toujours entre les mains du chef car, par son statut, ilest également responsable des événements à venir en conséquence de son acte.

La décision du chef sera également influencée par le contexte, l’environne-ment, l’époque. Pour une même situation donnée, un même problème, le décideurne choisira pas forcément la même option. En effet, les priorités ne seront pas lesmêmes d’un pays ou d’une époque à l’autre. Il n’existe pas de solution unique à unproblème et la meilleure solution pour l’un peut être la pire pour l’autre. De même,le bon choix d’aujourd’hui pourrait être le mauvais de demain.

Cette situation est comparable, d’une manière simpliste, à celle du choixd’un itinéraire à l’aide d’un GPS, la meilleure solution dépend des critères que leconducteur a choisis : chemin le plus rapide, le plus économique, etc. De l’optionchoisie découlera la route qui semble a priori respecter au mieux les critères four nisinitialement. Il n’y a donc pas de meilleure route mais plutôt la route la plus adap-tée au conducteur.

La comparaison peut également être étendue au domaine militaire : pourtraiter une cible précisément caractérisée, des logiciels existent et sont en mesure dedéterminer l’armement le plus adapté. Cependant, pour des raisons politiques, stra-tégiques, d’environnement général, culturelles ou autres, le chef peut décider d’utili-ser un autre armement. Ainsi en 2011, lors de l’opération Harmattan au-dessus de laLibye, il a été décidé d’utiliser des bombes inertes (appelées couramment bombes enbéton) plutôt que des bombes guidées classiques contre des chars situés en ville. Lesdécideurs ont fait le choix d’utiliser un armement avec une efficacité réduite ; maisen contrepartie, l’impact psychologique des bombardements en ville sur les popula-tions civiles a été bien moindre.

C’est pourquoi, la réponse à un problème ne peut pas être dans l’outil.L’aide à la décision est certes utile afin d’éviter des erreurs grossières qui auraientpu être prises avec une mauvaise connaissance générale de la situation mais elle ne

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remplace en aucun cas le chef qui seul prend la décision selon ses critères propreset que les outils d’aide à la décision peuvent conforter.

La décision reste au final et dans la plupart des cas prise par une seuleper sonne. Si, de temps en temps, elle est le fruit d’une décision collégiale, elle n’endemeure pas moins une action qui donnera une orientation unique et dont lesconséquences, bonnes ou mauvaises, seront la responsabilité du décideur.

Comme disait avec un verbe incisif le publicitaire américain David Ogilvy :« Trop de gens se servent des études comme un ivrogne d’un réverbère : davantagepour s’appuyer que pour éclairer ». À ce titre, les outils d’aide à la décision, aussiperfectionnés soient-ils, ne sont là que pour assister le chef. S’ils peuvent, grâce àla technologie et aux algorithmes, parfois remplacer les conseillers d’antan, ils n’ontni la vision du décideur, ni ses responsabilités. C’est pourquoi, les outils d’aide à ladécision, même s’ils sont devenus indispensables dans de nombreuses situations,garderont toujours un rôle limité et serviront dans la plupart des cas à appuyer ladécision du chef.

L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes

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Le renseignement et la prospective

réduisent-ils l’incertitude ?Benjamin de Maillard (ENA)Olivier Saunier (EDG)

Dans le domaine stratégique, le renseignement et la prospective constituentdeux outils indispensables d’aide à la décision, souvent considérés commedes moyens de réduire l’incertitude dans le processus décisionnel. Leur

importance en France a été récemment renforcée avec la création de la fonctiond’anticipation dans le Livre blanc de la Défense et de la Sécurité nationale de 2008.

En cas d’échec, la cri tique recherche généralement si les décideurs dispo-saient des renseignements leur permettant de connaître la situation et de l’analysercorrectement, et si le déroulement réel des événements avait été prévu. La politiqueétrangère française à l’égard de la Tunisie au cours du printemps arabe, parexemple, a ainsi donné lieu à un débat public s’interrogeant sur l’incapacité de pré-voir la chute du président Ben Ali. Cet échec a notamment été mis en avant à l’oc-casion du rapport du Sénat sur la fonction anticipation (1).

La piste de réflexion que souhaite esquisser cet article est la suivante : la cri-tique des échecs en matière stratégique repose généralement sur une conceptionerronée du rôle du renseignement et de la prospective dans le processus décision-nel, conception qui est en fait partagée par certains décideurs et qui conduit à orga-niser de manière inefficiente la préparation de la décision. Dans cette conceptionde leur rôle, ces deux fonctions devraient permettre de réduire la part d’inconnude la situation et donc l’incertitude des décideurs. Le raisonnement critique peutêtre ainsi schématisé : si les décideurs ont à leur disposition des renseignementspertinents et/ou une étude prospective sérieuse, ils peuvent prendre la bonnedéci sion. S’ils ont ces éléments à disposition et qu’ils n’ont pas pris les bonnesdéci sions, ils sont incompétents. Les décideurs attendent ainsi généralement durenseignement et de la prospective qu’ils réduisent l’incertitude. Ce bref articlesug gère que leur rôle est en fait de contribuer à maîtriser l’incertitude. De cettenuance découle une conception différente du processus décisionnel.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) Sénat : La fonction « anticipation stratégique » : quel renforcement depuis le Livre blanc ? ; Rapport n° 585, 8 juin 2011.

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La « croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai »

La critique des dysfonctionnements en matière de décisions stratégiques sefonde souvent sur cette illusion décrite par Bergson (2) : « Notre appréciation deshommes et des événements est tout entière imprégnée de la croyance à la valeurrétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu’exécuterait auto-matiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s’accomplir,la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elleparaît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. De làune erreur qui vicie notre conception du passé ; de là notre prétention d’anticiperen toute occasion l’avenir ».

Le déroulement des événements devait être prévisible, il aurait donc dû êtreprévu. Dès lors, la défaillance ne peut être que de deux sortes : soit une défaillan cedes services (diplomatie, renseignement) qui n’ont pas su prévoir ou informer de laréalité de la situation ; soit une défaillance des décideurs eux-mêmes qui n’ont passu entendre la vérité que leurs services leur transmettaient (« aveuglement collec-tif », « incapacité du système à transformer l’expertise en aide à la décision pour lesresponsables politiques » pour reprendre les termes du rapport du Sénat précé dem-ment cité). L’illusion repose, comme l’explique Bergson, sur la croyance a pos terio rien l’inéluctabilité du processus.

Plus encore, cette vision repose implicitement sur l’idée que les renseigne-ments et les prévisions qui ont ou auraient dû être fournis auraient constitué pourles décideurs des certitudes à partir desquelles les bonnes décisions pouvaient êtreprises. Ainsi, le mouvement rétrospectif du vrai touche non seulement les faits telsqu’ils se sont déroulés, mais aussi les éléments d’aide à la décision : si un décideuravait à disposition des renseignements vrais, il devait savoir qu’ils l’étaient. On a puainsi citer, dans la critique de la politique étrangère de la France à l’égard de laTunisie, une note de deux pages d’Olivier Roy pour le Centre d’analyse et de pré vi-sion (Cap) rédigée en février 2005, dans laquelle le chercheur estimait la démo-cratisation du Moyen-Orient incontournable (3). Cet exemple est tout à faitsymp tomatique d’une projection rétrospective du vrai : l’analyse d’Olivier Roy s’estrévélée juste, mais d’une part elle n’a été confirmée que six ans plus tard, d’autrepart, on peut imaginer que nombre de notes et de télégrammes diplomatiquessou tenaient une analyse divergente ou contraire, avec une argumentation tout aussidéveloppée. Quelles raisons pouvaient alors avoir les décideurs concernés depri vi légier l’analyse d’Olivier Roy par rapport à d’autres ?

L’intérêt de ce détour par l’étude des critiques des processus décisionnels rési-de dans la mise en relief de cette conception du renseignement et de la pros pective

Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?

(2) Henri Bergson : La Pensée et le mouvant ; Puf, 1946 ; Introduction (Première partie), section : « Mouvement rétro-grade du vrai : mirage du présent dans le passé ».(3) Olivier Roy : : « La démocratisation du Moyen-Orient est incontournable, malgré la montée des islamistes » ; Notepour le Cap, 24 février 2005.

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Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?

comme instruments de réduction de l’incertitude. Or cette conception est souventpartagée par les décideurs eux-mêmes.

Renseignement et prospective ne réduisent pas l’incertitude

Les décideurs attendent souvent des services de renseignement qu’ils leurfournissent des certitudes afin de réduire la part d’inconnu dans leur processusdécisionnel. C’est méconnaître pourtant la nature propre du renseignement straté-gique. On peut considérer schématiquement qu’un renseignement est d’autantplus incertain qu’il est véritablement confidentiel et d’autant plus confidentiel qu’ilest utile à l’adversaire. En effet, un renseignement stratégique confidentiel provientgénéralement d’une source, humaine, technique ou opérationnelle sensible et quipar définition fait l’objet de mesures de protection importantes. D’une part, il estdonc très rare qu’un tel renseignement soit recoupé ; d’autre part le risque qu’il soitle produit d’une manipulation est considérable.

Prenons un exemple concret : si les États-Unis avaient disposé au cours dela Guerre froide d’une source humaine au sein du politburo du Kremlin fournissantles renseignements les plus confidentiels de ce cénacle fermé, leur capacité derecoupement des renseignements obtenus par ce biais aurait été vraisemblablementnulle. La prise en compte de ces renseignements dans le processus de décisionaurait été soumise à deux contraintes : d’une part la possibilité que ces renseigne-ments soient une manipulation soviétique destinée à les désinformer, d’autre partles conséquences stratégiques qui en auraient résulté si ces renseignements avaientété considérés comme vrais alors qu’ils étaient le produit d’une manipulation. Plusun renseignement est vital au décideur, plus il est protégé par l’adversaire, plus sonévaluation est sujette à caution et plus les conséquences d’une éventuelle manipu-lation sont importantes, et ce, même si le risque est en soi relativement faible. Entant que tel, le renseignement le plus utile et le plus stratégique est donc rarementà même de réduire l’incertitude du décideur.

De façon parallèle et plus évidente, la prospective ne peut fournir une cer-titude dans la mesure où, par définition, elle ne formule que des hypothèses. AinsiOlivier Roy n’a pas décrit une réalité dans sa note au Cap, mais une hypothèseargumentée d’évolution de la situation politique et sociale du Moyen-Orient. Sil’on peut considérer comme une erreur de n’avoir pas donné crédit à cette note, ileût été aussi fautif de la considérer comme une vérité sur laquelle fonder la poli-tique étrangère de la France à l’égard du Moyen-Orient.

L’ambassadeur de France Gérard Errera, ancien secrétaire général du quaid’Orsay, écrivait dans une tribune publiée dans Le Monde en réponse aux critiquesformulées contre son ancienne administration : « (…) personne ne prévoit jamaisrien, ni l’effondrement soudain de l’Union soviétique, ni la Révolution iranienne de1979, ni l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990, ni la crise financière de

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2008, ni la chute de Ben Ali et de Moubarak. Les révolutions ont ceci de particulierqu’elles paraissent toujours inéluctables a posteriori et impossibles a priori. Il est doncridicule de s’en prendre aux diplomates pour n’avoir pas prédit ce qu’aucun service derenseignement d’aucun pays occidental n’avait anticipé. Le problème n’est pas là ». Ilcritiquait ainsi cette idée selon laquelle les études prospectives devraient être destinéesà réduire l’incertitude du processus décisionnel « Personne ne prévoit jamais rien » nesignifie pas que personne n’a jamais émis l’hypothèse d’un effondrement de l’URSSou du régime de Ben Ali, mais qu’au moment où cette hypothèse a été for mulée, ellen’était qu’une hypothèse plus ou moins bien étayée qu’aucun organis me ne pouvaitconsidérer comme un fait sur lequel fonder sa politique extérieure.

Mais quel rôle alors donner au renseignement et à la prospective dans leprocessus décisionnel ? Faut-il considérer qu’ils n’apportent en fait aucune aide à ladécision ? La solution provient sans doute d’une mise en perspective différente deleur rôle.

Maîtriser l’incertitude plutôt que la réduire

La certitude est le sentiment que l’on a de la réalité d’un fait ou de la véri téd’une idée. Nous l’avons vu, ni le renseignement ni a fortiori la prospective n’ontde caractère intrinsèque de vérité, contrairement à ce que l’on pense trop souvent.En revanche, le renseignement peut être compris comme une hypothèse sur lasituation telle qu’elle est, la prospective sur son évolution.

Prenons pour illustration la décision française d’intervenir en Libye le19 mars 2011. La situation au 18 mars était la suivante : la résolution 1973 duConseil de Sécurité était votée depuis 24 heures. Celle-ci prévoyait une série de sanc-tions à l’égard du clan Kadhafi – dont une intervention militaire internationale pourprotéger les populations opprimées. D’un autre côté le régime libyen annonçait avoircessé les hostilités à l’encontre des populations insurgées et observer un cessez-le-feu.Alors que la pression internationale était à son comble, puisque se tenait le lendemainle sommet de Paris de soutien au peuple libyen, du renseignement a permis de mettreen évidence l’avancée des troupes de Kadhafi sur le dernier bastion de la résistance queconstituait Benghazi. À partir de là deux options se sont dessinées : ne pas intervenir,et assister en direct du sommet de Paris au massacre de grande ampleur des der niersopposants au régime ; ou envoyer l’aviation militaire française sans délai, pour stop-per l’avancée des blindés avant qu’ils n’atteignent Benghazi. On voit bien au traversde cet exemple que le renseignement concernant l’avancée des troupes libyennes surBenghazi s’est avéré central pour emporter la décision. Toutefois, un autre décideuraurait pu choisir de minimiser ce renseignement et de donner crédit au cessez-le-feuannoncé par Kadhafi, et choisir de ne pas intervenir… ou trop tard. Cet exemple estintéressant en ce qu’il semble confirmer que le renseignement peut jouer le rôle de« réducteur d’incertitude ». Pourtant, il ne joue en fait ce rôle que dans la construc-tion d’un ensemble d’hypothèses : faible probabilité que Kadhafi accepte en réalité le

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cessez-le-feu (évaluée elle-même en partie à partir des renseignements disponibles),évaluation de la probabilité d’une manœuvre de diversion, ana ly se des mouvementsde troupe, etc. La valeur de ces renseignements ne prend de sens que dans unpro ces sus décisionnel prenant en compte les hypothèses d’action de Kadhafi.

Un autre exemple, cette fois-ci contraire, prolonge l’illustration précéden te.Il s’agit de la décision d’intervenir ou non en Irak en 2003. La situation était alorsla suivante : Georges W. Bush et Tony Blair exerçaient une pression sur le Conseilde Sécurité des Nations Unies pour intervenir militairement contre l’Irak, sur lefondement de détention d’armes de destruction massive. Or, d’une part la Francen’a pas corroboré ce renseignement de manière autonome, d’autre part les sourcesévoquées par Américains et Britanniques ont été jugées sujettes à caution. Au bilanla décision qui l’a emporté fut de ne pas intervenir en Irak, en dépit des consé-quences diplomatiques que cela a créées avec nos alliés. Ce cas est particulièrementintéressant, car on peut supposer que le renseignement qui mettait en évidence lapossession d’armes de destruction massive par le régime de Saddam Hussein étaitpartagé entre Américains, Britanniques et Français. Pourtant les décideurs se sontpositionnés différemment en dépit du renseignement commun qu’ils partageaient.C’est donc bien l’interaction entre le renseignement et le processus de planificationde la décision qui est à prendre en compte. Le décideur doit considérer les options,mais aussi les hypothèses qui les sous-tendent.

