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Comparaison de textes du XIX e s appartenant au romantisme et au réalisme a. le décor T1 . CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme : « Une nuit dans les déserts du Nouveau Monde » XIXe s Un soir je m’étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s’éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d’une nuit dans les déserts du Nouveau Monde. Une heure après le coucher du soleil la lune se montra au-dessus des arbres, à l’horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l’orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L’astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée, tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d’écume, ou formaient dans les cieux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil, qu’on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par des brises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s’exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain dans nos champs cultivés l’imagination cherche à s’étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes ; mais dans ces régions sauvages l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu. >DE QUEL TYPE DE PAYSAGE S’AGIT-IL ?

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Comparaison de textes du XIX e s appartenant au romantisme et au réalisme

a. le décorT1 . CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme : « Une nuit dans les déserts du Nouveau Monde » XIXe s

Un soir je m’étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s’éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d’une nuit dans les déserts du Nouveau Monde.

Une heure après le coucher du soleil la lune se montra au-dessus des arbres, àl’horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l’orientavec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L’astresolitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée,tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautesmontagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, sedéroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers floconsd’écume, ou formaient dans les cieux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux àl’œil, qu’on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté dela lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumièrejusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes piedstour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations dela nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, laclarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par desbrises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres flottantes sur cette merimmobile de lumière. Auprès tout aurait été silence et repos sans la chute de quelquesfeuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, parintervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dansle calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers lesforêts solitaires.

La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s’exprimer dansles langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée.En vain dans nos champs cultivés l’imagination cherche à s’étendre ; elle rencontre detoutes parts les habitations des hommes ; mais dans ces régions sauvages l’âme seplaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, àméditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devantDieu.

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T2 Victor HUGO Notre-Dame de Paris XIXe s

[…] il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où,successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelédes vingt-huit niches royales, l'immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtreslatérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d'arcades àtrèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires etmassives tours avec leurs auvents [toit en avancée] d'ardoise, parties harmonieuses d'untout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l'œil, enfoule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture, et deciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l'ensemble ; vaste symphonie enpierre, pour ainsi dire ; œuvre colossale d'un homme et d'un peuple, tout ensemble une etcomplexe comme les Iliades et les romanceros [recueil de romances, chansons ou poèmes

sentimentaux espagnols] dont elle est sœur ; produit prodigieux de la cotisation de toutes lesforces d'une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie del'ouvrier disciplinée par le génie de l'artiste ; sorte de création humaine, en un mot,puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le doublecaractère : variété, éternité.

Et ce que nous disons ici de la façade, il faut le dire de l'église entière ; et ce que nousdisons de l'église cathédrale de Paris, il faut le dire de toutes les églises de la chrétientéau Moyen Âge. Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné.Mesurer l'orteil du pied, c'est mesurer le géant.

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T3 ZOLA L’Assommoir : Gervaise est blanchisseuse et se dirige vers le lavoir

Sur le boulevard, Gervaise tourna à gauche et suivit la rue Neuve-de-la-Goutte-d'Or. Enpassant devant la boutique de Mme Fauconnier, elle salua d'un petit signe de tête. Lelavoir était situé vers le milieu de la rue, à l'endroit où le pavé commençait à monter. Au-dessus d'un bâtiment plat, trois énormes réservoirs d'eau, des cylindres de zincfortement boulonnés, montraient leurs rondeurs grises ; tandis que, derrière, s'élevait leséchoir, un deuxième étage très haut, clos de tous les côtés par des persiennes à lamesminces, au travers desquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des pièces delinge séchant sur des fils de laiton. A droite des réservoirs, le tuyau étroit de la machineà vapeur soufflait, d'une haleine rude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise,sans retrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s'engagea sous la porte,encombrée de jarres d'eau de javel. Elle connaissait déjà la maîtresse du lavoir, unepetite femme délicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitré, avec desregistres devant elle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans desbocaux, des livres de bicarbonate de soude en paquets. Et, en passant, elle lui réclamason battoir et sa brosse, qu'elle lui avait donnés à garder, lors de son dernier savonnage.Puis, après avoir pris son numéro, elle entra. C'était un immense hangar, à plafond plat,à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtresclaires. Un plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue commeun brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins, s'étalant, noyant les fondsd'un voile bleuâtre. Il pleuvait une humidité lourde, chargée d'une odeur savonneuse,une odeur fade, moite, continue ; et, par moments, des souffles plus forts d'eau de javeldominaient. Le long des batteries, aux deux côtés de l'allée centrale, il y avait des filesde femmes, les bras nus jusqu'aux épaules, le cou nu, les jupes raccourcies montrantdes bas de couleur et de gros souliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, serenversaient pour crier un mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets,ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les chairs rougieset fumantes. Autour d'elles, sous elles, coulait un grand ruissellement, les seaux d'eauchaude promenés et vidés d'un trait, les robinets d'eau froide ouverts, pissant de haut,les éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés, les mares où ellespataugeaient s'en allant par petits ruisseaux sur les dalles en pente. Et, au milieu descris, des coups cadencés, du bruit murmurant de pluie, de cette clameur d'orages'étouffant sous le plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanche d'unerosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation dansante de son volantqui semblait régler l'énormité du tapage.

