Conseils ouvriers et utopie socialiste (1969)

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    Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils

    Conseils ouvriers et utopie socialiste*

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    LIMINAIRE

    Dans le dluge dides et de phrases provoqu par larvolte de Mai, un mot a merg qui aurait pu se changeren cri de ralliement et donner son vrai sens aumouvement dclench on ne sait trop comment nipourquoi.

    Ceux qui ont parl de conseils ouvriers au hasard de

    leurs exhortations nen ont pas dfini le contenu ni justifilactualit. Quoi dtonnant, ds lors, quils aient tassocis, dans la majorit des esprits, aux institutionsportant ce nom dans certains pays dits socialistes, o desconseils ouvriers ont t crs par dcret dEtat, donc parla grce du pouvoir dominant et sous sa tutelle. Il esttoutefois probable que, pour un certain nombre demilitants de Mai, lide de conseil ouvrier navait rien decommun avec limage quen offrent, dans le mondecontemporain, les rgimes prtendument socialistes. Pour

    eux, le terme devait voquer des vnements historiqueset des dates bien prcises : 1905 et 1917 en Russie, 1918 enAllemagne, 1921 en Italie, 1937 en Espagne, 1956 en

    Hongrie. Dans chacun de ces cas, des masses dexploits et dopprims se sont mises enmouvement sans attendre les mots dordre de quelque aropage de chefs clairs, dtenteurs dela vrit dialectique et fabricants attitrs de directives lusage du troupeau obissant.

    En marge des mouvements ouvriers officiels, ou qui aspirent le devenir, des groupes et desindividus nont pas cess de mener le combat pour lauto-mancipation de la classe ouvrire etdes opprims de tous les pays ; ils ont compris, depuis longtemps, que les organisationspolitiques et syndicales sont des organes de dfense intimement lis au systme dexploitationet dalination dominant. Aussi se sont-ils consacrs un travail de rflexion et de discussionsur lhistoire et les tendances du mouvement des conseils tel quil sest manifest spontanmentau cours des six premires dcennies de notre sicle. Certains de ces efforts intellectuels nontpas t vains, puisquils ont suscit, pendant les journes de Mai, un cho qui, aujourdhui,semble samplifier.

    Les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils sont ns du besoin de quelques camaradesde sinstruire mutuellement par un change rgulier dides, en limitant les thmes dediscussion aux problmes fondamentaux gravitant autour dune ide centrale : lauto-mancipation des travailleurs.

    Nous navons pas voulu semer la bonne parole, nayant offrir aucune doctrine ni aucun motdordre. Ntant asservis aucune glise politique, nous tions dautant plus libres derechercher non pas une vrit totale et dfinitive, mais des contacts avec dautres tres isols qui

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    peroivent comme nous le dclin du monde en gnral et du mouvement ouvrier en particulieret qui cherchent en saisir les raisons.

    Nous parlons de socialisme et de conseils, sans donner ces mots un sens sacr, sans mmeprtendre les dfinir scientifiquement ou philosophiquement , la manire desidologues professionnels quon appelle llite intellectuelle. Nos mots sont ceux de la tribu etils nous suffisent pour nommer le mal que nous voyons et que nous subissons et pour exprimer

    notre dsir dune transformation radicale des rapports humains.Nous ne nous rclamons daucune doctrine sociale en particulier ; nanmoins, tout en refusantde nous ranger sous une tiquette ou sous un drapeau quelconque, nous sommes assezclectiques pour prendre notre bien partout o il se trouve, plus exactement partout o noustrouvons une pense claire au service du seul but qui nous parat digne dtre recherch, ici etmaintenant : une socit de producteurs et de crateurs librement associs en conseils ouvriersen vue de remplir des tches matrielles pour le bien commun et de garantir chacunlpanouissement spirituel dans une totale libert intrieure.

    Cette publication ne constitue quune infime contribution cette oeuvre collective ; les ides qui

    sont exposes dans ces textes ne peuvent avoir de valeur relle quen tant que manifestationanonyme de lesprit qui anime lensemble du mouvement ouvrier rvolutionnaire. Cest direque notre ambition nest pas dintervenir dans le dbat organis autour des grands thmes de larvolte de Mai par des professionnels de la mystification politique aussi ignorants de lhistoiredu mouvement ouvrier quincapables de saisir la finalit dune rvolution qui, pour mriter desappeler socialiste, doit sidentifier lmancipation de lindividu.

    PREMIERE PARTIE : REFLEXIONS A PROPOS de la REVOLTE DE MAI

    I

    Seul lavenir du mouvement ouvrier dcidera du sort du mouvement de Mai 1968. Ce que celui-ci fut ne sera rvl quau moment o le dernier mot sera dit sur le socialisme. Chercher lasignification objective des journes de Mai est une entreprise vaine et trahit chez ceux qui sy

    livrent une curiosit contemplative sans la moindre prise sur la ralit. Mais nous pouvonstenter ds maintenant de donner un sens ce qui fut, puisque nous savons ce que lavenirdevrait tre. Le secret de la ncessit historique nous chappe. Seul le pass fut ncessaire, maissa ncessit nengage pas lavenir de manire absolue. Le socialisme ne sera une ncessithistorique que lorsque lhistoire en aura permis la ralisation. Le socialisme tel que nouslimaginons - imaginer le socialisme tant pour nous une tche permanente - relve du domainedu possible et du subjectif ; il est avant tout affaire de conscience et nest quen second lieuaffaire de science. Le pass appartient la science, lavenir la conscience. Il ne suffit pas desavoir beaucoup pour aller vers le socialisme, mais on ny parviendra pas sans lavoirpralablement et consciemment imagin et voulu. Le socialisme, cest lUtopie en tant que projet

    crateur fait de science et didal, de savoir et de vouloir.

    Tel est le sens que nous donnons au mouvement que nous venons de vivre. Nous le dgageonsautant de lattitude des tudiants et des ouvriers que des manifestations littraires auxquelles la

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    premire a donn lieu. Le pav et la phrase ont le sens que nous leur donnons, et ce sens ne seravrai que lorsque la rvolution sera faite. Nous choisissons le sens du mouvement comme nouschoisissons la rvolution. La vrit de ce choix nest quun postulat aussi longtemps que ladmonstration nen est pas fournie par lhistoire.

    II

    La dbauche de littrature provoque par les vnements de Mai a-t-elle aid les travailleurs etles tudiants en rvolte mieux comprendre le sens de leur lutte ? On peut en douter. Outrequon a vu prolifrer la phrasologie sectaire des jeunes politiquement engags, donc peuenclins repenser la situation partir dune exprience nouvelle, on a pu lire de savantesanalyses dont les auteurs, sans mme sinterroger sur leur propre rle dans le devenir de lasocit vise par la contestation , nont pas attendu que les vnements se dcantent pourratiociner et vaticiner qui mieux mieux. Les analogies et les vocations historiques les plusinvraisemblables ont tenu lieu de rflexion sur le dsarroi des esprits et limpuissance des gestesdune part, et sur le projet fondamental dautre part. Car si laujourdhui ressemble lhier, cestsurtout parce que pass et prsent se relient par la mme dfaite. La vnration de lchec a prisla forme dun culte ; lhrosme ouvrier parat dautant plus glorieux quil aboutit au triomphede lennemi. Rien de plus masochiste que lhistoriographie du mouvement ouvrier. Ainsi, laplus grande dfaite subie par le proltariat moderne est considre universellement - et souventpar les victimes elles-mmes - comme la plus grande victoire : la rvolution russe de 1917 passepour tre proltarienne et socialiste , quand elle na fait que permettre la cration dunproltariat moderne dans un Etat dont toutes les institutions expriment la ngation dusocialisme quel quil soit, utopique ou scientifique1. A cet gard, on peut affirmer quelignorance et linconscience de lintelligentsia de gauche galent sa mauvaise foi. Il ny a pas depire ennemi du proltariat et du socialisme que lintellectuel de gauche qui accepte de se fairecomplice de la plus grande mystification du sicle : le socialisme sovitique.

    III

    La convergence des mouvements tudiant et ouvrier renferme le secret des luttesrvolutionnaires venir ; en mme temps, elle prfigure la tendance essentielle de la futuretransformation sociale.

    Lie une finalit rvolutionnaire, la grve gnrale devient larme suprme du proltariatmoderne ; elle rvle la puissance relle des producteurs qui, tout instant, peuvent arrter,voire anantir, lappareil de production qui les domine et les opprime. Loccupation des lieuxde travail symbolise le futur mode dappropriation des biens productifs pour le compte de lasocit. En France, thorie et pratique de la grve gnrale ont trouv avant la Premire Guerremondiale un terrain favorable dans le syndicalisme rvolutionnaire qui est la plus belle leon dechoses que le mouvement ouvrier international ait pu se donner en matire dauto-

    mancipation2.La Nouvelle Utopie sera faite de thorie et dimagination, de calcul et dinvention, dancien etde nouveau; elle ne sattachera aucune autorit, aucun nom, nul gnie autre que celui des

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    masses anonymes qui, en inspirant les penseurs de la rvolution, leur ont permis de dire et depeindre leurs rves.

    En Mai 1968, des tudiants ont, par leurs gestes de contestation totale - bien que peu efficace endernier ressort - communiqu des ouvriers cet esprit de refus qui est la premire condition dela lutte rvolutionnaire. La rvolte tudiante - qui a mis le dsarroi dans les cerveaux despenseurs professionnels lafft de modles historiques navait rien de comparable un

    vnement tel que la Commune de 1871. Il ny a pas eu et il ne pouvait y avoir de Communetudiante , mais la nostalgie du pass glorieux a suffi pour plonger certains esprits dans lamythologie rvolutionnaire. La simultanit de laction dclenche dans les universits et dansles usines est en elle-mme pleine denseignement ; elle a rvl que le mouvement ouvrier nade vrit quen tant que fait total, matriel et spirituel la fois : le pav dans la main deltudiant figurait, plus quil nexprimait, la ngation de lordre tabli, alors que loccupation delusine et du bureau concrtisait, ne ft-ce que temporairement, lexpropriation de la classepossdante et le dfi lautorit patronale et au pouvoir tatique. Ce que les travailleurs ont fait,les tudiants lont pens ; manant de deux mouvements spars, action et ide allaient de pairpour aboutir, en fin de compte, lchec. Et cela dautant plus fatalement que la finalit

    rvolutionnaire, instinctivement ressentie par louvrier, ne se prsentait dans la conscience destudiants que confusment et contradictoirement : le marxisme - surtout sous sontravestissement lniniste - fut, dans les journes de Mai, ce facteur idologique qui a strilisplutt que fcond la prise de conscience rvolutionnaire chez les ouvriers et les tudiants.

