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1 Conférence OIP 2014 Paris, le 15 mai 2014 Conférence OIP 2014 Ouverture Table Ronde « OIP : la nécessité de garantir l’équité de la recherche Internet » Participent à la table ronde : Benoît SILLARD, PDG, CCM Benchmark Group Christoph KEESE, vice-président exécutif, Axel Springer SE Denis OLIVENNES, Président-directeur général, Lagardère Active La table ronde est animée par Armelle THORAVAL. Benoît SILLARD, Jusqu’en octobre dernier, j’étais un grand admirateur de Google et un partenaire important, en France, de la firme américaine. Puis j’ai reçu, en novembre, un coup de fil remettant en cause de façon léonine un de nos contrats. J’ai alors refusé le renouvellement du contrat. On m’a invité à me rendre à Mountain View et là, je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’un problème ponctuel : c’est tout un système qui s’est mis en place, face auquel il n’y a pas de contre-pouvoir. Google n’a pas à être le seul acteur qui ait vocation à « donner l’information au monde », comme l’a affirmé ce jour-là devant moi le Président de Google. Armelle THORAVAL Christoph, quel est l’enjeu de ce débat selon vous ? Christoph KEESE La Commission européenne a pris à bras-le-corps ce problème de recherche sur Internet, qui est loin d’être neutre. Nous sommes tout à fait favorables à la concurrence et celle-ci doit exister en particulier sur Internet afin que les consommateurs trouvent toute l’offre à laquelle ils peuvent prétendre. Les résultats de recherche doivent cependant être listés en fonction de leur seule pertinence et les recherches pertinentes doivent précéder celles qui ne sont pas pertinentes. Google ne procède pas de cette façon et est en train de favoriser ses propres offres. Google bénéficie d’une position ultra-dominante et une telle position ne permet pas à un acteur de se comporter comme un acteur mineur : il se trouve dans une situation de monopole. La Commission européenne a finalement déclaré que Google était en train de dévier le trafic sur Internet. Pour autant, elle ne propose à ce stade qu’un accord qui ne sera pas de nature à résoudre le problème. Cet accord risque même de l’aggraver. Il sera sans doute voté par la Commission européenne cet été, même si nous lui avons demandé de voter contre ce projet.

Compte Rendu Colloque de l'"Open Internet Project" le 15 mai à la Cité Universitaire à Paris

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Compte Rendu Colloque de l'"Open Internet Project" le 15 mai à la Cité Universitaire à Paris (avec différents intervenants : groupes Lagardère, Axel Springer, CCM Benchmark etc.)

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Conférence OIP 2014

Paris, le 15 mai 2014

Conférence OIP 2014

Ouverture – Table Ronde « OIP : la nécessité de garantir l’équité de la

recherche Internet »

Participent à la table ronde :

Benoît SILLARD, PDG, CCM Benchmark Group

Christoph KEESE, vice-président exécutif, Axel Springer SE

Denis OLIVENNES, Président-directeur général, Lagardère Active

La table ronde est animée par Armelle THORAVAL.

Benoît SILLARD,

Jusqu’en octobre dernier, j’étais un grand admirateur de Google et un partenaire important, en France, de la firme américaine. Puis j’ai reçu, en novembre, un coup de fil remettant en cause de façon léonine un de nos contrats. J’ai alors refusé le renouvellement du contrat. On m’a invité à me rendre à Mountain View et là, je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’un problème ponctuel : c’est tout un système qui s’est mis en place, face auquel il n’y a pas de contre-pouvoir. Google n’a pas à être le seul acteur qui ait vocation à « donner l’information au monde », comme l’a affirmé ce jour-là devant moi le Président de Google.

Armelle THORAVAL

Christoph, quel est l’enjeu de ce débat selon vous ?

Christoph KEESE

La Commission européenne a pris à bras-le-corps ce problème de recherche sur Internet, qui est loin d’être neutre. Nous sommes tout à fait favorables à la concurrence et celle-ci doit exister en particulier sur Internet afin que les consommateurs trouvent toute l’offre à laquelle ils peuvent prétendre. Les résultats de recherche doivent cependant être listés en fonction de leur seule pertinence et les recherches pertinentes doivent précéder celles qui ne sont pas pertinentes. Google ne procède pas de cette façon et est en train de favoriser ses propres offres. Google bénéficie d’une position ultra-dominante et une telle position ne permet pas à un acteur de se comporter comme un acteur mineur : il se trouve dans une situation de monopole. La Commission européenne a finalement déclaré que Google était en train de dévier le trafic sur Internet. Pour autant, elle ne propose à ce stade qu’un accord qui ne sera pas de nature à résoudre le problème. Cet accord risque même de l’aggraver. Il sera sans doute voté par la Commission européenne cet été, même si nous lui avons demandé de voter contre ce projet.

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Paris, le 15 mai 2014

Armelle THORAVAL

Vous avez donc décidé de rejoindre cette initiative parce que selon vous cette problématique va bien au-delà des intérêts du secteur digital européen ?

Denis OLIVENNES

Nous avons rejoint cette initiative par réaction de chef d’entreprise mais aussi par réaction citoyenne. Un spectre hante l’Europe : l’affaiblissement durable de son industrie numérique, donc de la croissance et des emplois futurs du continent européen. Cet affaiblissement n’est pas dû au manque de talent des entrepreneurs européens, mais plutôt à une forme de naïveté, notamment chez les autorités chargées de la régulation de la concurrence. Ces dernières n’ont pas mis en œuvre des règles permettant une compétition équitable. Il ne s’agit en rien d’une initiative protectionniste. Nous sommes pour un monde de l’Internet ouvert et neutre. Ce n’est en rien une initiative hostile à tel ou tel acteur. Nous constatons de facto que les quatre grands écosystèmes du monde numérique sont aujourd'hui dominés par un acteur américain (dont Google pour les moteurs de recherche). Ces écosystèmes ont atteint cette position par leurs talents et leur génie. Ils occupent cependant une position devenue ultra-dominante et ne doivent pas avoir le droit d’abuser de cette position dominante. C’est aussi simple que cela.

C’est ce qui nous conduit à agir. J’en prendrai un exemple. Il y a quelques années, dans un autre secteur, une grande entreprise qui fabrique des systèmes d’exploitation, Microsoft, a subi un coup d’arrêt très fort de la Commission européenne, qui a su dire : « non ». Depuis lors, les choses sont rentrées dans l’ordre et cette entreprise opère désormais dans des conditions normales de marché.

Il y a évidemment une distorsion sur le plan fiscal. Lorsque leguide.com, qui réalise un chiffre d'affaires de 50 millions d'euros en France, paie le même impôt sur les sociétés que Google, qui réalise un chiffre d'affaires de 1,6 milliard d'euros, chacun comprend qu’il y a là aussi une distorsion de concurrence à laquelle il faut mettre fin.

Armelle THORAVAL

Christoph, pouvez-vous nous décrire une autre facette du problème de la recherche sur Internet ?

Christoph KEESE

Google est une entreprise extrêmement innovatrice, qui a créé de nombreux produits extrêmement ingénieux (Google Earth, Google Maps, etc.). Il existe cependant une tendance dans laquelle on peut voir une véritable dérive : tout produit offert par Google dans un autre marché est toujours en tête de liste des résultats de recherche. En Allemagne, lorsque vous saisissez le nom de deux villes entre lesquelles vous souhaitez voyager, Google Maps arrive toujours en tête, avec son service de train. De la même façon, même si nous aimons tous YouTube, lorsque vous cherchez le nom d’un groupe de rock, YouTube sera systématiquement cité en tête des résultats de recherche. Comment une autre plateforme pourrait-elle sérieusement entrer en concurrence avec ce type de monopole ?

