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Kristell Trego «Commodum», le bonheur selon saint Anselme In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 102, N°1, 2004. pp. 104-123. Résumé Anselme opère une identification, sans doute inouïe dans l'histoire de la philosophie, entre le bonheur et le commode. En rabattant le bonheur sur les choses commodes, Anselme se sépare de la conception antique du bonheur qui l'identifiait à la vertu; mais il se sépare également d'Augustin, qui ne faisait à cet égard qu'adapter la doctrine antique en ne liant plus le bonheur simplement à la vertu, mais à l'amour de Dieu. Au contraire, chez Anselme, loin de se concevoir comme dépendant de notre être, le bonheur compris comme du commode se conçoit comme consistant en certaines possessions, soit en tout ce que les Anciens avaient refusé qu'il soit. En identifiant le bonheur et le commode, Anselme entre donc dans un dialogue implicite avec la pensée antique. Abstract Anselm brings about an identification, doubtless unheard of in the history of philosophy, between happiness and the advantageous. By reducing happiness to the advantageous, Anselm separates himself from the ancient conception of happiness, which identified it with virtue. But he also distances himself from Augustine, who in this respect merely adapted the ancient doctrine by no longer attaching happiness simply to virtue, but to the love of God. In Anselm, on the contrary — far from being conceived as depending on our being — happiness, since it pertains to the advantageous, is conceived as consisting in certain possessions, thus in precisely what the Ancients had refused it to be. By identifying happiness and the advantageous Anselm accordingly enters into an implicit dialogue with ancient thought. (Transl. by J. Dudley). Citer ce document / Cite this document : Trego Kristell. «Commodum», le bonheur selon saint Anselme. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 102, N°1, 2004. pp. 104-123. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_2004_num_102_1_7538

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Commodum, Le Bonheur Selon Saint Anselme_2004

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Kristell Trego

«Commodum», le bonheur selon saint AnselmeIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 102, N°1, 2004. pp. 104-123.

RésuméAnselme opère une identification, sans doute inouïe dans l'histoire de la philosophie, entre le bonheur et le commode. Enrabattant le bonheur sur les choses commodes, Anselme se sépare de la conception antique du bonheur qui l'identifiait à lavertu; mais il se sépare également d'Augustin, qui ne faisait à cet égard qu'adapter la doctrine antique en ne liant plus le bonheursimplement à la vertu, mais à l'amour de Dieu. Au contraire, chez Anselme, loin de se concevoir comme dépendant de notre être,le bonheur compris comme du commode se conçoit comme consistant en certaines possessions, soit en tout ce que les Anciensavaient refusé qu'il soit. En identifiant le bonheur et le commode, Anselme entre donc dans un dialogue implicite avec la penséeantique.

AbstractAnselm brings about an identification, doubtless unheard of in the history of philosophy, between happiness and theadvantageous. By reducing happiness to the advantageous, Anselm separates himself from the ancient conception of happiness,which identified it with virtue. But he also distances himself from Augustine, who in this respect merely adapted the ancientdoctrine by no longer attaching happiness simply to virtue, but to the love of God. In Anselm, on the contrary — far from beingconceived as depending on our being — happiness, since it pertains to the advantageous, is conceived as consisting in certainpossessions, thus in precisely what the Ancients had refused it to be. By identifying happiness and the advantageous Anselmaccordingly enters into an implicit dialogue with ancient thought. (Transl. by J. Dudley).

Citer ce document / Cite this document :

Trego Kristell. «Commodum», le bonheur selon saint Anselme. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome102, N°1, 2004. pp. 104-123.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_2004_num_102_1_7538

«Commodum», le bonheur selon saint Anselme

Parlant du bonheur, Anselme emploie constamment le terme «commodum»1. Ce terme ne sert pas seulement à décrire un aspect du bonheur, mais à le définir: le bonheur consiste en la possession de commoda2. Une définition du bonheur réussit ainsi à faire intervenir à trois reprises l'idée de commodité, en le présentant comme la «sufficientia commodorum sine omni indigentia, vel commodum sine omni incommoditate»3 . Cette proximité du bonheur et de la commodité va jusqu'à leur identification: Anselme pose l'équivalence «commoditas sive beatitudo»4. En un premier temps, ce terme peut paraître banal, comme pourrait sembler l'être aussi l'opposition que fait Anselme de la volonté de choses commodes et de la volonté de justice5. Si la distinction des deux volontés fut reprise par Hugues de Saint- Victor, Henri de Gand ou Jean Duns Scot, l'opposition de la justice et de la commodité n'est pas nouvelle, se trouvant par exemple déjà chez Pierre Damien6. Sans en faire toute une généalogie, on peut se contenter d'en noter déjà la présence chez S. Augustin: «Qui vin- cit bono malum, patienter amittit temporalia commoda, ut doceat quam pro fide atque justifia contemnenda sint, quae Me nimis amando fit

1 Cf. Engelbert Recktenwald, Die ethische Struktur des Denkens von Anselm von Canterbury, Heidelberg, C. Winter, 1998, p. 28. Lire ainsi le De Casu Diaboli ; le Cur Deus Homo ; le De Concordia.

2 Voir De Casu Diaboli, IV, S I, 241, 13-14: «Ex commodis enim constat beatitudo, quam vult omnis rationalis natura». Je citerai les œuvres d'Anselme d'après l'édition des Opera Omnia publiées par F. S. Schmitt, Seckau / Rome / Edimbourg, Nelson, 1938-1961, 6 volumes (désormais S), en donnant le tome en chiffres romains, les pages, puis éventuellement les lignes en chiffres latins. Les Memorials of saint Anselm, édités par F. S. Schmitt et R. W. Southern, Oxford, Oxford University Press, 1969 seront donnés abrégés par l'abréviation SS. L'abréviation BA renverra à l'édition des œuvres d'Augustin dans la Bibliothèque Augustinienne; BL aux Belles Lettres; MGH aux Monumenta Germaniae Historica; PL à la Patrologie Latine éditée par J.-P. Migne; SC aux Sources Chrétiennes; WV à l'édition Wadding-Vivès des œuvres de Duns Scot.

3 Alexandre de Cantorbéry, Dicta Anselmi, v, SS, 128, 1-2. 4 Alexandre de Cantorbéry, Dicta Anselmi, v, SS, 127, 14-15; 25; 128, 1; 12;

129, 12. 5 De Casu Diaboli, IV; xm-xiv; De Concordia, q. III, XI-XIII. 6 Epistulae, CLV, MGH, IV, 72: «Cave ergo, ne (...) pr opter proprium commodum,

communem salutem plebis , quae justitiam a te praestolatur, ommittas.»

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malus.» {Epistulae, CXXXVIII, PL XXXIII, 529). On a ainsi pu estimer que l'opposition anselmienne de ces deux volontés n'était jamais que la reprise de la doctrine augustinienne des deux amours, l'amour de soi et l'amour de Dieu7. Il n'y aurait alors pas lieu de s'arrêter sur la présence chez Anselme d'un terme attesté depuis si longtemps dans la langue latine, et depuis si longtemps opposé au même terme. Il n'y aurait pas lieu, si Anselme ne donnait à ce terme une résonance nouvelle. Augustin, en effet, opposait la justice, seul vrai bien, capable de nous rendre heureux, à l'attention aux choses temporelles commodes, faux biens. Anselme, quant à lui, étendra le sens de commodum jusqu'à s'en servir pour caractériser le bonheur suprême: l'opposition de la justice et du commodum ne vaut chez lui qu'en tant qu'objet de deux volontés. Comme telle, la voluntas commodi n'a rien d'illégitime: la comprendre comme pouvoir de pécher serait en méconnaître le sens8. Massive se révèle dans ces conditions la rupture d'Anselme avec toute une tradition qui accordait au terme «commodum» une connotation négative, le comprenant comme une rétribution injustifiée. Déjà Cicéron en effet, exposant le Stoïcisme, opposait les «commoda», liés au corps, au bonheur: non seulement les commoda ne suffisent pas au bonheur, mais plus encore ils n'y contribuent même pas9. Or, de réduit à un simple plaisir à l'époque de Cicéron, le commode allait voir son sens dépréciatif accentué, puis- qu'au Moyen- Age, «commodum» s'entend comme: argent de corruption10; neutre moralement chez Cicéron, il acquérait ainsi un sens

7 Telle est l'hypothèse de Vernon J. Bourke, «Human tendencies, will and freedom» in L 'homme et son destin d'après les penseurs du Moyen-Age, Louvain, Nauwelaerts, 1960, p. 71-84, p. 78. Personnellement, cette compréhension de la doctrine des deux affections me semble davantage valable pour Duns Scot, qui l'interprète en termes de l'opposition bonum sibi I bonum in se (cf. Ordinatio, III, d. 26, n. 17, WV XV, 341-342), que pour Anselme. Duns Scot, d'ailleurs, lui, fera référence à cette doctrine augustinienne du De Civitate Dei en Ordinatio, II, d. 6, q. 2, WV XII, 347.

