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Laure Conan Un amour vrai BeQ

Conan Amour

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Laure Conan Un amour vrai BeQ Laure Conan (1845-1924) Un amour vrai nouvelle La Bibliothque lectronique du Qubec Collection Littrature qubcoise Volume 121 : version 1.2 2 De la mme auteure, la Bibliothque : Angline de Montbrun Aux jours de Maisonneuve Si les Canadiennes le voulaient ! Loubli luvre et lpreuve La vaine foi La sve immortelle Lobscure souffrance travers les ronces 3 Un amour vrai selon ldition Leprohon & Leprohon, libraires-diteurs, Montral. 4 I J aittmoindansmaviedunhroque sacrifice. Celle qui la fait et celui pour qui il a t fait sont maintenant dans lternit. J cris ces quelquespagespourlesfaireconnatre.Leur souvenirmasuiviepartout,maiscestsurtout ici, dans cette maison o tout me les rappelle, que jaime remuer les cendres de mon cur. monDieu,voustesinfinimentbonpour toutes vos cratures, mais vous tes surtout bon pourceuxquevousaffligez.Voussavezquel vide ils ont laiss dans ma vie et dans mon cur ; etpourtant,mmedansmesplusamres tristesses, jprouve un immense besoin de vous remercier et de vous bnir. Oui, soyez bni, pour mavoir donn le bonheur de les connatre et de lesaimer ;soyezbnipourcettefoiprofonde, pourcetteadmirablegnrosit,pourcettesi grandepuissancedaimerquevousaviezmises 5 dans ces deux nobles curs. Thrse Raynol sa mre Malbaie, le 14 juin 186*. Chre mre, Lamallenepartquedemain,maispourquoi ne pas vous crire ce soir ? J e suis peu prs sre quevousvousennuyezdj,etjecomptebien que vous ne tarderez gure suivre votre chre imparfaite.J aichoisipourvouslachambre voisine de la mienne. En attendant que vous en preniezpossession,jyaimislacagedemon bouvreuil, auquel je viens de dire bonsoir. Mais il faut bien vous parler un peu de mon voyage, qui napastsansintrt.Vousvousrappelezce jeunehommedontlecouragefuttantadmir lincendie de notre htel, Philadelphie. Figurez-vous qu ma trs grande surprise, je lai retrouv parmilespassagers.IlsenommeFrancis 6 Douglas. J e puis maintenant vous dire son nom, car jai fait sa connaissance ce soir. NousvenionspeinedelaisserQubec, quandjelaperus,sepromenantsurlagalerie avecleportdunamiral.J elereconnusdu premiercoupdil,nonsansmotion,pour parler franchement. Si cela vous tonne, songez, sil vous plat, que vous pleuriez dadmiration en parlantducouragehroquedecetinconnu,de ladmirablegnrositaveclaquelleilstait exposunemortaffreuse,poursauverune pauvre chtive vieille qui ne lui tait rien. Aprs avoirlongtempsmarchlavantdubateau,il entra dans le salon. Ce chevalier, qui risque sa vie poursauverlesvieillesinfirmes,nousjetaun regarddistrait.Ouvrantsonsacdevoyage,ily prit un livre et fut bientt absorb dans sa lecture. Connaissez-vouscebeaugaron ?medemanda MmeL...Lequel ?dis-jehypocritement. Celui qui vient dentrer. Non, rpondis-je. J e ne parlai pas de sa belle action. Pourquoi ? J e nen saisrien,chremre.Maisjeleconsidrais souvent, sans quil y part, et je me disais que je ne serais nullement fche de savoir tout ce qui le 7 regarde. Ne serez-vous pas fire de la raison de votregrandefille,sijevousavouequejeme surpris appelant une tempte ! Cest bien naturel. J aurais voulu voir comment il se conduit dans un naufrage. Malheureusement, ce souhait si sage, si raisonnable, si charitable, ne se ralisa pas. On me demanda de la musique. J e venais de lire quelques pages dOssian ce qui nest plus neuf ;jejouaiunevieillemlodiecossaise. Monsieurfermasonlivreetmcoutaavecun plaisir vident. Il est cossais, pensai-je, et vous allez voir que je ne me trompais pas. Il ne reprit plussalecture,etquelquechosedansson expression me disait que sa pense tait loin, bien loin,danslesmontagnesetlesbruyresde lcosse. NelayantpasvudbarquerlaMalbaie, javaissupposquilserendaitTadoussac. Aprs le souper, jtais avec quelques dames dans le salon de lhtel. J ugez de ma surprise, quand je le vis entrer avec cette bonne Mme L..., qui nous le prsenta. M.Douglasmeparladuplaisirquilavait 8 prouv en entendant un air de son pays, et ces quelquesmotssimplesetvraisdisaient loquemment son amour pour sa patrie. J e vous assure que je ntais pas mon aise, prs de ce hros. Il me semblait quil lisait dans mon me, et, comme je me rends compte que je moccupe un peu trop de lui, chaque fois que je rencontrais son regard, ma timidit augmentait. J avais beau me dire que je ne suis pas transparente, je ne pus parvenir me le persuader. Il est certain que je ne vous ai pas fait honneur. M. Douglas, qui tait, lui,parfaitementlaise,essayaplusieursfois dengager la conversation avec moi, et ne russit pas,commevouslepensezbien.Maissijene parlais pas assez, jai la consolation de dire que dautresparlaienttrop.Deuxdames saventurrent dans une dissertation sentimentale avecungalantofficier.Vousvousimaginez facilementquecettedissertationnapasjet quunpeudelumiredanslesabmesducur humain. J allaisentrerdansmachambre,quandla brillanteMlleX...meditavecunesatisfaction mal dguise : Thrse, ma chre, comme vous 9 tiezgaucheetembarrassecesoir !Quelle opinion vous allez donner des Canadiennes ce sduisanttranger ! Soyezfiredemoi,aprs cela. Mais nimporte. Si le feu prend cette nuit lhtel, jespre que ce sauveur de vieilles veuves paralyses ne me laissera pas brler. La mme la mme Malbaie, le 23 juin 186* Chre mre, J enveuxetjenvoudrailongtempsces maussadesaffairesquivousretiennentloinde moi. Mme je ne suis pas sre de ne pas vous en vouloirunpeu.Auxquatreventsducielles obstacles !Croyez-moi,toutestvanit,part marchersurlamousseetrespirerlesalin. Descendezvite.Ilmetardedevousfaireles honneurs de la Malbaie. Kamouraska a bien ses agrments.J aiunfaiblepourTadoussac,pour 10 ses souvenirs, pour sa jolie baie, grande comme unecoquille,maislaMalbaienesecompare point. Cettebelledesbellesadescontrastes,des surprises,descapricestrangesetcharmants. Nulle part je nai vu une pareille varit daspects et de beauts. Le grandiose, le joli, le pittoresque, le doux, la magnificence sauvage, la grce riante seheurtent,semlentdlicieusement, harmonieusement,danscespaysages incomparables. monbeauSaint-Laurent !mesbelles Laurentides !moncherCanada !Excusezce lyrisme : cest demain notre fte nationale. La Malbaie na quun dfaut, laffluence des trangers. Si jtais reine, je me contenterais de cettecampagneenchantepourmonroyaume, maisjendfendraislentredabordtoutes celles qui lisent des romans, ensuite tous ceux quisecroientqualifispourgouverneret rformerleurpays.Quendites-vous ?Maisen attendant, cest un bruit, un mouvement, un va-et-vient continuel. 11 Les trangers nont ici que lobligation de ne rien faire. Aussi, comme on sy promne ! Tous les jours, pique-niques, parties de plaisir de toutes sortes et bals le soir. Pour moi, je donnerais tous lespique-niquespasss,prsentsetfuturs,tous les bals impromptus et prpars, pour un bain de mer. J evaistouslesmatinslamesse, ordinairementparlagrve,cequiestfort agrable.Lgliseestbtiesurlefleuve, lembouchure de la rivire Malbaie. Cest un fort beau site. En face, la baie, cette charmante baie que lon compare celle de Naples, droite des champsmagnifiques,unehauteurrichement boise,ochantentlesoiseauxetlesbrises dt ; gauche, la rivire, puis le Cap--lAigle, sauvage et gracieux, et en arrire les montagnes vertesetbleuesquifermentlhorizon.Lglise est bien entretenue. Lesicleavaitdeuxanslorsquona commenclaconstruire.Cestjeuneencore pouruneglise.Pourtantleshirondelles laffectionnent,carlesnidssytouchent,et,en 12 levant les yeux, on aperoit toujours quelque jolie petite tte, qui savance curieusement au dehors. J e suppose quil faut bien vous parler un peu deM.Douglas.Ilestassezprobablequeje moccupedeluiplusquilnefaudrait ;mais, outre que je nen dis rien, je ne fais en cela que comme tout le monde. J e nai dit qu Mme L... queM.Douglasestlehrosdelincendiede lhtel. Elle ma conseill de garder sagement le silencel-dessus.Elleprtendquilestassez dangereux sans laurole de lhrosme. Vous,mrechrie,vousprtendezquecest un grand dommage que ce noble jeune homme ne soit pas trs-laid, ou un peu difforme. Avec votre permission,madame,cestjustementcelaqui serait dommage. Chre mre, cest prudent peut-tre, ce que vous dites, mais coup sr, ce nest pas fminin. Dailleurs, si M. Douglas est de la familledesbraves,ilnestpasdecelledes galants, et naccorde dattention que juste ce quil faut pour ntre pas impoli. Il dcline toutes les invitationsetalairdestreditcommeun pote : 13 moi la grve solitaire, La chasse au beau soleil levant, moi les bois pleins de mystre, La pche au bord du lac dormant. Mme H... a dclar que nous devrions toutes conclure contre lui un trait dalliance offensive. LeDrG...estlaMalbaieetselivre lobservation.Iltrouvequelesrubanscossais sontbienenfaveurdepuislarrivedeM. Douglas, et se