Armelle THORAVAL

Denis, pourquoi le programme que vous conduisez a-t-il pour nom « diversité » ?

Denis OLIVENNES

Internet a suscité l’émergence d’un monde libre et ouvert. C’est pour cela que nous nous battons. Nous ne combattons pas Google en particulier. Nous aimerions que Google revienne à un jeu coopératif normal, n’abuse pas de sa position et ne construise pas sa richesse sur le cimetière des initiatives européennes qu’il aura condamnées. Notre ennemi est « Tina » (there is no alternative). Internet a été conçu pour éviter Tina, car Internet est

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synonyme de la multiplication des choix. Internet ne peut être le monde d’un seul. C’est le sens de notre combat.

Armelle THORAVAL

Benoît, je crois que vous avez une crainte particulière quant au projet de Google. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Benoît SILLARD

La vision développée par Google est quasiment politique, voire éthique. Elle est extrêmement engageante, marquée d’une certaine façon par un certain nihilisme et même du rigorisme. Google a le droit d’avoir ces positions mais il faut que se mette en place un contre-pouvoir. Celui-ci ne peut être érigé à l’échelle nationale, car Internet transcende largement les frontières nationales. Il est possible, en revanche, d’initier une réponse européenne, car une réponse au plan européen aurait une influence mondiale. Nous avons choisi de déposer cette plainte le 15 mai, à dix jours des élections européennes, à dessein : c’est pour en appeler aux hommes politiques et aux parlementaires qui vont être élus afin qu’ils s’emparent de ce sujet de société et que celui-ci soit placé en haut de leur agenda.

La France et l’Allemagne, qui sont à l’origine de cette initiative, souhaitent ainsi retrouver, via l’Europe, leur influence culturelle.

Denis OLIVENNES

S’il est un domaine dans lequel l’Europe a du sens, c’est effectivement celui-là. Les sources d’optimisme sont assez rares en Europe. Nous avons démontré notre savoir-faire technologique dans d’autres secteurs. Nous avons raté l’étape de construction des grands écosystèmes industriels. La question consiste maintenant à savoir si nous allons aussi passer à côté de la seconde étape. Cela passe par notre capacité à faire respecter des règles du jeu numériques.

Il s’agit d’un débat pratique, même s’il existe par ailleurs de nombreux débats théoriques en Europe. Cela passe par le rétablissement d’une concurrence accélérée. Tant que Google pourra, d’un geste ou d’un bruissement d’algorithme, écraser tout acteur qui revendiquerait une place au soleil, la situation ne sera pas équitable.

Armelle THORAVAL

Christoph, quels sont les principaux objectifs de la plainte déposée ce jour ?

Christoph KEESE

Toute une série de plaintes ont été déposées. Elles ont un dénominateur commun : la recherche d’équité et le retour au principe de pertinence. Il ne s’agit en aucun cas de favoriser nos propres sites. Nous allons montrer de nombreux exemples de ce que nous dénonçons afin que des mesures empêchent Google de poursuivre de telles pratiques.

Le commissaire européen à la concurrence, M. Almunia a négocié l’accord et souhaite une décision de la Commission sur un texte qui ne peut être amendé. Si la commission le valide, cela deviendra une loi et il faudra y voir une décision unilatérale imposée par la Commission européenne. Google est parvenu à négocier cet accord avec la Commission et tout citoyen européen sera lié par cet accord, sans recours possible. Il faudra alors s’attendre à de sérieux dégâts sur l’économie européenne : pourquoi investir dans un moteur de recherche où la comparaison de prix n’est pas possible, dès lors que les offres de Google seront systématiquement mises en avant ?

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Armelle THORAVAL

Que pouvons-nous espérer et quelles seront les solutions susceptibles de se faire jour, au-delà de la démarche initiée vis-à-vis de la Commission ?

Benoît SILLARD

Il est très important que cette plainte aboutisse et que se mette en place une vraie régulation. Il faut aussi une séparation du moteur de recherche de Google et du reste afin qu’il n’y ait pas un mélange des genres. De plus, nous parlons du moteur de recherche mais Google continue de lancer d’autres projets et des innovations dans le même temps. Nous devons nous doter de règles systémiques pour anticiper ces évolutions plutôt que de toujours courir derrière.

Denis OLIVENNES

Nous sommes pour la compétition. D'ailleurs, nous sommes tous concurrents. Nous nous battons férocement les uns contre les autres. Nous voulons un monde ouvert et non la protection. Nous sommes pour une compétition équitable entre les acteurs. De fait, Google se trouve dans une position particulière tant elle est dominante. Si nous ne parvenons pas à obtenir que Google respecte des conditions de concurrence équitables, il faudra demander le dégroupage de Google.

Armelle THORAVAL

Merci à tous.

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Paris, le 15 mai 2014

Les nouvelles règles de protection des données : une sauvegarde contre la concurrence déloyale sur Internet ?

Ole SCHROEDER

Secrétaire d’Etat parlementaire du ministère fédéral de l’Intérieur et député du Bundestag

Je vous remercie pour votre invitation et je me permets de vous adresser les salutations de notre Ministre de l’Intérieur, retenu à Berlin. L’Allemagne est responsable de la négociation d’une nouvelle réglementation en matière de protection des données. La loi et la législation me semblent aujourd'hui à la traîne des développements technologiques, ce qui rend indispensable de la moderniser, tant pour les lois antitrust que pour le cadre légal de la protection des données.

La loi applicable aujourd'hui est fondée sur une directive de 1995 qui porte sur le traitement des dossiers individuels par un seul contrôleur dans un système de traitement de données locales et centrales. Ses principes ne sont plus compatibles avec les réalités actuelles d’Internet. Nous vivons à l’âge de l’information mondiale et les données sont partout. Tout ce que nous faisons produit des données qui sont généralement stockées de façon permanente. Les mots clés sont le Big Data, l’Internet mobile et l’Internet des objets.

La loi sur la protection des données recouvre un vaste ensemble de problèmes. La réforme de la Commission européenne aura des impacts significatifs sur les individus, les affaires et les administrations publiques. Aucun domaine de la vie n’y échappera. La réglementation de la protection des données devra aussi réguler la communication sur Internet.

La situation actuelle permet à de grandes entreprises, en particulier américaines, de bénéficier d’avantages concurrentiels. Elles utilisent leur position dominante sur le marché pour se renforcer encore davantage. C’est une des raisons du lancement de l’Open Internet Project. C’est aussi une des raisons pour lesquelles nous avons besoin d’un cadre législatif rénové en matière de protection des données.

Un travail a été engagé sur ce sujet au début de l’année 2012, avec pour objectif de moderniser le cadre réglementaire et législatif de la protection des données. L’importance de cette réforme ne doit pas être sous-estimée. Cette loi doit être capable de couvrir Internet tout en étant acceptée par la société. Le cloud computing, le profilage, le pistage comportemental, le targeting, le Big Data et les analyses prédictives (Internet des objets, Internet mobile, medias sociaux, etc.) ne sont pas encore couverts de façon adéquate par le cadre réglementaire.

Notre objectif vise bien sûr à protéger les individus contre des abus gouvernementaux éventuels mais aussi contre les abus d’acteurs privés tels que Google, Amazon ou Yahoo. Ces entreprises détiennent des données représentant un volume beaucoup plus considérable que celui dont disposent les gouvernements. Nous exigeons des entreprises qu’elles fassent face aux responsabilités qu’implique un Internet libre. Si cela suppose d’empêcher toute discrimination numérique, nous devons aussi trouver un équilibre entre les intérêts de ces entreprises et les obligations des propriétaires de données, c'est-à-dire les individus. La liberté de pensée et la liberté de parole seront bien sûr garanties par le nouveau cadre législatif. Nous avons besoin d’une réforme fondamentale du cadre législatif de la protection des données qui tienne compte des avancées technologiques sans omettre tous les aspects pratiques du problème.

