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44 45 « Le pas de quelqu’un révèle s’il marche sur son propre chemin» Friedrich NIETZSCHE Dans le film « le cercle des poètes disparus », quand le professeur KEATING veut mettre en garde ses étudiants contre le confort de l’uniformité et les engager à assumer leur per- sonnalité, il leur demande de … marcher dans la cour. C’est une belle illustration de ce fait que chacun a une façon de marcher qui lui est propre et qui ne ressemble à aucune autre. L’allure du marcheur est le symbole même de sa singularité. On peut même dire que le corps marchant est le sismographe de nos états d’âme. Beaucoup d’éléments y contri- buent, la tenue, la posture, les mouvements des bras, l’inclinaison du corps, le rythme, le regard … Ensemble, ils déterminent un style. Marcher en ville, c’est prendre possession du territoire urbain de la façon la plus concrète et la plus personnelle qui soit, puisque c’est bien à l’échelle du corps que cela s’accomplit. Il me semble pourtant possible d’identifier trois catégories d’attitudes présidant à cette conquête ; je les appelle flâneur, arpenteur et labyrintheur, chacune a ses règles et ses icônes. Le flâneur constitue la catégorie la plus large et la plus populaire ; chacun peut s’y recon- naître, puisqu’elle va du badaud au poète. Elle a pourtant ses exigences, quelques pas distraits ne feront pas de vous un flâneur. Plusieurs conditions doivent être réunies. La première est de se délivrer du statut qui vous est attaché, de sortir de soi, même provi- soirement, pour « construire son propre sol ». L’expression est de Virginia WOOLF qui a fait de cet exercice « au hasard des rues » le fondement d’une immense aventure. « Quit- tant la maison entre quatre et six heures par une belle soirée d’hiver, nous dépouillons 5. Comment donner de la personnalité à sa marche en ville ? le moi que nos amis connaissent et nous assimilons à cette vaste armée républicaine de trimards anonymes, dont la compagnie est si plaisante après la solitude de notre chambre. (…) Quel plus grand plaisir, écrit-elle, peut-il y avoir que de quitter les lignes droites de sa personnalité et de dévier vers ces sentiers qui mènent, à travers ronces et épais troncs d’arbres, vers le cœur de la forêt où vivent ces bêtes sauvages, nos semblables les hommes. »(1) Flâner, c’est d’abord se faire neuf, à l’écoute. C’est ensuite oublier pour être capable de voir à nouveau. Il faut accepter que la ville ne soit plus un lieu familier mais un espace nouveau, qui reste à explorer. Découvrir la ville et se découvrir soi-même participent d’une démarche identique. Pour être disponible aux surprises de la rue, le flâneur doit perdre ses repères, devenir à lui-même son propre centre, et c’est ainsi qu’il crée un lieu. Flâner, c’est manquer de lieu ; en marchant, on accueille en soi des évènements imprévus, et avec eux on reconstruit une réalité, les images s’agencent sans souci de chronologie, on les interprète, on fait appel à des réminiscences, des associations d’idées. Ce qui fait avancer le flâneur, ce sont « les reliques de sens, et parfois leurs déchets, les gestes inversés des grandes ambitions. Des riens ou des presque riens symbolisent et orientent ses pas. Des noms qui ont précisément cessé d’être propres. » (2) L’expérience humaine la plus proche de la flânerie c’est sans doute le rêve. Comme lui, elle s’alimente d’accidents minuscules, comme lui elle interprète la réalité et aide à lire le monde, comme lui elle est généralement vite oubliée et engage à recommencer. Flâner est donc un acte philosophique. Il est, par nature, critique, puisque marcher échappe à toute logique marchande, c’est une activité économiquement et socialement improduc- tive, nous reviendrons sur tout ce que cela implique. Daniel BUREN en a fourni une belle illustration avec « les hommes sandwichs », quand il s’est promené en 1968 autour du musée d’art moderne de Paris en portant des affiches dénuées de tout message : l’artiste est un flâneur qui ne produit rien. Si on ajoute que son rythme doit être lent, c’est un défi supplémentaire. Il faut juste avoir essayé de marcher lentement dans une rue, au sein d’un flot de piétons allant avec vivacité à leurs occupations, pour ressentir à quel point cette attitude dérange. Dans une société où la vitesse et la consommation sont grossièrement privilégiées, cette attitude, gratuite et lente, est à elle seule une provocation. Sur un autre plan, le flâneur est appelé à acquérir la sagesse que Lewis CARROLL recon- naît à son Chat : « Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre pour m’en aller d’ici ? – Cela dépend en grande partie du lieu où vous voulez vous rendre, répondit le Chat. – Je ne me soucie pas trop du lieu, dit Alice. – En ce cas, peu importe quel chemin vous prendrez, déclara le Chat. - … pourvu que j’arrive quelque part, ajouta en matière d’explication Alice. – Oh, dit le Chat, vous pouvez être certaine d’y arriver, pourvu seulement que vous marchiez assez longtemps. » (3) Le flâneur se méfie évidemment des programmes établis, il privilégie le « principe d’aventure » ; comme tout vrai voyageur, sa façon de déambuler est intuitive, elle ne suit aucun itinéraire préconçu, « je tourne ici parce que je sens l’opportunité, la pertinence, la cohérence de tourner ici, d’entrer dans cette rue à cet instant-là.» (4) Les trajectoires du flâneur sont une conjugaison de déter- mination et de hasards, il faut bien cela pour se laisser distraire. Pierre SANSOT, qui a fait l’inventaire approfondi des différents types de promeneurs dans la ville, ceux du petit matin et ceux de la nuit, les enfants et les militaires, les aventuriers et les rentiers, pose