plaint amrement dtre condamn entendretantdairscossais,depuislamme date.Cequecest,dit-il,davoirlatournure chevaleresque ! Moi, jai pass plusieurs annes encosse,etpersonnenasongapprendre VivelaCanadienne,ou la clairefontaine.M. Douglasestriche,etledocteurseplaten informer les dames qui ont des filles marier. a les rend pensives, dit-il. Cesoir,ledocteur,Elmireetmoi,nous sommes alls visiter les sauvages. Cest curieux 14 voir.Lasoiretaitfrache.Unbeaufeude branchesschesflambaitdevantlescabanes. J aperus M. Douglas qui se chauffait et causait avec les sauvages. En le voyant dans cette clart rougetre, je me rappelai lincendie, et pour dire vrai, le cur me battit un peu fort : puissance du souvenir, involontaire hommage au courage et la gnrosit ! Commenousallionspartir,ledocteurfut appelentoutehtepourunmaladeetnous revenions seules, quand M. Douglas nous joignit et rclama lhonneur de nous reconduire, ce que nous daignmes accorder. J e fus un peu surprise, jelavoue,carilajouta,avecunenavetbien singulirechezunhommedumonde :J aicru que javais eu tort de vous laisser partir seules, et rflexion faite, je me suis ht de vous rejoindre. Nouscomprenons,monsieur,ditElmire pique :vousavezcruquectaitundevoir. Non,mademoiselle,jaiseulementpensque ctait une attention laquelle vous aviez droit, et il continua un peu firement : Vous dfendre, si vous couriez quelque danger, ce serait un devoir. 15 J inclinecroirequecedevoirseraitbien rempli, et si jamais je vais me promener chez les cannibales, je prierai M. Francis Douglas de me donnerlebras.Ilaveillausalon,contreson habitude.Ilnestcertainementpasaussibeau quon le dit, mais il a une distinction rare et une grce incomparable, La grce plus belle que la beaut. Comme vous voyez, cest bien suffisant. Il est plutt grave quenjou, mais on cause bien avec lui. Vous aimerez sa simplicit charmante. Nous avons convers en franais, et l-dessus on nous a gracieusement fait entendre Elmire et moi quilfautquenotreprononciationanglaisele fatiguebeaucoup,puisquilnousparlefranais. Nest-ce pas beau de songer si vite aux ennuis de son prochain ? QuoiquilensoitdessusceptibilitsdeM. Douglas, une chose sre, cest quil parle franais parfaitement, et une autre chose joliment certaine 16 aussi, cest que jaimerais mieux ne le fatiguer en rien. J e lui ai demand comment il trouvait nos sauvages. Bien dchus, mademoiselle. Ils ne sont pas tatous et la mauvaise civilisation les gagne. Quand je me suis assis leur feu, ils ne mont pas prsentlecalumetdepaix.Quelsurnomles sauvagesdautrefoisluiauraient-ilsdonn ? Songez-y, sil vous plat. Chre mre, descendez vite et apportez-moi un grosbouquetderoses.J emennuieetjevous aime. Extraits du journal de Thrse 24 juin. Ce matin, de trs bonne heure, Elmire et moi, noussommesalleslachapelleHarvieux.Le trajet est rude sur la grve de lextrme Pointe-aux-Pics : pas de sabledor,mais quand on a le pied sr, cest charmant de marcher sur ces beaux cranslavs par la mer. senteur du varech ! 17 parfums du salin ! quil fait bon de se sentir vivre etderrercommeunealouettesurlagrve embaume !Lesoiseauxchantaientdansles arbresquicouronnentlafalaise.Lancoliecrot partoutdanslesfentesdesrochers.Cesjolies cloches rouges font un charmant effet sur le roc aride.Quest-cequiplatdavantage,unefleur danslamousseouunefleursurunrocher ? Hlas ! il y a des femmes qui naiment les fleurs quesurleurschapeaux,etpourquiune promenadedanslarueNotre-Dameaplusde charmesquunecoursedanslesboisousurla grve ! Mais quoi bon philosopher ? La chapelle Harvieux est un mille du quai. Cesttoutsimplementunegrottedesepthuit piedsdeprofondeur,tailledanslerocune dizaine de pieds du sol. Il y a bien longtemps, un religieux franais du nom de Harvieux y clbra la messe. Ce missionnaire descendait le fleuve en canot pour visiter les colons tablis sur les ctes etfutretenulparunetempte.J aimecette solitudesauvage,etquelledoittregrandeet triste quand le vent gmit et que la mer se livre ses formidables colres ! Mais ce matin tout tait 18 calmeetlesgolandsschaientcoquettement leursplumessurcesrochersoilsviennent prophtiser la tempte. 26 juin. Aujourdhuijattendaismamre,etjesuis alle larrive du bateau, mais dception. Il ny avaitpourmoiquunelettreetunbouquetde roses. J e me suis vite sauve pour lire ma lettre. J e naime pas ces foules bruyantes o les cochers et les gamins ont la haute note. Elmire est venue merejoindreetaprsmavoirprislamoitide mon bouquet, elle a dcid quil fallait explorer la grveendeaduquai.Nousavonscommenc parescaladerlesnormesblocsquisontl,et nous y avons trouv une grotte profonde demi fermepardesbouquetsdejeunescdres.Les oiseaux, il me semble, doivent aimer cette grotte le matin, les jours dautomne surtout, car le soleil levantlemplitderayonsetyfaitbourdonner sans doute une foule dinsectes. Mais ce soir elle taitpleinedombreetdefracheur.Nousy sommes restes longtemps. J avais sur lme une 19 brume de mlancolie. Ma mre viendra demain. Ce nest quun retard dun jour, mais cela suffit pourattrister.Lmeauncielsichangeant ! Pourtant quil faisait beau ce soir ! J ai laiss la grotte avec regret. Pauvre grotte, me disais-je, ce matin elle est emplie de soleil, de chaleur et de vie avant le reste de la nature qui lentoure, et la voilpleinedombrependantquelesoleil rayonne encore partout, sur le Cap--lAigle, sur lefleuvesibeau,surlesclocherslointainsqui scintillent le long de la cte du sud. Et je pensais unemequimintresseetquelatristesse semble envelopper. Pourmoi,jusquprsent,lavieatbien douce.Ilestvrai,jenaipasconnumamre, cestpeinesilmeresteunsouvenirdemon pre, et pourtant jai t heureuse, car ma belle-mremaimeavecunetendresseplusque maternelle. Mais combien dmes ouvertes dans leurs beaux jours denfance tous les rayons du ciel, plus illumines peut-tre que les autres, ont vutoutcoup,parunepermissiondeDieu,la nuit les envahir de bonne heure ! 20 Hlas ! la vie est semblable la mer ;Son flot, parfois caressant sur la plage,cume au large et devient plus amer. 30 juin. M. Douglas est protestant, je men doutais, et pourtant il ma t pnible de le lui entendre dire. la premire occasion, ma mre lui a parl de sa belle conduite lincendie de Philadelphie. Il a rougi comme une jeune fille et nous a assur que dans la surexcitation on expose facilement sa vie. Il prtend que son agilit de montagnard est pour beaucoupdanscequenousappelonsson hrosme. Mamreneluiapascachcommenous dsirionsleconnatreetcommenousluien voulions de stre drob toutes les recherches. J tais un peu confuse, et lui ntait pas laise non plus. Il a souri en entendant dire que, jusqu notre dpart de Philadelphie, je mtais obstine, rver pour lui une ovation populaire. Le sourire 21 aunsinguliercharmesursabouchesrieuse, cestdommagequilsoitsirare.Dovientla tristessequiluiesthabituelle ?Dabordjavais cruquectaitlennuidesetrouveraumilieu dtrangers ; mais ce nest pas cela. Il a un grand chagrin.Malgrsoncalme,sarserveanglaise, onnepeutlevoirlongtempssanssen apercevoir.Pourquoisouffre-t-il ?J esuis condamneentendrel-dessusbiendes suppositions. Quoi quil en soit, je suis sre que ce nest pas une douleur vulgaire qui assombrit ce noble front. J usqu prsent, je ne sais rien de sa vie, si ce nest quil a perdu ses parents de bonne heure et quil na ni sur ni frre. Il nous a pries de ne rien dire de lincendie de Philadelphie.Soit,jenendirairien,maisjy pense souvent. Noble jeune homme ! Quand moi ettantdautresnesavionsdonnerquenotre impuissantecompassion,luisestexposavec unegnrositsublime.Quelparfumunpareil souvenir doit laisser dans lme ! Souvent en le regardant, je me demande ce quil dut prouver quandilsetrouvaseulaprsstredrobaux applaudissementsdelafoule.J amaisjene 22 connatrai la joie du dvouement hroque, mais je remercie Dieu davoir t tmoin dune action vraimentcourageuse,vraimentdsintresse, vraiment gnreuse. Ladmiration lve lme et satisfait un des plus doux besoins du cur. 8 juillet. J e me sens souvent inquite et trouble. O est le calme, la sereine insouciance de ma jeunesse ? J esuisbiendiffrentedemoi-mme,dece pauvremoiquejecroyaisconnatre.J aurais besoin de solitude. La vie dhtel mennuie. Il y a delautrectdelabaie,aubasduCap--lAigle,unemaisondontlasituationisoleme plairait beaucoup. L, rien ne me distrairait de la vue et du bruit de la mer. Pleindemonstresetdetrsors,toujours amerquoiquelimpide,jamaissicalmequun soufflesoudainnelepuissetroubler effroyablement ;est-celocanoulecurde lhomme ? Richeetimmense,etvoulanttoujours 23 senrichiretsagrandir,toujoursprompt franchir ses limites, toujours contraint dy rentrer, emprisonnpardesgrainsdesable :est-cele cur de lhomme ou locan ? Ocan ! cur de lhomme ! quand vous avez bienmugi,biendchirlesrivages,vous emportez pour butin quelques striles dbris qui se perdent dans vos abmes ! 