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Il faudra que la nouvelle loi s’applique à tout un chacun (grandes entreprises, PME, start-up, etc.). Nous devons également nous assurer que la loi sur la protection des données en Europe ne crée pas d’inconvénients majeurs pour les entreprises européennes, ce qui pourrait être le cas si elles étaient soumises à des obligations beaucoup plus strictes.

C’est pourquoi la loi inclura le principe du marché. De ce fait, elle s’appliquera à l’ensemble des entreprises offrant des produits et services au sein de l’Union européenne.

Mardi dernier, la Cour de Justice européenne a déclaré que Google n’avait pas rempli les obligations qui lui incombent au titre de la protection des données qu’impose, en Europe, la directive-cadre de 1995. La Cour s’aligne ainsi sur notre position et confirme la nécessité de faire droit au principe du marché. Il y a là une consolidation juridique extrêmement importante de nos positions. Le régulateur européen doit maintenant faire en sorte que ce principe de marché s’applique à tous les compartiments d’activité sur Internet, y compris, par exemple, les fournisseurs d’accès au cloud.

Nous devons prendre garde, car les exigences en matière de protection des données ne doivent pas créer un obstacle trop élevé pour les petites et moyennes entreprises. Le projet de réglementation actuellement en discussion comporte plus de 30 articles créant des obligations en matière de protection des données (stockage des données, obtention du consentement des entreprises et utilisateurs, effacement des données, etc.). Toutes ces obligations sont coûteuses. Le Parlement européen a proposé que des agents de protection des données soient affectés à une entreprise de traitement des données si celle-ci couvre plus de 5 000 personnes.

Un grand nombre d’obligations, en matière de protection des données, favorisent les très grandes entreprises et les négociations sur la protection des données en Europe n’ont pas encore permis la prise de conscience que nous pourrions souhaiter. Nous travaillons depuis mardi main dans la main avec la Cour de Justice des communautés européennes pour affirmer que Google doit se conformer, beaucoup plus qu’il ne l’a fait jusqu’à présent, aux obligations qui lui incombent. Il est vrai que les entreprises pourront se prévaloir, vis-à-vis des consommateurs, des nouvelles obligations qui s’imposeront à elles en matière de protection des données pour en faire un argument commercial. Encore faut-il que les consommateurs soient aussi sensibles qu’ils devraient l’être à ces avancées, ce qui n’est pas acquis.

Les clients de nombreuses grandes entreprises de l’Internet acceptent aujourd'hui de leur délivrer leur consentement pour l’utilisation de nombreuses données personnelles les concernant. Les entreprises solidement établies ont cependant un avantage important, du fait de la position qu’elles ont acquise, ce qui est accentué par les techniques de profilage qui sont de plus en plus utilisées. La réglementation actuelle ne traite pas de façon suffisamment fine ces nouvelles pratiques, de même que les possibilités qu’offre désormais le Big Data, dont la plupart des applications violent les principes de protection des données. Voilà pourquoi il nous faut trouver un équilibre raisonnable entre différents intérêts conflictuels.

C’est là que prend toute son importance le principe de non-discrimination, qui doit imprégner le corpus réglementaire en préparation. Il peut sembler raisonnable qu’un internaute reçoive des suggestions, à la faveur d’une recherche sur Paris, de restaurants dans la capitale. Mais à quel moment devient-il injuste d’influencer la liberté de choix d’un individu ? Nous n’avons pas encore trouvé une réponse conclusive à cette question. Je suis en tout cas convaincu que la responsabilité des gouvernements doit entrer en ligne de compte lorsque les libertés de choix individuelles sont en cause.

Armelle THORAVAL

Nous avons la chance d’accueillir maintenant Gary L. Reback, avocat de grande influence de la Silicon Valley, qui est certainement l’une des personnes les mieux placées

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pour réagir, par exemple, à la tribune publiée hier par le commissaire Almunia dans le Frankfurter allgemeine Zeitung.

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Les failles importantes des solutions de régulation de la Commission européenne

Gary L. REBACK

Conseil Carr & Ferrell LLP, California, USA

Le commissaire Joaquin Almunia a mené, au nom de la Commission européenne, des enquêtes sur Google et a récemment demandé, dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, si Google pouvait tuer son travail.

Nous avons déjà entendu un certain nombre d’inquiétudes au sujet de Google. Mon propos portera ici sur les résultats de recherche. Google est une entreprise dominante dans le domaine de la recherche et de la publicité sur Internet. Une telle position n’est pas illégale en soi. M. Almunia a récemment affirmé que sa proposition de solution visait la position dominante de Google, ce qui n’est pas vrai, puisque c’est le comportement de Google qui est en cause : pour la Commission européenne, l’entreprise américaine a profité de sa position dominante, ce que je conteste, pour des raisons que je vais exposer ici.

Google n’est pas un monopole puisqu’il existe de nombreux moteurs de recherche concurrents, généralistes ou dans différents domaines. Vous voyez par exemple à l’écran une capture d’écran montrant une page du moteur de recherche français Twenga. Citons aussi le moteur de recherche allemand HolidayCheck, spécialisé dans la recherche de voyages ou encore le site français KelBillet, qui vous promet d’obtenir les meilleurs prix pour l’achat de prestations de transport.

Historiquement, la recherche de produits a donné lieu à deux types de résultats : les résultats « organiques » (obtenus par l’algorithme du moteur de recherche) et les résultats sponsorisés, ou résultats obtenus en payant le moteur de recherche. Ces emplacements ont été vendus à des entreprises concurrentes. Puis Google a fait apparaître ses résultats de recherche sponsorisés en tête de liste. Il s’agit de résultats liés dynamiquement à des sites marchands qui ont payé Google pour apparaître en haut des pages de résultats de recherche. Google a aussi commencé à pénaliser ses concurrents en plaçant leurs liens de plus en plus bas sur ses pages, en recourant notamment à des modifications d’algorithme.

Nous avons comparé le système de classement de Google (GPS, Google Product Search) pour constater que le classement des produits rivaux de Google apparaissait de plus en plus bas. Google a également lancé les PLA, c'est-à-dire les publicités de produits. là encore, un système de liens dynamiques assurait aux produits affiliés à Google en meilleure position. La firme a refusé que les rivaux enchérissent sur ces emplacements publicitaires. Ces publicités ne sont aucunement contrôlées par l’algorithme et n’indiquent pas le prix le plus bas mais le prix proposé par le commerçant.

Depuis 2011 aux Etats-Unis et 2012 en Europe, Google a pris des mesures anti-concurrentielles et pénalisé ses rivaux, en supprimant leurs liens de la première page. Dans le même temps, les publicités PLA ont été déplacées vers un nouveau service, Google Shopping, qui n’affichait en aucun cas les prix les plus intéressants. Les commerçants devaient payer beaucoup plus cher pour ces emplacements et ce prix devait bien être répercuté sur le consommateur. La combinaison de ces deux initiatives s’est traduite par une augmentation exponentielle des prix proposés aux consommateurs. Le préjudice subi par ces derniers a été amplement démontré, par exemple par l’association de consommateurs américaine Consumer Watchdog.

