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Mourad Djebabla-Brun COMBATTRE AVEC LES VIVRES L’effort de guerre alimentaire canadien en 1914-1918

COMBATTRE AVEC LES VIVRES · 2018. 4. 13. · Dès la fin de l’automne 1914, il apparut de plus en plus clai-rement aux autorités politiques et militaires que le conflit s’enlisait

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Mourad Djebabla-Brun

COMBATTRE AVEC LES VIVRES

L’effort de guerre alimentaire canadien en 1914-1918

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Combattre avec les vivres

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S E P T E N T R ION

COMBATTRE AVEC LES VIVRES

L’effort de guerre alimentaire canadien en 1914-1918

Mourad Djebabla-Brun

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Pour effectuer une recherche libre par mot-clé à l’intérieur de cet ouvrage, rendez-vous sur notre site Internet au www.septentrion.qc.ca

Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition, ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres.

L’auteur remercie le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture.

Illustration de la couverture : Canadian War Poster Collection, Rare Books and Special Collections, McGill University Library

Chargée de projet : Sophie ImbeaultRévision : Solange DeschênesMise en pages et maquette de couverture : Pierre-Louis Cauchon

Si vous désirez être tenu au courant des publicationsdes ÉDITIONS DU SEPTENTRIONvous pouvez nous écrire par courrier,par courriel à [email protected],ou consulter notre catalogue sur Internet :www.septentrion.qc.ca

© Les éditions du Septentrion Diffusion au Canada :835, av. Turnbull Diffusion DimediaQuébec (Québec) 539, boul. LebeauG1R 2X4 Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2Dépôt légal :Bibliothèque et Archivesnationales du Québec, 2015 Ventes en Europe :ISBN papier : 978-2-89448-838-6 Distribution du Nouveau MondeISBN PDF : 978-2-89664-944-0 30, rue Gay-LussacISBN EPUB : 978-2-89664-945-7 75005 Paris

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À ma nièce

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LISTE DES ABRÉVIATIONS

ANQ-M Archives nationales du Québec à MontréalANQ-Q Archives nationales du Québec à QuébecAPO Archives publiques de l’OntarioBAC Bibliothèque et Archives CanadaFNSJB Fédération nationale Saint-Jean-BaptisteIODE Imperial Order Daughters of the EmpireSAB-R Saskatchewan Archives Board in ReginaSAB-S Saskatchewan Archives Board in SaskatoonSOS Soldiers of the SoilUFO United Farmers of OntarioYMCA Young Men’s Christian AssociationYWCA Young Women’s Christian Association

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INTRODUCTION

« Quand on écrira l’histoire de l’administration des vivres, alors seront comprises les difficultés

qui entouraient les mesures initiales pour traiter une situation excessivement ardue et compliquée. »

(« M. Thomson au peuple canadien », La Presse, 30 janvier 1918, p. 11.)

E n cette période de centenaire de la Première Guerre mondiale, la plupart des regards se tournent vers les combattants et leur expérience au front. Mais, en tant que

« Guerre totale », concept défini après la guerre par le général alle-mand Ludendorff, ce conflit impliqua la mobilisation de l’ensemble des sociétés pour un même but : la victoire. De ce fait, tant les hommes en âge de porter l’uniforme en premières lignes, que les civils hommes et femmes de tous âges non combattants, avaient un rôle à jouer. Ce livre met en lumière un élément méconnu et oublié de l’effort de guerre canadien qui influença le quotidien de tous les Canadiens et les incita même à modifier leurs pratiques alimentaires au nom du combat mené en Europe.

Fight the Huns with Food1. Ce slogan, diffusé en avril 1918 par les autorités fédérales canadiennes, témoigne de l’importance prise par les vivres vers la fin de la Première Guerre mondiale. Pourtant, au début des hostilités, l’introduction d’un devoir patriotique dans le domaine de la production et de la consommation de denrées

1. « Fight with Food », Grain Growers’ Guide, 17 avril 1918, p. 47.

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n’allait pas de soi. Au regard des forces armées en présence, les belligérants prévoyaient des affrontements de courte durée qui iraient tout au plus jusqu’à Noël 1914.