    Bien que surtout ngative, la leon de Mai est dune importance capitale pour lavenir dumouvement : le socialisme de conseils se ralisera comme utopie ou ne se ralisera pas. LaNouvelle Utopie, pense par ltudiant, doit, pour devenir ralit, entrer dans la conscience etlimagination du travailleur.

    IV

    Les chances du socialisme de conseils sont lies la prise de conscience, par les travailleurs, nonpas dune quelconque thorie sociale (marxiste ou non), mais dun systme de valeurs, disonsdune thique. Les tudiants en rvolte nadhrent pas tous une doctrine et ceux qui serclament du marxisme sont diviss en plusieurs tendances qui ne cessent de se combattre. Etpourtant, les rcents vnements ont montr quune attitude commune pouvait tre adoptepar des tudiants et des travailleurs politiquement diviss, mais solidaires dans la ngation et le

    refus dun ordre social considr et ressenti comme nfaste. La morale bourgeoise rigelalination de lhomme en norme universelle ; la morale dite communiste rivalise avec lamorale bourgeoise dans le respect de ces mmes valeurs que bourgeois et communistessaccusent rciproquement de trahir . Et le monde prit sous la menace que cette surenchrelui fait courir. Lhomme est sacrifi l humanisme bourgeois et communiste. Les deuxmorales ne diffrent que par le degr dhypocrisie et dimposture que chacune delles manifestedans ses proclamations de vertu et dhumanit.

    Voil contre quoi tait dirige la rvolte tudiante, donnant ainsi son plein sens la grve,virtuellement insurrectionnelle, des travailleurs. Instinct et spontanit ont prdomin dans les

    deux camps, et pourtant cest un mme appel fondamental que graffitis, affiches, dessinstraduisaient en clair, annonant le rgne de la Nouvelle Utopie. Limmense force critique,longtemps contenue ou touffe, du socialisme, de lanarchie et du syndicalismervolutionnaire venait dexploser: se propageant tous les cerveaux, ce fut demble un feu

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    dartifice dides subversives qui faisaient irruption dans la presse et dans les tracts, pourdgnrer finalement en littrature.

    Il est possible que le combat reprenne, en France et ailleurs, lEst comme lOuest. Mais pourque les luttes futures deviennent autre chose que matire littrature, quun nouveau chapitredans lhistoire des dfaites glorieuses de la classe ouvrire, il faudrait moins sinterroger sur lescauses de ces checs permanents que sefforcer de dfinir les objectifs atteindre et les moyens

    employer ; bref, il convient dimaginer la Nouvelle Utopie.

    V

    On peut concevoir, dans une premire tape, la constitution dun mouvement internationalpour le socialisme de conseils qui se fixerait pour tche initiale de proclamer sa charte devaleurs. Ce mouvement pourrait se constituer ouvertement dans les pays de dmocratie

    formelle - o les liberts dexpression et dassociation sont respectes autant que la libertdexploiter la force de travail - et secrtement dans les pays dcrts socialistes par la grce dupouvoir tatique - o la libre critique, garantie par la constitution, peut conduire et conduitsouvent la perte de la libert physique, du droit de lhabeas corpus. Car, comble de lamystification, on en est venu tout naturellement dnoncer lasservissement de lhomme par lecapital, en rgime bourgeois, alors quon accepte, sans la moindre critique, la totale soumissionde lhomme au pouvoir dEtat dans les pays o ce nest plus le capital priv qui est le matre. Lenouveau mouvement aura affronter ce dilemme : ou bien constater que la division du mondeen pays capitalistes et en pays socialistes est un pitre mythe systmatiquement entretenu parles deux systmes dexploitation et de domination ; il lui faudra alors imaginer, partir de cette

    constatation, la Nouvelle Utopie ; ou bien accepter cette fausse division qui conduit lacceptation dune guerre de destruction totale, donc oblige sabandonner la fatalit. Mieuxvaut considrer que tout reste encore construire que voir le socialisme l o il nexiste pas.

    VI

    La charte de valeurs du socialisme de conseils sera critique et thique. En tant que critique des

    modes actuels de domination sociale, elle sera la condamnation de tous les rgimes tablis,quils soient libraux ou totalitaires, capitalistes ou pseudo-socialistes. En tant quthique, ellese constituera hritire du patrimoine spirituel lgu par les penseurs socialistes de tous lestemps et de tous les lieux. Quils soient utopiques ou scientifiques. La pense du socialismenest dailleurs nullement Lapanage de ceux qui sen sont rclams et qui, aujourdhui,prtendent y adhrer. Elle est antrieure aux coles et aux professions de foi ouvertementproclames socialistes. Elle est prsente, implicitement ou explicitement, dans toutes les colesde sagesse depuis lantiquit grco-latine et orientale, elle survit dans les hrsies religieuses duMoyen Age et des Temps Modernes, elle prend une forme concrte dans les imaginations desutopistes; et quant aux crits des socialistes dits scientifiques - commencer par les pres

    fondateurs - ils baignent dans un esprit dthique galitaire, elle aussi bien antrieure satraduction en termes de thorie3. On cherchera vainement une vision plus utopique, donc plusthique, dune socit communiste que celle qunonce la charte la plus clbre du socialismedit scientifique : Lancienne socit bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait

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    place une association o le libre panouissement de chacun est la condition du librepanouissement de tous . (Le Manifeste communiste)

    VII

    Le mouvement des conseils ouvriers doit se prparer dans les esprits avant de sextrioriserdans les actions rvolutionnaires dont la plus dcisive sera la grve insurrectionnelle etgestionnaire, conue comme la suprme violence du fait mme quelle dsarmera lennemi declasse et le rduira limpuissance. Toute la stratgie de la non-violence trouve dans cette grveson expression triomphante. Ainsi pourra se raliser limpratif que Georges Sorel a dfinicomme la ncessit de conserver la rvolution son caractre de transformation absolue etirrformable qui donne au socialisme sa haute valeur ducative (Rflexions sur la violence, p.

    238). La prparation des esprits est partie intgrante de laction rvolutionnaire. En seconstituant en conseils, les travailleurs entrent dans la premire phase dune action qui encomporte plusieurs, avant et aprs le dclenchement de la grve gnrale insurrectionnelle,ltape dcisive tant celle du passage lexcution du plan gestionnaire. Ce que les syndicats etles partis ouvriers nont pu raliser, les conseils ouvriers en font leur tche essentielle : tre lescoles du socialisme dabord, et les organes de gestion de lconomie socialiste ensuite4.

    La constitution de conseils ouvriers en tant qucoles du socialisme et embryons du futurpouvoir ouvrier inaugure le processus rvolutionnaire ; elle est la meilleure garantie de larussite dun mouvement qui sera celui de la classe la plus nombreuse et la plus misrable ,celle des producteurs alins conscients de leur alination et se donnant pour mission de

    raliser leur propre mancipation et duvrer la libration de lhumanit. Aucune avant-garde, aucun tat-major, aucune lite, quelque immense que soit le gnie politique des chefs quiles guident, ne peuvent se substituer la classe ouvrire tout entire dans laccomplissement decette tche mancipatrice. Les anciennes structures du mouvement ouvrier taient limage dela socit bourgeoise. Les syndicats et les partis ouvriers, tout en affichant publiquement unefinalit rvolutionnaire, taient, par leur nature mme, lis aux institutions de la socit quilsvisaient transformer. Pris leur propre jeu, ils ont fini par assurer la continuit du systmesocial quils prtendaient abattre. Du point de vue moral, leurs modes daction ne pouvaientapparatre autrement quen tant que trahison permanente ; mais si lapparence montrel immoralit des syndicats et des partis ouvriers, lanalyse sociologique du mcanisme du

    systme nous oblige reconnatre le caractre fatal de cette trahison et de cette immoralit. Enfait, partis et syndicats exprimaient la volont dune classe non rvolutionnaire, toujoursdispose marchander sa force de travail et sa libert au meilleur prix. Selon les circonstances,ce marchandage pouvait rapporter plus ou moins davantages immdiats aux combattants,mais lenjeu du combat ne mettait pas en pril lexistence de la classe exploiteuse et de lEtat.

    Ce que les organisations classiques de la classe ouvrire ne pouvaient raliser dans le pass etne parviendront sans doute pas raliser dans lavenir, le nouveau mouvement a les meilleureschances de laccomplir : il est, pour parler comme Rosa Luxemburg (qui pensait alors aux partisouvriers), le mouvement mme de la classe ouvrire. En se constituant en conseils, les

    travailleurs prennent eux-mmes en main leur destin et entreprennent cette initiative historiquedont leManifeste communiste fait la condition de leur triomphe.

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    Les conseils ouvriers sont la forme dorganisation qui est la plus apte favoriser, dans les

    conditions de vie de la socit de masse, les actions dauto-mancipation dont dpend larussite du mouvement. Rassemblement dindividus conscients deux-mmes et convaincus dela finalit rvolutionnaire de leur lutte, le conseil est la fois but et moyen, par contraste avec lesyndicat et le parti qui manuvrent la masse anonyme de leurs adhrents pour la faire servir des fins trangres, voire opposes, la classe quils sont censs reprsenter. Par ses dimensionsrduites, le conseil peut chapper lanonymat et lalination de son pouvoir. Lindividu peuty rester lui-mme, et sil se modifie, cest sous linfluence directe de ceux quil ctoie et quilmodifie son tour. Lducation de soi y est insparable de lducation commune, chaquemembre apportant au conseil - qui est un microcosme de rflexion et de cration - ses donsindividuels et sa gnrosit, si bien que chacun senrichit en se dpensant : avant de devenir la

    cellule constitutive de la nouvelle socit, le conseil la prfigure dans le comportement de sesmembres.

    Cette anticipation ne paratra chimrique qu ceux qui ignorent lhistoire des actes et des gestesdauto-mancipation, moins visibles et moins saisissables que les hauts faits, bruyammentrapports, de lpope ouvrire jalonnant le mouvement ouvrier depuis ses dbuts jusqu cesdernires annes. Lhistoire de ces manifestations du mouvement ouvrier, pour tre encore peuconnue, nen offre pas moins une grande richesse dlments constitutifs pour imaginer et btirla Nouvelle Utopie quappelle un monde agonisant. La crise universelle dont nous sommesaujourdhui les tmoins et les victimes fait apparatre le retour lUtopie comme la seule issuerationnelle qui reste une humanit menace de disparition. Le prtendu ralisme des hommesqui gouvernent lhumanit nest que lexpression dmente de cette agonie et de cette menace.Les hommes dEtat, quelle que soit leur grandeur , sont, par leur tat desprit, contemporainsdes troglodytes. A lEst comme lOuest rgne la mme dmence ; seuls en varient le degr et laforme.

