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3 COMPTE RENDUS D'OUVRAGES Philippe BRETON L'UTOPIE DE LA COMMUNICATION (La découverte, 1992) Ph. Breton, sociologue, chercheur au CNRS et professeur à la Sorbonne, a déjà publié plusieurs ouvrages sur l'informatique et la communication, et sur leur impact sociologique. Il est en particulier coauteur avec F.Tinland et A.M. Rieu du livre : Les Techno-sciences en question. Dans L'Utopie de la Communication, l'auteur cherche à répondre à la question suivante : pourquoi la communication a-t- elle pris tant de place dans notre société ? Pourquoi ce qui entre 1940 et 1950 n'était qu'une notion réservée au domaine scientifique est elle devenue une utopie qui, quoique toujours irréalisable, régit notre société ? Il montre que, comme utopie, la communication était déjà présente dans les travaux initiaux de N. Wiener et que son extension profitant d'un vide idéologique et moral est due à des circonstances historiques favorables. Aujourd'hui, cette utopie est devenue source d'effets pervers sur l'homme sans intérieur et sur la société transparente qu'elle vise à créer. Le terme de communication n'apparaît pas dans les premiers travaux de N. Wiener qui, sans doute influencé par le behaviorisme, parle de "comportement" des êtres " qui échangent de l'information". Cinquante ans plus tard ; le terme de communication est devenu "une étiquette floue", un mot qui est utilisé indifféremment dans les domaines les plus variés pour désigner des réalité très hétérogènes : les télécommunications, le journalisme, la circulation des messages dans l'entreprise aussi bien que l'explication de conflits psychologiques . Pour montrer que dès l'origine l'utopie était présente dans les travaux de Wiener, Breton s'appuie sur les textes de Cybernétique et Société de 1948. De 1942 à 1947, le travail de Wiener est d'ordre exclusivement scientifique, la cybernétique ayant pour objet de réunir dans un champ interdisciplinaire des phénomènes qui sont déjà connu. En 1947 avec Cybernetics, mais surtout en 1948 avec Cybernétique et Société, il cherche à étendre la nouvelle notion à l'action politique et sociale, il pense qu'elle apporterait à la société une clé pour la compréhension de ses problèmes.

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COMPTE RENDUS D'OUVRAGES

Philippe BRETON

L'UTOPIE DE LA COMMUNICATION (La découverte, 1992)

Ph. Breton, sociologue, chercheur au CNRS et professeur à la Sorbonne, a déjà publié plusieurs ouvrages sur l'informatique et la communication, et sur leur impact sociologique. Il est en particulier coauteur avec F.Tinland et A.M. Rieu du livre : Les Techno-sciences en question.

Dans L'Utopie de la Communication, l'auteur cherche à répondre à la question suivante : pourquoi la communication a-t-elle pris tant de place dans notre société ? Pourquoi ce qui en t re 1940 et 1950 n'était qu'une notion réservée au domaine scientifique est elle devenue une utopie qui, quoique toujours irréalisable, régit notre société ?

Il montre que, comme utopie, la communication était déjà présente dans les travaux initiaux de N. Wiener et que son extension profitant d'un vide idéologique et moral est due à des circonstances historiques favorables. Aujourd'hui, cette utopie est devenue source d'effets pervers sur l'homme sans intérieur et sur la société transparente qu'elle vise à créer.

Le terme de communication n'apparaît pas dans les premiers travaux de N. Wiener qui, sans doute influencé par le behaviorisme, parle de "comportement" des êtres " qui échangent de l'information". Cinquante ans plus tard ; le terme de communication est devenu "une étiquette floue", un mot qui est utilisé indifféremment dans les domaines les plus variés pour désigner des réalité très hétérogènes : les télécommunications, le journalisme, la circulation des messages dans l'entreprise aussi bien q u e l'explication de conflits psychologiques .