À l’été 1914, il n’était nullement question d’une ingérence de l’État dans l’économie ou dans la sphère privée. Aucun plan en ce sens n’avait été élaboré avant la guerre pour un conflit qui, dans les faits, dura plus de quatre ans. Le libéralisme économique, promu par les classes dirigeantes européennes depuis la deuxième moitié du xixe siècle, semblait ne pas devoir être perturbé par des événe-ments retenus d’abord comme relevant de militaires. En Grande-Bretagne, d’août 1914 à mai 1915, Business as Usual fut donc le mot d’ordre. Le 8 août 1914, quelques jours après l’entrée en guerre contre l’Allemagne, le secrétaire d’État britannique, Reginald McKenna, réaffirma d’ailleurs les principes économiques de la non-intervention de l’État2. En 1914-1915, pour l’ensemble des Alliés, les réticences de l’État étaient grandes à recourir à un étatisme poussé ou « socialisme de guerre » pour ravitailler la nation3. En France, l’approche libérale prévalut jusqu’en 1916, au nom de la liberté de commerce4. Cette candeur politico-économique ne résista cependant pas à la réalité des répercussions du conflit sur la société.

Dès la fin de l’automne 1914, il apparut de plus en plus clai-rement aux autorités politiques et militaires que le conflit s’enlisait avec un front stabilisé de la mer du Nord à la Suisse et des soldats terrés dans des tranchées. Les gouvernements durent dès lors s’adapter à une guerre de longue durée qui allait mobiliser toutes les ressources nationales afin de « tenir » et de « vaincre ». Commandes d’État, interventions sur le marché mondial, emprunts : avec le

2. Mitchell W. Sharp, « Allied Wheat Buying in Relationship to Canadian Marketing Policy, 1914-1918 », The Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 6, no 3, août 1940, p. 373.

3. John Horne, « Introduction : État, société et “économie morale” : l’approvision-nement des civils pendant la guerre de 1914-1918 », Guerres mondiales et conflits contem-porains, no 183, juillet 1996, p. 3.

4. Pierre Pinot, Le contrôle du ravitaillement de la population civile, Paris, PUF, 1925, p. 5. En France, dès septembre 1914, le Service du ravitaillement fut créé. Placé sous l’autorité du ministre du Commerce, il devait faciliter l’approvisionnement et la répartition de denrées (blé, farine, fromage) au sein de la population. En septembre 1917, il fut remplacé par le ministère du Ravitaillement général.

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premier conflit mondial, l’État devint banquier, industriel et commerçant pour répondre à ses besoins5.

Au fil des années de guerre, le problème des vivres devint de plus en plus central pour les belligérants européens. Cela résultait de plusieurs facteurs : guerre économique (blocus, sous-marins), destruction de riches terres agricoles, mobilisation de la force vive masculine paysanne et nécessité de nourrir des millions de combat-tants. Pour les populations du front domestique, le conflit agit aussi comme un événement perturbateur : inflation des prix des aliments et accès plus difficile aux denrées de base (blé, viande, lait et beurre). Cette réalité résultait d’une production agricole à la baisse, au contraire d’une demande toujours grandissante pour nourrir les civils de l’arrière, les réfugiés des zones de combats et les soldats du front. C’est dans ce contexte que l’ingérence de l’État s’imposa dans le domaine du ravitaillement, ne serait-ce que pour assurer la survie de la nation et entretenir sa volonté de tenir.

Pour le premier ministre britannique Lloyd George, la question des vivres était un facteur déterminant pour la victoire des Alliés, que ce soit pour maintenir le moral de l’arrière ou l’ardeur des combattants6. De plus, les vivres étaient tout aussi importants que les munitions en fournissant de l’énergie tant aux soldats du front qu’aux travailleurs des usines de guerre7. Face à cet aspect « vital » pour l’effort de guerre et le moral de l’arrière (la pénurie alimentaire étant le ferment du mécontentement populaire8), l’État intervint plus ou moins directement. Il s’engagea sur une voie qui n’avait jamais été envisagée auparavant : prendre en main la question du ravitaillement de la nation9. Son intervention se caractérisa par des politiques d’encouragement à augmenter la production agricole, à économiser les vivres en modifiant les habitudes alimentaires de la

5. René Girault et Robert Frank, Turbulente Europe et nouveaux mondes. 1914-1941, vol. II, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2004 (1988), p. 51-52.

6. L. Margaret Barnett, British Food Policy during the First World War, É.-U., Allen and Unvin, 1985, p. XIII.

7. Ibid., p. 8.8. Thierry Bonzon, « La société, l’État et le pouvoir local : l’approvisionnement à

Paris, 1914-1918 », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 183, juillet 1996, p. 16-18.9. Gerd Hardach, The First World War, 1914-1918, Grande-Bretagne, Allen Lane,

1977 (1973), p. 112.