8 Voir De Casu Diaboli, xm, S I, 257, 30; XIX, 264, 4-5; De Concordia, III, XH, S II, 285, 3-5; xm, 287, 1-3. L'on ne pourrait donc pas rapprocher, comme le fait, en des analyses par ailleurs remarquables, Bernd GOEBEL, Rectitudo, Wahrheit und Freiheit bei Anselm von Canterbury — Eine philosophische Untersuchung seines Denkansat7.es, Munster, Aschendorff, 2001, p. 385, Yaffectio commodi de la delectatio peccati d'Augustin. S'il y a sans doute un lien entre les deux, ce lien n'est pas d'essence, comme le manifeste le fait que ce n'est que «saepe» que celui qui aime ces réalités agit contre Dieu (Epistulae, CXII, S III, 246, 66-68).

9 Voir De Finibus..., III, xm, 43, BL, 31: «Illi [Peripatetici] enim corporis com- modis compleri vitam beatam putant, nostri [Stoici] nihil minus. »

10 Cf. J. F. NlERMEYER, Mediae Latinatis Lexicon Minus, éd. revue par C. van de Kieft, Leyde, Brill, 1978, p. 218.

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péjoratif. Il est dans ces conditions d'autant plus étonnant que le commodum soit devenu, chez le Doctor Magnificus, à ce point fréquentable que le bonheur de Dieu n'y est pas défini par l'appel à une autre notion. Cette extension ainsi accordée au commodum légitime par conséquent une interrogation sur son sens chez Anselme: si Anselme comprend la vérité du bonheur à partir de l'idée de commodité, sans doute y a-t-il quelque chose de nouveau dans sa compréhension du bonheur. La présente étude veut montrer que l'emploi de commodum pour caractériser le bonheur n'a rien d'anodin11. Par là, il s'agirait d'esquisser en quoi Anselme n'est plus un Ancien.

Le bonheur comme «commodum» et la dépendance à ce qui nous échoit

On a souvent fait remarquer que «heureux» renvoyait, en grec (eôôaiiaoov) comme en latin (beatus), à l'idée d'un don reçu dont on ne serait pas vraiment responsable: le bonheur s'entendrait comme un bonheur, un bon sort12. Sans nier ces etymologies, il convient cependant de nuancer ce propos par l'attention à la manière dont les penseurs anciens ont pu comprendre le bonheur. La langue grecque qui distingue être heureux (8UÔaijj,cov) d'être simplement favorisé par la fortune (eim)%f|c;)13 invite en effet à penser que pour les Grecs Veudaimonia est plus que le simple sort favorable14. L'attitude morale semble ainsi avoir son mot à

1 ' Lorsque Platon, dans YAlcibiade (1 16d), cherche à établir l'équivalence justice / aouxpépov (dont la traduction latine est «commodum»), il ne le fait pas en faisant équivaloir bonheur et crujxcpspov. D'une part, c'est là un point d'arrivée, et non de départ. D'autre part, si le but est de montrer que les biens avantageux recherchés sont plus les biens de l'âme que du corps ou les biens extérieurs, il n'assimilera jamais le bonheur, le vrai bonheur, à l'avantageux, au commode, qui a un sens plus large et jamais éclairci. Le bonheur et l'avantageux ne se comprennent pas sur le même plan. En effet, se bien conduire est être heureux, les deux termes étant liés pour un Grec, et du fait que c'est là être heureux, on peut dire que c'est avantageux (116b-c). Ainsi, l'avantageux se révèle-t-il n'être pas pour Platon ce qui fait le bonheur, mais simplement une de ses conséquences, conséquence à laquelle le bonheur ne se réduit donc pas.

12 Cf. Michel Perrin, «La transition de la notion antique de bonheur à la notion chrétienne de béatitude: de l'eudémonisme philosophique aux De Beata Vita de Lactance et d'Augustin» in L'idée de bonheur au Moyen-Age, actes du colloque d'Amiens de mars 1984, éd.: D. Buschinger, Gôppingen, Kummerle Verlag, 1990, p. 337-346, p. 337-338.

13 Voir Euripide, Médée, 1228-1230; Aristote, Ethique à Eudème, I, 1, 1214a25; VIII, 2. Cf. A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, éd. revue par L. Séchan; P. Chantraine, Paris, Hachette, 1894, 1963, p. 829.

14 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, 14, 1153b21-25; Éthique à Eudème, VIII, 2.

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dire dans le bonheur. Or, à cet égard, il faut noter que les Anciens liaient étroitement vertu et bonheur de sorte que si le bonheur était un certain bon sort, ce bon sort s'entendait comme être vertueux: si dès le début, Yaretè, au sens large d'excellence, et Veudaimonia étaient rapprochées, le développement de la pensée grecque amena une insistance sur la responsabilité et le mérite de la vertu, spécifiant ainsi l'excellence en une excellence morale15. Dans la pensée antique, le bonheur et la vertu étaient en effet compris comme les deux faces d'un même phénomène16: quelles que soient les diverses écoles, l'accord était unanime sur le fait que la vertu, c'est-à-dire l'excellence, l'atteinte de la perfection de son être, faisait le bonheur17. Il y avait alors un lien d'essence entre le bonheur et l'être18. C'était le fait même d'être bon qui faisait que j'étais heureux, comme Augustin pouvait encore le faire remarquer: «Inde ne ce s se est ut fiat homo beatus unde/zY bonus» (Epistulae, CXXX, n, 3, PL XXXIII, 495; je souligne). Le bonheur était dans ces conditions dans le fait de parvenir à la plénitude de son être, «plenitudo» étant le terme précisément employé en particulier par Augustin pour caractériser le bonheur19. Le bonheur n'était rien d'autre que cette coïncidence parfaite avec soi20 et il s'atteignait alors en parvenant à l'harmonie de l'homme intérieur avec

15 Cf. Léon Robin, La morale antique, Paris, Félix Alcan, 1938, p. 74-75. 16 Voir ainsi Platon, Gorgias, 507c; Charmide, 171e; Aristote, Éthique à

Nicomaque, I, 2, 1095al5-20; Cicéron, De Finibus..., III, m, 11; vin, 29; Tusculanes, V, 40-41; 81-82; SÉNÈQUE, De Beata Vita, XVI, 1-3; Lettres à Lucilius, XCII, 3; Épictète, Entretiens, I, 6...

17 Cf. Ragnar Holte, Béatitude et Sagesse — Saint Augustin et le problème de la fin de l'homme dans la philosophie antique, Paris / Worcester (USA), IEA / Augustinian Studies, 1962.

18 Le bonheur consistait dans l'accord avec sa propre nature: «Beata est (...) vita conveniens naturae suae», écrivait ainsi Sénèque (De Beata Vita, m, 3, BL, 4).

19 De Beata Vita, iv, 35, BA IV/1, 126, 12. Voir aussi Cicéron, De Finibus..., III, xii, 40.

20 A strictement parler, il n'est même pas le signe de cette coïncidence de soi à soi, car une telle expression laisserait s'immiscer un possible écart entre le bonheur et la coïncidence alors qu'il ne font qu'un. Ce sens premier du bonheur d'ailleurs se trouve aujourd'hui encore quand on parle d'une «formule heureuse». Cf. Rémi Brague, «Note sur le concept d'f|8ovf| chez Aristote» in Les Études Philosophiques, 1976, 1, p. 49-55, p. 52. Parce que le bonheur n'était pas d'abord quelque chose de psychique, mais désignait une certaine harmonie, le terme eudaimonia pouvait aussi caractériser le monde (Alexandre d'Aphrodise, Du Destin, 25, BL, 50, 3-4, parle d'«eô8aiuovia toC kôctuxw»), le monde qui est vraiment ce qu'il est, le monde céleste; voir Platon, Timée, 34b8-9. Cf. Rémi Brague, La sagesse du monde, Histoire de l'expérience humaine de l'univers, Paris, Fayard, 1999, p. 128.