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La DG « concurrence » de la Commission européenne a traité 26 réclamations depuis 2010. Des réponses et témoignages ont été recueillis auprès de 600 entités investiguées. Suite à cette vaste enquête, le vice-président Almunia a déclaré en mai 2012 que Google abusait de sa position dominante. En avril 2012, il a estimé que le Google déviait le trafic dont auraient pu bénéficier ses concurrents, avec également des conséquences néfastes sur le consommateur, qui n’a plus accès au choix le plus pertinent compte tenu des requêtes qu’il soumet au moteur de recherche. M. Almunia aurait pu, sur cette base, engager des poursuites contre Google. Il ne l’a pas fait et a proposé à Google de rechercher un arrangement amiable. La firme américaine a alors proposé de faire une place aux « liens rivaux ». Testé ensuite sur 150 requêtes, ce dispositif a donné lieu à un retour jugé « très négatif » par la Commission européenne en raison d’une couverture limitée et d’une efficacité très discutable. A l’automne 2013, Google a soumis à la Commission une nouvelle proposition qui a donné lieu à un autre test de marché dont le résultat n’a pas été jugé acceptable, là non plus.

Une troisième proposition de Google, en février 2014, a été acceptée mais n’a pas donné lieu à un test de marché, la Commission considérant que seuls les plaignants à l’encontre de Google pouvaient juger de la pertinence des ajustements proposés. Quelques jours plus tard, devant la bronca qui commençait à se faire entendre sur l’ensemble du continent européen, Google a rendu public cette troisième proposition. M. Almunia a alors fait l’objet de très vives critiques, pour plusieurs raisons, à commencer par le caractère secret de l’accord passé entre Google et la Commission. Une autre critique a porté sur le degré de couverture de la proposition de Google : le vice-président Almunia n’a pas appliqué la procédure de « traitement équitable » qui a cours en Europe, laissant Google présenter une proposition détaillée alors que celle-ci laisse de côté des éléments très importants découlant des principes en vigueur dans la réglementation européenne. M. Almunia a alors évoqué le principe de « traitement comparable du format visuel » (créé spécifiquement pour le cas de Google), signifiant que les concurrents de Google auraient accès aux mêmes images que celles proposées par Google.

Google est en train d’adopter un changement de format, le « Knowledge Graph », ou « graphe de connaissances », qu’il va peu à peu incorporer dans les résultats de recherche des produits. Cette innovation n’est évidemment pas couverte par l’accord passé avec la Commission européenne. Récemment a été introduite la deuxième version du Knowledge Graph, assortie d’images 3D. Comment le vice-président Almunia a-t-il pu commettre une telle erreur d’appréciation en acceptant le seul principe d’affichage des liens rivaux ? Je ne peux évidemment répondre pour lui. Il ne fait aucun doute, en tout cas, qu’il s’agit d’une stratégie délibérée de la part de Google. Un représentant de Google l’a reconnu de façon informelle, admettant que la firme avait pour stratégie de conduire ses détracteurs et opposants à se focaliser sur des technologies appelées à devenir rapidement obsolètes pour priver progressivement d’objet toutes les démarches initiées à l’encontre de la firme.

Dans le cadre du traitement égalitaire, les liens devraient aussi être gratuits pour les concurrents de Google. Or le vice-président Almunia laisse à Google la possibilité de mettre ses liens commerciaux aux enchères, ce qui conduira les entreprises d’un secteur à payer de plus en plus cher pour des liens commerciaux, avec des répercussions défavorables sur les prix proposés en bout de chaîne au consommateur.

Je voudrais terminer en vous montrant de quelle façon le principe de traitement égalitaire pourrait s’appliquer à une recherche locale. J’ai effectué une recherche d’hôtel en Espagne sur le site britannique de Google. Trois publicités apparaissent dans les résultats de recherche, avec seulement un résultat organique. Le résultat le plus pertinent est fourni par TripAdvisor, c'est-à-dire un concurrent de Google. Celui-ci admet que le résultat de TripAdvisor soit plus pertinent mais favorise les résultats qui lui sont affiliés en les faisant apparaître de façon spécifique dans une « boîte ».

Si l’on demande à Google de n’afficher que les résultats les plus pertinents, en attachant ceux-ci à la carte, le consommateur verra, cette fois-ci, apparaître les résultats

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les plus pertinents compte tenu de sa demande. On voit par exemple que les hôtels indiqués par TripAdvisor sont assortis d’un nombre d’avis cinq à dix fois supérieur au nombre d’avis proposés sur les liens affiliés à Google.

Malheureusement, le vice-président Almunia reste sourd à ces arguments et Google continue de privilégier ses résultats, avec la bénédiction des plus hautes instances européennes. Les faits sont clairement établis mais M. Almunia semble avoir oublié jusqu’aux cas antérieurs de jurisprudence (par exemple la décision Microsoft de 2004). La Commission européenne doit prendre ses responsabilités pour protéger le marché et les consommateurs. Elle doit rapidement soulever des objections car les intérêts d’innombrables entreprises européennes ont été bafoués et ne peuvent attendre un éventuel procès durant de nombreuses années supplémentaires.

Armelle THORAVAL

Je vous propose d’ouvrir un court échange avec la salle.

Robert MAIER

Nous sommes l’une des entreprises européennes qui ont porté plainte contre Google. Le PDG de Google semble nous considérer comme la « vieille Europe » qui veut freiner l’innovation, alors que vos propos montrent que la réalité est beaucoup plus compliquée. Quelle est, plus largement, la situation aux Etats-Unis sur ce sujet ?

Gary L. REBACK

La situation n’est pas rose. Eric Schmidt est un confident du Président Obama, dont il a fortement soutenu la campagne. Google a versé des contributions très importantes à la campagne d’Obama et il ne faut pas attendre un concours important des autorités et juridictions américaines. C’est l’Europe qui doit défendre ses intérêts. Vous ne pouvez pas compter sur les Américains.

Bertrand JUVENIN

Notre entreprise travaille dans la gestion de réputation en ligne et nous effectuons notre rétro-engineering via Google. Lorsque Microsoft a été traîné devant les tribunaux, il a dû révéler ses codes à ses rivaux. Pourquoi la même décision ne s’applique-t-elle pas à Google ?

Gary L. REBACK

Je crois avoir montré à quel point le dispositif admis par le vice-président Almunia était insatisfaisant. Nous en sommes là pour le moment.

Hervé HAAS, Président de meilleurtaux.com

Que doit-il se passer, à partir de maintenant, pour que les résultats que vous avez appelés de vos vœux deviennent réalité ?

Gary L. REBACK

La façon la plus simple serait que le M. Almunia révise sa position et menace Google de lui infliger de sévères amendes ou un procès. A ce stade, rien n’est résolu. Souhaitons que M. Almunia fasse ce qui est nécessaire pour les consommateurs d’Europe.

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Table ronde : La neutralité des moteurs de recherche, une nécessité pour les

consommateurs européens » Participent à la table ronde :

Jean-François RIAL, Président-directeur général de Voyageurs du Monde

Robert MAIER, fondateur et Président-directeur général, Visual Meta

Pascal PERRI, économiste et écrivain.

La table ronde est animée par Alain STEINMANN.

Alain STEINMANN

Pascal Perri, vous avez réalisé une étude sur la neutralité des moteurs de recherche et en particulier Google.

Pascal PERRI

J’ai travaillé sur la question de l’existence ou non d’un impact social de la position dominante de Google : en quoi celui-ci utilise-t-il cette position pour faire monter les prix ? L’économie numérique n’est pas additionnelle à l’économie physique : elle va progressivement s’y substituer et l’enjeu consiste à faire en sorte que les entreprises européennes puissent présenter leurs produits dans des conditions de concurrence acceptables.

Google a effectivement changé de modèle. L’accès à Google, qui détient plus de 95 % des parts du marché de la recherche, est gratuit. L’échange suppose cependant que l’internaute accepte de dire qui il est et de livrer ses données. Tous ceux qui font du marketing appliqué savent que le maître du marché est toujours celui qui sait. De ce point de vue, Google a une avance considérable.