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société civile, mais aussi en encadrant et en contrôlant les échanges commerciaux. Si ces aspects demeurent méconnus, ils le sont encore plus pour le Canada.

Dominion de l’Empire britannique, c’est, de facto, par son statut colonial que le Canada fut inclus dans la lutte par sa métro-pole, le 4 août 1914. Cette réalité coloniale ne l’empêcha pas de participer activement à l’effort de guerre impérial en répondant aux besoins militaires, économiques et alimentaires de la Grande-Bretagne. Inscrit au cœur de l’idéologie libérale, le mot d’ordre économique du gouvernement fédéral fut : Business More Than Usual. Il s’agissait d’encourager les producteurs et les industriels à continuer de répondre aux besoins du pays, tout en produisant plus pour combler les demandes toujours croissantes de la Grande-Bretagne et des Alliés en matériels militaires10 et en denrées. Si la guerre a bien des influences sur la société canadienne11, la question des vivres fut celle qui rendit les conséquences du conflit plus perceptibles à l’ensemble des Canadiens, sans égard pour le sexe, l’âge ou la condition sociale. Elle ôtait en effet de leurs assiettes les denrées réclamées outre-mer, tout en influant sur leur capacité à pouvoir s’en procurer au regard de l’inflation causée par le « détour-nement » de vivres du marché intérieur vers l’Europe. Si, par certains aspects, l’influence du premier conflit mondial sur l’alimentation de la population canadienne se rapprochait de ce que vivaient les Alliés, comme le problème de la « cherté de la vie », des profiteurs ou la nécessité pour les civils de faire des sacrifices12, l’expérience alimentaire canadienne fut cependant différente à bien des égards.

Au contraire de ses alliés européens, les affrontements ne se déroulaient pas en sol canadien ; le volontariat de 1914-1916 laissait aux Canadiens le choix de partir ou non outre-mer ; enfin, les besoins de la Grande-Bretagne et des Alliés imposaient au Canada

10. Voir par exemple : Michael Bliss, « War Business as Usual : Canadian Munitions Production, 1914-1918 », dans N. F. Dreisziger (ed.), Mobilization for Total War, Canada, Wilfrid Laurier University Press, 1981, p. 45-56.

11. Voir par exemple : Mourad Djebabla, La confrontation des civils québécois et ontariens à la Première Guerre mondiale, 1914-1918 : les représentations de la guerre au Québec et en Ontario, Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008.

12. Voir par exemple : François Bouloc, Les profiteurs de guerre. 1914-1918, Paris, Éditions Complexe, 2008.

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un devoir particulier de ravitaillement. Cette approche proprement canadienne du conflit fit en sorte que le pays disposait de l’ensemble de ses terres agricoles, avec la possibilité d’augmenter les surfaces cultivées, qu’une main-d’œuvre agricole masculine, même amoin-drie, demeurait disponible et que le Canada, en plus de nourrir sa population, devait répondre aux besoins alimentaires d’outre-mer. La Première Guerre mondiale fit ainsi du dominion un acteur stratégique de production et d’exportation de vivres pour soutenir la Grande-Bretagne et les Alliés. En retour, la guerre fut une « bonne affaire » pour l’agriculture et le commerce canadiens.

Mais cette question des vivres fut exacerbée avant tout par la guerre sous-marine pratiquée par l’Allemagne.

À l’encontre de l’Allemagne, les Britanniques pratiquèrent le blocus, interdisant à tous navires marchands de rallier ses ports. En réponse, les Allemands lancèrent la guerre sous-marine afin de torpiller toutes les cargaisons de denrées et de munitions à desti-nation de la Grande-Bretagne. De même, des nations jusque-là autosuffisantes, comme la France, virent le conflit les obliger de dépendre des importations pour nourrir leurs troupes et leurs civils. Les autorités politiques européennes expérimentèrent alors, pour la première fois, le ravitaillement et le rationnement de la nation en s’immisçant dans le marché mondial et national de denrées par la mise sur pied de comités, de commissions et de contrôleurs des vivres. La coopération internationale entre les Alliés fut aussi une solution retenue pour adopter une démarche commune quant aux commandes de vivres outre-mer, en particulier vers l’Amérique du Nord. Vers la fin de la guerre, l’Inter-Allied Food Council centralisait les commandes alliées de vivres en gérant la logistique, les achats et le transport. À la différence de l’Alle-magne, la Grande-Bretagne disposait d’un Empire couvrant tous les continents, en plus du contrôle des mers et d’une puissance maritime inégalée pour assurer son ravitaillement et celui de ses alliés. C’est sans compter qu’à partir d’avril 1917 les États-Unis rejoignaient le camp des Alliés et mirent à leur disposition toutes leurs ressources matérielles, humaines et agricoles. C’est dans ce contexte que le Canada retint l’attention de la Grande-Bretagne pour la question de son ravitaillement en vivres.