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l'hôte qui en lui est le plus lui-même21. Vertu et bonheur étaient ce faisant par essence inséparables, et tous deux opposés aux simples commodités que pouvaient être les richesses ou les honneurs22.

En employant le terme de «commode» qui servait auparavant à désigner ce que le bonheur n'était pas, Anselme laisse supposer qu'il ne conçoit plus le bonheur comme accomplissement de son être23. En effet, ce terme de «commodum» fait porter le bonheur vers deux directions originales que l'on peut mettre en évidence. La première de ces directions est celle de laquelle l'enracinement du bonheur dans l'être avait permis de se séparer. L'assimilation de la vertu et du bonheur permettait que le bonheur ne se réduise pas à une bonne fortune24. Il n'est donc pas étonnant que la disparition de ce qui permettait une telle séparation laisse réapparaître cette conception. La disparition de ce lien a lieu avec Anselme, qui emploie le terme «commodum» pour caractériser le bonheur parce qu'il ne continue pas à assimiler le bonheur et la vertu. Certes, pour lui, comme pour les Anciens, les justes devront aussi être heureux25, mais désormais, cette correspondance n'est plus automatique26: justice et bonheur ne sont plus le recto et le verso d'un même phénomène, mais est

21 Voir Augustin, De Vera Religione, xxxix, 72, BA VIII, 130: «Vide ibi conve- nientiam qua superior esse non possit, et ipse convent cum ea (. . .) ut ipse interior homo cum suo inhabitore, non infima et carnali, sed summa et spirituali voluptate conveniat. »

22 Cf. par ex. Augustin, De Or dine, II, xx, 52: «Or emus ergo non ut nobis divi- tiae vel honores (. . .) sed ut ea proveniant quae nos bonos faciant ac beata. » (B A IV/2, 321). La grâce chez Augustin ne vise pas à avoir le bonheur, même en n'étant pas bon, mais à être bon et donc pouvoir être heureux; cf. De Perfectione Justitiae Hominis, II, 1, BA XXI, 128; De Gratia Christi et de Peccato Originali, I, xxv, 26, BA XXII, 104-106; De Gratia et Liber o Arbitrio, xiv, 28, BA XXIV, 152.

23 Je ne suis ici pas d'accord avec Paul Gilbert, Le Proslogion de saint Anselme — silence de Dieu et joie de l'homme, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 1990, p. 116, qui écrit que «la béatitude promise n'est pas un cadeau extérieur, un ajout à ce qui constitue l'esprit».

24 D'une manière significative à cet égard, on peut penser que la croyance romano- stoïcienne en la force de la virtus de l'homme empêcha le développement d'une Fortuna unifiée chez les Latins; cf. Jerold C. Frakes, The fate of Fortune in the early middle ages. The boethian tradition, Ley de / New York / Copenhague / Cologne, Brill, 1988, p. 28.

25 Voir là-dessus le Cur Deus Homo, et en particulier I, ix, S II, 61, 29-30 {«Rationalem creaturam justam factam esse et ad hoc, ut Deo fruendo beata esset, non negas.»); II, I, S II, 97, 4-5 {«Rationalem naturam a Deo factam esse justam, ut illo fruendo beata esset, dubitari non débet.»). L'idée générale du Cur Deus Homo est en effet que l'homme pécheur ne peut plus avoir le bonheur pour lequel il a été fait, d'où la nécessité que ses péchés lui soient remis, cf. Cur Deus Homo, I, XXIV, S II, 93, 7: «Nullus autem injustus admittetur ad beatitudinem. »

26 Sur cet écart, cf. Bernd Goebel, Rectitudo. . ., p. 465.

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requise une intervention divine pour les relier. C'est à Dieu de décider ou non de récompenser les bons et de punir les mauvais, et il peut ne pas le faire, il peut ainsi décider d'épargner les injustes27. La différence ici avec la pensée antique n'est pas dans la thèse comme telle (Anselme, comme les Anciens, veut que les plus justes soient les plus heureux), mais dans la manière d'y arriver: Anselme intercale, entre la justice et le bonheur, Dieu, à qui il est demandé de les relier. Alors qu'Augustin, encore d'esprit ancien à cet égard, comprenait le théocentrisme comme un simple «théotélisme» (si on est vertueux, on atteint Dieu, et dans cette atteinte même est le bonheur28), le théocentrisme d'Anselme demande à Dieu d'agir, de faire que celui qui est juste soit aussi heureux, sans que ceci ne corresponde à une exigence interne de cette justice. Quelque chose, à strictement parler, d'extérieur à la justice intervient pour établir une correspondance entre être juste et être heureux: vouloir la justice et vouloir son bonheur vont ainsi être compris comme différents, et même opposés, de sorte que vouloir la justice s'entendra comme ne pas vouloir son bonheur29.

Or, si le mouvement de séparation de la justice et du bonheur avait été entamé dès l'époque carolingienne où le bonheur avait été décollé de

27 Cf. Proslogion, IX, S I, 106-108. 28 En De Beata Vita, m, 18 (BA IV/1, 90), Augustin met ainsi en évidence qu'être

heureux consiste en vivre bien, c'est-à-dire faire ce que Dieu veut. Si Augustin fait donc intervenir Dieu, il y a bien toujours pour lui une équivalence entre être sage et être heureux; ce n'est pas Dieu qui en nous voyant vertueux décide de nous récompenser en nous donnant le bonheur. L'intégration de Dieu en la doctrine morale se fait en comprenant la vertu comme amour de Dieu; cf. De Moribus Ecclesiae Catholicae, I, xv, 25, BA I, 174: «Quod si virtus ad beatam vitam nos ducit, nihil omnino esse virtutem affirmaverim, nisi summum amorem Dei.» Sur la morale chez Augustin, cf. Bernard Roland-Gosselin, La morale de s. Augustin, Paris, Marcel Rivière, 1925; sur l'idée qu'Augustin ne fait que transposer la morale antique en terre chrétienne, cf. Thomas Deman, Le traitement scientifique de la morale chrétienne selon s. Augustin, Paris, Vrin, 1957.

29 Anselme dissocie vertu et bonheur pour qu'on ne puisse vouloir la justice afin d'être heureux. Je suis ici Wilfried Kûhn («Quelle éthique accepte Dieu? Anselme de Cantorbéry, al-Ach'ari, 'Abd al-Djabbar, Thomas d'Aquin» in Eocpinç MairjTopeç — Chercheurs de Sagesse, Paris, IEA, 1992, p. 595-625, p. 598-599): l'expression «justa voluntas beatitudinis» (De Casu Diaboli, xiv, S I, 258, 26) ne signifie nulle subordination de la volonté de justice à la volonté de bonheur, mais la volonté qui recherche le bonheur tant que celui-ci ne s'oppose pas à la justice. La justice se conçoit en effet comme «rec- titudo voluntatis servata pr opter se» (De Veritate, XII, S I, 194, 26); et pour préserver la pureté de l'intention, il faut ne pas pouvoir calculer que le fait d'être juste nous apportera d'être heureux (De Casu Diaboli, xxiv, S I, 271, 24-272, 9). Cela conduit Anselme à construire une métaphysique où le bonheur ne s'identifie pas à la vertu.