12 juillet. Enfin, je connais la cause de sa tristesse, et je saisaussiquelestcesentimentquejeprenais pour une admiration vive. Pourquoi suis-je reste ici ? J aurais d le fuir. Maintenant cest trop tard. Hiernousavonscausintimement.Ilma parl de lami quil a perdu, et lindicible joie que jai sentie en lentendant dire quil navait jamais aim que son ami, ma t une rvlation. mon Dieu ! ayez piti de moi. J e le sais, celuiquina paslglisepour mrenepeutvousavoirpour pre ;je le sais, mais il mest impossible de ne 24 pas laimer. 30 juillet. M.Douglasmeparletoujoursdesonami, maisavecunesensibilitsivraie,siprofonde, quil est impossible de lentendre sans tre touch au del de tout ce quon peut dire. En lcoutant, je me rappelle cette parole de David pleurant son J onathas : J etaimaiscommelesfemmes aiment. Ilmamontrleportraitdesonamiet quelques-unes de ses lettres. J e les ai lues avec un attendrissementprofond,etmaintenantje comprends la profondeur de ses regrets. Pourquoi lamiti,sirarechezleshommes,lest-elle encore plus chez les femmes ? Deux ans bientt queCharlesdeKervenestmort.J epensebien souvent ce pauvre jeune homme qui dort l-bas sur la terre de Bretagne. J aime prier pour lui. Il a eu de grands malheurs, il est mort la fleur de lge,maisilatprofondmentaimpar lhomme le plus noble qui fut jamais. 25 II Fte de Saint Bernard SaintBernarddisaitlasainteVierge : J e consensnentendrejamaisparlerdevous,si quelquunpeutdirequilvousainvoquesans tresecouru. Bonsaint !J eveuxmerappeler cette parole, chaque fois que je dirai le Souvenez-vous pour Francis. Oh ! auguste Vierge, ma douce mre, je vous enprie,faitesquemonamourpourluine dplaise jamais vos yeux trs-purs, et daignez vous-mme loffrir Dieu. Cetteaprs-midi,jtaissurlagrveavec plusieurs amies. On parla du prochain dpart de M.Douglaspourlcosse.J enycruspas,et pourtant quel poids ces paroles me mirent sur le cur !Sictaitvrai...sildevaitpartir,me disais-je...etnefaudra-t-ilpasquilparteun 26 jour ? Cette pense me bouleversait, maccablait. Commejemesentaisobserve,jeprisun prtextepourmloigner.Neplusjamais lentendre ! Ne plus jamais le voir ! monDieu,quelseraitdonclemalheurde vous perdre pour jamais, puisque la seule pense dtresparedeluimefaisaitsicruellement souffrir ! J emarchaisauhasardsurlagrve ;tout coup, apercevant le clocher qui brillait au soleil, jepensaiceluiquiadelaconsolationpour toutes les douleurs, et je me dirigeai vers lglise. Bientt jentendis derrire moi, ce pas lger que jeconnaissibien,et,uninstantaprs,M. Douglas me rejoignit. Est-il vrai que vous partez bientt ? lui demandai-je. Et comment vivrais-je sans vous ? me rpondit-il vivement. Puis troubl, mu, il me dit quavec moi il se consolerait de la mort de son ami... quil avait cru sa vie brise pour jamais, mais que je lui avais rendu la foi au bonheur. Nous marchmes ensuite sanschangeruneseuleparole.Commenous montions la petite cte qui conduit de la grve au 27 cheminpublic,ilmeditdemi-voix :Essuyez vosyeux :ilnefautpasquedautresquemoi voientceslarmes.Oui,ctaitvrai,jepleurais sansmenapercevoir.Quandnousfmes lglise : je venais ici, lui dis-je. Lui, mappelant pour la premire fois par mon nom de baptme, medemandagravement :Thrse,pourquoi pleuriez-vous ?J emesentisrougir,et,ne trouvant rien rpondre, je lui dis : Laissez-moi, jevaisprierpourvous.Ilmouvritlaportede lglise. mon Dieu, quel bonheur de vous prier pour lui, vous, larbitre souverain de son sort ternel ! Il nest pas lenfant de votre glise, et cause de celajauraisvoulunepaslaimer,maisvous mavezdonnpourluitouslesdvouementset toutes les tendresses. Christ, mon sauveur, je saisquetoutdonparfaitvientdevous,mais souvenez-vousdemonardenteprire,etfaites-moi mriter pour lui la foi ; faites-la moi mriter parnimportequellesdouleurs,parnimporte quels sacrifices. Et vous, ma divine mre, je vous promets de vous aimer, de vous honorer pour lui et pour moi, en attendant quil vous connaisse. 28 Comme je magenouillais devant lautel de la sainte Vierge, pour lui confirmer cette promesse, la lumire du soleil, glissant travers les vitraux, fitlastatuecommeuneauroledejoieetde gloire ; son doux visage sembla sourire. J esortistrs-calmeettrs-heureuse.M. Douglas mavait attendue. Il parla peu le long du chemin et ne fit aucune allusion ce qui stait passentrenous,maisnousnouscomprenions parfaitement.Surlerivage,unepauvrefemme ramassait pniblement les branches apportes par la mer. Rendons-la heureuse aussi, dit Francis. Il me donna sa bourse et je la remis la pauvre vieille, qui la reut en nous bnissant. Nous marchions en silence. J amaisjenemtaissentiesiheureusede vivre. Les oiseaux chantaient, la mer chantait et mon me aussi chantait. Il me semblait respirer la vie dans les senteurs des bois, dans les parfums de la mer.lhorizon,lesoleilbaissait.Nousnous 29 assmes sur les rochers pour le regarder coucher. J e noublierai jamais ce tableau : devant nous, le Saint-Laurent si beau sous sa parure de feu ; au loin, les montagnes bleues ; partout une splendeur enflammesurcepaysageenchanteur.Francis regardaitenthousiasm,maissonnoblevisage sassombrit tout coup. Pourquoifaut-ilquelesbeauxjours finissent ? me dit-il tristement J tais heureuse, enchante, ravie, et je lui dis : Nesoyonspasingrats.Regardezautourde vous, et dites-moi ce que sera la patrie, puisque lexil est si beau. Ilmeregardaavecuneexpressionqueje noublierai jamais, et rpondit voix basse : Dites plutt : Regardez dans votre cur. Et un peu aprs, il continua : Lamourfaitcomprendreleciel,maisce beaucoucherdesoleilmerappellequelavie passe. Lasoiresestpasselhtel.Francistait trsgrave,maisilyavaitdanssavoixune 30 douceur pntrante qui ne lui est pas ordinaire, et quand je rencontrais son regard, jy voyais luire cettelumirefugitivequitraverseparfoisses yeuxcommeunclair.Ilnemeparlagure ; mais, sans rien faire qui puisse attirer lattention, ilalartcharmantdemelaisservoirquil soccupedemoi.CettebonneMmeL..., sadressant Mlle V... et moi, nous fit observer que M. Douglas avait lair heureux. Ce que je vois le mieux, cest quil est bien bon,rponditMlleV...,quisepiquededire toujours ce quelle pense, et un instant aprs, elle ajouta : J e voudrais bien savoir pourquoi il est cesoiraussigrave,aussirecueilliquunjsuite qui sort de retraite. 21 aot. Commejouvraismafentrecematin,un bouquet adroitement lanc tomba mes pieds. Remerciez-moi,ditFrancis,quandnousnous rencontrmes.J eremerciai,maisavecdes restrictionssurlamaniredoffrirlesfleurs.Il mcouta avec ce sourire qui claire son visage 31 et mon cur aussi. Si vous saviez, me dit-il, depuis combien de temps jattendais pour vous loffrir ! Et il chanta demi-voix : lheure o sveille la rose, Ne dois-tu pas te rveiller ? J ai port son bouquet lglise. J e veux quil se fane devant le saint sacrement, et quand il sera fltri,jirailereprendrepourleconserver toujours. Seigneur J sus, vous tes au milieu de nous et il ne vous connat pas. Il ne croit pas au mystredevotreamour.Maisvouspouvezlui ouvrirlesyeuxdelme,etlefairetomber croyant et ravi vos pieds. Aujourdhui, je suis alle voir une jeune fille mortelanuitdernire.J avaisbesoindeme pntrerdequelquegravepense,carjtais commeenivredemonbonheur.J erestai longtemps ct du lit o la pauvre enfant tait couchedanscetteattitudeeffrayantequi 32 nappartient qu la mort. La croix noire tranchait lugubrementsurlablancheurdudrapquila couvrait.J esoulevailelinceuletregardai longtemps. Ah ! Francis, serait-il possible de ne nous aimer que pour cette vie qui passe ? Toutpasseetnouspasseronscommetoutle reste, mais je veux que celui de nous qui survivra lautrepuissedirecequAlexandrinedela Ferronnays crivait aprs la mort dAlbert : mon Dieu, souvenez-vous que pas une parole de tendresse na t change entre nous, sans que votre nom ait t prononc et votre bndiction implore. 