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1 0 COMPTE RENDUS D'OUVRAGES GRAS (Alain) , Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques. Paris, PUF (coll. "Sociologie d'aujourd'hui"), 1993. Prix : 189 F. Le livre d'Alain Gras est difficilement classable : ni uniquement sociologique, ni purement historique, ni thématiquement philosophique, il se situe à l'intersection de ces trois axes disciplinaires, mais n'en est que plus riche. Fourmillant d e références et d'informations, presque toujours écrit sur le ton de la conversation plus que comme un traité théorique, il brise les cloisons souvent étanches qui séparaient jusqu'ici la réflexion sur la Technique comme telle et les études spécialisées sur la sociologie des macro-systèmes ou sur les risques technologiques majeurs. Gras se réclame lui-même d'une intention théorique "faible" (au sens de Vattimo), sacrifiant l'esprit de système à une approche phénoménologique multiforme (malgré des références théoriques nombreuses, de Heidegger à Baudrillard, Habermas ou Luhmann). Le fil conducteur du livre est l'étude du gigantisme comme facteur intrinsèque de notre modernité, mais aussi comme symptôme de sa fragilité : double volet clairement désigné par le titre (sous cette réserve que la connotation morale de la "grandeur" n'est plus à retenir). D'entrée de jeu, il est appréciable que l'auteur ne s'abrite derrière aucune précaution oratoire ni idéologique, et qu'il ose affronter les réalités dans leur brutalité : effondrement du vieux monde bipolaire, poursuite de la montée en puissance de la techno- science sous toutes ses formes (et non sans de nouvelles contradictions). Il est également profitable que la reconnaissance de la spécificité de la "nouvelle grandeur" techno-scientifique soit étayée par des séquences historiques précises reconstituant la délocalisation de la puissance, grâce à l'électricité, aux chemins de fer et aux télécommunications. Particulièrement intéressant également est le chapitre 8 consacré à la croissance des transports aériens (auxquels Alain Gras a consacré un ouvrage : Le pilote, le contrôleur et l'automate. Paris, Ed. de l'IRIS, 1991) : l'organisation de l'espace aérien s'avère quasi archétypique en matière de macro- système, puisqu'elle conditionne la vie économique et culturelle d e toute la planète, tissant un immense réseau de circulation contrôlée, influant également sur l'imaginaire par son redécoupage du temps et sa visée sécuritaire. Il faut, en effet, mettre à l'actif de cette gestion macro-systémique l'accroissement spectaculaire de la circulation aérienne et la limitation du nombre des accidents, ainsi que la mise en place d'une rationalisation de "l'espace virtuel". Mais, comme l'indique l'impressionnante carte des routes électro-

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COMPTE RENDUS D'OUVRAGES

GRAS (Alain) , Grandeur et dépendance. Sociologie d e s macro-systèmes t e c h n i q u e s . Paris, PUF (coll. "Sociologie d'aujourd'hui"), 1993. Prix : 189 F.

Le livre d'Alain Gras est difficilement classable : ni uniquement sociologique, ni purement historique, ni thématiquement philosophique, il se situe à l'intersection de ces trois axes disciplinaires, mais n'en est que plus riche. Fourmillant d e références et d'informations, presque toujours écrit sur le ton de la conversation plus que comme un traité théorique, il brise les cloisons souvent étanches qui séparaient jusqu'ici la réflexion sur la Technique comme telle et les études spécialisées sur la sociologie des macro-systèmes ou sur les risques technologiques majeurs. Gras se réclame lui-même d'une intention théorique "faible" (au sens de Vattimo), sacrifiant l'esprit de système à une approche phénoménologique multiforme (malgré des références théoriques nombreuses, de Heidegger à Baudrillard, Habermas ou Luhmann).

Le fil conducteur du livre est l'étude du gigantisme comme facteur intrinsèque de notre modernité, mais aussi comme symptôme de sa fragilité : double volet clairement désigné par le titre (sous cette réserve que la connotation morale de la "grandeur" n'est plus à retenir).