La différence entre ces deux conceptions du renseignement et de la pros-pective repose en fait sur la prise en compte d’une interaction possible d’acteursextérieurs dans la conception du processus décisionnel. Considérer le renseigne-ment comme une hypothèse et non comme une vérité consiste en fait à reconnaîtreque les autres acteurs de la situation peuvent agir ou vouloir agir sur notre propreprocessus de décision. De même, toute prospective, aussi savant que soit sonauteur, doit avoir l’humilité de reconnaître que les acteurs dont elle anticipe lecomportement peuvent agir différemment et ne subissent pas un déterminismeabsolu. La préparation de la décision consiste donc à analyser les hypothèses surl’état de la situation et son évolution pour planifier les décisions possibles en fonc-tion des scénarios élaborés. Un décideur qui ne sait pas ce qu’il veut ne peut tirerprofit du renseignement et de la prospective qu’il sollicite, car ce n’est que par uncontre-sens sur leur nature profonde qu’il peut espérer voir sa décision facilitée.

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L’utopie de l’organisation idéale

David Krieff (ENA)Louis Tillier (EDG)

Aymon Westphal (HEC)

La décision et l’action dans l’incertitude font appel à toutes les qualités dumanager : sa vision, son courage, sa force de conviction, un esprit ouvert auchangement qui sache ne pas être victime des modes. Le dirigeant n’agit

cependant ni seul ni face à une foule indistincte, mais au sein d’une organisationdont il n’est qu’un acteur parmi d’autres. C’est elle qui conditionnera largement sonsuccès, car non seulement il ne peut agir que par elle, mais encore lui déter mine-t- ellebien souvent des modes d’actions. Le champ des possibles qu’elle circonscrit agitpar fois comme une limite, parfois comme une richesse insoupçonnée.

Dès lors, existe-t-il une organisation idéale, à la fois efficace en toutescir constances et susceptible d’évolution ? Une organisation dans laquelle la maniè redont le rôle respectif des acteurs, les flux d’informations et les mécanismes de prisesde décisions sont organisés de manière à permettre une prise de décision optimaleface à un environnement et à des situations marquées par l’incertitude ? La répon seest évidemment négative. Des principes généraux relatifs à l’adéquation entre orga-nisation et incertitude peuvent néanmoins être mis en évidence.

Toutes les formes d’incertitudes ne sont pas équivalentes

L’incertitude quotidienne

Tous les métiers connaissent, à un degré divers, une forme d’incertitude :une patrouille de routine effectuée par la Police ou la Gendarmerie est susceptiblede devoir intervenir à tout moment dans des situations d’une grande variété, uncommercial ne sait comment le client auquel il rend visite va recevoir son offre, lediagnostic d’un cancérologue ne lui permet pas toujours de prévoir l’évolution deses patients, un militaire en opération agit dans ce que Clausewitz (1) a appelé le« brouillard de la guerre ». Et pourtant, des professionnels parviennent chaque jourà intégrer cette incertitude, consubstantielle à leur activité, dans leurs pratiquesafin d’obtenir le résultat recherché.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) Carl Von Clausewitz : De la guerre ; 1832.

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L’évolution radicale de l’environnement

Une autre forme d’incertitude, plus inhabituelle, surgit lorsque l’environne-ment dans lequel l’organisation est plongée évolue de façon substantielle, voire radi-cale. La signification même de ces évolutions est particulièrement obscure, et lesorganisations avancent à tâtons. Lors de la révolution Internet, beaucoup d’entre-prises se sont lancées à corps perdu dans des stratégies perdantes, engloutissant ainsides millions, par crainte de se voir dépassées par des concurrentes aussi aveuglesqu’elles. Le général de Gaulle a souligné que la France était toujours en retard d’uneguerre dans le domaine militaire, car elle restait aveugle aux évolutions des techniqueset des organisations des armées. La difficulté spécifique de ces temps réside dans lefait que les méthodes du passé deviennent inopérantes dans le nouvel environne-ment, ou du moins sous-optimales, et qu’il n’existe aucun exemple formalisé pouragir dans le nouveau contexte. Il appartient à l’organisation et à son dirigeant, dontles capacités d’adaptation doivent être prouvées, de le définir.

Une organisation doit être adaptée à son activité et à son environnement

Si une organisation possède une culture propre, liée à son histoire, lapre mière de ses obligations est de remplir son objet, c’est-à-dire d’être en adéqua-tion avec son activité d’une part et son environnement d’autre part. Le sociologuedes organisations Henry Mintzberg a regroupé dans une typologie sept catégoriesd’organisations. Quatre (2) d’entre elles sont particulièrement pertinentes dans lecadre des relations entre incertitude et organisation. Elles occupent les quadrantsd’un espace divisé selon deux axes : le niveau de complexi té de leur tâche et le degréd’incertitude de leur environnement.

Le schéma ci-dessous indique, pour chaque type d’organisation, la confi-guration (complexité de la tâche/stabilité de l’environnement) dans laquelle elles’avère produire son efficacité maximale.

L’utopie de l’organisation idéale

(2) Les 3 types restant sont les organisations fondées sur une idéologie forte, celles essentiellement dominées par les diver-gences politiques, et les organisations d’organisation qui regroupent des structures relevant d’un des 4 types décrits ci-après.

Environnement stable

Environnement mouvant

Tâche complexeTâche simple

Organisation entrepreneuriale Organisation innovante

Organisation professionnelleOrganisation mécaniste

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L’utopie de l’organisation idéale

L’organisation entrepreneuriale

Il s’agit du type d’organisation le plus simple, dans lequel le dirigeant prendtoutes les décisions d’importance. L’autonomie des agents opérationnels est limitée,mais le dirigeant reste très impliqué dans leurs actions. Si l’on retrouve souvent cetype d’organisation dans les PME, et s’il est vrai qu’elles peinent souvent à croître,elles ne sont pas cantonnées à une taille modeste. Apple, par exemple, où Steve Jobssupervisait chaque détail touchant à ses produits phares, relève pour partie de cettecatégorie. Le degré de complexité qu’une telle organisation est capable de gérer et sacapacité à s’adapter dépendent directement des capacités de son dirigeant.

Ces organisations sont capables de s’adapter aux évolutions de l’environne-ment car elles reposent sur l’intuition d’un chef, fin connaisseur du métier, capabled’impulser des changements. La stratégie y est en général informelle, essentielle-ment présente dans l’esprit du dirigeant.

L’organisation mécaniste

L’organisation tayloriste est l’exemple le plus achevé de cette catégorie, maisbien d’autres formes d’organisations plus contemporaines s’y rapportent. Elle n’estpas exclusive de l’industrie puisque les back-office des banques, les assurances, lespostes ou centres d’appels y ont recours. Le travail y est décomposé en tâches élé-mentaires qui sont alors standardisées. Le pouvoir appartient pour une large partaux services porteurs de standardisation, héritiers des « bureaux des méthodes » etaux organes de contrôle. Très adaptée aux environnements stables, cette catégoried’organisation peut entretenir sa propre optimisation.

Aujourd’hui, elle se déploie dans les secteurs dont les activités se prêtent àdécomposition, dont les tâches sont simples. Son obsession de l’amélioration del’efficacité de ses procédés fait en revanche obstacle à un véritable revirement destratégie, et donc à l’adaptation aux évolutions radicales de son environnement.

L’organisation professionnelle

Le pouvoir appartient dans ce type d’organisation aux acteurs opération-nels dont le niveau de formation est très élevé, comme dans les hôpitaux ou les uni-versités. Les tâches étant très complexes, leur impossible subdivision en élémentsnormalisés, leur bonne exécution repose sur la standardisation des compétences deces opérateurs.

Le statut particulièrement important de la compétence professionnelleconfère à ses détenteurs une autonomie qui fait obstacle au déploiement coor-don né d’une nouvelle stratégie lors des évolutions de l’environnement.

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L’organisation innovante

Dans ces organisations, les décisions se prennent de façon collégiale et pro téi-forme, en réunissant les acteurs pertinents face à une question donnée. La hiérarchien’est pas figée, mais évolue en fonction des compétences qu’il convient de mobiliserdans une situation particulière.

Les start-up ou les « forces spéciales » en sont une illustration particulièrementclaire. Ces organisations sont donc particulièrement adaptées aux activités complexesréalisées dans un environnement mouvant.

Les organisations concrètes, au-delà de la typologie

Il ne faut pas déduire de cette typologie qu’une organisation innovante,habituée à travailler dans la complexité et l’incertitude, représente une panacée :pour acheminer des millions de lettres par jour sans erreur ou pour opérer despatients souffrant d’une affection cardiaque, les services postaux ou l’hôpital seronttoujours plus efficaces qu’une start-up. L’incertitude quotidienne, inhérente àl’ac tivité, est prise en compte par ces catégories d’organisations.

La difficulté surgit pour les organisations mécanistes et professionnelles,qui sont aussi les plus visibles, voire les plus structurantes pour nos sociétés, lorsquel’environnement lui-même est affecté par une évolution incertaine et radicale.

Souvent, les organisations dont le fonctionnement est complexe mobilisent,voire croisent, plusieurs de ces idéaux-types dans un plus grand ensemble, commepour le porte-avions à propulsion nucléaire. Certaines actions, comme la décision decatapulter les avions, sont du seul ressort du commandant (organisation entrepre-neuriale). L’organisation du pont d’envol est mécanisée afin d’assurer le catapultageet l’appontage des avions dans des délais fortement contraints et en toute sécurité(organisation mécaniste). Enfin, nous retrouvons également des caractéristiquesfortes des organisations professionnelles et innovantes. En premier lieu, les niveauxde formation sont élevés, reposent sur des standards de compétences et s’acquièrentdans la durée, par exemple pour le pilote de chasse, le chef mécanicien nucléaire, lechef des opérations ou les manœuvriers. Ensuite, toute la phase de préparation faitappel à un processus décisionnel collégial où les acteurs sont réunis dans le butd’ac complir la mission du porte-avions : catapulter et récu pérer des avions en mer.L’ensemble ainsi constitué est d’une réelle complexi té (3). Elle est imposée par l’envi-ronnement et la technologie.

L’utopie de l’organisation idéale

(3) L’acquisition de ce savoir-faire (détenu aujourd’hui par deux nations, les États-Unis et la France) exige de la durée etnécessite des efforts importants : ainsi le premier porte-avions chinois ne sera probablement pas opérationnel avant la finde la décennie.

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L’utopie de l’organisation idéale

L’évolution de la stratégie doit répondre aux évolutions radicales de l’environnement

Il existe de nombreuses définitions de la stratégie : suite prédéterminéed’actions pour la théorie des jeux, allocation des ressources dans le long terme pourMichael Porter (4), doctrine dans le domaine des relations internationales, recherched’une défaillance morale suffisante de l’adversaire d’après le général Beaufre (5), etc.Toutes décrivent des principes, une feuille de route, des modalités d’actions quisont à la fois des réponses aux stimuli de l’environnement et des méthodes pouraméliorer sa position au sein de cet environnement. Dès lors, une évolution radi-cale et imprévue de l’environnement devra être suivie d’une adaptation de la stra-tégie, sans quoi l’organisation ne pourra agir ou réagir de façon efficace. Cet effeta été mis en évidence par Marc Bloch dans son ouvrage (6) sur l’absence de trans-formation de l’armée pendant l’entre-deux-guerres et son incapacité à s’adapter àun nouvel environnement dès le début de la seconde guerre mondiale.

Une stratégie originale ne se définit pas uniquement en chambre, sur labase de rapports et d’analyses chiffrées, d’autant plus impuissants à capter les carac-téristiques du nouvel environnement que l’évolution est radicale.

Il est nécessaire de nouer un contact original avec le réel, comme l’a faitAharon Farkash (7), ancien chef du Mossad, en étudiant les audiences des émissionsiraniennes au Liban pour dresser une cartographie des implantations du Hezbollahau Liban. Pour prendre un exemple issu d’un autre champ, un manager japonaisde Toyota, Yuji Yokoya, a été chargé de relancer aux États-Unis un modèle dont lesventes déclinaient. L’une de ses premières actions n’a pas été de commander desrapports supplémentaires, mais de conduire la voiture concernée sur plus de85 000 km à travers le pays, avec sa famille, pour faire l’expérience directe desattentes de ses clients américains.

Certes, les études stratégiques, proposées notamment par les cabinets deconseil, proposent des méthodes éprouvées de prospective et de parangonnage,cependant elles présentent deux limites importantes pour le dirigeant, qui rendentnécessaire une attention appuyée au terrain. D’une part, dans l’hypothèse où leursprospectives se réalisent et où leur solution est pertinente, la date du changementest aussi importante que sa nature. Dans le domaine de la téléphonie mobile parexemple, Nokia pâtit durement d’une adaptation trop tardive au monde dessmart phones et du low-cost, tandis que Sony Ericsson a lancé le premier smartphone

(4) Professeur renommé de stratégie d’entreprise à Harvard.(5) La stratégie est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit », le but de la stratégieest d’ « atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entraînant une désintégration morale de l’ad versaire suf fi-sante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer ». Général Beaufre : Introduction à la stratégie ; 1963.(6) Marc Bloch : L’Étrange Défaite ; Gallimard, 1990 ; 326 pages.(7) In Joshua Cooper Ramo : L’âge de l’impensable ; comment s’adapter au nouveau désordre mondial ; Jean-Claude Lattès,2010 ; 309 pages.

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du marché trop tôt pour en tirer profit. D’autre part, ces cabinets, souvent posi-tionnés auprès des directions générales (8), ne sont généralement pas en position devérifier rapidement la pertinence des solutions qu’ils proposent, ni de repérer lesinitiatives lancées par les opérateurs de la structure, qui sont souvent à l’origine desstratégies les plus originales.

Dans toute organisation, les acteurs en contact direct, non « intermédiés »,avec l’environnement sont les acteurs opérationnels. C’est donc à leur niveau quedes modes d’actions adaptés au nouveau contexte sont susceptibles d’émerger,complétant les réflexions du sommet de l’organisation.

Nous sommes donc face à deux façons de procéder que nous retrouvonsdans les groupes d’intervention comme le GIGN lors des prises d’otages, et en casd’échec des négociations. Le premier mode, préférentiel, est celui de l’interventionprovoquée. Le moment de l’assaut est choisi par le groupe à un moment où l’en vi-ronnement semble maîtrisé et la situation favorable à l’attaque et la reprise d’ini tia-tive. Le deuxième mode est l’intervention urgente, dès que la situation sort de toutcontrôle et nécessite une réaction immédiate des acteurs opérationnels. Ces deuxmodes d’action doivent pouvoir être prévus par toute organisation. En premier lieuagir, après étude attentive de l’environnement tout en le modelant vers unopti mum, au moment opportun. Mais également la capacité de réagir rapidementpour saisir une opportunité suite à un changement d’environnement subi oupro voqué dans l’incertitude. Cette incertitude est marquée par l’affrontement dedeux volontés : elle est dynamique, évolutive et radicale. À partir d’une phase denégociations, elle peut rapidement basculer dans un état d’extrême violence. Elleoppose un acteur, son refus d’une rationalité et d’un cadre légal acceptés par lasociété, à un groupe d’intervention qui agit dans un cadre circonscrit et avec desrègles. Cette intensité, ce dynamisme et l’émotion véhiculés par une telle situationdoivent donc être parfaitement maîtrisés. L’organisation met en avant l’initiativedes acteurs (professionnalisme élevé), leur préparation (mécanisation des modesd’action qui est autant l’apprentissage de gestes que la connaissance mutuelle entreacteurs qui agiront simultanément au moment de l’assaut) et leur capacité d’écou tede l’environnement.

Certains principes permettent de favoriser l’adaptabilité à une évolution radicale de l’environnement

Si les organisations relevant des catégories entrepreneuriale et innovantes’adaptent aisément aux environnements mouvants, ce n’est pas le cas de celles quipeuvent être qualifiées de mécaniste ou de professionnelle et qui sont particulièrementprésentes au sein de la puissance publique ou parmi certaines grandes entreprises.

L’utopie de l’organisation idéale

(8) Certains cabinets de conseil agissent autant auprès des directions générales qu’au niveau opérationnel, managérial.