Comment donner de la personnalité à sa marche en ville ?

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Dérives urbaines.

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    Le pas de quelquun rvle sil marche sur son propre chemin

    Friedrich NIETZSCHE

    Dans le film le cercle des potes disparus , quand le professeur KEATING veut mettre en garde ses tudiants contre le confort de luniformit et les engager assumer leur per-sonnalit, il leur demande de marcher dans la cour. Cest une belle illustration de ce fait que chacun a une faon de marcher qui lui est propre et qui ne ressemble aucune autre. Lallure du marcheur est le symbole mme de sa singularit. On peut mme dire que le corps marchant est le sismographe de nos tats dme. Beaucoup dlments y contri-buent, la tenue, la posture, les mouvements des bras, linclinaison du corps, le rythme, le regard Ensemble, ils dterminent un style. Marcher en ville, cest prendre possession du territoire urbain de la faon la plus concrte et la plus personnelle qui soit, puisque cest bien lchelle du corps que cela saccomplit. Il me semble pourtant possible didentifier trois catgories dattitudes prsidant cette conqute ; je les appelle flneur, arpenteur et labyrintheur, chacune a ses rgles et ses icnes.

    Le flneur constitue la catgorie la plus large et la plus populaire ; chacun peut sy recon-natre, puisquelle va du badaud au pote. Elle a pourtant ses exigences, quelques pas distraits ne feront pas de vous un flneur. Plusieurs conditions doivent tre runies. La premire est de se dlivrer du statut qui vous est attach, de sortir de soi, mme provi-soirement, pour construire son propre sol . Lexpression est de Virginia WOOLF qui a fait de cet exercice au hasard des rues le fondement dune immense aventure. Quit-tant la maison entre quatre et six heures par une belle soire dhiver, nous dpouillons

    5. Comment donner de la personnalit sa marche en ville ?

    le moi que nos amis connaissent et nous assimilons cette vaste arme rpublicaine de trimards anonymes, dont la compagnie est si plaisante aprs la solitude de notre chambre. () Quel plus grand plaisir, crit-elle, peut-il y avoir que de quitter les lignes droites de sa personnalit et de dvier vers ces sentiers qui mnent, travers ronces et pais troncs darbres, vers le cur de la fort o vivent ces btes sauvages, nos semblables les hommes. (1) Flner, cest dabord se faire neuf, lcoute. Cest ensuite oublier pour tre capable de voir nouveau. Il faut accepter que la ville ne soit plus un lieu familier mais un espace nouveau, qui reste explorer. Dcouvrir la ville et se dcouvrir soi-mme participent dune dmarche identique. Pour tre disponible aux surprises de la rue, le flneur doit perdre ses repres, devenir lui-mme son propre centre, et cest ainsi quil cre un lieu. Flner, cest manquer de lieu ; en marchant, on accueille en soi des vnements imprvus, et avec eux on reconstruit une ralit, les images sagencent sans souci de chronologie, on les interprte, on fait appel des rminiscences, des associations dides. Ce qui fait avancer le flneur, ce sont les reliques de sens, et parfois leurs dchets, les gestes inverss des grandes ambitions. Des riens ou des presque riens symbolisent et orientent ses pas. Des noms qui ont prcisment cess dtre propres. (2) Lexprience humaine la plus proche de la flnerie cest sans doute le rve. Comme lui, elle salimente daccidents minuscules, comme lui elle interprte la ralit et aide lire le monde, comme lui elle est gnralement vite oublie et engage recommencer.

