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lllli1!lllll A G R 0 A L I M E N TAI R EI La vie secrete des fromages f s'e Com:ment issent texture et saveurs 'ar Patrick Fox* et Yolande No~! *~ Que le fromage soit a base de lait cru ou de lait pasteurisS, les producteurs sont en quSte des microorganismes les mieux ~ mSme de fournir go£ct et ar6mes. Department of Food Chemistry, University College, Cork, Ireland. Fax : (353) 21 270001. [email protected] ** Inra, Laboratoire de technologie et analyses laiti~res, BP 89, 39801 Poli- gny Cedex. Fax : (33) 3 84 37 37 81. noel@poligny, inra.fr (1) JC Monnet (1996) Caractdrisa- tion fonctionnelle d'unites cartogra- phiques prairiales dans le Massif du Jura. Application la d~finition des terroirs du Comte. These de Doctorat d'tetat, universite de Franche-Comt~, Be- san~on, 260 p. < z 8 @ ~ premiere vue, qualite fromage est avant tout la d'un li~e ~ son ar6me et ~i son gofit, caract~ristiques re- groupdes sous le terme de ,, flaveur ,, (de l'anglais fla- vour). Mais sa texture, d~finie par un ensemble de pro- pridt~s (fermetd, friabilitY, cohdsion, fondant, filant, aptitude au ddcoupage, etc), et son apparence (couleur, yeux et lainures, prdsence ou absence de moisissures) sont tout aussi importantes : le plus souvent, le consommateur refuse d'acheter un fromage manquant de fraicheur appa- rente. Les producteurs, en liaison avec les scientifiques, tentent donc de dSvelopper des re&bodes standardis&s permettant de maitriser ces caract~ristiques, en particulier la flaveur et la texture (voirencadtis p 22 etp 23). Ces d~- veloppements se fondent sur une connaissance approfon- die des param~tres physico-chimiques et biologiques mis en jeu au cours de l'dlaboration d'un fromage, que nous al- Ions examiner ici. Le lait, par lui-m~me, en raison de ses propri~tds (composition chimique, rapport entre mati~re grasse et protdines, contenu microbiologique, etc), influe beau- coup sur la gen~se des caract~ristiques sensorielles d'un fromage. Ainsi, pour un m~me fromage, un Cheddar ou 20 BIOFUTUR 177 • Avri11998 un Camembert par exemple, les vari&ds au lait cru acqui~rent une flaveur plus intense que les fromages base de lait pasteurisd. La diffdrence est due, essentielle- ment, aux bactdries indig~nes du lair cru qui sont, en grande partie, di}truites par la pasteurisation, mais dgale- ment fi des modifications physico-chimiques du lait. De mSme, les laits de chi~vre contiennent certains acides gras chaine moyenne, qui, libdrds apr~s lipolyse, donnent l'ar6me typique des fromages de ch~vre. Pour un froma- ge donnd, on peut m~me identifier des , crus,,, comme en viticulture. C'est le cas dans la zone de fabrication du Comtd, dont les qualit~s sensorielles sont clairement li~es aux caractt~ristiques du milieu naturel (climat, type de roche et de sol, veg&ation) (1). Le mot ~,terroir ~, est d'ailleurs utilisd en France pour d&rire l'impact des pra- tiques agronomiques et agricoles, variables selon les r8gions, sur les propridt~s et la qualit~ du lair et donc des fromages, bien que ces effets soient encore difficiles quantifier scientifiquement (voir Particle p 16). Outre les qualit& intrinseques de la mati~re premi~- re, c'est bien stir la fabrication du fromage qui d&ermi- ne ensuite ses qualit~s sensorielles. Tousles fromages sont dlabords selon le m~me processus, qui consiste essentiellement fi 81iminer.... de l'eau ! (volt le schdma p 18-19). I1 faut d'abord crier une matrice prot~ique grfi.ce a la coagulation du lair par la prSsure. Puis la deshydratation du coagulum rdsultant (ou caill~) conduit au fromage ,, jeune ,,. Parall~lement fi cet - ~gouttage ,,, le cailld est acidifid. Enfin, pendant l'affinage (ou matura- tion), la pfite s'assouplit tandis que se d~veloppent ar6mes et saveurs.

Comment s'épanouissent texture et saveurs

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l l l l i 1 ! l l l l l A G R 0 A L I M E N TAI R E I La vie secrete des fromages

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s'e Com:ment

issent texture et saveurs

'ar Patrick Fox* et Yolande No~! *~

Que le fromage soit a base de lait cru ou de lait pasteurisS, les producteurs sont en quSte des microorganismes les mieux ~ mSme de fournir go£ct et ar6mes.