    Cest contre ce rgne universel de la stupidit dmentielle que se sont levs, en France etailleurs, tudiants et ouvriers : ils nen taient pas toujours conscients, mais telle fut lasignification profonde de leur geste, et cest ce sens cach de leur action qui transforme lchecen russite. Dautres queux lont mieux compris et, parmi ceux-l, les soutiens du rgime ontd jeter le masque. Ils eurent soudain la vision de la fin du monde, du monde qui tait le leur.

    Ils savent que dsormais la voie est trace pour la rvolution qui se cherchait ; ils savent quelenjeu est total. Ils se prparent une existence de troglodytes, en harmonie avec leurconscience. Sils chouent, la rvolution les aura sauvs malgr eux. Car dsormais la finalitrvolutionnaire concide avec la finalit biologique tout court, et la rvolution est devenuelimpratif catgorique pour tout homme qui veut survivre et viter de sombrer dans uneexistence pr-humaine.

    IX

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    Si lon sobstine prter au mot utopie le sens dirrel et dirralisable, les projets derformes que proposent les classes dirigeantes et les matres politiques du monde contemporainsont plus utopiques, donc plus irrels et plus irralisables que les modles de socit imaginsdepuis Platon jusqu Wells. Tous ces penseurs ont senti et prvu le cours catastrophique dundveloppement historique livr linstinct de domination de classes possdantes et dindividustars prts sacrifier le salut de lespce leur soif de puissance. Karl Marx, qui eut le gniedexprimer la vision la plus utopique en termes de science, a voqu un jour, devant desproltaires anglais, la menace quune humanit parvenue au fate de ses inventions techniquesdevra affronter. Son discours sadressait donc nous, qui avons survcu deux guerresmondiales, au nazisme, au fascisme et au stalinisme, et qui voyons se prparer dans desprludes sanglants un affrontement sans doute fatal entre deux mondes qui sont de mmeessence, puisque les systmes politiques qui les gouvernent reprsentent, en destravestissements diffrents, le mme ddain absolu de lhomme de masse, de lindividu moyensoumis aux propagandes politiques, philosophiques et religieuses les plus trompeuses. QueMarx ait choisi un auditoire douvriers pour tenir les propos apocalyptiques quon va lire nesurprendra que ceux qui, marxistes ou non, nont jamais compris que, par la bouche de lauteurdu Capital, sexprime tout autant le message spirituel, donc absolu, du mouvement ouvrier etdu socialisme que la vrit scientifique, donc relative, dun penseur de gnie :

    Il y a un fait clatant qui caractrise notre sicle, fait quaucun parti politique noserait contester.Dun ct nous avons vu natre des forces industrielles et scientifiques quon naurait pu imaginer aucune poque antrieure de lhistoire humaine. De lautre ct on aperoit les symptmes dunecatastrophe telle quelle clipsera mme les horreurs fameuses de la fin de lempire romain.

    De nos jours, toute chose parat grosse de son contraire. La machine possde le merveilleuxpouvoir dabrger le travail et de le rendre plus productif; nous la voyons qui affame et surmneles travailleurs. Par leffet de quelque trange malfice du destin, les nouvelles sources de richessese transforment en sources de dtresse. Les victoires de la technique semblent tre obtenues au prixde la dchance morale. A mesure que lhumanit se rend matresse de la nature, lhomme sembledevenir esclave de ses semblables ou de sa propre infamie. On dirait que mme la pure lumire dela science a besoin, pour resplendir, des tnbres de lignorance et que toutes nos inventions et tousnos progrs nont quun seul but: doter de vie et dintelligence les forces matrielles et ravaler la viehumaine une force matrielle. Ce contraste de lindustrie et de la science moderne dune part, dela misre et de la dissolution modernes dautre part ; cet antagonisme entre les forces productiveset les relations sociales de notre poque est un fait dune vidence crasante que personne noseraitnier. Tels partis peuvent le dplorer ; dautres peuvent souhaiter dtre dlivrs de la techniquemoderne et donc des conflits modernes. Ou encore, ils peuvent croire quun progrs aussiremarquable dans le domaine industriel a besoin, pour tre parfait, dun recul non moins marqudans lordre politique. Quant nous, nous ne sommes pas dupes de lesprit perfide qui ne se lassepas de nous signaler toutes ces contradictions. Nous savons que les forces nouvelles de la socitrclament des hommes nouveaux qui les matrisent et leur fassent faire de la bonne besogne. Ceshommes nouveaux ce sont les travailleurs. Ils sont, tout comme les machines elles-mmes,linvention des Temps Modernes. Aux signes qui dconcertent la bourgeoisie, laristocratie et lespitres annonciateurs du dclin, nous reconnaissons notre noble amie, la vieille taupe qui saittravailler si vite sous terre, le digne pionnier : la Rvolution.

    Les travailleurs anglais sont les premiers-ns de lindustrie moderne. Ils ne seront certainement pasles derniers venir laide de la rvolution sociale produite par cette industrie, une rvolution quisignifie lmancipation de leur propre classe sur toute la terre, mancipation aussi universelle quele rgne du capital et de lesclavage salari .

    Lhomme victime de sa propre infamie , le travailleur industriel invention des TempsModernes, linitiative rvolutionnaire rserve au proltariat le plus ancien et le plus volu...voil des affirmations qui sont toujours mditer et rappeler ces disciples qui ont la

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    superstition des incarnations personnelles et simaginent que laction rvolutionnaire decertains individus ports sur lavant-scne de lhistoire sidentifie la rvolution elle-mme,cest--dire la rvolution proltarienne telle que lentend le discours de Marx. Les actions desLnine, Trotsky, Staline, Mao - noms qui surgissent ou disparaissent suivant les caprices delhistoire et de ceux qui lcrivent - ne visaient qu produire, au moyen du pouvoir dEtat(baptis non sans raison ouvrier ), dnormes masses proltariennes, machines vivantes,taillables et corvables merci, dont tout systme conomique a besoin pour passer dun stadeprimitif un stade suprieur de laccumulation du capital.

    Forts de leur toute-puissance politique, ces matres de lappareil dEtat ont russi fairetriompher universellement lide que le socialisme, cest le rgne de lEtat planificateur delexploitation et du Parti gardien de la puret idologique ; ils ont mme russi faire acceptercomme socialiste le retour aux mthodes de lexploitation fodale et de lInquisitionmdivale5.

    Ainsi, nous ressentons moins de stupeur devant l affaire tchcoslovaque - qui sinscrit danslenchanement normal des gestes politico-militaires de limprialisme sovitique - que dedgot devant la stupidit et lignorance manifestes, cette occasion, par les spcialistes du

    savoir socialiste . Notre position est trs simple : si lon comprend que le systmesocialiste de lU.R.S.S. est une immense entreprise doppression et de mystification, et donc langation de toutes les valeurs humaines qui constituent lthique socialiste (depuis Godwin

    jusqu Marx et au-del), le coup de force qui vient dtre perptr sajoute la liste des crimes,dj ancienne, du pouvoir russe, liste en tte de laquelle figure l affaire de Kronstadt. Unefois que lon a compris que le socialisme nexiste nulle part dans le monde daujourdhui, toutdevient dune clart aveuglante et il ny a plus lieu de sinterroger trs longuement sur lesmobiles de laction russe en Tchcoslovaquie, de mme quil ny eut rien de surprenant danslcrasement de la commune de Budapest en 1956. En revanche, la dfaite morale inflige limprialisme sovitique par la rsistance passive de toute une population demeurera la grande

    leon des vnements, quelle que soit leur issue.

    De nos jours, un seul problme doit tre pos et discut : celui du socialisme, qui ne relveencore que du domaine de lutopie, et qui le restera tant quil y aura des Etats et des salariats,des polices et des armes, des glises et des idologies.

    X

    Nous sommes partis de lide que le sens objectif du mouvement de Mai ne sera rvl quepar lissue des futures batailles du travail contre le capital et lEtat. Cette issue dpendra delesprit et de la volont qui animeront la lutte des travailleurs et des tudiants, dsormaissolidaires dans une mme revendication totale. Futur travailleur salari, ltudiant sest rvoltcontre sa condition future desclave du capital et de lEtat, et cest par cette anticipation quil arejoint dans limmdiat la lutte ouvrire. Cest dans ltudiant que sest incarn lesprit qui adsert les directions syndicales et politiques, complices du capital et de lEtat.

    Tels sont les symptmes que nous, partisans du socialisme de conseils, dcelons dans lesvnements qui se droulent aujourdhui en de nombreux points du globe et qui ont pris uneampleur insouponne. Reste dfinir la stratgie de la lutte du nouveau mouvement. Cest auxconseils ouvriers et aux conseils tudiants dlaborer leurs plans de lutte et les objectifs

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    atteindre dans chacune des tapes du mouvement gnral. Ayant entrepris depuis plusieursannes, bien quavec des moyens modestes, de propager la pense du socialisme de conseils,nous fmes moins surpris de voir surgir pour la premire fois en France, sur les murs et dansles tracts, le mot dordre de conseils ouvriers . Non pas que nous attribuions une importanceexagre un rayonnement qui ne pouvait tre que trs limit, mais nous nous considronsnous-mmes comme les hritiers dune tradition rvolutionnaire qui, pour avoir eu longtempsun caractre quasi sotrique, sest maintenue et sest renforce lombre du mouvementofficiel. Mai 1968 aura aid lveil, dans laction, dune pense qui devra dsormaissimplanter dans la conscience de tous ceux qui militent pour la ralisation de la NouvelleUtopie.

    Juin-septembre 1968.