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L’utopie de l’organisation idéale

Une adaptation de la stratégie de ces dernières requiert donc une démarchevolontariste, qui peut s’articuler autour des trois étapes suivantes :

l La compréhension de la nature du changement de l’environnement : lamede fond plutôt qu’écume des jours. Cette compréhension relève du mana ge ment de lastructure.

l Une plus grande autonomie de décision au niveau opérationnel, quipourra être permise au sein de quelques services « expérimentaux ». Ce processusest tout à fait contraire à l’« ADN » des organisations mécanistes (cf. supra).

l Le recensement des modes d’actions qui fonctionnent dans le nouvelenvironnement et leur transformation en véritable stratégie qui sera diffusée dansl’organisation. Cette démarche est évidemment contre nature pour les organisa-tions professionnelles (cf. supra).

Il n’existe donc aucune recette universelle pour assurer qu’une structure sauras’adapter et / ou anticiper. Il est néanmoins possible d’identifier quelques facteurs desuccès, génériques et non exhaustifs, pour chacune de ces étapes du changement.

Organisations mécanistes Organisations professionnelles

Phase 1 :compréhension

Management : l réalisation d’études stratégiques à des fins d’anticipationl proximité avec le terrainl connaissance profonde du métier

Phase 2 :initiatives

et autonomie opérationnelle

l Formation professionnelle des opérateursl Accroissement de l’autonomie accordée au management intermédiaire

l Information des opérateurs et recherchede relais volontaires pour des démarchesexpérimentales

Phase 3 :parangonnage

des «bonnes pratiques »

l Formalisation de la stratégie par le management

l Déclinaison de la stratégie dans les procédures de la structure

l Formalisation de la stratégie par le management

l Déclinaison de la stratégie dans des plans de formations à fréquence accrue

l Accroissement des échanges entre opérateurs en mettant au centre les opérateurs à l’origine des pratiques sélectionnéesl Mise en place de contrôles et d’incitations temporaires pour s’assurer de l’adoption des nouvelles pratiques

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Quatre facteurs revêtent ainsi une importance particulière qui permet deles présenter, non comme une forme idéale d’organisation, mais comme des prin-cipes généraux qui accroissent la résilience et l’adaptabilité d’une structure soumi seà un changement :

l Un certain degré de proximité des dirigeants avec le terrain ;

l Une connaissance intime du métier par les dirigeants, qui implique lasta bilité d’une partie de l’équipe de direction ;

l Une formation régulière des agents opérationnels, condition nécessaired’une plus grande autonomie de décision lorsque nécessaire ;

l L’entretien de relations et d’échanges réguliers entre des acteurs opéra-tionnels issus de services différents, qui préparent l’organisation à la création et àla diffusion de nouvelles stratégies.

Les deux premiers facteurs permettent de développer un jugement, une« intuition » (comme résultante du travail intellectuel et de l’expérience), parti-cu lièrement nécessaire pour :

- Reconnaître une évolution radicale de l’environnement et se prémunir desdiscours qui surestiment l’impact de l’écume des jours,

- Éprouver la pertinence effective des études stratégiques,

- Identifier les initiatives gagnantes émanant du niveau opérationnel.

Enfin, le maintien de services de type entrepreneurial ou innovant au sein d’organisations mécanistes, lorsque la chose est possible, permet de disposerd’un vivier présentant deux qualités : la connaissance du métier, de l’environne-ment et de la culture de la structure d’une part, et d’autre part d’une réelle habi-tude d’in nova tion.

Ainsi, certaines entreprises mécanistes, telles que Procter&Gamble, disposentde services innovants, de taille très réduite, qui visent à conquérir de nouveauxmar chés en faisant appel à des disciplines très variées, de l’analyse culturelle à l’ingé-nierie en passant par la sociologie et le marketing. Ces exemples montrent qu’il estpossible de conserver de façon à la fois simple et utile des services qui s’avèrent deprécieux appuis lorsqu’un changement de stratégie ou une innovation est nécessaire.

L’utopie de l’organisation idéale

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Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques

et les ententesAdeline Deroubaix (ENA)Éric Facomprez (EDG)

Dans le domaine stratégique comme en matière d’économie, une des prin ci-pales sources d’incertitude réside pour le décideur dans le comportement desautres acteurs. Ainsi, une action stratégique sur un marché comme une

bais se des prix ou le lancement d’un nouveau produit peut-elle être anticipée etcontrée par les concurrents et perdre par là même tout intérêt. Dès lors, les entrepriseset leurs décideurs peuvent souhaiter afin de minimiser cette incertitude se coordon-ner avec leurs concurrents, selon un panel de stratégies qui vont de l’allianceponc tuelle en vue de développer une technologie particulière à l’entente anticoncur-rentielle sur les prix ou pour se partager un marché.

Cependant, outre leur effet parfois négatif pour les consommateurs, cesstratégies collectives, très prisées en périodes de difficultés, peuvent avoir desinconvénients réels et des coûts parfois importants et le choix de s’engager dans cescoopérations doit donc être mûrement réfléchi. Dès lors, l’étude de ces stratégiescollectives et de leurs résultats est riche d’enseignements pour les décideurs, quelque soit leur domaine d’action. Après avoir exposé ces différents aspects desalliances et ententes économiques, cet article propose donc un essai de transposi-tion de ces leçons au domaine de la stratégie internationale.

Une stratégie adoptée dans un contexte difficile

Plusieurs facteurs influent sur le choix des décideurs de favoriser une stra-tégie d’alliance plutôt que de compétition par rapport à certains acteurs. Toutd’abord, certains facteurs structurels tels que la concentration du marché ont uneinfluence sur la facilité à nouer une alliance : il est en effet plus facile d’organiserune entente sur un marché en oligopole, ne comptant que quelques acteurs. Dansle cas contraire cependant, des syndicats peuvent jouer le rôle d’organisateurd’en tente sur un marché fortement atomisé : en témoignent par exemple lescondamnations fréquentes de groupements de taxis par l’Autorité de la concur-ren ce. Par ailleurs, l’homogénéité des produits et des structures de coûts favorise lesententes car elle rend les prix plus comparables. De plus, l’existence de fortes

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

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bar rières à l’entrée et à la sortie, liée par exemple à l’importance des investissementsà réaliser pour pénétrer sur le marché, favorise la solidité des ententes puisqu’elleréduit la probabilité que de nouveaux entrants viennent troubler cet équilibre.

Mais les stratégies d’alliance sont aussi souvent le signe d’un contexte éco no-mique difficile : ainsi, la Commission européenne a récemment indiqué que la criseéconomique ne saurait justifier les ententes, bien au contraire (1). On consta te aussique de nombreux cartels, dont certains ont connu une longévité importante concer-nent des secteurs ou des marchés où la demande était stable ou en déclin, notam-ment dans le domaine de la chimie. Dans ces secteurs en effet, une lutte concurren-tielle sur des marges déjà faibles conduirait à la disparition de cer tains acteurs voireà un affaiblissement général. Confrontés à l’incertitude sur l’évolution de lademan de, les entreprises sont donc incitées à s’entendre pour s’as surer un pro fitminimal mais cette stratégie ne réduit pas totalement l’incerti tu de.

Des ententes défensives instables qui génèrent des risques davantage qu’elles ne réduisent l’incertitude

Selon différentes études économiques (2), la durée de vie d’un cartel serait enmoyenne de 3,7 à 7,3 ans : cette durée relativement limitée montre que les ententesne permettent pas d’instaurer une stabilité et une prédictibilité à long terme. Aucontraire, on peut même penser que ces stratégies renforcent elles-mêmes certainessources d’incertitude : ainsi, les premières causes de rupture des cartels sont latri cherie et les désaccords entre acteurs ou des chocs externes (arrivée de nouveauxacteurs, choc technologique…). L’entente tend en effet à terme à fragiliser lesacteurs car elle les rend moins attentifs aux évolutions du marché et des technolo-gies, leur donnant une impression factice de sécurité, et réduisant leur flexibilité etleur capacité d’adaptation.

Dans leur lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, les autorités de laconcurrence prennent en compte cette fragilité et utilisent des moyens visant àdéstabiliser les cartels : par les programmes de clémence tout d’abord, qui incitentles acteurs à dénoncer les ententes en ayant la garantie d’échapper aux amendesdont le montant peut être très dissuasif. En sanctionnant tout mécanisme de sur-veillance et de rétorsion entre acteurs ensuite : ainsi, le Conseil de la concurrencea sanction né les principaux palaces parisiens qui s’échangeaient des informationssur leurs taux de remplissage et le revenu moyen car cet échange leur permettait dese surveiller l’un l’autre (3) afin de pratiquer des représailles en cas de comportementdéviant.

Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques et les ententes

(1) Cf. communiqué de presse de la Commission européenne du 7 décembre 2011 (disponible sur Europa.eu).(2) Cf. Eckbo, Griffin et Marquez et Suslow.(3) Décision 05-D-64 du 25 novembre 2005.

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(4) Règlements n°1217/2010 et 1218/2010 et lignes directrices, du 14 décembre 2010

Des alliances stratégiques qui peuvent être bénéfiques en termes d’innovation, afin de mieux faire face aux évolutions futures

Contrairement à l’entente qui peut avoir un champ très large et une duréeen principe illimitée, l’alliance peut être définie comme un engagement réci-proque, limité, progressif et réversible. Ces alliances peuvent permettre des gainsréels d’efficacité, en mutualisant les coûts de développement de nouvelles techno-logies, ou peuvent viser à définir des standards communs favorisant l’interopérabi-lité. C’est pourquoi la Commission européenne a développé un systèmed’exemp tion de ces alliances fondé sur deux règlements, pour les accords derecherche et développement et pour les accords de spécialisation et de joint ven-tu re, et sur des lignes directrices récemment révisées (4).

En effet, si les alliances peuvent avoir pour objet principal, dans des condi-tions économiques difficiles de créer des synergies grâce à des effets d’échelle, parexemple par une stratégie d’achat ou de commercialisation en commun, elles per met-tent aussi d’accéder à de nouvelles compétences et donc d’innover et de mieux sepré parer aux évolutions du marché, ces deux motivations étant parfois présentes dansun même accord (par exemple dans les accords entre entreprises automobiles pour ledéveloppement de moteurs ou de nouveaux modèles). Elles favorisent donc uneapproche dynamique en contexte d’incertitude, en renforçant la capacité d’adaptationdes acteurs. Par ailleurs, par rapport aux fusions-acquisitions, les alliances offrentl’avantage d’être plus flexibles, réversibles et de ne pas entraîner de coûts d’intégra-tion, même si elles génèrent des coûts liés à la conclusion des contrats et parfois à lacréation de structures de gouvernances dédiées.

De fait, les acteurs économiques se trouvent aujourd’hui au centre de vastesréseaux d’alliances, souvent bilatérales, parfois multilatérales, dont l’internationali-sation de l’économie favorise l’émergence. Ces alliances permettent de contenirl’incertitude et le risque en les intégrant à une stratégie dynamique de croissance etd’accumulation d’expériences. Ainsi, même instables, ces alliances créent des syner-gies et favorisent les transferts ou mutualisation de compétences, contrairementaux ententes purement défensives.

Quels enseignements pour le domaine stratégique ?

Prolifiques dans le domaine économique, les alliances sous leurs diversesformes constituent une forme de coopération bien évidemment très répandue dansle domaine stratégique dont la forme la plus commune a été définie dès 1885 parCharles Calvo, comme « l’union de deux ou plusieurs nations pour la poursuited’un but politique commun » . En se fondant sur cette définition large, il n’est passans intérêt de se demander si et dans quelle mesure les conclusions tirées de cette

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réflexion sur l’utilité des alliances stratégiques dans le champ économique peuventêtre transposées aux relations entre États.

Tout d’abord, le domaine stratégique a pu lui aussi connaître des ententes ausuccès réel bien qu’assez éphémère : ainsi, le concert européen a-t-il assuré entre 1815et 1823 une certaine stabilité du continent dans une logique de neutralisationmutuelle et volontaire des grandes puissances. Cependant, cette expérience n’a euqu’une durée limitée. L’échec en 1914 des stratégies d’alliances européennes, tripleentente et triple alliance a ainsi démontré au contraire l’aspect délétère d’al liancesstratégiques purement défensives, figeant les positions et basées sur une oppositionbinaire entre camps. Ces alliances n’ont en effet fait qu’accentuer l’au tisme des puis-sances européennes face à l’arrivée de temps nouveaux caractérisés par l’émergence depuis sances non européennes , telles que le Japon, et le déclin de certaines autres, aupremier rang desquelles la Russie. Dès lors, la victoire du Japon sur la Russie en 1905,préfiguratrice d’un nouvel équilibre mondial, retentit-elle comme un coup deton nerre dans le ciel européen dont les nations furent incapables de s’adapter rapi-dement à cette nouvelle donne.

Par ailleurs, comme les ententes économiques, ces alliances engendrent descoûts liés à la mise en place de normes et de codes de conduites mais aussi depro ces sus de vérification permettant de repérer et de sanctionner les comportementsdéviants. L’expérience des accords de désarmement, et notamment les difficultésren contrées lors des négociations des traités START (STrategic Arms Reduction Treaty)et SORT (Strategic Offensive Reductions), avec l’échec des discussions sur START III,constitue un exemple flagrant de la difficulté de négocier de telles clauses de vérifi-cation et de transparence qui sont pourtant essentielles à une mise en œuvre effecti vedes accords et à l’établissement d’une confiance réciproque nécessaire à la réductionde l’incertitude touchant au comportement du partenaire.

Dès lors, eu égard tant à leurs coûts de négociation qu’à leurs effets poten-tiellement délétères, c’est donc bien vers des alliances allant au-delà de la simplepréservation d’un équilibre factice qu’il faut tendre, en plaçant au cœur de cescoopérations des valeurs et une vision commune et en favorisant l’émergence deprojets concrets. Ces alliances fondées sur des affinités idéologiques et culturelleset sur des valeurs partagées donnent en effet aux membres le sentiment d’apparte-nance à une même « communauté de sens » et favorisent le développement d’inté-grations plus poussées, porteuses de synergies. À cet égard, l’Otan a développé leconcept d’une communauté de valeurs atlantiques, valeurs de liberté et de démo-cratie, sur laquelle a été fondé le système de sécurité collective. Cette notion a étéparticulièrement mise en avant dans la période post-guerre froide et elle a donnélieu à une réflexion approfondie, notamment dans le cadre de l’élaboration dunouveau concept stratégique. Si le fondement idéologique de l’Alliance apparaîtainsi assuré, la question de l’ouverture aux « nouveaux entrants » qui partageraientces valeurs, dont nous avons vu combien elle est essentielle pour garantir la solidi tédes alliances grâce à une remise en cause permanente de leurs membres, reste

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ouverte. En effet, la perspective d’un élargissement géographique et fonctionnel del’Otan, souhaitée par les États-Unis, suscite des critiques en particulier desmembres européens inquiets de ceux qu’ils considèrent comme un changement dela nature de l’organisation.

Ensuite, et pour poursuivre la comparaison avec le domaine économique,il est indéniable que, tout comme une entente économique, la stabilité des alliancesest favorisée par un contexte international oligopolistique caractérisé par la domi-nation de quelques grandes puissances identifiées. Dans un monde complexe issude la décolonisation et caractérisé au contraire par une prolifération étatique, desformes plus institutionnalisées de coopération sont indispensables. En effet, seulesles organisations internationales, équivalent des organisations professionnelles dumonde économique, peuvent assurer la coordination de ces nombreux acteurs, enassortissant de sanctions les infractions aux règles communes. Tel est le constat surlequel s’est fondée la légitimité de l’action de l’ONU puisque selon les termes dusecrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961, Dag Hammarskjöld, « les systèmesd’alliances ne garantissent que de façon très limitée la sécurité et le bien-êtrepré sent et à venir de nos pays ». Bien qu’ébranlée par le choix des États-Unis de lamise en place dans les années 2000 de coalitions ad hoc afin d’éviter les contraintesdu multilatéralisme, l’ONU demeure donc la seule institution à même de donnertoute légitimité aux buts poursuivis par ces coalitions, fussent-elles durables ouéphémères. Dès lors, si des améliorations sont envisageables, tant dans la gouver-nance de l’organisation qu’en matière de coordination avec les autres institutions,notamment régionales, l’ONU apparaît comme le lieu incontournable d’appré-hension des problèmes globaux de sécurité collective.