Department of Food Chemistry, University College, Cork, Ireland. Fax : (353) 21 270001. [email protected] ** Inra, Laboratoire de technologie et analyses laiti~res, BP 89, 39801 Poli- gny Cedex. Fax : (33) 3 84 37 37 81. noel@poligny, inra.fr

(1) JC Monnet (1996) Caractdrisa- tion fonctionnelle d'unites cartogra- phiques prairiales dans le Massif du Jura. Application la d~finition des terroirs du Comte. These de Doctorat d'tetat, universite de Franche-Comt~, Be- san~on, 260 p.

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z 8 @

~ premiere vue, qualite fromage est avant tout la d 'un li~e ~ son ar6me et ~i son gofit, caract~ristiques re-

groupdes sous le terme de ,, flaveur ,, (de l 'anglais fla- vour). Mais sa texture, d~finie par un ensemble de pro- pridt~s (fermetd, friabilitY, cohdsion, fondant , filant, aptitude au ddcoupage, etc), et son apparence (couleur, yeux et lainures, prdsence ou absence de moisissures) sont tout aussi importantes : le plus souvent, le consommateur refuse d'acheter un fromage manquant de fraicheur appa- rente. Les producteurs, en liaison avec les scientifiques, tentent donc de dSvelopper des re&bodes standardis&s permettant de maitriser ces caract~ristiques, en particulier la flaveur et la texture (voirencadtis p 22 etp 23). Ces d~- veloppements se fondent sur une connaissance approfon- die des param~tres physico-chimiques et biologiques mis en jeu au cours de l'dlaboration d'un fromage, que nous al- Ions examiner ici.

Le lait, par lui-m~me, en raison de ses propri~tds (composition chimique, rapport entre mati~re grasse et protdines, contenu microbiologique, etc), influe beau- coup sur la gen~se des caract~ristiques sensorielles d 'un fromage. Ainsi, pour un m~me fromage, un Cheddar ou

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un Camembert par exemple, les vari&ds au lait cru acqui~rent une flaveur plus intense que les fromages base de lait pasteurisd. La diffdrence est due, essentielle- ment, aux bactdries indig~nes du lair cru qui sont, en grande partie, di}truites par la pasteurisation, mais dgale- ment fi des modifications physico-chimiques du lait. De mSme, les laits de chi~vre contiennent certains acides gras

chaine moyenne, qui, libdrds apr~s lipolyse, donnent l 'ar6me typique des fromages de ch~vre. Pour un froma- ge donnd, on peut m~me identifier des , crus,,, comme en viticulture. C'est le cas dans la zone de fabrication du Comtd, dont les qualit~s sensorielles sont clairement li~es aux caractt~ristiques du milieu naturel (climat, type de roche et de sol, veg&ation) (1). Le mot ~, terroir ~, est d'ailleurs utilisd en France pour d&rire l ' impact des pra- tiques agronomiques et agricoles, variables selon les r8gions, sur les propridt~s et la qualit~ du lair et donc des fromages, bien que ces effets soient encore difficiles quantifier scientifiquement (voir Particle p 16).

Outre les qualit& intrinseques de la mati~re premi~- re, c'est bien stir la fabrication du fromage qui d&ermi- ne ensuite ses qualit~s sensorielles. Tous les fromages sont dlabords selon le m~me processus, qui consiste essentiellement fi 81iminer .... de l'eau ! (volt le schdma p 18-19). I1 faut d 'abord crier une matrice prot~ique grfi.ce a la coagulation du lair par la prSsure. Puis la deshydratation du coagulum rdsultant (ou caill~) conduit au fromage ,, jeune ,,. Parall~lement fi cet - ~gouttage ,,, le cailld est acidifid. Enfin, pendant l'affinage (ou matura- tion), la pfite s'assouplit tandis que se d~veloppent ar6mes et saveurs.

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L'empr~surage du lait est le point de d6part de I'~laboration des fromages.

Les caract~res de ces quatre aspects de la fabrication - coagulat ion, 8gouttage, acidification, affinage - , variables selon le type de fromage, expliquent clue diverses textures et flaveurs puissent se d6velopper fi par- tir d 'un m6me materiau, le lait, et &re la source d'une extraordinaire varidt8 de fromages. Reprenons-les dans le ddtail.

> De la proteolyse primaire ~ I'affinage

Le mdcanisme de la coagulation du lait par la presure, commun fi la majorit~ ces fromages, se fa i th la suite de l 'hydrolyse de la cas~ine kappa (2) par les protdases de la pr6sure, et notamment par la chymosine.