Google a profité de cette situation pour changer de métier et peu à peu se substituer aux acteurs de la chaîne verticale de production, pour vendre des chambres d’hôtel, des vols aériens ou encore des billets de train, dans des conditions de concurrence qui ne sont pas loyales. Outre l’avantage fiscal décisif réincorporé dans le modèle et l’accès permanent aux consommateurs, il faut également prendre en compte le classement toujours préférentiel des offres affiliées à Google dans les résultats de recherche.

Les entreprises françaises ne sont pas défaillantes mais vont payer sur le terrain social les conditions de concurrence déloyale imposées par Google. La vraie bataille à conduire sera d'ailleurs celle de l’opinion. Lorsque l’on critique Google, on passe souvent pour un ringard. La réalité est tout autre : la concurrence doit s’exercer dans des conditions transparentes.

J’ai donc travaillé, dans le cadre de mon rapport, sur trois grands marchés : les voyages, l’e-commerce (la vente d’objets corporels) et le marché de l’assurance. J’affirme que dans un délai de 12 à 24 mois, 5 000 à 12 000 emplois sont menacés. Ces chiffres sont moins spectaculaires que ceux de la sidérurgie mais ils représentent tout de même un prix élevé pour toute une série d’entreprises, petites ou moyennes.

Alain STEINMANN

Qu’est-il en train de se passer dans le domaine des voyages ?

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Paris, le 15 mai 2014

Pascal PERRI

Le référencement naturel représente aujourd'hui 15 à 20 % des offres, alors que ce taux était de 75 % en 2008.

Alain STEINMANN

Voyageurs du Monde réalise plus de 300 millions d'euros de chiffre d'affaires, dont 40 % sur Internet. Comment avez-vous vu Google évoluer ces dernières années et êtes-vous effectivement en péril ?

Jean-François RIAL

Une chose fondamentale a changé : le moteur de recherche de Google est toujours formidable, mais cette entreprise a peu à peu souhaité monétiser son audience. Elle l’a d'abord fait avec les « Ad words » puis a décidé de monétiser toute son audience, y compris celle du référencement naturel. Ce faisant, Google est devenu un opérateur de service : au lieu de présenter des résultats en termes de pertinence, elle a présenté ses propres offres en laissant l’internaute penser qu’il s’agissait de résultats classés en termes de pertinence. Or les places réservées à ces services en haut de page sont vendues aux enchères. Une telle pratique est inflationniste sur le plan des prix et revient à mentir aux consommateurs. Les « ringards » vont rapidement devenir les modernes, car le consommateur est loin d’être idiot. Il sait où se trouve la vérité. Je suis d’autant plus à l’aise que je ne suis pas concerné pour le moment.

La situation actuelle est anormale à plusieurs titres. Le consommateur n’obtient plus une réponse objective. Avec 96 % de part de marché dans la recherche, Google fournit des réponses dans lesquelles il a un intérêt. Il y a là un conflit d’intérêt majeur. Je crois même que Google agit contre ses intérêts, tant il est en train de se mettre à dos tous les acteurs de son écosystème (consommateurs, concurrents, régulateurs).

Alain STEINMANN

Peut-on mesurer les conséquences sur le consommateur de cette inflation dont vous parlez ?

Pascal PERRI

En dehors du champ du voyage, nous avons retenu un échantillon de 25 produits de grande consommation, ce qui inclut des biens techniques et technologiques et des outils du quotidien. L’écart de prix entre le produit proposé par Google dans la fenêtre en haut à droite et le meilleur prix proposé pour un produit comparable est de 23 % en moyenne. Cette fenêtre commerciale est attirante. Elle est d'ailleurs bien placée et ce n’est pas un hasard : des recherches ont été faites dans ce domaine.

Jean-François RIAL

A partir du moment où nous sommes dans un système d’enchères pour les mots clés, avec des sommes pouvant atteindre 100 millions d'euros ou 150 millions d'euros, ces coûts vont nécessairement se retrouver dans le prix de vente. De plus, dans les systèmes de comparaison de Google, les marchands obtiennent une position en fonction du prix qu’ils ont été prêts à débourser pour obtenir cette position favorable. Nous sommes dans un système schizophrénique.

Pascal PERRI

Dans notre étude, nous avons d'abord travaillé sur les « pure players » de l’Internet. Pour ces entreprises, l’impact des pratiques et du modèle de Google est considérable, puisque la majeure partie de l’offre de ces entreprises disparaît, sauf à accepter de payer le droit d’entrée (inflationniste) pour apparaître au-dessus de la ligne de flottaison dans les résultats de recherche. L’étape suivante consistera sans doute, pour Google, à demander

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à ces entreprises des détails sur leur compte de résultat pour connaître par exemple la marge par produit. L’entreprise détiendra alors un pouvoir de marché vis-à-vis des offreurs eux-mêmes et non seulement vis-à-vis des consommateurs.

Alain STEINMANN

Robert, le modèle de votre entreprise vise une comparaison équitable des prix, est-ce bien cela ?

Robert MAIER, directeur général, Shopalike

Nous sommes effectivement centrés sur la comparaison de produits dans des catégories relativement simples. Nous souhaitons bien sûr, en tant qu’entreprise, gagner de l’argent. Mais nous nous plaçons souvent aussi du point de vue du consommateur. Google affirme également se placer du point de vue de l’utilisateur, mais nous savons tous que nous ne serions pas là si tel était le cas. En outre, Google n’innove pas réellement. Dans le même temps, nous subissons des conditions économiques de concurrence qui ne sont pas équitables, ne serait-ce que sur le plan fiscal et sur celui des conditions économiques d’exploitation de nos entreprises.

M. Almunia et Google ne se positionnent que sur un espace très limité, celui de Google Shopping. Ils oublient que pour apparaître en haut de la liste, il faut s’appuyer sur un trafic naturel. Tous les fonds qui viennent du trafic sont nécessaires pour investir, même si nous n’avons pas besoin d’apparaître en haut de la page.

A cela s’ajoutent les changements d’algorithme imposés par Google au rythme des mises à jour du moteur de recherche, avec des conséquences dans différents pays. En Allemagne, où nous opérons notre site le plus fort, nous avons perdu 75 % de notre trafic organique en deux jours suite à une mise à jour de Google. Nous avons heureusement pu récupérer le trafic au bout de deux jours et il va de soi que cette perte de trafic était tout à fait extérieure à notre société et due seulement à ce changement d’algorithme.

Alain STEINMANN

On objecte parfois aux porteurs de la plainte contre Google qu’il s’agit d’entreprises supportant mal le jeu de la concurrence ou qu’il s’agit de « mauvais perdants ». Pourquoi vous joignez-vous à l’Open Internet Project ?

Jean-François RIAL

Lorsque l’on dirige une entreprise, on est aussi un « citoyen économique ». Or je trouve que nous sommes dans une situation parfaitement anormale sur le plan économique. Il n’est pas anormal que les concurrents de Google portent plainte contre Google. On ne peut pas lutter contre la vérité. Google est en conflit d’intérêt et ne respecte pas les règles de création de la richesse générées par la concurrence. Ce n’est pas normal. Nous avons aussi vu de nouveaux concurrents arriver, réalisant des chiffres d'affaires délirants, par des techniques d’achat de mots-clés, et donc de façon assez artificielle. Je ne trouve pas cela normal. Lorsque des confrères du secteur nous ont sollicités pour initier une réflexion sur le sujet, j’ai trouvé cela très intéressant car ils ont raison. C’est aussi simple que cela.

Google apporte par ailleurs des innovations très intéressantes et ces pratiques vont lui coûter cher, car elles ne sont pas dans ses intérêts. J’en suis convaincu.

Alain STEINMANN

Certains marchands pratiquent aussi le « cross canal ».