Pour conclure, cette analogie entre alliances économiques et alliances stra-tégiques s’avère donc, malgré les limites inhérentes au procédé, riche en enseigne-ments. Il est probable que les processus d’intégration à l’œuvre dans le domainestratégique, avec l’émergence toujours souhaitée et sans cesse retardée, d’une réelleEurope de la défense, tant stratégique et militaire que militaro-industriel, renfor-ceront cette comparabilité. Non abordée dans cet essai, cette comparaison mèneaussi à une autre question essentielle, celle de la redistribution des bénéfices de lapaix. En effet, tout comme les alliances stratégiques sont favorisées par les autori-tés de la concurrence dès lors qu’elles permettent un accroissement du bien-êtreglobal, et des bénéfices pour les consommateurs, la question de la redistributionaux « consommateurs » de sécurité que sont les populations des dividendes de lapaix paraît essentielle pour fonder la légitimité des alliances entre États.

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La prise en compte du droit dans un cycle de décision :

entre incertitude, dédain et crainteRenaud Grunenwald (HEC)Thomas Rosier (HEC)

« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, c’est la loi qui affranchit ».

Henri Lacordaire, Quarante-cinquième conférence de Notre-Dame, 1835.

Àune époque où la loi est toujours plus présente, mais moins cardinale etexcessivement technique, l’aphorisme de Lacordaire n’est plus une réalité.Aujourd’hui pour le citoyen, c’est bien souvent la loi, ou plutôt l’excès de

lois, qui est devenue l’oppresseur. Dans sa déclaration au Parlement du19 mai 1995, le président Jacques Chirac reconnaissait que « Trop de lois tuent laloi (…) l’inflation normative est devenue paralysante. Il faut mettre un terme à�cette situation qui pénalise les plus faibles et entrave l’esprit d’entreprise au seulbénéfice des spécialistes qui font écran entre le citoyen et le droit » (1). Sans mêmejuger du résultat au fond, l’observateur constate que les trois dernières mandaturesont conduit à toujours plus de lois.

Les règles juridiques ont envahi progressivement tous les domaines de la viedes affaires. De la même manière, l’administration s’est aussi vue contrainte dansses rapports avec les administrés. L’État, dans ses fonctions les plus régaliennes, s’estenfin vu touché. L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » (2) est plus que jamais unepure fiction juridique. La règle a d’ailleurs vite disparu du Code civil (3), Napoléonaurait bien du mal à reconnaître sa seule « vraie gloire » en 2012.

L’immixtion progressive du droit dans tous les domaines de l’activitéhumai ne et, subséquemment, les interventions coercitives de plus en plus fréquentesdu juge, ont modifié le rapport du décideur au droit. Une impression – souvent fon-dée – d’incertitude, voire d’absence totale de contrôle semble ainsi accompagnerchaque action ou décision des sphères publiques aussi bien que privées.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) Message n° 2 064 du Président de la République au Parlement – 19 mai 1995.(2) Article 1er alinéa 3 de l’édition originale du Code civil des Français de 1804, numérisée par la Bibliothèque nationa lede France.(3) Cet alinéa a été supprimé par une loi de 1852, face à la croissance exponentielle des textes applicables.

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De l’incertitude à l’insécurité juridique

Cette impression découlant de la multiplication des règles est renforcée pardes modifications permanentes. Les lois changent à un rythme accéléré. L’ensemblede la législation fiscale compte à elle seule aujourd’hui plus de 4 000 articleséten dus sur presque 3 000 pages, et ce ne sont pas moins de quatre lois de financesrectificatives qui ont été votées pour l’année 2011.

La multiplication des textes conjuguée à une baisse sensible de leur qualité necrée pas seulement l’incertitude, elle entraîne une véritable insécurité juridique. Leconstat de la complexification du droit applicable en France a déjà été fait à plusieursreprises, notamment dans deux rapports publics du Conseil d’État en 1991 puisen 2006 (4). Les auditeurs ne notent que peu de progrès au cours de ces quinze années,à l’exception d’un net renforcement de l’accessibilité des textes. Encore faut-il remar-quer l’effet d’aubaine fourni par le développement d’Internet, avec l’apparition desites tels que Légifrance.gouv.fr et Service-Public.fr (5). Deux domaines, qui concernentquotidiennement le chef d’entreprise, sont particulièrement complexes : le droit fis calet le droit social, qualifiés de « stroboscopes législatifs permanents » (6). Une proposi-tion de loi tendant à la création d’une « com mission d’enquê te sur le coût écono-mique de l’instabilité juridique en matiè re fiscale et sociale » a été déposée àl’Assemblée nationale le 14 novembre 2008.

Il est alors possible de dégager un certain nombre de constats intéressantdirectement le décideur, qu’il évolue dans le domaine militaire ou dans le mondede l’entreprise. Ces constats portent tant sur l’instabilité juridique elle-même quesur les changements opérés dans le cadre de la mondialisation ainsi que sur lesrap ports entre la force et le droit. Ils doivent conduire à une réflexion sur la placedu juriste dans le processus décisionnel.

Pour le décideur militaire, le droit est un cadre qui canalise vers la décisionpossible. Ce cadre détermine les choix opérationnels envisageables mais sécurise éga-lement la chaîne de décision de la force, en y attachant la légalité indispensable à lacrédibilité et à la légitimité. Ces observations ne sont pas universelles. Il n’en appa-raît pas moins qu’elles résument les interrogations sur la place du droit, ce qui obli geenfin à réfléchir à des pistes permettant de limiter l’incertitude juridique.

Quand Thémis (ou son légataire) est inaudible

Il existe probablement une certaine forme d’aversion, quasiment ata vique,du dirigeant pour le risque juridique ; accessoirement, cette aversion peut parfois

La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

(4) Conseil d’État : De la sécurité juridique et Sécurité juridique et complexité du Droit (Rapports publics annuels 1991 et2006) ; La Documentation Française.(5) Idem, Rapport public 2006 du Conseil d’État : Sécurité juridique et complexité du Droit.(6) Idem, Rapport Public annuel 2006 du Conseil d’État : Sécurité juridique et complexité du Droit.

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(7) Contrairement à la sphère publique civile, dont les champs d’action sont étroitement bordés, quand ils ne se résu-ment pas à la production réglementaire ou infra-réglementaire.(8) Les domaines du droit des contrats ou de la sécurité, de l’hygiène et des conditions de travail en sont un très bonexemple.(9) Art. L. 2328-1 du Code du Travail.(10) Art. L. 465-2 al. 2 du Code monétaire et financier.(11) Articles L. 241-3 4° et L. 242-6 3° du Code de Commerce.

se prolonger sur le juriste lui-même. Le monde des affaires et la sphère militairepartagent en effet le fait de ne pas avoir, en temps normal, d’implications juri-diques (7). La cause, ou le corollaire est, qu’en France, dans ces deux domaines, iln’y a généralement pas de juristes dans les postes de management ou de comman-dement. En revanche, aux États-Unis, la plupart des managers de grandes entre-prises sont issus de « Law Schools ». Cette incompréhension entre le juriste et ledécideur influe directement sur la per ception et la place occupée dans l’organisa-tion par le premier, vue comme une Cassandre aux pronostics fatalement erronés.

Il en découle généralement un problème sur la place du juriste dans l’orga-nisation, son intervention préventive apparaissant comme hors-contexte et baséesur des raisonnements quasi-divinatoires aux frontières de l’irrationnel. Souvent àla marge des intérêts de l’organisation, les aspects juridiques soulevés par le juristeapparaissent souvent futiles par rapport à l’importance des enjeux réels et l’idée quel’on peut balayer aisément un obstacle juridique perdure.

À l’inverse, dans d’autres systèmes (notamment dans les pays de CommonLaw), la prégnance du droit et son omnipotence supposée tendent à développerdes mécanismes de juridisme, poussant outre mesure les protections juridiques (8).Il s’ensuit des surcoûts ou des changements de comportements entre protagonistes.

La crainte de conséquences concrètes pour le décideur

L’incertitude juridique suscite un agacement certain, surtout lorsque, dans lecadre d’un litige, il est impossible de prévoir à l’avance la position qui sera retenue endernier ressort par les juges. Cette situation vient conforter l’idée de sciences socialespeu rationnelles, avec des législations d’opportunité ou d’émotion. La prise de déci-sion s’en trouve plus ardue et les délais de traitement allongés.

Pour le dirigeant d’entreprise, le droit s’impose de façon concrète et parfoisbrutale. L’ignorance des règles juridiques peut entraîner la nullité d’actes, condui-sant potentiellement à une responsabilité personnelle illimitée au plan civil. La viequotidienne de l’entreprise est également émaillée de nombreuses infractionspénales : entrave au fonctionnement du Comité d’entreprise (9), fausse informationdes marchés financiers (10), sans compter une définition très large de l’abus de bienssociaux (11). Autant de dangers pour la carrière d’un mandataire social.

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Dans l’entreprise, les conséquences de cet état de fait sont directes. Lescapitaux et les compétences sont en partie détournés de l’investissement productifvers la gestion du risque juridique.

Pour le décideur militaire, le droit a été négligé pendant des décennies :l’in dustrialisation de la guerre et l’exacerbation des haines lors des conflits mondiauxont éloigné les principes moraux codifiés (12). Toutefois, il semble bien que cela soitrévolu dans les armées occidentales : la pression internationale, la typologie desconflits et l’émergence d’une opinion publique mondiale influent sur l’encadrementde plus en plus sévère des opérations militaires. Le cadre légal est indispensable et lesimplications juridiques sont ainsi étudiées dès les phases préliminaires des opérations.La judiciarisation de la société française concerne aussi les armées et tout militaire (13)a besoin d’être rassuré sur les conséquences juridiques de ses actes.

L’enjeu est d’autant plus important que le risque existe d’être confronté àun juge qui n’est pas un expert du domaine dans lequel il aura à trancher (14) ; siune connaissance plus lointaine peut être le gage d’une indépendance d’esprit et del’absence de conflits d’intérêts, il subsiste a contrario le risque d’une justicethéo rique. L’éloignement entre la magistrature et le monde des affaires est ainsirégulièrement déploré. Il en résulte une certaine méfiance vis-à-vis des juridictionsétatiques, si bien que les litiges aux conséquences économiques importantes sontfréquemment soumis à l’arbitrage. La mondialisation des échanges, et donc deslitiges, favorise également le recours à la procédure arbitrale.

La mondialisation de l’outil juridique

La mondialisation, considérée comme l’internationalisation des échanges,alliée à la dérégulation des transactions et à la privatisation des acteurs (15) a fon ciè-rement changé la place du droit pour les opérateurs privés. De contrainte souventinsurmontable, le droit est devenu une variable qui peut être utilisée comme unoutil adaptable.

La pratique subséquente, dite du « Forum Shopping » consiste ainsi pour lespersonnes morales privées à établir le centre de leurs activités dans certains pays,choisis en raison des facilités offertes par leur système juridique. L’outil juridiquedevient un critère d’évaluation pour situer une économie dans la compétitionmondiale. Un rapport de la Banque mondiale, Doing Business 2012, classe ainsi la

La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

(12) Tel que les codes de chevalerie et autres principes de la guerre courtoise.(13) Notons que les conventions de Genève imposent la diffusion du droit international humanitaire dans les forcesarmées dès le temps de paix.(14) Cette crainte doit être relativisée, du fait de la spécialisation de certaines juridictions et de certains parquets. À l’in-verse, il est possible de craindre que la « dé-spécialisation » de la justice militaire entraîne une méconnaissance des fortescontraintes statutaires et de la réalité des conditions d’engagement, que le commun des mortels français n’a pas connu.(15) In Olivier Pastré : La méthode Colbert ou le patriotisme économique efficace ; Perrin, 2006 ; 223 pages.

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La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

(16) L’on parle alors de « Soft Law ».(17) Ce que Charles-Philippe David appelle la fin du système westphalien : les États n’ont plus le monopole de la vio-lence. La montée des Sociétés militaires privées (SMP) correspond à une privatisation, plus ou moins consentie desconflits, alliée à l’émergence d’un marché, autrefois sous le contrôle quasi-exclusif des États.Charles-Philippe David : La guerre et la paix. Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie ; 2e édition, Lespresses de Sciences Po, 2006 ; 463 pages.

France à la 29e place sur 183 économies étudiées pour la « facilité à faire desaffaires », ce critère prenant largement en compte les aspects juridiques.

Par ailleurs, dans une société fondée sur la communication, il existe uneconfusion des sphères de la légalité et de l’éthique (16), que les opérateurs privéscherchent à promouvoir. La voie de la légalité est alors mise au service de ces opé ra-teurs, voire estompée dans un syncrétisme de valeurs diverses où la volonté d’assu-rer et de garantir un socle de valeurs universelles est mise sur un même pied que laprotection des droits des actionnaires ou des consommateurs.

Le droit et la force

Le décideur militaire ne tire pas les mêmes bénéfices de la mondialisationque ses homologues du secteur privé. La prise de décision est en revanche compli-quée par un nombre plus élevé de parties prenantes. Ces nou veaux intervenantstiennent à la médiatisation accrue, au rapprochement des conflits des zones depeu plement, à l’émergence d’une forme de conscience mon diale et à la privatisa-tion d’une partie de la guerre (17).

Les rapports entre droit et force ont largement évolué. Le choix du droit esten lui- même – lorsqu’il est possible – l’objet d’un rapport de force entre les partiesprenantes. Mais qui plus est, l’utilisation du droit entre dans le cadre d’un rapportde force. Le droit, outil de modération sociale devient alors une arme.

Comme dans le cadre du « Forum Shopping » cité supra, le droit est alorsasservi aux objectifs d’une stratégie. Il convient toutefois de préciser qu’une tellesituation est beaucoup plus ouverte dans le cadre des organisations privées. Leres pect des règles constitutionnelles et la boussole de l’intérêt général limitent lespossibilités d’instrumentalisation.

Agir dans l’incertitude juridique

Le décideur ayant fait le constat de l’incertitude juridique et de ses enjeuxdoit s’adapter pour mener à bien son action. Dans ce but, il pourrait être utile derevoir la place du juriste dans le cycle décisionnel. Garantir son assistance à toutins tant peut s’avérer précieux à l’instar de ce que pratiquent les armées avec lesconseillers juri diques opérationnels (Legal Advisors – « LegAd »). La prise en compte

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de l’aspect juridique en amont du processus décisionnel permet de limiter les risquesliés à l’action.

On remarque également une évolution en ce sens dans l’organigramme desgrands groupes cotés. La Direction juridique, rattachée traditionnellement à laDirection financière, se trouve de plus en plus souvent au contact direct de laDirection générale des groupes. Ce mouvement répond notamment à une deman denouvelle des actionnaires. Les investisseurs du monde entier interrogent désormais lesmanagers en matière de Responsabilité sociale et environnementale (RSE) et deres pect des règles de droit de la concurrence, ce qui nécessite une pré sence constan tedu juriste ainsi qu’une véritable formation juridique du décideur.

Reste le cas des Petites et Moyennes Entreprises (PME) : ceux qui nepeu vent pas assurer un suivi juridique efficace en sont d’autant plus vulnérables.Pour ces entreprises qui n’ont pas les compétences requises, ou pas les moyensfinanciers pour les acquérir, l’incertitude juridique aboutit à une contradictionfrontale de l’aphorisme de Lacordaire. La liberté entrepreneuriale est alors directe-ment annihilée par la multiplication et le changement permanent des lois, quiviennent augmenter le risque inhérent à la création d’entreprise. L’instabilité légis-lative décourage l’initiative entrepreneuriale et fait peser un risque accru sur lesgrandes décisions stratégiques.

Dès lors, tous les acteurs doivent prendre leurs responsabilités face à l’incer ti-tude juridique. La protection de la sécurité physique des citoyens, dévolue au res pon-sable militaire, est le préalable indispensable au développement de toute économie.Dans ce cadre, la tâche de garantir une sécurité juridique favorisant la survie desentreprises incombe au législateur et au décideur politique. Quant au dirigeantd’en treprise, son rôle implique la prise en compte des aspects juridiques, au besoinen s’entourant de bons conseils, afin de réduire l’incertitude et libérer l’action.