7 septembre. Hier,nousavonsfaitunepromenadelle-aux-Coudres,excursionquelaprsencede Francis ma rendue vraiment dlicieuse. Puis, il y amaintenantdansmonmequelquechosequi donnelanatureunesplendeurquejenelui connaissaispas.MonDieu,quelseradoncle ravissementdevousaimerdansvotrecielsi beau, puisque, ds cette vie, il y a tant de bonheur 33 aimer vos cratures ! Au havre J acques-Cartier, nous nous sommes agenouills lendroit o la messe a t dite pour la premire fois au Canada. J e ne regardai pas M. Douglas. Il mtait pnible de le voir tranger aux sentiments que ce souvenir rveille. Mais sur le rocherolesangdeJ sus-Christacoul,je demandaipourluilafoi.Oui,monDieu,vous mexaucerez.J eleverraicatholique.Cefroid protestantisme nest pas fait pour lui. Nousprmeslednersurlherbe,dansle voisinagedelarochePleureuse.Cetendroitde lleestdunebeautravissante.Ilyrgneun calmeprofond,unefracheurdlicieuse.La journe avait ce charme particulier lautomne. Francis semblait enchant, et soubliait dans cette belle nature. Cest beau, et je suis heureux, me dit-il. Alors, remercions Dieu, car moi aussi je suis heureuse. Ilnerponditrien,maisjevisbrillercette flamme lumineuse qui sallume parfois dans son 34 regard. Lesconversationssteignaient ;jenesais pourquoimonmeinclinatoutcoupla tristesse :notreviescoule,pensai-jeen coutant le bruit des vagues sur la grve, chaque flotenemporteunmoment.Presquesansme rendrecomptedecemouvement,jemetournai vers Francis : Vous connaissez cette pense dune femme clbre : Sommes-nous heureux, les bornes de la vie nous pressent de toutes parts. Cest douloureusement vrai. Et nous parlmes de cette soif de linfini qui fait notre tourment et notre gloire. Sa sensibilit si vive et si profonde, le rendait parfois loquent. J amais je navais compris, comme en lcoutant, notremisretrs-auguste,notregrandeurtrs-misrable. J aurais voulu lui dire quelle force les catholiques trouvent dans la communion, mais je nosaipas.IlfautavoirreuJ sus-Christdans son cur, pour comprendre la joie de cette union qui teint touslesdsirs.La belle voix dElmire chantait : 35 Vole haut, prs de Dieu ; les seules amours / fidlesSont avec lui. CesparolesmemarqurentetFrancissen aperut. Il se mit me parler de son amour pour moi. J eprfreraisvousentendredirequevous aimez Dieu. Ilmerponditavecunedouceur incomparable : Si vous laimiez moins, je ne vous aimerais pas comme je vous aime. On le pria de chanter. Il y consentit et me dit : J e nai jamais chant depuis la mort de mon pauvreCharles,maisaujourdhuiilmesemble quejetrouveraideladouceurvouschanter quelque chose que ce cher ami aimait et chantait souvent. IlcommenalesAdieuxdeSchubert.Ah ! 36 quelle motion, quelle puissance de sentiment il y avait dans sa voix, et comme jaurais voulu tre seulepourpleurermonaise !Quelleest touchantecetteamitiquisurvitlamort,au temps et lamour ! Certes, je suis profondment sensible tout ce qui le touche. J e donnerais ma vie pour lui pargner une douleur, et pourtant je voisavecunesortedejoiequeriennele consolerajamaisentirementdelamortdeson ami.Ilestsibondtreaimduncurqui noubliepoint !Oui,jelesais,sonamilui manqueratoujours,toutematendressesera impuissanteleconsolercompltement,mais aussi, si je mourais, personne ne me remplacerait dans son cur. Dieu seul pourrait le consoler, et de lui je ne suis pas jalouse. Nous laissmes lle vers le soir. Le retour fut enchanteur.J eregardaisautourdemoi,etune scuritprofonde,unepaixinexprimable remplissait mon cur. mon Dieu, vous tes bon, la vie est douce et la terre est belle ! 37 ________ LemariagedeThrsetaitfixlt suivant.Danslemoisdejuinellecrivaitdans son journal : MonDieu,pourquoinemexaucez-vous pas ? J attendais tant des prires continuelles que je fais faire pour lui, et voil que je suis bien prs de dsesprer. Ce matin, je rencontrai Francis prs de lglise du Gsu. J avais bien pri pour lui. J osai le lui dire, et la premire fois de ma vie, je lui parlai de mesesprancespoursaconversion.Ilneme cachapassonmcontentementetrponditavec une froideur glaciale : J e vous excuse en faveur de votre intention. Et il ajouta : Oh ! les dures et cruelles paroles ! Vousvousabuseztrangement.J amaisjene seraicatholique.Commentosez-vousmeparler de ce que vous appelez vos esprances ? Commesijepouvaisluicachertoujoursle vu le plus ardent de mon cur ! Mais non, il ne 38 veut pas que je lui en parle jamais. Et quand vous serez ma femme, a-t-il dit, ne mobligez pas vous le dfendre. Soit. J e ne lui en parlerai pas. Ce nest pas sur ce que je pourrais lui dire que je compte. monDieu,vousaurezpitidelui.Vous clairerez cette me, une des plus gnreuses que vous ayez cres. J e vous le demande au nom de J sus-Christ, faites-moi souffrir tout ce quil vous plaira, mais donnez-lui la foi sanslaquelleilest impossible de vous plaire. Hlas ! qui sait jusqu quelpointlesprjugsdelducationpremire aveuglentlesmeslesplusdroitesetlesplus nobles ? Le mme jour Thrse recevait de M. Douglas la lettre suivante : J e vous ai fait de la peine et jen suis bien malheureux.Commevousavezdmetrouver rudeetdur !J evousenprie,pardonnez-moi, parce que je vous aime. Si vous saviez ce que je sentis quand je vous vis presque craintive devant moi !J auraisvoulumemettregenouxpour vousdemanderpardon.Envoyantvoslarmes 39 prtes couler, je me sauvai comme fou. Ma Thrse, jaimerais mieux mourir cent fois que de vous faire souffrir. J e veux bien vous voir pleurer,maiscommevouspleuriezaprsavoir entendulaveudemonamour.Sivoussaviez comme ce souvenir mest dlicieux, comme mon cursereportesouventcetteheure,laplus douce de ma vie, o sur la grve de la Malbaie, je voyais couler vos larmes, ces larmes que vous ne sentiez pas, tant vous tiez mue. Monamie,jenauraisjamaisdvousparler durement,jeleregrettebeaucoupetvousen demande pardon ; mais, laissez-moi vous le dire, en vous dclarant que vous ne deviez pas essayer dechangermescroyancesreligieuses,jene faisaisquemondevoir.J epourraisvous expliquerparfaitementpourquoijeneserai jamaiscatholique.J enenferairien,ni maintenantniplustardparrespectpourla candeurdevotrefoi.Quevousdsiriezceque vous appelez ma conversion, cest peut-tre trs-naturel, mais il faudra ne men parler jamais.J e ne suis pas de ceux qui changent de religion. De 40 grce, ma chre Thrse, ne touchez plus cette question brlante. J ai assez souffert. Charles aussi dsirait me voir catholique, et, la veille de sa mort, il me pressa ce sujet avec une tendresseextrme.Dansltatoiltait,je nosais lui dire que je ne partagerais jamais ses croyances. Il le comprit. Et lui, lange gardien de majeunesse,demandaitpardonDieuet saccusait de mavoir, par ses mauvais exemples, loign de la vraie foi. Ah !Thrse,sijepouvaisvousdireceque jai souffert dans ce moment et par ce souvenir, vousauriezpitidemoi,etvousneme demanderiezjamaiscequejenepuispas accorder. Aprscela,Charlesnemeparlaplusde religion ; mais, mattirant lui, il tint longtemps matteappuyecontresoncur,etalors,cet incomparableamimeconseilladechercherma consolationdanslesjoiesdelacharit. Admirableconseilquimafaitsupportermon malheur ! Dans ce que je viens de vous dire, il y a, je le 41 sais, plusieurs choses qui vous affligeront, et jen suis plus triste que vous ne sauriez le croire. Mais il le fallait. Oui, il faut que vous le sachiez, mon loignementpourlecatholicismeestinvincible. J ai cd toutes les exigences de votre glise, parcequesanscela,vousnempouseriezpas, mais je mourrai dans la religion o il a plu Dieu demefairenatre,etnessayezjamaisde minfluencer l-dessus, car, aussi vrai que je vous aime, je ne vous le permettrai pas. Du reste, vous savezquejetiendrailoyalement,fidlementce que jai promis. Sans doute, ma chre Thrse, il est triste quil yaitunpointparlequelnoscursnese toucheront jamais, mais nallez pas conclure que nousnousenaimeronsmoins.Songez lattachementquejavaispourCharles,son amiti qui tait le bonheur de ma vie, comme sa mort en a t la grande, linexprimable douleur. Nayez donc ni inquitude, ni crainte. J e ne puis pastrecatholique,maisjeseraitoujoursvotre amileplussretleplustendre.Dailleurs, puisqueDieudirigetout,jusquauvoldes oiseaux, nest-ce pas lui qui nous a runis ? 42 Aprslespremiersmoisdemondeuil,ceux qui sintressaient moi me conseillrent de me marier.J elaissaidire,et,suivantledsirde Charles, je moccupai des malheureux. Ctait la seule consolation que je puisse goter. Plus tard, je songeai au mariage ; jy inclinai par le besoin daimer,sigranddansmoncur ;maisilme fallait une affection leve et profonde, lamour, comme je lavais compris dans le moment le plus solennel, le plus dchirant de ma vie. Dieu ma conduitversvous,quitestoutcequeje souhaite, tout ce que jai rv, vers vous de toutes lesfemmeslaplusvraie,laplusaimanteetla plus pure. Dites-moi, Thrse, croyez-vous vraiment que ladiffrencedereligionmetteunabmeentre nous ? mon amie, comment avez-vous pu dire cette cruelle parole ? Il est vrai, nous ne professons pas tout fait la mme foi, mais tous les deux, nous savons que Dieunousaimeetquilfautlaimer ;tousles deux, nous savons que secourir les pauvres est un bonheur et un devoir sacr ; tous les deux, nous 43 croyons que J sus-Christ nous a rachets par son sang. Ma noble Thrse, ma fiance si chre, ne craignez donc pas dtre ma femme ; ne craignez pas de vous appuyer sur mon cur pour jusqu ce que la mort nous spare par lordre de Dieu. 44 III Ilyadixansle14aotdernier,danscette mmesalleojcrisaujourdhui,Thrse Raynol et Francis Douglas signaient leur contrat demariage.Ilmesemblelesvoirencore,si jeunes, si charmants, si heureux ! J avais pour M. Douglas une parfaite estime, etpourtantjevoyaisarriverlejourdumariage avec une tristesse profonde, car jaimais Thrse avec la plus grande tendresse, et la seule pense de men sparer mtait bien amre. La lecture du contrat,cesdispositionsenfaveurdeceluides pouxquisurvivraitlautremefirentune impression pnible, et pendant quon me flicitait surcebrillantmariage,javaisgrandpeine contenir mes larmes. Pourquoi faut-il que la mort semletoutdanslavie ?Maiscestristes rflexionsmefurentpersonnelles.La conversation se maintint anime et joyeuse entre 45 lespersonnesinvitespourlacirconstance.On rit,onchanta,onfitdelamusiquedanscette maison o la mort allait entrer. Un peu aprs le dpart des invits, comme M. Douglas se levait pour se retirer : Ne partez pas encore,luiditThrse,jeveuxvouschanterle SalveRegina,cest--dire,poursuivit-elleavec son charmant sourire, jai lhabitude de le chanter touslessoirs,etaujourdhuijeveuxquevous mcoutiez. Ce chant la Vierge tait une de nos plus douces et plus chres habitudes. La voix de Thrse tait fort belle, et ce soir-l elle y mit une indicibleexpressiondeconfianceetdamour. Ah !commentlaVierge,mrejamaisbnie, et-elle pu ne pas entendre cette ardente prire ? M. Douglas, plus mu quil ne voulait le paratre, gardait un profond silence. Thrse se rapprocha de lui et dit : Francis, mon cher ami, ne voulez-vouspasquelasainteViergenousprotgeet nous garde ? Il ne rpondit pas, mais la regarda pendantquelquesinstantsavecuneexpression indfinissable,puisnoussouhaitalebonsoir,et partit. 