    Flner est donc un acte philosophique. Il est, par nature, critique, puisque marcher chappe toute logique marchande, cest une activit conomiquement et socialement improduc-tive, nous reviendrons sur tout ce que cela implique. Daniel BUREN en a fourni une belle illustration avec les hommes sandwichs , quand il sest promen en 1968 autour du muse dart moderne de Paris en portant des affiches dnues de tout message : lartiste est un flneur qui ne produit rien. Si on ajoute que son rythme doit tre lent, cest un dfi supplmentaire. Il faut juste avoir essay de marcher lentement dans une rue, au sein dun flot de pitons allant avec vivacit leurs occupations, pour ressentir quel point cette attitude drange. Dans une socit o la vitesse et la consommation sont grossirement privilgies, cette attitude, gratuite et lente, est elle seule une provocation.

    Sur un autre plan, le flneur est appel acqurir la sagesse que Lewis CARROLL recon-nat son Chat : Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre pour men aller dici ? Cela dpend en grande partie du lieu o vous voulez vous rendre, rpondit le Chat. Je ne me soucie pas trop du lieu, dit Alice. En ce cas, peu importe quel chemin vous prendrez, dclara le Chat. - pourvu que jarrive quelque part, ajouta en matire dexplication Alice. Oh, dit le Chat, vous pouvez tre certaine dy arriver, pourvu seulement que vous marchiez assez longtemps. (3) Le flneur se mfie videmment des programmes tablis, il privilgie le principe daventure ; comme tout vrai voyageur, sa faon de dambuler est intuitive, elle ne suit aucun itinraire prconu, je tourne ici parce que je sens lopportunit, la pertinence, la cohrence de tourner ici, dentrer dans cette rue cet instant-l. (4) Les trajectoires du flneur sont une conjugaison de dter-mination et de hasards, il faut bien cela pour se laisser distraire. Pierre SANSOT, qui a fait linventaire approfondi des diffrents types de promeneurs dans la ville, ceux du petit matin et ceux de la nuit, les enfants et les militaires, les aventuriers et les rentiers, pose

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    cette question essentielle pour qualifier lattitude de chacun : une marche doit-elle avoir un terme ou est-elle elle-mme sa propre fin ? ; dans lesprit du flneur, il rpond : il faut bien se perdre avant de rencontrer, comme par surprise, lobjet rvlateur () La ville, en respirant, accomplit des songes de toutes sortes. (5) Et Philippe VASSET, dans sa postface au magnifique London Orbital de Ian SINCLAIR, donne le mme conseil : Ne vous laissez pas imposer un itinraire. La ville se rvle si lon force ses serrures : suivre le trac des rues et des places, respecter les sens interdits et les proprits prives, cest se limiter aux apparences, au dcor, la mise en scne conue par les urbanistes. Mais il ajoute aussitt : Multipliez les cartes. Ne partez jamais laventure : il ne vous arrivera rien. Si, au contraire, vous superposez les plans jusquau vertige, si vous hybridez les rpertoires des rues, les atlas routiers et les plans au 1/120 000, vous augmenterez sensiblement les chances de vous perdre. Sgarer est un art. (6)

    A chacun sa mthode. Le flneur peut laisser son trajet se drouler au gr de figures quasi mathmatiques, comme se dplacerait un cavalier sur un damier dchecs, par exemple, ou en zigzags, droite, puis gauche, puis droite , dans lespoir de figurer une ondulation potique. Ou bien il peut construire des itinraires la PEREC, partir de jeux de mots, de faon ce que les pieds construisent une phrase sans quils le sachent , selon la belle expression de Michel de CERTEAU. Lartiste Norbert RADERMACHER est ainsi all de la Tour Saint Jacques la place Saint Jacques, en passant par la rue Saint Jacques et le fau-bourg Saint Jacques, et en disposant, au fil de ses pas, douze coquilles Saint Jacques sur les murs. Moi-mme, je suis trs attentif aux curieux amalgames obtenus par des croisements de rues parisiennes, lalle Abeille et limpasse Marteau, le square dAjaccio et le boulevard des Invalides, la place de lEcole et la rue de lArbre Sec On peut encore faire comme ce personnage de roman, qui relve au fil de ses lectures le nom des htels cits et parcourt ensuite Paris leur recherche, pour les photographier et faire le point sur les manquants, ceux qui avaient subi les outrages de la modernit ou qui avaient seulement connu la pelleteuse et leffacement, ceux qui avaient chang de nom, ceux qui taient pure invention de lauteur. (7) Ou bien, on peut choisir de partir la poursuite des signes laisss dans la ville par lartiste INVADER : conjuguant les recettes du Street Art et les techniques issues de linformatique, il accroche sur les faades dimmeubles, avec du ciment, des mosaques pixellises figurant des petits robots de couleurs trs vives venus de lespace ; il en a pos plus de mille Paris, dessinant un mystrieux itinraire. A chacun ses jeux, pourvu que la courbe lemporte toujours sur la ligne droite.