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Il n’existe pas d’études d’ensemble et exhaustives sur la question de l’effort de guerre alimentaire canadien. À ce jour, aucun historien ne s’est penché précisément sur le rôle du Canada pour approvisionner l’Europe en guerre et les conséquences que cela eut sur la société et l’agriculture canadiennes. Notre prétention est de combler un pan entier de l’historiographie canadienne de la Première Guerre mondiale en proposant une vision nouvelle et originale de l’expérience et des répercussions du premier conflit mondial au Canada, en particulier à la campagne (production agricole) et dans les assiettes des Canadiens (consommation alimentaire). Nous levons ainsi le voile sur les rapports complémentaires et parfois tendus entre les villes et le monde rural, ou entre les consommateurs et les producteurs de denrées dans le contexte de guerre. Production et économie de vivres ont été au cœur de l’effort de guerre alimentaire canadien. Elles impliquaient des devoirs particuliers et une coopération des agriculteurs et des citadins dans un même but : nourrir les civils et les combattants britanniques et alliés. La mobilisation de chacun était requise pour faire en sorte que le Canada réponde adéquatement aux besoins d’outre-mer. Il reste alors à savoir par quels moyens les civils ont été mobilisés ou comment la propagande, développée en 1914-1918 pour encadrer la société, a pu être exploitée pour la question des vivres. Sur ce point, si la propagande de recrutement fut laissée à l’initiative des unités et des associations patriotiques13, c’est, au contraire, dès 1915 que le gouvernement fédéral prit en main l’effort de guerre alimentaire par une campagne pancanadienne.

Posons-nous la question : comment, en 1914-1918, les besoins en aliments de la Grande-Bretagne et des Alliés ont-ils été repré-sentés à la société canadienne pour obtenir sa contribution ? Et comment le pouvoir fédéral y répondit-il, notamment au regard d’autres impératifs, comme l’envoi de toujours plus d’hommes outre-mer ? Vivres, combattants et munitions ont été l’apport du Canada aux Alliés, mais, pour un pays alors peu peuplé au regard

13. Voir par exemple : Paul Maroney, « “The Great War Adventure” : The Context and Ideology or Recruiting in Ontario, 1914-1917 », Canadian Historical Review, vol. 77, no 1, mars 1996, p. 62-98.

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de sa superficie14, la ponction de chaque homme pour l’un ou l’autre des domaines de l’effort de guerre avait des conséquences sur les autres activités. Il revenait à l’État de gérer au mieux la situation, de faire des choix et de définir des priorités au regard de l’intérêt national et du contexte militaire en Europe.

La mobilisation des Canadiens amena la guerre et ses besoins au cœur de la sphère domestique, aire dévolue aux femmes. Une partie de la question des vivres n’était-elle pas d’abord un effort de guerre féminin ? Comment cet impératif était-il présenté aux Canadiennes et comment y répondirent-elles au regard d’autres problèmes que le conflit leur imposait, comme l’augmentation des prix des denrées ? Ce que nous démontrons, c’est que la guerre fit en sorte que le gouvernement fédéral porta une oreille plus attentive envers les femmes et leur part active jouée dans le conflit.

Pour mener à bien cette recherche, nous retenons l’Ontario, le Québec et la Saskatchewan. Le choix de ces aires d’études est inté-ressant à plusieurs points de vue. Concernant le Québec tout d’abord, nous le retenons en tant qu’espace majoritairement canadien- français, au contraire des deux autres provinces anglo-phones. Si la question de la contribution en hommes du Québec permit aux historiens de caractériser une particularité culturelle canadienne-française face au recrutement15, demandons-nous ce qu’il en est pour la question des vivres qui, au contraire de l’envoi d’hommes outre-mer, implique de travailler la terre canadienne, l’un des principaux piliers de l’identité canadienne-française dont la vocation « culturelle » était tournée vers l’« amour du sol ».