46 J esuivisThrsedanssachambre.Aprsla prire,quenousfmesensemble,ellepritle charmant bouquet de roses que Francis lui avait apport ce jour-l et le plaa devant limage de la Vierge. Rentre dans ma chambre, je priai avec ferveur, demandant Dieu la force de supporter lloignementdemafillechrie.Hlas !que jtaisloindeprvoirlecoupterriblequiallait me frapper ! J e dormais depuis quelque temps quand je fus rveille par un rve pnible. J e me levai pour me remettre, et je passai dans la chambre de Thrse. Elle tait assise sur son lit, la figure si altre, si bouleversequunecraintehorriblemeserrale cur ;elleessayapourtantdesourireenme disant quelle ressentait une trange douleur la gorge.J envoyaiaussittchercherunmdecin. Quand je revins, elle me pria de placer un cierge devant limage de la Vierge et voulut elle-mme lallumer.Puis,joignantlesmains,ellese recueillitdansuneprirefervente.Ensuiteelle mepassalesbrasautourducou,merapprocha delle, et me fit baiser le crucifix que je lui avais donnlejourdesapremirecommunion,et 47 quelle avait toujours port depuis. Mre, dit-elle, vous savez que la volont de Dieu doit toujours tre adore et bnie. J e ne me suisjamaissentieorpheline,continua-t-elletout attendrie, car vous avez t pour moi la meilleure desmres ;queDieuvousrcompenseetquil vous console, ajouta-t-elle avec effort, car je sais que je vais mourir. Monenfant,rpondis-jetoutetrouble, commentpeux-tuparlerainsi ?Lasouffrance tgare. Ellemeregarda ;jevoisencorelexpression de ses beaux yeux calmes profonds. coutez,dit-elle ;jaioffertDieumon bonheur et ma vie pour la conversion de Francis. Monsacrificeestaccept,jensuissre.Nen dites rien Francis. Il vaut mieux quil lignore jusqu ce que Dieu lclaire. Ces paroles retentirent dans mon cur comme un glas funbre. mon Dieu, pardonnez-moi. Il mesemblaquectaitpayertropcherlesalut duneme.J elaregardaisavecgarement ;je 48 ltreignis dans mes bras comme pour la disputer la mort et je lui dis travers mes sanglots : Cesttropcruel.Thrse,monenfant, rtracte-toi. LaissonsfairelebonDieu,rpondit-elle simplement.Ilsauravousconsoler,vousetlui. J ai eu, moi aussi, un moment dangoisse terrible, maintenant cest pass. Etalorsellemeditquenvoyantcomme Francisdemeuraitprjug,aveugl,malgrles prirescontinuellesquellefaisaitfairepoursa conversion, elle avait cru que Dieu voulait peut-tre la faire contribuer son salut plus que par la prire, et quelle avait offert son bonheur et sa vie pour lui obtenir la foi. De ce moment je neus pas desprance. Avec unedouleuraffreuse,maissanssurprise,jevis tousleseffortsdelasciencechouer compltement.Lemalfitdesprogrsaussi promptsqueterribles.Thrsedemandason confesseur et Francis. Le prtre vint le premier. Pendantquilentendaitsaconfession,je mapprochaidunefentrequidonnaitsur 49 lgliseduGesu.Lalampebrillaitdansle sanctuaire,etjedisaisauChristenpleurant amrement : Seigneur, ayez piti de moi ! Faut-il quelle meure pour quil se convertisse ? La nuit taitdlicieusementcalmeetbelle.Oh !quel contrasteentreladsolationdemonmeetle radieuxclatdescieux.J entendisarriverM. Douglas.J auraisvouluallerau-devantdelui pour le prparer un peu la terrible vrit, mais jeneneuspaslaforce.Ilentralafigure bouleverse.Pasundesmdecinsprsentsne hasardauneparoledesprance.Lemalheureux jeune homme se jeta dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. La porte de la chambre de Thrse souvrit bientt. J e touchai le bras de M. Douglas,quiselevaetmesuivit.Leprtre, encore revtu de son surplis, priait devant limage delaSainteVierge.Thrsetenditlamain Francisquisagenouillactdesonlitet sanglota comme un enfant. Alors elle se troubla, quelques larmes coulrent sur son visage ; mais, se remettant bientt, elle lui parla avec fermet et tendresse. Francis, lui dit-elle, cest la volont de Dieu. 50 Il faut sy soumettre, car il est notre Pre. Cher ami, je vous aimerai plus au ciel que sur la terre. La douleur de M. Douglas tait effrayante, et macourageuseenfantoubliaitsesterribles souffrancespourleconsoleretlencourager.Il survint un touffement qui fit croire quelle allait expirer. Quand il fut pass, elle mit sa main sur la tte de Francis toujours genoux ct delle ; et levant les yeux sur limage de la Vierge : Mre,dit-elleavecunaccentqueje noublieraijamais,ilnevousconnatpas,ilne vousaimepas ;maismoiquiparlagrcede Dieu,vousconnaisetvousaime,jevousle confie,jevousledonne,jevousleconsacre. Obtenez de J sus-Christ, je vous en conjure, quil nous runisse pour lternit dans son amour. Ellereutlessacrementsavecuneferveur cleste, et aussitt aprs lagonie commena. J e passe sur cette heure dont le souvenir mest rest si cruel. cinq heures, juste aux premiers tintements de lAnglus, elle expira. Peu peu, je sentis son doux visage se refroidir. Alors, prenant lecrucifixquesesmainsglacestreignaient 51 encore, je le donnai Francis. Deux surs de charit vinrent pour lensevelir. Quand tout fut termin, jentrai dans la chambre mortuaire, que les religieuses avaient orne avec un soin pieux. Les fleurs y rpandaient un parfum suave. M. Douglas tait genoux prs du lit sur lequel Thrse semblait dormir dans sa blanche et gracieuse parure de noces. Son voile retombait demisursoncharmantvisage,dunepleur transparente. Un chapelet, grains de corail dun rouge clatant, tait pass son cou, et la croix brillaitentresesmainsjointes.J ebaisaises douces lvres, ses yeux ferms pour jamais, et la regardai longtemps. Lematindesfunrailles,quandvintle momentdelamettredanssoncercueil,Francis sapprocha,pritlamaingauchedeThrse,lui mitsonanneaudemariage,etensuiteil lembrassa sur les lvres. Le jeune homme, aussi plequelle,soutintsattependantqueje coupaissesbeauxcheveuxbruns ;puis,la prenantdanssesbras,illadposasurlelitdu repossuprme.Nousrestmeslongtempsla 52 regarder,etmapensesereportaitauxjours dautrefois, alors quaprs lavoir endormie dans mesbrasetcouchedanssonpetitlit,je moubliaislaregarderdormir.Enfin,Francis releva son voile, et lentement, tenant toujours les yeux fixs sur elle, il lui couvrit le visage. mon Dieu, quand je paratrai devant vous, souvenez-vous de ce que jai souffert ce moment terrible ! Aprslesfunrailles,onmapportaunbillet deM.Douglas.Ilmannonaitquilsloignait pour quelque temps, et sengageait me donner bienttdesesnouvelles.Quelquesjoursplus tard, je reus la lettre suivante : Madame, J elaisseMontralimmdiatementaprsles funraillesdeThrse,carjavaisbesoindela plus profonde solitude pour pleurer et remercier Dieu.Oh !madame,Dieuestbon !Macleste Thrseledisaitaumilieudesdouleursdela mort, et le mme cri schappe sans cesse de mon cur dchir. Tout est fini pour moi sur la terre, etpourtantjesuccombesouslepoidsdela 53 reconnaissance,carlalumiresestfaitedans mestnbresetjesuiscatholique,oui, catholique. Ah ! bni soit Dieu qui ma donn la foi !QuelbonheurdeledireThrse,de remercierDieuavecelle !Maisceseraittrop douxpourcettepauvreterre,olebonheur nexiste pas. J esaisquemaconversionvousseraune consolationbiengrande,aussivousparlerai-je aveclaconfiancelaplusentire.Vous connaissiez,madame,monloignementpourle catholicisme ou plutt vous ne le connaissiez pas, cardansnosrelationsjedissimulais soigneusement mes prjugs, pour ne pas affliger Thrse. Mais quand elle me dit quelle comptait surmaconversion,jecrusdevoirnepaslui laisserdillusionsl-dessus.Commeelledevait me plaindre et prier pour moi ! J enessaieraipasdevousdirema consternationenapprenantlamaladiede Thrse,cequejesouffrisenlatrouvant mourante,interrogezvotrecur,madame.J e contins lexplosion de mon dsespoir pour ne pas 54 la troubler cette heure terrible, mais qui pourrait dire