    DEUXIEME PARTIE : SYNDICATS ET PARTIS OUVRIERS au service

    DE LEXPLOITATION CAPITALISTE

    Les leaders des bureaucraties ouvrires et ceux des minorits dextrme-gauche saccusentmutuellement de stre conduits pendant la crise en allis objectifs du pouvoir gaulliste. Les

    premiers soulignent la lgitimit dune direction que les seconds contestent : les chefs auraienttrahi la mission qui leur aurait t confie par la base. Mais nul ne met en doute la ncessit decanaliser le mouvement spontan des masses, de diriger cette volont populaire qui,thoriquement, dcide de tout, mais ne rpond jamais aux vux des uns et des autres ; leproblme se rduirait-il remplacer les mauvais bergers par de bons bergers ? On surestime lerle des organisations syndicales en attribuant linfluence de leurs chefs la dfaite finale dumouvement et en imaginant que la vertu dune direction rvolutionnaire aurait suffi redresser la situation et crer un climat propice au socialisme. En ralit, le problme seprsente en termes plus simples, si lon admet que cest lattitude des travailleurs qui,finalement, a dcid de la nature et du sort du mouvement. Le mouvement de Mai ne dpendait

    pas uniquement de la politique des centrales syndicales et des partis ouvriers, mais galementde laction de millions de travailleurs qui, ce moment, dtenaient virtuellement tout lepouvoir. La C.G.T. ne pouvait exercer son autorit que forte de leur appui, et lon peut direquelle en a largement bnfici. La force persuasive de lappareil a suffi contrebalancerlinfluence diffuse du milieu tudiant et limpatience dune partie de la jeunesse ouvrire.Certes, on ne doit pas ngliger le pouvoir que les syndicats, institutions lgales, reoiventdirectement de lEtat et du patronat et qui leur permet dexercer au besoin une sorte dedictature qui est limage de la dmocratie bourgeoise. Mais, pendant la grve, ce pouvoirnavait pas plus de poids que les autres pouvoirs lgaux et cest de la classe ouvrire que laC.G.T. a reu lautorit qui lui a permis de prendre linitiative des pourparlers. Sans doute les

    accords de Grenelle sont-ils le fruit dun march de dupes. Mais pouvait-on attendre mieuxdun marchandage de cet ordre ? Ce nest pas aprs avoir accept de reconnatre la lgitimit dugouvernement en discutant avec lui que les syndicats allaient combattre pour le renverser. Cenest pas aprs avoir accept le principe dun nouveau Matignon que la classe ouvrire

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    pouvait donner un contenu rvolutionnaire sa grve. Si les travailleurs staient, ds le dpart,montrs rsolument hostiles toute discussion avec le gouvernement, les chefs syndicaux seseraient bien gards de solliciter les bons offices des autorits officielles et patronales.

    En fait, on a exagr dessein les incidents qui ont marqu le dbut du conflit. Le mouvement at dclench en dehors des syndicats, mais en aucun cas contre les syndicats. Si la C.G.T. a puentamer les pourparlers, cest que manifestement elle se sentait forte de lappui des travailleurs

    et nentendait pas cder dautres ta direction du mouvement. Dans ces conditions, le motdordre de grve insurrectionnelle ou bien serait rest sans cho ou bien aurait livr larpression une minorit radicale, de jeunes principalement ; il naurait chang ni ltat despritdes masses ni le rapport des forces en prsence. Que la responsabilit de la C.G.T. dans cettesituation soit crasante ne modifie en rien le problme qui se posait en Mai. La condition dusocialisme reste toujours la mme : laction autonome des masses qui seule peut rendreimpossible toute nouvelle trahison . La grve, qui est devenue gnrale en dpit de lamauvaise grce des leaders syndicaux, pouvait devenir insurrectionnelle sans les mots dordrede la C.G.T. ou malgr eux. Il nen a pas t ainsi, mais lattitude de la C.G.T. nest pas seule encause. Le sens du mouvement de Mai est en dfinitive celui de laction des travailleurs. De

    mme que la politique des centrales syndicales a t suivie par la majorit des syndiqus, demme la majorit des travailleurs a suivi la politique des organisations syndicales. En mettanten lumire certains aspects de cette politique, nous navons jamais perdu de vue lappuiimplicite quelle a reu des travailleurs, syndiqus ou non syndiqus. Dans la mesure o lapropagande des diffrentes sectes marxistes prsente un intrt, nous avons essay de montrercomment elle sert finalement renforcer la bureaucratie syndicale en persuadant les militantsqui recherchent une voie indpendante de remplacer la mauvaise direction - toujourstriomphante - et de rendre ainsi le syndicat sa destination naturelle - toujours trahie... Depuis1917, le mouvement ouvrier organis court ainsi aprs son bon parti et son bon syndicataiguillonn par les vrais rvolutionnaires et les vrais marxistes. Quant aux masses, elles

    ont donn spontanment un sens diffrent leur combat en menant leurs luttes,rvolutionnaires ou rformistes, en dehors de tout appareil.

    Le mouvement de Mai et les organisations ouvrires.

    En Mai, la grve, par son tendue et sa profondeur, a laiss loin en arrire lexemple de 1936 ; enquelques jours, tout le corps conomique et administratif du pays sest trouv paralys et legouvernement sest vid progressivement de tout pouvoir de dcision effectif. Ce nest plusseulement pour des revendications de salaire que les jeunes ont dclench laction, mais aveclintention de transformer dune manire irrversible quelque chose quils nont pas sutoujours nommer. En fait, le modle de 1936 a servi aux syndicats pour ramener le conflit sesdimensions lgales, et les occupations dusines, qui au dpart staient accompagnes dactes dereprsailles contre le patronat, ont t vite rduites un simple moyen de pression sur lEtat,perdant tout caractre insurrectionnel. Plusieurs millions de travailleurs en grve se sont ainsilaisss dpossder de leurs pouvoirs par ceux qui, en 1936, avaient ngoci la remise en marchede lconomie capitaliste avec les exploiteurs traditionnels de la classe ouvrire, le patronat etlEtat. Ce ne sont pas les syndicats et les partis ouvriers qui ont t lorigine de la lutte, mais cesont eux qui ont manipul le mouvement et prpar la capitulation. En qualifiant de

    provocateurs les partisans dune grve gnrale insurrectionnelle, en sabstenant de lancer unordre de grve gnrale illimite, ils visaient mietter le mouvement pour pousser la reprisedu travail partout o les travailleurs ont obtenu satisfaction 6, laissant ainsi les ouvriersencore en lutte la merci de la rpression. La grve na t rendue possible que par laction

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    directe des tudiants protestant, dans la rue et par la violence, contre la rpression policire et lapolitique du gouvernement. Cest cette aventure et la lutte de ces provocateurs qui ontpermis la classe ouvrire de prendre lavantage et de tenir un instant en chec le patronat et legouvernement ; vingt annes de lutte syndicale et de mascarade parlementaire navaient russiqu la livrer dsarme au pouvoir gaulliste. Lexemple des tudiants et des jeunes travailleursnous a montr comment sortir de limpasse, mais il nous a galement montr ceux quisefforaient de nous y maintenir. Car dans leur combat, les tudiants et les jeunes travailleursnont pas eu seulement lutter contre lEtat et sa police, mais contre les calomnies et lesattaques du Parti communiste et de la C.G.T. Ce sont eux qui ont fourni les justificationsidologiques laction rpressive du gouvernement qui leur empruntera leurs arguments etleur langage. Aprs la campagne contre les fils de grands bourgeois qui servent les intrtsdu pouvoir gaulliste et des autres ractionnaires 7, empchant ainsi le fonctionnementnormal de la facult 8, viendra lappel la rpression pure et simple : Il (de Gaulle) a omis dedsigner les vritables fauteurs de troubles et de provocations dont les agissements, y compriscontre la reprise du travail, sont couverts par une singulire complaisance du pouvoir...9 .Inlassablement, le P.C.F. et la C.G.T. orchestreront la campagne de calomnie contre deslments troubles, excits ou irresponsables 10, contre les provocateurs des groupes pseudo-rvolutionnaires , non sans trahir leur inquitude devant linfluence que les aventuriers et lesprtendus ultra-rvolutionnaires exercent sur la classe ouvrire. Quant la C.F.D.T., elle nereculera pas devant les mmes amalgames dnonant les actions et les appels la violence desorganisations extrmistes ou fascistes 11. En fait, cest lensemble des organisations ouvriresqui a ngoci avec le gouvernement et le patronat la reprise du travail sur la base davantagesdrisoires ; cest lensemble des syndicats et des partis ouvriers qui, la suite du refus desgrvistes de reprendre le travail, sest prononc pour un gouvernement populaire destin assurer la succession de de Gaulle dans le cadre de la lgalit rpublicaine 12, autrement ditdes institutions bourgeoises.

    A la porte des usines, ce sont leurs dlgus qui ont pris la place de la police patronale pourempcher les tudiants de fraterniser avec les travailleurs en grve ; Billancourt, ils ont refuslaccs de lusine une dlgation des grvistes de Flins venus demander laide de leurscamarades de travail pour rsister aux C.R.S. ; Lyon, ce sont ces mmes dlgus qui ont livr la police des tudiants parisiens dsireux de manifester aux cts des travailleurs ; ce sont euxqui ont mobilis les grvistes sur le lieu de travail afin dassurer la surveillance de la propritcapitaliste, lentretien et lintgrit des moyens de production. Ils ont entour les instruments detravail et les bagnes industriels dun vritable culte, bien que ceux-ci constituent le point le plusvulnrable du capitalisme moderne et quils aient t conus et perfectionns en vue derationaliser lexploitation des ouvriers et de rduire leurs possibilits de prise de conscience.

    Comme ne manquera pas de le souligner le P.C.F. ladresse de sa clientle bourgeoise : Ils(les travailleurs) ont veill lentretien des machines dans les usines et sur les chantiers. Ils sesont affirms comme des lments fondamentaux de la discipline populaire consciente etraisonne 13.

    En concentrant ses attaques sur le gauchisme des tudiants, la C.G.T. a mis en lumire lesens de sa politique pendant la crise et la nature de ses rapports avec le mouvement. Le danger, ses yeux, ne rsidait pas dans une prise de conscience rvolutionnaire des masses quellesavait impossible dans limmdiat ; elle a trs vite mesur la valeur de son encadrement et lanature relle des revendications ouvrires mme si, dans sa hte, elle a pu se tromper surltendue des concessions faire pour satisfaire les salaris. Elle redoutait avant toute chose quele mouvement tudiant, fort de son prestige, ne serve de direction de rechange la classeouvrire et nentrane les masses dans un mouvement quelle ne pourrait plus contrler ; unelite nouvelle prenant la tte dune masse de manuvre quelle ne craignait pas en elle-mme

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    mais qui pouvait devenir dangereuse dans les mains des agitateurs tudiants extrmistes, voillimage que la C.G.T. et le P.C.F. se sont faite du mouvement, et cest pourquoi tout leur efforttendra non critiquer le mouvement lui-mme, mais sparer les travailleurs des tudiants et souligner la ncessit et la lgitimit de leur encadrement. Pour que le mouvement reste biendans les mains de la classe ouvrire , il fallait sopposer toutes les tentatives dimmixtionextrieure dans la conduite des luttes ouvrires 14, empcher les tudiants de monopoliser ladirection du mouvement pour le fourvoyer dans une aventure 15, en un mot, mettre un terme la propension outrecuidante des tenants de lanarchie se substituer ces dirigeants (de laclasse ouvrire) pour conduire le mouvement 16. Cette insistance montre bien quelle a t lanature de linquitude de la C.G.T. et du P.C.F. pendant la Rvolution de Mai . Ils necraignaient pas dtre dbords par un mouvement rvolutionnaire issu des grandes massesouvrires ; ils craignaient de perdre la direction du mouvement au profit des leaders tudiantsseconds par une minorit de la jeunesse ouvrire. Cest essentiellement dans cette perspectiveque le P.C.F. (et la C.G.T.) est apparu comme un parti dordre et de sagesse 17. Son principalrle actif a t disoler la classe ouvrire des tudiants. Ce but atteint, il a pu manipuler avecune relative facilit un mouvement qui, dclench par les tudiants, semblait attendre de ceux-ci la force ncessaire pour aller au-del des objectifs traditionnels. La jonction espre nayantpu avoir lieu, le mouvement ouvrier est retomb, presque sans transition, dans lornire desrevendications rformistes.