Pour l’Ontario, dont le sentiment impérial demeure bien présent durant le conflit16, son histoire dans la Grande Guerre est interreliée avec celle du Québec, notamment autour de la question des écoles en français et de l’ampleur inégale du recrutement qui causa des

14. Durant la Grande Guerre, la population canadienne était d’un peu plus de 8 millions d’habitants.

15. Voir par exemple : Gérard Pinsonneault, La propagande de recrutement militaire au Canada : 1914-1917. Essai en histoire des mentalités, Sherbrooke, Mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, 1981.

16. Peter A. Baskerville, Ontario. Image, Identity and Power, Canada, Oxford University Press, 2002, p. 175.

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tensions entre les deux provinces. Il est intéressant de voir comment ces différences culturelles et ces différends ont influé sur la manière d’aborder l’effort de guerre alimentaire autour d’une mobilisation commune. Cette approche culturelle comparative est essentielle pour comprendre l’attitude du Canada, et sa réalité biculturelle d’alors, lors de l’événement de 14-18.

Enfin, la Saskatchewan a été choisie en tant que principale aire canadienne de production de blé. Il est nécessaire de retenir cet espace de l’Ouest canadien pour comprendre comment la situation alimentaire et les besoins en blé des Alliés se sont réper-cutés sur le développement de cette jeune province au sein du Canada. L’appel du gouvernement fédéral à toujours plus de blé bouleverse l’agriculture saskatchewanaise, base de l’économie de la province, en l’ancrant à une agriculture commerciale. Comparer la Saskatchewan, province de l’Ouest agricole, au Québec et à l’Ontario, représentants du Centre plus industriel, a aussi pour intérêt de développer la représentation que chaque espace écono-mique canadien se fait de sa contribution à l’effort de guerre, notamment à la lumière d’intérêts propres. Au niveau culturel, la Saskatchewan se caractérise par la présence importante d’immi-grants récents d’Europe centrale, donc de pays devenus ennemis en 1914-1918. Cette réalité ethnico-culturelle caractérise le rapport de la province au conflit, voire sa volonté de démontrer encore plus que les autres son patriotisme et son soutien à l’effort de guerre alimentaire canadien.

Dans un premier temps, nous revenons sur le volet de la « production patriotique » et des politiques développées par les gouvernements fédéral et provinciaux pour inciter les agriculteurs à faire leur part depuis les champs. Mais, tout au long du conflit, comme nous le développons dans le deuxième chapitre, la place des agriculteurs dans l’effort de guerre ne fut jamais perçue comme allant de soi, notamment aux yeux des militaires et des citadins. Complémentaire de la production agricole en temps de guerre, la dernière partie de cet ouvrage développe le sujet de la « consom-mation patriotiquement responsable » ou comment le consomma-teur fut appelé à faire sa part en changeant ses habitudes alimentaires pour prendre en compte les besoins d’outre-mer.

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PATRIOTISM AND PRODUCTION : PRODUIRE POUR VAINCRE

A vant 1914, sur le plan alimentaire, les Britanniques dépen-daient étroitement des importations. Cette réalité écono-mique du temps de paix, véritable talon d’Achille en cas

de conflit, résultait de la Révolution industrielle du xixe siècle. Au détriment de l’agriculture, le développement industriel de la Grande-Bretagne favorisa les activités manufacturières et tertiaires. Comme conséquence, c’étaient les aliments de base, comme le blé, le bacon, le sucre et le fromage, qui devaient être importés pour nourrir une population majoritairement urbaine1.

Face à cette réalité, la marine marchande, le contrôle des mers et les échanges avec les colonies apparaissaient comme des éléments vitaux pour le ravitaillement d’Albion. Le revers de la médaille était que, dès septembre 1912, au cours du Congrès annuel de la Ligue pangermanique, l’amiral allemand von Breusing avança que le premier objectif de l’Allemagne en cas de conflit avec l’Angleterre serait d’intercepter son approvisionnement en denrées afin de la soumettre2. La Première Guerre mondiale fit appliquer cette poli-tique du blocus par les deux camps.