ce queje souffrais ? Tout entier elle et ma douleur, je ne voyais rien, je nentendais rien autourdemoi ;jenavaisrienremarqudes prparatifs pour ladministration des sacrements, et quand le prtre sapprocha avec lhostie sainte, monDieu,commentparlerdecemoment sacr,commentdirelemiraclequisefitdans mon me ? Sans doute, Thrse priait pour moi cette heure solennelle, et sa prire le Seigneur J sus daigna me regarder, car dans cet instant, la foilaplusardentepntra,embrasamonme. Saisi dun respect sans bornes, je me prosternai, endisantduplusprofonddemoncur :Oui, voustesleChrist,leFilsuniqueduDieu vivant... misricorde ! bont ! moment jamais bni ! moment vraiment ineffable et que toutes les joies du ciel ne me feront pas oublier ! Lafoi,lareconnaissance,lamourdbordaitde monme.Leslarmesjaillirentflotdemon cur. J aurais donn ma vie avec transport, pour rendre tmoignage de la prsence relle, celui de touslesdogmescatholiquesquirvoltait davantagemasuperberaison.Leregarddu 55 Christ, comme un soleil brlant, avait fondu ces glacespaisses,dissipcesnuagesobscursqui mavaientempchjusqualorsdecroirela parole et lamour de mon Dieu. J evismacharmantefianceagoniseret mourir,maisaveclafoi,larsignationtait entredansmonme,etunepaixprofondese mlamoninexprimabledouleur.Aumoment terrible,quandleprtreprononalabsolution suprme, je crus que la connaissance lui revenait, etmepenchantsurelle,jeluidis :Thrse, remercieDieu,jesuiscatholique.Mecomprit-elle ?jelecrois,carsonregardmourantse ranima et se tourna vers moi. Ah ! comme il doit rjouirlesangesetpntrerjusquDieu,ce chant de joie et de reconnaissance qui sleva de son cur, pendant quelle tait dans le travail de la mort. Combien je vous remercie, madame, pour ce crucifix qui vous et t si cher et si prcieux, et quevousavezeulagnrositdemedonner. Quand je le regardai, l, ct de Thrse morte, ce fut comme si une lumire clatante jaillissant 56 desplaiessacresduChristetilluminles mystrieuses profondeurs de lternit. Comme je la trouvai heureuse davoir ouvert les yeux ces radieuses splendeurs, davoir vu Dieu face face, dtreavecluipourjamais !Nevoussentiez-vouspasconsoleenregardantsonvisage,sur lequellavisiondeJ sus-Christavaitlaiss comme un reflet cleste de bonheur et de paix ? Sijepouvaisvousdirecequejprouvais pendantlamessedesfunrailles,la reconnaissance qui consumait mon me, quand je pensaisquesurlautelJ sus-Christsimmolait pour ma Thrse ! Quelle consolation je trouvais prierpourelle,pourellequiatantpripour moi ! Vous vous tonnez peut-tre que jaie un peu tardvousfaireconnatremonchangement. Cest que le prtre qui avait assist Thrse me conseilla,aprsmavoirentendu,dentraiter dabord avec Dieu. Il menvoya ce monastre do je vous cris. J arrivai le soir de la solennit de lAssomption. Le suprieur me reut avec une bont parfaite et me conduisit la chapelle, o les religieux taient runis pour loffice. Limage de 57 laVierge,brillammentillumine,resplendissait au-dessusdelautel,etcettevuemmut profondment. J e me rappelai ce moment o, sur son lit de mort, Thrse mettant sa main sur ma ttemeconsacralamredemisricorde.Du plusprofonddemoncurjeratifiaila conscration,etpromislasainteViergede lhonorertoujoursduculteleplustendreetle plusaimant.Unevoixadmirablementbelle chantaleSalveRegina,etcechantsuave, rveillant dans mon cur lmotion la plus douce et la plus dchirante, je pleurai longtemps. Non, jamais je noublierai ce soir (le dernier de sa vie) oThrsemelechanta.Enlcoutant,un sentimentconfusdevnrationetdeconfiance pourlamredeDieupntrapourlapremire fois dans mon me, et jessayais de ragir contre cetteimpression,trs-doucepourtant.Vous rappelez-vousavecquelaccentellemedit : Francis, mon cher ami, ne voulez-vous pas que la Sainte Vierge nous protge et nous garde ? Cette question me troubla. En regagnant mon logis, je pensais combien peu, aprs tout, je pouvais pour son bonheur, et un instinct secret me portait la 58 mettre sous la garde de la Vierge Marie. Ctait hier le jour fix pour mon mariage, et malgrlaforcequejepuisedansmafoi,je succombaisouslepoidsdelaplusmortelle tristesse.Lajournetaitmagnifique.Lesoleil resplendissait. Toute la nature avait un air de fte. Et moi, je repassais mes rves de bonheur, et ma pensesarrtaitdanscettetombeotoutest venu sengloutir, dans cette tombe o je lai vue descendre pour y dormir jusqu ce que les cieux etlaterresoientbranls.Ctaithorriblement douloureux.Maislesaintreligieuxquime prpare au baptme vint me joindre dans le jardin o je mtais retir, et, me reprochant tendrement etfortementmafaiblesse,menfitdemander pardonDieu.Durestecesdfaillancessont rares.LapuissantemainduChristmesoutient surunabmededouleur.Maisvous,madame, comment supportez-vous cette terrible preuve ? Ah ! laissez-moi vous rpter ce que Thrse me disait :CestlavolontdeDieu,etilfautsy soumettre, car il est notre Pre. Monbaptmeestfixau28aot.Ilserait 59 superfludevousdirecombienjedsirevousy voir. Vous aviez pour Thrse un cur de mre, et vous ne sauriez croire comme votre tendresse pour elle mattache vous. Souffrez que je vous remercie de vos soins si clairs, si tendres. J e les apprciaisdautantplusquejaibeaucoup souffert du malheur dtre orphelin. Soyez bnie, madame,pourlavoirtantaime.Soyezbnie pourleslarmesamresquevousavezverses avecmoisursoncercueil.Vousparlerai-jede limpatience avec laquelle jattends le jour de ma rgnration,lheuresacredemonbaptme. Quil tarde venir, ce jour o je serai lav dans le sang du Christ. Vous savez que le 28 aot est la ftedesaintAugustin.PlaiseDieuqu lexemple de cet illustre pnitent, je pleure toute maviemesfautesinnombrablesetlemalheur davoiraimDieusitard.Enattendant labjurationpublique,touslesjours,enla prsence de J sus-Christ et de ses anges, jabjure dans le secret de mon cur toutes les erreurs de lhrsie. Vous ne vous imaginez pas la douceur que je trouve dire et redire J sus-Christ, que je veux appartenir son glise, en tre lenfant le 60 plus humble et le plus soumis. Lesoir,jemepromneavecmondirecteur danslejardindumonastre.Nousparlonsde lamouretdessouffrancesduChrist,dunant des choses humaines et de cette heure qui vient o les mortsentendrontdansleurstombeauxla voixduFilsdeDieu.Oui,jattendsla rsurrectiondesmorts,etmeslarmescoulent biendoucesquandjepensequunjourje retrouverai ma Thrse rayonnante de lternelle jeunesse et de limmortelle beaut. Parfois, je lavoue ma honte, il me semble que je ne pourrai jamais supporter son absence. J eledisaisaujourdhuimmemondirecteur. Lesaintvieillardsouridoucementetma rponduavecuneexpressioncleste :Monfils, quandvousaurezcommuni,voussaurezque Dieu suffit lme. Ces paroles firent battre mon cur. En songeant ma communion prochaine, je restai mu, bloui, comme un voyageur devant qui sentrouvre un horizon enchant et inconnu. Christ,monsauveur,quesepasse-t-ildans lme qui vous aime quand vous y entrez ? Peut-61 tre devrais-je, madame, vous parler avec plus de calme,maislaseulepensedemapremire communionmeplongedansunesortede ravissement. Songez donc ce que J sus-Christ a faitpourmoi.Etpourtant,jaidesheures dabattementterrible,quandjepensequema Thrse nest plus nulle part sur la terre. misre etfaiblesseducurdelhomme !J elapleure quand je la sais au ciel... Mais le saint que Dieu ma donn pour guide me dit de ne pas malarmer silanaturefaiblitsouvent.Danscesmoments damre et profonde tristesse, il me fait rciter le TeDeumpourremercierDieudecequilma donnnon-seulementdecroireenlui,mais encoredesouffrirpourlui.Cettegrcedela souffrance et de la foi, vous lavez aussi reue, madame, bnissez et remerciez Dieu avec moi, en attendant que, comme len priait Thrse, il nous runisse pour lternit dans son amour. ____________ monextrmeregret,jenepusassisterau 62 baptme de M. Douglas, mais, dans ma rponse sa lettre, je lui appris que Thrse avait offert Dieusonbonheuretsaviepourobtenirsa conversion. Aprs son baptme, Francis revint Montraletpassaquelquetempschezmoi.Sa premirevisiteavaittpourlatombedesa fiance. J e le revis avec un dchirant bonheur. Il mefitprendreplacesurlesofaoilavaitsi souventcausavecThrse,etquandilput parler, il mentretint de Dieu et delle. Toujours gnreux, il sefforait, pour ne pas ajouter ma peine,demecacherlexcsdesadouleur,et parlait surtout des joies de sa communion ; mais sadouleurclataitmalgrlui,avecdesaccents quidchiraientlecur.Etpourtant,avecquel ravissementilparlaitdesonbaptmeetdesa premire communion ! Ah ! si Thrse et t l pourlevoiretlentendre !Cejeunehomme combl de grces si grandes minspirait une sorte de vnration. J e ne pouvais dtacher mes yeux desabelletteblonde,surlaquelleleaudu baptmevenaitdecouler.Ilavaitbeaucoup maigri et pli pendant ces deux semaines, mais la joie profonde du converti se lisait dans ses yeux 63 fatigus par les larmes. J amais je nai compris la puissancedelafoi,commeenleregardantet lcoutant. Quand ce