    Le mouvement communiste international, les luttes ouvrires et la guerre du Vietnam.

    En srigeant en gardiens de lordre tabli, syndicats et partis ouvriers comblaient les vux dela bureaucratie moscovite que lanti-amricanisme de de Gaulle satisfait pleinement. Car si laPravda na pas eu assez dinsultes pour dnoncer les aventuristes de gauche 18, tudiants et

    jeunes travailleurs coupables de rsister dans la rue aux mercenaires de lEtat capitaliste, ellesest montre dune singulire modration dans ses attaques contre un rgime dont lasympathie pour la Russie et les pays de lEst nest un secret pour personne. A cette prise deposition rpond celle du Parti communiste franais (et de la C.G.T.) dont on ne peutcomprendre le rle sans comprendre la nature du mouvement communiste international.Partout dans le monde, les partis politiques infods Moscou sapprtent prendre la relvede la bourgeoisie nationale ou substituer leur propre appareil tatique aux structurescoloniales moribondes ; dans la mesure, videmment, o cette exigence ne contrecarre pas lesdesseins de la diplomatie russe. Cette passation de pouvoir, ils entendent laccomplir soit par lemoyen dune action de type militaire ou policier (comme Prague en 1948), soit par des voies

    lgales, mais en aucun cas par une insurrection ouvrire dont le contrle risquerait de leurchapper. En France, o lappareil syndical et politique du P.C. fait partie de lopposition lgale,le problme est simple : Dix ans dautoritarisme ont rendu urgente la participation de tous lesFranais leurs propres affaires. Par le vote. Par lextension des liberts syndicales danslentreprise 19. Dans tous les cas, le parti et le syndicat disposent du monopole de la directionde la classe ouvrire ; ce sont leurs militants qui, au pouvoir ou dans lopposition, conduisent la lutte des travailleurs 20 et sopposent, de la manire que lon sait, toutes lestentatives dimmixtion extrieure dans la conduite des luttes ouvrires 21 par les tats-majors 22 du syndicat ou du parti. Tel est le credo intangible sur lequel nul syndicat et nul partidobdience communiste ne saurait transiger.

    La stratgie de toutes les organisations politiques reflte la division du monde en deux blocsimprialistes rivaux. De mme que la politique et lconomie du monde libre dpendentplus ou moins directement de limprialisme amricain - ce qui nempche pas les vellits

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    dindpendance de tel ou tel pays - de mme, lconomie des pays socialistes et les appareilspolitiques qui se rclament dun type de socit similaire dpendent conomiquement etspirituellement de la bureaucratie dEtat russe - ce qui nempche pas les exigences nationalesde se faire jour. Mais quil sagisse de lun ou lautre bloc, seules les formes de lexploitationdiffrent, la structure fondamentale de la socit civile et ses rapports avec le pouvoir politiquesont identiques : division entre la masse dexcutants et une poigne de dirigeants investis dunpouvoir discrtionnaire de dcision et possdant le monopole de la richesse sociale ; maintiende lordre tabli laide dun appareil - administratif, policier et militaire - dont lautorit estinstitue par le code juridique en vigueur : la lgalit rpublicaine rpond la lgalit socialiste et, au nom de lune comme de lautre, toute rvolte des exploits est crase sans lamoindre misricorde.

    La guerre du Vietnam sinscrit dans le cadre de cet affrontement permanent entre deux blocsimprialistes rivaux. Lhrosme militaire des combattants vietcong et des Nord-Vietnamiens,qui est dailleurs loin dtre unique dans lhistoire, ne change pas la nature sociale du rgimedHo Chi-minh ; au mme titre que les socits dexploitation traditionnelles, il sappuie sur unEtat dont les appareils coercitifs, larme et la police, ont conserv leurs fonctions, bien quils

    aient t rebaptiss selon les normes socialistes : ils sont toujours les instruments dont seservent les exploiteurs pour sassurer de la docilit et du travail des producteurs directs. Ceux-ci ne sont plus soumis larbitraire des propritaires fonciers et des patrons privs, mais lautorit indiscutable et larbitraire de directeurs chargs de raliser un plan de productiontabli par lEtat en dehors de leur contrle23.

    Nationalisations et participation.

    Ainsi, lOuest comme lEst, en Russie comme en Chine, en Chine comme aux Etats-Unis, Cuba comme en Yougoslavie et au Vietnam du Nord comme en France, il est clair que lesrapports immdiats entre les matres des conditions et des moyens de production et lesproducteurs directs, proltaires et paysans, sont fondamentalement les mmes et queloppression qui en rsulte dtermine toute la structure sociale et ncessite partoutlintervention de lEtat et de ses organes de rpression. En exigeant que le contrle de lEtat etde la bureaucratie ouvrire se substitue la surveillance des patrons privs et dugouvernement bourgeois, le P.C.F. combat pour le maintien de ces rapports de domination et deservitude dont la disparition ne dpend pas dun changement dans la forme du pouvoirpolitique, mais dune transformation radicale des rapports de production. La nationalisation deCitron que rclame le P.C.F. laisserait les ouvriers esclaves au mme titre que ceux de lusinenationalise Renault, en lutte contre des conditions de travail insupportables ; en revanche, ellerenforcerait la position des organisations syndicales qui aspirent la gestion conomique desentreprises dans le cadre dune planification de lconomie, leur rle consistant servirdintermdiaire entre lEtat devenu matre des secteurs cls de lconomie et la classe ouvrirecharge dexcuter les directives du plan sous leur surveillance. Telle est la racine de lidentitorganique des centrales syndicales et le secret de leur insistance rclamer, au nom de la classeouvrire, lextension des liberts syndicales et une gestion de lconomie destine leurassurer des responsabilits effectives . LHumanit-Dimanche24 souligne que les profondesrformes de structure dont notre pays a besoin ce sont les nationalisations... des seuls secteurs

    de lconomie aux mains des grands capitalistes... Dix ans dautoritarisme ont rendu urgente laparticipation de tous les Franais la gestion de leurs propres affaires. Par le vote. Parlextension des liberts syndicales dans lentreprise . Pour accder la dmocratieconomique et politique , la C.G.T. prconise la nationalisation des secteurs cls de

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    lconomie et une gestion comportant des responsabilits effectives pour la classe ouvrire etses organisations syndicales 25. La C.F.D.T., dans un tract dat du 27 mai 1968, propose lamme solution miracle : Accrotre le pouvoir syndical dans lentreprise et par la voix deDescamps rclame lobtention des liberts syndicales lintrieur de lentreprise, seul moyenpour parvenir lautogestion 26. Quant la C.F.T.C., elle ne pose pas le problme en dautrestermes : Le sens du contrle ouvrier prend toute sa valeur dans une conomie de plan orientevers les besoins et contrle par les organisations syndicales (...) ; nous voulons poursuivre laconstruction dun appareil syndical puissant et contrl tous les chelons 27. La majorit destravailleurs nappartenant aucune organisation syndicale, il nest pas difficile de comprendrece que signifient ces plans de gestion et de participation de la classe ouvrire par lentremise de ses organisations syndicales : environ 80% des travailleurs continueront participer, commepar le pass, la marche de lentreprise capitaliste sous la surveillance de patrons ou dedirecteurs contrls par la bureaucratie syndicale. Ce pouvoir syndical est destin sinsrer dans les structures capitalistes dominantes puisque mme dans lhypothse dune nationalisation des secteurs cls de lconomie , ni lesclavage salarial ni lEtat nedisparaissent. Bien au contraire, les pouvoirs de lEtat saccroissent dans la mesure mme o ildoit prendre en charge une partie de lconomie nationale ; la condition des travailleurs resteinchange, mais les problmes ns de la concentration des moyens de production et de ladisparition des patrons privs renforcent automatiquement le poids de la bureaucratiesyndicale dans lentreprise : elle sest dveloppe au rythme de la concentration industrielle et,de ce fait, son organisation est adapte au fonctionnement de lentreprise moderne. LEtat a toutintrt lui confier une partie de la gestion de lconomie, son emprise sur les travailleurs tant, elle seule, une garantie de stabilit sociale et defficacit dans le domaine du rendement.Dores et dj, cette association Etat-syndicat existe ltat embryonnaire dans nombredentreprises, et le sort des travailleurs ne sen est pas trouv amlior pour autant. Elle est ledigne complment de lassociation capital-travail rve par les participants au pouvoirgaulliste ; ils nont rien craindre dune extension des liberts syndicales dans lentreprise quiapporte pour toute libert nouvelle aux travailleurs celle dobir aux directives syndicales deleur choix. Les divergences politiques, les discussions et les querelles sur lart et la manire demettre au point cet encadrement sans perdre du mme coup la confiance des militants de base,ne modifient pas lidentit de but de toutes ces entreprises : assurer la rentabilit delexploitation capitaliste et la docilit des exploits. La reconnaissance des droits syndicaux estacquise dans un certain nombre de pays, notamment aux Etats-Unis, o lon a cess depuis trslongtemps de considrer que la faiblesse de la syndicalisation est une garantie contre lestroubles sociaux 28. Il est regrettable que ce qui va de soi pour un journaliste bien-pensant soitencore matire discussion dans les milieux de lextrme-gauche militante.

    Lconomie politique du capital et la fonction des organisations ouvrires.

    On na pas manqu de dcouvrir, aprs coup, les causes conomiques de la grve de Mai et dela rvolte des tudiants et de sappesantir sur la transformation structurale que le capitalismefranais a subi depuis la prise du pouvoir par de Gaulle. Crise de croissance ou essoufflementdu rgime, tension due un chmage chronique ou une politique sociale particulirementmaladroite, toujours est-il que quelque chose sest pass que nul na su prvoir et contrler etquaucune analyse conomique ne peut expliquer de manire exhaustive. Le malaise qui a

    dtermin les jeunes travailleurs entrer dans la lutte nest pas seulement d au syndromedune crise conomique que daucuns aperoivent aujourdhui ; il nat en permanence de la prosprit mme et cest cet esclavage dor quune minorit de jeunes, tudiants et

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    ouvriers, esprait mettre fin ; en revanche, cest en invoquant les bienfaits de cette prosprit que la bourgeoisie et les organisations ouvrires se sont efforces de discrditer un mouvementdclench par une minorit traditionnellement privilgie - les tudiants - et appuy par unnombre non ngligeable de techniciens. Ce qui est certain, cest que le patronat et lEtat devrontdsormais compter au nombre de leurs problmes la possibilit dune rsistance massive de laclasse ouvrire leur politique conomique : la prudence simpose dans les rapports avec lemonde du travail ds lors que la prsence des syndicats nest plus une garantie suffisante de ladocilit des exploits.