La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

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RDN

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Quels décideurs

dans ce monde incertain ?

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Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

Éric Facomprez (EDG)Muriel Signouret (ENA)

Le 5 octobre 2011, le décès de Steve Jobs, co-fondateur d’Apple s’étalait à laune des médias du monde entier. Un mois plus tard, le ministre de laDéfense français annonçait le projet de transfert des cendres du général

Bigeard aux Invalides. Quel est le point commun entre l’entrepreneur et le mili-taire ? Tous deux ont en partage le charisme et le leadership qui transforment cha-cune de leur paro le et chacun de leurs actes en un événement attendu. Quelle quesoit leur personnalité réelle, qui recèle une part d’ombre, ils parviennent à mobili-ser avec conviction autour de valeurs et d’une vision. En cela, ce sont des dirigeantsemblématiques.

Si les leaders charismatiques ont de tout temps existé, ils dépassentaujour d’hui le champ du religieux, du politique ou encore du militaire. La rechercheet le développement du charisme deviennent même un objectif et, de fait, une véri-table méthode de management.

L’homme providentiel est celui qui, par ses qualités et ses compétences, estcapable de remédier à une situation à laquelle un autre dirigeant ne saurait pas faireface. C’est le chef qui dirige dans la tourmente. Paradoxalement, on ne fait pasappel à lui dans les situations normales.

Outre sa forte personnalité, il est porteur d’une vision. Il n’est pas seu-le ment agréable à écouter mais il est par nature l’homme des décisions qui fontpro gresser un groupe dans une direction.

Quelles sont les raisons de cette adhésion ? Qu’est-ce qui caractérise le diri-geant emblématique ? Et surtout, peut-on en faire une véritable méthode demana gement ?

Les raisons de cet attrait pour le dirigeant

Parfois véritable « gourou » dont les paroles sont des évangiles pour sesadeptes, ce modèle de chef transcende les domaines de l’activité humaine. Que cesoit dans le cinéma, les arts, la politique, la finance, le droit, l’armée, l’industrie,ont émergé (et disparu) des responsables qui ont marqué les personnes qui lesont côtoyés ou qui les ont suivis. Mais ce qui les distingue encore davantage du

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commun des décideurs est la personnification du groupe (entreprise, concept oucorps) qu’ils incarnent.

Être emblématique signifie symboliser. D’où la nécessité d’obtenir unereconnaissance interne, voire externe, est une condition indispensable. Plusieursrai sons expliquent ce caractère représentatif et cette influence qu’exerce le décideur.

La première tient à une réussite professionnelle éclatante ou à un faitd’ar me indiscutable qu’il a accompli. Les deux personnalités évoquées plus haut,Steve Jobs et le général Bigeard, illustrent bien cette définition : le premier a suimposer très rapidement un standard informatique et le second a accompli desactes héroïques (1). Tous deux ont eu raison d’éléments, d’événements ou de détrac-teurs. Leur succès peut être celui du groupe mais il est par essence per sonnel. Il ya donc adoubement par une communauté de pairs voire par le grand public. Entout état de cause, il y a une réussite avérée qui permet à des individus derecon naître le chef comme un modèle.

La deuxième raison est donc la constitution d’un modèle pour unecom munauté. Le charisme ne suffit pas. Il faut que le décideur puisse incarner desvaleurs et des réalisations pérennes. La réussite ne doit pas être un simple concoursde circonstances, le fruit inattendu d’une intuition mais, au contraire, l’aboutisse-ment d’une capacité de réflexion, d’innovation ou de décision qui permet d’espé rerd’autres succès.

La recherche de « gourous » dans tous les secteurs d’activité s’expliqued’ailleurs par la volonté de sortir de la norme, de la masse. Cette quête de modèleest surtout forte dans les domaines technologiques (e-commerce, Internet) et finan-ciers (Trading) : les dirigeants tels que Steve Jobs (Apple), Bill Gates (Microsoft),Georges Soros ou Warren Buffet sont à l’origine de concepts, de réalisationsdurables ou de succès répétés aussi bien qu’inespérés qui en font des visionnaires.

En effet, cette possibilité d’avoir un temps d’avance est d’une certainemanière rassurante pour les individus. Et ce, d’autant que notre société est marquéepar les aléas et la multiplicité des paramètres à maîtriser pour prendre une décision,qui rendent le futur incertain. Qu’un responsable puisse anticiper l’avenir est parconséquent à la fois sécurisant et la preuve qu’il possède un génie particulier qui enfait un leader. Cette vision, dont il est porteur, le rend forcément unique.

Prenons l’exemple des gourous américains de l’informatique comme MarkZuckerberg (Facebook) ou Bill Gates, ils ne sont pas seulement inventeurs deconcepts ou d’outils qui ont fait leur fortune. Leur force est d’avoir su déceler,identifier et exploiter des opportunités pour enfin les imposer à la société.

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(1) Et obtenu des succès tactiques même si la mission globale s’est traduite par une défaite.

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(2) Doctrine militaire qui vise à obtenir le soutien de la population dans le cadre d’un conflit opposant un mouvementinsurgé à une force gouvernementale de contre-insurrection. Elle se base sur des actions civilo-militaires, des activités derenseignement, de guerre psychologique et sur le quadrillage par des patrouilles mobiles afin de mailler le territoire.

Le général Petraeus, ancien commandant des forces alliées en Irak et enAfghanistan, actuel directeur de la CIA, a bâti sa réputation sur un succès fragilemais aussi sur une certaine vision de la guerre moderne, nourrie d’idées d’autresmilitaires. Mais en les conceptualisant et en les appliquant, il est devenu un maîtreà penser de la contre-insurrection (2).

La vision du leader n’est pas focalisée sur le futur mais sur une perceptionde la société et de ses attentes. Ainsi, un réalisateur tel que Steven Spielberg peutêtre qualifié d’emblématique dans la mesure où ses films sont toujours attendusavec impatience, qu’il possède un groupe d’inconditionnels et qu’il symbolise laréussite envers et contre tout. Il s’agit donc d’identifier avant les autres les aspira-tions de la société, y compris ses aspirations au rêve.

Enfin, il apparaît que la médiatisation est un passage obligé pour qu’unindividu réussisse à incarner un groupe. En effet, la reconnaissance interne des qua-lités du décideur par les membres de sa communauté ne suffit pas, elle doit êtrerelayée à l’extérieur : un préfet, un général ou un chef d’entreprise reconnu pourses qualités professionnelles ne deviendra emblématique en interne comme enexterne dès lors que les médias se seront emparés de ses faits d’arme, associant cettepersonne à sa fonction ou à son groupe. Il y a d’ailleurs un risque de culte de lapersonnalité et d’hypermédiatisation. La mise en scène des développements ou dela commercialisation des nouveaux produits de Microsoft ou d’Apple est assuméeet réalisée par le « patron » lui-même.

Les caractéristiques du dirigeant emblématique

La caractéristique principale du leader est sa forte personnalité qui condi-tionne son mode d’action. Même entouré par des équipes performantes, il est aucentre du dispositif décisionnel. À la fois source d’inspiration et ultime décideur,son mode de management tend à s’affranchir des contraintes structurelles, soitparce qu’il est à l’origine des structures, soit parce qu’il bénéficie d’une confiancequi lui donne une liberté d’action supérieure à un décideur plus classique.

Quatre qualités ou compétences principales le distinguent.

Tout d’abord, il se doit de posséder du charisme. En effet, si la confiance qu’ilinspire est légitimée par ses réussites, elle implique également qu’il jouisse d’une auraaux yeux et auprès de ses collaborateurs. Qu’il soit mystérieux, intuitif, discoureur ouqu’il possède des qualités intellectuelles supérieures ou bien encore une puissance detravail exceptionnelle, il doit avant tout s’imposer face à ses interlocuteurs. Il peutadopter un style caricatural qui lui permet d’être reconnu immédiatement. Ainsi,

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sans forcément cultiver l’« ego-médiatisation », c’est souvent lui qui assure la com mu-nication du groupe. Cette communication est à la fois destinée aux collaborateursmais également au grand public. Une personnalité comme Louis Schweitzer est assezatypique car il a clairement l’image d’un grand patron français sans avoir dans sonattitude les critères du charisme. Il a d’ailleurs fallu une autre forte personnalité,Carlos Ghosn pour l’éclipser. L’absence d’une telle action de communicationmass- media dans l’administration explique pour partie que peu de dirigeants emblé-matiques émergent. Qui connaît le préfet Brot ayant assuré la gestion des moyens del’État lors de la tempête Xynthia ?

Visionnaire, il doit aussi faire preuve d’une capacité d’analyse et de déci-sion hors norme. En effet, il agit par essence dans l’incertitude, c’est-à-dire qu’ildoit identifier avec des signaux faibles l’évolution probable de son domaine d’acti-vité. Anticiper implique une prise de risque. Il doit donc rechercher les informa-tions qui conforteront son intuition en permettant d’esquisser un avenir possible,voire probable. C’est dans ce moment que l’entourage est primordial. Seul dans ladécision, il s’appuie toutefois sur de fortes compétences techniques. En déléguantles aspects logistiques, il peut se concentrer sur la dimension créative et intuitiveque lui seul maîtrise.

Mais, au final, la décision de prendre un risque lui appartient ; elle n’est nidéléguée ni collégiale. La société actuelle tend à limiter les prises de risque voire àles refuser. Curieusement, elle encense les personnes qui acceptent d’en prendrepour peu que leur démarche soit couronnée de succès. Il faut donc de la détermi-nation et être sûr de la justesse de ses choix pour s’affranchir de cette pression à laprécaution.

S’il sait généralement s’entourer d’une équipe dévouée et compétente, ledirigeant emblématique fait également preuve de véritables compétences profes-sionnelles. Même un autodidacte comme Roland Moreno, l’inventeur de la carteà puce, ou Steve Jobs dont Bill Gates moquait l’incapacité à réaliser des lignes decode informatique, maîtrisaient les concepts voire les technologies utilisées à l’ori-gine de leur réussite. La plupart des militaires emblématiques le sont devenus aprèsune carrière assez longue.

Une méthode de management ?

Si l’on résume les qualités du dirigeant emblématique, quelques notionss’imposent : il a un temps d’avance sur les autres, il ne subit pas mais au contraireimpulse, initie. Il constitue donc le modèle idéal de décideur : il voit plus loin, ilsait décider et il réussit.

Deux questions peuvent alors légitimement être posées : s’agit-il d’un typede management à part et peut-il être enseigné ?

Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

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(3) Centre de gravité : force de l’ennemi qui peut se transformer en vulnérabilité si elle est atteinte ou détruite.

Le manager, le chef est celui qui dirige, qui gère, qui organise aussi biendans la crise, dans l’incertitude que dans les périodes normales. Les qualitésrequises pour être à la fois à l’aise dans le quotidien et dans la tourmente sont dif fi-ciles à réunir : dans un cas, le sens de l’organisation, la planification et le souci dudétail primeront ; dans l’autre, ce sont la réactivité, le sang-froid et l’adaptabilitéqui deviendront essentiels.

Le dirigeant emblématique réunit généralement l’ensemble de ces critères.En effet, amené à prendre régulièrement des risques pour réaliser son projetvision naire, il doit en limiter la portée pour que sa réussite devienne tangible. Pource faire, il doit savoir anticiper les incertitudes en se préparant et, s’il en a letemps, en envisageant méthodiquement tous les paramètres. Ce qui détermine sonsuccès est sa capacité à changer de focale, à passer du détail à une vision globale, àpasser de la crise à la gestion du quotidien. Lors de la campagne de Monte Cassinoen 1944, le maréchal Juin avait su identifier le centre de gravité (3) ennemi etcom ment parvenir à le détruire. Si son état-major avait planifié méthodiquementl’opération, il a dû réagir et s’adapter à une crise pour réussir puis modifier ses plansen conséquence. De même, lors du retard de commercialisation de l’A400M, ledirigeant emblématique d’EADS qu’est Louis Gallois, connu pour ses capacités degestionnaire, a également démontré ses capacités de décideur dans la crise.

À la différence du génie intuitif qui éprouve des difficultés à exploiter lefruit de sa fulgurance, le dirigeant emblématique sait que l’idée géniale n’est passuffisante. Il se donne donc les moyens de triompher.

Pour autant s’il est un modèle pour ses pairs ou pour le grand public, c’estpar définition parce qu’il est hors norme. Des informaticiens plus ingénieux queSteve Jobs, des militaires plus géniaux que le général Bigeard existent ou ont exis té.Mais, la combinaison des facteurs et qualités évoquées est, elle, rare. Visionnaire,c’est voir plus loin et plus tôt que les autres, ce n’est sans doute pas une qualitécommune.

Le leadership peut-il devenir une méthode de management et être enseignécomme tel dans les grandes écoles, alors même qu’il se nourrit des forces mêmesdes individus, c’est-à-dire des caractéristiques personnelles ? La réponse estcom plexe.

Effectivement, il s’agit d’une méthode de management qui existe dans laplupart des domaines d’activité. Elle ne se limite pas à un milieu spécifique maisest conceptualisable. Elle possède des critères qui ont été développés supra. Fondéesur la réussite, elle présente de ce fait un intérêt certain. C’est, selon la définitiondu dictionnaire Larousse, une démarche raisonnée (pour le dirigeant), composée deprincipes, de règles et d’étapes.

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Mais elle comporte des incertitudes, des prises de risque et repose donc surce que l’on peut qualifier de préscience ou de chance. On prête d’ailleurs àNapoléon de choisir ses généraux sur leur part de chance.

La gestion du risque et le développement des qualités précitées peuventfaire l’objet d’un enseignement, ce qui n’est pas le cas de la capacité à voir plus loinet plus tôt que les autres. Cette méthode est donc imparfaite d’autant plus qu’ellerepose sur la personnalité du dirigeant ainsi que sur le succès. L’échec fait perdre laconfiance de l’équipe ou du public et fragilise la légitimité du dirigeant davantagequ’une autre méthode de management.

Le dirigeant emblématique n’est pas un solitaire, il est l’homme d’ungrou pe qu’il sait valoriser et galvaniser en proposant une vision. Il est actif plus queréactif, il imagine plus qu’il n’invente. Mais surtout, il incarne la réussite et lepro grès. Parfois proche du gourou à qui l’on fait une confiance absolue, il séduitparce qu’il parle à l’imaginaire collectif et parce qu’il sait raconter une his toire danslaquelle chacun a envie de se projeter. Toutefois, le risque de personnalisation àoutran ce peut aussi altérer la capacité dudit décideur à analyser.

Présent davantage dans des sociétés où la réussite individuelle est mise enexergue, ce modèle est moins valorisé par la société française qui privilégie leges tionnaire solide. Pour autant, il est essentiel à la société parce qu’il impulse,parce qu’il décide. Mais aussi et surtout, parce qu’il démontre que la prise de risquepeut être payante.

Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

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Les ressorts de l’action humaineface à l’irrésolution

Nicolas Meunier (HEC)Pierre de Thieulloy (EDG)

« L’irrésolution est aussi une espèce de crainte qui, retenant l’âme comme en balance entre plusieurs actions qu’elle peut faire, est cause qu’elle n’en exécute aucune ».

René Descartes

Notre société numérisée fait la part belle au calcul et à l’imaginaire, levir tuel gagne du terrain dans les loisirs et dans les relations sociales. Lesgrandes écoles sélectionnent des aptitudes mentales, des capacités

d’abs traction et de raisonnement. En parallèle, la prévision de l’avenir est devenueune préoccupation majeure. Les experts en climatologie ou en géopolitique semul tiplient. Scientifiques ou hommes de lettres annoncent le pire, l’inquiétude etla paralysie gagnent la société. Les délibérations deviennent interminables, l’admi-nistration se noie dans la technocratie, la justice croule sous les procédures, lesmanagers passent leur temps en réunion. On débat, on calcule les risques, ondoute, on remet en cause. Tel l’œil dans la tombe de Caïn, la déesse Raison noussurveille, nous culpabilise et nous déstabilise. « Sois raisonnable ! » dit-elle pourdécourager celui qui veut agir… Le courage est ainsi disqualifié et la prudenceoutrepasse son domaine. La précaution a été érigée en principe. Elle engendrepes simisme et paralysie, elle sclérose notre société.