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Pascal PERRI

Les données des consommateurs sont extraites, triées et revendues. Ces entreprises viennent en France prendre le pouvoir d’achat des consommateurs et vont loger leurs bénéfices dans des paradis fiscaux. Ce n’est pas un modèle durable, pour de très nombreuses raisons. Les entreprises « historiques » de l’Internet ont été – et sont encore – victimes des pratiques de prédation du moteur de recherche, qui ont changé de nature. Une entreprise qui réalise 90 % de son chiffre d'affaires dans la publicité est à mes yeux une agence de publicité. Telle est la nature réelle de Google aujourd'hui.

Les entreprises cross canal sont celles qui ont à la fois des canaux physiques et une offre Internet. Les grands acteurs français s’organisent aujourd'hui et font preuve d’une véritable réaction. L’offre Internet des grands opérateurs du commerce physique se renforce, avec par exemple la volonté de mieux connaître les clients.

Un troisième secteur est terriblement impacté : au cours des dix dernières années, en Grande-Bretagne, Internet a provoqué la fermeture de 20 % des commerces physiques. Certains métiers sont particulièrement exposés, notamment ceux qui proposent des services. C’est le cas des agences de voyage, parmi lesquels ceux qui survivent sont ceux qui proposent une valeur ajoutée. Nous n’avons pas encore commencé à payer le prix social de la numérisation de notre économie et j’écouterai avec beaucoup d’intérêt ce que le ministre aura à dire tout à l’heure à ce sujet.

Alain STEINMANN

Comment utilisez-vous le cross canal, chez Voyageurs du Monde, pour limiter votre dépendance à Google ? Peut-il s’agir d’une porte de sortie ?

Jean-François RIAL

Je ne le crois pas. Notre chiffre d'affaires venant du web est aujourd'hui de 50 % et il ne fait qu’augmenter, bien que nous détenions, paraît-il, les plus belles agences de voyages de France. Il existera encore des agences de voyage physiques, qui dispenseront des conseils. Nous constatons cependant que le conseil à distance, basé sur la vidéo, commence à se développer. Je ne crois pas que l’on puisse lutter contre cela. Néanmoins, la vente à distance va se développer, y compris pour des produits sophistiqués comme les nôtres. Il sera d’autant plus facile de ne pas être dépendant de Google que l’on possède une marque très forte, avec une offre fortement différenciée. Ceux qui ont des produits beaucoup plus simples, standardisés, ne font sans doute pas assez d’efforts d’innovation ni de différenciation.

Nous travaillons, pour notre part, sur la notoriété. Nous trouvons insupportable que certains de nos concurrents nous achètent notre marque. Nous avons intenté un procès à Google, qui a été condamné à nous verser 400 000 euros. Mais la firme américaine a fait appel et, la jurisprudence européenne ayant évolué, nous avons perdu. Nous allons probablement acheter notre marque, pour différentes raisons. Cela ne nous coûtera pas grand-chose, sans doute 10 000 à 15 000 euros par an. Toujours est-il que nous marchons sur la tête avec un tel système.

Alain STEINMANN

Robert Maier, vous avez dit que Google contribuait à diminuer l’innovation. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Robert MAIER

Même les capitaux-risqueurs se demandent ce que fait Google. Celui-ci a fait preuve d’innovation et doit poursuivre, dans plusieurs domaines. Mais il est certains domaines dans lesquels Google abuse de sa position dominante, ce qui va décourager toute entreprise d’investir dans ces secteurs : combien de sites vont réellement investir dans le voyage ? Des entreprises vont-elles se lancer aujourd'hui dans un service de cartes ? Si

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vous pouvez craindre de ne pas être classé dans les résultats de recherche de Google, le potentiel d’innovation diminue de façon corrélative. Or Google traitant ses rivaux de façon inadmissible, les fonds qui se tournent vers la recherche-développement et l’innovation sont en diminution.

Alain STEINMANN

Comment gagner la bataille de l’opinion publique ?

Pascal PERRI

Je pense que l’on ne parviendra à renverser la politique européenne que si l’on renverse effectivement l’opinion. Il s’agit d’un travail long et complexe, d’autant plus que le diable se présente sous ses atours les plus séduisants. Le vrai levier, dans ce débat, est l’opinion. C’est elle qui fera évoluer le regard porté par les politiques eux-mêmes sur ce dossier.

Il faut d'abord déconstruire le discours du « gratuit » : ce service n’est pas gratuit, puisque vous le payez par un « prix négatif » en acceptant de dire qui vous êtes. Vous autorisez Google à faire ce que la loi française a interdit à la police à une échelle plus anodine. Il faut donc dire à l’opinion que, lorsque le service est gratuit, c’est que vous êtes le service.

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Comment Google veut gouverner nos vies

Laurent ALEXANDRE

Président et fondateur de DNAVision

Je vais parler de Google sous un jour différent, plus politique et non strictement économique. Je voudrais vous parler du projet philosophique de Google, qui me paraît au moins aussi important que le business model de Google.

Pour vous, Google est un prédateur. Google maîtrise les règles du jeu du « Googolopoly », que vous considérez comme insuffisamment juste. Je voudrais vous montrer que l’objectif de Google n’est pas principalement économique.

Quels sont les points communs entre les différentes activités de Google (domotique, Google Maps, Google Glass, Google Car…) ? Tous ces axes de développement ont un point commun. Il existe un fil rouge dans l’empire Google : Google est à la croisée des technologies NBIC et de l’idéologie transhumaniste.

Les technologies NBIC sont au croisement des biotechnologies, des nanotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives. Le point commun est le cerveau. Google est le leader mondial des technologies du cerveau et de l’intelligence artificielle.

Google est neuro-technologiste avant d’être une entreprise de business. Le but de Google est de fusionner l’IT et la neurologie, de fusionner le neurone et le microprocesseur. Ne nous trompons pas : il n’y a pas d’agenda caché ni de complot. L’objectif neuro-technologique de Google a été annoncé constamment ces dix dernières années. Le « Googlestan » n’est pas un pays : c’est notre cerveau. Par le développement de la Singularity University ou à travers les écrits des dirigeants de Google, ce projet a toujours été clairement annoncé.

La stratégie neuro-technologique de Google se déploie en huit étapes :

Nous aider à nous orienter dans le monde réel et dans le web ;

Nous fournir une mémoire de substitution ;

Nous donner des outils de mémoire augmentée ;

Le développement de l’intelligence artificielle ;

La robotique ;

L’augmentation du cerveau (« le cerveau 2.0 ») ;

La lutte contre la mort (l’objectif de Calico, qui souhaite augmenter l’espérance de vie humaine de 20 ans d’ici 2035) ;

La conscience éternelle, grâce à l’upload de notre cerveau sur des circuits intégrés.

Entre Google Maps, Google Earth et Google, celui-ci a développé les outils les plus performants pour nous permettre de nous orienter sur Internet et dans le monde réel. Google est leader pour l’ensemble de ces outils.

Le stockage de nos données dans Gmail, dans Google documents, dans Picasa, participe à la création d’une mémoire de substitution.

La troisième étape est la réalité augmentée. Google a développé un certain nombre de technologies pour renforcer nos sens : les Google Glass mais aussi différents types de lentilles, dont des lentilles d’alerte destinées aux diabétiques, en cas de glycémie trop élevée, pour ne citer que cet exemple. D’autres lentilles représenteront l’équivalent des Google Glass sans les montures, ce qui permettra d’être plus discret. La vision de la réalité augmentée de Google va plus loin. Un des cadres dirigeants de Google expliquait

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récemment que les implants intra-cochléaires, c'est-à-dire les dispositifs électroniques permettant aux personnes sourdes d’entendre, étaient supérieures à l’oreille biologique en permettant d’entendre les fréquences infrasoniques. Il en déduisait qu’il serait intéressant, pour l’être humain, d’être doté de telles oreilles. C’est à l’évidence un manifeste transhumaniste, selon cette conception considérant qu’il est légitime d’utiliser toute la technologie pour faire reculer la mort.