cur si cruellement dchir clatait en transports dactions de grces, je me rappelaislesmartyrsquichantaientdansles tortures. Tous les jours il senfermait dans la chambre de Thrse, et passait l des heures entires. On nyavaitrienchang.Lapetitetablequiavait servi dautel tait encore l avec ses cierges et ses fleurs. Le bouquet de roses, dernier don de son fianc, tait toujours devant limage de la Vierge o Thrse lavait mis. Hlas ! ces pauvres fleurs ntaient pas encore fltries quand la mort lavait frappe. La premire fois que Francis entra dans cette chambre pour lui si pleine de souvenirs, il baisa latableolesaintsacrementavaitrepos,et voulutensuitesagenouillerloillavaitvue mourir ;maisilsetrouvamaletfutobligde sortir.J evouluslempcherdyretourner, craignant pour lui ces motions si douloureuses, maisilmerassura.Necraignezrien,medit-il, 64 Dieu sest mis entre la douleur et moi. Dailleurs, cette chambre o elle a vcu, o elle est morte, cette chambre o jai reu la foi est pour moi un sanctuairesacr.Voyantquilypassaitlaplus grandepartiedesontemps,jymisleplus ressemblantdesportraitsdeThrse.Ilme remerciapourcetteattentionavecuneeffusion touchante,etmeditensuitequillaportait continuellementdansuneprsencebien autrement intime que celle des sens. Souvent,ilmentretenaitdenosimmortelles esprances,etparlaitavecuneconvictionsi ardente,siprofonde,quenlcoutant,jeme demandais si javais un peu de foi. Sa prsence me fit un bien infini. Il tait impossible de ne pas seranimeraucontactdecetteferveurbrlante. Tous les jours nous allions visiter le cimetire de la Cte-des-Neiges. J e dposais sur la tombe de Thrselesfleursquenousavionsapportes. Francisjetaitsonchapeausurlaterre, sagenouillaitetpassaitsonbrasautourdela croix. J e le regardais prier avec une consolation inexprimable.CommentDieuet-ilpunepas coutercettemetoutclatantedelapuretde 65 son baptme ? Comment et-il pu ne pas entendre la voix de ces larmes si saintement rsignes ? Ce fut dans le cimetire, debout prs de la tombe de Thrse, que M. Douglas me confia sa rsolution dentrerdansunmonastre,aprsavoirfaitle plerinage de la Terre-Sainte. Il aimait parler de la vie religieuse, du bonheur et de la gloire dtre toutDieu,etalorssonvisageprenaitune expression qui levait lme. En le regardant, je me surprenais rvant ces joies du renoncement etdusacrifice,redoutables,ilestvrai,la faiblesse humaine, mais si incomparablement au-dessus de toutes les autres. Vint le jour du dpart et le dernier adieu, puis, pour lui, la dernire visite au cimetire. Ctait une triste et froide journe dautomne, etseulemonfoyerpourjamaisdsol,je pensais ma Thrse qui dormait sous la terre, et aunoblejeunehommequisenallaitattendre danslapaixprofondeduclotrelapaixplus profonde de la mort. Aprs le dpart de M. Douglas, je trouvai dans le journal de Thrse les lignes suivantes quil y 66 avait ajoutes. Elles taient crites en anglais et presque effaces par les larmes : mon Dieu, runissez-nous pour lternit dans votre amour ! Cevusuprmedesonme,jelaifait graversursoncrucifixquejeportesurma poitrine, sur lanneau que je lui ai donn comme monpouseetquelleporteparmilesmorts, mais il est plus ineffaablement grav dans mon cur. mon Dieu, soyez bni ! jesuiscontentde vous ;dans le deuil si intime, si profond de mon me,jaimerptercequellemefaisaitdire auxjoursdubonheur.Toutestfini,jamais fini... mais mon cur a chant sa joie. Les routes mesontouverteslavritablevie.Parles entrailles de la misricorde de Dieu, qui a voulu quecesoleillevantvntdenhautnousvisiter, pourclairerceuxquisontensevelisdans lombredelamort.Cesparoles,lgliselesa chantes sur la tombe de Thrse, et cette mre immortelleleschanteraaussisurmoncercueil. Ah !jevoudraisquunmmetombeaunous 67 runt un jour. Mais non, il faut sen aller mourir olavoixdeDieumappelle.Ilfautpartiret pournerevenirjamais.Quest-cequinous attachesifortementlonousavonsaimet souffert ? Thrse,touslesjoursdemavie,jaurais voulu pleurer sur cette terre qui te couvre. Cest ctdetoiquejevoudraisdormirmondernier sommeil,etmerveillerlheuredela rsurrection.MaisilfautobirDieu.Ilfaut partir.Demainjaurailaisspourtoujourscette terre du Canada, o nous nous sommes aims, o ton corps repose ; mais jemporte avec la douleur qui purifie la foi qui sauve et console, et, depuis lheurejamaisbniedemonbaptme,ilya dans mon me la voix qui crie sans cesse Dieu : Mon pre ! mon pre ! sainte glise catholique ! pouse sacre du Christ ! ma tendre et glorieuse mre : vous mavez fait lenfant de Dieu. Nourri dans la haine et le mpris de votre nom, je vous mconnaissais, jevousinsultais ;maismaintenantjevous appartiensetjenaspireplusqumourirentre 68 vos bras. Mon Dieu, soyez mon rve, mon amour. J e menvaisattendrequelesombresdclinentet que le jour se lve. 69 IV Aprssondpart,M.Douglasmcrivit souvent, et me disait chaque fois quil ne pouvait shabitueraubonheurdtrecatholique.son retour dOrient, il entra la Grande Chartreuse, do il mcrivit une dernire fois. Voici sa lettre : Madame, Vous navez pas oubli nos conversations de lautomne dernier, ce que je vous confiai sur ma rsolutiondentrerdansunclotre.Cette rsolution, je lai renouvele partout : Lourdes, Lorette, Rome, Bethlem, sur le Calvaire, et je viens enfin de lexcuter. Depuis une semaine je suis la Grande Chartreuse, o avec la grce de Dieu, je veux finir ma vie. Mon bonheur est grand. On respire ici une atmosphre de paix qui pntrelmeetsemblerapprocherduciel.J e 70 navais pas lide de ce calme, de ce silence plus loquent que celui des tombeaux. Vous ne sauriez vous figurer ce quon prouve en entrant dans ce monastre,odepuisbientthuitsicles,tant dhommesquipouvaienttregrandsselonle monde,sontvenussensevelirpouryvivre pauvres et obscurs sous le seul regard de Dieu. VoussavezquelaChartreuseestbtiedans unesolitudeprofonde,aumilieuderochers presqueinaccessibles.Cettenaturegrandiose lve lme et ma rappel la sauvage beaut de certainspaysagesdevotreCanada.J enevous dirairiendelhistoiredececlbremonastre (ovotrepense,jespre,viendrasouventme visiter),car,sansdoute,vousleconnaissez depuis longtemps. J e vous avoue que jtais bien mu en arrivant ici. J e songeais ceux qui my ontprcd,cespreuxdautrefois,tantde noblesetbrillantsseigneursquiontfuiles pompes et les sductions du monde, pour venir laChartreuseoprerleursalut.Cettesauvage solitudeavubiendessacrificeshroques, sanglants, et quelles terribles luttes entre la nature etlagrceontdsypasser !Pourmoi,jy 71 venaissanscombat,car,depuislamortdema fiance, le monde ne mest plus rien. Lerecueillementdesreligieuxma profondmenttouch.Oui,LouisVeuillotavait raisonquandildisait :Ilfautlaisserles monastres, non pour les grands coupables et les grandesdouleurs,commeonledit communment,maispourlesgrandesvertuset les grandes joies. J e comptais commencer mon noviciat le jour de mon entre, mais les bons Pres mont donn une semaine de repos pour me remettre de mes fatiguesdevoyage,etlereligieuxcharg dexercer lhospitalit me traite avec toutes sortes de soins et dattentions. Il me gte. J e ne fais pas icidallusion,madame,jenevousfaispasdes reprochesindiscretsdemavoirautrefois,chez vous,gtavecautantdebonnegrcequecet aimable religieux. Enattendant,joccupeunedeschambres destinesauxtrangers.Cettechambre,toute monastique,napourornementquuntableau reprsentantsaintBrunoenprire ;au-dessous 72 sontgraveslesarmoiriesdesChartreuxun globe surmont dune croix et cette belle devise : Statcruxdumvolviturorbis ;lacroixdemeure pendantquelemondetourne.J aimecette profonde parole. Maintenant,jevaisvousparlerdunechose qui ma t bien pnible. Hier,lePreSuprieurvintmevoirma chambre.J ouvrismesmallespourluimontrer plusieursdemessouvenirsdevoyagequeje croyaispropreslintresser.LervrendPre trouvaprobablementquilyavaitlbiendes inutilits,carilmeditquavantdecommencer monnoviciat,jauraisremettretoutceque javaisapportavecmoi.Cetordreme bouleversa.DepuislamortdeThrse,javais toujours port sur moi son crucifix, et son portrait quelle mavait donn le jour de nos fianailles, avec une boucle de ses cheveux. Me sparer de ces souvenirs si chers me paraissait un sacrifice au-dessus de mes forces. Eh quoi ! me disais-je, je me sparerais de tout ce qui me reste delle ! desonportrait,desescheveux,ducrucifix 73 quelle a port si longtemps, quelle tenait entre sesmainssonheuredernire !devantlequel elleaoffertpourmonsalutsonbonheuretsa vie ! J e passai la nuit dans une agitation cruelle. Enfin ce matin, profondment malheureux, jallai lachambreduPresuprieur.Montrouble nchappapointsonregardpntrant ;car, aprs mavoir offert un sige, il me demanda ce quimaffligeaitetmengagealuiparler commeunenfantparlesonpre. J tais grandement embarrass, mais je le regardai et ma timiditfaisantplacelaconfianceetauplus profond respect, je magenouillai devant lui et lui dis tout. J e lui dis comme ses paroles de la veille