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la justice pour n'en être compris que comme la récompense30, Anselme est celui qui donne à cette décision son soubassement conceptuel en comprenant le bonheur à partir de l'idée de commodité31. L'idée de commodité, en effet, délie le bonheur de tout rapport essentiel avec la perfection, la vertu, l'excellence. Entendu à partir des commoda, le bonheur peut cesser d'être enraciné dans l'être de celui qui est heureux. Un constat ici peut s'avérer intéressant: Anselme emploie non pas «commoditas» qui désignerait un état, mais «commodum» qui désigne les choses à l'origine de cet état32: l'état de bonheur est ainsi rabattu sur les choses, extérieures, qui peuvent le produire. Du coup, pour être heureux, on va devoir être soumis à ce qui nous échoit, à une résurgence de la fortune. Ainsi, pour un Ancien, — la doctrine stoïcienne du sage souffrant mille supplices et pourtant heureux33 est significative à cet égard, — le bonheur ne dépendait pas des conditions extérieures: des malheurs endurés à l' être-malheureux, «non valebat consequentia». Job du coup pouvait ainsi encore être considéré comme heureux34, et la Dame Philosophie demander à Boèce de bien distinguer la fortune, qui peut tourner, du vrai bonheur, non soumis au changement35. Ma façon de considérer les événements

30 Voir Alcuin, De Fide s. Trinitatis, III, xxi, PL CI, 53D («Sunt etiam et sanctorum mérita diversa; quorum quisque secundum meritorum magnitudinem aeternae reci- piet praemia beatitudinis.»); De Virtutibus et Vitiis, XXXV, 637B {«Virtus est (...) aeternae beatitudinis meritum.»); De Animae Ratione, XIV, 646C («Quid beatius est animae, quam summum diligere bonum, quod De us est? Quid felicius, quam se dignum aeterna praeparare beatitudine ? »): il s'agit, par la vertu, de se préparer à la beatitudo, en s'en rendant digne, en la méritant. Cf. Vincent Serralda, La philosophie de la personne chez Alcuin, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1978, p. 168.

31 Anselme est sans doute précédé en cela; voir Othlon de Saint-Emmeran, De Cursu Spirituali, XVll, PL CXLVI, 200 B-C: «Omnes namque, qui a Domino cupimus coronari, debemus prius ejus mandata atque exempla imitari, quoniam et nos a nostris ami- cis atque subditis hoc exigimus ut, si aliqua a nobis praemia vel commoda voluerint obti- nere, ipsi prius voluntatem nostram studeant implere.» Anselme semble toutefois celui qui assume cette décision, en l'intégrant dans une structure cohérente.

32 «Commoditas» apparaît, dans les œuvres d'Anselme, une seule fois (en De Concordia, III, xi, S II, 281, 7-13), alors que partout ailleurs est employé «commodum».

33 Voir Sénèque, De Beata Vita, iv, 4; xvi, 1-3; Cicéron, De Finibus..., III, vm, 29; xm, 42.

34 Voir Grégoire le Grand, Moralia in Job : Grégoire parle ainsi seulement des malheurs de Job (préface, II, 6, SC XXXIIbis, 144: «commota per flagella», «in tribula- tiones»), sans dire qu'il est malheureux. Si Job est privé des biens extérieurs ou corporels, il continue à jouir de Dieu; voir Augustin, Sermones, XXI, 9, PL XXXVIII, 147; XCI, iv, 4, 569; CCCLXXXV, IV, 5, PL XXXIX, 1692-3; cf. Maurice Pontet, L'Exégèse de s. Augustin prédicateur, Paris, Aubier, 1944, p. 471.

35 Boèce, Consolatio Philosophiae, en particulier, II, pr. 1, PL LXIII, 661-2; III, pr. 8, 751-2; pr. 9, 755-6; IV, pr. 3, 797-8.

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extérieurs faisait qu'ils pouvaient ne pas m'affecter. La théorie stoïcienne de «l'usage des représentations» énonçait ainsi cette possibilité de rester libre par rapport à ce qui nous advient. Le bonheur lié à ce qu'on est ne varie donc pas selon la fortune. Inversement, et tout naturellement, délié de ce qu'on est, ce qui se passe avec Anselme, il va varier en fonction des circonstances. Le bonheur chez Anselme est soumis à la fortune. Anselme peut ainsi dire que «(...) ver a beatitudo est sine omni indigen- tia» (De Concordia, III, iv, S I, 268, 20), semblant par là retrouver la thèse des penseurs anciens pour qui le bonheur est dans la plénitude et l' autosuffisance36, mais la justification qu'il donne de cette affirmation n'est pas celle des Anciens: pour Anselme, le vrai bonheur est sans indigence parce qu'il consiste en la possession de tout ce que l'on veut et peut vouloir, en la multiplicité des commodes, alors que pour les Anciens, il est sans indigence parce que l'on ne veut rien, parce que l'on ne dépend pas de l'extérieur37. Certes, Anselme peut reconnaître qu'une volonté modérée permet de ne manquer de rien38; mais si le bon ange, en préférant la justice à l'augmentation de ses biens, est finalement plus heureux, c'est bien parce que la justice retributive l'en récompense39: la mesure dans la volonté ne suffit pas pour être heureux. D'absence de besoins, le bonheur en vient à se comprendre chez l'archevêque de Cantorbéry comme satisfaction des besoins.

Du même coup, il sera possible d'imaginer un juste malheureux. Pour Anselme, il n'y a même pas besoin de l'imaginer, mais c'est chose courante: «Multotiens enim — ut pauca de incommodis justorum commémorent — quanto quis justior est, tanto majori compassionis dolor e de alieno casu afficitur.» (De Casu Diaboli, xi, S I, 268, 16-18) En faisant appel à l'idée d'incommodité, Anselme ici ne se contente pas de dire qu'il est possible qu'un juste ne soit pas heureux, mais il rend le fait d'être juste cause du fait d'être malheureux. Cette conséquence malheureuse de la justice ne vient cependant pas tant de soi-même que de la prise en considération du sort des autres. Le juste, parce qu'il s'ouvre à

36 Voir par exemple Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b8; Augustin, De Beata Vita, IV, 33, BA IV/1, 122.

37 L'opposition d'Anselme et des Anciens se voit à la réponse que fait comme à l'avance CicÉRON à la conception qu'Anselme se fait du bonheur, puisqu'il nie que la «multitudo corporis commodorum» fasse la «vita beata» (De Finibus..., III, XIII, 43, BL, 31).

38 Voir De Casu Diaboli, xiv, S I, 258, 28-30. 39 Voir De Casu Diaboli, vi, S I, 243, 17-20.

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l'autre, est malheureux, alors que le sage ancien, parce qu'il parvenait à la perfection de son être, était heureux. L'éventuelle perfection de mon être à laquelle je pourrais parvenir en étant juste ne se fait plus bonheur. La coïncidence à ma nature ne se manifeste plus dans l'expérience que je ferais du bonheur: je ne m 'apparais plus à moi-même comme parvenant à coïncider avec ce que Dieu a prévu pour moi, et du coup, ce qui se passe à l'extérieur peut jouer sur mon état de bonheur ou de malheur. Chez Anselme, rien ne nous dit que nous sommes comme nous devons être, ce en quoi consiste la justice comprise comme «rectitude de la volonté gardée pour elle-même». Mon être véritable me demeure caché, même lorsque je le suis: il y a une obscurité du moi à lui-même, puisque l'accord avec mon être véritable ne se manifeste plus par le bonheur ou le malheur selon que j'y obéis ou m'en écarte. Il n'y a rien en moi qui me rapporte à ce que Dieu a prévu pour moi.

Pour Augustin, fidèle une fois de plus sur ce point à la pensée antique40, si je ne faisais pas ce que je devais, quelque chose inscrit en mon être faisait que je le subissais: «(. . .) si non reddit faciendo justitiam, reddet patiendo miseriam, quia in utroque verbum illud debiti sonat. » (De Liber o Arbitrio, III, xv, 44, BA VI, 466) Or, c'était alors une seule et même justice qui réglait le sort des bons et des mauvais; devoir agir comme la loi le commande et souffrir si on ne le voulait pas correspondait à un unique ordonnancement. La loi n'avait pas à se diviser entre l'ordre et la remise en ordre, mais c'était selon une même loi que les justes faisaient ce qu'ils devaient et que les mauvais subissaient une peine: «nemo enim leges Omnipotentis evadit. Sed aliud estfacere quod lex jubet, aliud pati quod lex jubet. Quapr opter boni secundum leges faciunt, mali secundum leges patiuntur.» (De Agone Christiano, vu, 7, BA I, 386) Je ne pouvais ainsi pas échapper à mon devoir; et cette impossibilité d'y échapper était inscrite dans mon être, ce qui faisait qu'aucun décalage temporel n'avait lieu entre le moment où je ne faisais pas mon devoir et le moment de la peine éprouvée du fait de ne pas faire ce devoir41. Pour Anselme, c'est différent: bonheur et malheur n'ont plus d'enracinement dans mon être. Ce sera à Dieu de faire que celui qui a

40 Voir par ex. Cicéron, De la République, III, XXII. 41 Augustin prend soin de préciser que pour l'instant, ce peut être vengé en grand

secret; il n'en demeure pas moins que c'est vengé dès maintenant, sans délai, cf. De IJbero Arbitrio, III, xv, 44, BA VI, 466-468.