Dès l’entrée en guerre, en août 1914, la France et la Grande-Bretagne optèrent pour un blocus des ports allemands en mer du Nord et des ports austro-hongrois en Adriatique. Dans ses mémoires, le maréchal von Hindenburg dénonça le blocus parce qu’il ciblait les civils pour espérer influer sur leur capacité de résistance. À la lumière de cette réalité, il railla le principe de défense de la civili-sation, qui était le cheval de bataille de la propagande alliée :

1. L. Margaret Barnett, British Food Policy during the First World War, É.-U., Allen and Unvin, 1985, p. 3.

2. Ibid., p. 15.

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Si on ne peut y parvenir en combattant face à face, homme contre homme, on y parviendra peut-être par-derrière, en passant par l’intérieur de l’Allemagne. Que l’on fasse mourir de faim les femmes et les enfants ! Cette mesure aura, si « Dieu le veut », une influence sur les époux et sur les pères qui combattent sur le front, peut-être pas immédiatement, mais peu à peu ! Alors les époux et les pères se décideront peut-être à mettre bas les armes, sinon, là-bas, à l’intérieur, femmes et enfants seront menacés de mort, de cette mort… de la civilisation3.

Face à cette situation, en 1915-1918, les autorités militaires allemandes réagirent par le recours à la guerre sous-marine4. Le 18 février 1915, les eaux autour des côtes de Grande-Bretagne et d’Irlande furent déclarées zone de guerre.

Jusqu’à la fin de 1916, les importations britanniques de denrées représentaient encore 90 % du niveau d’avant-guerre, car il s’agissait pour les autorités allemandes de ménager les navires américains afin de préserver la neutralité des États-Unis. Au regard de cette réalité et alors que l’hiver 1916-1917 fut particulièrement difficile en Allemagne, les autorités allemandes décidèrent de frapper un grand coup en recourant à la guerre sous-marine à outrance en 1917. Il s’agissait de réduire en six mois l’Angleterre à la famine en la coupant de tout ravitaillement5. En avril 1917, au moment où le plus grand nombre de navires alliés furent coulés, l’approche du sud-ouest des côtes d’Irlande était devenue « le cimetière des navires britanniques6 ».

Le but était d’affamer la Grande-Bretagne, ce dont les contem-porains furent conscients, comme en rend compte Le Soleil dans son édition du 1er  février 1917 en retenant ce choix comme une « campagne de piraterie sous-marine, campagne de terrorisme et de

3. Paul von Hindenburg, Aus Meinem Leben (Ma vie), Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1921, p. 219-220.

4. Von Tirpitz, Mémoires du Grand-Amiral von Tirpitz. Ministre de la Marine alle-mande (1897-1916), Paris, Payot, 1930, p. 400.

5. Jacques Droz, Histoire diplomatique de 1648 à 1919, Paris, Dalloz, 1959, p. 548.6. Winston S. Churchill, The World Crisis. 1911-1918, New York, Free Press, 2005

(1931), p. 744.

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19Patriotism and Production : produire pour vaincre

destruction […]7 ». Cette diabolisation propagandiste de la guerre sous-marine, placée au panthéon des méfaits allemands, faisait néanmoins oublier que cette réaction répondait au blocus allié qui affamait les civils allemands à la même époque. Dans ses mémoires, Winston Churchill souligna que, durant les premiers mois de 1917, les pertes importantes de navires marchands semblaient donner raison aux pronostiques des experts allemands : « It seemed that Time, hitherto counted as an incorruptible Ally, was about to change sides8. » Durant les six premiers mois de cette campagne, la moyenne des navires alliés coulés fut de 600 000 tonnes9. Les torpillages se faisaient jusqu’aux côtes de l’Amérique du Nord, notamment au large d’Halifax et du Cap-Breton10. En février 1917, les pertes alliées furent de 540 000 tonnes, puis de 578 000 tonnes le mois suivant et de 875 000 tonnes en avril, alors le pire mois avant la mise en place des convois. Pour l’année 1917, les pertes alliées furent de 6 100 000  tonnes, dont plus de 50 % étaient des navires britan-niques11, ce qui s’explique par le fait que l’Empire britannique représentait 48 % des 58 % du tonnage mondial possédé par les Alliés12. À ses débuts, la campagne sous-marine allemande à outrance remit donc sérieusement en cause la capacité de la Grande-Bretagne à combler rapidement les pertes de tonnages et le général Ludendorff se félicita de ces succès des premiers mois qui faisaient en sorte que l’Amirauté allemande avait vu juste13. Mais les calculs allemands touchant l’asphyxie d’Albion se révélèrent néanmoins faux. L’erreur de l’Allemagne aura été de sous-estimer la capacité de la Grande-Bretagne à répondre à cette menace, notamment en se tournant vers le Canada. La route maritime entre le continent américain et