La quatrième étape est l’intelligence artificielle. Ray Kurtzweil, responsable des développements du moteur de recherche, expliquait que dès 2045, l’intelligence artificielle serait un milliard de fois supérieure à l’intelligence de la totalité des cerveaux humains. L’intelligence artificielle est l’objectif majeur de Google, car celui qui sera leader dans ce domaine sera leader de toutes les industries.

La cinquième étape est celle de la robotique. Google a racheté en deux ans les huit plus belles entreprises mondiales de robotique, non pour équiper Peugeot ou Nissan. Il s’agit d’une robotique interfacée à des formes de plus en plus subtiles d’intelligence artificielle. Vous avez sans doute tous vu les performances éblouissantes de « BigDog ». C’est absolument bluffant. La seule inquiétude vient du fait que les robots de Boston Dynamics sont destinés à l’armée américaine. Google a d'ailleurs raflé, lors du concours des meilleurs robots organisés par la DARPA, les deux premières places. Google exploite à la fois des robots androïdes et non-androïdes, notamment des robots militaires à quatre pattes, comme BigDog.

L’opinion ne s’était pas beaucoup intéressée à la robotique, souvent mêlée à la science-fiction démodée des années 1950. La prise de conscience des enjeux de ce domaine est assez récente. The Economist en a récemment fait un grand dossier inquiétant pour l’avenir de nos sociétés. La Google Car fait partie de la stratégie robotique de Google. Elle se conduit seule, avec des passagers à l’intérieur. La division robotique de Google a été confiée à l’homme clé de Google qui est le fondateur d’Android. C’est donc un enjeu majeur aux yeux de la firme américaine.

Ces enjeux robotiques dépassent la simple stratégie de Google. Bill Gates expliquait qu’à ses yeux, une bonne partie des métiers auraient disparu en 2035, remplacés par une fusion de l’intelligence artificielle et de la robotique. Ces problématiques soulèvent d'ailleurs des questions inattendues. Le vice-Président de Qualcom expliquait récemment qu’il ne serait sans doute pas moral de « débrancher »un robot doté d’une intelligence artificielle : il y voyait une forme de racisme qui ne serait pas plus honorable que celui que nous connaissons entre êtres humains.

La sixième étape est celle de l’augmentation du cerveau (enhancement). Derrière cette stratégie, il y a un certain nombre d’outils :

la sélection des embryons (dans laquelle une filiale de Google a pris récemment une avance importante) ;

la réparation du cerveau ;

la neurogénétique ;

l’implantation de robots microscopiques dans notre cerveau ;

l’implantation de neuroprothèses.

Si l’introduction d’implants dans le corps humain n’est pas nouvelle, nous franchissons un cap supplémentaire avec l’idée consistant à interfacer des cerveaux non malades avec des implants neuro-prothétiques. Nous ne sommes plus dans la réparation mais dans l’enhancement et dans le cadre de l’idéologie transhumaniste.

La tentation de sélection des embryons, pour laquelle Google dispose désormais d’un brevet, sera renforcée par une initiative chinoise de séquençage de l’ADN de 2 300 personnes ayant un quotient intellectuel de plus de 160, afin d’augmenter le QI des Chinois au cours du 21

ème siècle, à des fins évidentes de compétition technologique.

Ray Kurzweil a déclaré que, dès 2035, nous serions connectés à des nano-robots intracérébraux nous permettant de nous relier au cloud et à l’Internet. En tant que citoyen,

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il me semble qu’une telle proposition doit être « challengée ». Grâce à cette technologie, les moteurs de recherche de demain auront une efficacité extraordinaire. Il est probable que la déclaration de Ray Kurzweil à Vancouver, il y a six semaines, se révélera juste : il y a expliqué que Google répondrait aux questions avant même que nous ne nous les posions. De cette façon, Google nous connaîtra mieux que notre partenaire, voire que nous-même. Tout ceci soulève évidemment des questions neuro-éthiques importantes.

Les choses vont très vite pour ce qui touche au cerveau. Il y a quelques mois, on a réussi à fabriquer des morceaux de cerveau en éprouvette à partir de cellules humaines, grâce à la technique mise au point par le Prix Nobel de médecine 2012. La technologie galopant, la société civile va devoir s’emparer sans tarder de tous ces enjeux neuro-technologiques.

La septième étape vise à augmenter notre espérance de vie. Avoir un cerveau augmenté est peu utile si nous mourons. La pérennité de notre cerveau ne peut être obtenue que par une augmentation de notre espérance de vie ; d’où le lancement du projet Calico, répondant à des années de réflexion de Google sur l’allongement de la durée de vie. La « mort de la mort » est l’obsession des dirigeants de Google. Celui-ci poursuit un objectif peu croyable avec Calico, même s’il a été beaucoup moins discuté en Europe que dans les medias américains : éloigner la mort, voire nous placer hors de sa portée.

Enfin, le projet neuro-technologique de Google a pour huitième étape de réaliser l’upload cérébral. Il est sans doute difficile de dépasser des espérances de vie très longues, d’où l’idée d’uploader le cerveau dans des circuits intégrés. Ray Kurzweil a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet. Là encore, le débat existe en Amérique du Nord. Time s’en est fait l’écho récemment, en faisant l’hypothèse que ces perspectives étaient envisageables à court terme et exigeaient un débat de société sans délai.

Le projet neuro-technologique de Google se déploie immanquablement autour de ces huit axes. Pour les hommes de 2014 que nous sommes, le plus choquant, au regard de nos normes éthiques (qui changent toutefois très vite), est sans aucun doute l’upload du cerveau. Nous sommes certainement prêts à d’importants sacrifices sur notre humanité pour moins vieillir et moins mourir. Le business n’est qu’un moyen de cette stratégie transhumaniste. L’opinion publique sera en faveur de Google car la plupart des gens manifesteraient si on leur interdisait, demain, d’accéder au traitement de Google assurant un allongement de l’espérance de vie. La bataille entre le neurone et le silicium soulève des questions vertigineuses qu’il faut aborder dès aujourd'hui.

Le projet de Google est perturbant. Il comporte une dimension qui nous échappe. Le messianisme politique n’est pas le moteur principal des affaires. En cela, Google est plus proche d’une église que du Nasdaq. Il ne faut pas minimiser cette dimension si l’on veut comprendre la stratégie de Google et si on veut l’encadrer.

Certains, ici, pensent que Google nous rend prisonniers de sa technologie. En réalité, l’opinion publique pourrait adorer cette vision démiurgique et les produits qui en ressortiront. Cette vision bio-progressiste pourrait ne pas gagner la partie. Les forces conservatrices, voire obscurantistes, pourraient reprendre du poil de la bête, comme à Tombouctou avant l’intervention française l’année dernière. En tout cas, la neuro-politique est appelée à devenir l’enjeu central de nos sociétés. La neuro-génétique, la neuro-police, la neuro-justice, le risque de neuro-dictature seront des mots importants au 21

ème siècle,

qui est l’ère du bricolage du vivant.

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Clôture – Quel rôle pour les gouvernements européens ?