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péché ne soit pas heureux sans «satisfactio aut poena»42. Du coup, un temps de latence sera possible, comme on le remarque entre le péché originel et la passion du Christ43. Le bonheur advient de l'extérieur comme quelque chose qui nous échoit, même si, en dernière analyse, cette fortune est commandée par la providence divine qui cherche à faire correspondre, à notre comportement, notre sort. Expliquant qu'on ne peut pas fuir la volonté de Dieu, Anselme distingue ainsi trois formes de la juridiction divine: «si vultfugere de sub voluntate jubente, currit sub volun- tatem punientem; et si quaeris qua transit: non nisi sub voluntate per- mittente.» (Cur Deus homo, I, xv, S II, 73, 15-17) L'impossible évasion de la volonté prend par conséquent un tout autre sens que chez l'évêque africain. Cette tripartition même, en effet, rend visible que la peine subie à s'écarter de notre devoir ne se comprend plus comme une conséquence même de notre être tel qu'il aurait été fait: c'est à Dieu qu'il advient de faire quelque chose pour que celui qui ne fait pas ce qu'il doit subisse le malheur, ceci expliquant que soit alors divisée en trois la volonté de Dieu. La division en trois de la volonté manifeste que le devoir, la possible transgression, la punition alors requise correspondent à des moments différents, à des processus logiquement successifs de la providence divine. Ce n'est plus une seule volonté qui est à l'œuvre dans le bel ordonnancement du monde, mais trois. Il y a, ce faisant, chez Anselme un jeu possible entre la violation du devoir et le malheur à subir pour y satisfaire. Le malheur subi en conséquence de notre mal-agir n'en est pas une conséquence directe, mais une peine que Dieu nous inflige, après coup, comme une incommodité. La dualité satisfaction / peine44 n'est possible que parce que cette peine à endurer en conséquence de notre péché n'a lieu qu'après coup: si elle avait lieu immédiatement en effet, il ne pourrait y avoir qu'une peine. La violation de la volonté de Dieu ne se fait plus immédiatement et par elle-même malheur.

42 Voir Cur Deus homo, I, XV, S II, 74, 1-2: «necesse est ut omne peccatum satisfactio aut poena sequatur».

43 L'argumentation du Cur Deus Homo essaye en effet d'expliquer la nécessité de l'incarnation du Verbe, par la nécessité que quelqu'un d'humain puisse racheter du péché originel, et cela afin qu'il puisse y avoir le bon nombre d'êtres rationnels dans la civitas caelestis.

44 Pour Anselme, la peine est imposée; la satisfaction est volontaire. C'est lui qui introduit cette distinction. Cf. Georges Blot, L'idée de satisfaction dans le Cur Deus Homo de saint Anselme et dans la théologie antérieure et postérieure, Paris, F. Guy, 1886.

114 Kris te H Trego

Ainsi, la compréhension du bonheur à partir de l'idée de commodité fait signe vers cette idée d'une non-inscription en nous-mêmes de nous- mêmes, au sens où la justice ou l'injustice de nos volontés et actes ne se manifestent pas à nous par le bonheur ou le malheur45. L'idée de commodité renvoie en effet d'abord au fait que le bonheur nous échoit en fonction des circonstances extérieures, et non en fonction de ce que nous nous trouvons être: nous ne jouissons plus du bonheur divin parce que nous serions en quelque sorte devenus divins, «semblables à Dieu», selon le célèbre mot de Platon, repris par Plotin46, comme Alcuin pouvait encore le penser47. Mais il faut aller plus loin: une telle compréhension du bonheur comme commodité renvoie à l'idée d'une non-nécessité de ce bonheur, d'un certain arbitraire, en un sens qu'il va s'agir à présent de préciser.

«Commodum» ou l'arbitraire du bonheur

«Commodum» : le terme n'est pas neutre. Traduisant le grec auuxpépov, il signifie: conforme à la mesure, approprié, d'où: commode, avantageux48. Mais, s'il signifie ainsi ce qui est approprié, ce qui convient à une créature, il le signifie en en marquant le caractère inessentiel. En effet, ce qui m'est commode est une certaine chose, mais une autre pourrait aussi bien faire l'affaire, être tout aussi appropriée. Entendre le bonheur comme commodum, c'est, semble-t-il, lui reconnaître ainsi un certain caractère aléatoire, non seulement au sens où l'on est alors sous la dépendance de ce qui peut nous échoir, mais aussi au sens où ces choses nous procurant quelque commodité ne sont pas elles-mêmes essentielles pour ce bonheur.

45 L'on ne saurait donc accepter les analyses de Philippe Delhaye, «Quelques aspects de la morale d'Anselme» in Spicilegium Beccense I (Congrès International du IXème centenaire de l'arrivée d'Anselme au Bec), Paris / Le Bec, Vrin, 1959, p. 401-422, p 407, qui ne voit pas la différence entre le juste heureux ancien et le juste devant être heureux chez Anselme.

46 Théétète, 176b: «<J>oyr| ôè ôuolcociç 0ecp Katà xô Sovaxôv.» («La fuite, c'est de se rendre semblable à Dieu autant que possible.»); Ennéades, I 2 [19], 5. Cf. aussi Augustin, De Moribus Ecclesiae Catholicae, I, XI, 18, BA I, 164; XII, 20, 168.

47 Voir De Animae Ratione, IX, PL CI, 643B-C: «Beatitudo scilicet animae Deum habere in se. Quomodo habere? id est justam esse, quia Deus Justus est...» Ce n'est déjà plus chez Alcuin la justice par elle-même qui fait le bonheur, mais elle est, pour cela, référée à l'attitude de Dieu qui est ainsi; toutefois, ce faisant, Alcuin garde cette idée que le bonheur s'acquiert par une transformation de l'être: s'il annonce sur certains points Anselme, il ne l'est pas encore.

48 Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1985, 836 p.

«Commodum», le bonheur selon saint Anselme 115

II est ainsi remarquable que le bonheur de Dieu, annoncé dès le premier chapitre du Monologion comme étant spécifique à la summa natura49, va simplement être défini par la possession de toutes les choses commodes. L'ange, voulant plus de commodités, veut ainsi en fait être pareil à Dieu50. Il n'y a pas équivocité entre mon bonheur et celui de Dieu, si ce n'est que Dieu possède tous mes bonheurs, possède toutes les commodités. Le bonheur dont jouit Dieu est aussi de l'ordre de la commodité à cette différence près que, dans son cas, toutes les commodités s'accumulent. De même, il n'y a pas de solution de continuité entre le bonheur terrestre et la béatitude céleste, comme il n'y en a pas entre des plaisirs terrestres et un «vrai bonheur», qui ne serait pas soumis aux vicissitudes de la fortune. Le bonheur promis aux bienheureux consiste encore dans le fait de posséder des choses commodes, mais alors je les posséderai toutes: «Quattuordecim quippe sunt beatitudinis partes , quas boni tune omnes habebunt» (De Humanis Moribus, SS, 57, 21-22). Anselme suggère ici que quand je suis heureux par quelque commodité, il pourrait y en avoir d'autres qui me rendent aussi heureux. Il y a plusieurs choses qui peuvent s'avérer commodes et qui donc font le bonheur. Aucune chose ne suffit au bonheur, mais une multitude peut le permettre. Anselme donne une liste de ces choses qui peuvent s'avérer commodes. Si l'on suit la liste du Proslogion, ce sont: la pulchritudo, la velocitas, lafortitudo, la libertas corporis, la longa et salubris vita, la satietas, Yebrietas, la melodia, la voluptas, la sapientia, Yamicitia, la concordia, la potestas, Y honor, les divitiae, la securitas51. Diverses sont donc les façons d'être heureux, même si le bonheur parfait, bonheur céleste, est celui où l'on est en possession de toutes ces commodités. Le bonheur comme commodité admet des variétés, en fonction de ce que nous apportent les divers com- moda. Anselme marque bien lui-même le caractère relatif de ces diverses commodités, puisqu'il introduit ces diverses commodités à partir de l'idée que l'on peut ici-bas apprécier des commodités diverses: «5/ détectât pulchritudo (...). Si velocitas aut fortitudo (...) Si longa et salubris vita (...)...» Le bonheur que l'on peut donc éprouver n'a alors pas de sens absolu, dans la mesure où ce qui compte pour l'un en fait de commode

49 S I, 13, 1-2: «solam sibi in aeterna sua beatitudine sufficientem» (je souligne). 50 Voir De Casu Diaboli, iv, S I, 241, 29-242, 2. 51 Proslogion, xxv, S I, 118-119. Les listes données dans le De Beatitudine

Coelestis, le De Moribus Humanis ou les Dicta Anselmi diffèrent peu de celle-ci, qui a l'avantage d'être celle d'Anselme lui-même.