Or, la vie est mouvement et action. Un corps inerte, inanimé – c’est-à-diresans âme – est un corps sans vie. De tous temps, philosophes, médecins ou soldatsse sont penchés sur la nature humaine. Ils ont multiplié les traités sur l’âme humaine,à la recherche d’un développement harmonieux. Tous s’accordent à rechercher unéquilibre entre pensée et action, entre activité intérieure et activité extérieure.Chacun de nous expérimente d’ailleurs l’influence de la pensée sur l’ac tion et del’action sur la pensée. Pourtant certains, qu’ils soient politiques, entrepreneurs ousoldats, semblent plus doués que d’autres pour agir lorsque les cir constances sontdéfavorables. Quelles vertus les animent ?

C’est parmi la richesse des découvertes, approches et théories de tous bordsque cet article se propose de naviguer, à la recherche des qualités fondamentalespour l’équilibre de l’homme d’action : comment fédérer, comment donner l’im-pulsion et maintenir le cap quand tout nous pousse à nous inquiéter, à changerd’avis ou à repousser sans cesse l’indispensable décision.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

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L’approche empirique : la boucle OODA

Le stratège et pilote de chasse américain John Boyd est resté célèbre par ladescription de l’action au travers de la boucle observation–orientation–décision–action (OODA). Tirée de ses expériences des combats aériens durant la guerre deCorée, le commandant Boyd a élaboré une théorie de l’action reposant sur uneboucle à quatre phases : la phase « observation », la phase « orientation », la phase« décision » puis la phase « action ». Dans le cadre du combat aérien, l’avantagerevient à celui qui arrive à effectuer cette boucle dans le laps de temps le plusrapi de. Autrement dit, le meilleur n’est pas celui qui agit le plus vite, mais celui quiréagit le plus vite. C’est celui qui agit après avoir bien observé, bien analysé et biendécidé. Chacune des trois phases préliminaires à l’action est donc indispensable, etune erreur dans l’une entraîne une mauvaise réaction. Le succès de la théorie deBoyd tient à son universalité. Ce qui est valable pour les combats aériens l’est pourtoute activité humaine, qu’elle soit exceptionnelle ou quotidienne.

En permanence nous percevons, nous réfléchissons, nous choisissons etnous agissons. Selon Boyd, cette boucle OODA est aussi valable pour l’action degroupe. Au sein d’une entreprise ou d’une équipe, les responsabilités sont réparties,et chacun se spécialise. Certains sont plus particulièrement en charge de recueillirles informations, d’autres d’analyser et de conseiller, d’autres de décider et d’autresde mettre en œuvre. Les quatre composantes de l’action sont là.

L’approche psychologique : connaissance et volonté

Plus de vingt siècles avant que Boyd ne décompose les rouages de l’action,les philosophes grecs avaient disséqué et analysé la nature humaine et les lois qui larégissent. Aristote étudie en particulier comment l’homme réfléchit et décide avantd’agir. Pour lui, toute activité humaine est déterminée par un acte de connaissan ceaccompagné d’un acte de volonté.

Dans l’acte de connaissance, il distingue le rôle des sens externes tels que lavue, l’ouïe ou le toucher et celui des sens internes comme la mémoire ou l’imagi-nation. Notons que la phase « observation » de Boyd coïncide avec la connaissan ceexterne et la phase « orientation » avec la connaissance interne. En effet, il s’agitd’abord de percevoir l’environnement afin d’enraciner l’action dans la réalité duprésent et ensuite de concevoir des actions futures possibles. Perception du présentet conception du futur – « observation » et « orientation » – sont ainsi regroupéespar Aristote dans l’acte de connaissance. En orientant l’individu, cet acte deconnaissance prépare l’acte de la volonté.

L’acte de volonté correspond à la troisième phase décrite par Boyd, la phasede « décision ». Selon Aristote, l’acte de volonté – ou décision – met un terme à ladélibération, c’est la phase où l’individu choisit, où il s’engage. La phase de

Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

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Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

(1) Aujourd’hui passés dans le langage courant, les traits de caractères liés à ces tempéraments gardent leur pertinence mêmesi l’on en oublie l’étymologie médicale : le flegme vient de φλεγμα qui signifie la lymphe, la colère de χολη c’est-à-dire la bileet la mélancolie de μελανη χολη, la bile noire.(2) Le Huangdi Nei Jing (黄帝内经) ou classique interne de l’empereur Jaune est un des plus anciens traités de méde-ci ne chinoise écrit il y a plus de deux millénaires av. J.-C.(3) Voir encadré page 5.(4) Untel est de mauvaise humeur, il se fait un sang d’encre, il garde son sang-froid, il est pris de colère ou il sombre dans lamélancolie, il est flemmard…

déci sion est donc une phase à la fois d’engagement et de renoncement. Il s’agitde choisir les moyens en vue de la fin. Pour Aristote, c’est dans cette phase quel’in dividu s’engage librement et donc engage sa responsabilité. L’acte de volonté– conscient ou non – détermine à son tour le comportement.

Mais l’homme n’est pas pur esprit. La médecine nous enseigne que les émo-tions de l’âme s’enracinent dans le corps, dans notre personnalité charnelle. Lascience médicale s’est en effet intéressée à ce lien étroit associant notre santé etnotre comportement : l’influence des humeurs sur les mœurs.

L’approche médicale : la théorie des humeurs

Hippocrate a été le premier à décrire quatre liquides pré sents dans le corpshumain appelés humeurs, et engendrant quatre tempéraments. Approfondie parGalien, médecin grec du IIe siècle, la pertinence de cette découverte est telle qu’au-jourd’hui encore, psychiatres, psychologues et caractérologues retiennent volon-tiers l’existence de quatre tempéraments. À l’origine, Hippocrate avait obser vé chezses patients la présence de quatre humeurs et leurs liens avec certaines pathologies.Les quatre humeurs sont le sang, la lymphe, la bile et la bile noire. Or, certainspatients sont principalement atteints par les maladies liées au sang, d’autres parcelles liées à la bile, etc. Ainsi, la médecine a déterminé quatre types ou tempéra-ments : les sanguins, les flegmatiques, les colériques et les mélancoliques (1).

On retrouve dans la médecine traditionnelle chinoise (2) cette approcheassociant les humeurs, les émotions et les organes. Ainsi, le flegmatique serait sujetà l’abattement qui touche les poumons, le sanguin à l’euphorie qui fragilise lecœur, le colérique à la colère qui atteint le foie et le mélancolique à l’inquiétude quironge la rate.

Ambroise Paré, célèbre médecin français du XVIe siècle et père de la chi rur-gie, est allé jusqu’à mêler la description physique des individus et le comporte-ment : « quelles sont les humeurs, telles sont les inclinations des mœurs » (3).Profondément enfouie dans la pensée française, cette théorie des humeurs émaillenotre quotidien de mots et d’expressions qui décrivent nos réactions (4).

Au XIXe siècle, la psychologie expérimentale s’est largement inspirée decette théorie médicale associant étroitement le corps et l’âme, les tempéraments et

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les comportements. À chaque tempérament correspond en effet à une façon proprede réagir. À la suite de Wilhelm Wundt, père de cette discipline, les flegmatiquessont décrits comme réagissant « lentement et en surface », les mélancoliques« len tement et en profondeur », les colériques « rapidement et en profondeur » etles sanguins « rapidement et en surface ».

L’influence de l’état corporel sur la façon de réagir est ainsi établie par lesobservations des plus célèbres médecins. Dès lors, il est clair que notre comporte-ment peut être plus ou moins mesuré et équilibré. C’est cette recherche de lamesu re et de l’équilibre qui a conduit les philosophes à se pencher sur l’étude desvertus nécessaires à l’action.

L’approche morale : les quatre vertus cardinales

Nous avons évoqué les approches expérimentales, psychologiques et médi-cales. Le domaine de la philosophie morale est celui de l’action, des mœurs et desvertus. La pensée occidentale a retenu quatre vertus fondamentales appelées« ver tus cardinales ». Chez les Grecs, Platon identifiait déjà comme principalesver tus la sagesse, la tempérance, le courage et la justice. Au fil des siècles, le termede « prudence » a remplacé celui de « sagesse », la vertu de « courage » est com mu-nément appelée vertu de « force ».

Ainsi, au Ier siècle avant Jésus-Christ, on retrouve dans les mondes juif etromain les quatre mêmes vertus. Au Livre de la Sagesse on peut lire : « Les labeursde la sagesse produisent les vertus ; elle enseigne la tempérance et la prudence, lajustice et la force, ce qu’il y a de plus utile aux hommes pendant la vie. » De soncôté, Cicéron évoque les principales vertus à cultiver « telles que la prudence, latempérance, la force et la justice, et les autres de même nature » (5).

La philosophie du Moyen-Âge s’approprie ces quatre vertus cardinales,consi dérées comme perfectionnement de nos facultés naturelles. La tempérance estconsidérée comme la vertu de l’appétit concupiscible (6), la prudence la vertu de larai son pratique, la justice la vertu de la volonté et la force celle de l’appétit irascible (7).Il est dès lors possible d’établir une correspondance entre les rouages de l’action et lesver tus cardinales. La tempérance permet en effet d’observer calmement, la pruden ceest nécessaire pour analyser finement, la justice pour bien décider et la force pourmettre en œuvre avec générosité.

Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

(5) Cicéron : De finibus bonorum et malorum.(6) L’appétit concupiscible pousse vers la connaissance et la jouissance d’un bien.(7) L’appétit irascible – qui comprend l’audace – pousse à affronter et surmonter les obstacles.

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Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

Quatre ressorts pour agir

À la lumière des théories précédentes, nous pouvons tenter de distinguerdans l’activité humaine quatre actes, successifs ou simultanés, mais indissociables.Chaque acte n’est qu’un aspect de l’action, un « ressort » qui participe à l’actionglobale en sollicitant des facultés particulières de l’organisme.

l L’acte de perception est le point de départ de toute activité. Il met l’hom meen relation avec la réalité extérieure. Les organes sensoriels, la vue, l’ouïe et le touchersont principalement sollicités. La vertu de tempérance aide l’individu à regarder etécouter attentivement, avec calme et sang froid, sans précipitation. Elle est la vertufondamentale de l’acte de perception. Le tempérament flegmatique, calme, posé,pragmatique et imperturbable, perçoit son environnement avec acuité et sûreté.

l L’acte d’analyse met l’homme en relation avec le futur. Il permet depré voir. Il fait appel aux facultés mentales, au raisonnement. Le rôle principal

Les humeurs selon Ambroise Paré

Extraits de son Introduction à la chirurgie.

Les signes de l’homme sanguin.Or puisque du sang s’engendre la chair, et il est manifeste que l’homme bien char nuet musculeux, et qui a une habitude de corps ferme, avec une exhalation de tout le corps vaporeuse et bénigne, estsanguin. La personne sanguine a pareillement la couleur belle, vermeille, et mêlée de blanc et de rouge : de blanc àcause du cuir, partie spermatique et blanche ; de rouge, à raison du sang qui est au dessous ; car pour le dire en unmot, telle couleur reluit en la face, qui est l’humeur caché dessous le cuir. Ses mœurs sont paisibles, joyeuses et facé-tieuses ; étant tel homme libéral, doux, bénin, gracieux, courtois, et de bonne nature, riant, amoureux des dames. Ilse courrouce difficilement : car quels sont les humeurs, telles sont les inclinations des mœurs. Or est-il que de tousles humeurs, il n’y en a point de plus doux et de plus paisible que le sang. L’homme sanguin, en outre, boit et mangebeaucoup, à cause qu’il a grande chaleur naturelle : il sue volontiers, il songe choses joyeuses et plaisantes […].

Les signes de l’homme cholérique. Ils ont la couleur citrine ou jaunâtre, et le corps maigre et grêle, et fort velu, lesveines et les artères fort grosses et amples ; le pouls fort et fréquent : on trouve au toucher leur corps chaud, et sec,et dur, et âpre, avec une vapeur acre qui exhale de tout leur corps […] davantage, ils sont adextres d’entendement,et merveilleusement prompts et vigilants : ils sont aussi félons, audacieux, convoiteux de gloire, âpres, vengeurs desinjures à eux faites ; de sorte que leur sang leur bout d’ardeur : leur face, leur voix, leur geste, leurs mouvements sontchangés et mués ; aussi sont libéraux, voire souvent prodigues. Leur dormir est léger, leurs songes sont de chosesbrû lantes, furieuses, et luisantes […]

Les signes de l’homme phlegmatique. Ils ont la face blanche, et quelquefois plombine, et livide, et ensemble bouf fie :la masse du corps est grosse et mollasse, et froide au toucher : ils sont sujets aux maladies faites de phlegme, commeœdèmes, tumeurs molles et insensibles […] rhumes sur la trachée artère et poumons ; ils ont l’esprit lourd, grossieret stupide : ils sont fort paresseux, et dorment profondément : ils songent souvent qu’il pleut et neige, et pensentnager et noyer ; ils vomissent beaucoup de phlegme et aquosités, et souvent crachent grande quantité de salive, etjettent excréments semblables par les narines ; ils ont la langue fort blanche et humide : ils sont insatiables, et ontun appétit canin […]

Les signes de l’homme mélancholique. Le premier signe est pris de la couleur : c’est que la face est brune ou noi râtre,avec un regard inconstant, farouche et hagard, triste, morne et renfrogné. Le second est pris des maladies […] Leurcorps est froid et dur au toucher, ils ont songes et idées en dormant fort épouvantables […] Ils sont graves et malins,frauduleux, trompeurs, chiches, et extrêmement avares, tardifs à payer leurs dettes, craintifs, tristes, chagrins,gro gnards, de peu de parole, pleureux, pensifs, ingénieux, désirant de grandes et excellentes choses, et sont fortsoup çonneux, solitaires, haïssant la compagnie des hommes, fermes et stables en leur opinion, tardifs à ire, maisquand ils se courroucent ils s’apaisent difficilement […] Ils sont cruels, opiniâtres, inexorables, et leur esprit n’a pointou peu de repos […] Les gens de cœur et magnanimes ont été pour la plupart mélancholiques, aussi fort ingénieux,sages et prudents.

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revient à l’imagination qui puise dans le passé via la mémoire et dans le présent viala per ception afin de concevoir et estimer toute solution possible. La vertu depru dence y est primordiale. Elle pousse à consacrer du temps pour décortiquerdans le détail ce qui pourrait arriver afin de se décider en pleine connaissance decause. Capable d’un travail méthodique et doué d’une grande imagination, le tem-pérament mélancolique est particulièrement apte à concevoir et analyser.

l L’acte de décisionmet un terme au travail de l’imagination. C’est un actede la volonté, un acte d’engagement qui porte sur la solution à adopter et à mettreen œuvre. La décision concerne les grandes lignes de l’action, ses éléments essen-tiels. La vertu de justice qui permet de saisir l’essentiel et d’aller au cœur du pro-blème est primordiale dans l’acte de décision. À cette vertu sont associées la droi-ture et la simplicité, la faculté de voir clairement la direction à prendre et de la for-muler simplement sans s’embarrasser de détails. C’est le « coup d’œil » si cher àClausewitz. Le tempérament colérique, intuitif, direct dans ses réactions, capable desaisir l’essentiel et de s’y tenir, semble spécialement fait pour décider et s’engager.

l L’acte de mise en œuvre couronne l’action et consiste à réaliser ce qui aété décidé. Il concerne tout le corps et particulièrement le système musculaire quipermet d’agir. La vertu de force – ou courage – est la plus nécessaire à cette étapeafin d’avancer malgré les difficultés. Elle sous-entend discipline intellectuelle etgénérosité physique. Le tempérament sanguin, optimiste, audacieux et débordantde vie et d’énergie, est particulièrement à l’aise dans cette étape de réalisation.