    Flner, cest donc apprendre se perdre, et perdre son temps. Arpenter, cest tout le contraire : cest accomplir, envers et contre tout, le parcours quon sest fix, dun lieu un autre, et par le chemin quon a dfini, sans distraction aucune ; souvent, cest aussi mettre lpreuve sa capacit physique raliser le parcours dans le meilleur dlai. A lerrance se substitue la performance. Il est tentant de voir l un signe de la modernit, qui a su impo-ser cette valeur dans tant dautres domaines. Le flneur tait un observateur, larpenteur est plutt un producteur : il sapproprie lespace dans lequel il volue, le met en cause et ladapte sa propre mesure.

    Licne des arpenteurs dans lart contemporain est sans conteste le laboratoire STALKER.

    Cest un groupe informel darchitectes et dintellectuels de diverses spcialits, cr en 1996 et rgulirement renouvel depuis lors, et qui ralise des dambulations collectives aux marges des villes. La focalisation de leur intrt sur ces espaces abandonns, refouls, en friche, est une faon dinterroger le fait urbain partir de ce quil cache, de dbusquer dans ces terrains vagues une autre ralit de la ville. Ainsi, en 1997, la petite bande du Laboratoire a effectu un parcours de quarante kilomtres Paris, partant du centre-ville et allant droit vers la banlieue, croisant lancien chemin de fer intrieur, les boulevards priphriques, les friches de Montreuil, les autoroutes, jusquaux abords de Roissy, sui-vant une ligne aussi droite que possible malgr les obstacles dresss par lamnagement urbain. Dans un tel projet, il nest pas question de guetter la rencontre fortuite, laccident significatif ; ce qui compte, cest lapprhension directe, physique, de ces espaces inter-mdiaires, qui ouvre lesprit une nouvelle comprhension du contexte urbain. Mais les conclusions quen tirent les marcheurs, ils ne les divulguent pas ; arpenter est une exp-rience personnelle. Dailleurs, la trace conserve de ces drives dun nouveau genre prend la forme dune carte, mais une carte illisible, ininterprtable. Dans le planisfero Roma , labor aprs une promenade autour de Rome, la ville est rpertorie en jaune, les terrains vagues en bleu, le parcours est reprsent par une ligne blanche, mais il est impossible de sorienter partir de cette carte, elle noffre aucun repre exploitable, elle nest quune mtaphore de tous les parcours semblables que chacun peut inventer. Ces dambulations nont finalement pas dautre fin que la marche elle-mme, et les sentiments mls quelle est capable de susciter en chacun de nous. A la ville portraiture soppose radicalement le territoire expriment. (8)

    Autres artistes arpenteurs, anims par le mme esprit, Laurent MALONE et Dennis ADAMS ont entrepris le 5 Aot 1997 une marche New York, entre le centre de Manhat-tan et laroport JF Kennedy. Ils marchaient cte cte et, quand lun dcidait de prendre une photo, lautre photographiait la direction diamtralement oppose. Leur trajet a dur 11 heures 30 et ils ont rapport 243 paires de photos, dont on peut bien imaginer que lintrt esthtique est variable. Car, bien entendu, lambition de lentreprise est ailleurs : lobjet cest dchapper aux parcours baliss par la cartographie officielle pour privilgier, avec dinfinies difficults, la ligne droite, le chemin rectiligne, et dacqurir par ce biais une vision nouvelle et personnelle du tissu urbain. La photo, dans cette entreprise, ne compose pas un tableau, elle est seulement un prolongement du regard qui offre une trace mat-rielle du puzzle que lesprit du marcheur recompose. Vito ACCONCI avait ouvert la voie en ralisant Blinks en 1969 : il marchait tout droit, les yeux grand ouverts, et, chaque fois que lil clignait nanmoins, il prenait une photo.