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pourra différer de ce qui comptera pour un autre, et rien ne semble justifier les préférences que l'on peut avoir52.

Or, renforce sans doute cette mise sur le même plan d'une multitude de bonheurs possibles sans qu'aucun ne s'avère essentiel, le fait qu'il n'y ait pas de distinction faite entre des faux bonheurs, plaisirs du corps ou liés aux biens extérieurs, et un bonheur véritable, qui pourrait être le bonheur intellectuel (si l'on accepte cette thèse traditionnelle que c'est dans l'âme qu'est le véritable moi53, et dans l'âme, plus spécifiquement la raison, l'homme étant selon une définition traditionnelle, reprise par Anselme, «animal rationnel (mortel)»)54. En effet, Anselme ne parle pas comme Augustin d'une «vera beatitudo I félicitas» qu'il opposerait aux plaisirs qui ne sont des bonheurs qu'en apparence, et donc ne sont pas vraiment des bonheurs55. Cette distinction permettait à Augustin de mettre en évidence un bonheur qui ne venait pas des choses extérieures, ou de ce qui en moi n'est pas vraiment moi, un bonheur qui n'était pas du coup de l'ordre de l'avoir, mais bien de l'être, un bonheur qui finalement s'avérait tout à fait honorable. Chez Augustin, pour permettre le «vrai bonheur», les commoda étaient filtrés en fonction de l'âme: la sagesse, entendue à la fois comme contemplation et vertu, seule permettait le bonheur entendu au sens propre56. La béatitude y était une plénitude de l'esprit. Les autres façons d'être bien non seulement n'étaient que des plaisirs blâmables, mais ne permettaient pas d'être bien d'une manière pleine, faute d'une sécurité dans la possession des biens sur lesquels elles se fondaient57. Le bonheur de l'âme, n'étant pas tant quelque chose que l'on avait, mais que l'on était, pouvait, lui, être plein et par conséquent vrai. Anselme lui ne détache pas un tel bonheur, qui, parce qu'il viendrait du cœur de mon être, serait radicalement autre et finalement supérieur aux autres bonheurs. Il n'y a du coup aucun bonheur essentiel, mais tous sont

52 Au contraire de chez Aristote, où apprécie la justice qui est juste, et la musique qui est musicien; cf. Éthique à Nicomaque, X, 2, 1173b29-31.

53 Cf. par ex. Platon, Alcibiade, 130c; Plotin, Ennéades, IV 7 [2], 1 54 II n'y a pas différents sens du bonheur que l'on voudrait, l'un bon, l'autre non,

ainsi que le suggère cependant Georg Stanley Kane, Anselm 's doctrine of freedom and the will, New York / Toronto, Mellen, 1981, p. 108.

55 L'expression «vera beatitudo» se trouve certes une fois, mais elle y est comprise simplement comme l'absence de toute indigence {De Concordia, III, iv, S II, 268, 20), et non d'une manière qualitativement autre que les autres bonheurs.

56 De Beata Vita, n, 10, BA IV/1, 70: «5/ bona (...) velit et habeat, beatus est; si autem mala velit, quamvis habeat, miser est» .

57 De Beata Vita, II, 11, BA IV/1, 74-76.

«Commodum», le bonheur selon saint Anselme 117

de l'ordre de l'avoir. La hiérarchie traditionnelle des biens y est intégrée dans un scheme conceptuel qui les comprend selon la même structure, de sorte que leur différence sera secondaire par rapport à leur unité première: Anselme conçoit, alors même qu'il essaye de les distinguer, l'ensemble des plaisirs, les bons comme les mauvais, les spécifiquement humains comme les bestiaux, en termes de «commoda»5^, ce qui revient à les ranger sous une unité générique59. Le bonheur intellectuel, qui était compris comme le vrai, et donc unique, bonheur, n'est par conséquent qu'un bonheur parmi d'autres. S'il garde certes une certaine forme de préséance60, celle-ci n'est plus justifiée par le fait qu'il serait le «vrai», et par là unique, bonheur: si les commodités intellectuelles sont les «vraies commodités» («vera commoda»), le bonheur qui s'ensuit n'est pas radicalement différent des autres bonheurs. Il ne bénéficie pas d'un statut particulier venant de ce qu'il est l'être même de l'homme, mais apparaît comme tout aussi superficiel que les autres bonheurs. Significatif est sur ce point que les commodités intellectuelles ne sont considérées comme les «vraies» qu'en tant qu'on pense à la «nature rationnelle», non comme telles. Plus encore, elles ne sont plus requises pour être vraiment bien. Plus aucune hiérarchie morale ne s'effectue du coup entre les diverses façons d'être bien.

Une objection peut ici se faire jour: le Stagirite admettait aussi une multitude de plaisirs différents, auxquels il reconnaissait une valeur positive. Il allait même jusqu'à lier ces plaisirs à un certain accomplissement puisque le plaisir était un tout61, et non pas devenir et mouvement (yéve- cnç, Kivr|aiç)62. Les plaisirs comme le bonheur, qui n'en était d'ailleurs qu'une espèce63, s'entendaient comme liés à une activité (èvepyeia)64 et à une activité complète, ou parfaite (xs^eux èvepyeia)65. Le plaisir et la

58 Cf. De Concordia, III, xra, S II, 286, 24. 59 C'est pourquoi il me semble que l'on ne peut pas, avec Coloman Etienne Viola

(«L'idée de bonheur chez saint Anselme» in L'idée de bonheur au Moyen-Age, éd.: D. Buschinger, Gôppingen, Kiimmerle Verlag, 1990, p. 423-437), réduire le bonheur chez Anselme au bonheur suprême, qui n'en est au fond qu'une forme.

60 De Concordia, III, xin, S II, 286, 23: «vera commoda rationali naturae conve- nientia».

61 Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174al7. 62 Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174blO. 63 Éthique à Nicomaque, VII, 14, 1153b9-14 (le «peut-être» n'est que provisoire);

Éthique à Eudème, I, 1, 1214a. 64 Éthique à Nicomaque, X, 5, 1175a20-21. 65 Éthique à Nicomaque, X, 5, 1174b20-23.

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perfection étaient liés: «xs^eioï ôs xfiv êvépyeiav f[ fjôovfj» («le plaisir achève l'acte», 1174b23). Plus encore, les divers plaisirs, le plaisir de la vision esthétique comme le plaisir de la construction, étaient en fin de compte liés à la perception66, au voir qui est d'emblée complet67. Force est donc de reconnaître qu'il y a ainsi chez Aristote un caractère positif des divers plaisirs possibles ; ils ne sont pas immédiatement dévalués au profit d'un bonheur qui en serait qualitativement radicalement différent. Toutefois, chez Aristote, alors que chaque plaisir y est le plaisir d'une activité particulière, le bonheur se caractérise par le fait qu'il est lié à l'être entier en tant qu'il fait ce qui est le plus haut pour lui68, qu'il fait ce qui est sa fonction propre69. Le bonheur est une activité non seulement conforme à la vertu, mais conforme à la plus haute vertu, vertu de la partie la plus noble de nous-mêmes: il est la vie selon l'intellect70. De ce fait, se met en place une hiérarchie où le bonheur en vient à occuper une place privilégiée parmi les divers plaisirs et où certains plaisirs sont reconnus comme mauvais. Le bonheur n'est pas chez Aristote un plaisir parmi d'autres, un plaisir périphérique; au contraire, il est central parce qu'il est l'accomplissement non d'une activité périphérique, mais d'une activité centrale et essentielle: l'intellect n'est pas seulement le divin en nous, mais «ôô^eie 5' âv Kai eîvai ëKaaxoç xoCxo» («on peut penser que chacun est cela», Éthique à Nicomaque, X, 7, 1 178al). Alors que les plaisirs concernent tel ou tel homme, selon qu'il se trouve être musicien, géomètre ou architecte, le bonheur concerne l'homme en tant que tel, ce que manifeste le passage à la première personne du pluriel (1 177al6; 20): le bonheur n'est pas le plaisir légitime ou le plaisir réel, mais le plaisir