mavaient fait souffrir, pourquoi ma fiance avait offert sa vie Dieu ; je lui racontai sa mort, ma conversion, et demandai la permission de garder ce qui me restait delle : son crucifix, son portrait et ses cheveux. LebonPresattendritvisiblementen mcoutant, et me dit aprs quelques instants de silence : Monfils,gardeztoujoursaufonddevotre 74 cur le souvenir de cet ange que Dieu avait mis survotreroutepourvousconduirelui.Ce quelleafaitpourvousestlhrosmedela charit.Quantcesobjetsquivoussontsi justementchers,vousavezlloccasiondun sacrifice. Etcommejenerpondaisrien,levnrable religieux mit ses mains sur ma tte et me dit avec unaccentquipntrajusquauplusintimede mon me : Monenfant,pourquoites-vousvenuici ? Pourquoi voulez-vous tre religieux ? J tais bien troubl, mais je lui dis : MonPre,commandez-moicequevous voudrez,jevousobiraientouteschoses ; seulement, je vous en prie, laissez-moi ce qui me reste delle. Ces souvenirs sont pour moi sacrs, jelesavaissurmoncuraujourdemon baptmeetdemapremirecommunion. Permettez que je les garde encore, au moins pour quelque temps. Non,merpondit-ilavecdouceur,mais 75 aussiavecuneautoritquinesouffraitpas dinstances, non, mon enfant. Le sacrifice est la basedelaviereligieuse.Sivousvoulez commencer votre noviciat, il faut me remettre ces objets, auxquels vous tenez tant. Ilsefitdansmonmeuncombatbien douloureux.J evouslavouemaconfusion, pendantquelquesinstantsjhsitai.Oui, jhsitai. mon Dieu, ayez piti de moi ! ma Thrse,priepourmoi,dis-jeaufonddemon cur ;et,tantdemapoitrinelecrucifixetle mdaillon,jelesremisauPre,quime considrait en silence. En me sparant de tout ce quimerestaitdelle,jeressentisquelquechose decettedouleurterriblequimebrisaitlecur quandjelamisdanssoncercueil.J epleurais. Mais loin de sindigner de ma faiblesse, le saint religieuxmattiradanssesbras,etmeditde douces et tendres paroles. Nepleurezpas,merptait-il,nepleurez pas,monenfant.ToutsacrifierDieu,cestla plusgrandedesgrces,leplusgranddes bonheurs.Plustard,vouslesaurezetvous 76 regretterezceslarmes.Croyez-moi,ajouta-t-il avecuneexpressioncharmante,votreange gardien,etcetautreangequeDieuvousavait donn, se rjouissent pour vous dans ce moment. Il me parla des grandes grces que Dieu ma faites,demonbaptme,demapremire communion. Ah ! madame, si vous laviez entendu quand il mesuppliaitdtrefidle,dtrereconnaissant, dtregnreux !Ilyadanssaparolequelque chosequipntreetenflammelecur.J avais bien honte de moi, je vous assure, en pensant que jevenaisdhsitermisrablementdevantun sacrifice ;maislebonPrenemefitpasde reproches. Au contraire, il consentit me laisser commencer mon noviciat ; et, me serrant dans ses bras, comme pour faire passer dans mon cur le feusacrquibrlelesien,ilmesouhaitale bonheurdaimerDieujusquaurenoncement continuel,absolu,jusqulimmolationparfaite etconstantedemoi-mme.Cesouhaitmefit prouver une motion profonde. Il me sembla que jenavaisjamaisentenduriendaussidoux,ni 77 daussi terrible. J e remerciai le saint vieillard, et lui avouai que je ntais quun faux brave, que les motsderenoncementetdimmolationme faisaientfrmir.Ilmcoutaavecuneaimable indulgence,etsouritenmentendantparlerde mescraintes,commenousfaisonsquandles enfantsnousparlentdeleursfrayeurs imaginaires. Ce sourire, je vous lassure, en disait plus que nimporte quelle parole, sur cette folie qui nous fait craindre de souffrir pour Dieu. Puis, commejallaislesaluerpourmeretirer,le rvrend Pre me dit agrablement : Mais,jedevraisvousgronderpouravoir tard tout me dire. J e lui baisai les mains, et lassurai que je serais leplusconfiantdesesreligieux,commejtais peut-tre dj celui qui laimait le plus. Cela le fit sourire, et il me rpondit aimablement : Mon enfant, le vieux moine vous aime aussi. LeP.Suprieurdoitvousrenvoyerdansma lettre le portrait et les cheveux de Thrse. En les recevant,vousauriezcrupeut-trequeson souvenir mtait moins cher, moins sacr, et cette 78 pense, je le sais, vous serait bien pnible. Voil pourquoi je vous ai tout dit sur cette premire et biensensiblepreuvedemaviereligieuse.Et puis,jaimaisvousfaireconnatremon suprieur, vous rpter ce quil ma dit delle. J e suis sr que vous partagerez la consolation que jprouvais en lentendant. Nest-il pas bien bon ? Il me semble que je redeviens enfant quand je lui parle. Cesoir,jevaisprendrepossessiondema celluleetcommencermonnoviciat.Lemonde attribue cette rsolution lexcs de mes regrets. Il se trompe. Thrse tait un ange et je laimais avec toute la force et la tendresse de mon cur, maissijepouvaislarappelerlavie,jenele ferais pas. Non, Dieu men est tmoin, madame, jelalaisseraisparedesapuretvirginaleau Seigneur J sus, Celui qui la le plus aime. Quand,ltdernier,jemeprparaismon mariage,quimetditquequelquesmoisplus tard je serais la Grande Chartreuse, naspirant plus qu ce dpouillement de lme qui ne laisse rien sacrifier ? 79 Mon Dieu, vous avez bris mes liens et je vous rendrai un sacrifice de louanges. J esongesouventlajoiequeThrsedoit avoir de ma vocation religieuse. La chre enfant ne dsirait pour moi que la foi. Mais, comme dit saintPaul,Dieupeutfaireinfinimentplusque nous ne dsirons. J e ne lis jamais ces paroles sans mattendrir, sans penser la reconnaissance que Thrse et moi nous devons Dieu. Ah, quil est bon,madame.Aprsmavoirdonnlafoi,il mappelleaubonheuretlagloiredelui appartenir. Sans doute, la vie religieuse est austre, mais lacharitdeJsus-Christnouspresse,et lenchantementdevivresouslemmetoitque cetaimableSauveurfaitpasserlgrementsur bien des choses. Dailleurs, je vous le demande, quel bonheur humain peut se comparer celui du religieux,quandilseprosternesurlepavdu sanctuaire,aprslesvuxsolennelsqui lunissent Dieu pour toujours ? Dans le monde, laseulepensedelamortassombritlesjoies, troubletouteslestendresses.Ici,non-seulement 80 cette pense est sans amertume, mais la mort elle-mme a un air de fte. Et comment sen tonner ? Lereligieuxnattendriendelafiguredece mondequipasse,ilajetsoncurdans lternit, il vit de la foi et de lesprance. Aussi, sur le bord du tombeau, la foi, qui va disparatre devant la claire vue ; lesprance, qui va se perdre danslapossession,brillentdundernieretplus vif clat dans son me, et resplendissent travers les ombres et les tristesses de la mort, comme le soleilcouchantdanslesnuages.Sicetteimage vous semble un peu pompeuse, songez, sil vous plat, que jai l sous les yeux, en vous crivant, un magnifique coucher de soleil. Madame, je vais maintenant vous dire adieu. Sijepersvre,commeilfautlesprer,jene vous crirai plus et nous ne nous reverrons plus jamais sur la terre. Mais ne vous affligez pas. Le curenhaut,etremerciezDieupourmoi.Au revoir dans lternit chez notre Pre. Vous vous rappelez que, sur son lit de mort, Thrse protestait quelle maimerait plus au ciel quesurlaterre,etmoi,enprsencedesanges 81 gardiensdecemonastre,jevousprometsque tous les jours de ma vie je remercierai Dieu de lavoir connue, et de lavoir aime. J e ne visiterai plus sa tombe, je ne parlerai plus jamais delle ; la robe blanche des chartreux va remplacer mes habits de deuil, mais ma tendresse pour elle vivra toujours. Priez pour moi, je ne vous oublierai jamais, et de ma cellule, je demanderai J sus-Christ quil mette sa main sur la profonde blessure de votre cur, sa divine main, qui pour lamour de nous fut attache la croix. Adieu, une dernire fois. Permettezquejetermineparuneparolede saintAugustin,lapremirequejailuesurles murs de la Chartreuse : aimer ! mourir soi ! parvenir Dieu ! ____________ Le portrait et les cheveux de Thrse taient jointslalettre.M.Douglasnemcrivitplus, 82 maismapenselesuivitavecrespectet attendrissementdanslesexercicesdesavie religieuse,sinobleetsisainte.J emele reprsentaispriantdanssachasteetpauvre cellule.J esavaisquelesouvenircharmantet sacr de ma fille chrie vivait dans son cur, que touslesjours,suivantsaparole,ilremerciait Dieudelavoiraime,etcettepensemtait singulirement douce. FrancisDouglasavaittoujoursvcudans lopulence ;etdutsouffrirbeaucoupde laustrit de la Chartreuse. Pourtant il pronona sesvux.Atteint,peuaprs,dunemaladie mortelle,ilvitvenirlamortavecunepaix profonde. Un des religieux lui ayant demand sil nprouvaitpasquelquecrainte,ilsouritet rpondit : Que craindrai-je ? J e vais tomber dans les bras de Celui que jai le plus aim. Ilpriasonsuprieurdemcrirepour mapprendre sa mort. Sans cesse, il bnissait Dieu du don de la foi. Aprs sa communion dernire, Francis dsira entendreleSalveReginaetexpiradoucement 83 pendantquonlechantait.Ilaimaitcechant, disaient les religieux ses frres, et ne lentendait jamais sans sattendrir visiblement. LAURE CONAN. 84 85 Cet ouvrage est le 121e publi dans la collection Littrature qubcoise par la Bibliothque lectronique du Qubec. La Bibliothque lectronique du Qubec est la proprit exclusive de J ean-Yves Dupuis. 86