    A travers toutes ces initiatives saffirme la volont de redonner au corps sa primaut sur lart. Il y avait dans la flnerie un abandon, une disponibilit reconquise : le marcheur lais-sait le monde entrer en lui et son esprit devenait un tendre rceptacle, ouvert la mlan-colie et lintrospection. Larpenteur en revanche promeut leffort, il est concentr, tendu vers son but, un but unique. Francis ALYS en a donn une illustration pleine dhumour lors de la biennale de Venise de 1999 en ralisant une uvre quil a intitule Duett : lartiste et Honor dO sont arrivs sparment dans la ville, chacun portant la moiti dun tuba hlicodal, cet instrument de musique tellement norme quil semble une caricature ;

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    ils ont parcouru les rues de Venise jusquau moment o ils se sont croiss, deux jours plus tard ; ils ont alors reconstitu linstrument, produit un seul son et se sont quitts. (9) Pour lartiste, le hasard de la rencontre ntait pas lobjet de la marche, il en marquait seulement lachvement, ce qui importait vraiment ctait la dambulation elle-mme. Arpenter est une fin en soi.

    Considrez galement ces photographes obsessionnels qui ont fait de la rue de leur ville, inlassablement parcourue, un terrain de recherche, et dont la production na jamais puis la qute. Ils sont nombreux rpondre cette dfinition, lexemple de Miroslav TICHY me touche particulirement. Il est n en Moravie en 1926, a tudi lAcadmie des Arts de Prague et il est devenu, dans les annes 1950, un artiste davant-garde reconnu et admir. Ce ntait pas un statut sans risque dans la Tchcoslovaquie de cette poque, et les auto-rits lont poursuivi sans relche. Les sjours en prison alternaient avec les hospitalisa-tions psychiatriques, sans entamer sa rsistance. Par son allure nglige, son mode de vie nonchalant, il incarnait loppos de lhomme socialiste idal. En 1972 il est vacu de son atelier. Il devient soudain un exil de lintrieur , selon sa propre dfinition, et un observateur des marges de la socit. Il abandonne alors la peinture pour la photogra-phie, qui lui permet de capturer le peu de ralit laquelle il peut encore croire. Il cre lui-mme ses appareils photos partir de cartons et plastiques, prenant le contrepied de lidologie du progrs qui baigne cette poque. Les lentilles sont faites de verres lunettes et de morceaux de plexiglas, polis avec de la pte dentifrice mlange de la cendre de cigarettes. Les rues de son village constituent sa seule source dinspiration et son unique lieu de cration. Chaque jour il arpente la ville. Il a ses endroits prfrs, une station de bus, la place ct de lglise, le parc en face de lcole secondaire, prs de la piscine o il na pas le droit dentrer. Il va de lun lautre, il prend une centaine de photographies par jour, presquexclusivement de femmes quil aborde comme un voyeur, en dgainant lappareil cach sous son pull et en prenant les clichs de faon purement instinctive, sans regarder dans le viseur. Toutes ses photos sont floues, sur ou sous-exposes. Il les dve-loppe dans sa cuisine avec un agrandisseur artisanal, manie avec ses doigts le papier qui en conserve lempreinte, utilise des ngatifs dchirs ou tchs ou couverts de poussire. Les visages ou les silhouettes mergent sur le papier comme par miracle, leur beaut ne vient pas delles mais de limperfection potique qui les entoure. Elles semblent issues dun rve et, de fait, elles composent un monde rotis et fantasmatique, qui se substitue sans mal celui o lartiste est contraint de vivre. Mais, au-del de la beaut impressionniste de ces images, tonnamment issues dun enchanement doutils hasardeux, ce qui sduit le plus sans doute rside dans cette dmarche obnubile par le procd, et finalement sans intrt profond pour le produit fini. Tout est juste un hasard , dit-il. Il parcourt sans rpit les rues autour de lui, et son travail lui permet de transformer la ralit, qui clate sous ses yeux mais dont il ne se satisfait pas. Alors il recommence, la marche est sa consolation, son illusion, sa raison dtre. Grce elle, il capte la vie et la rgurgite diffrente. Il est un arpenteur sans concession. (10)

    Aux Parisiens que la vocation darpenteurs dmange, plusieurs opportunits sont offertes. Dabord, lartiste Jan DIBBETS a ralis en 1994 un Hommage Arago qui est une chance pour tout marcheur. Plutt que de construire une statue en lhonneur du grand

    homme, il a dispos 122 mdaillons de bronze (dune dimension de 15 cm sur 15) entre la porte Montmartre et le parc Montsouris, sur une ligne droite virtuelle cense recouper litinraire du Mridien. Cest en effet ce trac tout fait arbitraire quavaient choisi les astronomes en 1667 pour servir de repre leurs observations, et le point de dpart de ce trac tait le lieu o est maintenant bti lObservatoire de Paris, dont Arago a t le Direc-teur. La recherche de tous ces mdaillons cre ainsi un lien troit entre le cheminement du piton et celui de la mmoire, elle donne larpenteur une occasion unique de recons-tituer avec imagination un itinraire lui-mme imaginaire, et quasi rectiligne. Une autre initiative utile aux marcheurs parisiens a t mise en uvre par Jean-Paul JUNGMANN pour une exposition prsente au Muse dArt Moderne de la ville de Paris en 1982 : dans le Guide de Paris de lIvre de Pierres , il propose deux itinraires travers Paris, condui-sant de La Villette Chaillot, lun sur le thme des eaux, lautre sur celui des immondices ; loriginalit de ces deux parcours est quils sarticulent autour de monuments disparus et empruntent des trajets que les grands travaux dHaussmann ont rendu aujourdhui im-possibles ; au marcheur lui-mme dimaginer la voie praticable la plus directe et la plus proche de loriginale. Arpenter est une aventure personnelle !