66 Cf. David Bostock, «Pleasure and activity in Aristotle's ethics» in Phronesis, 1988, XXXIII, 3, p. 251-272.

67 Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174al4-l6. 68 Éthique à Nicomaque, VII, 14, 1153bl0-12. 69 Éthique à Nicomaque, I, 6. 70 Éthique à Nicomaque, X, 7. Je n'adopte pas ici la lecture «comprehensive» du

bonheur dans Y Éthique à Nicomaque de certains qui s'appuient sur le livre I pour estimer que pour Aristote, le bonheur inclut d'autres biens que la contemplation, les biens pratiques. Sur la difficulté d'une lecture «comprehensive», cf. Robert Heinaman, «Eudaimonia and self- sufficiency in the Nicomachean Ethics» in Phronesis, 1988, XXXIII, 1, p. 31-53. Je ne fais ce faisant que suivre le premier commentateur que nous connaissions des Éthiques d'Aristote, Aspasius, qui voyait dans le livre I une anticipation du livre X (sur la lecture d'Aspasius, cf. Robert Sharple, «Aspasius on eudaimonia» in Aspasius: the earliest extant commentary on Aristotle's Ethics, éd. A. Albert; R. Sharpie, Hawthorne, De Gruyter, 1999, p. 85-95). II convient en tout cas de reconnaître une préséance des vertus théoriques sur les vertus morales.

«Commodum», le bonheur selon saint Anselme 119

non-qualifié71; l'emploi de la première personne marque qu'avec le bonheur, c'est le cœur même de nous-mêmes qui est en jeu, ce que renforce l'utilisation du pluriel indiquant que tous nous sommes concernés. Entre le bonheur et les autres plaisirs, la différence est de qualité, ou de qualification. Les plaisirs viennent des activités annexes, qui en un sens ne sont pas moi, ou qui du moins ne sont moi qu'en un sens second; le bonheur est essentiel. La différence entre Aristote et Anselme s'avère alors patente: alors qu'Aristote, reconnaissant une multiplicité de plaisirs possibles, accordait malgré tout une place privilégiée au bonheur, accomplissement de l'homme en son être propre, Anselme reconnaît une multiplicité de bonheurs possibles sans qu'aucun ne s'y avère plus «vrai». Le bonheur qui ne désignait, chez Aristote, que le plaisir central en vient à désigner, chez Anselme, tous les plaisirs périphériques: aucun de ces bonheurs n'a un statut particulier, n'est privilégié en tant qu'il correspondrait à l'être véritable. N'importe lequel des plaisirs acquiert le statut de bonheur, mais la conséquence en est que tous sont sur le même plan. Chez Anselme, l'homme semble ainsi justifié à rechercher son bonheur dans n'importe quelle activité.

Il peut d'ailleurs s'avérer intéressant de constater qu'Anselme égalise la concupiscence et le désir avec la volonté, en la totalité de ses inclinations, négatives comme positives: «(. . .) et concupiscentia et desiderium voluntas est» (De Casu Diaboli, vu, S I, 245, l)72. Cette identification est sans doute inouïe; Anselme est en tout cas l'un des rares73 auteurs à s'y risquer74: elle amène en effet à ce que la concupiscence et le désir ne sont pas cantonnés à être de mauvais usages de la volonté, mais peuvent

71 Cf. Julia Annas, «Aristotle on pleasure and goodness» in Essays on Aristotle's ethics, éd.: A. O. Rorty, Berkeley / Los Angeles / Londres, University of California Press, 1980, p. 285-299, p. 298.

72 Je ne fais pas ici fond sur la traduction, et donc l'interprétation, de Rémy de Ravinel {L'œuvre de s. Anselme de Cantorbéry, II, Paris, Cerf, 1987, p. 307), qui semble ne faire du désir et de la concupiscence que des volontés particulières. La suite du passage me semble en effet bien marquer que la concupiscence comme le désir sont la volonté elle-même, puisque, s'ils n'en étaient que des modalités, on ne pourrait en conclure qu'ils peuvent comme elle être bons ou mauvais.

73 Sur le sens d'abord négatif du terme malgré un emploi positif dans l'Ecriture, cf. Augustin, De Civitate Dei, XIV, vu, 2, BA XXXV, 374.

74 Duns Scot ne la reprendra pas, puisque, retrouvant une distinction déjà faite par Thomas d'Aquin {Somme Théologique, Ha Ilae, q. 23, a.l) entre Yamor amicitiae et Yamor concupiscentiae, il reliera d'un côté le désir, la concupiscence et Yaffectio commodi, de l'autre la volonté, l'amitié et Y affectio justiciae ; cf. Ordinatio, II, d. 6, q. 1, WV XII, 334; 339; q. 2, 346; IV, d. 49, q. 5, n. 2-3, WV XXI, 172-173.

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avoir un sens positif (S I, 245, 1-3). Cependant, son revers est que l'évaluation morale des objets de la volonté s'avère alors problématique, puisque l'état de la volonté ne sera plus discriminant: la concupiscence ne permet plus en effet de séparer ce qui est moralement blâmable de ce qui ne l'est pas, et donc peut être recherché légitimement.

Il y a ainsi divers bonheurs selon nos diverses aspirations, tous également valables et tous placés sur le même plan. Certes, ces aspirations pourront correspondre à ce que l'on est; il n'en demeure pas moins que cette multiplicité de commodités que l'on peut ainsi rechercher manifeste qu'aucune n'est vraiment essentielle. Il y a plus en effet: il faut dire que ces diverses variétés de commodités sont susceptibles, chacune, d'être apportées par diverses choses. La beauté, par exemple, peut se concevoir de diverses manières. La satisfaction de la volonté de bonheur se révèle susceptible d'être apportée de diverses façons, par diverses choses, toutes aussi légitimes les unes que les autres.

L'idée qu'on recherche tous le bonheur est un lieu commun de la philosophie antique. On la retrouve ainsi chez Platon, Aristote, Cicéron, comme chez Augustin75. C'est par Augustin sans doute qu'Anselme la connaît, et la reprend76; mais sa reprise en change le sens. Chez Augustin, et chez les Anciens en général, chercher le bonheur, c'était chercher à s'accomplir. Pour un Ancien comme Aristote, les vertus ne s'oubliaient pas77 parce que c'était par elles que nous étions heureux et que penser à son bonheur ne s'oubliait pas; mais la raison pour laquelle nous n'oubliions jamais de penser à notre bonheur était qu'il nous était impossible de nous oublier nous-mêmes: «ouôeiç yàp amoç auxou ôoiceï ôÀ,iy- copeïv» («il semble que personne ne se néglige soi-même», Rhétorique, II, 3, 1380al3). Il y avait alors une vérité (akr\Qeia) du soi à lui-même au sens où le soi ne s'échappait pas à lui-même78. Ainsi, le caractère inamissible de la recherche du bonheur chez Aristote était-il l'index du caractère inamissible de notre présence à nous-mêmes79. Disjoint de l'idée

75 Cf. Platon, Euthydème, 278e ; Aristote, Protreptique, fragments Walzer 3 et 4; Cicéron, Hortensius, fragment Mûller 36; Augustin, Confessions, X, xxi, 31, BA XIV, 198; Sermones, LUI, i, 1, PL XXXVIII, 364; De Trinitate, XIII, iv, 7, BA XVI, 280; De Moribus Ecclesiae Catholicae, I, m, 4, BA I, 140 . . .

76 Cf. De Casu Diaboli, iv, S I, 241, 14; xn, S I, 255, 4; 9-11. 77 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 10, 1 100bl2-17; Cicéron, De Finibus . . ., III, XV, 50. 78 Aristote reprend à son compte cette étymologie populaire du mot àA,f|0eia, cf.

Rhétorique, I, 7, 1365bl4. 79 Cf. Rémi Brague, Aristote et la question du monde — essai sur le contexte

cosmologique et anthropologique de l'ontologie, Paris, PUF, 1988, p. 154.