    Par le pass, les syndicats ont, dans une certaine mesure, russi organiser la rsistanceconomique des travailleurs dans le cadre du systme capitaliste. Leur but tait de permettreaux travailleurs de se trouver plus ou moins sur un pied dgalit avec le capitaliste par uncontrat pour la vente de leur travail et dempcher que le besoin momentan noblige letravailleur se contenter dun salaire infrieur celui fix antrieurement dans telle profession,par loffre et la demande 29. Cette fonction les portait naturellement remplir le rle dergulateur des rapports entre le monde du travail et celui du capital ; fonction essentiellementrformiste qui, dans les conjonctures de crise sociale, les faisait apparatre comme les organes de

    conservation par excellence. Le dveloppement du mode de production capitaliste accrut leurimportance et leurs prrogatives et la lgalisation des rapports entre le capital et le travailentrana automatiquement leur propre institutionnalisation ; ils taient vous devenir lesauxiliaires indispensables du capital dans ses rapports avec le mouvement ouvrier et leur surviese trouva dpendre de celle du systme. Leurs possibilits de satisfaire les revendications dessalaris taient elles-mmes limites par les impratifs de lexpansion du capital national. Ainsi,la courbe des revendications et des conqutes syndicales depuis la crise sociale de 1936 montrequels rsultats ont t obtenus et la nature du trop fameux embourgeoisement de la classeouvrire. Pratiquement, toutes les revendications prsentes en Mai ont t en retrait parrapport celles de 1936, et si le mouvement de recul a t momentanment frein par la grve, il

    ne semble pas devoir sarrter pour autant. Lentre de la France dans le March Commun, loinde signifier la fin de la concurrence entre capitalistes, a marqu une nouvelle tape dans leuraffrontement. Si les sacrifices imposs la classe ouvrire ont permis au capitalisme franais dedevenir comptitif et de surmonter en partie son caractre timor et rtrograde, en revanche, lesrevendications de salaires risquent de remettre en cause le fragile difice sur lequel repose cetteprosprit ; do la ncessit pour le patronat de reprendre les avantages quil a d concderaux travailleurs ; do le caractre illusoire de tous les avantages acquis. Il ne sagit pas demonter en pingle les pourcentages obtenus, comme la C.G.T. semploie le faire, il convientavant tout de savoir ce que ces augmentations reprsentent face la hausse du cot de la vie, lacclration des cadences de travail, la politique des heures supplmentaires. Le conflit

    ntait pas termin que dj les travailleurs commenaient payer les frais de la grve, tandisque la C.G.T. et le patronat les engageaient retrousser leurs manches pour rattraper letemps perdu par leurs exploiteurs. Car si dans le pass syndicats et partis rformistes pouvaientobtenir sans trop de difficult, par la lutte ou par la menace, des avantages sociaux apprciables,il nen est plus de mme aujourdhui, les impratifs de la concurrence obligeant le capitalisme une politique daustrit dont le poids repose tout entier sur les classes ouvrires. Aussi nepeut-on parler propos des patrons dune volont dopposition systmatique que linterventionde lEtat suffirait briser, mais dune tendance gnrale de lconomie franaise qui dpendimprativement du march extrieur. Dans ces conditions, le rformisme traditionnel se trouvevid de tout contenu positif, aucune amlioration partielle ne pouvant tre durable qui ne

    dbouche sur la transformation radicale des rapports sociaux de production. Les organisationsouvrires qui assuraient, au sein des entreprises, la dfense des intrts des travailleurs en vuedamliorer leurs conditions dexistence dans le cadre du systme capitaliste, subissentgalement une mutation ; elles deviennent soit de simples rouages de ce systme, soit les agents

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    dune forme plus rationnelle de lexploitation capitaliste o une technobureaucratie sesubstituerait aux patrons privs (cest le cas de la C.G.T.). La politique de la C.G.T. nest doncpas le fruit dune trahison ou dune erreur passagre, mais dcoule de la position que lessyndicats occupent au sein de la production capitaliste. Une opposition dmagogique luipermet de conserver la confiance dune partie du proltariat dont elle entend utiliser la rvoltepour semparer, sous lgide du P.C., de lappareil dEtat en vue dachever, en accord avec lapolitique extrieure de limprialisme russe, ltatisation des moyens de production. Dans tousles cas, et malgr leur rivalit, syndicats et partis ouvriers se retrouvent aux cts de labourgeoisie pour empcher le proltariat de faire irruption sur la scne politique et de prendreen main la dfense de ses propres intrts. Quant la C.F.D.T., si elle se diffrencie de la C.G.T.par sa phrasologie gauchiste, sa politique de cogestion avec le patronat au moyen du pouvoirsyndical dans lentreprise vise elle aussi soumettre les travailleurs aux directives des centralessyndicales ; elle aussi a t dborde et effraye par le mouvement spontan des masses, elleaussi a particip au maquignonnage de Grenelle et dnonc laction des organisations extrmistes . Il nen est pas moins vrai que son radicalisme verbal peut lui permettre unefructueuse opration de recrutement et dgonfler son profit le mythe de la C.G.T.rvolutionnaire.

    Le mouvement syndical et la masse inorganise.

    La situation actuelle a mis en lumire deux faits dune gale importance : dune part, elle apermis de mesurer ltendue de la puissance que le dveloppement de lindustrie moderne aconcentr entre les mains du proltariat ; producteur de toutes les richesses, il peut paralyser lasocit en cessant de travailler, et cette forme de contestation passive, sans tre suffisante pourabattre lEtat capitaliste, peut mettre en danger le fonctionnement de lconomie capitaliste.

    Dautre part, elle a rvl la puissance des organisations syndicales et des partis ouvriers quisont seuls en mesure de prserver lordre bourgeois en dtournant la classe ouvrire dessolutions rvolutionnaires et en lincitant reprendre le travail. Ce sont eux qui, pendant lagrve, ont exerc le pouvoir des patrons, de lEtat et de la police et assur la permanence de lalgalit bourgeoise, et sans eux, ni chars ni matraques nauraient pu mettre fin la paralysieconomique de la socit ; selon les paroles de Sguy, lopinion publique, bouleverse par lestroubles et la violence, angoisse par labsence complte dautorit de lEtat, a vu en la C.G.T. lagrande force tranquille qui est venue rtablir lordre au service des travailleurs 30. Cest un faitque la C.G.T. sest substitue lautorit tatique dfaillante pour rtablir lordre social,obissant aveuglment, comme tout appareil bourgeois, la logique de sa fonction et non aux

    vux dune poigne de militants honntes. Aucune intervention de la base, aucune quipedirigeante nouvelle ne pouvait modifier son rle historique dintermdiaire entre le capital et letravail et renverser une volution que la pression du milieu capitaliste et des traditionsrformistes rendent irrsistible, sans dtruire du mme coup toutes les institutions issues decette adaptation. Les militants qui appellent les travailleurs se joindre leur syndicat sousprtexte que la base ouvrire reste saine en dpit dun sommet bureaucratis livrent en fait cestravailleurs la politique de leurs appareils. Ils oublient dexpliquer pourquoi sur cette basesaine sest lev un appareil corrompu, et en vertu de quoi cette base peut esprer redresser ladirection et empcher lavenir de nouvelles trahisons ; ils oublient danalyser la nature decette base et de ses rapports avec les chefs et avec lensemble de la classe ouvrire, et de montrer

    que le fonctionnement normal de ces appareils implique la sujtion de la base un sommethirarchis. La dmocratie qui rgne dans ces organisations est limage de la dmocratie

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    bourgeoise ; les chefs sont censs excuter la volont de leurs mandants, mais leur situationprivilgie les met en mesure dimposer leurs dcisions la majorit des adhrents.

    Nous ne souponnions pas limportance des inorganiss devait reconnatre un syndicalisteau dbut de la grve31. Pourtant, en 1936 comme en mai 1968, ce sont les inorganiss qui ontpris linitiative du mouvement de contestation sociale. Leur intervention a contribu laradicalisation des grves, les lments organiss, fidles aux directives de leurs appareils, jouant

    le rle de temporisateurs ou de poids mort et usant de leur influence pour semparer de ladirection du mouvement et le briser. Cest que les syndicats ne reprsentent quune minorit de laclasse ouvrire (env. 20% ) et ne rassemblent pas automatiquement ses lments les plus sains etles plus combatifs. Une poigne de militants, souvent dvous leur tche, contrlent la masseprudente des cotisants attirs surtout par les possibilits de dfense lgale offertes par lessyndicats ; ils sont rassurs par la discipline, le nombre, et la prsence dun appareil puissant lesdispense de toute participation directe la lutte. Tout mouvement qui tend dpasser certaineslimites lgales procde forcment leurs yeux dune mentalit aventuriste. Cest de cette masseque les chefs tiennent leur pouvoir ; le phnomne nest pas diffrent dans le cadre des partispolitiques. Cette sparation entre un corps de militants spcialis dans la lutte pour les

    revendications immdiates et un corps de spcialistes de la politique entretient, au sein de laclasse ouvrire, une division que les masses, dans leur mouvement spontan, tentent desurmonter en recherchant lunit la base et dans laction en dehors de toute discrimination,syndicale ou politique, en refusant de dissocier les revendications sociales des revendicationspolitiques. Le dicton Diviser pour rgner sapplique aux citoyens de la cit bourgeoisemanipuls par les politiciens comme aux proltaires sans cit et sans patrie, manipuls par lestats-majors des bureaucraties ouvrires.

    Il est clair que, quelle que puisse tre lavenir la nature des luttes ouvrires, leur succsdpend en premier lieu de la destruction de ces organisations : minorits au sein de la classeouvrire, elles sont devenues lennemi de classe de lensemble du proltariat au mme titre que la

    bourgeoisie qui, consciente de sa faiblesse et de leur importance, accepterait, pour prserver sesintrts essentiels, de partager avec elles la gestion de lconomie nationale. Ce sont cesappareils qui ont prt spontanment leur appui au pouvoir gaulliste dbord pour repousserles tudiants dans les ghettos universitaires et enfermer les ouvriers dans les usines, labri dumonde extrieur. Ce sont eux qui ont tout fait pour ramener la grve des dimensionspurement revendicatives, qui ont libr les patrons retenus en otage, renforc la lgitimit dunpouvoir branl en acceptant de discuter avec lui et de se plier la mascarade lectorale dcidepar de Gaulle et ses laquais. Cest seule fin de mener bien sa campagne lectorale que deGaulle a dcern au P.C.F. ce brevet de rvolutionnaire dont il senorgueillit ; mais il a tant gagner de ses simulacres oppositionnels quil sest bien gard de porter atteinte ses privilges,alors quil na pas hsit dissoudre les groupes qui lattaquaient.