7. « Sur le théâtre de la guerre », Le Soleil, 1er février 1917, p. 1.8. Winston S. Churchill, op. cit., p. 742.9. Jean-Baptiste Duroselle, La France et les Français. 1914-1920, Paris, Éditions

Richelieu, 1972, p. 238.10. Martin Gilbert, The Routledge Atlas of the First World War, New York, Routledge,

2008 (1970), p. 86.11. J. A. Salter, Allied Shipping Control. An Experiment in International

Administration, London, Humphrey Milford, 1921, p. 358.12. Louis Guichard, Histoire du blocus naval (1914-1918), Paris, Payot, 1929, p. 13.13. Erich Ludendorff, Souvenirs de Guerre (1914-1918), vol. II, Paris, Payot, 1921,

p. 20-21.

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le continent européen étant en effet la plus courte, le transport maritime était moins long, donc moins onéreux et plus susceptible d’arriver à bon port14.

Dès avant 1914, le Canada constituait une source d’approvi-sionnement du marché britannique. Les échanges entre le dominion et sa métropole s’effectuaient dans un cadre économique impérial où les biens canadiens alimentaient prioritairement les villes anglaises15. Au contraire, les barrières douanières avec les États-Unis, héritées de la Politique nationale de John A. Macdonald de 1879, ne favorisaient pas le commerce transfrontalier. Dominion de l’Empire britannique, le Canada offrait autant des débouchés aux biens et aux investisse-ments venant de Grande-Bretagne que des sources d’approvisionne-ment en matières premières et en produits agricoles.

Au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, avec la Révolution industrielle, l’agriculture canadienne se modernisa, permettant ainsi d’augmenter la production agricole pour nourrir des citadins toujours plus nombreux, tandis que les surplus étaient exportés vers la métro-pole, surtout le blé, le fromage, le bacon et le jambon qui étaient à la base des habitudes alimentaires britanniques16. En tant que source d’approvisionnement en produits agricoles, le principal lien qui unissait le Canada à la Grande-Bretagne était agraire, comme le rappelèrent les « cadeaux » que le dominion et chaque province firent à la métropole au début des hostilités à l’été 1914.

Le 6 août, le gouvernement canadien offrit un million de sacs de farine à Londres et, le 7 août suivant, le secrétaire d’État aux Colonies exprima la gratitude du peuple britannique pour ce geste17. Par la suite, en septembre, les provinces envoyèrent outre-mer des

14. C’est en juin 1917 que le système de convois fut mis en place pour les traversées de l’Atlantique, système qui sera appliqué à nouveau lors de la bataille de l’Atlantique en 1939-1945.

15. David Dupont, Une brève histoire de l’agriculture au Québec. De la conquête du sol à la mondialisation, Québec, Fides, 2009, p. 39.

16. Joanne Barker Stacey, « Save Today What Our Allies Need Tomorrow » : Food Regulation in Canada during the First World War, Ottawa, Thesis (M.  A.), Carleton University, 2003, p. 36-38.

17. Henry Borden, Robert Laird Borden : His Memoirs, vol. I, Toronto, Macmillan Company, 1938, p. 457. Une fois débarquée en Angleterre, la farine fut vendue 5 shillings le sac et les fonds furent remis au Fonds belge (Robert Craig Brown, Robert Laird Borden. A Biography. Volume II : 1914-1937, Toronto, Macmillan of Canada, 1980, p. 3).

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473Bibliographie

Thèses non publiées

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La question de l’effort de guerre canadienDansereau, Bernard, Le mouvement ouvrier montréalais et la

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Djebabla, Mourad, La confrontation des civils québécois et ontariens à la Première Guerre mondiale, 1914-1918 : les représentations de la guerre au Québec et en Ontario, Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008.

Maroney, Paul, Recruiting the Canadian Expeditionary Force in Ontario, 1914-1918, Montreal, Thesis (M. A.), McGill University, 1991.

Paterson, David William, Loyalty, Ontario and the First World War, Montréal, Thesis (M. A.), McGill University, 1986.

Pinsonneault, Gérard, La propagande de recrutement militaire au Canada : 1914-1917. Essai en histoire des mentalités, Sherbrooke, Mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, 1981.

La question des vivres durant la guerreDawson, Bruce W., « Better Than A Few Squirrels » : The Greater

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