Traditionnellement, la chymosine extraite des esto- mats de veaux, agneaux et chevreaux &ait la principale protdase des pr&ures, mais l 'approvisionnement a ~t~ insuffisant pendant de nombreuses ann&s. Depuis quelques ann&s, la chymosine produite par des microor- ganismes g6n6tiquement modifi6s est de plus en plus uti- lisde dans le monde mais pas en France, off elle reste interdite.

Les phases d'6gouttage et d'acidification du caill6, g6n6ralement concomitantes, sont essentielles fi la prepa- ration r~ussie d 'un fromage. L'dgouttage est provoqu~ par [e jeu de combinaisons vari&s de d&oupage, broya- ge, chauffage, salage, brassage et pressage du coagulum (voir l'encadr~ p 17). Une production ad6quate d'acide par des bactdries lactiques s6lectionndes, qui transfor- ment le lactose en acide lactique, favorise l '6gouttage et

limite la croissance et la survie des microorganismes sus- ceptibles d 'al t&er le fromage ou d'&re pathog6nes. Elle r6gule ~galement la mm6ralisation, et contribue ainsi aux propridt8s de texture du fromage avant m~me son affi- nage. Les fromages & pfite ferme, moins acides, sont ainsi plus mindralis~s !

Traditionnellement, les bactdries tactiques indig~nes, contenues dans le lait, &aient responsables de la fermen- tation du lactose en acide lactique. Bien qu'encore utilis6e pour quelques rares fromages artisanaux ix base de lait cru, cette pratique est peu liable, car elle d@end trop des variations de la microflore indigene. Elle a 6te largement remplacde par l'utilisation de -levains,, comprenant des souches de bact6ries lactiques (volt Particle p 16) s61ec- tionndes pour produire de l'acide fi des vitesses pr6visibles. Le savoir-faire des producteurs de fromages ~, tradition- nels ~, tels que le Parmigiano-Reggiano (Italie), le Comt~ (France) ou l 'Emmental (Suisse), permet l'utilisation de levains ,, sauvages,, dans des conditions maitris&s en compl~ment ou non de levains s61ectionn6s. Les proc6dds industriels utilisent, eux, un plus petit nombre de levains. C'est le cas pour la production du Cheddar, qui est r~ali- s6e dans de vastes usines m~canis~es aux Etats-Unis, en Nouvelle-Z~lande, en Australie et en Irlande.

Pendant toute la dur~e de l 'affmage, les prot~ines sont soumises fi une intense activit6 enzymatique. La ~ prot~olyse primaire ~,, qui correspond au ~ d~coupage ,, des cas~ines en gros peptides, est essentiellement li~e l 'action de la chymosine, qui continue son action, et celle de la plasmine, la principale prot6ase native du lait. Q 0 0

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(2) PF Fox et F McSweeney (1996) Food Rev Int 12, 457-509.

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l U l l i H l l AG R OA L, M E, N °F,A La vie secrete des fromages

Une activit6 excessive de la pr6sure peut g6n6rer des petits peptides hydrophobes fi l'origine d'un gofit amer. Par ailleurs, les changements de texture qui se produisent pendant l'affinage d6pendent aussi du proc~d6 de fabri- cation : pour l'61aboration des fromages fi pfite pres- s6e cuite (Emmental, Beaufort, Comt6 .... ), la cuisson

(Saint Nectaire,...) s'explique, en partie, parce que la chymosine, encore largement active, d6grade pr~f~ren- tiellement la cas~ine as1, consid6r6e comme une prot~ine structurante pour le fromage.

> Sur la piste des enzymes d'affinage

La s~lection des levains et le savoir-faire qui lui est asso- ci6 sont d'autant plus importants qu'ils jouent ~galement un r61e essentiel dans le d~veloppement des propri&~s olfacto-gustatives lors de l'affinage. En effet, le fromage jeune, r~sultant de l'6gouttage et de l'acidification, est constitu~ de ,, briques ,,, que sont les cas~ines et la matin- re grasse, dont l'assemblage est modifi~ sous l'action des prot~ases et des lipases du lair et des microorganismes, et grfice ~galement aux interactions entre prot6ines, matin- re grasse, min~raux et eau. Les syst~mes enzymatiques des microorganismes provoquent en effet la formation de petits peptides, d'acides amin6s (prot~olyse secondai- re) et d'acides gras qui contribuent h la flaveur de base d'un fromage. Acides amines libres et acides gras sont ~galement des pr6curseurs de compos6s volatils d'ar6mes.