    Le parti rvolutionnaire.

    Lampleur des luttes a rvl la perfection et la souplesse des syndicats capables de reprendremomentanment leur compte les revendications les plus radicales des masses pour conserverla direction du mouvement, capables au besoin de se livrer avec les partis ouvriers unesurenchre dmagogique destine contrebalancer linfluence des minorits dextrme-gauche ;

    on devine ainsi sur quelles bases utopiques et opportunistes repose lappel la cration dunparti authentiquement rvolutionnaire. Que peut-il proposer que syndicats et partis ne puissentproposer leur tour, quitte ne pas tenir par la suite ? Quel rle peut-il prtendre jouer enlabsence de conscience rvolutionnaire du proltariat ? Quelle influence pourrait-il exercer

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    dans lhypothse dune telle prise de conscience ? Sur le terrain des revendications immdiates,aucune force ne peut vaincre les bureaucraties ouvrires parfaitement adaptes leurs fonctionset disposant de moyens daction prouvs ; et les conditions dans lesquelles la lutte quotidiennese droule entranent invitablement la bureaucratisation de toutes les organisations. Enrevanche, dans une situation de crise rvolutionnaire, les conditions qui permettent la classeouvrire de prendre en main ses destines sont donnes du mme coup et les erreurs quellepeut alors commettre, dans la mesure o elles ne remettent pas en cause son autonomie et salibert daction, sont infiniment moins dangereuses que lobissance aux mots dordre rvolutionnaires dun parti charg de la guider. On peut certes objecter que ce nouveau partirvolutionnaire naura dautre rle quducatif, quil devra se borner dgager des objectifs et apporter des lments de rflexion dont la classe ouvrire pourra avoir besoin. Mais dans cecas, en quoi se diffrenciera-t-il des noyaux rvolutionnaires qui se crent spontanment dans lalutte et qui, spontanment, font un travail de propagande rvolutionnaire et coordonnent leursefforts quand ils en ressentent la ncessit ? Si sa fonction consiste regrouper les militantsrvolutionnaires sans que les conditions dune action rvolutionnaire existent sur les lieux detravail, il se heurtera aux mmes obstacles que ses prdcesseurs et subira le mme processusde bureaucratisation. Aucun parti rvolutionnaire ne peut se dvelopper dans le cadre de cesystme au point de devenir assez puissant pour briser le front uni des organisations ouvrires(syndicats et partis socialistes et communistes) et dterminer la prise de conscience de plusieursmillions de travailleurs ; et quand les travailleurs prennent deux-mmes conscience de leurexploitation, laction dun tel parti devient nuisible et ne peut que paralyser le mouvement. Ladestruction des bureaucraties ouvrires ne peut venir que de laction gnralise de la classeouvrire organise spontanment sur les lieux de travail. Le mot dordre de cration dunnouveau parti rvolutionnaire se substituant aux organisations sclroses rpond en fait au vudes bureaucrates toujours dsireux de poser les problmes de lutte et dmancipation en termesde parti, car dans le domaine de la phrasologie rvolutionnaire, ils ne craignent aucunconcurrent. Ce mot dordre constitue donc un puissant facteur de dmoralisation au sein duneclasse ouvrire sollicite par nombre de groupes rivaux, tous se prtendant dtenteurs de lavrit rvolutionnaire.

    Etudiants et minorits rvolutionnaires.

    Destins devenir les idologues de la socit capitaliste, sinon ses chiens de garde, maisnayant pas encore subi les contraintes insurmontables dun milieu social privilgi, futursdpositaires de la culture bourgeoise et de ses servitudes strilisantes, mais assez jeunes encore

    pour ressentir ses insuffisances et esquisser sa critique avant quil ne soit trop tard, les tudiantsont montr que dans une certaine conjoncture sociale leur rvolte tait susceptible dveiller uncho profond dans le monde du travail. Paradoxalement, leur geste a t plus loin que leursparoles et cest leur explosion de violence plus que leurs mots dordre et leur propagande qui apermis la classe ouvrire de briser le carcan de la routine syndicale, Mais rien de plusmystificateur que dattribuer, la suite de la littrature publicitaire de Mai, une valeurrvolutionnaire spcifique au mouvement tudiant. De mme que lensemble des travailleursna pas lutt pour des objectifs politiques, ce qui explique la relative facilit avec laquelle leP.C.F. et la C.G.T. ont manipul le mouvement, lanant puis retirant impunment le motdordre de gouvernement populaire , de mme, seule une minorit parmi les tudiants a pris

    conscience de la fonction rpressive de l Universit bourgeoise et de la ncessit desupprimer lesclavage salarial. Lexplosion de Mai na fait que mettre en lumire lactivit desgroupes castristes, trotskistes et maostes, canalisant des fins partisanes la protestation contre

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    la guerre du Vietnam. Leur influence a t arbitrairement tendue lensemble du mouvementpar une presse la recherche de responsables, sinon de boucs missaires, mais rien nindique laprsence, parmi la masse des tudiants, dune critique rvolutionnaire consciente comparable celle que chacun sefforce de dcouvrir aujourdhui ; la violence, si salutaire et libratrice soit-elle dans certains cas, ne saurait suppler la rflexion quimplique une prise de consciencervolutionnaire. La contestation portait sur la modernisation de lUniversit ; seule une minoritvisait, au-del de cette rforme des structures parfaitement compatible avec la survie du rgimecapitaliste, la destruction de ce rgime et de lEtat et la fin de la division entre travailintellectuel et travail manuel ; partant, elle rclamait non une solidarit tudiants-travailleurs depure forme, mais labolition dune distinction qui est la marque mme de lalination delhomme moderne : ni tudiants, ni travailleurs, mais une socit o tous produiront et otous les producteurs auront accs la culture qui aura cess dtre le privilge dune castedidologues et ne fera plus quun avec la vie relle et immdiate de tous les individus. Nousvoulons supprimer la sparation entre travail dexcution, travail de rflexion etdorganisation dclarera le Mouvement du 22 Mars dont on ne saurait trop soulignerlinfluence positive sur le droulement de la rvolte tudiante : loin de chercher lutiliser sespropres fins et la faire entrer dans un cadre prtabli, il a mis laccent sur le potentielrvolutionnaire latent au sein des masses, sur cette spontanit rvolutionnaire quecombattent la fois les thoriciens marxistes et les idologues du pouvoir, sattaquant ainsi auxfondements mmes du socialisme de parti. Quant aux autres groupes rvolutionnaires,sinspirant de la rflexion aberrante qui ouvre le programme de transition la situationpolitique mondiale dans son ensemble se caractrise avant tout par la crise historique de ladirection du proltariat - ils se sont disputs la direction dun mouvement qui chappait leurcontrle et frappait de drision leurs savantes analyses. Ainsi, les marxistes-lninistes sontaujourdhui les seuls rsister au courant social-dmocrate et rvisionniste... 32 ; ainsi, lacration de la J.C.R. est une tape importante pour la construction dun parti rvolutionnaire.Fidle lenseignement de Marx, Engels, Rosa Luxemburg, Lnine et Trotski, les militants de la

    J.C.R. luttent pour organiser la jeunesse, aider la construction dun parti rvolutionnaire et ses militants sefforcent de prendre dans la jeunesse la tte des luttes 33. Quant la F.E.R., aprs avoir par son mot dordre "500000 travailleurs au quartier Latin" impos cettemanifestation du 13 mai , elle revendique la direction politique du mouvement de masse destudiants 34 et sattaque aux petits bourgeois du "Mouvement du 22 Mars" coupablesdinciter les tudiants dpaver les rues et de sen prendre aux dfenseurs consquents delU.N.E.F., aux militants de la F.E.R. dont la ligne tait la seule qui correspondit aux intrtsgnraux du mouvement 35. Le Parti communiste international, lui, voue aux gmonies tousles faux rvolutionnaires, des pro-chinois aux anarchistes en passant par les trotskistes et lestudiants et leur oppose la vritable position communiste 36. Il est rejoint dans ce concertpar Sauvageot qui, au nom de lU.N.E.F., moribonde avant les vnements et constammentprise en remorque, ne craint pas de dclarer : Nous navions pas vu lampleur du mouvementque nous avions dclench37. Il serait videmment vain de runir les aberrations thoriques ouverbales de tous ces groupes qui prtendent dtenir la conscience dun mouvement quaucundentre eux ne cherche comprendre et fconder et qui, sil doit renatre et samplifier, devrapasser sur eux pour saffirmer ; mais il nest pas inutile de se demander quelle raction peutfaire natre dans lesprit dun lecteur non initi une telle littrature o les affirmations gratuiteset les imprcations contre la trahison des appareils et de leurs chefs tiennent lieu deffort derflexion.

    La plupart de ces groupes ont beau rejeter ce que tel auteur communiste appelle le marxismestalinien, ils restent staliniens malgr quils en aient car le stalinisme est le stigmate indlbilede tout marxiste qui reconnat au Parti un rle dirigeant dans le processus rvolutionnaire etdcouvre une base socialiste lU.R.S.S. ; et ce, pour la simple raison que si socialisme il y a

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    cest grce au rgime stalinien et au droit danesse (Trotski) du Parti totalitaire. En termesbrutaux, que nous empruntons largot marxiste en vogue, nous dirons que ces groupes sont objectivement staliniens dans la mesure o, malgr leur opposition la politique post-stalinienne, ils saccrochent obstinment, dsesprment, au mythe des fondementssocialistes de la rvolution dOctobre et prennent pour modle la politique du parti bolchvik.Les maostes sont plus consquents qui assument la quasi-totalit de lhritage stalinien.