    Avec le labyrintheur (11) apparat une attitude dlibrment tragique : elle fait de la marche non pas un loisir ou une recherche, mais une sorte dexigence vitale ; cette marche-l saccompagne dune perte de repres, elle cre un garement profond, recherch ou subit, accept ou reni. Les situationnistes taient familiers du labyrinthe. On a dj cit un livre de Michle BERNSTEIN, la compagne de Guy Debord dans les annes fondatrices du mouvement ; son second livre, paru en 1961, sintitule La nuit et raconte une longue drive, couvrant toute la nuit du 22 Avril 1957, mene par Gilles (le double de Debord) et par une jeune Carole, qui deviendra son amante au petit matin. Leur parcours au cur du Quartier Latin, que lauteur dcrit comme une fort mystrieuse, est detaill rue par rue, et leurs penses, leurs confidences, leurs baisers, sont saisis avec prcision tout au long de ce parcours. Elle dit Jaimerais tre dans un labyrinthe avec toi , et il rpond Mais nous y sommes. Limage du labyrinthe confre au Quartier Latin le caractre dun lieu autonome par rapport au reste de la ville, un lieu plein de charmes et de dangers quon ne pntre pas sans risques et auquel on nchappe pas sans effort ; le labyrinthe tmoigne aussi que cette promenade est une sorte dinitiation, un rite, une preuve, dont la jeune fille sortira bien entendu transforme, dcide rompre avec son pass et ouverte lamour que Gilles lui fera dcouvrir. (12) Voici poses toutes les caractristiques que le piton labyrintheur est appel revtir et dont la littrature offre de multiples illustra-tions. Jen retiens trois parmi elles.

    Paul AUSTER a rig lerrance dans les rues de New York comme une exprience spiri-tuelle. Quinn, le personnage de Cit de verre , est sujet de profondes crises de dses-poir et ses dambulations dans la ville laident se soustraire lui-mme : New York tait un espace inpuisable, un labyrinthe de pas infinis, et, aussi loin quil allt et quelle que ft la connaissance quil et de ses quartiers et de ses rues, elle lui donnait toujours la sensation quil stait perdu. Perdu non seulement dans la cit mais tout autant en lui-mme. Chaque fois quil sortait marcher, il avait limpression de se quitter lui-mme, et, en sabandonnant au mouvement des rues, en se rduisant ntre quun il qui voit, il pou-

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    vait chapper lobligation de penser, ce qui, plus que toute autre chose, lui apportait une part de paix, un vide intrieur salutaire. Se perdre pour svader, marcher pour soublier, labyrinther pour tenter de ne plus se retrouver. Le mouvement tait lessence des choses, lacte de placer un pied devant lautre et de se permettre de suivre la drive de son propre corps. En errant sans but, il rendait tous les lieux gaux, et il ne lui importait plus dtre ici ou l. Ses promenades les plus russies taient celles o il pouvait sentir quil ntait nulle part. (13) Quand Quinn va se voir confier une mission, ce sera celle de surveiller un autre homme, qui lui-mme erre de faon trange dans la ville, pas trs lents et selon des itinraires complexes, qui se rvleront composer les mots The Tower of Babel . Le livre est ainsi un enchevtrement de parcours labyrinthiques dont la dimension mtaphysique est clairement revendique ; le marcheur des villes, lui, en retient deux leons essentielles : marcher est un moyen de soublier, et aucun itinraire nest plus providentiel que celui que vous navez pas choisi.