Ces quatre actes sont comme autant de ressorts – sensitif, cérébral, volon-taire et musculaire – pour l’action. Ils sont ancrés dans le psychisme humain ensol licitant différents organes : les sens, le cerveau, le cœur et les muscles. Mais dansl’homme tout est question d’équilibre et d’harmonie : tout participe à tout. Ainsi,l’analyse développe la prudence et la mise en œuvre le courage, mais toutes deuxont aussi besoin de tempérance et de justice pour être équilibrée.

La modernité : déséquilibre cérébral ?

La connaissance du fonctionnement de notre psychisme permet un regardcritique sur notre environnement et ses conséquences sur notre équilibre.

Aujourd’hui, la perception (1er ressort) est esclave des nouvelles technolo-gies : l’homme moderne a les yeux accaparés par son écran, les oreilles remplies dubruit de ses écouteurs partout et tout le temps. Ses sens sont sous l’em prise dumonde virtuel. Sa perception est victime d’un tourbillon d’informations venant desquatre coins de la planète. Internet, tel un fast-food de l’actualité, transforme la per-ception – qui devrait se faire dans le calme – en agitation. La tem pérance a laisséplace à la boulimie.

Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

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(8) Sébastien Vaas : L’enfer du virtuel.(9) Le mot est de Nicolas Malebranche, disciple de Descartes.

La décision et l’engagement (3e ressort) sont dévalorisés. Passer à l’action (4eressort) devient dangereux. Le peuple est une masse anonyme et irresponsable,enfermée dans un carcan de réglementations. Pour ce qui est important, il agit ensuivant des procédures. Qui ne fait rien, ne casse rien ! Par ailleurs, il se rassure dansles activités ou ses choix sont ou semblent sans conséquences : loisirs, télévision,fêtes, jeux, combats ou amitiés sur les réseaux virtuels. L’irresponsabilité est moinsexigeante que la justice.

En revanche, l’activité cérébrale (2e ressort) gagne en importance. PourSébastien Vaas, ancien informaticien, l’homme moderne « se trouve toujours plusparalysé » par la technologie, il « reste assis, respirant à peine, et seul son cerveaus’agite » (8). Dans le monde numérique, les vertus cardinales sont disqualifiées.L’imagination est livrée à elle-même, tous les fantasmes sont permis. Mais dans lemonde réel, cette imagination débridée, cette « folle du logis » (9) engendre peurset angoisses. L’homme tourné vers son écran creuse son déséquilibre. Les exemplesde tueurs en série nourris de jeux vidéo en sont la triste illustration.

En outre, il semble que le primat des facultés mentales – sur lesquelles sontsélectionnées nos élites – contribue à écarter les personnalités au tempérament tropintuitif ou trop audacieux des sphères administratives du pays. Le règne du virtuelet de l’imaginaire au détriment du réel n’est que la conséquence des principes quenous nous sommes donnés. C’est le triomphe de la Raison. Dans le mondemoder ne : trois ressorts de l’action sur quatre sont grippés, le raisonnement etl’analyse prévalent, ils ont accouché du principe de précaution.

L’imaginaire et la peur, du risque aux sources du principe de précaution

S’il semble naturel de mettre en place les assurances et garde-fous qui per met-tent de prendre un risque bon ou un risque raisonnable, il semble dangereux pourl’action de se focaliser sur le risque qui de fait empêche le déroulement de l’ac tion etinhibe la prise de décision. Le principe de précaution est devenu cette mécaniquefroi de qui, actionnant différents leviers de l’imagination et de la peur, érige en prin-cipe ultime pour ne pas se tromper, l’impérieuse nécessité de ne rien faire.

S’il avait initialement pour ambition de préparer, préserver l’avenir envi-ronnemental de la planète lors de la conférence de Rio en 1992, force est de consta-ter qu’il s’est étendu à tous les domaines de la prise de décision notamment dansle domaine de la gouvernance économique et financière de l’entreprise. Nous avonsévoqué la connaissance et la volonté, c’est sur cette dernière que le principe depré caution agit. Il inhibe toute volonté de prendre des risques, c’est-à-dired’ap pré hender l’incertitude pour essayer de la réduire au maximum et avancer en

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refusant la probabilité de l’erreur. Au lieu de cela, le principe de précaution fait du« devoir de protéger » une forteresse inexpugnable, s’appuyant sur le légitime souci deshommes politiques face aux peurs individuelles, collectives d’un monde de plus enplus façonné par les représentations, l’imaginaire, tel le monde virtuel, « l’e-monde ».

Quand le virtuel régit notre quotidien

Le danger du principe de précaution est qu’il répond aux peurs en lesmet tant toutes sur un pied d’égalité, qu’elles soient réelles ou imaginaires, qu’ellessoient scientifiquement fondées ou l’objet d’une rumeur. De puissants prescrip-teurs d’opinion influencent les pouvoirs publics pour prendre en compte ce faitdevenu dès lors public car on en parle et on en fait parler via la médiasphère. Et laboucle est alors bouclée car si l’État s’occupe d’une « peur » alors c’est qu’il y a unvéritable danger, qu’elle existe ; le raisonnement est implacable et peu importe qu’ily ait un fondement réel, scientifique ou non.

L’exemple des antennes relais de la téléphonie mobile est éloquent. Il n’y aaucune étude scientifique prouvant que la puissance des émetteurs provoque uneforme de nocivité ; paradoxalement les émetteurs hertziens de la télévision sontbeaucoup plus puissants. Comme le souligne Jean de Kervasdoué dans La peur estau-dessus de nos moyens, au nom du principe de précaution, la puissance des émet-teurs de téléphonie mobile a été diminuée et pour garder une qualité de cou vertureidentique, c’est la puissance des téléphones qui a été augmentée (et le téléphone estplus proche de la personne que l’antenne…). Et les jugements ren dus à propos desplaintes contre les antennes relais ont abouti à l’inscription du principe de précau-tion dans la Constitution française !

Il apparaît urgent de réacclimater nos décideurs, chefs d’entreprise ethommes d’action à la notion de « juste risque ». Il ne s’agit pas de retomber dans leserrements des prises de risque inconsidérées de la sphère financière qui ont dis cré-dité la notion de risque lors de la crise des subprimes. Puisqu’il n’y avait pas de sanc-tion en cas de pertes, la notion d’aléa moral (10) est apparue en raison de l’écart entrele preneur de risque et son « assureur ». Le courage de la prise de risque s’est incar nédans l’émergence de la fonction de Risk Manager, dans l’entreprise par exemple, quiemploie désormais des spécialistes capables d’évaluer, de hiérarchiser et prendre encompte les risques liés à l’exploitation, les finances, l’environnement… Ces experts

Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

(10) Jacques de La Rosière : « L’aléa moral » in Commentaire n° 134, 2011.La notion d’aléa moral n’est pas récente et provient du monde de l’assurance. À l’origine, il s’agit d’un concept lié à l’étu dedes comportements (moral behaviour) des assurés se sachant protégés par leur contrat et prenant en conséquence desrisques inconsidérés. Par extension, cette notion s’est étendue au monde économique et financier quand il s’est agi dequalifier les individus qui prenaient des risques tout en se sachant couverts par les pouvoirs publics en dernier ressort.

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Éléments de bibliographie

Jean de Kervasdoué : La peur est au-dessus de nos moyens. Pour en finir avec le principe de précaution ; Plon, 2011 ;235 pages.Jacques de La Rosière : « L’aléa moral » in Commentaire n° 134 ; 2011.Sébastien Vaas : L’enfer du virtuel. La communication naturelle pour sortir de l’isolement technologique ; Éditions l’Âged’Homme, 2009 ; 187 pages.Rév. John Brucciani : Conférences sur les quatre tempéraments (5-Cdroms) ; 2006.Serge Nicolas : Psychologie de W. Wundt (1832-1920) ; L’Harmattan, 2003 ; 152 pages.Jacques Jouanna : La postérité du traité hippocratique de la nature de l’homme : la théorie des quatre humeurs ;Flammarion, 1992.John Boyd : Organic Design for command and control ; 1987.Dr Albert Chamfrault : Traité de médecine chinoise (6 tomes) ; Éditions Coquemard, 1954.Ambroise Paré : Œuvres complètes, présentées par J.F. Malgaigne ; Éditions J.B. Baillières, 1840.Aristote : Éthique à Nicomaque.Aristote : Traité de l’âme.Hippocrate : De la nature de l’homme.

du risque sont placés au plus près des instances de décisions. Il n’y a alors pas denégation ou de refus du risque mais une appréhension fine de ce que doit être le« juste risque » : celui qui permet à l’action d’exister. On renoue avec la vraiepru dence : celle qui s’appuie sur la tempérance, la justice et le coura ge.

Esquissons pour finir une réflexion d’ordre médical : la place grandissantedu virtuel dans nos vies et la survalorisation du principe de précaution ne favorisent-elles pas l’humeur mélancolique de nos contemporains dans son aspectle plus néfaste et le plus connu : la peur de l’avenir et la dépression ?

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Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

Hélène Blassel (HEC)Nicolas Meunier (HEC)

M ettre, donner en gage, dit le Robert, interrogé sur le sens du verbe« enga ger ». Dans le cas de l’engagement personnel, lorsque l’on« s’en ga ge » dans quelque chose, que met-on alors en gage ? Soi-même,

certes, car telle est la fonc tion du pronom personnel réfléchi mais la question poséeva bien au-delà : ne s’agit-il pas en réalité de se donner tout entier, de mettre decôté ce besoin tant porté aux nues de réalisation personnelle afin de s’investir (1)dans la recherche d’un but qui dépasse l’individu ? La définition la plus récente(1945, et cette date est loin d’être innocente) du terme « engagement » donnée parle Robert éclairera sans doute mieux le propos de cet article : « Acte ou attitude del’intellectuel, de l’ar tis te qui, prenant conscience de son appartenance à la sociétéet au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sapensée ou son art au service d’une cause » (2).

Il ne s’agit pas ici de céder à la mode des controverses sur le rôle des intel-lectuels dans la vie publique mais bien de s’interroger sur la nécessité pour le déci-deur (et non plus pour « l’intellectuel », dont l’emprise sur le monde qui l’entourepeut être sujet à débat) de s’engager dans « la société et le monde de son temps »ainsi que sur les conditions de réalisation de ce « renonce[ment] à sa position desimple spectateur ».

Car en effet, force est de constater la crise du lien social dans nos sociétésoccidentales, à tel point que des solutions politiques extrêmes sont de plus en plusplébiscitées par les citoyens, et ce à travers l’Europe entière. Face à cet état de fait,il paraît plus que jamais essentiel d’envisager le rôle du décideur par le prisme deson engagement dans la société et au service d’un projet commun.

Si ces problématiques se posent très naturellement et certainement quoti-diennement aux dirigeants politiques et militaires, il semble nécessaire de redonnertoute son importance à la question de l’engagement dans un projet de société dansle cas des dirigeants d’entreprises.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) Avec la « mise en gage » et « l’investissement », on voit ici toute la richesse de la métaphore économique lorsque l’ontouche à ces sujets.(2) Le Petit Robert, mise à jour mars 1995, article : « engagement ».

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Donner du sens : l’engagement du décideur pour l’Humain

De nombreuses analyses contemporaines considèrent l’anomie comme lacaractéristique principale de notre société. Absence de régulation, désintégrationdes normes, dislocation du lien social nourrissent une lecture noire de notrecom munauté humaine dont la situation serait aggravée par un phénomène d’accé-lération du temps. Ainsi la peur du déclassement, la crainte d’une désynchronisa-tion, une société « détraquée » par une crise du temps érigent la modernité au rangdes menaces. La peur du changement, la fin d’une époque – comme en témoignele préfixe « post » de postmodernité – sont des angoisses révélatrices

Le décideur, défini comme l’homme de la décision, est celui que nous iden-tifions comme responsable du sens qu’il lui appartient de donner. Cela est vérifiéau sein de la vie politique ; les hommes qui ont décidé de vouer leur vie à la chosepublique ont pour ambition de poursuivre l’écriture du récit national ou interna-tional. Les entrepreneurs, quant à eux, ont pour devoir de s’inscrire avec la mêmeambition pour préserver leur résultat d’exploitation.

La crise de France Télécom : redonner du sens ?

Parmi les crises d’identité qui ont touché le monde de l’entreprise, le cas deFrance Télécom – Orange est éloquent. La vague de suicides au travail a donné unedimension émotionnelle et symbolique très forte à cette crise. Le travail est un élé-ment d’identité fort, symbole de vie, ancré dans notre culture judéo-chrétiennedepuis la Genèse dans laquelle l’homme fut appelé à travailler la terre et la fairefructifier. Mort et travail apparaissent comme incompatibles et leur soudaine etinsupportable association a imposé aux dirigeants de France Télécom une remiseen cause capitale.

France Télécom a subi dans ces dernières années un malaise profond dontle reflet fut triple à travers une crise de pilotage, une crise de ressources humainesmais aussi une crise de sens. Les deux premières ne sont pas l’objet de ces lignes, etc’est la dernière qui nous intéresse.

Effectivement, de nombreuses mutations depuis les années 90, la cul tured’une entreprise monopolistique de « lignards » dégradée par la nécessité del’ou verture au marché expliquent la perte progressive de repères des salariés enmoyenne très âgés (3) et sous statut de fonctionnaire. À cela, il faut ajouter une révo-lution technologique au caractère exceptionnel puisqu’en 2010 le téléphone fixesemble de plus en plus marginalisé au profit du marché de la mobilité, d’Internetet de ses services. Une réglementation de plus en plus contraignante, l’ouverture du

Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

(3) L’âge moyen des salariés de France Télécom en 2010 était de 47 ans.

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Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

(4) Le cours de bourse passe de 219 à 5 euros en 15 mois. Avec 70 milliards d’euros de dette, France Télécom a en 2010le triste record de la première dette privée au monde.(5) « L’acédie » définit le mal-être éprouvé historiquement par les moines qui, au IVe siècle, partaient en ermitage dans ledésert et éprouvaient une tristesse de l’âme qui empêchait l’épanouissement de la vie contemplative.(6) À partir du 1er mars 2010, Stéphane Richard a assuré les fonctions de PDG de France Télécom.(7) Un cabinet extérieur fut choisi pour mettre en place un questionnaire qui obtint de manière assez exceptionnelle80 000 réponses (l’entreprise compte 200 000 salariés dont 100 000 Français) soit 80 % de participation.(8) Le blog de Stéphane Richard, Orange Plazza, reçoit plus de 5 000 visites hebdomadaires.

capital (4), l’ouverture à la concurrence et la confrontation avec des acteurs agressifsachevèrent de déstabiliser l’entreprise et ses hommes.

La déstructuration individuelle ou « acédie » (5) aboutit progressivement àla désintégration de la personne. Ainsi perte de sens, nihilisme, tentation dudéses poir mènent à cette très médiatique série de suicides de salariés, lesquels dansleurs testaments font part de leur sentiment d’inutilité individuelle, ayant perdu devue le but à atteindre. La question du « pour quoi » est posée à travers la douleurde ces disparitions. Un facteur important dans la dégradation des relations profes-sionnelles entre les managers et leurs équipes fut aussi et sans conteste l’indexationd’un tiers du salaire sur la performance de l’employé.

Quelles réponses de la direction ? Elles furent dans un premier tempsinadaptées, avec la conception d’un « plan anti-suicide » médiatiquement irrece-vable dans le fond et dans la forme ! La direction de France Télécom fut en consé-quence changée (6) et il s’est alors agi de libérer la parole (7) dans l’entreprise pourpermettre aux salariés de se dire en vérité, d’exprimer leur mal-être, leur ressenti.L’approche managériale fut d’abord d’écouter et de com prendre. Ensuite, le butrecherché par la direction fut de redonner du sens col lectif grâce à l’élaborationd’une road map : le Plan conquête 2015.

L’objectif de ce Plan conquête 2015 était avant tout de trouver les mesuresadaptées pour réhabiliter la relation managériale altérée par un contexte difficile definanciarisation à outrance et de recherche effrénée de performance au sein deséquipes de France Télécom. Ce plan se devait avant tout d’être lisible, afin de sus ci-ter d’emblée l’adhésion des salariés. Une stratégie en quatre points fut alors établie,le premier étant : « l’homme au cœur du projet ».