D'entrée de jeu, il est appréciable que l'auteur ne s'abrite derrière aucune précaution oratoire ni idéologique, et qu'il ose affronter les réalités dans leur brutalité : effondrement du vieux monde bipolaire, poursuite de la montée en puissance de la techno-science sous toutes ses formes (et non sans de nouvelles contradictions). Il est également profitable que la reconnaissance de la spécificité de la "nouvelle grandeur" techno-scientifique soit étayée par des séquences historiques précises reconstituant la délocalisation de la puissance, grâce à l'électricité, aux chemins de fer et aux télécommunications. Particulièrement intéressant également est le chapitre 8 consacré à la croissance des transports aériens (auxquels Alain Gras a consacré un ouvrage : Le pilote, le contrôleur et l 'automate. Paris, Ed. de l'IRIS, 1991) : l'organisation de l'espace aérien s'avère quasi archétypique en matière de macro-système, puisqu'elle conditionne la vie économique et culturelle d e toute la planète, tissant un immense réseau de circulation contrôlée, influant également sur l'imaginaire par son redécoupage du temps et sa visée sécuritaire. Il faut, en effet, mettre à l'actif de cette gestion macro-systémique l'accroissement spectaculaire de la circulation aérienne et la limitation du nombre des accidents, ainsi que la mise en place d'une rationalisation de "l'espace virtuel". Mais, comme l'indique l'impressionnante carte des routes électro-

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magnétiques à haute altitude dans le nord de la France (tableau 19), la surcharge est déjà un fait accompli ; les limites socio-techniques de la saturation actuelle (quelque peu tempérée par la crise économique) ne font qu'exacerber une "logique conflictuelle" qui doit contraindre les acteurs à une nouvelle régulation "autopoiétique" (voir p. 199).

Très technique sur ces problèmes, le livre retrouve sa dimension sociologique lorsqu'il étudie l'impact des macro-systèmes au niveau des technologies de la vie quotidienne. De fait, ce qui intéresse vraiment Alain Gras est la dimension imaginaire et sociale du gigantisme macro-systémique avec ses volets symétriques, du côté de l'infiniment petit et du subatomique, (des quantas aux bits informationnels). Le quotidien comme mode de vie (au sens de Victor Scardigli que Gras cite et avec lequel il a collaboré) manifeste les effets d'une nouvelle mise en réseau macro-systémique : normalisation de l'équipement, automatisation des services, homogénéisation des comportements, formalisation des relations avec les machines et entre les hommes, bref : entrée dans une logique abstraite qui implique l'interconnexion (grosse de conflits) entre les différents macro-systèmes et sous-systèmes ; finalement, déréalisation de l'espace-temps, sous l'effet de ces poussées technologiques que l'informatique, la télématique, la vidéo et les médias soutiennent, encadrent et accélèrent à la fois.

Bien entendu, tout n'est pas absolument original dans ces analyses souvent passionnantes ; et, d'ailleurs, A. Gras ne le prétend pas : le nombre de ses références et citations, l'ampleur de sa bibliographie témoignent d'une boulimie d'informations tout à fait impressionnante et salutaire dans un champ de recherches en mutation et interdisciplinaire par excellence. Ce livre est d'un immense intérêt et fait incontestablement progresser la réflexion sur la dimension macro-technique et les phénomènes de "potentialisation". Le seul regret que je formulerai est d'ordre méthodologique. A. Gras a voulu beaucoup embrasser, sans doute trop ; l'ouvrage a du mal à trouver un équilibre entre les séquences historiques sur les mutations techniques et l'analyse sociologique d e leurs effets ; un autre "décrochage" est perceptible, au chapitre 10 et dans la conclusion, entre le constat phénoménologique de ces déséquilibres (la "faiblesse du grand") et le niveau normatif (l'élaboration nécessaire d'une éthique de la responsabilité). Ces disparités méthodologiques révèlent peut-être une hésitation théorique fondamentale entre la reconnaissance de la nouvelle logique d'autorégulation qui se cherche à travers les macro-systèmes et la critique éthique des effets catastrophiques de la dérive macro-systématique (sur l'environnement, sur le tiers-monde, sur l'imaginaire social des masses manipulées) : la première n'a pas que des aspects négatifs, du fait de son "autopoièse" (et la

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fragilité n'est pas en soi un défaut, puisqu'elle accroît les solidarités; la seconde ne saurait s'induire directement des dysfonctionnements techniques, car ce n'est pas parce qu'un système est fragile qu'il est injuste ou immoral (selon la problématique d'EUul, l'impératif de justice et de responsabilité ne peut résulter d'autoregulations du Système technique, elles-mêmes techniques). Quant à la quête de la puissance, dont la science et la technique sont aujourd'hui médiatrices et détentrices, A. Gras a évité l'erreur qui aurait consisté à la condamner comme mauvaise en soi : les dangers résident moins dans la potentialisation que dans son autonomisation hégémonique, dénuée de toute finalité transcendante et dérivant de plus en plus vers l'inhumain.

Il y a là matière à discussion. Le livre d'Alain Gras, dénué d e tout dogmatisme, a le grand mérite de nous y inviter avec ardeur et lucidité.

Dominique JANICAUD.