La ma~trise de ces phases de fabrication ne suffit pas toujours au succ~s d'un fromage. Des recherches visant fi am~liorer tes proc6d6s sont n6cessaires. Aujourd'hui, des souches de levains sont s~lectionn6es pour leur r6sistan- ce aux bact6riophages, virus responsables d'une r6duc- tion de l'activit~ des bact6ries lactiques. L'attention s'est surtout focalis~e sur les enzymes sp6cifiques des levains qui interviennent pendant l'affinage. Leur importance relative n'est pas encore connue avec certitude, bien que les travaux dans ce domaine progressent. Lorsque les enzymes cl~s auront ~'t~ identifi~es, les techniques de bio- logie mol6culaire permettront d¥1aborer des levains sup6rieurs, fabriqu6s sur mesure. Un int6r~t scientifique consid6rable s'attache aussi aux propri6t6s ,,autoly- t iques, des bact6ries lactiques, c'est-fi-dire leur capacit6 fi se d6truire en lib6rant leur contenu dans la pate du fromage. En effet, la plupart des peptidases de Lactococcus et Lactobacillus, qui assurent la formation

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de petits peptides et d'acides amin& libres, sont intracel- lulaires ; l 'aptitude des cellules des levains fi mourir et se lyser rapidement est donc une caract6ristique tr& importante pour l'61aboration des fromages; que l 'on commence fi savoir manipuler par g~nie g6n&ique (voir Particle p 24).

Un autre aspect important du d6veloppement de la flaveur est le catabolisme des acides amin& auquel contribuent de mani~re importante les enzymes d6riv&s des levains : d6saminases, transaminases, d&arboxylases et diverses lyases. La recherche visant ~ 61ucider les liens entre activit6s enzymatiques, production d'acides ami- n6s, transformations chimiques associ&s et flaveur est en plein d&eloppement (3).

> Intensif ier la l laveur des fromages industriels

La qu&e d'une flore microbienne apte fi se d6velopper fi l 'int6rieur du fromage est une autre tendance des travaux actuels sur la texture et la flaveur. Uint~rieur d 'un fro- mage est en effet un milieu assez hostile : son pHes t bas, il comprend peu d'oxyg~ne, manque de sucres fermen- tescibles et sa teneur en sel peut &re relativement 6lev&. Aussi, peu de bact~ries peuvent s'y d&elopper, ou m~me y survivre, et, dans certains cas, les bact~ries des levains meurent assez vite apr6s la fin de la fabrication.

Au contraire, certaines bact~ries lactiques , ,non levains ,~ (NSLAB, Non Starter Lactic Acid Bacteria), en particulier les esp&es de Lactobacillus dites m6sophiles, croissent fi partir de hombres tr& faibles jusqu'fi domi-

une microflore ,, secondaire ,, qui produit de nombreux ar6mes. De gauche & droite, en microscopie ~lectronique : des levures, des coryn6bact(~- ries, des moisissures du genre Geot r i chum, et des coryn~- bactdries associ6es ~t des f i laments myc(~liens du genre Penic i l l ium.

ner la microflore du levain (voir l'article p 26). La popu- lation bact~rienne NSLAB dans un Cheddar au lait cru est assez homog~ne et semble &re responsable de la forte intensit6 de la flaveur des fromages au lait cru. D'ailleurs, il est maintenant largement reconnu que la saveur du Cheddar s'est affadie, paradoxalement sans doute parce que la qualit6 de l 'approvisionnement en lait cru s'est am61ior&. De plus, le lait est pasteuris~, trait6 dans des ~quipements m&anis& ; le fromage est fabriqu~ avec un petit nombre de souches de Lactococcus dans des conditions d'hygi~ne tr~s strictes. Darts le but d'in- tensifier la flaveur de ce Cheddar industriel, et peut-&re de d&elopper des caract~ristiques olfacto-gustatives sp& cifiques associ&s ~t un fabricant ou ~ un vendeur parti- culler, les producteurs cherchent ~l diversifier sa micro- flore. Cela conduit au d6veloppement et ~l l 'utilisation de levains compl~mentaires, constitu6s de lactobacilles m~sophiles sdectionn~s. Plusieurs d'entre eux sont utili- s6s commercialement. L'ajout de lactobacilles h&6rofer- mentaires facultatifs (Lb. plantarum, Lb. paracasei spp paracasei, Lb brevis, etc) conduit fi des niveaux plus 61e- v6s d'acides amin6s, mais sa contribution fi la biochimie de l'affinage du fromage n'est pas encore compl&ement 6lucid&. I1 est vraisemblable que la recherche de flores d 'addit ion aux propri&~s encore plus performantes continuera. Leur usage pourrait rapidement passer dans la pratique des fromagers. Q

BIOFUTUR 177 ° Awi11998 23

(3) PF Fox et F Wallace (1997) Adv Appl Microbiol 45, 17-85.

Pour en savoir plus , Cerc/e des

frornagers affineurs

www.erimax.com/ fromage/ • Bull Fed Int de

Laiterie (FIL) n ° 268, 1991,