Encadré : la description technique du lavoir (bâtiment). Surligné en jaune : les éléments qui le montrent dans son fonctionnement

général. Surligné en bleu : les éléments qui montrent Gervaise et les blanchisseuses

au travail, avec leurs outils. >>Pourriez-vous faire le croquis du lavoir et expliquer son fonctionnement ? Quels sont les sens concernés ?

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(cf quelques illustrations plus loin, qui cependant ne montrent pas le côté pré-industriel du lavoir de Zola avec samachine à vapeur qui fournit de l’eau chaude aux lavandières et ses silos d’eau)

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T4 . BALZAC, Le Père Goriot, 1835

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’ilfaudrait appeler l’ odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elledonne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’unesalle où l’on a dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-être pourrait-elle sedécrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires etnauséabondes qu’y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaquepensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien, malgré ces plates horreurs, si vous lecompariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant etparfumé comme doit l’être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinteen une couleur indistincte aujourd’hui, qui forme un fond sur lequel la crasse aimprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquéede buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds demoiré métallique, des piles d’assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus,fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sertà garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s’yrencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme lesont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucinqui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l’appétit, toutes encadréesen bois noir verni à filets dorés ; un cartel en écaille incrusté de cuivre ; un poêle vert,des quinquets d’Argand où la poussière se combine avec l’huile, une longue tablecouverte en toile cirée assez grasse pour qu’un facétieux externe y écrive son nom ense servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassonspiteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis deschaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois secarbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant,rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description quiretarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraientpas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les misesen couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée,râpée. Si elle n’a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n’a ni trous nihaillons, elle va tomber en pourriture.

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b. le portrait

T5 . CHATEAUBRIAND, ATALA : « Les funérailles d’Atala »19 e s

Nous convînmes que nous partirions le lendemain au lever du soleil pourenterrer Atala sous l’arche du pont naturel, à l’entrée des Bocages de la mort. Il futaussi résolu que nous passerions la nuit en prière auprès du corps de cette sainte.Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte quidonnait vers le Nord. L’ermite les avait roulés dans une pièce de lin d’Europe, filé par samère : c’était le seul bien qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait àson propre tombeau. Atala était couchée sur un gazon de sensitives des montagnes ;ses pieds, sa tête, ses épaules et une partie de son sein étaient découverts. On voyaitdans ses cheveux une fleur de magnolia fanée… Ses lèvres, comme un bouton de rosecueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues d’uneblancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaientfermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d’albâtre pressaient sur soncœur un crucifix d’ébène ; le scapulaire de ses vœux était passé à son cou. Elleparaissait enchantée par l’Ange de la mélancolie, et par le double sommeil del’innocence et de la tombe. Je n’ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré quecette jeune fille avait joui de la lumière, aurait pu la prendre pour la statue de la Virginitéendormie.

Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J’étais assis en silence au chevet dulit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son sommeil, j’avais supporté sur mesgenoux cette tête charmante ! Que de fois je m’étais penché sur elle, pour entendre etpour respirer son souffle ! Mais à présent aucun bruit ne sortait de ce sein immobile, etc’était en vain que j’attendais le réveil de la beauté !