    De mme que la classe ouvrire smancipe en refusant dobir aux directives rvolutionnaires des organisations ouvrires et des sectes dextrme-gauche, de mme lestudiants, pour prendre conscience du rle que la caste intellectuelle -conformiste ou nonconformiste - occupe dans la socit, doivent se librer de lemprise idologique des thoricienset des artistes qui, depuis toujours, dcorent les salons de la bourgeoisie de leurs produitsculturels rvolutionnaires . Les tudiants sont les clients et les victimes par excellence de leurentreprise mystificatrice. Il est symptomatique de voir quune partie considrable de cetteintelligentsia est compose dex-militants staliniens et des nostalgiques de la Rsistancereconvertis aux idologies marxistes la mode et que tous sont dfenseurs dune organisationmdiatrice, ft-elle encore construire. A cet gard, lidentit de fonction entre ces idologues et

    les permanents des bureaucraties ouvrires est flagrante : aucun deux ne peut concevoird organisation et de lutte rvolutionnaire sinon dans le cadre dun parti ou dun syndicat. Siles militants rvolutionnaires ont un rle jouer en dehors de leur participation individuelleaux mouvements rvolutionnaires, cest en sopposant linfluence mystificatrice de cetteintelligentsia ; une fois de plus, la preuve a t donne de lnergie qui anime la classe ouvrire ;la ncessit et la possibilit de la rvolution, la recherche des moyens pratiques de la ralisersont de nouveau lordre du jour. Que le mouvement se soit arrt mi-chemin nimplique paspour autant quun parti rvolutionnaire aurait russi le porter au-del. En revanche, la faillitede toutes les sectes dextrme-gauche, soucieuses avant toute chose de trouver une audience etdes adhrents, a pos le problme de la fonction du parti rvolutionnaire dans un tel

    mouvement. Impuissant pendant les priodes de paix sociale , dbord au moment des crisespar la soudainet et lampleur du mouvement, inutile quand les masses sduquent elles-mmesdans et par laction, un tel parti ne peut jouer un rle efficace que dans des priodes de reflux , mais il est alors linvitable produit de laffaissement gnral du mouvement et delaffaiblissement de la volont combative des masses. Jamais, ce jour, les partis organiss,lgaux ou clandestins, nont t lorigine des explosions rvolutionnaires ; elles se sont toutesproduites leur surprise et leur rle sest rduit les utiliser en fonction de leurs propresperspectives thoriques, fussent-elles en contradiction avec la dynamique de la lutte.

    Conscience ouvrire et groupes de discussion.

    Que tout ait paru un instant possible ne doit pas nous faire oublier ce qui tait ralisable unmoment donn. Aussi, appeler la remise en marche, au profit des grvistes, de certainssecteurs de la vie publique relve de lopportunisme ou de lutopie pure et simple pour autantque lEtat et sa police restent en place, pour autant que les syndicats et les partis continuentdexercer leur contrle sur le droulement du conflit. Or, aucun moment de la lutte, lacontestation ouvrire globale na port sur lEtat ; aucun moment, le problme de lareprsentativit de la C.G.T. et des autres organisations ouvrires na t soulev par lensemble

    des travailleurs. Le mouvement conscient sest droul sur un plan purement revendicatif et,sur ce plan, la C.G.T. ne pouvait pas tre dborde. Que les ouvriers aient refus la reprise dutravail sur la base des accords de Grenelle nimplique aucunement quils aient tfondamentalement opposs la politique des centrales syndicales. Ds lors quils acceptaient le

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    principe dun tel marchandage, lencadrement syndical tait pleinement justifi, la puissancedes organisations syndicales traduisant limpuissance de la classe ouvrire crer ses propresorganisations de combat. Dans les pays occidentaux, les syndicats tirent une partie de leurpuissance du rformisme spontan des masses et de leur incapacit de concevoir un ordre socialdiffrent. Ils refltent pour le moins autant quils renforcent cet tat desprit ; cest en son nomquils peuvent touffer les aspirations les plus radicales qui se font jour chez tous lestravailleurs quand la situation sociale leur permet dentrevoir la possibilit dune actionconcerte. Cest en mettant laccent sur les revendications rformistes parfaitement lgitimesdes travailleurs quils peuvent rejeter au second plan cette volont confuse de transformation.Le programme rformiste contient des mots dordre clairs, prcis, et peut se prvaloir desamliorations substantielles immdiates obtenues par le pass. Certes, son application na

    jamais russi prvenir les crises, les guerres et la dmence dune course aux armements quimenace aujourdhui la survie matrielle de lespce ; elle na pas transform fondamentalementla condition ouvrire et les conqutes sociales se sont accompagnes dune rgression de laconscience de classe qui a permis lidologie du capitalisme dEtat de simposer au nom dusocialisme. Mais la lutte rvolutionnaire pour le socialisme sest elle aussi toujours termine pardes checs et rien ne peut garantir son succs. En passant sous silence le prix du rformisme,les ralistes peuvent qualifier la rvolution d aventure non sans raisons et il est certainque leurs critiques rpondent une inquitude relle des travailleurs et ne peuvent manquerdveiller chez eux de profonds chos. Aussi ne suffira-t-il pas que les rvolutionnaires chassent les chefs syndicaux des usines pour que la classe ouvrire reprenne, comme parenchantement, la lutte pour le socialisme ; mais quelle accde une conscience suffisammentclaire de sa propre puissance pour se passer la fois des rvolutionnaires professionnels et desbureaucrates ouvriers et les syndicats perdront alors automatiquement leur raison dtre etla base mme de leur pouvoir. Les antisyndicalistes nattaquent quune partie du mal quand ilsrejettent tout le mal sur les syndicats et sarrtent leur fonction conomique sans analyserle fondement psychosocial de leur pouvoir. Ainsi, au plus fort de la crise, la C.G.T. et le P.C. ontsu tirer profit de ltat desprit rformiste des masses, mais ce nest pas leur action durant cettecrise qui a cr cet tat ; si une volont rvolutionnaire avait anim les grvistes, seule unepreuve de force aurait pu trancher leur conflit avec lEtat et le patronat. Sous-produit desthories pseudo-dialectiques sur la rvolution trahie et le rle providentiel des directionsrvolutionnaires, la critique unilatrale des syndicats laisse dans lombre un aspect essentiel duproblme. Cest parce que les ouvriers en grve ne luttaient pas pour des objectifs politiquesprcis que le P.C.F. et la C.G.T. ont impunment manipul le slogan de gouvernementpopulaire et les artifices lectoraux et que la C.F.D.T. a pu saccommoder du mot dordredautogestion et entretenir ainsi la confusion. Ltat desprit des travailleurs ne se prtait ni une critique rvolutionnaire des institutions bourgeoises, ni un conflit de classe plus radical.En dpit dexemples isols, lautorit patronale na pas t remise en question et la structuremme de lentreprise capitaliste na pas t directement conteste. Le vide cr par la paralysieconomique et la vacance du gouvernement a, dans de trs rares cas, oblig syndicats etgrvistes faire fonctionner les circuits locaux de distribution. Encore ne sagissait-il pasdexprimenter un nouveau systme de distribution, mais de remplir une tche de ncessitvitale et dadopter une mesure de conservation lmentaire. La remise en marche de lconomiesur une base nouvelle est insparable de lacte rvolutionnaire ; elle rclame non seulement ladestruction de tout lappareil coercitif mis en place par la bourgeoisie, mais la transformation detoute une partie de la structure industrielle de Ia socit. Peut-on concevoir lautogestion

    dentreprises typiquement capitalistes, des banques et des assurances par exemple, sinoncomme la rationalisation par les travailleurs de leur propre exploitation ? Que signifie la gestiondes entreprises par les travailleurs, que signifie le pouvoir des tudiants, des ouvriers et despaysans, si lEtat - populaire, gaulliste ou fasciste - continue, laide de ses institutions

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    coercitives et de son appareil administratif, contrler lactivit conomique et sociale du payset disposer avec les dlgus syndicaux du sort de la classe ouvrire ? Loccupation des lieuxde travail et la remise en marche de certains secteurs de lconomie nationale ne peuvent avoirde signification rvolutionnaire que si elles prennent le sens de lappropriation des instrumentsde production par les travailleurs et saccompagnent de la destruction de lappareil dEtat et descentres vitaux de lconomie capitaliste. On ne peut grer avant davoir transform, on ne peuttransformer avant davoir bris tous les obstacles qui sopposent cette transformation. Cestdire que lautogestion est incompatible avec lextension des liberts syndicales au sein delentreprise capitaliste puisquelle prsuppose labolition de ce mode dexploitation. Si lemouvement de Mai ne sest pas attaqu cette tche, il nen a pas moins traduit un malaise etune inquitude qui ntaient pas uniquement motivs par des questions de salaires. Lesconditions de travail, le statut de la classe ouvrire dans lentreprise moderne et langoissequant lavenir du systme capitaliste ont t, pour une trs large part, lorigine de la rvoltede la jeunesse ouvrire. Dans laction, certains problmes de gestion ont t soulevs et parfoisdiscuts et les jeunes travailleurs ont fait lexprience de la collusion Etat-patronat-syndicats,runissant ainsi pour la premire fois les conditions dune prise de conscience gnrale unniveau suprieur. Mais si leur mcontentement et leur mfiance lgard de la politiquesyndicale peuvent servir de ferment rvolutionnaire et prparer le terrain pour une actionautonome de tous les exploits, cest un fait que, dans limmdiat, le manque de perspectivesrvolutionnaires et la difficult de concevoir le fonctionnement dune socit diffrente ont pessur leur mouvement dun poids plus lourd que celui de la C.G.T. Cest en entretenant lamfiance que les travailleurs nourrissent envers des solutions rvolutionnaires que la C.G.T. arussi mettre sous le boisseau toutes les revendications dangereuses pour le patronat (le sortrserv lchelle mobile des salaires est significatif). Aussi lactivit des groupesrvolutionnaires de discussion peut-elle avoir une importance non ngligeable pour lavenir dumouvement ouvrier. Dans de tels groupes, ouvriers et intellectuels laboreront librement leslments pour une action future sans avoir sintgrer un appareil qui les sparerait de leurclasse et de leurs camarades de travail, sans avoir justifier dun accord pralable surlinvitable programme minimal, rsultat dune analyse historique qui, pour la majorit, reste faire, et que chacun doit mener bien en toute indpendance desprit. Cette recherche fait corpsavec laction ; cest dans laction que ces groupes doivent laborer, discuter, tudier des idessociales qui, leur tour, seront discutes, rejetes ou assimiles par les masses, cette discussiontant la forme la plus efficace dauto-ducation. Aucune exclusive, aucun programme minimaldont les directives prjugent toujours des formes daction venir et tiennent pour rsolues lesquestions en suspens ne peut limiter lappartenance au groupe et les sujets dbattus. Il va de soiquune telle libert de discussion et de recherche en dehors des partis, des syndicats et deschapelles rvolutionnaires est propre dcourager la prsence de tous ceux pour qui lactionautonome du proltariat et son auto-mancipation ne sont que des clauses de style dont on sedbarrasse par linvocation rituelle de la dictature du proltariat et la vnration des soviets etdes conseils que lo