Pour montrer que dès l'origine l'utopie était présente dans les travaux de Wiener, Breton s'appuie sur les textes de Cybernétique et Société de 1948. De 1942 à 1947, le travail de Wiener est d'ordre exclusivement scientifique, la cybernétique ayant pour objet de réunir dans un champ interdisciplinaire des phénomènes qui sont déjà connu. En 1947 avec Cybernetics, mais surtout en 1948 avec Cybernétique et Société, il cherche à étendre la nouvelle notion à l'action politique et sociale, il pense qu'elle apporterait à la société une clé pour la compréhension de ses problèmes.

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En fait dès le texte de la conférence de 1942, on peut trouver un présupposé fondamental : ce sont les relations entre les phénomènes qui sont constitutives de ces phénomènes. Deux conséquences en résultent. Peu importe les matériaux qui constituent les êtres, seul importe leur engagement dans des processus d'échanges généralisés, mais alors il n'y a plus de différence entre êtres naturels ou artificiels, si quoique constitués de matériaux différents leurs échanges d'informations se font de manière identique.

Wiener partage les vues de Boltzmann sur la mort thermique du monde ; seuls, grâce à la communication qui rétablit de l'ordre, peuvent subsister dans le monde, des îlots qui résistent à l'entropie croissante. En assimilant le bruit qui perturbe toute communication au mal, donc à une valeur, il passe du registre de la science au registre de la morale.

Compte tenu de la conception que Wiener introduit de l'homme, caractérisé non par son identité physique mais par sa forme, même s'il n'en a pas conscience, il crée l'utopie d'une société qui serait entièrement constituée par les messages qui circulent en son sein. Une grande maison de verre où tout se saurait sur tout. Cela, même si à l'inverse des grandes utopies, il ne décrit pas cette société. Pour Breton, ce qui "porte la marque indélébile de l'utopie", c'est la radicalité absolue de la position de Wiener.

Ce qui pendant longtemps a empêché de voir l'utopie présente dans le discours de Wiener tient à plusieurs raisons. Admettre que l'utopie est antérieure aux techniques de communication, c'est admettre que ce ne sont pas ces dernières qui conditionnent la vie de l'homme, mais bien au contraire qu'une utopie est à leur origine. M. Mac Luhan, affirme lui, que le mode de vie de l'homme moderne est déterminé par les outils de la communication. Ce point de vue a prévalu pendant longtemps. Les auteurs, traitant à sa suite de la société de communication ont admis implicitement l'aspect a-historique de cette nouvelle valeur qu'était la communication. Valeur qui avait un présent et un futur, celui de la technologie, mais pas de passé. Ils n'ont donc pas expliqué son histoire.

Pour Breton, toute société a besoin d'une utopie, de la vision d'une société meilleure et il explique longuement comment la communication, comme utopie, a pu se développer depuis sa naissance vers 1940-1950 jusqu'à son émergence dans le grand public à l'issue de la guerre froide.

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Ce développement a bénéficié de circonstances historiques particulières. Pour l'auteur, la communication apparaît comme une utopie post-traumatique. Toutes les sociétés occidentales ont été profondément marquées par la barbarie qui venait de se déchaîner pendant les trente dernières années (depuis 1914 jusqu'à 1950). Après des sociétés qui avait exhalté le nationalisme, l'exclusion et la haine de l'autre, elles ont voulu créer une société fondée sur le consensus. Au secret qui avait permis des massacres, elles ont voulu substituer la transparence dans une société où tout le monde sait tout sur tout.

La nouvelle utopie a donc bénéficié d'un vide existant au niveau des idéologies et de la morale. Parmi les facteurs à la base de cette diffusion, Breton voit d'abord les savants. Ceux-ci ont été de plus en plus impliqués dans la vie sociale. Pour beaucoup de scientifiques, après la guerre, l'ordinateur a été "le rachat des péchés nucléaires". La nouvelle machine générerait de l'ordre et de l'information, là où la bombe avait engendré désordre et entropie.

Un autre facteur est celui de l'usage même des machines à communiquer. Toute nouvelle machine, toute nouvelle technique est porteuse d'un idéal. Le discours qui précise les conditions de leur usage indique le sens donné à ces nouvelles technologies. Par la suite, chaque "micro-usage " de la machine provoque chez l'utilisateur par une "alchimie mystérieuse" un partage implicite d e s valeurs dont elle est chargée. Il y a là le facteur déterminant et caractéristique de la diffusion des machines à communiquer. Une question mérite alors d'être posée à ce stade de l'analyse d u texte de Breton : si cela est vrai des machines à communiquer, la réflexion peut elle-être généralisée à d'autres machines ? toute technique est-elle porteuse d'une valeur morale, d'une utopie ?