La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu dela nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d’une compagne.Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie, qu’elle aime àraconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. De temps en temps, lereligieux plongeait un rameau fleuri dans une eau consacrée, puis secouant la branchehumide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur un air antiquequelques vers d’un vieux poète nommé Job ; il disait : “ J’ai passé comme une fleur : j’ai séché comme l’herbe des champs. Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dansl’amertume du cœur ? ”Ainsi chantait l’ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée allait roulantdans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos,de tous les torrents, de toutes les forêts. Les roucoulements de la colombe de Virginie,la chute d’un torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appelait lesvoyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres, et l’on croyait entendre dans lesBocages de la mort le chœur lointain des décédés, qui répondait à la voix du solitaire. ”

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T6 . BALZAC, Le père Goriot : Incipit (suite)

Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de Mme Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis, elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet, ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottie la spéculation, et dont Mme Vauquer respire l’air chaudement fétide sans en être écoeurée.Sa figure fraîche comme une première gelée d’automne, ses yeux ridés dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires

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c. l’action

T7. Lors de la révolte de juin 1832, les républicains affrontent les gardes nationaux et les soldats du roi, envoyés pour rétablir l’ordre. À la barricade de la rue Saint-Denis, les républicains manquent de munitions. Gavroche sort afin de récupérer les cartouches

des soldats morts au combat.

Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant (1) près d’une borne, une balle frappa le cadavre.— Fichtre ! fit Gavroche. Voilà qu’on me tue mes morts.Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier.Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue.Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :

On est laid à Nanterre,C’est la faute à Voltaire ;Et bête à Palaiseau,C’est la faute à Rousseau.

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançantvers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne (2). Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta :

Je ne suis pas notaire,C’est la faute à Voltaire ;Je suis petit oiseau,C’est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet :

Joie est mon caractère,C’est la faute à Voltaire ;Misère est mon trousseau,C’est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant (3). Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés (4), haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde (5) du spectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Notes :1 - Gisant : étendu, sans mouvement ; mort.2 - Giberne : boîte portée à la ceinture ou en bandoulière, dans laquelle les soldats mettent leurs cartouches.3 - En l’ajustant : en le visant avec leur fusil.4 - Les insurgés : les révoltés.5 - Camarde : l’adjectif signifie «qui a le nez plat, écrasé». La camarde désigne également la mort.

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T8 . ZOLA L’Assommoir Gervaise cherche le linge sale d’une cliente.Dans l’air chaud, une puanteur fade montait de tout ce linge sale remué."Oh ! là là, ça gazouille ! dit Clémence, en se bouchant le nez.– Pardi ! si c'était propre, on ne nous le donnerait pas, expliqua tranquillement Gervaise. Ça sentson fruit, quoi !... Nous disions quatorze chemises de femme. N'est-ce pas, madame Bijard ?quinze, seize, dix-sept…"Elle continua à compter tout haut. Elle n'avait aucun dégoût, habituée à l'ordure ; elle enfonçaitses bras nus et roses au milieu des chemises jaunes de crasse, des torchons raidis par lagraisse des eaux de vaisselle, des chaussettes mangées et pourries de sueur. Pourtant, dansl'odeur forte qui battait son visage penché au-dessus des tas, une nonchalance la prenait. Elles'était assise au bord d'un tabouret, se courbant en deux, allongeant les mains à droite, àgauche, avec des gestes ralentis, comme si elle se grisait de cette puanteur humaine,vaguement souriante, les yeux noyés. Et il semblait que ses premières paresses vinssent de là,de l'asphyxie des vieux linges empoisonnant l'air autour d'elle.

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T9 .DUMAS Les Compagnons de Jéhu– XIX e s

Charles Morgan est le chef des compagnons de Jéhu, groupe royaliste qui se bat contreles républicains. Mais la cause royaliste est perdue : pour sauver ses amis, il dissout legroupe et dit à tous de fuir : leur cachette, une grotte, vient d’être repérée par Roland, lechef des soldats républicains et frère d’Amélie, la femme qu’aime Morgan. Il ne peut serésoudre à la quitter, et va la rejoindre au risque de sa vie.

Morgan tomba à genoux.-Eh bien, dit-il, à tes pieds, Amélie, les mains jointes, avec la voix la plus suppliante

de mon cœur, je viens te dire : Amélie, veux-tu fuir ? Amélie, veux-tu quitter la France ?Amélie, veux-tu être ma femme ? (…) Réfléchis bien, Amélie ; ce que je te propose, c’estl’abandon de la patrie et de la famille, c’est-à-dire de tout ce qui est cher, de tout ce qui estsacré ; en me suivant, tu quittes le château où tu es née, la mère qui t’y as enfantée etnourrie, le frère qui t’aime, et qui lorsqu’il saura que tu es la femme d’un brigand te haïrapeut-être, te méprisera certainement.