    Georges PEREC, immense piton sil en ft, a aussi mis en scne un personnage qui par-court incessamment la ville pour ne pas devenir fou ; quand il cessera de marcher, il res-tera au lit dans sa mansarde, indiffrent au monde, il sera lhomme qui dort , terrible mtaphore de la vieillesse. Pour tenter de conserver ses repres, PEREC le fait procder des inventaires exhaustifs de lieux : Tu tranes. Tu imagines un classement des rues, des quartiers, des immeubles : les quartiers fous, les quartiers morts, les rues-march, les rues-dortoir, les rues-cimetire, les faades peles, les faades ronges, les faades rouil-les, les faades masques. Ou encore : Tu inventes des priples compliqus, hrisss dinterdits qui tobligent des dtours. Tu vas voir les monuments. Tu dnombres les glises, les statues questres, les pissotires, les restaurants russes. (14) Rien dans ces priples qui puisse relever du plaisir, de la lgret, juste la qute dun ailleurs, dun hors de soi, que lon puisse nanmoins nommer et reconnatre, un endroit o soublier, peut-tre se perdre.

    Explicites galement les motivations du hros de Vitaliano TREVISAN dans son livre les quinze mille pas . (15) En sous-titre, il est indiqu non pas roman mais compte-rendu , celui des penses qui assaillent lauteur alors quil se rend pied chez le notaire dune petite ville de Vntie pour y traiter de douloureuses affaires. Lenjeu de la marche, pour lui, nest rien dautre que dchapper la mort : La pense du suicide, je dois toujours avoir un pas davance sur elle. Toujours au moins un pas davance, sinon je suis cuit. Je nai chapp lide du suicide et en dfinitive au suicide consomm que grce cette marche continuelle, quen me dplaant continuellement le long des parcours les plus disparates, ni tout droit, ni en cercles concentriques, ni en spirale, juste une errance continuelle, un pitinement continuel La marche du labyrintheur na pas de but, elle est avant tout un exorcisme. Dans lillusoire tentative de lui donner un sens, lhomme compte ses pas et les note dans un petit carnet ; il remarque que le nombre des pas laller puis au retour na jamais concord, sauf occasionnellement pour des dplacements infrieurs trois cents pas ; mais sur le parcours menant ltude du notaire, la concordance a parfaitement fonctionn et pour un nombre de quinze mille pas. La mathmatique a bon dos, elle est appele la rescousse pour reprsenter le monde comme mesurable. Mais en loccurrence, la justesse comptable contenue dans ce priple marque un dnouement, une libration.

    Le livre sera consacr rechercher de quelle libration il peut sagir. Il va le faire selon la forme mme que prennent les penses de lhomme qui marche, cest--dire des souvenirs ressasss, une mme rflexion rpte chaque fois en termes lgrement diffrents, des suggestions non approfondies Dans ces marches labyrinthiques, quimporte litinraire, quimporte le rythme, compte avant tout ce qui occupe la tte, cette pense qui refuse de se taire et au bout de laquelle se trouvent la condamnation ou la rdemption, parfois les deux ensemble.

    Il y a, dans lattitude du labyrintheur, une exprience de dambulation hasardeuse que les artistes plasticiens ont parfois su mettre en valeur. Andr CADERE, dans les annes 1970, en avait fait un fondement de son uvre. Il se dplaait en portant avec lui un grand bton, constitu danneaux de diffrentes couleurs. Parfois, il allait dans des muses ou des galeries et abandonnait son bton dans un coin ; la seule prsence de cet objet sym-bolique tait son uvre, la fois parasitage des lieux et auto-proclamation de son statut dartiste. Ou bien, quand il exposait lui-mme, il demandait ses visiteurs quel endroit de la ville ils souhaiteraient voir son bton, et il sy rendait ; le dplacement, selon des itinraires qui ne lui appartenaient pas, faisait son uvre. Quel quen ft lusage, le bton de lartiste avait progressivement acquis une forte puissance dvocation, il tait comme un repre bienvenu dans un territoire labyrinthique incomprhensible, peut-tre hostile. La marche tait pour CADERE le symbole mme de la libert. Elle avait un rle central dans sa stratgie dartiste : nappartenir rien ni personne, tre l o on ne lattend pas, toujours surprendre, attitudes dautant plus significatives quelles manaient de quelquun venu de cette Europe de lEst alors sous dictature. CADERE est mort trop tt pour quon puisse savoir si la marche aurait puis tout son talent, ou si lattendaient dautres modes dexploration du monde, la mort la fig dans un style.