Arnaud MONTEBOURG

Ministre de l’Economie, du Redressement Productif et du Numérique

Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux d’accueillir à Paris un parterre d’acteurs de l’univers du numérique européen, dans cette salle Adenauer, pour défendre le projet d’un Internet ouvert. J’ai accepté votre invitation car je suis convaincu de l’importance de la démarche que vous initiez aujourd'hui. Il est d’une grande urgence que les enjeux que recouvre l’Internet ouvert entrent dans le champ du débat beaucoup plus que cela n’a été le cas aujourd'hui et dans le champ d’action des pouvoirs publics nationaux et européens. C’est donc une affaire européenne, où se joue une partie de l’avenir de notre continent, de notre mode de vie et de nos libertés. Nous avons une haute conscience que la révolution numérique est en marche. Nous devons l’apprivoiser et la maîtriser, non la craindre. Nous devons en tirer un juste parti et l’engager pour ne pas la subir.

C’est l’esprit dans lequel les fonctions qui m’ont été confiées sont exercées, avec à mes côtés Axelle Lemaire. C’est une manière de transformer la société, qu’il faut assumer et organiser. Nous allons mettre sur la table, dans les mois qui viennent, le sujet qui nous occupe, la liberté du Net. Nous avons décidé d’investir dans la révolution numérique et 34 plans industriels (e-éducation, Big Data, cloud computing, etc.) ont été lancés pour faire face à ces enjeux.

Nous avons eu peur, pendant les siècles précédents : la classe ouvrière allait-elle survivre ? Elle a survécu et s’est adaptée. Ce sont aujourd'hui les classes moyennes qui s’interrogent quant à la révolution numérique. La question de la distribution des richesses et de leur localisation est centrale pour un ministre de l’économie. C’est donc une grande bataille qui est engagée et je vous remercie d’accepter d’y participer.

Lorsque nous nous battons, au sein du gouvernement français, contre l’optimisation fiscale des géants de l’Internet, pour le respect de la vie privée (face à la captation des données personnelles) et pour la localisation des richesses sur le sol national, nous défendons l’esprit selon lequel nous ne voulons pas devenir une colonie numérique des géants de l’Internet mondial. Nous l’assumons fièrement.

La liberté et la créativité ne peuvent s’accommoder de monopoles. Voilà pourquoi nous avons demandé dernièrement à l’Union européenne de protéger les européens contre l’utilisation impropre des données personnelles. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons demandé à l’Union européenne de faire respecter la loi contre l’abus de position dominante des moteurs de recherche. Nous voulons aussi placer les opérateurs du numérique dans une position plus forte dans la chaîne de valeur, afin qu’ils puissent devenir nos vaisseaux amiraux dans la construction d’alternatives face à ces grands monopoles.

L’ouverture est en principe une caractéristique essentielle d’Internet pour démultiplier les possibilités d’échange. Elle est donc parfaitement incompatible avec le monopole et je partage les inquiétudes que vous avez choisi d’exprimer. J’ai lu la tribune d’Axel Springer et je partage largement l’analyse qui y est déployée. Nous devons agir. Un Internet ouvert est la garantie d’une diffusion accélérée de l’innovation et du débat. C’est bien sûr notre souveraineté qui est en jeu. Quand 80 % des secteurs économiques sont affectés par le numérique, accepterons-nous d’en être les spectateurs ?

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Il est devenu urgent de mettre en place un cadre de régulation assurant des conditions équitables d’exercice des plateformes de l’Internet, à divers égards, par exemple vis-à-vis du secteur des télécoms.

Les opérateurs ont une mission de service public de premier ordre à remplir ; lutter contre la fracture numérique. Affaiblir nos acteurs du numérique, c’est renforcer le monopole des autres. Voilà pourquoi, pour affronter la mondialisation numérique, nous devons rappeler que les géants de l’Internet ont pu progresser en Europe sans aucune forme de contribution aux infrastructures ni à l’impôt. Le gouvernement français souhaite rencontrer l’assentiment d’autres gouvernements européens et se bat pour le renforcement de nos opérateurs de télécoms, qui sont les navires amiraux à partir desquels nous pourrons bâtir une stratégie numérique alternative. C’est pourquoi je continue de me battre pour le retour, en France, à trois opérateurs.

La régulation des principales plateformes de services et d’applications numériques (cloud, moteurs de recherche, etc.) est nécessaire pour garantir un accès ouvert aux services et permettre l’émergence d’acteurs européens de niveau mondial. Une procédure a été lancée en 2010 par la Commission européenne, suite au dépôt d’une plainte. Menée par le commissaire Joaquin Almunia, elle fournit une occasion majeure pour signifier la volonté de nos institutions d’intervenir dans la régulation de l’économie numérique mondiale. La France n’acceptera pas un accord a minima avec Google. La proposition de Google, acceptée par le commissaire Almunia, organise la maximisation des revenus pour Google en lui réservant la plus grande partie de la valeur. Face à cette position monopolistique d’une telle ampleur, il faut coordonner la mise en place d’une régulation dédiée et originale.

Je sais que votre organisation a annoncé ce jour le dépôt d’une nouvelle plainte dans le cadre de cette procédure. La France a demandé, lors du Conseil européen d’octobre 2013 dédié à la stratégie numérique de l’Union européenne, que la régulation des géants Internet mondiaux devienne une priorité de l’agenda numérique européen. La France plaide en particulier pour la mise en place d’une nouvelle régulation encadrant l’ensemble de ces plates-formes, dépassant le cadre du droit de la concurrence, avec pour objectif de garantir un accès ouvert aux réseaux, services et utilisateurs d’Internet pour favoriser l’émergence d’acteurs européens de niveau mondial. Il faut que tous les pays européens travaillent conjointement sur ce sujet en vue de remettre des propositions à la nouvelle Commission qui sera issue des urnes dans douze jours. Ce travail peut débuter grâce à l’activisme de la société civile, qui s’empare de ces enjeux.

S'agissant de l’exploitation des données personnelles, je voudrais faire une proposition. Le modèle des grands acteurs de l’Internet est fondé sur un modèle purement contractuel. Cette contractualisation a profité de notre droit, qui a fait de ces données une chose n’appartenant à personne. Elle peut donc faire l’objet d’une appropriation commerciale. La donnée est protégée de toute revendication par son titulaire réel et la personne humaine s’en trouve dépossédée au profit d’entreprises. C’est ce que nous appelons « l’ordre numérique ». Après avoir suivi le modèle numérique qui s’est construit autour du régime juridique de la donnée personnelle, il faut maintenant redonner à la personne la souveraineté sur son double numérique – ce dont découleront le droit à l’oubli ou à l’effacement.

Nous sommes finalement dans une situation qui n’est pas sans rappeler ce qui se passait dans la première moitié du 20

ème siècle aux Indes, où la Compagnie chargée

d’exploiter le coton interdisait l’exploitation de celui-ci, qu’elle transportait en masse pour le transformer au Royaume d’Angleterre. Vous êtes un peu tous des Gandhi en affirmant vouloir exploiter votre or ici et conserver votre liberté.

Ceci nous autorise à penser un peu plus loin et à accomplir un travail plus industriel, engagé sur la constitution des acteurs européens du numérique. Nous devons travailler aux alliances entrepreneuriales créatives à nouer en Europe pour créer un écosystème. Nous avons commencé avec les plans industriels. Nous devons disposer de notre propre écosystème numérique. L’Europe a une capacité d’innovation égale à celle

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des Etats-Unis, parfois même supérieure. Nous avons de grandes universités, des ingénieurs de talent. L’Europe est dotée de toutes les institutions nécessaires pour se défendre et s’organiser. Elle doit devenir le premier producteur mondial de services numériques. Il me reste à vous remercier de votre initiative. Vive l’Internet ouvert. Vive la République et vive la France !

Document rédigé par la société Ubiqus – Tél : 01.44.14.15.16 – http://www.ubiqus.fr – [email protected]

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INDEX

Nous vous signalons que nous n’avons pu vérifier l’orthographe des noms suivants :

Bertrand JUVENIN, 9 Hervé HAAS, 9