Et, en parlant ainsi, Morgan interrogeait avec anxiété le visage d’Amélie.Ce visage s’éclaira graduellement d’un doux sourire, et, comme s’il s’abaissait du

ciel sur la terre, s’inclinant sur le jeune homme toujours à genoux :-O ! Charles ! dit la jeune fille d’une voix douce comme le murmure de la rivière qui

s’écoulait claire et limpide sous ses pieds, il faut que ce soit une chose bien puissante quel’amour qui émane directement de Dieu puisque, malgré les paroles terribles que tu viensde prononcer, sans crainte, sans hésitation, presque sans regrets, je te dis : « Charles,me voilà, Charles, je suis à toi, Charles, quand partons-nous ? »[quelques minutes plus tard]Il lui semblait entendre des détonations successives comme un pétillement demousqueterie. (…)

-Oh ! s’écria Morgan, j’avais bien raison de douter de mon bonheur jusqu’audernier moment ! Mes amis sont attaqués ! Amélie, adieu, adieu !

-Comment ! adieu ? s’écria Amélie pâlissante ; tu me quittes ?Le bruit de la fusillade devint plus distinct.-N’entends-tu pas ? Ils se battent, et je ne suis pas là pour me battre avec eux !Fille et sœur de soldat, Amélie comprit tout, et n’essaya point de résister.-Va, dit-elle en laissant tomber ses bras ; tu avais raison, nous sommes perdus.Le jeune homme poussa un cri de rage, saisit une seconde fois la jeune fille, la

serra sur sa poitrine, comme s’il voulait l’étouffer ; puis, bondissant du haut en bas duperron, et s’élançant dans la direction de la fusillade avec la rapidité du daim poursuivi parles chasseurs :

-Me voilà, amis ! cria-t-il, me voilà !Et il disparut comme une ombre sous les grands arbres du parc.Amélie tomba à genoux, les bras étendus vers lui, mais sans avoir la force de le

rappeler ; ou, si elle le rappela, ce fut d’une voix si faible que Morgan ne lui répondit pointet ne ralentit pas sa course pour lui répondre.

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T 10-11 ZOLA Germinal 19e s

LES MINEURSCatherine et Étienne se hâtèrent de remplir leurs berlines et les poussèrent au planincliné, l’échine raidie, rampant sous le toit bossué de la voie. Dès le second voyage, lasueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau.

Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abrégeaient le déjeuner,pour ne pas se refroidir ; et leurs briquets, mangés ainsi loin du soleil, avec une voracitémuette, leur chargeaient de plomb l’estomac. Allongés sur le flanc, ils tapaient plus fort,ils n’avaient que l’idée fixe de compléter un gros nombre de berlines. Tout disparaissaitdans cette rage du gain disputé si rudement. Ils cessaient de sentir l’eau qui ruisselait etenflait leurs membres, les crampes des attitudes forcées, l’étouffement des ténèbres,où ils blémissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, à mesure que lajournée s’avançait, l’air s’empoisonnait davantage, se chauffait de la fumée des lampes,de la pestilence des haleines, de l’asphyxie du grisou, gênant sur les yeux comme destoiles d’araignée, et que devait seul balayer l’aérage de la nuit. Eux, au fond de leur troude taupe, sous le poids de la terre, n’ayant plus de souffle dans leurs poitrinesembrasées, tapaient toujours.

***Le grisou (5e partie, chapitre 4) On avait pourtant donné des ordres sévères, car des fuites de grisou s’étaientdéclarées, le gaz séjournait en masse énorme, dans ces couloirs étroits, privésd’aérage. Brusquement, un coup de foudre éclata, une trombe de feu sortit du boyau,comme de la gueule d’un canon chargé à mitraille. Tout flambait, l’air s’enflammait ainsique de la poudre, d’un bout à l’autre des galeries. Ce torrent de flamme emporta leporion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour en une éruption, quicrachait des roches et des débris de charpente

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d. la mort

T12 . HUGO, Les misérables (suite) : « La mort de Gavroche »

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet (6). On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée (7) dans ce pygmée (8) ; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n’étaittombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant (9), un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter.