    Stanley BROUWN est un artiste trs discret, qui pousse lanonymat jusqu ne pas paratre ses propres expositions. La marche, loge du mouvement le plus banal, est au centre de son uvre, au point quil avait un jour dclar que toutes les boutiques de chaussures dAmsterdam taient ses galeries. En 1960, il a ralis une srie intitule This Way Brouwn : dans les rues dAmsterdam, il demandait son chemin des passants et leur enjoignait desquisser litinraire sur un croquis, o il apposait ensuite son tampon pour lriger en uvre. (16) En loccurrence, luvre est la fois dans le dplacement lui-mme et dans le lien social suscit par ces changes avec des inconnus. Ces croquis grossiers composent un labyrinthe urbain o lartiste dploie son activit, et celle-ci est autant physique que men-tale. Cest dans le prolongement de cette aventure quil entreprendra ensuite un comptage extrmement prcis de ses pas et tablira des sries de mesures entre son corps et le terri-toire au sein duquel il volue. Par exemple, dans trois casiers mtalliques, il entrepose des fiches dont chacune porte la mention 1 mm , et qui, en sadditionnant, totalisent dans chaque casier la longueur exacte dun de ses propres pas ; il intitule luvre Trois pas = 2587 mm , un constat purement mathmatique, qui ne dit rien dautre, et notamment rien des dplacements effectus, mais qui tmoigne dun rapport direct tabli entre lexp-rience de lhomme et lespace, ce qui est peut-tre une dfinition possible de lart.

    Une autre attitude de labyrintheur dont les artistes ont fait grand usage est dadopter des

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    itinraires compltement alatoires. Par exemple Vito ACCONCI, pendant 23 jours en 1969, a suivi au hasard des personnes dans les rues de New York jusqu ce quil ne puisse plus pntrer dans le lieu priv o elles se rendaient ; il a not leurs faits et gestes, pris des photos et rdig un rapport (luvre sappelle Following Pieces ). Francis ALYS a rpt plusieurs reprises, Mexico, Londres, Istanbul, le scnario du Doppelgnger (le sosie), consistant rechercher, parmi les passants de la ville o il venait darriver, un piton qui lui ressemblait vaguement et le suivre. Ou encore Sophie CALLE : aprs avoir rencontr un homme dans une fte Paris, elle la suivi son insu jusqu Venise, en le photographiant comme le ferait un dtective ( Suite Vnitienne ). Les sources diti-nraires alatoires semblent inpuisables, comme le sont les obsessions que ces marches animent.

    1. Virginia WOOLF Au hasard des rues. Une aventure londonienne , dition La Mort de la Phalne, 1927

    2. Michel de CERTEAU Linvention du quotidien , Gallimard 1990

    3. Lewis CARROLL Les aventures dAlice au pays des merveilles

    4. Antonin POTOSKI Cits en abme , Gallimard 2011

    5. Pierre SANSOT Potique de la ville , Armand Colin 1996

    6. Ian SINCLAIR London Orbital , Ed Inculte 2010. Ce gros et beau livre est le rcit de lexploration mthodique de lautoroute M25 ceinturant le Grand Londres, dont lauteur a parcouru pied tout le trac, sous le double parrainage de DEBORD (la drive psychogographique) et de PEREC (tentative dpuisement dun lieu).

    7. Michle LESBRE Sur le sable , Sabine Wespeiser diteur 2009

    8. Dominique BAQUE Histoires dailleurs. Artistes et penseurs de litinrance , Editions du Regard 2006

    9. Un autre rendez-vous clbre parmi les artistes marcheurs est celui de Marina ABRAMOVIC et de son ami ULAY sur la grande muraille de Chine. Leur projet tait de partit chacun un bout de la muraille, de marcher lun vers lautre et de se marier lendroit o ils se retrouveraient. Le temps dobtenir les autorisations ncessaires, leur relation sentimentale stait modifie. En 1988, ils ont donc parcouru chacun environ 2 000 kilomtre s pied pendant prs de trois mois, ils se sont embrasss quand ils se sont enfin croiss, et se sont quitts pour toujours

    10. Voir Roman BUXBAUM Miroslav Tichy , ed Fondation Tichy Ocan, 2006

    11. Le terme de labyrintheur semble avoir t invent par Jacques ATTALI, dans Chemins de sagesse ; il lemploie comme une mtaphore pour un monde moderne devenu tellement complexe que la russite dun parcours ou dune dmarche dpend plus du hasard des choix que du travail effectivement fourni

    12. Jean-Marie APOSTOLIDES Les tombeaux de Guy Debord , Exils Editeurs 1999

    13. Paul AUSTER Cit de verre , Actes Sud 1987

    14. Georges PEREC Lhomme qui dort , Denoel 1967

    15. Vitaliano TREVISAN Les quinze mille pas , Verdier 2006

    16. Yumi JANAIRO ROTH a ralis une exprience assez semblable : il sest fait dessiner dans la main, par des habitants de la ville de Pilsen, des plans pour aller dun endroit un autre dans la ville ; puis il a photographi sa main, en a fait des tirages grand format, et il est reparti dans la ville en montrant ces photos dautres passants pour quils laident leur tour trouver son chemin