Outre les machines à communiquer, la pénétration intellectuelle a joué un rôle également, par différentes voies dans la diffusion de l'utopie de la communication. La cybernétique par son caractère interdisciplinaire a pénétré des champs de conna i s sance variés. La littérature de vulgarisation et la littérature de science fiction, mélangeant faits et extrapolation ont continué à exploiter le fond de la cybernétique après que celle-ci ait cessé d'avoir un impact scientifique. Enfin la littérature de caractère prospectif sur les grandes évolutions sociales a rendu familière la vision d'une société hypertechnologisée.

Curieusement, la communication est à la fois une valeur : "communiquer, c'est mieux", "il faut communiquer", mais c'est une valeur vide, sans contenu moral. Elle n'intervient pas sur le contenu

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de l'échange entre les hommes. En soi, elle n'apporte pas d'information, à la limite, "ça tourne en rond".

La communication a substitué à l'ancienne conception de l'homme, un homme qui était dirigé par l'intérieur, par des valeurs qu'il avait intériorisées, la conception d'un homme dirigé par l'extérieur, un homme qui cherche en dehors de lui les repères dont il a besoin pour guider son action.

Pour l'Homo communicans, l'intelligence n'est plus une qualité individuelle, mais la capacité à développer la communication à un certain niveau de complexité. La pensée, uniquement un calcul, qui indépendant de tout support biologique, peut être accompli par des dispositifs artificiels plus performants que l'esprit humain. L'homme n'est plus au centre de toute chose et la nouvelle pensée sur la communication n'est pas humaniste.

La société qui correspond à ce nouveau type d'homme, est un e société dont le principe de fonctionnement est le consensus rationnel. Son éthique est l'éthique implicite des médias, rien ne doit rester secret. L'homme doit être transparent à la société et la société transparente à l'homme.

Dans une telle société, l'important devient de savoir pour chaque individu, "Comment les autres font" afin de bien réagir. D'où le rôle essentiel des médias et également des vedettes. Si les médias ne sont pas à l'origine de la crise des valeurs, s'ils n'en sont pas responsables, ils remplissent un vide idéologique. Ils juxtaposent des points de vue et ne produisent pas une vérité mais la compose et contribuent ainsi à l'extension à l'infini de l'argumentable. Leur impact variant donc en conséquence suivant la cohésion de la communauté qui reçoit leur message.

Le résultat de l'ensemble des processus précédents est qu'ils vont à l'encontre de ce qu'en attendaient les promoteurs de la cybernétique. Ils aboutissent d'une part à l'extension de l'espace public et au voyeurisme social, puis en réaction à la création d'un espace hyperprivé individuel, un domaine de l'incommunicable. La communication ne montre que ce qui est visible, mais non l'essentiel qui reste invisible et cela qu'il s'agisse pour l'auteur la guerre du Golfe ou de la pornographie. Un sentiment diffus et généralisé de frustration en résulte.

Ce sentiment plus ou moins diffus de frustration sous-jacent à la société de communication engendre le risque du retour aux

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extrémismes. La communication est nécessaire à la démocratie, mais trop de communication perd la démocratie.

L'absence de contenu idéologique de la communication profite au libéralisme qui se présente sous ce "masque" du refus de l'idéologie. Le libéralisme s'installe donc pratiquement et de façon paradoxale au moment où la société bannit toute idéologie. C'est aussi avec lui qu'apparaît l'idée de la fin de l'histoire.

Mais le plus grave pour Ph. Breton est que l'utopie de la communication perd progressivement de sa crédibilité, et dès lors, aucune utopie n'est plus présente dans la société : "Or une société qui n'a pas d'avenir à se mettre sous la dent ne peut que se dévorer elle-même. Le processus a, hélas, sans doute déjà commencé et il serait temps d'en prendre conscience.".

G. Muller