Je suis tombé par terre,C’est la faute à Voltaire,Le nez dans le ruisseau,C’est la faute à…

Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler.

NOTES

6 - Feu follet : petite flamme due à la combustion spontanée de gaz (se dégageant de matières en décomposition).7 - Antée : géant qui retrouvait ses forces dès qu’il touchait le sol.8 - Pygmée : individu de très petite taille.9 - Sur son séant : en position assise.

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T13 FLAUBERT, Madame Bovary

Emma ne pouvant rembourser des dettes faites pour vivre « la grande vie », s’est suicidée à l’arsenic : A huit heures, les vomissements reparurent. Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine. - C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il. Mais elle dit d’une voix forte : - Non, tu te trompes ! Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé. Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant. Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria : Ah ! c’est atroce, mon Dieu !

Notes : geindre : gémir à voix basse ; exhalaison : émission, diffusion.

T14 . ZOLA, GerminalLors de la grève des mineurs, les soldats tirent sur les grévistes, et touchent pour commencer deux enfants, Bébert etLydie.

Bébert et Lydie s'étaient affaissés l'un sur l'autre, aux trois premiers coups, la petite frappée à la face,le petit troué au-dessous de l'épaule gauche. Elle, foudroyée, ne bougeait plus. (…) Les cinq autrescoups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment où il suppliait lescamarades, il était tombé à genoux ; et, glissé sur une hanche, il râlait par terre, les yeux pleins deslarmes qu'il avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, s'était abattue toute raide et craquante commeun fagot de bois sec, en bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang. Mais alors le feu depeloton balayait le terrain, fauchait à cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balleentra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassé, aux pieds de Zacharie et de Philomène, dontles deux mioches furent couverts de gouttes rouges.

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ZOLA REPORTER dans ses CarnetsPendant une semaine, d’abord accompagnant le député Alfred Giard, qui le fait passer pour sonsecrétaire, puis acceptant, en compagnie de Jules Giard, le rôle d’écrivain en visite d’étude [3], ilparcourt les corons, assiste à des réunions syndicales, interroge des mineurs et des femmes demineurs, entre dans les demeures et les cafés, se familiarise avec les manières de vivre et lesrevendications, observe la discipline des grévistes dans l’action. Plus tard, un de ses premiersbiographes anglais, Sherard, rencontrera un vieux porion avec qui Zola s’était entretenu : jamaispersonne ne lui avait posé autant de questions. Il rencontre aussi un des dirigeants de la grève :Émile Basly, âgé d’une trentaine d’années, ancien mineur devenu cabaretier en face du coronJean-Bart, avec pour enseigne Au XIXe siècle, et qui vient d’être élu secrétaire général de lachambre syndicale des mineurs du Nord : un homme qui a traversé les deux hiérarchies dumétier, la hiérarchie professionnelle et la hiérarchie des porte-parole [4].

Il ne se sépare à aucun moment de son carnet de notes : il saisit ses observations, les mots qu’ilentend, sur l’instant même, au crayon, comme un journaliste de reportage, ou bien il les rédige lesoir venu, dans sa chambre d’hôtel. C’est des Notes sur Anzin que naîtra le rendu authentique despaysages, des décors d’intérieur et des portraits, tandis que les sources livresques serviront àparfaire, en trompe-l’œil, la vraisemblance technique. Il décrit à grands traits Anzin et sesapproches, « les grandes routes droites, allant par le pays largement ondulé », les « maisons basses àun seul étage, mêlées à des constructions bourgeoises », les faubourgs avec « des cabarets enmasses, quelques bals, des petites boutiques », les routes pavées du Nord, les corons, rectilignesavec leurs « deux rangs de maisons collées dos à dos »,

leurs jardins maigres, leurs puits communs, les tonneaux où l’on recueille les eaux de pluie, lesustensiles qui traînent. Le décor pauvre et triste des quartiers ouvriers, sous la pluie qui colle laboue noire. Et les noms et surnoms des corons : les Trente, les Quarante-six, les Soixante et Onze,les Cent Vingt, les Bas de soie, Paie tes dettes…