Les engagements de la direction furent en effet de lier la performance à laqualité sociale afin d’assurer une réussite dans le temps long. Le dialogue avec lespar tenaires sociaux a abouti à un nouveau « contrat social » grâce à sept accords négo-ciés et à son envoi à plus de 100 000 salariés. La nécessité d’une formation managé-riale consolidée a également été soulignée faisant l’objet d’un programme spécifique(Orange Campus) qui devait permettre de former 20 000 managers. L’utilisationd’ou tils modernes comme le web social (8) ont permis d’asseoir cette parole libéréedans l’entreprise et de prendre en compte les questions, de connaître les aspirations,de traiter les revendications des employés. Enfin, la question des suicides a fait l’ob jet

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d’une attention spécifique avec la mise en place d’une « conférence sanitaire » per-mettant le suivi des employés identifiés comme vulnérables ou fragiles.

L’engagement personnel du décideur : une façon de donner du sens ?

On l’a vu, la prise en compte de l’Humain dans la vie de l’entreprisecomme dans toute communauté est une donnée déterminante dans la constructiondu sens que doit prendre son travail pour l’employé, sous peine d’une aliénationtotale, aux conséquences parfois tragiques. Recentrer la marche de l’entreprise surcertaines valeurs fondamentales relève de la responsabilité du dirigeant. Mais si l’ondépasse les bornes strictes de l’entreprise et si l’on se détache de son fonc tionne-ment interne pour l’envisager comme partie prenante d’une société, la responsabi-lité du dirigeant s’en trouve d’autant augmentée. En effet, souvent happé par desproblématiques propres à l’entreprise comme la rentabilité, la pro ductivité et lacroissance, traitées généralement sous un aspect avant tout financier, le dirigeantest rapidement mis dans une position où la raison d’être sociale de son entrepriseet de son travail lui échappe.

L’engagement du dirigeant consisterait donc non seulement, dans une viséehumaniste, en la reconsidération de l’Humain au sein de l’entreprise mais égale-ment dans une visée sociale, en la réinscription du travail dans un récit socialcom mun, qui dépasserait non seulement l’individualité du dirigeant, mais aussicelle de l’individualité de l’entreprise.

Le besoin de l’engagement individuel

Face à l’anomie dont il a été question précédemment, deux réactions sontpossibles. D’une part le repli sur soi, sur l’individu, sur ses propres aspirations et laréalisation personnelle. D’autre part, le dépassement de soi par l’engagement dansun projet plus large.

L’explosion ces dernières années du nombre de cadres impliqués dans desactions bénévoles plaide en faveur du développement de cette secon de option. Eneffet, il semblerait que le bénévolat remplisse désormais de plus en plus ce besoinde l’individu de s’oublier, de se mettre au service d’une « raison sociale » qui lui soitsupérieure. Si le travail semblait auparavant devoir remplir cette fonction, consti-tuer ce lien entre l’individu et la société dont il participe, l’aliénation de l’employé(9) a mis un terme à cette illusion. Le bénévolat semble ainsi venir suppléer à lafaillite du travail comme instrument de lien social.

Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

(9) Le terme exact serait « travailleur », mais la rhétorique marxiste se l’étant approprié, l’on se cantonnera dans la mesu redu possible à l’appellation « employé ».

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Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

(10) Collège des Bernardins : Un management porteur de sens : la règle de Saint Benoît, un concept moderne deman age ment, colloque du 21 octobre 2009.

L’exemple de France Télécom met en lumière la responsabilité du décideurdans le don du sens. Au-delà des mesures prises dont l’avenir dira ou non la perti-nence, l’action de la direction a pour ambition de répondre à la question « Pourquoi » ? C’est la responsabilité du décideur d’inscrire dans le temps long l’histoirede son entreprise. C’est l’écriture de ce récit, le cap donné qui dissipent, atténuentles brouillards de l’avenir. Cette incertitude réduite, ce risque pris en compte à sajuste mesure permettent de distinguer la finalité de l’action des salariés en dépassantla question du « comment », i.e. l’approche par les moyens, qui semble notoirementinsuffisante pour donner du sens. On peut retenir quelques principes fondateurs quipeuvent permettre au manager de devenir « porteur de sens » (10) : l’écoute, ledia logue et la nécessité d’une formation adaptée, l’engagement individuel.

Notons pour conclure que Christophe Colomb durant son voyage en 1492n’eut de cesse, durant les mois de traversée, de gérer son équipage avec le souciper manent des hommes. C’est ainsi que les officiers donnaient des cours aux mate-lots, que des réunions quotidiennes étaient organisées avec les quartiers maîtrespour prendre la température des ponts inférieurs… C’était, en effet, le prix à payerpour donner du sens à l’aventure de ces équipages qui naviguaient au sens proprevers l’inconnu. Le découvreur de l’Amérique fut un grand navigateur mais aussi ungrand manager.

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Et la confiance ?Adeline Deroubaix (ENA)Pierre de Thieulloy (EDG)

« Lorsque le doute s’installe, c’est toute la machine qui ralentit : on en vient à questionner chaque décision, chaque stratégie, à ressasser en boucle ses appréhensions. Le doute s’auto-alimente et s’amplifie tout seul :

on ne sait plus comment s’y prendre, on se met à procrastiner donc à douter davantage (…) ».

Sylvaine Pascual, psychologue du travail

Les articles et études de ce cahier ont fait émerger plusieurs idées fortes.L’incertitude est une réalité inévitable. Par les outils scientifiques d’analyse,aussi puissants soient-ils, l’incertitude n’est aucunement supprimée.

Certains pensent qu’elle est réduite, d’autre qu’elle est amplifiée. Tous s’accordentsur le rôle irremplaçable de l’homme dans le processus décisionnel.

L’homme n’est pas neutre en matière d’incertitude. En effet, l’individuméfiant dissimule, la dissimulation est facteur d’incertitude, l’incertitude sourced’inquiétude et l’inquiétude engendre la méfiance. La boucle est bouclée.L’incertitude de l’environnement et la méfiance de l’homme s’alimentent mutuel-lement. Est-ce un hasard si un Français sur quatre consomme des anxiolytiques ?Est-il exagéré de parler de « société de défiance » (1) ?

La confiance apparaît dès lors comme moyen pour réduire l’incertitude.Elle favorise les échanges tandis que la méfiance conduit au repli sur soi. Restaurerla confiance, est-ce seulement un ‘‘truc’’ pour relancer l’économie ?

La confiance au cœur de l’équipe, la méfiance au cœur de la guerre

Dans le monde de l’entreprise, une étude de Jean-Pierre Prax a constatél’importance de la confiance dans l’efficacité de l’équipe. « L’expérience a montréque la confiance jouait un rôle primordial dans la qualité du travail collaboratif » (2).Dans les faits, deux spirales ont été identifiées. La confiance engendre la confian ce,la méfiance engendre la méfiance.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale

(1) Voir Pierre Cahuc et Yann Algan : La Société de défiance : Comment le modèle social français s’autodétruit ?Parmi les pays développés, les Français seraient parmi les plus méfiants, envers leurs institutions comme envers leurscom patriotes.(2) Jean-Yves Prax : « Le rôle de la confiance dans la performance collective », conférence du 25 septembre 2001.

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Dans la sphère de l’État, la réussite des réformes peut reposer sur laconfian ce : ainsi, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) d’août 2001a introduit davantage de souplesse pour les managers dans la répartition des créditset a donc supposé au préalable de faire confiance aux managers publics en leuraccordant une autonomie plus grande.

Dans le milieu militaire la confiance doit être réciproque. Pour remplir desmissions où la vie de chacun dépend de l’action de tous, le soldat doit pouvoircompter sur son camarade, sur son chef, sur son subordonné : c’est primordial. Ence sens, l’engagement est incontournable. Tenir sa parole, respecter les délais et leséchéances, avertir son entourage avant que le problème ne devienne insoluble : laconfiance se construit au jour le jour.

A contrario, l’ennemi ou le traître est dans une autre logique : tous les coupssont permis. Ruse, espionnage, tromperies ou stratégies ont pour but de déstabili-ser, de paralyser en instaurant le doute. Mais la confiance est fragile, elle est facile-ment brisée. La trahison fait mal et s’oublie difficilement. Rétablir la confiance estune entreprise difficile qui revient à « faire la paix ».

Le travail en réseau : quelle efficacité ?

À ce titre, l’influence négative des nouveaux moyens de communication surl’atmosphère de travail décelée par Jean-Yves Prax doit attirer notre attention : « Uncertain nombre de comportements ont été révélés comme porteurs de danger :

l S’enflammer : s’énerver tout seul et se décharger dans une longue tiradeécrite.

l Poser des requêtes ou assigner des tâches irréalisables.

l Ignorer les requêtes ; ne pas répondre à ses mails.

l Dire du mal ou critiquer quelqu’un.

l Ne pas remplir ses engagements.

Bien entendu, on se doute que ce genre de comportement n’est pas faitpour améliorer la confiance mais il se trouve que l’usage d’un outil les rend davan-tage possible qu’une interaction physique » (3).

L’e-mail peut ainsi être porteur d’une spontanéité maladroite et destructri cedes relations sociales réelles. Autrement dit, l’outil informatique est ici source deméfiance.

Et la confiance ?

(3) Idem.

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Et la confiance ?

(4) Oliveira Salazar : Principes d’action ; Arthème Fayard, 1956.(5) Philippe Breton : La Parole manipulée ; La Découverte, 1997.

Les médias et la liberté d’expression ont façonné notre société

Bien heureusement, la plupart des hommes ne sont pas mal intentionnés.Cependant, beaucoup trompent les autres de bonne foi. La qualité de la parolen’est plus la fiabilité mais la liberté. La loyauté a laissé la place à la liberté d’ex pres-sion. Abuser de la confiance des autres ne pose plus de problème. Certains en fontun métier.

« Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du télé-spectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre dispo-nible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deuxmes sages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humaindisponible ». Tels sont les mots du président de TF1 en 2004.

Si tromper est une solution légitime pour gagner de l’argent, pour vendremon produit ou mon programme électoral, pourquoi serais-je le seul à me tenir àla vérité ? Qui n’a jamais abusé de la crédulité de ses proches ? « Comment vais-jeexpliquer mon retard ? – tu n’as qu’à dire que tu avais un rendez-vous… » et le tourest joué.

L’homme en crise, facteur d’incertitude

Le lien entre incertitude et méfiance a été évoqué. La méfiance engendre latromperie et la tromperie augmente l’incertitude. Ce phénomène prend del’am pleur en période de crise. En 1937, deux ans avant l’embrasement généraliséde l’Europe, le chef du gouvernement du Portugal résumait l’ambiance internatio-nale en ces termes :

« Presque tout est fictif, purement apparent, mouvant et incertain, dans laconscience des gouvernements comme dans celle des foules. C’est la destruction fata leopérée par le mensonge, systématiquement et sur une grande échelle (…) » (4).

En effet, le mensonge est parfois la dernière défense de celui qui se saitmenacé. Il est aussi l’arme de celui qui veut dominer. La ruse et la tromperie utili-sées par la publicité se sont répandues dans notre société. Le monde de la financeest en crise et les annonces politiques sont perçues comme des « manœuvres élec-torales ». Les foules sont déstabilisées. Le pouvoir et l’argent, moteurs de la concur-rence, poussent au calcul et à la manipulation. L’homme en crise n’est plus unsimple loup pour l’homme, il est bien pire ! Il est « le seul animal menteur » selonl’expression du sociologue Philippe Breton (5).

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L’homme loyal et confiant : diffuseur de sérénité

Notre société est plongée dans l’incertitude, la technologie n’y peut rien.Loin de créer un monde plus sûr, les moyens de communication participent auchaos. Chacun cherche son propre profit et les hommes se font de moins en moinsconfiance. Faut-il s’étonner que, loin d’en prendre conscience, l’homme modernetente de se rassurer par toujours plus de technologie, de réglementations, de pro cé-dures et toujours moins d’humain ? Il s’enfonce dans le cercle vicieux de laméfian ce et de l’incertitude.

A contrario, le chef ou le manager, une fois qu’il a décidé et qu’il a engagésa parole de façon irrévocable, est comme un rocher sur lequel son équipe peuts’appuyer. En retour, chacun s’investit et essaie de tenir ses promesses. Il n’y a plusbesoin d’indicateurs ni de tableaux de bord, car chacun œuvre sincèrement pourfaire avancer le projet. Chacun fait tout pour être à la hauteur de la confiance quiaura été instaurée.

Bien définir les tâches et responsabilités de chacun, tenir parole, respecter leséchéances, s’entraider, autant d’attitudes qui inspirent confiance, qui rassurent. Laconviction que mon chef ne me laissera pas tomber, que mon collaborateur ne me cri-tiquera pas dans mon dos, qu’on m’aidera à m’en sortir si je suis dans la dif fi culté,qu’on me pardonnera mes erreurs si je ne les cache pas, sont autant de certitudes quidégagent mon horizon et me redonne confiance en l’avenir et en mon entourage.

Si le premier environnement de l’homme est son entourage humain, et sicet entourage est fiable, alors il évolue dans un monde stable. Par sa confiance oupar sa méfiance, l’homme diffuse sérénité ou inquiétude. Seul le soleil de laconfiance peut dissiper le brouillard de l’incertitude et les nuages de l’inquiétude.

Bien heureusement, nombreux sont les décideurs qui se fient davantage àleurs hommes qu’à leurs machines, qui savent quitter leurs indicateurs et leurse- mails pour discuter et passer du temps avec leurs collaborateurs. Établir de vraiesrelations humaines, basées sur la confiance mutuelle, c’est diminuer l’incertitude.

Et la confiance ?

Éléments de bibliographie

Pierre Cahuc et Yann Algan : La Société de défiance - Comment le modèle social français s’autodétruit ? ; Éditions Rued’Ulm, 2007 ; 100 pages.Jean-Yves Prax : « Le rôle de la confiance dans la performance collective » in Le Manuel du Knowledge Management– Une approche de 2e génération ; Dunod, mars 2003 ; 447 pages.Philippe Breton : La Parole manipulée ; La Découverte, 1997 ; 220 pages.Oliveira Salazar : Principes d’action ; Arthème Fayard, 1956 ; 254 pages.Sylvaine Pascual : « 8 étapes pour gérer les périodes de doute » in www.ithaquecoaching.com (blog professionnel, coachspécialiste des relations humaines et de la reconversion professionnelle).

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L’illustration de couverture a été réalisée par l’agence Carré Blanc.

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Lancée en 1939 par le Comité d’études de défense nationale, la Revue Défense Nationaleassure depuis lors la diffusion d’idées nouvelles sur les grandes questions nationales et internationales qu’elle aborde sous l’angle de la sécurité et de la défense. Son indépendance éditoriale lui permet de participer activement au renouvellement du débat stratégique français et à sa promotion en Europe et dans le monde .

Pour sa troisième édition, le colloque réunissant les élèves de l’École nationale d’administration, del’École de guerre et de l’École des Hautes études commerciales porte sur les défis de l’action collectiveface à l’incertitude de l’environnement. Les notions de prise de risque et la nécessité d’avoir une visionau-delà des contingences de court terme entrent en jeu. Les difficultés de l’action face aux aléas etme naces qui pourraient l’entraver, la nécessaire personnalité du décideur, son charisme, son intuition,la place du calcul du risque, de la confiance et de l’engagement sont évoqués ici à travers les différentesapproches et cultures inhérentes aux mondes administratif, militaire et commercial.

Synthèse de huit mois d’échanges, de réflexions et de travaux entre ces trois écoles, fort de leurs expé-riences, parfois intenses, au sein d’environnements en crise économique ou diplomatique, voire enguerre, le résultat est riche en diversité et teinté d’optimisme. Conscients de l’importance de l’action,l’équipe du colloque a essayé d’en étudier les rouages, et particulièrement le processus de décision,in dispensable pour rendre possible l’action collective malgré les difficultés.

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