«Commodum», le bonheur selon saint Anselme 121

de perfection, le bonheur recherché chez Anselme n'a plus cette signification. Il désigne une volonté que Dieu a mise en nous de manière inamis- sible, sans que son but soit notre perfection, notre fin. Le suggère la fiction inventée par Anselme, imaginant successivement l'ange sans l'une ou l'autre des deux volontés distinguées80: aucune de ces deux volontés, pas même celle de bonheur, alors même que l'on ne peut pas ne pas vouloir notre bonheur, ne nous est essentielle. La volonté de bonheur est nécessairement en nous sans être liée à notre nature: Dieu est requis pour que nous ayons cette volonté, il l'implante en nous; elle n'est pas en nous comme une conséquence de nous-mêmes.

Duns Scot reprenant la distinction d'Anselme entre Yaffectio commodi et Yaffectio justitiae les opposait respectivement comme le désir, tendance naturelle à rechercher son bien, et comme la volonté, libre, capable d'aller au-delà de soi vers la recherche du bien de l'autre: alors que l'affection de justice se comprend chez le Docteur Subtil comme le principe même de la liberté, l'affection pour le commode nous attache à nous-mêmes81. Si Scot oppose à Aristote que l'homme, par sa volonté, se sépare du règne de la nature82, Vajfectio commodi désigne l'attachement naturel à soi, et peut donc se comprendre dans le sillage de la position aristotélicienne83: comme «mere appetitus intellectivus» (Ordinatio, II, d. 6, q. 2, n. 9, WV XII, 353; 354), c'est-à-dire «sine libertate» (354), Yaffectio commodi est la volonté telle qu'elle est traditionnellement comprise comme recherche de son propre accomplissement84. Est-ce le sens

80 De Casu Diaboli, xm-xiv, S I, 255-259. 81 Ordinatio, II, d. 6, q. 2, WV XII, 344-367; IV, d. 49, q. 9-10, WV XXI, 316-388;

Reportata Parisiensia, d. 49, q. 8-9, WV XXIV, 658-668. Cf. John Boler, «An image for the unity of will in Duns Scotus» in Journal of the History of Philosophy, 1994, XXXII, 1, p. 23-44, p. 25; «Transcending the natural: Duns Scotus on the two affections of the will» in American Catholic Philosophical Quarterly, 1993, LXVII, 1, p. 109-126. J. Boler fait remarquer que certes, Scot n'identifie pas expressément affectio commodi et volonté naturelle, mais le parallélisme qu'il établit entre le bonheur et la recherche de la perfection de sa nature fait qu'il est sans doute légitime de les relier.

82 Plus précisément même, il va transposer, dans le domaine de la liberté, une structure qui valait chez Aristote dans celui de la présence; cf. Olivier Boulnois, Etre et représentation — une généalogie de la métaphysique moderne à l'époque de Duns Scot (XlIIème-XIVème siècles), Paris, PUF, 1999, p. 203s.

83 Cf. Mary Elisabeth Ingham, «Scotus on the moral order» in American Catholic Philosophical Quarterly, 1993, LXVII, 1, p. 127-150, p. 128-9.

84 L! 'affectio commodi est chez Scot «ad suam perfectionem», ou «ad propriam perfec- tionem», «ad perfectionem intresecam realem» (Ordinatio, IV, d. 49, q. 10, n. 2-3, WV XXI, 318-319). Cf. Thomas Williams, «How Scotus separates morality from happiness» in The American Catholic Philosophical Quarterly, 1995, LXIX, 3, p. 425-445, p. 431-2; Sukjae Lee,

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de la distinction chez Anselme? Si l'on retrouve chez les deux auteurs l'idée que l'on veut nécessairement le commode, chez Anselme, Vaffec- tio commodi a-t-elle le sens de l'attention à soi? Il faut bien reconnaître que la voluntas commodi n'a pas, chez Anselme au contraire de chez Duns Scot, pour moteur la recherche du bonum sibi : Anselme ne fait pas tant référence pour expliquer cette volonté au fait que la créature penserait à soi85 qu'il ne dit simplement qu'elle ne peut faire autrement parce qu'elle a été faite avec cette volonté. La voluntas commodi n'a d'autre raison que Dieu nous a faits avec cette volonté. Vouloir des choses commodes n'est pas penser à soi, chercher à accomplir sa fin; c'est simplement faire ce que Dieu nous a établis voulant. La volonté de choses commodes est ainsi, chez l'abbé du Bec, une volonté de bonheur qui ne se conçoit pas comme accomplissement de soi: Anselme disjoint ainsi le fait d'être heureux du fait de s'accomplir.

Finalement, l'impossibilité d'être heureux simplement par sa justice, et la compréhension corollaire du bonheur comme simple commodité, semblent donc suggérer que ce que je suis vraiment, c'est-à-dire ce que je dois être, me demeure étranger à tel point que je ne me sens plus heureux lorsque je suis ce que je dois être: la coïncidence de soi à soi ne se manifeste plus dans l'expérience que je pourrais faire du bonheur; mais celui-ci se met à être compris dans la possession de biens commodes. En déplaçant, de l'être en un avoir comme tel non-essentiel, l'idée de bonheur, Anselme semble dessiner une anthropologie où l'accès à soi demeure problématique, puisqu'il ne devient plus possible de s'apercevoir que l'on accomplit sa nature, comme le bonheur le manifestait chez les Anciens. Ainsi, l'emploi du terme de «commodum» inviterait à penser une construction métaphysique où mon être véritable ne serait plus

«Scotus on the will: the rational power and the dual affections» in Vivarium, 1998, XXXVI, 1, p. 40-54, p. 44.

85 Anselme dit bien que l'homme cherche «ut bene sibi sit» (De Casu Diaboli, XII, S I, 255, 4; 12; De Concordia, III, xi, S II, 280, 11-12; 13). C'est peut-être d'une telle expression que Duns Scot tient son idée du commode comme bonum sibi. Mais, chez Anselme, l'élucidation de ce vouloir pour soi d'être bien ne se comprendra pas comme vouloir le bien pour soi. Ainsi, quand, prolongeant cette affirmation d'une volonté d'être bien, il parlera de Yaffectio commodi, il l'expliquera comme volonté de conserver la vie et la santé, mais, significativement, sans référence à soi (S II, 281, 14), la vie et la santé apparaissant comme des biens, parmi d'autres, que l'on aurait, et non pas comme ce que l'on est vraiment. Il ne s'agirait alors pas dans cette volonté d'être bien d'une volonté de perfectionnement de soi.

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inscrit en moi, où ne se produirait plus, du coup, ce bonheur de l'accord de soi à soi. Loin d'être anodin, ce terme serait le symptôme d'un soi qui nous échapperait. L'enjeu qui apparaîtrait avec ce terme ne serait en fin de compte rien moins que la compréhension de l'accès à soi, voire même du soi: la périphérie des bonheurs ne trahirait-elle pas une périphérie de l'être?

7, boulevard Saint-Germain Kristell Trego. F-75005 Paris

Résumé. — Anselme opère une identification, sans doute inouïe dans l'histoire de la philosophie, entre le bonheur et le commode. En rabattant le bonheur sur les choses commodes, Anselme se sépare de la conception antique du bonheur qui l'identifiait à la vertu; mais il se sépare également d'Augustin, qui ne faisait à cet égard qu'adapter la doctrine antique en ne liant plus le bonheur simplement à la vertu, mais à l'amour de Dieu. Au contraire, chez Anselme, loin de se concevoir comme dépendant de notre être, le bonheur compris comme du commode se conçoit comme consistant en certaines possessions, soit en tout ce que les Anciens avaient refusé qu'il soit. En identifiant le bonheur et le commode, Anselme entre donc dans un dialogue implicite avec la pensée antique.

Abstract. — Anselm brings about an identification, doubtless unheard of in the history of philosophy, between happiness and the advantageous. By reducing happiness to the advantageous, Anselm separates himself from the ancient conception of happiness, which identified it with virtue. But he also distances himself from Augustine, who in this respect merely adapted the ancient doctrine by no longer attaching happiness simply to virtue, but to the love of God. In Anselm, on the contrary — far from being conceived as depending on our being — happiness, since it pertains to the advantageous, is conceived as consisting in certain possessions, thus in precisely what the Ancients had refused it to be. By identifying happiness and the advantageous Anselm accordingly enters into an implicit dialogue with ancient thought. (Transi, by J. Dudley).