8 Visitant une de ces petites maisons de coron, introduit par Alfred Giard ou son frère, il en inscritdans sa mémoire toute la topographie : la pièce unique du bas, où tout le monde vit, avec son soldallé, nettoyé le dimanche avec du sable blanc, le buffet en sapin verni, la table, quelques chaises,un coucou au mur, la cheminée avec sa grille à charbon où brûle le charbon de mauvaise qualitédonné par la compagnie ; en haut, le couloir où les enfants couchent, la chambre conjugale, danslaquelle il faut bien aussi accueillir des enfants. Il observe aussi la famille qui lui a ouvert sa porte :la mère, quarante ans, très fanée, « la gorge abandonnée dans un corsage de laine, la jupe rapiécée »,deux ou trois garçons, « la tête grosse et soufflée », qui mangent des tartines, une fille bien mise,mais « bossue terriblement », une

autre fille très blonde. La famille type, avec le poids du temps, des privations, et des nombreuxenfants. Beaucoup d’hommes sont petits, « avec de grosses moustaches rouges » : si l’apparencegénérale est calme, « même endormie », « l’œil est vif, le geste est énergique ». Zola découvre unautre monde : jamais il n’a eu – et peut-être jamais aucun écrivain n’a eu avant lui – un contactaussi proche avec les ouvriers d’industrie, fréquentés, même brièvement, sur leur lieu de travail, etdans leur vie collective autant qu’individuelle.

9 Il se fait raconter la journée d’un mineur de fond : lever à quatre heures, départ « en emportant ledéjeuner, des tartines ou de la viande et une gourde de café », descente au fond, chemin jusqu’à lataille, « souvent deux kilomètres à faire sous terre », travail, déjeuner accroupi sur le chantier,retour. Les

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femmes et les filles travaillent au triage du charbon, en surface : Catherine Maheu descendra dansles galeries, mais l’action du roman se passera en 1866, plusieurs années avant la loi épargnant auxfemmes le travail au fond. La débauche est endémique, les filles « ne se marient qu’au deuxième outroisième enfant ».

10 La fréquentation des cabarets n’arrange rien. Zola est entré au cabaret de La cantinière. On yboit en silence des chopes de bière à deux sous, tirées à des robinets. Le café et la bière, ce sont lesdeux boissons du Nord, l’une à domicile, l’autre au cabaret. Le cabaretier est un gros homme àfigure gaie, qui tient son établissement très simple et très propre. Dans un autre estaminet, il y a unesalle de bal, avec une petite tribune pour les musiciens, « dont la tête doit toucher le plafond ».Apparemment, Zola n’a

pas la chance de pouvoir assister à une fête locale, la « ducasse » : il en décrira les réjouissancesd’après les récits du porion Laurent. En sa compagnie, Zola retourne au cabaret, et relève denouveaux détails sur les chopes de bière : petites, moyennes, grandes, toutes à deux sous. Ledimanche, pendant sa tournée des cabarets, l’ouvrier a la sagesse de ne prendre chaque fois que lapetite. Laurent se fait son professeur d’ethnographie minière : il lui livre tous les détails du vécuquotidien, hors journée de travail, dont le romancier est par nature friand. La journée des femmes,des filles et des garçons au coron ; la cuisine, les bavardages et les disputes des commères, lesamours libres des filles, les polissonneries des enfants, la prostitution, la présence équivoque des «logeurs », ces jeunes ouvriers mineurs célibataires hébergés par une famille moyennant quelqueredevance. Le dimanche du mineur et la ducasse, avec les divertissements favoris des hommes duNord : les cartes, le piquet, les quilles, la crosse – sorte d’ancêtre populaire du golf –, les combatsde coqs, les concours de pinsons. Pour la troisième fois, avec une curiosité inlassable des routines etdes rituels du mode de vie, dans ses originalités de classe et de lieu, il écoute et consigne tous lesfaits et gestes du mineur et de sa famille, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. C’est uneenquête sans précédent, et qui se garde d’oublier les comportements coutumiers aux grandsmoments de la vie, de la naissance à la mort. « Les visites du médecin sont beaucoup trop rapides. »« Pas de religion, les prêtres ne vont guère dans les corons. » Le poids des dettes : les mineurspaient encore en 1881 celles de la grève de 1878. Peu de détails sur les révoltes, tout au plus celui-ci, d’où naîtra un des grands tableaux de l’œuvre, le rassemblement nocturne clandestin dans laforêt du Plan-des-Dames [5] : « Les mineurs, autrefois, après les petites réunions dans une salle debal, allaient s’entendre dans la forêt de Raismes. »